ddv 661 - voix des femmes contre les extremismes

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  • 8/17/2019 DDV 661 - Voix des femmes contre les extremismes

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    LICRA UN CONGRÈS RICHEET RASSEMBLÉ

    SECTION SAINT-ETIENNE

    LAÏCITÉ : 200 MÉDECINS RÉPON

    GRAND ENTRETIEN

    FRANÇOISE HÉRITIER

    VOIX DE FEMMESCONTRE LESEXTRÉMISMES

    DOSSIER

    LE DROITDE VIVRE

    661 | AVRIL 2016PRIX DE VENTE : 8 €

    LE PLUS ANCIEN JOURNAL ANTIRACISTE DU MONDE

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    3/493AVRIL 2016

    É D I T O

    L’Histoire est un miroir déformant et, en plus,c’est un miroir masculin. La réalité du mouve-ment antiraciste n’échappe pas à cette règle. L’His-toire a trop souvent réduit les femmes au statut demilitantes de leur propre cause. C’est faire bien peude cas du rôle qui a été – et demeure – le leur.L’engagement des femmes dans le mouvement an-tiraciste a plusieurs origines. Comme nous le rap-pelait, à l’occasion des événements de Cologne,Nadia Najafi, responsable de l’association alle-mande Agisra, « le féminisme est indissociable del’antiracisme », créant les conditions d’une évidenteconvergence des luttes liée à l’expérience de l’in-

    justice.Mieux que personne, les femmes militantes connais-sent la nature et l’âpreté du combat pour l’égalité.Ce combat renvoie à l’exi-gence fondatrice du mouve-

    ment antiraciste : l’universalitéde nos valeurs qui, pour re-prendre Olympe de Gouges,veille à ce que « l’Homme neconsidère que l’Homme »,dans son unité biologique, sans aucune autre formede distinction ou de discrimination.Si racisme et sexisme ont une nature bien différente,les théories relatives à la prétendue inégalité desraces procèdent de la même logique que celles quiprésident à la prétendue inégalité des sexes : unevolonté commune de différencier, de hiérarchiser,d’humilier, d’essentialiser et, in fine, de justifier sa

    propre domination sur l’autre. Et, bien souvent,ceux qui dénient aux femmes l’universalité de leursdroits sont les mêmes qui, parmi l’extrême droiteou les fondamentalistes religieux, encouragent leracisme et l’antisémitisme. Dans les deux cas, l’ex-clusion n’a qu’une seule matrice, celle qui conduit

    Eric Zemmour à éprouver à l’égard des femmesdes sentiments proches de ceux dont il témoigne àl’égard des Noirs, des Arabes, des homosexuels etdes antiracistes. Et quand Marine Le Pen prend faitet cause pour défendre « les femmes de certainsquartiers », elle instrumentalise la cause des femmescontre les musulmans, mais ne défend jamais undiscours universel.Les femmes peuvent aussi témoigner du fait queles discriminations s’additionnent. Etre une femme,en plus d’être noire ou maghrébine, est bien souventune circonstance aggravante. Il y a là une doublepeine, héritée en partie de notre inconscient colonial.A la question des origines s’ajoutent en effet biensouvent celles du genre et de préjugés sexuellementdifférenciés. La 4 e Conférence mondiale sur les

    femmes, qui s’est tenue à Pé-kin en 1995, indiquait déjà que

    « de nombreuses femmes ren-contrent des obstacles sup -

    plémentai res entravant la jouissance de leurs droits fon-damentaux du fait de leur

    race, leur langue, leur origine ethnique, leur culture,leur religion ou leur situation socio-économique ».Les femmes engagées dans le mouvement antira-ciste sont parvenues à soulever des montagnes ens’opposant à l’état de tutelle auquel, à double titre,on voulait les soumettre. Un soir de décembre 1955,c’est une femme, Rosa Parks, qui a réussi à fairegagner dix ans à la cause des Noirs américains en

    refusant la ségrégation dans le bus qui la ramenaitdu travail. En restant assise devant un homme blanc,elle a fait se lever une partie de l’Amérique pour ladéfense des droits civiques. Si un homme avait faitla même chose, cet acte de résistance aurait-il eu lamême force aux yeux du monde ? ●

    Femmesantiracistes

    UNE CONVERGENCE DES LUTTESLIÉE À L’EXPÉRIENCE DE L’INJUSTICEREND « LE FÉMINISME INDISSOCIABLEDE L’ANTIRACISME ».

    ALAIN JAKUBOWICZ / Président de la Licra

    LICRA DDV

    n°661 Avril 2016• Fondateur : Bernard Lecache• Directeur de la publication : Alain Jakubowicz

    • Directeur délégué :Roger Benguigui

    • Rédacteur en chef : Antoine Spire

    • Comité de rédaction :Pia Ader, Alain Barbanel,Karen Benchetrit, Roger Benguigui,Hélène Bouniol, Chahla Chafiq, Alain David, Johan Desma,Georges Dupuy, Baudouin-JonasEschapasse, Frédéric Hamelin,Marina Lemaire, Alain Lewkowicz,Justine Mattioli, Déborah Piekarz,Michel Rotfus, Mano Siri, Abel Sorkine

    • Coordinatrice rédaction :Mad Jaegge

    • Éditeur photo :Guillaume Krebs

    • Abonnements :Patricia Fitoussi

    • Maquette et réalisation :Sitbon & associésTél. : 04 37 85 11 22

    • Société éditrice :Le Droit de vivre42, rue du Louvre, 75001 ParisTél. : 01 45 08 08 08E-mail : [email protected]

    • Imprimeur :Riccobono Offset Presse115, chemin des Valettes,83490 Le Muy

    • Régie publicitaire :OPAS - Hubert Bismuth41, rue Saint-Sébastien,75001 ParisTél. : 01 49 29 11 00

    Les propos tenus dans les tribunes

    et interviews ne sauraient engagerla responsabilité du « Droit de vivre »et de la Licra.Tous droits de reproduction réservés- ISSN 09992774- CPPAP : 1115G83868

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    5/495AVRIL 2016

    L E M O T

    ANTOINE SPIRE / Rédacteur en chef

    L’attitude des religions et des idéologies vis-à-vis des femmes est l’un des signes pertinentsde leur éventuelle ouverture à la modernité. On peutse demander si les religions n’ont pas contribué àasseoir la domination masculine, en percevant lafemme comme un homme fragile, dont la puretéest toujours sujette à caution. Accréditant l’idéed’une différence de nature, elles ont fait de la femmeun être prétendûment doté d’autres qualités quel’homme, pour mieux lui assigner une place se-conde, sinon secondaire.Cette distinction semble s’enraciner dans la notiond’impureté, le prétexte des périodes menstruellesétant évoqué pour faire de la femme un être par na-ture empêché d’être toujours pur. Cette idée de pu-reté a fait des ravages. En son nom on a proscrit lesfemmes, exclu le métissage et l’union des diffé-rences ; et tous les intégrismes religieux s’en sontréclamé pour inférioriser la femme.Pourtant, la pureté n’est-elle pas un mythe en contra-diction avec la réalité, toujours mélangée, fragile etdiscordante, de la vie ? Porté par un vecteur idéo-logique et par une machine politique, le désir depureté exploite la passion intolérante du fanatisme

    et relève de l’as-

    surance doctri-naire des inté-gristes. Dans« intégrisme » il

    y a « intégrité », qui renvoie à une certaine pureté.Dans n’importe quelle société, de Saint-Just à Kho-meiny, de Savonarole au FIS algérien, quand la pu-reté est aux commandes, l’intégrisme et son cortègede meurtres triomphent.Si le judaïsme et le christianisme n’ont pas, sur lefond, abandonné cette sacralisation de la pureté, ilsont pris en compte une certaine modernité qui lescontraint à acquiescer à l’autonomie et à la liberté

    des femmes, au moins extérieurement : la liberté

    d’avortement ne passe toujours pas, le droit au di-vorce reste contesté, et la mère est préférée àl’amante. Les hommes et les femmes sont toujourssépérarés à la synagogue, et les femmes ne peuventdevenir ni prêtre, ni rabbin – sauf quelques raresexceptions (judaïsme libéral).Mais le combat des femmes a permis que nos so-ciétés laïques imposent quelques progrès en matièred’égalité : droit de vote (depuis 70 ans en France !),droit familial, droit d’héritage, droit de disposer deson corps.Il n’en est pas de même en terre d’Islam, où lacharia n’est pas tendre avec les femmes, soumisesà leur mari, à leur père ou à leurs frères. Elles nepeuvent même pas, en matière d’héritage, revendi-quer une part égale à celle du mâle. Sur le plan desdispositions juridiques et légales, le droit musulmanplace la femme dans un rapport de dépendance, etla révélation coranique est intervenue dans un milieuarabe fondé sur un système patriarcal.Quelques pays d’Islam, par exemple le Maroc, etsurtout la Tunisie, tentent d’échapper à ce détermi-nisme. La nouvelle Constitution de Tunisie stipuleque « l’Etat garantit l’égalité des chances entre lafemme et l’homme pour assumer les différentes res-

    ponsabilités et dans tous les domaines » . Mais pource qui est du témoignage, par exemple, le Coran pré-cise que la parole d’un homme vaut celle de deuxfemmes, car si l’une s’égare, l’autre lui rendra la mé-moire. Les codes qui régissent la situation juridiquede la femme, inspirés par la loi coranique, considèrentque la polygamie et la répudiation sont légitimes.Evidemment, en France, ces prescriptions se heur-tent à notre corpus de lois laïques et ne s’appliquentpas. Tout cela continue cependant à imprégner d’au-tant plus les consciences que des siècles de domi-nation masculine ont laissé de terribles stigmates.Aussi, le combat antiraciste ne peut qu’épouser la

    lutte pour l’égalité des femmes et des hommes. ●

    La responsabilité des religions

    SOMMAIRE DDV

    ÉDITORIALp. 3par Alain JakubowiczLE MOTp. 5par Antoine SpireACTUALITÉSp. 6 à 10• Des réfugiés en état d’urgence

    maximale• Le contrôle « au faciès »

    sanctionné• «Qu’est-ce qu’une nation ?»,de Gérard Noiriel

    • Prison : quelles stratégies pourl’internement des djihadistes ?

    DOSSIERp. 12 à 19Caesar suffragaritquinquennalis rures

    CHRONIQUE DE LA HAINEp. 32-33• La Licra a gagné dans le

    Dauphiné• Rentrée difficile à l’IUT

    de Saint-Denis

    INTERNATIONALp. 34-35• L’Algérie no future de Nadir,

    alias Papouf• Les habits neufs de Ramallah

    CULTUREp. 37 à 41MÉMOIRE• Tours : le résistant Epstein recalé

    CINÉMA • Dheepan : un Tamoul d’une

    guerre à l’autre• Comme un conte,

    «La Vie en grand»FESTIVAL• Avignon, le cru 2015• Solidays, une jeunesse mobilisée• Ramatuelle, la cuvée 2015

    VIE DES SECTIONSp. 42 à 45PORTRAIT• Martine Anahory-Bonet,

    relève de la Licra niçoise• Adlaudabilis rures suffragarit

    syrtes, etiam apparatus• bellis vocificat rures, iam fragilis

    concubine imputat Pompeii.• Aegre saetosus matrimonii iocari

    rures, ut lascivius syrtesadquireret umbraculi.COURRIERp. 46

    « TOUS LES INTÉGRISMES RELIGIEUX SE SONT RÉCLAMÉSDE LA NOTION D’IMPURETÉ POUR INFÉRIORISER LA FEMME. »

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    6/49LICRA DDV 6

    A C T U A L I T É S

    Ils se faisaient passer pour despoliciers. Cinq hommes âgés de18 à 48 ans ont été arrêtés, le 9mars dernier, pour avoir attaquédes réfugiés à proximité de la

    gare de Calais. Les agresseurs,des Français membres d’un col-lectif antimigrants connu des ser-vices, ont été mis en examen pour« vol avec armes » : non contentsde frapper les réfugiés, ils racket-taient aussi. Les victimes ? TroisSyriens, blessés fin janvier avec« des barres de fer et des man -ches de pioche », qui ont portéplainte. L’un d’eux expliques’être fait dérober toutes ses éco-nomies : 4 000 euros.

    Mi-février, sept hommes de 24 à47 ans, soupçonnés d’avoir passéà tabac cinq migrants (des Kurdesirakiens) près du terminal ferryde Loon-Plage, étaient mis enexamen et placés en détentionprovisoire. Ils seront prochaine-ment jugés pour « violences vo-lontaires […] commises en réu-nion » et « préparation deviolences contre les personnes »,indique le substitut du procureurde la République de Dunkerque,Marie Grollemund. Là encore :des Français « bien de cheznous », originaires pour la plupartdu Pas-de-Calais, mais aussi de

    région parisienne et de Bretagne!Des cas isolés ? Malheureusementpas. Les services de police ont étéavertis à au moins dix reprisesd’agressions commises, ces der-

    niers mois, contre des migrantsdans le Nord. Sans compter toutesles affaires qui ne leur ont pas ététransmises, les réfugiés, sans pa-piers, ayant souvent peur des’adresser aux forces de l’ordre.Fin janvier, toujours, c’est un mi-neur de 13 ans qui était roué decoups. « Ses affaires personnellescomme son portable lui ont été arrachés », témoigne K., unKurde syrien que nous avons ren-contré sur place.

    CONTENIRET PROTÉGER

    Victimes de réseaux de passeurs(qui exigent jusqu’à 13 000 eurospour gagner la Grande-Bretagne),les réfugiés qui se terrent dansles deux grands camps de Calaiset de Grande-Synthe sont dou-blement victimes. « La police et la justice font leur possible pourles protéger », affirme DamienCarême, le maire (EELV) deGrande Synthe. Et, de fait, lesnombreux gendarmes et policiersprésents sont autant là pour« contenir » ces populations que

    pour les protéger.M. Carême s’est quant à lui sou-cié de leur faire construire, avecMédecins sans frontières, uncampement digne : un petit vil-

    lage de près de 200 baraquementsen bois, où les 1 200 migrants quis’entassaient jusque-là sous destentes, dans un terrain maréca-geux, ont pu trouver refuge.Depuis les manifestations « anti-migrants » de cet hiver, les expé-ditions punitives se sont multipliéescontre les réfugiés. Sur fond d’at-tentats et de guerre entre gangs depasseurs (des échanges de coupsde feu retentissent régulièrementdans ces camps), ces agressions

    ont passé presque inaperçues.« Les services de l’Etat s’activent

    pourtant beaucoup pour répon-dre à toutes les formes de délin-quance qui se manifestent dansles camps de réfugiés », assureHenri Jean, sous-préfet de Dun-kerque. Les autorités luttent surdeux fronts : celui des mafias depasseurs ( « il n’est pas une se-maine sans qu’un réseau netombe », assure Marie-SuzanneLe Quéau, procureur général deDouai) et celui de ces groupus-cules racistes qui organisent desratonnades.Et leur tâche est immense. ●

    RÉFUGIÉS.

    DES GANGS RACISTES S’EN PRENNENTAUX MIGRANTS DE CALAISLES RÉFUGIÉS DESCAMPS DE CALAISET GRANDE-SYNTHE,DÉJÀ SOUS LA COUPE

    DES RÉSEAUX DEPASSEURS, SONTRÉGULIÈREMENT AGRESSÉS PAR DESGANGS RACISTES…DANS LA PLUS GRANDEINDIFFÉRENCE.BAUDOUIN-JONAS.ESCHAPASSE.

    Migrantsdans la junglede Calais.

    © A l a i n K e l e r

    / M y o p

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    Belle tribune que celle qui pré-sidait à ce lancement dans lecadre emblématique du musée del’Immigration, un lieu où il faitbon emmener les élèves issus des« quartiers sensibles » et… des« beaux quartiers », pour quetous comprennent que la Francea toujours eu besoin des « au-tres » pour se construire !Tous étaient là, représentants desorganisations antiracistes, offi-ciels, militants et aussi collégiens,Benjamin Stora, Michaëlle Jean,Emmanuel Debono, Gilles Cla-vreul, Najat Vallaud-Belkacem,et même… François Hollande eninvité surprise !

    LANGUE DE BOIS ETFAUSSES PUDEURS

    La matinée s’annonçait riche : allocutions, projection des films

    de la campagne gouvernemen-tale, présentation du « Slamcontre les préjugés (1) », débats...Pourtant, le résultat fut décevant,pétri de langue de bois et desfausses pudeurs du discours an-tiraciste « dominant », qui le ren-dent inaudible.On rappela d’abord que beau-coup d’enfants issus de l’immi-gration se sentent français, maisne sont pas vus comme des Fran-çais à part entière. Incontestable,

    mais sans aspérité : il faut plusd’une génération pour qu’une im-migration s’intègre… Se de-manda-t-on que penser de tousces jeunes, nos élèves, qui sont français mais ne se sentent pastels, se revendiquent d’une affi-liation fantasmée ou d’une iden-tité musulmane brandie commeune carte d’identité ?Najat Vallaud-Belkacem eut beau

    jeu de citer Georges Lapierre,puis Jean Zay, pour définirl’école, « atelier d’humanité » et« asile inviolable où les querellesdes hommes n’entrent pas ». Ences temps d’affrontements, cela

    parut dérisoire.Le nouveau portail sur les valeursde la République fut présentéavec vigueur par Gilles Clavreul,qui insista sur la nécessité de« bien nommer les choses » et deles aborder frontalement.Une réalisatrice, Isabelle Wek-stein, vint présenter son film,« Les Français, c’est les autres »,coréalisé avec Mohamed Uladdans un collège sensible deNoisy-le-Sec.François Hollande se livra à l’exer-

    cice du débat impromptu avec les jeunes créateurs du slam, certesémus de se retrouver devant le Pré-sident, mais qui ne se privèrent pasde dire que le racisme continuait àsévir, imperturbable…

    L’ANTISÉMITISME,UN OUBLIÉ DU SLAM

    Les intentions étaient bonnes…et le malaise, tangible.Certes, on ne manqua pas de ré-péter sur un mode incantatoire

    « le racisme et l’antisémitisme »,comme une leçon apprise mais

    non comprise, sans expliciter ladistinction, sans dire pourquoil’antisémitisme n’est pas une es-pèce particulière de racisme.Balancer cette expression sansl’expliquer, c’est entretenir l’anti - sémitisme – « il n’y en a que pourles juifs » – et le renouveler :sans pédagogie, on suscite lesoupçon de « philosémitismed’Etat », une manière de dire,pour les Indigènes de la Répu-blique, que l’Etat serait sous in-fluence juive, et que « ce philo-sémitisme est un racisme ».Malaise que ne manqua pas de sou-ligner Alain Jakubowicz, invité, enqualité de grand témoin, à conclurecette matinée. Il s’étonna d’abordque les jeunes soient relégués enhaut de la salle ; il souligna com-bien l’incompréhension de la dis-tinction entre racisme et antisémi-

    tisme était flagrante, puisque le motd’antisémitisme était complète-ment absent du slam créé par les

    jeunes collégiens ; il s’inquiéta en-fin de l’ethnicisation du combatcontre le racisme et l’antisémi-tisme, éprouvant l’impressionqu’on le communautarisait au lieude l’universaliser. « On aura avan -cé, conclut-il, quand un Arabe dé-fendra un Juif ou quand un Juif

    prendra parti pour un Noir… ».L’antiracisme est le combat de

    l’humanité, pas celui d’une com-munauté. ●

    7AVRIL 2016

    « LA DISTINCTION ENTRERACISME ET ANTISÉMITISMEN’A PAS ÉTÉ EXPLICITÉE. »

    ÉDUCATION

    Malaise en tribuneUn regard critique sur le lancement de la Semaine d’éducation et d’actions « contre le racismeet l’antisémitisme », qui a failli communautariser ce combat au lieu de l’universaliser.MANO SIRI.

    LES PARTICIPANTSBenjamin Stora,historiende l’Algérie, et particuliè-rement de la guerred’Algérie, est président duconseil d’orientation de laCité nationale de l’histoire del’immigration depuis 2014.

    Michaellë Jean,diplomate

    et journaliste canadienne, estsecrétaire générale de laFrancophonie depuis 2014.

    Emmanuel Debonoesthistorien (Institut français del’éducation, ENS Lyon). Sesrecherches portent sur lesracismes et les antiracismesdans laFrance contemporaine.Docteur en histoire contem-poraine (IEP, Paris), il estl’auteur de« Aux origines de l’antiracisme. La Lica, 1927-

    1940 » (2012, CNRS).

    Gilles Clavreulest Déléguéinterministériel à la luttecontre le racismeet l’antisémitisme (Dilcra).

    1.Une coréalisationdes élèves du collègeGérard-Philipe,du 18e arrondissementde Paris, et du slameurAmi Karim.

    *

    François Hollande et Najat Vallaud-Belkacem, lors de la semaine de l’éducation et de l’action contre leracisme et l’antisémitisme.

    © Y a n n

    B o h a c /

    S i p a

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    8/49LICRA DDV 8

    L’idéal très “macho”

    des femmes fanatiséesLes départs féminins de France en Syrie s’accélèrent. Ellesseraient aujourd’hui environ 220, soit un tiers des Français surplace, et 30 % d’entre elles sont des converties. Leur objectif :trouver le mari idéal. Dangereuse quête du Prince Charmant !ALAIN LEWKOWICZ.

    Yen avait un, c’était un Français converti qui est en Syrie. Il avait une barbe, les cheveux longs et une tenue toute noire. C’est beau à voir,ça lui va bien. C’est attirant. Vous, vous êtes jeune, et lui, il est là en

    guerrier, il combat et il n’a pas peur, il y va, quoi ! A 15 ans, c’est quelquechose qu’on peut aimer. Le type, il va lui dire je t’aime, tu es belle, je veux

    me marier avec toi… Et la fille, elle va y aller, c’est sûr. » C’est ce queYasmina explique à sa psychologue qu’elle vient voir deux fois parsemaine depuis que son frère est mort en Syrie, il y a quelques mois.

    TROUVER DES TABOUS PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES

    Dans cette bourgade de l’Hérault qui a vu partir une vingtaine de jeunespour le djihad, la tentation du départ touche autant les filles que lesgarçons. « Ces jeunes filles traversent avec le même questionnement cette

    période de l’adolescence. Elles ont besoin de réponses que notre société semble ne plus leur apporter. Qui je suis ? Où est ma place ? Les recruteurs,eux, vont répondre à ces questions. Livrées à elles-mêmes dans une

    société sans interdits, elles ont la tentation d’aller chercher des frontières,une autorité, des tabous » , explique la psychologue.Elles font partie de ce que les psychanalystes de l’association Entr’Autreappellent la catégorie des « infra-djihadistes ». En tentant de comprendre et

    VOIX DE FEMMESCONTRE LES EXTRÉMISMES

    D O S S I E R

    Françoise Héritier, qui a accepté derépondre à nos questions sur l’origine etl’actualité de la domination masculine,

    aime à dire que le privilège exorbitantd’enfanter a constitué le cœur del’aliénation féminine ; c’est pour éviterles conséquences délétères de l’aura quepouvait donner le fait de donner la vieque les hommes ont tout fait pourdominer les femmes.Chez les Samo du Burkina Faso, en Afrique – mais c’est également le caschez Aristote et dans la culture grecque –,l’enfant est perçu comme étant déjàtotalement présent dans le sperme.

    Matrice ou marmite, le corps fémininest ce lieu où l’homme fait cuire ce qu’ila de plus précieux : des descendants.Par un glissement de la pensée, cela faitdes femmes, des cadettes ou desenfants. Tout se passe comme si leshommes étaient nés avant, parce qu’ilsont un droit sur le corps des femmes.C’est cela, la différence des sexes ;ce n’est pas naturel, mais historique :tout passe par un filtre mental, cérébralet idéel, qui a pris forme à un momentdonné de notre histoire et qui peut doncévoluer, ou... se figer, comme danscertaines cultures.ANTOINE SPIRE.

    «

    Manifestation place de la République, à Paris, en 2016.

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    9/49AVRIL 2016 9

    d’établir des profils psychologiques dans le phé-

    nomène de radicalisation, en vue d’établir desprogrammes individualisés de « déradicalisation»,l’association, qui œuvre depuis 2012 dans les

    Alpes-Maritimes, arrive à ce constat : « Ce ne sont pas des femmes djihadistes, radicalisées.Elles ont le désir de partir pour des raisons matri-

    moniales. C’est une quête de l’homme et du mari idéal, sécurisant, stable, courageux, qui les anime ;elles recherchent un vrai musulman, soumis inté-

    gralement à la loi de Dieu. Il ne s’agit donc pas de les “déradicaliser”, mais plutôt d’une prise encharge psychothérapeutique traditionnelle » , ex-plique la psychanalyste Amélie Boukhobza.

    L’ASPIRATION (MATRIMONIALE) À UNE UNION « SACRÉE »...

    Yasmina poursuit : « Moi, chuis une femme, mais pas comme ma mère, et encore moins comme ma grand-mère qui vient du bled. » En ruptureavec la façon d’être femme dans sa famille, ellen’a cependant pas cédé totalement aux chantsdes beaux moudjahidin entendus sur les réseauxsociaux ou dans les films de propagande. Ellerêve d’un combattant dont la virilité serait à lahauteur de son exposition à la mort et qui, dans

    son combat, serait sérieux et sincère, faisantpreuve d’un engagement définitif.

    Dans une société où, aux yeux de ces jeunesfilles qui semblent avoir détrôné l’image du père,les hommes feraient preuve d’immaturité et devolatilité, il incarne une masculinité retrouvée.Issues de familles instables, confrontées audivorce, elles aspirent à une union « sacrée » et

    indestructible avec un homme qui les protègeraitde l’impureté des relations légères entre lesgarçons et les filles. Il faut échapper à un mondeoccidental corrompu, décadent, perverti par unepsychanalyse inventée par des juifs. C.Q.F.D.Les sites djihadistes de l’Etat Islamique, eux, ex-ploitent cette fascination, mettant en avant l’imagede « la noble femme qui serait à l’abri de l’instabilité

    moderne et vivrait dans la confiance absolue, sous l’aile protectrice de l’homme qui serait un appui indéfectible et viril » . Une vision naïvementromantique de l’amour, et qui se conjugue parfoisavec l’attrait de la guerre.Yasmina y a échappé de justesse. ●

    Pendant plus de dix ans, seuls quelques raresintellectuels comme Caroline Fourest, Abdel-wahab Medeb, Mohamed Sifaoui, Antoine Sfeir…ont eu le courage et la lucidité d’alerter sur le vraivisage de Tariq Ramadan, et de pointer la fasci-nation trouble exercée par le personnage, play-boy de charme de l’islam salafiste, gendre idéalde l’islam radical. Mais peut-on en finir avec TariqRamadan ?Il faut croire que non… Il faut dire que non seule-

    ment le personnage est habile à user du doublelangage, mais surtout qu’il a été continuellementsoutenu par les « idiots utiles » de l’élite intellec-tuelle et journalistique française. Enfin, le termed’« islamophobie », qui a désormais droit de cité,est un concept merveilleux pour clouer le bec àquiconque voudrait démasquer le sieur Tariq.

    Vous êtes critique ? C’est que vous êtes islamo-phobe, tenez-vous le pour dit. Eh bien, prenonsle risque, n’en ayons pas peur, comme dirait Eli-sabeth Badinter… Car l’islam que prône TariqRamadan est non seulement un attentat contrela démocratie, l’Etat de droit et les femmes enparticulier, mais, à terme, il met en danger l’islammême, qui ne saurait se réduire au totalitarismedont Frère Tariq, « cavalier » avancé de la stratégiesalafiste de conquête des sociétés occidentales,se veut le champion. L’islam court actuellementle risque d’être assimilé à cette sinistre versiondont Tariq Ramadan présente le visage raffinémais radical : qui voudra croire, si on lui laisseoccuper le terrain et crier à l’islamophobie, qu’onpeut être musulman autrement, et le faire sa-voir ?

    UNEALTERNATIVEAU MONDEC’est ce que dévelop-pe la thèse de doctoratde Géraldine Cassutt,de l’université deFribourg en Suisse.Pour cette chercheuse,la plupart des femmesqui partent exprimentle profond désir detrouver une alternativeà un mondedominé mentalement,physiquement etpolitiquement, pardes structuresoccidentales.

    « YASMINA RÊVAIT D’UNE VIRILITÉ QUILA PROTÈGE DE TOUTE "IMPURETÉ »

    Frère Tariq…Frère féroce !

    L’homme est malin : il faitdu port du voile un acte de liberté

    au nom du relativisme culturel..MANO SIRI.

    © H a m

    i d K h a t i b / R e u

    t e r s

    Uncombattant d’un groupeislamistesyrien.

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    L’ENTRISME POLITIQUEFrère Ramadan veut devenir français.On peut, à la suite de Fatiha Boudjahlat, secrétairenationale du Mouvement républicain et citoyen,au moins alerter les pouvoirs publics et la sociétécivile. Car il y a de quoi s’étonner du désir énoncé

    par Frère Tariq : pourquoi vouloir à tout prix

    obtenir la nationalité d’un pays dont on récusetant les valeurs républicaines de liberté, d’égalité,de fraternité, de mixité et de laïcité… si ce n’estpour s’y faire légalement une place, y créer unparti qui islamiserait définitivement la scène poli-tique française, et se donner les moyens de laconquête du pouvoir ? Ce serait un signe gravede collaboration et d’esprit munichois que de luiaccorder cette naturalisation, d’autant qu’il y ades hommes et des femmes, de culture musul-mane, réellement désireux d’entrer dans la com-munauté nationale, amoureux de nos valeurs ré-publicaines, à qui on la refuse…

    L’HÉRITAGE FRÉRISTE

    La filiation de M. Ramadan avec le fondateur desFrères Musulmans, Hassan El-Banna, dont il estle petit-fils, ne serait rien s’il ne s’affichait avec

    l’Union mondiale des savants musulmans (UMSM),un organe dirigé par le théologien des FrèresMusulmans, Youssef Al Qaradawi. On n’est pasresponsable de ses parents, et loin de nous, à laLicra, l’idée d’assigner quelqu’un à ses origines.Il n’y a pas pire procédé. Mais Frère Tariq reven-dique l’héritage : son mentor est un homme quirecommande la polygamie – une bonne manièrede régner sur un cheptel d’épouses soumises –et les violences conjugales en cas d’insubordi-

    nation ; il prescrit l’élimination des homosexuelset la guerre à outrance contre les juifs : « Il n’y a

    pas de dialogue entre nous et les Juifs, hormis par le sabre et le fusil. »

    LA LAÏCITÉ ET LA RÉPUBLIQUESELON FRÈRE TARIQ

    Comme les sophistes avant lui, M. Ramadan estpassé maître dans l’art de faire douter ses inter-locuteurs et de reprendre leur sémantique. Il fonc-tionne selon les mêmes schémas conceptuelsque Marine Le Pen, et défend, à qui veut l’entendre,une laïcité revisitée et communautarisée, propreà créer des fractures décisives dans la sociétéfrançaise. Il ne récuse pas les mots du vocabulairerépublicain mais en retourne le sens, ce qui estle propre de toute entreprise de sape fascisante,comme le montrait si bien Klemperer dans« La Langue du III e Reich ».

    Ainsi, liberté d’expression signifie celle de pouvoirexprimer publiquement des propos négationnistes ;antiracisme s’entend comme lutte contre l’isla-mophobie et le philosémitisme d’Etat ; et laïcitése vide de son sens de neutralité de l’espacepublic pour encourager la revendication religieuse :on n’aura plus de citoyens libres et égaux endroit, mais des métasujets, les musulmans, les

    juifs, les chrétiens…Quant à la mixité, il suffit de l’écouter sur YouTube pour savoir ce qu’il en pense : séparationstricte des sexes, des piscines pour les hommes,

    d’autres pour les femmes… A quand des buspour les uns et pour les autres ?

    VOILE ET FÉMINISME

    La pierre de touche, dans une société où lesdroits des femmes, relativement récents, sonttoujours sujets à un relativisme entretenu parune tradition française pour le moins sexiste, estla question du voile.Parvenir à faire avaler à certaines organisations degauche, au nom du relativisme culturel – qui est unenégation de l’universalité des droits humains –, et àcertaines féministes que porter le voile est un actede liberté relève de la haute voltige.Il sait à cet égard utiliser habilement sa femme,« Isabelle la catholique », convertie à l’islam, quin’a de cesse de répéter que « le foulard n’est pasune prison », qu’il « permet de se libérer du regard des autres, et des hommes en particulier » .Cela porte un nom : la « servitude volontaire »,oxymore minutieusement analysé par La Boétiepour évoquer ceux et celles qui embrassent vo-lontairement la tyrannie, comme un acte de libertépar lequel ils s’interdiraient pour la suite toute li-berté, comme si on pouvait y renoncer et continuerà prétendre que l’on est libre… Ce qu’il nousmontre, dans ce texte si actuel, c’est que l’asser-vissement est d’autant plus absolu que nous yparticipons. Mais cela ne le rend ni plus légitime,ni plus noble. ●

    POUR ENSAVOIR PLUSSignalons l’ouvrageremarquable ettoujours d’actualitéde Caroline Fourest,« Frère Tariq » ,(Grasset, 2004).

    Quelques liens utilespour compléterl’information :

    http://bit.ly/1UBgdK4

    http://bit.ly/1qoLHGF

    (l’Observatoire del’islam politique et desFrères musulmans).

    http://bit.ly/1X8Ubw1(article intitulé« Ramadan contre ma mère» , qui vautla peine d’être lu).

    « [TARIK RAMADAN] NE RÉCUSE PAS LES MOTS DU VOCABULAIRERÉPUBLICAIN, MAIS EN RETOURNE LE SENS, CE QUI EST LE PROPREDE TOUTE ENTREPRISE DE SAPE FASCISANTE. »

    © U g o A m e z

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    Tariq Ramadan lors d'une conférence à Bordeaux.

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    Le nombre croissant de musulmanes qui sevoilent intégralement, en dépit de la loi, est un

    sujet qui impacte très intimement les femmes.Ce voile nous renvoie, bien sûr, à tous les combatsmenés pour gagner notre droit à l’indifférence età l’égalité, mais nous parle aussi du vivre ensembleque nous avons construit avec les hommes ausein de notre espace public français. Celui-cin’est certes pas parfait, n’est certes pas complè-tement sûr, mais il tend vers une mixité apaisée.Il est un fait culturel authentique qui nous carac-térise, et à ce titre nous y tenons beaucoup.

    Alors, pourquoi cette peur chez certaines de nos

    jeunes compatriotes (plus des deux tiers desfemmes en niqab verbalisées ont moins de 30 anset sont françaises) qui, en se dérobant complète-ment à nos regards, à nos interactions, se disentmieux protégées, plus libres, plus heureuses der-rière le voile ? Est-ce une réalité ? une mode ?une guerre de plus menée à nos valeurs ? Et quidit guerre dit propagande, stratégies, objectifs.

    UN OUTIL D’ÉTHNICISATION

    « Le voile n’est absolument pas destiné à Dieu, mais aux hommes, devant lesquels les femmesdoivent faire preuve de pudeur. Le concept mêmede voile islamique n’a pas de fondement univoquedans le Coran. Il y est simplement fait allusion,comme dans d’autres religions, au fait de secouvrir les cheveux et la poitrine. L’usage de cevoile relevait donc essentiellement de traditions

    régionales antérieures, plus ou moins répressivesenvers des femmes, uniquement considéréescomme des objets sexuels. Le voile intégral ou

    niqab est une tradition purement wahhabite, et c’est logique qu’il fleurisse là où il y a des sala -fistes », explique Juliette Minces (1). « Aujourd’hui,

    le voile est certes devenu un instrument politiquede revendication identitaire, mais ce n’est mal-

    heureusement pas aussi simple. Il devient aussi un moyen de protection efficace dans certains

    milieux où le comportement des hommes s’est beaucoup dégradé ces dernières années. La pous-

    sée islamiste a engendré une nette régression : moins d’éducation à la mixité et plus de séparation physique entre les sexes. J’ai pu l’étudier notam- ment en plein Paris du 11 e arrondissement. » A l’éternelle question qui se pose sur les raisonsqui poussent une femme française (elle passepourtant pour l’une des plus libres et des plusimpertinentes du monde) à se voiler de la tête

    jusqu’aux pieds, Chahla Chafiq, répond : « Jetrouve que l’on exotise trop ce sujet en France.On le culturalise beaucoup, alors qu’il a une si-

    gnification sociale et politique complexe, qu’il faut décortiquer. » Et de nous renvoyer notamment àcertaines marques de luxe qui exploitent à fond lefilon burqa, et contribuent sans vergogne à endévelopper une image mode qui joue sur lescodes de la séduction et de l’érotisme caché.« Le discours idéologique repose sur trois mots-clés : la pudeur, qui n’attise pas la tentation ; une

    idée de la féminité associée à la pureté, en oppo- sition à la culture pornographique occidentale ;et, enfin, paradoxe, la lutte contre le racisme dans

    le sens : il y a de l’islamophobie, donc j’affirmefièrement mon identité. Les profils de femmes en-cagées sont multiples : ça peut être des militantes ;des jeunes femmes qui y trouvent un mode d’éro-tisation ou qui cherchent un mari ; d’autres qui veulent se protéger de la pression sociale. »Il n’y a donc pas un voile mais des voiles. Maispour les deux sociologues, dans tous les cas c’estune « impasse » qui conduit « au mieux à l’équité,

    mais jamais à l’égalité » (J. Minces) et dans laquelleil est très difficile de faire marche arrière « tant

    sont complexes les relations qui se développent alors entre ces femmes et leur milieu » (C. Chafiq).Par ailleurs, des médecins tirent la sonnetted’alarme sur l’état physiologique et sanitaire decertaines de ces femmes. Elles se trouvent ac-tuellement dans un état d’isolement et de sou-mission tel qu’elles se vivent comme « effacéesde la société » (C. Chafiq) .« Moi, ce voile, c’est mon bonheur. Et toi, c’est quoi l’tien ? », m’a demandé récemment une

    jeune maman dont on n’apercevait qu’un toutpetit ovale de visage somme toute assez mutin.Ce fameux bonheur qu’elles promeuvent à l’envisur Internet, dans toutes les langues – hapinees,felice – , qu’elles brandissent comme un slogan,n’est pourtant qu’un triste miroir aux alouettes. ●

    Le voile intégralà visage découvertLes sociologues, écrivains et féministes, Chahla Chafiq et JuliettMinces, ouvrent quelques pistes pour parler du voile intégralsans langue de bois, sans acrimonie, et de façon sensible aussi.PIA ADER.

    À LIRE

    Juliette Minces– « La Femme voilée : l’islam au Féminin ».Calmann Levy.

    Chahla Chafiq– « Islam, politique,

    sexe et genre ».2011, PUF.– « Femmessous le voile ».1995, Ed. du Félin.

    © G u i

    l l a u m e

    K r e

    b s

    Chahla Chafiq,en 2016.

    NOUS TENONS

    BEAUCOUP,EN FRANCE, À CE VIVREENSEMBLE QUENOUS AVONSCONSTRUIT AVEC LESHOMMES, ETQUI TEND VERSUNE MIXITÉ APAISÉE.

    1.Juliette Minces estécrivain, sociologue,spécialiste de l’islam auféminin.2.Chahla Chafiq, écrivainet sociologue iranienne, afui la répressionislamiste,.

    *

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    DDV Que vous ont inspiré les événementsde Cologne ?Fethi Benslama. Vous voulez vraiment y revenir ? Jevous dirai qu’il y a tous les jours des chosesterribles qui se passent pour les femmes dans lemonde musulman : viols, lapidation, etc. Il y acertes eu des incidents à Cologne, mais l’importanceque cela a pris est liée à la polémique qui a suiviles propos de Kamel Daoud (Cf. colonne p. 14).L’affaire de Cologne est une affaire somme touteassez mineure par rapport au sort que subissentles femmes partout dans le monde musulman,cette condition que dénonçait précisément KamelDaoud. Le fait que ce soit devenu une affaire surla place publique tient à l’attaque collective quel’écrivain a dû essuyer.

    DDV Quelle lecture faites-vous de cette polémiquesoulevée par les positions de Kamel Daoud ?F.B.On peut faire des critiques sur certains aspectsde ce qu’il a écrit, et il y en a, mais ce qui est in-supportable, c’est l’attaque en meute d’un grouped’universitaires – dix-neuf intellectuels signataires,tout de même – contre un homme exposé à la vin-dicte des islamistes en Algérie. L’écrivain y mèneun combat contre les formes de fanatisme et de

    conservatisme de la société algérienne, sur ce quenous savons depuis très longtemps de l’attitudede certains hommes par rapport aux femmes, etde tout un système qui ne supporte pas leur éman-cipation. Kamel Daoud ne faisait pas un essai surla situation de la sexualité dans le monde musulman,mais une intervention rapide sur l’actualité. Je ledéfends, quelles que soient les critiques que jepourrais lui faire.

    DDV Cela renvoie-t-il aussi à une confrontation ausein même du monde arabo-musulman ?F.B.Je vous répondrai d’abord que l’expression« monde musulman » me gêne. L’islam n’est pas

    du tout un bloc monolithique, cela concerne qua-rante-neuf pays, et les situations ne sont pas nonplus les mêmes selon les classes sociales. Certainssont croyants, d’autres croyants et pratiquants,d’autres encore agnostiques ou encore athées.Personnellement, je suis laïc et je n’adhère à aucune

    FEHTI BENSLAMA

    “Un système qui ne supporte pasl’émancipation des femmes.”Le psychanalyste franco-tunisien donne son point de vue sur la polémique autour des propos de Kamel

    sur l’affaire de Cologne, et sur la place des femmes dans le monde arabo-musulman…PROPOS RECUEILLIS PAR KAREN BENCHETRIT.

    BIO EXPRESSLe psychanalyste FehtiBenslama, d’originetunisienne, vit enFrance depuis 1972.Il dirige l’UFR d’étudespsychanalytiquesà l’université ParisDiderot. Il s’intéresseau fait religieux et àses manifestationsradicales dansune orientationpsychanalytique,aux liens entrepsychanalyse,migration, médecineou encore religion,et particulièrementà l’Islam et à sa relationavec l’islamisme.

    « LE VOILE DES ISLAMISTES EST LEUR FAÇOD’INCLURE L’EXCLUSION DES FEMMES DANL’ESPACE PUBLIC. »

    © I m a g o / S t u d i o x

    Gare de Cologne, journée internationale de la femme, 2016.

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    croyance religieuse. C’est très important de lerépéter, parce que les mouvements les plus radicauxde l’islamisme veulent que le fait religieux s’étendeà l’ensemble de la vie. Ceci étant dit, cet ensemblegéoculturel connaît une guerre civile généralisée,dont l’objet est son sujet, c’est-à-dire le musulman

    lui-même. Les divergences sur ce qui est licite etinterdit s’expriment notamment à travers le corpsféminin. L’un des enjeux de cette confrontation,c’est bien sûr les femmes, leur corps dans la sociétéet dans la représentation que les hommes en ont.Cette guerre au centre de laquelle se trouve lafemme, et derrière elle la question de la sexualité,du statut des individus, de leur liberté, ne datepas d’hier… Le grand clivage est né il y a prèsd’un siècle. L’abolition du califat, en 1924, et lacréation du premier Etat laïque par Ataturk mar-quent vraiment un tournant, cela a été vécu parune partie des musulmans comme une catas-trophe. Pour les partisans des Lumières, aucontraire, c’est une grande nouvelle.Les Frères Musulmans apparaissent en 1928, etdès la création des mouvements islamistes, lafemme est vraiment au centre du débat. On voitalors des persécutions d’universitaires et d’intel-lectuels. Les mouvements islamistes entament unereconquête pour imposer une certaine définitionde ce que sont les musulmans. Les « Anti-Lumières »refuseront tout ce qui vient de l’Occident : aucunediscussion sur le Coran, pas d’arts ni de littérature.Cela donnera ce que nous voyons aujourd’hui.

    Cette guerre est menée contre l’idéologie séculière,contre ceux qui veulent voir apparaître un sujetsocial, lequel est aussi national, par opposition àun sujet dont la référence est la communauté.Dans ce dernier cadre, la femme est un bien dela communauté, elle n’est pas un sujet social.L’un des grands conflits, aujourd’hui, entre les is-lamistes et les musulmans séparés de la com-munauté politique (ils peuvent être croyants, maisleur allégeance ne va plus du côté de la commu-nauté, mais du côté de l’Etat national) se jouevraiment sur la place de la femme et sur soncorps. Les partisans de la communauté veulentramener ce corps féminin à la maison, le rendre àl’invisibilité, ce qui donne le voile.

    DDV Vous avez depuis longtemps soulignéla spécificité du voile, indiquant qu’il ne s’agit pasd’un signe, contrairement à la kippa ou à la croix,mais d’un objet qui interdit le corps de la femmeà la vue des hommes…

    F.B.Le corps de la femme, dans la tradition et lestextes islamiques, est considéré comme intégra-lement tabou ; il porte les germes de la séductionet de la sédition pour l’ensemble de la cité.Les femmes sont déclarées manquant de religionet de raison. Dans le droit islamique, excepté

    pour la possession des biens, les femmes sontconsidérées comme des mineures : elles ne peu-vent se marier, divorcer, voyager sans l’accordd’un homme (père, fils, époux), leur témoignageest sujet à caution, le témoignage d’un hommevaut celui de deux femmes.Le voile, c’est l’élément visible de tout un systèmede relégations et d’inégalités. En voulant le faireaccepter dans l’espace public, les islamistesvisent à y faire inclure l’exclusion.

    DDV Dans le Coran, vous relevez en particulierla disparition d’Agar, la mère d’Ismaël, ancêtredes Arabes, comme pour nier qu’une femme puisseêtre à l’origine de l’histoire d’un peuple ?F.B.Il y a en effet un refoulement qui s’opère avecson effacement du texte sacré. Tous les person-nages de la Genèse y sont présents, sauf elle.C’est notamment le cas de Sarah, qui est bénie.Le statut de servante et de répudiée n’est sansdoute pas étranger à l’effacement d’Agar. Ce faitn’est en tout cas pas anodin, il a des conséquencessur l’organisation symbolique de l’islam et sur lacondition de la femme.Il y a aussi le cas de Khadija, première femme duProphète, qui authentifie la première la Révélation.Mahomet accorde de son vivant des droits auxfemmes qui n’existaient pas avant, mais à sa morts’installe le système répressif, par peur du féminin :la femme est confinée à la maison, on assourdit savoix, jusqu’au bruit de ses bijoux. La femme estexclue de l’espace public et de la transmissiondes origines. ●

    Monothéisme et exclusion

    L’Islam n’a certainement pas l’exclusivitéde l’exclusion des femmes : on la retrouve dans lesautres monothéismes (judaïsme et christianisme),mais ceux-ci ont été réinterprétés pour s’adapterau monde dans lequel ils évoluent.

    À LIREDe Fehti Benslama– « L’Idéal et la Cruauté : subjectivité et politiquede la radicalisation » (2016, Ed. Lignes ) ;– « La Guerre des subjectivités en Islam ».2014,Ed. Lignes.– « Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas » (2005), qu’il publieaprès avoir participé,en 2004, à la fondationdu Manifestedes libertés ;– « La Psychanalyse à l’épreuve de l’islam » (2002) ;– « La Nuit brisée » (1988), une approchepsychanalytique dela question du langagedans le Coran.Lors de la fatwa contreSalman Rushdie(1989), il prend sadéfense et, en 1994,publie l’essai« Une fiction troublante ».

    « L’ISLAM CONCERNE 49 PAYS, CE N’EST PAS UN BLOC MONOLITHIQUE.LES SITUATIONS VARIENT AUSSI SELON LES CLASSES SOCIALES. »

    © P a s c a l

    G r i m a u

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    La doxa a donc encore frappé. Accusé de« réactualiser les mêmes sempiternels clichés islamophobes », Kamel Daoud a jeté l’éponge.Le chroniqueur oranais a annoncé sa volontéd’arrêter le journalisme. Désormais, le prix Gon-court du premier roman (« Meursault, contre-en-quête », éditions Acte Sud) veut se consacrer àl’écriture. « Ce n’est pas une abdication […]. Ceque je pense, je le dis. Je n’ai pas à baisser les

    yeux. Moi, je n’ai tué personne », confiait-il enfévrier dernier au journal algérien « Le Temps ».

    A l’origine de la polémique, une tribune de Daoud(voir ci-contre, à lire) intitulée « Cologne, lieu defantasmes », consacrée aux violences subies pardes femmes dans la nuit de la Saint-Sylvestre2015 en Allemagne, aux alentours de la gare deCologne.L’enquête se poursuit aujourd’hui. Il faudra encoreplusieurs mois pour avoir une vision claire desévénements. Une chose est sûre : jamais la plusgrande ville du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie n’avait été le théâtre d’une vagueaussi importante d’agressions sexuelles aussirapprochées (entre 22 h 30 et 1 h du matin).

    Un millier d’hommes, sinon le double, auraientété impliqués dans les agressions. Sur les 300 per-sonnes arrêtées depuis, seules 73 ont été misesen examen. Ce chiffre faible s’explique par l’ab-sence d’une police totalement débordée, n’ayantrien anticipé, et la faiblesse de l’éclairage empê-chant la reconnaissance des agresseurs.Les mises en examen ne sont qu’une goutted’eau dans l’océan des plaintes enregistrées :1 088 plaintes, selon les chiffres les plus récents,ont été déposées, dont 470 pour violencessexuelles. Et encore, compte tenu de la propensiondes victimes de délits sexuels à ne pas porterplainte, le nombre des femmes agressées cettenuit-là pourrait être largement supérieur.Dans « Libération » , une jeune femme témoignede la violence : « Les hommes se jetaient sur lesfemmes comme si nous avions été du bétail.

    J’ai dû marcher 200 mètres […] Je crois qu’on m’a mis cent fois la main aux fesses ou sur les seins. »Les 73 hommes mis en examen sont pour la plu-part des migrants arrivés en Allemagne en 2015,presque tous musulmans originaires de pays

    À LIREKamel Daoud ;« Les fantasmes de Cologne »(« Le Monde »)www.lemonde.fr/idees/ article/2016/01/31/ cologne-lieu-de-fantasmes

    Collectif critiquede K. Daoud« Les fantasmes de Kamel Daoud » (« Le Monde ») www.lemonde.fr/idees/ article/2016/02/11/ les-fantasmes-de-kamel.daoud

    Fawzia Zouari« Au nom de Kamel Daoud » (« Libération ») www.liberation.fr/ debats/2016/02/28/ au-nom-de-kamel-daoud.

    Sexe et religionKamel Daoud lève le voilePour avoir parlé de la misère sexuelle du monde arabo-musulman, dont découlèrentles agressions de Cologne, Kamel Daoud a été accusé d’islamophobie. Alors qu’émerge une nouvelle génération d’intellectuels arabes qui veulent en finiravec le politiquement correct.GEORGES DUPUY.

    © P h i l i p p e

    M a t s a s / O p a

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    Kamel Daoud,auteur de la tribune :« Cologne, lieu defantasmes ».

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    musulmans. Ainsi, la justice allemande a identifiéune soixantaine de Maghrébins (Maroc, Algérie,Tunisie).

    UNE EXTRÊME PRUDENCE

    Agresseurs + migrants + musulmans : le cocktail

    était explosif. On comprend que les autorités alle-mandes, les partis politiques et les féministesaient traité l’affaire de Cologne avec une extrêmeprudence. La marge de manœuvre était étroiteentre la volonté de rassurer une opinion publiquetétanisée par ce qui était arrivé à Cologne (et dansd’autres villes allemandes), la défense de la politiqued’accueil d’Angela Merkel, et le désir de ne pasnourrir une extrême droite en progression specta-culaire (comme l’ont prouvé les dernières élections).En Allemagne comme partout en Europe, bonnombre de gens bien intentionnés ont doncpréféré ne pas s’intéresser de trop près aux évé-nements de Cologne. Daoud, lui, a cogné fort.Sa tribune, entièrement dédiée à la défense desréfugiés et des femmes musulmanes, expliqueque « on voit le réfugié, son statut, pas sa culture.

    […] On voit le survivant et on oublie qu’il vient d’un piège culturel que résume surtout sa relation

    à Dieu et à la femme ». Frappé d’angélisme, l’Oc-cident oublie que « l’Autre [l’étranger] sort de cevaste univers douloureux et affreux que sont la

    misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au dé- sir. ». Et que « l’accueillir n’est pas le guérir ».

    Daoud affirme aussi que « le sexe est la plus grande misère dans le monde d’Allah », un mondequi fabrique des zombies, des kamikazes (orgasmeet mort) ou des frustrés qui veulent aller enEurope connaître une femme, en refusant queleurs sœurs puissent choisir l’homme qu’elles aiment parce que « le corps d’une femme appar-tient à tous, sauf à elle-même ».En conclusion, Kamel Daoud appelle à un travaild’accueil et d’aide qui pose le problème desvaleurs à partager, à imposer, à défendre et àfaire comprendre.

    « UN FLOT DE PRÉDATEURS SEXUELS »Tollé. Dans « le Monde », un collectif d’anthropo-logues et d’historiens dénonce le recyclage des« clichés orientalistes les plus éculés ». Ils repro-chent à Daoud de présenter les réfugiés comme« un flot de prédateurs sexuels, culturellement

    inadaptés et psychologiquement déviants ». Ils l’ac-cusent de tomber dans l’islamophobie. Une ac-cusation que Daoud juge « immorale et illégitime »venant de personnes qui, bien à l’abri en France,le plombent en Algérie, où il est toujours menacéde mort. (Lire ci-contre, « Fatwa ».)

    UNE ÉDUCATION À L’ÉGALITÉ DES SEXES

    Pour Fawzia Zouari, le texte du collectif n’est niplus ni moins qu’une fatwa laïque. Kamel Daoud

    a dit des vérités qui jurent avec l’image lisse,apaisée, que certains « bien-pensants » veulentdonner de l’Islam, à l’heure où Daesh frappel’Europe à coups redoublés. Dans une tribuneparue dans « Libération », l’écrivaine franco-tuni-sienne enfonce le clou. Elle dénonce le puritanismeoutrancier de la plupart des sociétés arabes, lesgarçons célibataires fous de frustration, le rapportpathologique à la sexualité induit par la moralereligieuse, la forme de racisme qui considèrequ’on peut violer une juive ou une chrétienneparce qu’elle vaut moins qu’une musulmane.

    Aucun doute : « Les réfugiés doivent recevoir uneéducation à l’égalité des sexes et au respect desfemmes. »

    Avant eux, en 1983, Jean-Pierre Péroncel-Hugozavait lui aussi été accusé d’islamophobie à lasortie de son livre prémonitoire, « Le Radeau deMahomet » (« Champ » Flammarion). Dans unchapitre intitulé « Le droit au plaisir », le journalistedu « Monde », fin connaisseur de l’islam, avaitbrisé le tabou des rapports entre la religion mu-

    sulmane et la sexualité. Il avait parlé des sujetsqui fâchent : l’excision, la polygamie, les répu-diations à répétition, ou la frustration des hommestrouvant un exutoire dans l’homosexualité.Nul doute que, comme Kamel Daoud, FawziaZouari – qui appelle à « la révolution religieuse et

    à la révolution sexuelle qui en découle » – ne soitbientôt l’objet d’une fatwa. Comme tant d’au-tres.

    UNE NOUVELLE GÉNÉRATIOND’INTELLECTUELS ARABES

    Daoud n’est en effet plus seul. Emerge aujourd’huiune nouvelle génération d’intellectuels arabesqui veulent en finir avec le politiquement correct.Qui opposent leur connaissance de terrain ausavoir universitaire. Qui refusent la défense radicalede l’Islam comme son rejet excessif. Qui, commel’écrit Zouari, « fissurent les échafaudages spé-culatifs bâtis autour d’un Orient fantasmé ». Quirefusent d’être les otages d’une élite de gauchetraumatisée par la peur d’être accusée d’islamo-phobie. Il faudra désormais compter avec ces« penseurs du doute », « menacés dans leur vie

    pendant que l’on sirote tranquillement son café àParis, qui ont le courage de vouloir forcer leur

    monde à la critique et au changement […], qui veulent devenir les sujets de leur propre histoire

    au lieu de rester objet des études orientales. »Reviens, Kamel Daoud, reviens ! ●

    « LE RÉFUGIÉ VIENT D’UN PIÈGE CULTURELQUE RÉSUME SURTOUTLE RAPPORT AVEC DIEU ET LA FEMME. »

    FATWAFin 2014,Kamel Daoud avait ditsur France 2 :« La question religieuse devient vitale dans le monde arabe. Il faut qu’on

    la tranche, qu’on la réfléchisse pour qu’on puisse avancer. » Un imam salafistel’avait alors frappéd’une fatwa, appelantà son exécution pour« apostasie » et« hérésie » .Daoud avait portéplainte. L’imam,condamné à 6 moisde prison dont 3 fermeet à une amende,

    a fait appel.GD.

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    DDV Quelle appréciation portez-vous aujourd’huisur l’évolution de la situation des femmes ?Françoise Héritier.Pendant toute ma périodeactive, j’ai eu la conviction profonde que leschoses pouvaient changer. Je continue de lepenser, bien sûr. Je me fonde en cela sur l’idéeque dans le rapport hommes-femmes, qui estun rapport de domination, il n’y a rien qui soitdicté par la nature. Et c’est en même temps unrapport que l’on trouve dans toutes les sociétésdu monde. J’ai été amenée à former l’hypothèsequ’au fondement du social, il y a la dominationde l’homme sur la femme, et que c’est lepremier grand système idéologique. Parce que

    les hommes n’enfantent pas directement avecleur propre corps, alors que les femmes enfantentdes filles et des garçons, ils ont fait en sorteque les corps féminins soient à leur disposition.Cela a entraîné une série de mises au pointtechniques qui ont privé les femmes de lapossibilité d’user de leur corps librement :elles appartiennent à des hommes – à un père,à un frère, à un oncle… qui les cèdent à unmari –, et ces hommes décident de leur sort.Ceci depuis le tréfonds de l’humanité, depuisNéandertal jusqu’à aujourd’hui.Ce que j’ai mis en évidence, c’est qu’on aposé une relation d’antériorité de l’homme sur

    A propos de la vague de viols du 1er janvier à Cologne, l’anthropologue du Collège

    de France nous a livré ce constat :« Ce qu’en a dit Kamel Daoud (1)

    se vérifie sur l’islam, mais aussi sur les autres “révélations” monothéistes... »

    FRANÇOISE HÉRITIER

    “Toutes les religions ont un rapportmalsain au corps des femmes.”

    G R A N D E N T R E T I E N

    PROPOS RECUEILLISPAR MICHEL ROTFUS

    LICRA DDV 16

    BIO EXPRESSFrançoise Héritier,anthropologue,ethnologue, estprofesseur honoraireà l’EHESS et auCollège de France,où elle a succédéà Claude Levi-Strausset inauguré la chaired’étude comparéedes sociétésafricaines.

    « DEPUIS NÉANDERTAL,TOUTES NOS TRADITIONSCOMMENCENT PARRENVERSER L’ÉVIDENCE

    "PREMIÈRE" POUR ÉTABLIRUN SUPPOSÉ CARACTÈRE“SECOND“ ET SECONDAIREDES FEMMES... »

    © Y a n n

    i c k C o u p a n n e c

    / L e e m a g e

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    la femme, une antériorité du masculin qui n’estpas à prendre à la légère : dans ce que j’appellela valence différentielle des sexes, on établit unrapport de supériorité de l’homme sur la femme

    en tant qu’il est considéré comme antérieur.De la même façon que les parents sont antérieursaux enfants et que les aînés sont antérieursaux cadets, on a établi un rapport tel que lesfilles sont toujours les cadettes des garçons.Cela a été inventé par l’esprit humain, et donc,par définition, c’est quelque chose que l’esprithumain peut détruire, car ce n’est pas ancrédans un substrat biologique qui ferait que lesfemmes seraient naturellement inférieures etdépendantes.Cette question que vous me posez arrive à unmoment où, avec la montée en flèche desfondamentalismes de tout poil et avec le re-nouveau des manifestations de cette domina-tion masculine, je suis moins optimiste quepar le passé. L’objectif me paraît encorelointain, alors qu’il me semblait à portée de lamain, au moins dans les pays développés.Mais désormais, je ne vois pas la chose sefaire de mon vivant, ni même en ce siècle.

    DDV Par quelle sorte de moyens cettedomination masculine se réalise-t-elle ?F.H.Par des systèmes de représentations sym-

    boliques dont les effets pratiques consistentà confiner les femmes dans la vie domestique,à l’intérieur du foyer d’où elles ne doivent passortir, et sous la dépendance d’un homme.Dans les événements de Cologne, on retrouveune idée sous-jacente, forte et exemplaire :c’est que le corps des femmes est offert auxhommes, qu’il leur est disponible.Dans l’espace public, il appartient à tous leshommes. Ça va du sifflet admiratif dans larue, ce qui, semble-t-il, ne porte pas à préjudice,

    jusqu’à la majeure, le viol, avec parfois tortureet mise à mort. Quand on se met à enterrervives des femmes parce qu’elles ont étéviolées, on est sur la même longueur d’ondesDe la mineure à la majeure, il y a une simplevariation d’intensité.Même chez l’homme occidental qui se dit dé-mocratique et moderne, il y a toujours cetteidée que la femme serait mieux au foyer, etque son corps, dès lors qu’il n’appartient pasà un autre homme, est disponible, libre d’accèspour tous les autres. Pour protéger ces femmesde tous ces hommes, le mieux est de leur direde ne pas sortir.

    Vous voyez alors resurgir tous ces argumentsà l’heure actuelle, comme chez la maire deCologne, Henriette Reker, qui recommandeaux femmes de rester à distance des hommesde la longueur d’un bras ou d’un bras et demi.

    L’espace de la rue n’est pas féminin. Lesfemmes ne s’y attardent pas, c’est un lieu dedanger. Si elles prenaient possession des ter-rasses de bistrots comme les hommes le font,

    ce serait considéré comme impudique et cho-quant. Même chez nous !Que ce soit de l’acte mineur ou majeur, c’estla même idée : les femmes sont un objet dedésir. Et parce qu’elles le sont, elles sont ap-propriables par les hommes. La meilleure ma-nière de l’éviter est de les garder chez soi etde les enfermer, que ce soit dans la maisonou sous le voile.

    DDV Vous évoquiez Cologne. Avez-vous un avissur l’affaire Kamel Daoud(1)? Un texte signépar une vingtaine de chercheurs algériensdénonce violemment chez lui un orientalismede pacotille, un racisme antimusulman revêtudu masque du progressisme…F.H.Mais ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas unorientalisme de pacotille ! Ce que dit KamelDaoud est tout à fait vrai pour l’islam, maisl’est tout autant pour les autres religions révélées :elles ont un rapport malsain avec le corps desfemmes. C’est fondamentalement juste. Cerapport d’appropriation et d’enfermement que

    je vous ai expliqué se traduit par un rapportmalade au corps, qui consiste dans l’impossibilité

    d’avoir des relations simples entre les sexessans passer par le contrôle social. Ces religionsont accentué la domination masculine en faisantun péché, une faute, de toutes les possibilitésd’échappatoire que les femmes avaient aupa-ravant pratiquées et qui relevaient de l’usage.L’oppression des femmes s’est accrue.

    Ainsi, dans les pays africains anciennementanimistes et devenus chrétiens ou musulmans,on peut voir que, pendant les guerres où lesviols de femmes ont lieu à une échelle consi-dérable, ils sont accompagnés de tortures in-dicibles, sans que l’opinion s’en émeuve.Comme le disait le Dr Denis Mukwege, si onfaisait aux hommes le dixième de ce qu’onfait subir aux femmes, cela fait belle luretteque les Nations Unies auraient pris le problèmeen main. Mais ça n’arrive qu’aux femmes,donc c’est un problème négligeable.Ce qui est absolument affreux, c’est que pources femmes qui en sont les victimes, si êtreviolées est une honte, c’est aussi une hontepour leur famille. Et, au lieu que ces femmessoient recueillies, protégées, soignées, conso-lées, elles sont chassées de la famille et gé-néralement répudiées par leur mari. Elles nesont plus « entières », mais « usées », « usa-gées », elles ont servi. Alors… si ça, ce n’estpas un rapport malade au corps, on peut sedemander ce que c’est ! ●1.Lire pages 12 à 15.

    *17AVRIL 2016

    A LIREFrançoise Héritier :- « Masculin- Féminin »,2 vol.,2007, Odile Jacob.Réédition de volumesparus séparément :1. « La Pensée de la différence » ;2. « Dissoudre la hiérarchie ».- « L’Identique et le Différent : entretiens avec Caroline Broué »,La Tour-d’Aigues.2008, Ed. de l’Aube.- Ss. la dir. deMargarita Xanthakou :- « Corps et Affects ».2004, Odile Jacob.- « Retour aux sources »,2010, Galilée.- « Hommes, femmes : la constructionde la différence ».2010, Le Pommier.- Avec Michelle Perrot,Sylviane Agacinski,Nicole Bacharan :- « La Plus Belle Histoire des femmes ».Le Seuil, 2011.- « Le Sel de la vie ».2012, Odile Jacob.- « Le Goût des mots ».2013, OdileJacob. (ISBN 978-2738130013).

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    Certaines sont connues, d’autres moins, simplescitoyennes en devenir ou en actes, qui ontcompris que la première vertu civique est le cou-rage. Elles s’appellent Darina Al-Joundi, NadiaRemadna, Nadine Al-Budair, Nasrin Abdallah,Henda Ayari, Fawzia Zouari, Djemila Benhabib,Zineb El Rhazaoui, Abnousse Shalmani, MaryamFaghih Imani… J’en ai choisi trois, qui luttentcontre la fatalité et l’asservissement des femmes.

    DARINA BRÛLE LES PLANCHES

    Darina Al-Joundi, rencontrée en Avignon il y adeux ans, revenait présenter son spectacle,« Ma Marseillaise », mis en scène par Alain Timarau Théâtre des 3 Soleils.Le contact était difficile, nous étions au beaumilieu de l’opération menée par Tsahal contre leHamas, et elle était à fleur de peau. Mais sonspectacle, un monologue largement autobiogra-phique d’une femme appelée Noun, est le récit

    d’une femme révoltée qui, obligée de quitter leLiban où elle est menacée en raison de sa liberté

    d’esprit, raconte le désir tenace de devenir fran-çaise et la course d’obstacles vers la naturalisation.Engagée, féministe, elle brandit le drapeau de laliberté et de la dignité des femmes arabes avidesde vie, qui se battent contre le port du niqab :une leçon de vie et de civisme à destination detous ceux qui croient que c’est respecter uneculture que de la laisser priver ses femmes deleurs droits les plus fondamentaux.

    NADIA, MÈRE COURAGE DE SEVRAN

    Nadia Remadna est une femme française, fondatricede la Brigade des mères à Sevran, une banlieue où

    sévit la radicalisation. Elle vient de publier « Com- ment j’ai sauvé mes enfants », où elle expliqueavec humour ce long trajet de mère qui l’a menéeà créer cette Brigade, « pour que les jeunesfassent des études, pour devenir autre choseque dealeur, bagagiste, terroriste ou aide à domi-cile ». Quatre grands enfants qu’elle a élevésseule après avoir divorcé d’un mari autoritaireque son tyran de père avait « choisi pour elle ».

    Ancienne médiatrice scolaire, elle s’occupe defamilles et de femmes victimes de violences, etson livre est un appel à l’aide : « Avant, on craignait que nos enfants tombent dans la délinquance.Maintenant, on a peur qu’ils deviennent des ter-

    roristes. »Mais elle refuse la culpabilisation des mères,qu’on lui a si souvent opposée : « Je ne connais

    pas de mère démissionnaire. Ça n’existe pas. J’en connais des épuisées, des fatiguées, maiselles sont toujours prêtes à tout pour protéger

    leurs enfants. Il faut les aider. Etre mère, déjà,c’est pas évident. Mais être mère en banlieue,c’est un défi permanent. » Elles ont besoin decontrer le fatalisme qui les ronge, pas qu’onachète la paix sociale avec un communautarismequi se pare d’un voile culturaliste : on ne dit pasassez aux jeunes « combien elle est belle, laFrance où ils vivent ».

    HENDA, POUR LA LIBERTÉ DU VOILE ET DU LIBRE DÉVOILEMENT

    Henda Ayari a porté le voile, volontairement, pen-dant dix-huit ans, par adhésion au salafisme. Au-

    jourd’hui, à 39 ans, elle se détourne de ces pra-tiques rigoristes : sa lettre postée sur Facebook,« Mon histoire avec le voile », enflamme lesréseaux sociaux. Elle s’explique : « Je suis toujours

    musulmane et je suis pratiquante, malgré le fait que je ne porte plus le voile […]. Si mon histoire

    peut aider d’autres femmes, j’en serais heureuseet fière. Je n’ai rien contre les femmes qui portent

    le voile, mais je refuse que certaines se permettent de vouloir l’imposer aux autres. Je ne dis pas aux femmes de retirer leur voile, contrairement à ceque disent certains esprits fermés, je leur conseille

    simplement de vivre comme elles le souhaitent, avec ou sans voile, ça ne regarde qu’elles... Mais il faut que cela soit leur choix et en aucun cas lechoix d’un autre, d’un mari, d’une famille, d’unecommunauté ». ●

    De libres citoyennesaux prises avec le voileTrois rencontres parmi d’autres : une actrice féministe, une porte-parole en rupturede salafisme, et une « Mère Courage » de banlieue.MANO SIRI.

    LIRE ET VOIR- Darina Al Joundi :« Ma Marseillaise ».Ed. de l’Avant-Scène.Extraits du spectacle :https://vimeo.com/ 97513616

    - Nadia Remadna :« Comment j’ai sauvé mes enfants ».2016,éd. Calmann-Lévy

    - Henda Ayari :https://ldlltunisia.wordpress.com/ 2015/12/30/ henda-ayari-mon-histoire-avec-le-voile/

    Waleed Al Husseini, jeune Palestinien ayantfondé le Conseil desex-musulmansde France, publie denombreuses vidéos.Notamment :« Elle a tout dit »,un dialogue sur le voileentre une mère et sonfils salafiste :http://bit.ly/1SMAIxF

    « Nous avons

    envie de vivre » : montage militantsur la condition desfemmes musulmaneshttp://bit.ly/1YtvMBT

    CARNETLe 10 juillet 2015,manifestationdu collectif« Femmes sans voile »d’Aubervilliers.Paris, placede la République,http://bit.ly/1WrCEkM

    « CE N’EST PAS RESPECTER UNE CULTURE QUEDE LA LAISSER PRIVER SES FEMMES DELEURS DROITS LES PLUS FONDAMENTAUX. »

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    Un stéréotype domine les représentations de lasituation des femmes dans les pays musul-

    mans : celui de la femme enfermée dans la civili-sation musulmane, unique et homogène, hors del’Histoire, sans ancrage géographique particulier,et identique à elle-même depuis l’aube de l’islam.Derrière cette image on rencontre la théorie trèscontroversée du « choc des civilisations (1) », dés-ormais reprise par l’extrême droite raciste commepar certains idéologues (2) qui s’érigent en spécia-listes de l’islam, mais tout autant par les intégristesmusulmans qui accusent les femmes musulmanesqui prétendent s’émanciper de leur assujettissement

    de s’occidentaliser et d’être traîtres à l’islam.UNE RÉALITÉ JURIDIQUE DIVERSEET EN ÉVOLUTION

    Ce stéréotype occulte que les lois dites musul-manes varient d’un contexte à l’autre, qu’ellesont des origines diverses – religieuses, coutumières,coloniales ou laïques –, et qu’elles sont aussi bienproduites ou reconnues par l’Etat qu’informelles,comme les pratiques coutumières qui varientelles-mêmes en fonction du contexte culturel,social et politique. De même, il occulte que ceslois sont diverses, alors qu’on les affirme également

    islamiques . Au moment où les intégristes promeu-vent des projets législatifs liberticides et misogynesau nom de la charia, certains pays musulmans ad-mettent l’égalité totale des conjoints dans lemariage, ne restreignent pas le droit au travail ouaux hautes fonctions de l’Etat pour les femmes,ou protègent l’intégrité physique des fillettes, touten s’estimant en conformité avec l’islam.

    DROIT DES FAMILLES ET MARIAGE

    Les Constitutions de l’Algérie et de la Tunisiestipulentque les citoyens sont égaux devant la loi, quetoute discrimination est proscrite, dont cellesfondées sur le sexe. L’islam y est religion del’Etat. Toutefois, le texte n’indique pas commentrésoudre un conflit éventuel entre ces dispositions.En Algérie, un Code de la famille patriarcal, basé

    sur une interprétation régressive des lois musul-manes, a été promulgué en 1984. Vivement com-battu, il a été significativement amendé depuis. Au Bangladesh,la laïcité a été abrogée. Les dispo-sitions sur l’égalité entre les citoyens et entre lessexes ont été limitées par des dispositions pro-tégeant la liberté de religion. Les communautés

    religieuses ont gardé leurs lois de statut personnel.

    Les citoyens musulmans sont régis par le MuslimMarriages and Divorces Act de 1974, mais laCommon Law héritée de la colonisation anglaisea été maintenue comme référence, si bien queles citoyens peuvent se marier selon la loi laïque,à condition de renoncer à leur foi.Le Sénégal,démocratie laïque, garantit l’égalité detous les citoyens, sans aucune distinction. La libertéde religion est protégée. Toute discrimination reli-gieuse est interdite. Le code de la famille, quis’applique à toutes les communautés, est largementinspiré du code Napoléon, mais il ménage les loiscoutumières wolof et certains aspects des loismusulmanes (la dot, le devoir d’entretien dévoluau mari…). Seuls les mariages enregistrés dansle cadre du code de la famille sont reconnus.

    MARIAGES FORCÉSET DROITS DES PERSONNES

    Pour les lois musulmanes, le mariage n’est pasun sacrement, mais un contrat entre époux.Le consentement est l’une des conditions de savalidité. Toutefois, quand ces lois sont fondéessur l’école de droit malékite, elles autorisent unwali (tuteur du mariage) à contraindre sa pupilleau mariage, dans le cadre de l’ ijbar (institution oùle père ou le tuteur de la femme choisit l’époux enfonction des « intérêts supérieurs » de celle-ci).La revendication par les femmes de leur droit in-dividuel au consentement est souvent perçue

    Conditiondes femmes en

    pays d’islamContrairement à la vision stéréotypéeque nous en avons, les droits desfemmes ainsi que les pratiques,

    qui s’ancrent dans des origines diverses,connaissent de fortes variations

    d’un pays musulman à l’autre.MICHEL ROTFUS.

    « LA POLYGAMIE RESTE UN PROBLÈME DANS LES PAYS DE DROISLAMIQUE COMME CHEZ LES POPULATIONS ÉMIGRÉES. »

    UN RÉSEAULe réseau féministeWomen Living Under Muslim Laws couvreplus de 70 pays.Son site publie unedocumentationexhaustive surles femmes confron-tées aux lois de paysmusulmans ou auxusages decommunautés musul-manes en pays laïcs.www.wluml.org/fr/ node/5409

    Amman, juillet 2012.Cérémonie de mariageorganisée pour46 couples syrienset jordaniens.

    © R e u

    t e r s

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    k j i

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    comme une violation du droit collectif commu-nautaire et, au-delà, comme une remise en causede l’ordre social. Elles sont accusées de privilégierles valeurs « modernes » ou « occidentales »contre les valeurs « traditionnelles » ou « musul-manes», dans l’ignorance que celles-ci évoluent.

    En Tanzanie,par exemple, la loi stipule qu’aucunmariage ne sera contracté sans le consentementlibrement et volontairement donné par chacunedes parties, en spécifiant dans quelles conditionsle libre consentement est supposé ne pas avoirété donné, et en prévoyant une peine d’empri-sonnement de trois ans en cas d’usage de laforce ou de l’intimidation pour en amener unepersonne à donner son consentement.En République kirghize,forcer une femme à se marierou l’enlever pour l’épouser constitue un délit. Au Sénégal,un mariage sans le consentement desconjoints sera déclaré nul. Une action en nullitépeut être exercée par toute personne qui y aintérêt. Le code pénal punit le mariage forcé.En Tunisie,selon le Code du statut personnel, lemariage est déclaré nul sans le consentementdes conjoints, qui doit être manifesté de manièreindiscutable par un « oui » prononcé devantl’officier célébrant.En Turquie,au titre de l’article 142 du code civil, lafemme comme l’homme sont tenus de déclarerouvertement leur libre arbitre devant l’officier desmariages. Il en est de même en Ouzbékistan.

    LES FEMMES À LA CONQUÊTEDE LEURS DROITSCependant les situations sont inégales, voirecontradictoires, et parfois dans un même pays.

    Ainsi, l’Algérie a connu des avancées incontesta-bles en garantissant par la loi le caractère consen-

    suel du mariage contre les mariages imposés, ladisparition de la notion de chef de famille rem-placée par la concertation entre époux ; mais lapolygamie est maintenue, tout en étant soumiseà des contraintes judiciaires.La polygamie reste un problème dans les paysde droit islamique comme dans les populationsmusulmanes émigrées dans les pays démocra-tiques occidentaux.Depuis des siècles, comme le montre le livre deFarida et Aisha Shaheed, « Nos Grandes Ancê-tres (3) », les femmes ont persisté à demander – età obtenir parfois – le droit à l’éducation, la libertéde mouvement, la liberté économique et la dis-position de leurs biens, le libre choix d’un mari,les différentes sortes de contrats avec leur futurmari – qui garantissent leurs différents droitsd’épouse –, et même le droit de ne pas contractermariage.Pourtant, à l’heure actuelle, des forces religieuseset politiques fortement conservatrices luttent pourun retour à une législation et à des pratiques archaïques privilégiant les aspects les plus tradi-tionnels. ●

    VIOLENCEL’islam, développe Adonis, est extraordinairementviolent. « J’ai compté 80 versets sur la géhenne

    […] ; le supplice et ses dérivés font l’objet de370 versets… » Viennent alors, sur tout un chapitre,des descriptions, tirées du Coran, de supplicesatroces. Par exemple : « Nous jetterons bientôt dans le Feu ceux qui ne croient pas à nos Signes.Chaque fois que leur peau sera consumée, nous

    leur en donnerons une autre, afin qu’ils goûtent le châtiment… » Certes, les autres religions ontleur part de cruauté. Mais dans la mesure où leCoran ne s’ouvrirait ni sur la liberté, ni sur la ré-

    flexion du fidèle – ce qui s’incarne dans la philo-sophie occidentale –, l’évocation des supplices,loin de toute complaisance, signale le caractèreétouffant d’un univers privé d’alternative.

    POÉSIE ET FÉMINITÉ. FLORILÈGE

    Quelle serait l’alternative ? Pour Adonis elle porteun nom : la poésie. La poésie est liberté, la poésieest féminité, « poétiquement parlant, l’univers est une féminité » (p. 78). « Il existe une grande affinitéentre la poésie et la féminité. L’islam […] a trans-formé la sexualité et a islamisé la féminité. »(p. 82). « Le pire, c’est que les révolutionnaires

    1.Elaborée par SamuelHuntington, en substitu-tion des idéologiesde la guerre froide.2.Dans« Penser l’islam » (Grasset), Onfray reprendla thèse de Huntingtonsur le « choc descivilisations », touten se revendiquantd’une gauche pacifiste.3.Farida Shaheed etAisha Lee ShasheedKarachi ;« Our Great

    Ancestors »,OxfordUniversity Press, 2011.

    *

    Adonis, poète arabe contre le CoranLE POÈTE SYRIEN ADONIS NE SE VEUT PAS « TOUT CONTRE », MAIS À 100 % CONTRE L’IET CONTRE TOUTE RELIGION : CE CHAMPION DE LA LANGUE ARABE L’AFFIRME SANS ADANS LES DEUX ENTRETIENS RAPPORTÉS CI-DESSOUS.ALAIN DAVID.

    En août 2015, après les attentats de janvier, Adonis publie« Violence et slam » , où il répond auxquestions de la psychanalyste Houria Abdelouahed.

    « JE NE POURRAIJAMAISSOUTENIR UNERÉVOLUTIONQUI COMMENCEOU SE TERMINEDANS UNEMOSQUÉE. »

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    arabes et musulmans cessent d’être révolution- naires dès que l’on fait miroiter la question de lafemme. Les révolutionnaires deviennent comme

    les fondamentalistes » (p. 87).« Il n’existe pas aujourd’hui dans la langue arabede termes pour dire : sexisme, machisme, miso-

    gynie. Je répète : la femme est vue comme passive,dans la vie comme dans la sexualité » (p. 92). «Cette phrase d’Ibn Arabi : “Tout lieu qui n’accepte

    pas le féminin ne compte pas” » (p. 105). « Le premier ennemi de la femme, ce n’est pas l’homme,c’est la religion. Surtout la religion monothéisteet, au sein du monothéisme, l’islam » (p. 106).

    LA POÉSIE ARABE CONTRE L’ISLAM

    On objectera à ce florilège qu’il y a pourtant despenseurs en islam, et une poésie, Adonis l’ignore-t-il ? La réponse constitue l’argument même dece livre d’entretiens : il y a des penseurs, oui,mais ils sont à peine musulmans ; il y a unepoésie, oui, mais elle ne doit rien au Coran :« La langue du Coran est belle mais impersonnelle

    […] La poésie arabe existait avant le Coran, et celle qui persiste ne doit rien au Coran ; aucun

    poète ou écrivain arabe n’a essayé d’imiter la langue coranique » (p. 40).Ce parti pris correspond à une exigence infinie,mallarméenne – si j’ose cette référence –, cellede donner « un sens plus pur aux mots de latribu » : autrement dit, un sens qui aurait surmontéle drame du langage où les mots, parce qu’ils di-

    sent ceci ou cela, n’échappent pas au caractèreanecdotique de ce qu’ils disent. Les mots de la

    langue religieuse, en contrepartie, prétendent direDieu, et s’investissent d’autorité de la plus hauteNécessité. Pourtant, cette Nécessité n’est quecelle de la violence.La vraie nécessité – Adonis le développe dansun recueil qui constitue un tournant dans sonœuvre, « Le Fixe et le Mouvant Ath-Thâbit wa’l -

    mutahanwwil » – provient du travail sur la langue,ce travail consistant à se soumettre poétiquementà ce qui est mobilité (Adonis rendant ici hommageà Héraclite) : mobilité qui se prononce « liberté »,« philosophie », « féminin », « poésie », « mys-tique », « altérité ». Ces mots sont au principe dela poésie d’Adonis, ceux de sa déconstruction

    radicale de la religion, afin de rendre, contrel’islam, la culture arabe à elle-même. ●

    Adonis . Je me suis toujours déclaré, avec réso-lution, pour le changement. Mais celui d’unesociété moderne qui émancipe les femmes de lasharia […]. A quoi bon remplacer une oppressionpar une autre ? […]

    « Die Welt ». Vos collègues écrivains vousont violemment critiqué pour la tiédeur de votreengagement. Mais aujourd’hui, les grandesespérances d’alors ne semblent pas avoir étéremplies.

    A. J’ai eu d’emblée des doutes en voyant com-ment l’Europe et les Etats-Unis, ainsi que le Qataret l’Arabie saoudite, interféraient […] La démo-cratie… L’Europe et la démocratie ? Certes !Mais le progrès, une société arabe moderne ?Non, cela contredirait trop d’intérêts […] Il y aune autre raison à ma réserve : je ne pourrai

    jamais soutenir une révolution qui commence ouse termine dans une mosquée.

    D.W. Un Etat influencé par la religion serait incompatible avec la démocratie ?

    A. La religion n’est jamais, à mes yeux, la solutiond’un problème, elle est le problème.

    D.W. Vous écrivez qu’une dictature religieuseest pire qu’une dictature militaire.

    A. Une dictature militaire ne contrôle que lescorps, une dictature religieuse s’empare aussides âmes.

    D.W. Goethe a écrit :« On ne doit plus séparer l’Orient et l’Occident » […] Toute votre vie se passeentre ces deux cultures […] Vous sentez-vousapatride ?

    A. Non, tout au contraire. Chez Homère, Ulysse,l’éternel voyageur, a toujours représenté pourmoi un signe de libération. ●

    BIO EXPRESSHouria Abdelouahedestpsychanalyste, maîtrede conférence à Paris-

    Diderot (collèguede Fethi-Benslama),engagée dans lecombat féministe.Elle est l’auteure de« Figures du féminin en islam »(2012, aux PUF)et traductrice d’Adonis.

    BIO EXPRESS Ali Ahmad Sa’îdestné en 1930 à Quas-sabine, près deLattaquié, en Syrie.En 1947, sous lepseudonyme d’Adonis,il envoie des poèmes àun journal de Lattaquié,qui les publie.Ayant pris la nationalitélibanaise, il enseigne àl’université de Beyrouth.En 1982, il donnedes cours au Collègede France à l’invitationd’André Miquel etd’Yves Bonnefoy,et s’installe à Parispartir de 1985.Nombreuses distinc-tions,visiting professor à Georgetown,à Genève, nombreuxprix de poésie,dont le prix Goetheen 2011.Archives déposéesen 2011 à l’Imec.

    A LIREParmi les publicationsen français d’Adonis :–« Chants de Mihyar le Damascène »(Actes Sud, 1983),2002, « Poésie »Gallimard) ;–« Chronique des branches » (2012, La Différence) ;–« Al Kitâb, I, II, III »(2007, traductionAbdelouahed,2013 et 2015).

    Dans une interview au quotidien allemand« Die Welt » ,en février 2016, Adonis interroge les printemps arabes :« A quoi bon remplacer une oppression par une autre ? »

    © H a r a l

    d K r i c h e l

  • 8/17/2019 DDV 661 - Voix des femmes contre les extremismes

    22/49LICRA DDV 22

    Ce texte relativement court présente la grande richesse de nous entraîner, au-delà des stéréo-types et des points de vue convenus, sur la tracede ceux et surtout celles qui, au cœur de Villeur-banne (1), sont confrontées aux tensions et frictionsde communautés qui peinent à vivre ensemble. Ilnous donne à voir ce qui se cache derrière cesmots galvaudés : « immigration, première, deuxième,troisième génération», « intégration », « communau-tarisme » : ici, en l’occurrence, des femmes arrachéesà leur pays, à leur histoire, en apesanteur culturelleet sociale, mais décidées coûte que coûte à faireune vie, pour elles-mêmes et les leurs.

    A faire avec leurs nouvelles assignations identi-taires, et même à en tirer le meilleur. Les femmes

    dont il s’agit ici ne sont peut-être pas représen-tatives, mais elles nous apprennent beaucoupsur le monde dans lequel elles vivent.Elles sont en passe de s’agréger aux classesmoyennes, au prix de stratégies d’adaptation quiforcent l’admiration tant elles s’inscrivent dansun esprit d’ouverture et de respect des nouvellesrègles du jeu qu’on leur a imposées.Pourtant, elles sont parties prenantes, du moinspour certaines d’entre elles, d’un processus derepli identitaire, en confiant leurs enfants nonplus à l’école publique mais aux écoles privéesconfessionnelles. Elles alimentent de ce fait unprocessus de communautarisation, en tournantle dos à une école publique qu’elles trouventdésormais inapte à transmettre les valeurs mêmesde la République, en raison de la ghettoïsationqui caractérise certains territoires.

    L’EXPLOSION IDENTITAIREDE L’ANCIENNE « CITADELLE ROUGE »

    Villeurbanne, autrefois surnommée la « citadellerouge » car la dimension politique et un fort sen-timent d’appartenance à la classe ouvrière y fa-cilitaient l’intégration de migrants venus d’horizonsdivers, est devenue la « Petite Jérusalem », avecune concentration de juifs qui quittent les banlieueslyonnaises. Mais elle est devenue également unlieu d’institutionnalisation de