contes et romans pour enfants la traduction parfaite une

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Contes et romans pour enfants la traduction parfaite une utopie ? par Jacqueline Guillemin-Flescher maître assistante d'anglais à l'Université de Paris VII Cette intervention a été présentée au cours des stages organisés par la Joie par les livres à Vaugrigneuse en mai 1976. Le livre pour enfants pose-t-il des pro- blèmes particuliers au niveau de la traduc- tion ? En effet, la transposition d'une lan- gue dans l'autre se double alors, pour le traducteur, d'une autre opération : la tra- duction à l'intérieur même de sa propre langue, c'est-à-dire le passage du langage adulte dans un langage pour enfants. Or il semble que la distinction n'est pas tou- jours faite. On voit bien sur quel plan se situent les différences les plus évidentes, le plan du vocabulaire — éviter les mots trop abstraits et les mots trop recherchés ou trop difficiles ; les deux notions se re- coupent d'ailleurs en partie, mais pas tou- jours. Mais le plus difficile concerne la syntaxe. On rencontre souvent dans les livres pour enfants, même lorsque dans l'ensemble le langage est assez simple, des glissements dans un langage trop complexe ; c'est ce qui choque dans beau- coup de traductions. En quoi consiste le langage simple ? Je crois qu'il dépend d'abord d'un certain rapport avec la réalité décrite, qui, dans ce cas, est une réalité imaginaire mais qui existe néanmoins ; dans un roman, qu'il soit pour enfants ou non, cette réalité n'existe qu'à partir du langage qui la crée, il n'y a donc pas de point de référence immédiate. Pour que le langage soit simple, il doit reproduire de la façon la plus di- recte et la plus concrète possible la réalité qui est exprimée ; les deux vont d'ailleurs ensemble. Or, en français, on a tendance à s'écarter de cette expression immédiate qui consiste en gros à se rapprocher le plus possible de phrases qui suivent le « schéma canonique » : sujet, verbe, objet (on n'em- ploie plus les mêmes termes maintenant), d'une proposition principale complète. Dans les livres anglais pour enfants (compte tenu évidemment de l'âge auquel le livre est destiné), les phrases sont souvent des propositions indépendantes ; c'est ce qui crée ce langage immédiat, qui respecte la chronologie des événements. Ce qui est dangereux, c'est la multiplication des pro- positions subordonnées, en particulier lors- qu'elles sont placées avant la proposition principale, ou imbriquées à l'intérieur mê- me de cette proposition. Lorsqu'elles vien- nent après, c'est moins gênant ; et cela s'explique par le fait que la proposition principale établit la situation dominante. Le reste, si on l'analyse de près, ce sont des espèces de parenthèses réflexives, qui constituent non pas une expression immé- diate des événements, mais un commen- taire sur ces événements ; on arrive ainsi à un niveau d'abstraction qui dépasse rapi- dement la compréhension d'un enfant. Evi- demment on ne peut écrire uniquement en propositions principales. Mais il faut ré- duire le plus possible les éléments adjoints et les insérer dans un ordre qui ne disloque pas les propositions principales. Cela semble assez simple ; en fait ce qui gêne beaucoup en français — le problème n'est pas le même en anglais — c'est qu'il s'est imposé dans la langue des habitudes de langage très écrit, élaboré, recherché, et pas seulement dans la littérature, si bien qu'on n'arrive plus toujours à distinguer un langage simple d'un langage inaccessi- ble. il

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Contes et romans pour enfants

la traduction parfaiteune utopie ?

par Jacqueline Guillemin-Fleschermaître assistante d'anglais à l'Université de Paris VII

Cette intervention a été présentéeau cours des stages organisés par la Joie par les livres

à Vaugrigneuse en mai 1976.

Le livre pour enfants pose-t-il des pro-blèmes particuliers au niveau de la traduc-tion ? En effet, la transposition d'une lan-gue dans l'autre se double alors, pour letraducteur, d'une autre opération : la tra-duction à l'intérieur même de sa proprelangue, c'est-à-dire le passage du langageadulte dans un langage pour enfants. Oril semble que la distinction n'est pas tou-jours faite. On voit bien sur quel plan sesituent les différences les plus évidentes, leplan du vocabulaire — éviter les motstrop abstraits et les mots trop recherchésou trop difficiles ; les deux notions se re-coupent d'ailleurs en partie, mais pas tou-jours. Mais le plus difficile concerne lasyntaxe. On rencontre souvent dans leslivres pour enfants, même lorsque dansl'ensemble le langage est assez simple,des glissements dans un langage tropcomplexe ; c'est ce qui choque dans beau-coup de traductions.

En quoi consiste le langage simple ? Jecrois qu'il dépend d'abord d'un certainrapport avec la réalité décrite, qui, dansce cas, est une réalité imaginaire mais quiexiste néanmoins ; dans un roman, qu'ilsoit pour enfants ou non, cette réalitén'existe qu'à partir du langage qui la crée,il n'y a donc pas de point de référenceimmédiate. Pour que le langage soit simple,il doit reproduire de la façon la plus di-recte et la plus concrète possible la réalitéqui est exprimée ; les deux vont d'ailleursensemble. Or, en français, on a tendanceà s'écarter de cette expression immédiatequi consiste en gros à se rapprocher le pluspossible de phrases qui suivent le « schéma

canonique » : sujet, verbe, objet (on n'em-ploie plus les mêmes termes maintenant),d'une proposition principale complète.Dans les livres anglais pour enfants (comptetenu évidemment de l'âge auquel le livreest destiné), les phrases sont souvent despropositions indépendantes ; c'est ce quicrée ce langage immédiat, qui respecte lachronologie des événements. Ce qui estdangereux, c'est la multiplication des pro-positions subordonnées, en particulier lors-qu'elles sont placées avant la propositionprincipale, ou imbriquées à l'intérieur mê-me de cette proposition. Lorsqu'elles vien-nent après, c'est moins gênant ; et celas'explique par le fait que la propositionprincipale établit la situation dominante.Le reste, si on l'analyse de près, ce sontdes espèces de parenthèses réflexives, quiconstituent non pas une expression immé-diate des événements, mais un commen-taire sur ces événements ; on arrive ainsià un niveau d'abstraction qui dépasse rapi-dement la compréhension d'un enfant. Evi-demment on ne peut écrire uniquement enpropositions principales. Mais il faut ré-duire le plus possible les éléments adjointset les insérer dans un ordre qui ne disloquepas les propositions principales.

Cela semble assez simple ; en fait ce quigêne beaucoup en français — le problèmen'est pas le même en anglais — c'est qu'ils'est imposé dans la langue des habitudesde langage très écrit, élaboré, recherché,et pas seulement dans la littérature, si bienqu'on n'arrive plus toujours à distinguerun langage simple d'un langage inaccessi-ble.

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Je prends un exemple, hors du domainelittéraire. On trouve sur des boîtes de bis-cottes une structure syntaxique de ce gen-re : « Pour beurrer, sans les briser, vostranches de biscottes, mettez trois tranchesl'une sur l'autre. »

La situation dominante ne peut pas êtreidentifiée tout de suite parce que la princi-pale est précédée d'une antéposition.

Pour prendre un exemple encore plussimple, devant un supermarché j'ai vu l'af-fiche suivante : « Vous pouvez, en sortant,laisser ici votre chariot. » Dans un schémacanonique, vous auriez : « Vous pouvezlaisser votre chariot ici en sortant. » « Ensortant » n'est pas l'élément importantétant donné que c'est forcément en sortantqu'on laisse le chariot. Or, « en sortant »est mis en relief dans la phrase. On trouvetrès souvent ce schéma syntaxique dans leslivres pour enfants ; on ne s'en aperçoitplus, tellement ces structures sont passéesdans la langue. En fait, pour comprendretout de suite ce qui se passe, il faut pro-céder à une sorte de retraduction afin deposer les éléments dans l'ordre où ils seprésentent.

Cet exercice de reconstruction se faitautomatiquement. Je prends la pressecomme exemple ; il arrive qu'en lisant LeMonde, on ait à relire trois fois certainesphrases avant d'en saisir l'agencement.C'est peut-être un cas extrême, et il estassez rare qu'on trouve des schémas aussicompliqués dans la littérature enfantine,mais cela pose quand même un problème.

Vendredi, des adultes aux enfants

J'ai essayé, pour cerner de plus près lesdifférences entre langage adulte et langageenfantin, d'examiner l'adaptation qu'a faiteMichel Tournier de son livre Vendredi oules limbes du Pacifique, sous le titre Ven-dredi ou la vie sauvage. C'est un texteintéressant, car le style de la version pouradultes est particulièrement travaillé. Voiciquelques exemples.

Dans le premier paragraphe : « Une va-gue déferla, courut sur la grève humide etlécha les pieds de Robinson qui gisait facecontre sable. » La phrase devient, dansl'édition pour enfants : « Une vague déferlasur la grève mouillée et vint lui lécher les

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pieds. » La proposition relative est suppri-mée et le vocabulaire modifié. On auraitpu également remplacer « grève » par« plage ». Deuxième phrase : « Des mouet-tes noires et blanches tournoyaient en gé-missant dans le ciel céruléen où une trameblanchâtre qui s'effilochait vers le Levantétait tout ce qui restait de la tempête de laveille », rendu par : « Des mouettes noireset blanches tournoyaient dans le ciel rede-venu bleu après la tempête. » II y a là uneimportante contraction ; nouvelle suppres-sion de la proposition relative et du voca-bulaire tel que « céruléen ». Plus loin :« Robinson fit un effort pour s'asseoir etéprouva aussitôt une douleur fulgurante àl'épaule gauche » devient : « Robinsons'assit avec effort et ressentit une vive dou-leur à l'épaule gauche » ; « fulgurante »est transposé en « vive » ; la transpositiondu début de la phrase : « s'assit avec ef-fort » au lieu de « fit un effort pour s'as-seoir » est subtile. Comme dans d'autresphrases le chaînon qui exprime la relationexplicative est supprimé. Ainsi presquetous les « pour », « parce que », « donc »disparaissent au profit d'une coordinationou d'un découpage en plusieurs phrases.

Autre exemple : « La grève était jonchéede poissons éventrés, de crustacés fracturéset de touffes de varech brunâtre, telles qu'iln'en existe qu'à une certaine profondeur. »Tout le vocabulaire a été remanié : « grè-ve » remplacé par « plage », « poissonséventrés » par poissons morts », « crusta-cés fracturés » par « coquillages brisés »,« touffes de varech brunâtre » par « alguesnoires ». Ensuite : « telles qu'il n'en existequ'à une certaine profondeur. » Vous avezlà une opération abstraite : le renvoi à unevérité générale, qui est incompatible avecle langage pour enfants. Voici la phrase dela version enfantine : « La plage était jon-chée de poissons morts, de coquillages bri-sés et d'algues noires rejetés par les flots. »

Dans la phrase suivante, suppression en-core d'une relative, « qui s'avançait dansla mer », et d'une comparaison, « et sem-blait s'y prolonger ». Enfin, dernière phra-se un peu plus complexe : « C'était là, àdeux encablures environ, que se dressait,au milieu des brisants, la silhouette tragi-que et ridicule de La Virginie, dont lesmâts mutilés et les haubans flottant dans

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le vent clamaient silencieusement la dé-tresse. » Dans l'édition enfantine, la phra-se est devenue : « C'était là que se dressaitla silhouette de La Virginie, avec ses mâtsarrachés et ses cordages flottant dans levent. » II y a évidemment une grande con-traction, contraction en particulier des élé-ments adjoints tels que « au milieu desbrisants ».

Il faut faire une distinction entre lessubordonnées qui interrompent le dérou-lement du récit, et les subordonnées tem-porelles, qui ont pratiquement le mêmestatut qu'une proposition principale. Lesautres types de subordonnées constituentdes parenthèses réflexives. L'auteur a sup-primé également « clamaient silencieuse-ment la détresse », vocabulaire assez re-cherché et abstrait. Changement moinsévident, mais intéressant, le remplacementde « dont les mâts », etc. par « avec sesmâts » ; « dont » dissocie la suite de laphrase de la proposition principale et luidonne un statut autonome alors que« avec » la rattache et en fait en quelquesorte une partie intégrante de cette propo-sition.

Lorsqu'on traduit du français en anglais,on rattache très souvent ces propositionssubordonnées à la principale soit par lapréposition « avec », soit par une formeverbale qui joue le même rôle, c'est-à-direla forme en -ing. En anglais, cette formeverbale peut constituer le complément duverbe principal, ce qui n'est pas le cas enfrançais. Il y a là un problème intrinsèqueà la langue.

Autre transposition intéressante : lesmâts et les haubans ont été remplacés par« ses mâts » ; l'adjectif possessif permet dedéterminer la relation entre deux élémentset de particulariser l'élément mis en rela-tion. La ponctuation est beaucoup moinsmarquée dans la deuxième version quedans la première, et ceci aussi joue un rôleimportant, car la suppression de virgules,par exemple, permet d'intégrer les élémentsadjoints à la proposition principale.

Pour conclure, on s'aperçoit qu'en pas-sant du langage pour adulte au langagepour enfant, on abandonne les subordon-nées, les imbrications, les chaînons expli-catifs, qui sont remplacés par des coordi-nations. Tous les termes de comparaison,

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qu'ils soient d'ordre verbal ou non, « com-me », « semblait », « tel que », etc., ainsique tout ce qui introduit une réflexion, parexemple : « Robinson se rappela que laplupart », etc. « il comprenait maintenantque » ; les verbes comprendre, rappeler,qui renvoient à une réalité extérieure àl'événement présenté ; tout ceci est égale-ment supprimé.

Ces transpositions rendent assez comptedes distinctions qui sont à faire entre lan-gage pour enfants et langage adulte. Mal-heureusement, ces distinctions ne sont pastoujours faites, et l'on s'aperçoit, en lisantles traductions de livres anglais qui sontécrits dans un langage immédiat et simple,qu'en français, très vite le langage secomplique.

Traduire Alice

Je prendrai comme premier exemple latraduction la plus connue d'Alice au paysdes merveilles, généralement jugée la meil-leure — certains libraires n'en n'ont pasd'autre — c'est la traduction d'Henri Pa-risot. Je me suis parfois demandé à quelscritères elle avait été soumise. C'est effec-tivement une traduction extrêmement élé-gante, écrite dans un français très travaillémais, quand on l'analyse de près, elle nesemble pas adaptée aux enfants. Je n'aipas moi-même fait l'expérience de la lireà un enfant, mais certains passages me rap-pellent une histoire que j'avais lue à unpetit garçon et dont il avait fallu retraduiretoutes les phrases parce que ni la syntaxeni le vocabulaire n'étaient accessibles. Aliceest évidemment un cas limite ; il est re-connu que des problèmes de contexte socio-culturel rendent ce livre difficile. Maisdans le langage, on peut distinguer ce quirelève du « nonsense » à proprement par-ler, et ce qui appartient au récit et audialogue. Or, même dans le récit et ledialogue, les phrases sont souvent trèscomplexes.

Voici une phrase en anglais : Alice wasnot a bit hurt, and she jumped up on toher feet in a moment: she looked up, butit was ail dark over-head: before her wasanother long passage, and the White Rab-bitt was still in sight, hurrying down it.C'est, en fait, une série de propositions

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principales, avec un point virgule, maissurtout, des coordinations : and et but.Voici le texte français : « Alice, qui nes'était pas fait le moindre mal, se remit surpied tout aussitôt. Elle leva la tête pourporter ses regards vers le haut, mais au-dessus d'elle il faisait tout noir, devant elleil y avait derechef un long couloir et lelapin blanc descendait ce couloir, ventre àterre. » En français la différence entre lesdeux textes est assez frappante ; le choixdu vocabulaire de même que l'agencementsyntaxique, appartiennent à un langage très« écrit ». En anglais, ils sont d'une extrêmesimplicité. Essayons d'analyser la phrase :« Alice », ensuite parenthèse « qui ne s'étaitpas fait le moindre mal », c'est une espècede réflexion sur ce qui va se passer, « seremit sur pied aussitôt ». Voilà déjà uneimbrication — une des structures dont ilétait question tout à l'heure. Ensuite : « elleleva la tête pour porter ses regards versle haut ». On atteint ici à un degréd'abstraction qui paraît peu adapté au lan-gage enfantin : on retrouve également danstoute la traduction des expressions recher-chées telles que : derechef, etc.

Je ne sais si l'on connaît des réactionsd'enfants devant ce livre. J'ai moi-mêmeinterrogé un groupe d'enfants en Améri-

Dessin de Tenniel.

que, sur le texte anglais, et je me suis aper-çue qu'il passait très bien, et tout particu-lièrement chez les enfants de moins detreize ans. En dessous de treize ans ilstrouvaient l'histoire « farfelue » mais amu-sante ; ils jugeaient toujours en fonctionde l'imagination alors qu'au-dessus detreize ans ils avaient tendance à trouverque tout cela était stupide et manquait deréalisme. La coupure était très nette à cetâge. C'est à partir de cette constatation-làque je me suis interrogée sur la versionfrançaise de Parisot.

Autre exemple. Ici, les propositionsprincipales sont prolongées par une sériede formes verbales en -ing. « Hère! » criedAlice, quite forgetting in the flurry oj themoment how large she had grown in thelast few minutes, and she jumped up insuch a hurry that she tipped over the jury-box with the edge of her skirt, upsettingail the jurymen on to the heads oj thecrowd below and there they lay sprawlingabout, reminding her very much oj a globeoj goldfish she had accidentally upset theweek bejore. Voici le texte français :«"Présente!" répondit Alice, qui, dansl'émoi causé par ce qu'elle venait de voiret d'entendre, oublia tout à fait combienelle avait grandi au cours des dernièresminutes et qui se leva de manière si brus-que qu'avec l'ourlet de sa jupe elle fitbasculer le banc des jurés, culbutant cesderniers sur la tête de ceux des assistantsqui se trouvaient placés au-dessous d'euxet au milieu desquels ils se mirent à gigo-ter désespérément, lui rappelant beaucouples hôtes du bocal à poissons rouges qu'elleavait accidentellement renversé la semaineprécédente. »

II y a là toute une cascade de relatives,« qui », « que », « desquels », et il devienttrès difficile dans une phrase structurée decette façon d'identifier la situation princi-pale. La mise en relief d'éléments succes-sifs fait perdre de vue l'élément dominant.Déjà pour un adulte il n'est pas facile desaisir la chronologie des faits. C'est uneexplication plus qu'une simple présentationdes événements. Aux relatives, imbrica-tions, inversions, s'ajoute très souvent uneexplication qui ne se trouve pas dans laversion originale. Tout ceci semble beau-

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coup trop complexe pour être accessibleà un enfant.

C'est encore plus grave lorsqu'il s'agitdu dialogue, non seulement parce qu'onn'a pas du tout l'impression que c'est unenfant qui parle, mais parce que c'est unlangage très écrit qui est à l'opposé d'unlangage de communication.

Voici un exemple en anglais : Look onthe branch above your head... and thereyou'll find a Snap-dragon-jly. L'injonc-tion : Look, suppose un langage très direct,une syntaxe contractée où les subordon-nées et les éléments adjoints sont réduitsau minimum. Or ce n'est pas le cas dansla traduction : « Regarde la branche qui setrouve là-haut au-dessus de ta tête. » En-core un exemple : / didn't know that Che-shirecats always grinned... I don't know ofany that do. En français : « J'ignorais queles chats du Cheshire sourissent continuel-lement... Je ne savais pas qu'il y eût aumonde un seul chat doué de cette faculté. »J'imagine assez mal un enfant lisant cettephrase, même à l'époque victorienne.

Le traducteur ne fait pas la différence,dans le langage ô? Alice au pays des mer-veilles, entre la simplicité et la complexité.Tout un aspect du langage est effective-ment complexe et pourtant n'apparaît pasvraiment comme tel aux enfants, tout sim-plement parce que dans ce langage du« nonsense », une structure extérieure restepour eux reconnaissable. C'est ce que m'adit un enfant de douze ans que j'ai inter-rogé sur le poème Jabberwocky ; je lui aidemandé ce qu'il en pensait et j'ai essayéd'orienter sa réponse sur le langage : Thewords sound and are spelt like normalwords in English but the poem is imagi-nary in its physical language*, m'a-t-ildit ; il entendait sans doute par là que lasonorité et l'orthographe des mots sontcelles de l'anglais, mais la référence estimaginaire ; il avait très bien fait la dis-tinction entre les deux.

Il est différents moyens de créer le lan-gage arbitraire. Dans Alice, un mot estsouvent compris dans son acception litté-rale, alors que le locuteur l'entendait autre-

ment, de sorte que la conversation partconstamment dans une nouvelle direction.Il y a toute une fantaisie qui naît du lan-gage. Il est évidemment très difficile detransposer ces procédés dans une autrelangue et l'on ne peut pas tout à fait cri-tiquer les traducteurs qui n'y ont pas réussi.

* Cité in « The Language of nonsense in Alice »,in The Child's part, Y aie French Studies, n" 43,1969.

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Le chat du Cheshire, par Tenniel.

Souvent les traducteurs sont arrivés à re-produire des jeux de mots extrêmementélégants, spirituels, mais qui perdent com-plètement de vue la matière même dont estcréé cet univers arbitraire ; or c'est ununivers très concret. Dans La traversée dumiroir par exemple, en partant d'uneconversation de ce genre, on crée un in-secte à partir des plats qui sont servis aurepas de Noël en Angleterre. Il aurait fallutrouver un autre domaine aussi concretpour qu'il n'y ait pas dissociation totaleentre cette réalité familière et l'arbitrairedu langage qui prolifère et crée lui-mêmetoutes ces images.

Personnellement, je ne pense pas que latraduction de Parisot soit une réussite sielle s'adresse à des enfants. C'est pourquoiil conviendrait, lorsqu'on parle de cettetraduction d'Alice au pays des merveilles,de définir les critères selon lesquels on lajuge.

Le petit Grégoire, de Ruiner Godden

Je voudrais maintenant prendre uneœuvre beaucoup plus facile, Le petit Gré-goire et l'icône russe, de Rumer Godden(G.P., Dauphine). que j'ai examinée deprès en relevant tout ce qui m'a semblémal traduit. C'est encore une fois unequestion de vocabulaire, de structures

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abstraites ou recherchées qui se glissent iciet là dans le texte.

Voici, dès la première page, quelquesexemples d'abstractions : « Les enfants sedésolaient à la pensée que Martha n'étaitpas heureuse. » En anglais, nous avionsThe children didn't like it that Martha wassad, ce qui est admirable car même enanglais c'est déjà une certaine façon devioler le langage. On dirait normalement :The children didn't like the fact that Mar-tha was sad, mais cette contraction rendle langage très immédiat : elle fait penserau monologue de Benjy dans le roman deFaulkner The sound and the jury. La per-ception enfantine de l'idiot se traduit pardes schémas syntaxiques analogues : exem-ple : / went back along the fence to wherethe flag was.

Toujours dans la première page : « II net'est jamais arrivé de regretter ton choixaprès coup ? » II aurait suffi de remplacerle substantif par un verbe. C'est le verbequi à la fois fait avancer le récit et donnele caractère immédiat. Mais il faut recon-naître que le problème est délicat en fran-çais du fait que certaines de ces contraintesstylistiques sont passées dans la langue.

Encore quelques exemples du mêmegenre : « quand Maman fit cette décou-verte », {When Mother discovered this) ;« nouer des relations d'amitié » pour makefriends ; on aurait très bien pu dire « sefaire des amis ». Des mots tels que « pri-vation », « immaculé », « médusé », « enrevanche », « famélique », « fourrageant »,« hormis », « la maisonnée », « elle parlaitun anglais hésitant » plutôt que « elle par-lait l'anglais avec difficulté » qui semble-rait plus simple ; des expressions de cegenre paraissent un peu trop recherchées.

Du point de vue de la syntaxe, on re-marque à nouveau des appositions : « Gré-goire l'avait trouvé un jour, minuscule cha-ton famélique fourrageant dans une pou-belle. » En revanche, la traductrice a sou-vent gardé les structures anglaises là oùil aurait fallu les éliminer. Il y a parfoisdeux qualificatifs, soit un adverbe et unadjectif, soit deux adjectifs ; en anglais,l'un des deux qualifie l'autre et lui estsubordonné, en français par contre, chacuna son sens plein ce qui rend une traduction

littérale difficile : « des mots plutôt tropriches », « c'était indiciblement merveil-leux » (en anglais : inexpressively lovely).De temps en temps, la traductrice inter-vient, en interposant un commentaire entrele récit et le lecteur ; elle introduit parexemple une négation qui n'est pas dansl'original : « non, Grégoire ne trouvait pascela agréable », alors qu'en anglais on asimplement : « Grégoire ne trouvait pascela agréable » ; l'histoire parle pour elle-même tandis qu'en français, l'appréciationdu traducteur intervient souvent dans lerécit.

Il faudrait signaler encore les problèmesde pronoms et de prépositions, parfois desrajouts : the fire shines, the saucepansshine... ; en français on a ajouté : « le feu/'éclaire, les casseroles /'éclairent » — ils'agit de la cuisine. Ce n'est pas très grave,mais je crois qu'il faut user modérémentdes pronoms. Dans les livres pour les toutpetits, on préfère souvent répéter un motplutôt que de le remplacer par un pronom.Effectivement le pronom est déjà un lan-gage allusif, qui renvoie à autre chose. Ilest beaucoup plus difficile de faire passerles répétitions en français qu'en anglais, oùelles ne sont pas considérées comme unefaute de style. On a tellement pris l'habi-tude d'éliminer les répétitions qu'on modi-fie souvent le texte uniquement pour em-ployer un autre mot. Dans d'autres cas ona recours aux pronoms, mais lorsqu'ils sonttrop nombreux il devient parfois difficiled'identifier les personnages, surtout si lepronom ne renvoie pas immédiatement àce qui précède.

Une remarque encore — qu'on peutfaire dans Alice et ici — à propos du verbeintroducteur des dialogues : en anglais, ontrouve très souvent dans les dialogues shesaid ou she asked répétés tout le long dulivre ; Hemingway, par exemple, utilisesouvent ce schéma tout simple. En fran-çais, cela passe difficilement, non seule-ment parce au'on a l'habitude d'éviter lesrépétitions mais aussi parce que la formeverbale peut exprimer soit le présent, soitle passé et ne rend pas l'impression d'unesuccession dans le temps. Cependant, cer-tains verbes tels que « s'enquit », « répli-qua », « lança », « expliqua ». « question-

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na », « s'étonna », seraient à supprimer, etplus particulièrement « se réjouissait-elle »qui ne sont pas à proprement parler intro-ducteurs de dialogue. L'emploi du passésimple pose un autre problème. Bien quecette forme verbale soit moins courante enfrançais contemporain, on se rend comptequ'on ne peut pas l'exclure totalement. J'aimoi-même commis cette erreur avec desétudiants qui voulaient traduire un romanpour enfants, dont l'histoire est racontéepar un des protagonistes. Il s'adressed'abord de façon très directe au lecteur :« Je vais vous dire ce qui s'était passé. »Les étudiants qui voulaient traduire celivre m'avaient apporté un premier essai,écrit entièrement au passé simple ; on avaitl'impression que la communication directeavec le lecteur disparaissait totalement etje leur ai conseillé de tout mettre au passécomposé. Mais je n'avais pas lu la suite,qui est un récit dans le récit, où ils racon-tent vraiment leur histoire. Là le passécomposé ne passe plus du tout parce qu'iln'exprime pas nécessairement une actionrévolue. On peut difficilement en faire unusage systématique sauf dans des casextrêmes comme L'étranger de Camus, oùil est employé à des fins stylistiques. Laraison en est qu'il a un double statut,qu'on saisit mieux à partir de l'anglais : ilpeut en effet traduire soit / got up at eighto'clock (je me suis levé à huit heures), soithe has closed the door ; dans un cas onexprime une action et dans l'autre l'étatqui en résulte. Il est difficile de rendre unesuite d'événements et de maintenir le dyna-misme du récit en adoptant le passé compo-sé d'un bout à l'autre du texte. Mais l'abusdu passé simple est également gênant ; ily a notamment des romans d'Agatha Chris-tie traduits en français, dont tous les per-sonnages « parlent au passé simple » ; évi-demment ça ne passe pas.

Ainsi les contraintes stylistiques qui sesont imposées en français posent un pro-blème. Dans la mesure où elles appartien-nent à un langage rhétorique, peu adaptéaux enfants, les respecter avec une tropgrande rigueur est un grave danger si onveut écrire ou traduire dans une langue quileur reste accessible.

J. G.-F.

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cinq miroirs pour Alice

Depuis la première traduction française,par Henri Bué, publiée chez Macmillan en1869, il a paru une bonne douzaine d'Aliceen français, sans compter les adaptations deWalt Disney et les condensés sous forme delivres d'images.

Parmi les éditions actuellement disponiblesen librairie, trois peuvent être recommandéesà des titres divers : la traduction d'André Bay,Bibliothèque Marabout, celle de Jacques Papychez Gallimard, coll. 1000 soleils et celled'Henri Parisot chez Flammarion, Grasset-jeunesse et dans la collection bilingue Aubier-Flammarion.

La première est sans doute la plus facile àlire, la seconde moins élégante, la troisièmeintéresse davantage les aînés par ses affinitésavec l'imaginaire surréaliste et les recherchesqu'elle suggère au niveau du langage.

Nous proposons ici cinq traductions dumême passage emprunté à La traversée dumiroir. Nous avons choisi celui auquel faitallusion Jacqueline Guillemin-Flescher : ladescription d'un insecte inventé par Carrollà partir des mets de Noël traditionnels enAngleterre.

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Une page du manuscrit d'Aliceavec un dessin de l'auteur.

Pour l'explication des jeux de mots, on lirales notes de Jacques Papy à la fin de sa tra-duction, chez Gallimard, et l'article très dé-taillé d'Henri Parisot « Pour franciser lesjeux de langage d'Alice », dans le Cahier del'Herne n° 17, 1971, consacré à Lewis Carroll.