daniel buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter?

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Daniel Buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter? (Sens&Tonka, 2004) La rue n’est pas un terrain conquis C’est pourquoi, l’attitude à la fois originale, marginale, solitaire que l’artiste occidental s’est forgée à la suite d’une tradition culturelle plus que centenaire doit être remise en question, par l’artiste lui-même, s’il veut descendre dans la rue. Ce qu’il peut se permettre dans un système de connivences (le musée) même lorsque ce domaine lui est hostile, devient beaucoup moins évident dans un système non préparé (la rue) quand bien même d’aucuns le soutiendraient. Sortir les œuvres du musée pour les installer sur la place publique, lieu pour lequel elles n’ont pas été faites ou bien, plus grave encore, se conduire dans la rue avec le même type de liberté que celle dont on peut bénéficier à l’intérieur du musée et sous sa protection, me semble être une attitude non seulement vouée à l’échec immédiat mais de plus être complètement régressive, incohérente et pathologique de la part de l’artiste. La rue n’est pas un terrain conquis. Au mieux, un terrain à conquérir et pour se faire il faut d’autres armes que celles forgées depuis un siècle dans l’habitude parfois complaisante du Musée. (…) Dans le musée on est immédiatement et automatiquement confronté, spirituellement, culturellement et sensiblement, à la beauté. Dans la rue, contexte diamétralement opposé, c’est la laideur qui nous guette à chaque pas. Si là résidait la seule différence entre l’œuvre d’art dans le musée et l’œuvre d’art dans la rue, elle suffirait déjà à faire comprendre à ceux qui abordent ces deux domaines, pourquoi leur attitude ne peut absolument pas être la même, dans l’une et dans l’autre situation. (…) Alors que l’œuvre peut, dans le musée, s’imposer par sa seule présence, nettoyée de tous parasites excessifs, elle doit s’imposer dehors, au milieu d’une pollution visuelle extravagante. Cet encombrement visuel existe dans la rue dans tous les cas de figure. Il est plus ou moins intensif et, d’un extrême à l’autre, il peut aller de l’écrin architectural le plus attractif au désastre postmoderne international encombré de publicités, fort courant de nos jours, quand ce n’est pas le bâtiment lui-même qui vient tenter d’imiter la publicité! (…) L’autonomie de l’œuvre Cette différentiation des lieux (leurs aspects formels comme leurs valeurs d’usages) entre le musée et la rue nous amène à l’un des problèmes qui m’intéresse depuis fort longtemps et qui est celui de l’autonomie de l’œuvre. Ces deux environnements contradictoires nous indiquent fort clairement ce qu’il en est réellement de l’autonomie des œuvres. Si le discours – dominant en Occident – sur la défense et l’excellence de l’autonomie des œuvres d’art peut éventuellement se défendre dans l’espace muséal, espace quasi exclusif où se déroule l’histoire de l’art du XX e siècle (autonomie que je tente de mettre en question depuis 1967, date à laquelle j’ai pris conscience de l’importance primordiale du lieu), il est un espace où une telle philosophie devient totalement absurde, c’est l’espace urbain. L’autonomie dans le musée est, lorsqu’elle semble exister, créée de toutes pièces grâce à l’isolement dont chaque œuvre s’entoure. C’est cet artifice que je tente de dévoiler. J’essaye de comprendre et de faire comprendre ce qu’il en est exactement de la réalité des espaces muséaux, de démontrer, petit à petit, pourquoi ils ne sont pas neutres et comment, par exemple, leurs artifices architecturaux expliquent et renforcent le discours dominant sur la défense de l’autonomie de l’œuvre. Mon analyse, vis-à-vis de cette pensée, me permit de prendre position et d’accomplir le travail que l’on connaît en affirmant – qu’en ce qui me concerne évidemment – l’autonomie de l’œuvre d’art était un leurre et n’existait pas en ce qui concerne mon propre travail. Bien entendu, je pense que l’autonomie de l’œuvre d’art n’existe jamais, nulle part, mais je ne m’aventurerai pas sur ce terrain aujourd’hui! J’ajouterai que le musée, lorsqu’il œuvre de façon parfaite – ce qui est plutôt rare – peut arriver à créer l’illusion que les œuvres exposées sont réellement autonomes. Dans tous les cas de figure, que ce soit ou non réussi, c’est toujours ce qu’il tente de faire. L’un, bien que caché, de ses buts assignés. Aucune œuvre n’est autonome Dans la rue, le problème ne se pose même plus. Aucune œuvre n’est autonome. Tout ce qui s’expose à l’air libre dépend de cet air – d’autant plus qu’en ce qui concerne la ville, il s’agit d’un air pollué à plusieurs titres.

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Page 1: Daniel Buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter?

Daniel Buren, À forc e de des c endre dans la rue , l ’ar t peut - i l en f in y monter? (Sens&Tonka, 2004)

La rue n’est pas un terrain conquis

C’est pourquoi, l’attitude à la fois originale, marginale, solitaire que l’artiste occidental s’est forgée à la suite d’une tradition culturelle plus que centenaire doit être remise en question, par l’artiste lui-même, s’il veut descendre dans la rue. Ce qu’il peut se permettre dans un système de connivences (le musée) même lorsque ce domaine lui est hostile, devient beaucoup moins évident dans un système non préparé (la rue) quand bien même d’aucuns le soutiendraient.

Sortir les œuvres du musée pour les installer sur la place publique, lieu pour lequel elles n’ont pas été faites ou bien, plus grave encore, se conduire dans la rue avec le même type de liberté que celle dont on peut bénéficier à l’intérieur du musée et sous sa protection, me semble être une attitude non seulement vouée à l’échec immédiat mais de plus être complètement régressive, incohérente et pathologique de la part de l’artiste. La rue n’est pas un terrain conquis. Au mieux, un terrain à conquérir et pour se faire il faut d’autres armes que celles forgées depuis un siècle dans l’habitude parfois complaisante du Musée.

(…)

Dans le musée on est immédiatement et automatiquement confronté, spirituellement, culturellement et sensiblement, à la beauté. Dans la rue, contexte diamétralement opposé, c’est la laideur qui nous guette à chaque pas.

Si là résidait la seule différence entre l’œuvre d’art dans le musée et l’œuvre d’art dans la rue, elle suffirait déjà à faire comprendre à ceux qui abordent ces deux domaines, pourquoi leur attitude ne peut absolument pas être la même, dans l’une et dans l’autre situation.

(…)

Alors que l’œuvre peut, dans le musée, s’imposer par sa seule présence, nettoyée de tous parasites excessifs, elle doit s’imposer dehors, au milieu d’une pollution visuelle extravagante. Cet encombrement visuel existe dans la rue dans tous les cas de figure. Il est plus ou moins intensif et, d’un extrême à l’autre, il peut aller de l’écrin architectural le plus attractif au désastre postmoderne international encombré de publicités, fort courant de nos jours, quand ce n’est pas le bâtiment lui-même qui vient tenter d’imiter la publicité!

(…)

L’autonomie de l’œuvre

Cette différentiation des lieux (leurs aspects formels comme leurs valeurs d’usages) entre le musée et la rue nous amène à l’un des problèmes qui m’intéresse depuis fort longtemps et qui est celui de l’autonomie de l’œuvre. Ces deux environnements contradictoires nous indiquent fort clairement ce qu’il en est réellement de l’autonomie des œuvres. Si le discours – dominant en Occident – sur la défense et l’excellence de l’autonomie des œuvres d’art peut éventuellement se défendre dans l’espace muséal, espace quasi exclusif où se déroule l’histoire de l’art du XXe siècle (autonomie que je tente de mettre en question depuis 1967, date à laquelle j’ai pris conscience de l’importance primordiale du lieu), il est un espace où une telle philosophie devient totalement absurde, c’est l’espace urbain.

L’autonomie dans le musée est, lorsqu’elle semble exister, créée de toutes pièces grâce à l’isolement dont chaque œuvre s’entoure. C’est cet artifice que je tente de dévoiler. J’essaye de comprendre et de faire comprendre ce qu’il en est exactement de la réalité des espaces muséaux, de démontrer, petit à petit, pourquoi ils ne sont pas neutres et comment, par exemple, leurs artifices architecturaux expliquent et renforcent le discours dominant sur la défense de l’autonomie de l’œuvre.

Mon analyse, vis-à-vis de cette pensée, me permit de prendre position et d’accomplir le travail que l’on connaît en affirmant – qu’en ce qui me concerne évidemment – l’autonomie de l’œuvre d’art était un leurre et n’existait pas en ce qui concerne mon propre travail. Bien entendu, je pense que l’autonomie de l’œuvre d’art n’existe jamais, nulle part, mais je ne m’aventurerai pas sur ce terrain aujourd’hui!

J’ajouterai que le musée, lorsqu’il œuvre de façon parfaite – ce qui est plutôt rare – peut arriver à créer l’illusion que les œuvres exposées sont réellement autonomes. Dans tous les cas de figure, que ce soit ou non réussi, c’est toujours ce qu’il tente de faire. L’un, bien que caché, de ses buts assignés.

Aucune œuvre n’est autonome

Dans la rue, le problème ne se pose même plus. Aucune œuvre n’est autonome. Tout ce qui s’expose à l’air libre dépend de cet air – d’autant plus qu’en ce qui concerne la ville, il s’agit d’un air pollué à plusieurs titres.

Page 2: Daniel Buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter?

Ce qui est intéressant avec cette notion c’est que ceux qui la défendent peuvent évidemment donner tort à tout mon travail tant qu’ils restent dans le musée. S’ils tentent d’en sortir en revanche, il faudra alors pour le moins qu’ils révisent leur position ou bien qu’ils ne s’y montrent jamais.

À mes yeux, l’espace public a, parmi ses vertus, celle de réduire à néant toutes velléités d’une autonomie quelconque de l’œuvre qui s’y expose. Fini l’isolement de l’œuvre, il faut accepter l’hétérogénéité d’un ensemble. Dans le meilleur des cas, le musée promeut le chef-d’œuvre de beauté pure. Dans le meilleur des cas, la plus belle œuvre d’art dans la rue, sur une place, ne peut être qu’un chef-d’œuvre métisse. De l’accord ou du désaccord de tous les éléments de cet ensemble, émergera la qualité de l’œuvre en question. Pas de l’œuvre seule, aussi belle soit-elle.

La splendeur de la place de la Concorde n’est certainement pas due aux hiéroglyphes somptueux qui se trouvent gravés sur l’obélisque, mais bien au placement sublime de cette aiguille quadrangulaire plantée au beau milieu d’un espace majestueux qu’elle ponctue ainsi superbement lui donnant de toute évidence, le relief et le génie qui lui manquait. Exemple parfait dans sa réussite, d’un objet double devenu unique et qui n’a jamais été fait pour être ainsi situé (comme toute la statuaire ou presque), qui possède en plus une histoire et un sens à tout jamais étrangers au lieu qu’il occupe aujourd’hui et pourtant qui, en tant qu’objet, le transforme complètement tout autant que, son sens premier ayant complètement disparu, l’environnement actuel le transforme à son tour.

Pour ces raisons aussi, dans l’espace public, c’est une nouvelle histoire qui doit s’écrire. Dans tous les cas, il faut se poser et tenter de résoudre les problèmes posés par l’environnement architectural (existant ou devant exister) par rapport à l’œuvre considérée que l’on veut y intégrer. L’œuvre quelle qu’elle soit, fait alors partie d’un tout et n’est plus, comme dans le musée, au-dessus de tout. Par ailleurs, l’étude de cet environnement et son état, forcent de façon totalement consciente cette fois-ci, à se poser à nouveau a priori – et non a posteriori – la question et le sens de la notion de beauté, aujourd’hui, dans l’espace public.

L’usure du regard

Enfin, l’étude de cet environnement oblige à être conscient, de l’usure du regard que toutes les œuvres dans l’espace urbain subissent.

Cette usure est, elle aussi, sans commune mesure avec celle qui peut exister également dans le musée. Pour y pallier d’ailleurs, il n’est pas rare que les œuvres faisant partie d’une collection permanente voyagent d’une salle à l’autre, d’année en année, suivant les décisions prises par les conservateurs de musées qui connaissent très bien ce problème et rompent ainsi la possible accoutumance à laquelle les visiteurs assidus pourraient succomber.

Rien de tel dans la rue. D’abord l’attention du piéton moyen à regarder ce qui l’entoure dans la rue est beaucoup moins vive que celle à laquelle on peut s’attendre d’un visiteur attentif moyen dans le musée. Il n’est généralement pas dans la rue pour contempler mais bien pour se rendre, le plus rapidement possible, d’un point à un autre. De plus, il utilise son regard et ses sens en priorité pour tenter d’éviter les dangers multiples et variés qui le guettent à chaque pas. Ensuite, si le piéton en question passe chaque jour par les mêmes endroits pour se rendre à son travail par exemple, en dehors de l’attention plus ou moins vive dont il est coutumier, il est certain qu’à force de passer exactement toujours par le même chemin, son attitude par rapport aux choses qui le jalonnent sera plutôt celle de l’indifférence.

D’ailleurs, est-ce que les gardiens de musée ne sont pas victimes eux aussi de l’usure du regard qui les assaille, due à l’habitude de voir des centaines de fois par jours en passant, voire en s’asseyant des heures durant toujours devant les mêmes œuvres?

Cela dit, cette usure est certainement plus rapide dans la rue car elle est accentuée par le bombardement visuel hétéroclite constant subi par le piéton lequel, pour ne pas se laisser complètement distraire de la raison de sa présence dans la rue, doit faire une sélection nécessaire d’où une foule d’objets, de signaux, d’architectures, de mobiliers urbains vont disparaître de son esprit, pour autant qu’ils ne fonctionnent pas comme repères dans son parcours. On peut mesurer l’usure du regard par rapport aux choses que l’on voit chaque jour et parfois plusieurs fois par jour, lorsque, parmi ces choses de la ville, une œuvre d’art par exemple ou un lampadaire, soudainement disparaît, est ôté. On remarque alors et au mieux, que quelque chose de familier n’est plus là, mais peu de gens, parmi les milliers à fréquenter le lieu quotidiennement, seront capables de dire quel objet a disparu et de le décrire. On sait pertinemment qu’il y avait là quelque chose d’une certaine forme, mais laquelle? Son contenu a disparu. C’est l’usure du regard.

C’est cette même usure, extrêmement pernicieuse, qui permet que l’on s’habitue aux pires laideurs et autres incongruités visuelles qui envahissent les villes et les campagnes. C’est cette usure visuelle qui entraîne paresse de la réflexion et accoutumance au médiocre, voire au vulgaire et qui rend furieux ceux qui s’insurgent contre toute intrusion vraiment nouvelle de l’œuvre d’art dans la ville.

Peut-être ont-ils peur que cela les réveille?

Pire encore, peut-être ont-ils vraiment peur que cela ne réveille ceux qu’ils ont pour mission d’endormir!