romans et contes

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ROMANS ET CONTES

DE VOLTAIRE

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Du même auteurdans la même collection

DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE.HISTOIRE DE CHARLES XII.L*INGÉNU. LA PRINCESSE DE BABYLONE.LETTRES PHILOSOPHIQUES.MICROMÉGAS. ZADIG. CANDIDE.ROMANS ET CONTES.TRAITÉ SUR LA TOLÉRANCE.ZAÏRE. LE FANATISME ou MAHOMET LE PROPHÈTE.

NANINE ou L'HOMME SANS PRÉJUGÉ. LE CAFÉ ouL'ÉCOSSAISE.

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VOLTAIRE

ROMANSET

CONTES

Flammarion

Page 6: ROMANS ET CONTES

1966, GARNIER-FLAMMARION, Paris.ISBN 978-2-0807-0111-4

www.centrenationaldulivre.fr

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REPÈRES CHRONOLOGIQUES

1694 : Voltaire, de son nom de famille François-MarieArouet, naît à Paris.

1704 : Défaite des armées françaises à Hœchstaedt. Vol-taire entre au collège des jésuites de Louis-le-Grand.

1713 : Paix d'Utrecht. Voltaire à La Haye comme secré-taire de l'ambassadeur de France.

1715 : Mort de Louis XIV.1717 : Voltaire est enfermé pour onze mois à la Bastille.1718 : II remporte son premier grand succès avec Œdipe,

tragédie.1723 : II publie la première édition de la Henriade,

poème épique sur les guerres de religion et Henri IV.1726 : Bâtonné par ordre du chevalier de Rohan, il est

emprisonné à la Bastille, puis exilé en Angleterre.1728 : II rentre en France.1731 : Publie YHistoire de Charles XII.1732 : Succès triomphal de Zaïre, tragédie.1734 : Publie les Lettres philosophiques. Menacé d'arres-

tation, se réfugie à Cirey, en Champagne, chez sonamie Mme du Châtelet.

1736 : Début de la correspondance avec Frédéric, quideviendra roi de Prusse en 1740.

1737 : Les Eléments de la philosophie de Newton.1739 : Envoie à Frédéric le Voyage du baron de Gangan.1741 : Guerre de Succession d'Autriche.1743 : Entrée des frères d'Argenson, amis de Voltaire,

au ministère. Il accomplit une mission secrète à Berlin.

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1745 : Fontenoy. Mme de Pompadpur favorite. Voltairehistoriographe du roi : écrit l'Histoire de la guerre de1741. Publication dans le Mercure de. France des cha-pitres de V Essai sur les mœurs traitant de l'Orient.

1746 : Elu à l'Académie française.1747 : Juin : Memnony première version de Zadig.

Octobre : incident du jeu de la reine. Voltaire réfugiéà Sceaux écrit des contes pour la duchesse du Maine.

1748: S émir amis y tragédie. A la cour de Stanislas, àNancy. Paix d'Aix-la-Chapelle. Montesquieu : VEs-prit des lois.

1749 : Mort de Mme du Châtelet.1750 : Nommé chambellan de Frédéric II, Voltaire part

pour Berlin. Rousseau : Discours sur les sciences et lesarts.

1751 : Le Siècle de Louis XIV. Publication du tome Ide Y Encyclopédie.

1752 : Micromégas. Octobre-novembre : querelle avecMaupertuis, brouille avec Frédéric II.

1753 : Mars : Voltaire quitte la Prusse. Mai : séjour àGotha chez le duc et la duchesse. Juin : Voltaireretenu de force à Francfort par le résident du roi dePrusse. Août : en Alsace.

1755 : Voltaire aux Délices, près de Genève. Rousseau :Discours sur Vorigine de Vinégalité. Novembre : trem-blement de terre de Lisbonne.

1756 : Début de la guerre de Sept ans. Interventionde Voltaire en faveur de l'amiral anglais Byng. Essaisur les mœurs et Vesprit des nations.

1757 : Désastre français à Rossbach. Scandale de l'ar-ticle Genève de VEncyclopédie. Campagne contre lesphilosophes.

1758: Voltaire à Schwetzingen chez l'électeur palatin;lui lit Candide. Octobre-décembre : achète Ferney etTourney, en territoire français près de Genève. Rous-seau : Lettre sur les spectacles.

1759 ' Janvier-février : publication de Candide. Cam-pagne de pamphlets contre les ennemis des philo-sophes.

1760 : Voltaire recueille Mlle Corneille.

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REPÈRES CHRONOLOGIQUES 7

1761 : Rousseau : la Nouvelle Héloïse. Début du procèsdes jésuites au parlement de Paris.

1762 : Début de l'affaire Calas. Rousseau : Emile et leContrat social. Catherine II prend le pouvoir en Rus-sie.

1763 : Fin de la guerre de Sept ans : la France perd leCanada et l'Inde. Voltaire publie le Traité sur la tolé-rance.

1764 : Publication des Contes de Guillaume Vadé (leBlanc et le Noir, Jeannot et Colin), du Dictionnairephilosophique.

1765 : Réhabilitation de Calas. Pot-pourri.1766 : Le Philosophe ignorant. Supplice du chevalier de

La Barre, accusé d'impiété.1767 : L'Ingénu. Affaire Sirven.1768 : La Princesse de Babylone.1770 : Voltaire commence à publier les Questions sur

l'Encyclopédie (9 volumes). D'Holbach : le Système dela Nature.

1771 : Suppression des anciens parlements, création des« parlements Maupeou » : approbation de Voltaire.Acquittement définitif de Sirven.

1773 : Février-mars : Voltaire gravement malade.1774 : Publication du Taureau blanc. 10 mai : avènement

de Louis XVI; ministère de Turgot : Voltaire appuiepar une campagne de presse les réformes entreprises.Tente, mais en vain, d'obtenir la réhabilitation dujeune d'Etallonde, condamné pour impiété en mêmetemps que le chevalier de La Barre.

1775 : L'éditeur Cramer publie les Œuvres complètes :édition dite « encadrée », la dernière parue du vivantde Voltaire et sous son contrôle.

1776 : La Bible enfin expliquée.1778 : Retour de Voltaire à Paris : apothéose et mort

(30 mai 1778).

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VOLTAIRE CONTEUR

Voltaire conteur : quoi de plus naturel ? N'était-il pas,par son tempérament d'écrivain, prédestiné au genredu conte philosophique ? L'idée chez lui prend forme,couleur, mouvement; spontanément elle s'incarne en unefigure dotée d'une étincelle de vie.

Il faut pourtant résister à la fausse évidence d'uneconnaissance classée. Force est de constater que Vol-taire n'a découvert le conte que tardivement : à qua-rante-cinq ans, lui si précoce; c'est en 1739 seulementqu'il adresse à Frédéric de Prusse le premier qu'il aitécrit, le Voyage du baron de Gangan, archétype deMicromégas, dont le manuscrit ne nous est pas parvenu.On sait assez qu'il a placé ailleurs sa mise principaled'homme de lettres. Il a fait carrière au théâtre, comptantsur ses productions tragiques pour assurer son immor-talité. Il débute par une tragédie, Œdipe. Il meurt surune autre tragédie, Irène. Dans l'intervalle, il a donnéquelque cinquante pièces. Pièces aujourd'hui toutesinjouables, ou peu s'en faut. Cependant qu'il restevivant, voire actuel, par ces contes dont il parlait, avecun dédain non totalement affecté, comme de « bagatelles »,de « fadaises ».

Comment comprendre qu'un maître-écrivain ait puà tel point s'abuser ? Par quelle aberration a-t-il obsti-nément porté son meilleur effort à côté du genre quinous apparaît comme étant évidemment le sien ?

Assurément ce qui l'égaré, c'est le préjugé du genrenoble, servi par une redoutable aptitude à pasticher leschefs-d'œuvre. En lui un tour d'esprit scolaire a long-temps persisté. Pour qu'il atteignît l'âge du conte, il fallaitqu'il osât être lui-même. Ce qu'il obtient au terme d'unematuration, conjointement philosophique et Imaginative.

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Son premier essai, ce Baron de Gangan, mérite consi-dération. D'après ce que fait connaître l'échange delettres avec Frédéric, le héros du plus ancien conte vol-tairien fkt un voyageur céleste. Gangan atterrissait surnotre planète comme fera Micromégas. Mais Voltairedéjà, quelques années plus tôt, s'était donné une hypo-thèse analogue. Au début de son Traité de métaphysique(vers 1735), afin de découvrir l'homme en sa vérité, il semet en la place d'un être sidéral, touchant le sol terrestredans le pays des Cafres. Il aperçoit un éléphant, unsinge, un lion, un nègre. Il lui faut quelque temps pourreconnaître à l'animal humain une supériorité d'intel-ligence sur les autres.

En de telles fictions, l'origine du conte voltairien serévèle. Celui-ci naît d'une perspective plongeante surl'homme, suggérée par la philosophie newtonienne. Aucours des années 1730 et 1740, épris de l'univers gravi-tationnel, si grandiose en sa simplicité, Voltaire aimeparcourir en imagination le cosmos. Son valet Long-champ rapporte comment, par une nuit de grand froid,en rase campagne, attendant du secours à la suite d'unaccident de sa voiture, il contemplait, soulevé d'en-thousiasme poétique, les étoiles brillant de toutes parts.Il voguait en esprit dans l'immensité. Ainsi fera Zadig,dirigeant sa route sur les astres, « s'élançant jusque dansl'infini, et contemplant détaché de ses sens l'ordreinfini de l'univers ». Les êtres des contes apparaissentdans le mouvement de redescente : lorsque Zadig, reve-nant sur terre, « se figure les hommes tels qu'ils sont eneffet, des insectes se dévorant les uns les autres sur unpetit atome de boue »; lorsque Micromégas, s'armant deson diamant comme d'un microscope, discerne sur cetteflaque d'eau, la mer Baltique, un grouillement humain.

Un mode d'aperception aussi inusité détermine unephilosophie et un style. Les personnages du conte vol-tairien sont vus, non à hauteur d'homme, mais dans uneperspective diminuante. Les récits de Voltaire autresque Micromégas ne mentionneront plus le microscope;mais l'humanité continuera à ressembler à la « volée dephilosophes » que l'habitant de Sirius saisit dans leurbateau sur la Baltique : des fourmis fébriles s'agitant parsaccades, pensant, quand elles pensent, par idées courtes ;des trotte-menu, ou, comme il dira dans Candide, dessouris hantant la cale du grand vaisseau.

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Pour donner forme à ses imaginations, les modèles nefaisaient pas défaut.

Tout artiste sans doute invente à partir de ce que luilègue la tradition. La proposition vaut particulièrementpour Voltaire. Par fidélité aux classiques comme envertu d'habitudes remontant au collège, il se plaît àl'imitation des maîtres. Pourvu d'une culture littéraireencyclopédique, il sait où s'adresser parmi ceux quiavant lui ont narré pour divertir et enseigner. Il connaîtmal YHeptaméron de Marguerite de Navarre; mais il enlit et apprécie le modèle : le Décaméron de Boccace. Ilaime Rabelais. Certaines inventions du roman « gigan-tal » se retrouvent dans Micromégas. Il relit le vieuxmaître au moment où il écrit Candide. Parmi le fatrasqu'il lui reproche, il distingue les brefs récits conduitsavec une économie classique des moyens. Mais il voudra,quant à lui, donner équilibre et proportion non seule-ment à tel épisode, mais à l'ensemble.

Dès ses débuts, il a pratiqué des genres connexes : leconte en vers imité de La Fontaine, le dialogue philoso-phique à la manière de Fontenelle. La forme de l'entre-tien n'offre que trop de commodité au polémiste. Ilarrive que les interlocuteurs voltairiens, simplifiés àl'extrême, n'aient pour nom qu'une lettre : A, B, C...Parfois pourtant, à travers l'échange des répliques, uneaction s'ébauche. Inversement des contes commel'Homme aux quarante écus tendent à réduire la part del'affabulation au profit du dialogue.

Voltaire n'ignore pas, encore qu'il les méprise, lesfictions féeriques, allégoriques, fadement orientales, pro-diguées autour de lui par des conteurs au souffle court.Gomgan ou l'homme prodigieux transporté dans /'air, surla terre et sous les eaux (1711) est-il la « source » de sonGangan-Micromégas ? Il est sûr, en tout cas, que Scar-mentado et Candide empruntent quelque chose à l'obscurCosmopolite de Fougeret de Monbron. L'Orient vol-tairien, fantaisiste et libertin comme celui des Crébillon,Fromaget et autres, doit au moins aux connaissancesde l'historien de paraître moins conventionnel. Il n'estpas sans ressembler à la Perse des Lettres persanes. AMontesquieu qu'il n'aime pas Voltaire est redevable plusqu'il ne semble : le personnage du voyageur promenantsa raison ingénue à travers le monde absurde — ce typevoltairien — s'est d'abord nommé Usbek et Rica.

Voltaire s'est avisé, depuis son séjour à Londres, que

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les lettres françaises pouvaient se rajeunir au contactdes littératures étrangères. Il lit et relit, comme sescontemporains, les Mille et une Nuits traduites par Gal-land : l'art de soutenir l'intérêt, que Shéhérazade pra-tique avec tant de virtuosité, n'est pas étranger aux sur-prises et rebondissements de Zadig, de Candide, de laPrincesse de Babylone. Dans le même sens s'exercel'influence du Roland furieux. A l'Arioste Voltaireemprunte ses héroïnes vagabondes, ses héros chevale-resques parcourant le monde tout pleins de l'idée de lafemme aimée, et aussi une certaine manière romanesqued'annuler les distances.

Il est surtout à lui-même sa propre source. L'art duconte s'esquisse dans les premières Lettres philosophiques)mettant en scène un Quaker en face du jeune Françaiscérémonieux et frivole. Vers le même temps il commencela Pucelle : ce divertissement héroï-comique, exorcisantl'obscénité par les vertus du décasyllabe, le met en pré-sence des problèmes que pose la narration plaisamment sa-tirique. Et il écrit Charles XII, puis le Siècle de Louis XIV:le récit historique, tel qu'il le conçoit, caractérisant lesêtres avec un minimum de mots, donnant à penser parle simple énoncé des faits, s'apparente à l'art de conter.Les Anecdotes sur Louis XIV, les Anecdotes sur Pierre leGrand offrent des analogies avec Zadig, à peu près contem-porain : le conte pourrait s'intituler aussi bien Anec-dotes sur Zadig, le personnage étant peint dans une suited'épisodes dont il demeure le protagoniste.

Mais ce qui inspira sans doute à Voltaire le goût deconter, ce fut un exercice beaucoup plus humble. On seplaît à penser que le genre de récit créé par lui doit à unerencontre de hasard une naissance toute voltairienne.

On s'ennuyait ferme à Cirey, quand on ne travaillaitpas. Le théâtre installé au château chômait, faute d'ac-teurs, même amateurs. On dut, pour occuper les veilléesd'hiver, faire l'acquisition d'une lanterne magique.Mme de Grafigny, dans ses lettres de décembre 1738,nous montre Voltaire donnant lui-même des séances.Pendant qu'il projette les figurines peintes»sur des plaques,il improvise leur histoire. Il entraîne dans des inventions« à mourir de rire » des personnages bien connus de luiet des siens : son ami le maréchal de Richelieu, son ennemil'abbé Desfontaines, et tutti quanti. Impatiemment ilveut animer les silhouettes figées. Il agite l'appareil, siviolemment qu'un jour il provoque un accident. Le

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combustible de la lampe se renverse, s'enflamme; il ala main brûlée. Pauvre chose après tout, et bien peu« magique », que la lanterne. Les figurines ne prennentvie que par la verve du conteur et dans les mots d'unconte. Quelques semaines plus tard, à l'intention du mêmeauditoire domestique, Voltaire a broché son Voyage deGangan. D'où il appert que le plus ancien conte voltai-rien procéda tout à la fois de la lanterne magique et de laphilosophie de Newton.

Dans la création des Contes, on doit faire la part del'humeur du conteur. Voltaire n'écrit ses récits que parpassades : comme si, en de certains moments, il lui fal-lait calmer ses irritations en leur ouvrant cette issue.Supposera-t-on que dans la psychologie voltairienne leconte remplit la fonction d'une catharsis ?

Il est remarquable que les titres se groupent par sérieschronologiques, à des époques climatériques. Le pre-mier ensemble se situe entre 1747 et 1749. Voltaire mènealors une vie d'excitation nerveuse. A la cour il faitfigure de poète officiel. Mais des nuées d'ennemis luisuscitent mille tracasseries. A guoi s'ajoutent les compli-cations de sa vie privée. Il doit faire face à une doubleliaison; avec sa vieille amie Mme du Châtelet et,depuis quelques mois, avec sa nièce, la jeune et agui-chante Mme Denis. Pour comble sa santé se délabrede plus en plus. Il lui faut, dit-il, « mourir de faim pourvivre ». Un pareil régime l'entretient dans un état d'exas-pération. Il apaise ses vivacités en écrivant des contesallègres et caustiques, sur les thèmes conjoints de la des-tinée et de l'optimisme : Zadig, Babouc, Memnon. Et versce temps, ou peu après, Micromégas prend sa formedéfinitive.

Passent une dizaine d'années où n'apparaît qu'un seulconte notable : les Voyages de Scarmentado, écrits auretour de Prusse, bagatelle qui transpose en traits cin-glants la déception de l'ex-cnambellan après les mésa-ventures de Berlin et de Francfort.

Il faut ensuite sauter au mois de janvier 1758. Vol-taire hiberne en sa belle maison de Lausanne. Il vitclaquemuré dans sa chambre surchauffée. De sa fenêtreil découvre l'admirable paysage du lac et des montagnes,figé par le froid. Partout, la neige. Cette seule vue donne

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le frisson au grand frileux qu'il est. Il se rappelle que laphilosophie à la mode est l'optimisme. Ce monde seraitdonc « le meilleur des mondes possibles ». Cela le faitbien rire. Dans le meilleur des mondes, il devrait fairemoins froid. On n'y devrait point voir des spectaclescomme ceux qui se donnent à Paris, où l'on persécutel'Encyclopédie, en Allemagne, où les armées de France,de Prusse, d'Autriche, s'entre-tuent à cœur joie. Dérision,indignation. La plume, auprès de son poêle brûlant, luidémange. « Quand on a le sang allumé, dit-il, et qu'onest de loisir, on a la rage d'écrire. » II a le sang allumé, ilest de loisir, et il écrit Candide.

Autre série pendant l'hiver 1763-1764. L'année quis'achève a été rude. Il avait fallu remuer toute l'Europe enfaveur des Calas. Maintenant l'affaire est en bonne voie.Le vieux lutteur s'accorde un répit. Sa maison de Ferneys'est égayée depuis l'arrivée de Mlle Corneille, dont lafrimousse n'est pas « tournée au tragique ». Il vient demarier cette enfant; une naissance est attendue. Vol-taire a l'impression de devenir grand-père. Il se met doncà faire « des contes de ma mère l'Oie », pour réjouirà la veillée « sa petite famille ». Il imagine le Blanc et leNoir, Jeannot et Colin : récits souriants, peu malicieux,les plus détendus de ses contes.

On n'en dira pas autant de la série suivante : VHommeaux quarante écus, l'Ingénu, la Princesse de Babylone,les Lettres d'Amabed. 1767-1769 : c'est le moment dugrand effort contre l'infâme. Jamais Voltaire n'a tant pro-duit. L'ardeur militante, qui est sa Muse, fouette sesfacultés d'invention, faisant « grincer » parfois l'ironiede ces pamphlets en forme narrative.

Après un court intervalle, on passe à l'année 1773.Voltaire a failli succomber à une crise d'urémie. Mais lemal lui accorde encore un sursis de cinq ans. Après desmois de langueur, au seuil de sa quatre-vingtième année,il ressuscite. Avec jubilation, il sent les forces lui revenir.Tout requinqué, il va raconter l'histoire du Taureaublanc : comment Nabuchodonosor métamorphosé entaureau, mais toujours amoureux de la belle Amaside,épouse celle-ci précipitamment dès qu'il recouvre laforme humaine. De quoi donner à penser aux disciplesde Freud et de Jung. Il est permis tout au moins dereconnaître en un si fougueux animal le symbole d'unevigueur retrouvée.

Les contes consécutifs à ces ébats ne trahissent plus que

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lassitude. IS Histoire de Jenni, les Oreilles du comte deChesterfield mettent en œuvre, avec quelque fantaisie, desidées, du savoir, soutenus par du savoir-faire. Mais l'es-prit ne pétille plus que par éclairs. L'âge éteint leshumeurs. Ce qui, par application de la règle baconiennede l'absence, confirme que le conte vpltairien puisait dansla chaleur d'un « sang allumé » le meilleur de son énergie.

Ces œuvres d'humeur ne sont pas des improvisations.Leur rédaction, autant qu'on sache, s'étendait sur desmois, parfois sur des années (ce fut, semble-t-il, le casde Micromégas). L'idée, longtemps accréditée, que lescontes furent tracés au fil de la plume procédait d'uneimpression. Elle paraissait justifiée par la destinationmondaine de plusieurs d'entre eux, surtout parmi lespremiers. Le Crocheteur borgne, Cosi-Sancta n'ont-ils pasété composés, à la hâte vraisemblablement, pour tirerd'embarras, dans un jeu de gages, une dame condamnéeà fournir un conte ? La série de 1747 a été faite d'abordpour amuser la duchesse du Maine et sa cour, au châteaude Sceaux, ou Stanislas Leczinsky et la sienne, à Nancy.Candide eut comme premiers lecteurs le duc et la duchessede La Vallière, l'électeur palatin. L'instinct de charmer atoujours été, dans la personnalité de Voltaire, un élé-ment fondamental. Il écrit ses contes pour plaire, et à despersonnages difficiles en matière d'esprit. Pour eux ilchoisit les meilleures saillies de son imagination, répri-mant la verve un peu grosse à laquelle volontiers il selaisse aller. Ici comme ailleurs c'est pour une part aupublic que nous sommes redevables de la qualité del'œuvre. On goûte dans ces bagatelles l'agrément d'unstyle Louis XV : variété, fantaisie, dans l'harmonie dis-crète de la composition.

A priori, on présumerait donc que le bonheur descontes exclut l'improvisation. Mais on a des preuvesque Voltaire les corrigeait et remaniait, avec autant desoin que ses autres œuvres. Il notait d'abord un brefcanevas, résumant l'action en quelques lignes. Celui del* Ingénu, conservé dans le fonds de Leningrad, permetde mesurer l'étendue des modifications apportées auschéma initial. Il reste que Voltaire se fixe au commen-cement un cadre d'ensemble. Ainsi il évite que la variétédes épisodes ne se perde dans la dispersion. L'unité

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étant celle, en général, d'un voyage et d'une vie, ilatteint sans peine l'équilibre du récit : le voyage et la viede Candide s'organisent en un aller et retour, de West-phalie en Amérique, et d'Amérique à Constantinople,avec un temps d'arrêt au point central, qui est le paysd'Eldorado. Ayant tracé son plan, le conteur a toutelatitude, ensuite, dans le détail aes chapitres, de se livreraux attraits de l'imprévu. Il lui est loisible d'adopterl'allure libre du roman picaresque. Mais, à la différencedes auteurs de Gil Bios ou de Tom Jones, Voltaire, sansqu'il y paraisse, sait toujours où il va. Un autre avantagedu procédé est qu'il comporte les commodités du récit àtiroirs. En cours de révision, Voltaire ne se prive pas desubstituer, d'ajouter des épisodes : travail visible dansZadigy Candide, le Taureau blanc. Nous ne possédonsqu'un seul manuscrit d'un conte, antérieur au texteimprimé : celui de Candide. Ce document atteste avecquelle attention le texte fut revu, à plusieurs reprises, nonseulement épisode par épisode, mais jusque dans lemenu détail de l'expression.

Tant de sollicitude donne donc lieu de s'étonner queVoltaire dans sa Correspondance garde un si completsilence sur l'élaboration des Contes. Discrétion quicontraste avec l'abondance des commentaires à proposde chaque tragédie qu'il a sur le métier. Faut-il invoquerle goût du secret, chez lui, pour tout ce qui lui est leplus intimement personnel ? Pensera-t-on qu'il se taitparce qu'en ses contes il se livre plus complètement qu'enses autres ouvrages ?

On ne contestera pas au moins qu'il s'y assure une pré-sence fort visible. Un narrateur, selon le genre, opteentre deux partis. Le romancier, le nouvelliste tendenthabituellement à faire croire qu'ils n'existent pas. Toutau contraire le conteur, comme l'aède ou le poète del'épopée classique, se porte explicitement garant de sonrécit. Aussi bien les métamorphoses et prodiges qu'ildébite ont-ils besoin d'être attestés par un auteur véri-dique.

Voltaire se plie à la règle du genre, selon les procédéshabituels. Il ne dédaigne pas d'entrer en matière par tieséquivalents du traditionnel « II était une fois »... ( « Dansune de ces planètes qui tournent autour de l'étoileSirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'espritqui... », « II y avait en Vestphalie... »). Il intervient parses « je ». Ceux-ci sont particulièrement fréquents dans

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Micromégas : le narrateur annonce les épisodes (« je vaisraconter ingénument comment la chose se passa »),commente (« ce n'est pas que je prétende que Mon-sieur Derham ait mal vu... »), proteste de sa discrétiontouchant les sujets scabreux (le grand arbre que « nosphilosophes » plantèrent sur Micromégas « dans un en-droit que le docteur Swift nommerait, mais que je megarderai bien d'appeler par son nom, à cause de mongrand respect pour les dames »). L'insistance du « je »incite à penser que Micromégas s'apparentait d'assez prèspar le style à l'archaïque Gangan. Car on constate quedans la succession des contes la première personne se faitde plus en plus rare, sans disparaître tout à fait.

Au début de Candide, c'est le conteur qui trace pournous le portrait du héros, et nous l'explique : le jeunegarçon « avait le jugement assez droit, avec l'esprit leplus simple : c'est, je crois, pour cette raison qu'on lenommait Candide ». Le narrateur s'efface de Jeannot etColin, qui est presque une nouvelle, de l'Ingénu, qui estpresque un roman. Il reparaît, en même temps que lemerveilleux, dans la Princesse de Babylone. Evoquant lesfastes babyloniens, il fait appel à la notoriété publique(« On sait que son palais et son parc... s'étendaient entrel'Euphrate et le Tigre qui... »). Il établit des rapproche-ments historiques (« Ce fut d'après ses portraits et sesstatues [ceux de la princesse] que dans la suite dessiècles Praxitèle sculpta son Aphrodite »). Il donne sonopinion (« Cette excellente morale n'a jamais étédémentie que par les faits »). Finalement, n'y tenant plus,il fait irruption en propre personne à la dernière pagedu récit dans une apostrophe aux Muses : diatribelancée à la tête de ses adversaires, morceau étourdissant,prodigieux de méchanceté amusante, et totalementimprévu. Rien n'annonçait, rien dans le récit n'exigeaitcette irruption à bras raccourcis sur Larcher, Fréron etconsorts — sinon que, l'histoire finie, il restait aunarrateur à régler quelques comptes.

Aux pages mêmes où ne s'affirme pas le « je » du conteur,sa présence se devine. C'est lui qui confère l'être auxmarionnettes de ce Guignol philosophique, et d'abordpar l'efficace des noms qu'il leur assigne : baron deThunder-ten-tronckh, Cacambo, Giroflée, Mlle de Ker-kabon, Barbabou, Formosante, dona Boca Vermeja...Dénominations plus ou moins vraisemblables (quel jeuneAllemand s'est jamais nommé Candide?), mais très

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parlantes, résumant en leurs sonorités l'essence du per-sonnage. Ebauchées ainsi en quelques traits saillants,les silhouettes prennent vie par le mouvement que leurimprime l'opérateur. Voltaire fait en sorte de les pré-senter toujours agissantes, selon l'esthétique du Guignol.Personnage très épisodique que le Turc, patron, dansCandide, de la galère où rament Pangloss et le jésuitefrère de Cunégonde : il se détache pourtant avec unesuffisante réalité, du fait que nous ne le voyons que bas-tonnant à tour de bras ses galériens, en hurlant « chiensde chrétiens ». Pangloss même, l'homme « tout en langue »,ne cesse d'agir à sa manière : il pérore avec une fougueinlassable. Ces personnages ont tous, comme leurcréateur, « le diable au corps ».

C'est Voltaire, ordonnateur du spectacle, qui règle leursévolutions, et ce n'est pas la manifestation la moinsdélectable de sa présence en son œuvre. Il ménage desrencontres peu croyables : de Candide et de Cunégondeà Lisbonne, à la faveur d'un autodafé, de Candide etdu frère jésuite dans une colonie des pères au Paraguay,de Candide et de Pangloss, qu'on tenait pour trépassé,d'abord dans une rue de Hollande, puis en mer Egée surla galère. Voltaire use de sa toute-puissance : il tue etressuscite ses personnages selon le besoin. Quelh plusgrande surprise que de faire reparaître quelqu'un qu'on adonné pour mort et enterré ? Ce qui dans le roman-feuilleton passe pour une condamnable facilité devientun jeu dans le conte.

« Tous les genres sont bons, sauf le genre ennuyeux »,professait Voltaire. Ses fables sont les fables qu'inventél'homme qui aimait le moins s'ennuyer. Allègrement ilaccumule les surprises. Voyez dans Zadig le chapitredu Basilic. Zadig traverse à pied l'Asie. A l'improvisteil découvre un spectacle qui l'intrigue : des femmes cour-bées cherchent quelque chose dans une prairie. Ellescherchent un basilic. Car elles sont les esclaves du sei-gneur Ogul, lequel, étant malade, doit prendre commeremède, par ordre de la Faculté, un basilic cuit à l'eau derosé : il épousera celle qui lui procurera un spécimen decet animal qui n'existe pas. Inopinément le conte adébouché en pleine folie. Voltaire conteur donne unfestival de l'absurde et de la sottise. Sa philosophiespontanée trouve là sa meilleure expression. Mais ilfaut dire aussi que l'absurde possède un mérite :celui de l'imprévu. Par ses intrusions saugrenues, l'ab-

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surde rompt la monotonie. On comprend que Voltaire,en ses contes et ailleurs, se complaise à en évoquer lesfantasmagories.

C'est ici que le chantre de la Henriade se déclare poète,si l'on définit poésie une invention continue de l'ex-pression, ayant pouvoir d'alerter la sensibilité esthétique.Il sème les trouvailles qui piquent et réveillent. Il estrare qu'il aligne une énumération, en ses contes,, sans lafaire exploser avant la fin. Qu'on prenne garde aux ins-truments de la musique militaire, disposés pour unconcert d'un genre spécial : « les trompettes, les fifres,les hautbois, les tambours, les canons formaient uneharmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer ». Ses dia-logues pratiquent l'échange régulièrement rythmé desdemandes et réponses : « Croyez-vous, dit Martin... —Oui, sans doute, dit Candide... — Eh bien! dit Martin...— Oh! dit Candide... » Soudain, sur un « car le librearbitre », Voltaire coupe : « En raisonnant ainsi, ils arri-vèrent à Bordeaux. »

Son art fait la nique aux ordonnances de la rhétorique.Pour peu qu'on le connaisse, on l'attend aux dénoue-ments. En ce lieu, désigné pour les morceaux de bra-voure, il place volontiers, lui, une pirouette. Micromégass'acheminait sagement — enfin, assez sagement — verssa conclusion. Le géant de Sirius a remis aux hommes unbeau livre de philosophie où leur sera expliqué « le boutdes choses ». On porte le précieux volume en grandepompe à l'Académie des sciences de Paris. On l'ouvreen cérémonie : enfin, on va savoir... « Mais quand lesecrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre toutblanc. — Ah! dit-il, je m'en étais bien douté. »

Dans le Blanc et le Noir, la mystification de la fincommande tout le récit. Tiraillé entre ses deux valets,Topaze, tout blanc, Ebène, tout noir, le jeune Rustan,amoureux de la princesse de Cachemire, se rend à lafoire de Kaboul. Chaque pas de cette mille et deuxièmenuit est un prodige. Parvenu devant un torrent infran-chissable, Rustan voit soudain un pont tout de marbreenjamber le précipice, et s'abîmer dans les eaux, avec unfracas épouvantable, dès qu'il l'a traversé. Il est ensuitearrêté par une montagne abrupte. Mais voici que se creuseà la base une galerie brillamment illuminée conduisantde l'autre côté du mont, où se trouvé Kaboul. Hélas ! dansla ville un javelot magique tue la princesse et le blessemortellement lui-même. A son lit d'agonie, il voit repa-

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raître Topaze et Ebène : il reconnaît en eux deux génies,son bon et son mauvais ange. Jusqu'ici, nous avons cruà tout ce conte, très fermement, comme on croit à unconte de fées. Nous compatissons au malheur de Rustan,dont le dernier instant est arrivé : il va rendre l'âme, ilva savoir ce qui se cache de l'autre côté de la vie.

Point du tout. Rustan se réveille en sursaut, tout ensueur, dans son lit, chez son père. Tout ce qui précèden'était qu'un songe devenu cauchemar. A ses cris, Ebèneet Topaze accourent : ce ne sont point des anges, avecdes ailes sur le dos, mais ses domestiques. Le calme revenu,Rustan s'entretient avec eux sur les rêves, sur le tempsdans l'état de veille et en songe. Cependant Voltaire nousréserve encore, pour la fin de la fin, une pichenette.Topaze se flatte de posséder un merveilleux perroquet,né avant le déluge : il racontera tout ce qu'il a vu depuisce temps lointain. On conçoit la curiosité de Rustan :« On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi. » Point,et point final. Car au lieu de l'histoire annoncée, lelecteur a droit à un post-scriptum : « Mademoiselle Cathe-rine Vadé n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet »...

Ainsi avec ceux qui l'écoutent Voltaire joue au jeu dela surprise. Pourtant, chemin faisant, il n'oublie pas sesgrands desseins, et qu'il est philosophe — un philosophemasqué sous l'apparence de l'un de ses personnages.

Le conte voltairien ordinairement s'élabore autour d'unprotagoniste, tantôt acteur, tantôt témoin des aventures,mais toujours, de celles-ci, commentateur philoso-phique. Tout ce qui advient est au passage salué de sesréflexions ou interrogations. La glose gagne naturel-lement en intérêt à mesure que l'événement devient plusinsolite, offrant des contrastes plus accentués. La variéténarrative concourt à l'exercice de la pensée. Aussi Vol-taire promène-t-il son Zadig non seulement de Babyloneen Egypte et retour, mais dans les hauts et les bas de lasociété. Simple particulier, époux de femmes infidèles,premier ministre, esclave, affranchi, prétendant évincédu trône, roi enfin et possesseur d'Astarté : dans cesmille traverses le héros ne cesse de faire ses réflexions.Il médite à bâtons rompus, mais selon un leitmotiv :comment un homme tel que lui, paré de toutes les quali-tés, n'obtient-il pas de la Destinée le bonheur qu'il mérite ?

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Le retour périodique de l'interrogation rythme le récit,et en resserre l'unité. Pareillement Candide, à intervallesinégaux mais assez réguliers pour que l'effet soit perçu,est ponctué par le refrain du « meilleur des mondes ».

Or ces questions sont celles qu'agité Voltaire philo-sophe. Lui-même parle par la bouche des Babouc,Memnon, Zadig, Scarmentado, Candide, l'Ingénu. Ila constitué dans le corpus de ses contes le plus agréablerépertoire de ses idées. Encore est-ce trop peu de direque les protagonistes sont ses porte-parole. Ils sont lui-même. Le fond de leurs personnages est sa propre acti-vité incessante d'observation critique, vertu éminem-ment voltairienne attestée à chaque page de sa Corres-pondance. Il va jusqu'à leur prêter, parfois, quelquesparticularités de son histoire personnelle. Zadig pâtitcomme lui du fanatisme de l'archimage Yébor (Boyer,évêque de Mirepoix, l'un de ses ennemis à la cour deLouis XV). Tous deux ont connu l'inconstance féminine(Voltaire celle de Mme Denis, avant de surprendre cellede Mme du Châtelet), et l'inconstance des rois. Candide,de concert avec l'hôte des Délices et le seigneur de Fer-ney, invente le bonheur du « jardin ». Comme jadis lejeune Arouet, l'Ingénu est emmuré vivant dans la Bas-tille. Non que Voltaire aille jusqu'à l'autobiographie : detels détails, épisodiques, confirment seulement qu'il acréé ces personnages à partir de lui-même.

Ils sont un Voltaire rajeuni, embelli, corrigé. En euxil s'est mis tel qu'il est et tel qu'il s'imagine. Il leurinsuffle son « insolence naturelle », son érudition ironique.Comme lui, d'un mot ils dénoncent les illusions, lesimpostures, les crimes.

Car les « gestes » de ces personnages ne sont pointœuvres gratuites, inventées pour le seul plaisir. Dans lechapitre du Taureau blanc où il s'explique sur l'art deconter, il souhaite que le conte « sous le voile de la fablelaisse entrevoir aux yeux exercés une vérité fine quiéchappe au vulgaire »; il demande que la fable soit « bienvraie, bien avérée et bien morale ». S'il ne respecte guèrele réalisme qu'il semble exiger, du moins propose-t-il desallégories lestées de sens. Mais qui évitent recueil dugenre allégorique. Il ne juxtapose pas l'image à l'idée,dans une mise en œuvre pédagogique. Son inspirationmilitante est inhérente au récit, non surajoutée. Sa phi-losophie se fait homme dans le héros du conte, lequel seconfond avec lui-même. Dès lors les images où sa pen-

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sée prend corps ressemblent moins aux classiques allé-gories qu'aux symboles quelque peu énigmatiques d'unart plus moderne. En leur centre ces clairs récits recèlentquelque chose qui résiste à l'élucidation. Légers maisconsistants, les meilleurs possèdent finalement l'épais-seur des grandes œuvres.

René POMEAU.

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OUVRAGES A CONSULTER

Bottiglia (W. F.), Voltaire9s Candide : analysis of aclassic, 'dans Studies on Voltaire and thé XVIIIth Century,t. VII (2e édition, Genève, 1964).

Desnoiresterres (G.), Voltaire et la Société de son temps,Paris, 1867-1876, 8 vol.

Lanson (G.), Voltaire, nouvelle édition, Paris, 1960.Naves (R.), Voltaire, l'homme et l'œuvre, Paris, 1942.Pomeau (R.), Voltaire par lui-même, Paris, 1955.Valéry (P.), Discours sur Voltaire, 10 décembre 1944.Wade (I. O.), Voltaire and Candide, Princeton, 1960.Van den Heuvel ( J.)5 Voltaire dans ses contes, Paris, 1967.On complétera ces indications à l'aide de l'ouvrage

de Mary Margaret Barr, A Bibliography of writings onVoltaire (1825-1925), New York, 1929 (supplémentsjusqu'en 1940 dans Modem Language Notes, t. 48 et 56;une continuation jusqu'en 1965 est en préparation).

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NOTESUR

ZADIG

Zadig d'abord s'appela Memnon. Le conte parut enjuillet 1747 sous ce titre, sans qu'on sache rien sur la dateni sur les circonstances de sa rédaction. Ce Memnon necontenait ni la dédicace à la sultane Sheraa (Mme de Pom-padour), ni les épisodes de Yébor (l'évêque Boyer, chefdu parti dévot), de la fille et des deux mages, du souper,du pêcheur. Voltaire l'avait fait imprimer à Amsterdam ;il demanda au comte d'Argenson, ministre de la Guerreen visite aux armées, d'en introduire clandestinement enFrance un certain nombre d'exemplaires. Il fut sans douterefusé, car Memnon resta inconnu du public français.

En octobre 1747, Mme du Châtélet joue à Fontai-nebleau au jeu de la reine. Elle perd, s'obstine, finit pardevoir des sommes énormes. Voltaire près d'elle s'im-patiente : « Vous jouez avec des fripons », chuchote-t-ilen anglais. La phrase est entendue et comprise. Il doit seréfugier à Sceaux, chez la duchesse du Maine. Il se cla-quemure derrière ses volets clos. Chaque nuit, vers deuxheures, il descend chez la duchesse, soupe et lui litquelque chapitre de ses contes, parmi lesquels Memnon enpasse de devenir Zadig. C'est peut-être de novembre 1747que date un manuscrit, aujourd'hui à Leningrad :une copie par Longchamp (retiré avec Voltaire à Sceaux)des chapitres le Basilic, les Combats, VHermite (début),avec des corrections de Voltaire. Les variantes de cemanuscrit présentent un état du texte intermédiaire entreMemnon et Zadig. On y voit Voltaire hésiter sur les nomspropres : Itobad de Memnon devient Itobal (nom défi-nitif) ; la « belle capricieuse», nommée Marie dans Memnon,devient Isela et finira par se nommer Missouf. Les nomspropres constituant un élément essentiel de ses person-nages, il arrive que Voltaire ne trouve pas d'emblée lemieux approprié.

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Bientôt Zadig divertit un public plus large. Voltairesort de sa clandestinité sans quitter Sceaux. Pour remer-cier son hôtesse, il organise des fêtes : comédies, opéras,concerts. Parfois en intermède il lit Zadig, Babouc, et unMemnon qui n'a que le titre de commun avec celui dejuillet 1747 (ci-dessous p. ni). Dans les mois qui suivent,il produit ces mêmes bagatelles devant la cour de Lor-raine, à Lunéville et à Commercy. Charmés, les auditeursdemandent que l'auteur leur procure un texte. Il pro-met et de cette promesse naît une édition de Zadig qu'ilveut limiter à mille exemplaires. Mais comment empê-cher l'éditeur de grossir subrepticement son tirage ? Ilrecourt à une ruse singulière. Il donne à Prault la pre-mière moitié du manuscrit, à Machuel la seconde. Puisquand l'un réclame la suite et l'autre le commencement,il refuse catégoriquement. Chaque libraire est réduit àlui abandonner sa moitié d'ouvrage, invendable. Il nereste plus qu'à faire brocher ensemble les deux parties.Zadig reconstitué paraît en septembre 1748. Voltaire ledésavoue; mais au bout de quelque temps, en présence dusuccès, il consent à en être l'auteur.

Il révisera encore deux fois son texte. En 1752, ilajoute l'anecdote de Yébor et une amabilité à l'adresse deFrédéric II. En 1756, il supprime l'anecdote d'Irax,développe le chapitre des Jugements en deux : le Ministre,les Audiences. Entre 1752 et 1756 il avait écrit aussila Danse et les Yeux bleus : il les garde en portefeuille, sansdoute afin de préserver l'équilibre général de son récit;ils ne paraîtront que dans l'édition posthume de Kehl.

Zadig est l'histoire d'un voyage. Le héros, simple bour-geois de Babylone, devient par son mérite premierministre (ch. i - 8); une intrigue le chasse jusqu'enEgypte, où il tombe en esclavage; en cet état il parcourtl'Arabie, se relevant peu à peu (ch. 9-13); l'amour d'As-tarté le rappelle à Babylone; il retrouve la reine, triomphede l'adversité et monte sur le trône (ch. 14-19). Com-position harmonieuse. Cependant, comparé à d'autresvoyages (Scarmentado, Candide, la Princesse de Baby-lone), l'itinéraire de Zadig ne lui permet pas de visiterbeaucoup de pays. Même en ajoutant l'excursion desdeux chapitres posthumes dans l'île de Sérendib, nousdemeurons dans la même contrée, qui est l'Orient philo-sophique du xvine siècle.

Les travaux de Voltaire, vers 1745-1747, expliquent

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NOTE SUR ZADIG 27

cette limitation. Préparant VEssai sur les mœurs il estplongé dans l'étude de l'Orient ancien : il dépouille Her-belot (Bibliothèque Orientale, d'où vient le nom deZadig, de l'arabe Sadik : juste), l'ouvrage de l'AnglaisHyde (Historia religionis veterum Persarum, contenantune traduction du Sadder\s Voyages de Chardin, Ber-nier, Tavernier. Il publie dans le Mercure le résultat deses recherches : les premiers chapitres du futur Essaitraitant de l'Orient. Simultanément son imagination miseen mouvement brode sur cette documentation exotique :il donne sa tragédie de Sémiramis (1748), il écrit Zadig.Ce conte, non plus d'ailleurs que Babouc ou l'autreMemnon, ne s'engage pas encore dans la comparaison descivilisations où bientôt le développement de l9 Essai surles mœurs entraînera les fictions voltairiennes : il s'en tientau déguisement oriental, qui en 1747 ne saurait passerpour une nouveauté.

Déguisement qui n'est pas pourtant de pure fantaisie.Zadig pose un problème de philosophie « orientale »,celui de « la Destinée » (c'est le sous-titre du conte). Laprésence permanente du sage babylonien et ses inter-rogations créent le lien entre les diverses aventures. Audépart, Zadig, considérant sa position et ses mérites,croit qu'il peut être heureux. Périodiquement, récapitu-lant ses infortunes, il revient sur le thème central. L'in-terrogation s'élève au pathétique pour souligner deuxmoments critiques : fuyant Babylone, Zadig s'indigne deconstater que « tout ce qu'il a fait de bien a toujours étépour lui une source de malédictions »; il ne retrouvequelque sérénité que par la contemplation de la voûtecéleste. Plus tard, toutes ses espérances ayant été détruitespar le chevalier vert, il accuse la Providence. Le dévelop-pement de l'idée se confond avec le progrès de l'action,jusqu'au dénouement. Mais ici un décalage se produit.La conclusion résumée dans le « mais » de Zadig estdissociée du dénouement romanesque qui assure auhéros le trône de Babylone et la main d'Astarté : dansCandide au contraire, le « jardin » donnera au conte saconclusion en même temps philosophique et narrative.

Il est apparent que Voltaire projette en Zadig uneimage de lui-même. L'académicien, l'historiographe, legentilhomme ordinaire de la chambre du roi, dit par per-sonnage interposé son amertume d'homme arrivé. Déçudepuis qu'il voit de près les rouages du Pouvoir et qu'ilévolue, difficilement, parmi les cabales de cour, il dresse

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dans Zadig un réquisitoire : corruption et sottise sedonnent carrière, car le roi ne gouverne pas. Moabdar,au gré de ses caprices, s'abandonne à un ministre quia su plaire, à une favorite cjui le subjugue. L'hommageà la sultane Sheraa est corrigé par le portrait de la belleMissouf, en laquelle Mme de Pompadour a pu se recon-naître. Depuis 1741 les décevantes campagnes de laguerre contre l'Autriche ont mis au jour les faiblessesde la monarchie française. Voltaire raconte les malheursqu'il redoute : Babylone en proie à l'anarchie, envahiepar un puissant voisin. Il indique le remède : qu'unsouverain tel Zadig, absolu mais « éclairé », fasse régner« la paix, la gloire et l'abondance ». Le sage babylonienréalise l'ambition voltairienne de régir les hommes pourfaire leur bien.

Mais le conte recèle quelque chose de plus personnel.C'est le Voltaire des années 1745-1747 qui s'y exprime :irritable, dyspeptique, surmené par la vie de cour et lescomplications de ses relations féminines. Les lettres àsa nièce ont révélé un arrière-plan longtemps ignoré : leschapitres initiaux comportent des références que l'onne soupçonnait pas. Mme Denis n'est point d'uneexemplaire fidélité, il le sait. Il voudrait entraîner cettemondaine évaporée vers quelque retraite philosophique :rêve présentement irréalisable. Avec son héros il s'inter-roge sur « la destinée ». Qu'est-ce que ce monde où toutsemble aller au hasard, où il est « si dangereux de semettre à la fenêtre » ?

Voltaire connaît la réponse du providentialisme clas-sique, pour l'avoir lui-même énoncée dans sa philoso-phie de CiAey. L'ange-ermite vient faire une démons-tration par l'exemple, complétée par un sermon. Faut-iladmettre que ce « révérend père » parle au nom de l'au-teur ? L'argument est lourd, puéril parfois. On n'oseaffirmer que Voltaire l'a voulu tel. Ne serait-ce pas plutôtle signe qu'il a cessé d'y adhérer ? Il est du côté de Zadig :il objecte ses « mais » aux raisonnements de l'ange leib-nizien. Celui-ci ayant recours pour trancher à unedémonstration surnaturelle, Zadig « adore » et « se sou-met ». Mais son esprit n'est pas convaincu. Conclusionincertaine. En face d'un monde déconcertant, ce n'estpas une philosophie que définit Zadig; c'est une attitudequ'il propose : une gaieté travaillée d'inquiétude.

R. P.

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ZADIG OU LA DESTINÉE

HISTOIRE ORIENTALE

EPITRE DEDICATOIRE DE ZADIGA LA SULTANE SHERAA

PAR SADI

Le 10 du mois de Schewal, Tan 837 de l'hégire.

Charme des prunelles, tourment des cœurs, lumièrede l'esprit, je ne baise point la poussière de vos pieds,parce que vous ne marchez guère, ou que- vous marchezsur des tapis d'Iran ou sur des rosés. Je vous offre la tra-duction d'un livre d'un ancien sage qui, ayant le bonheurde n'avoir rien à faire, eut celui de s'amuser à écrirel'histoire de Zadig, ouvrage qui dit plus qu'il ne sembledire. Je vous prie de le lire et d'en juger : car, quoiquevous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tousles plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle, etque vos talents ajoutent à votre beauté; quoiqu'on vousloue du soir au matin, et que par toutes ces raisons voussoyez en droit de n'avoir pas le sens commun, cependantvous avez l'esprit très sage et le goût très fin, et je vousai entendue raisonner mieux que de vieux derviches àlongue barbe et à bonnet pointu. Vous êtes discrète etvous n'êtes point défiante; vous êtes douce sans êtrefaible; vous êtes bienfaisante avec discernement; vousaimez vos amis, et vous ne vous faites point d'ennemis.Votre esprit n'emprunte jamais ses agréments des traitsde la médisance; vous ne dites de mal ni n'en faites,malgré la prodigieuse facilité que vous y auriez. Enfinvotre âme m'a toujours paru pure comme votre beauté.Vous ayez même un petit fonds de philosophie qui m'afait croire que vous prendriez plus de goût qu'une autreà cet ouvrage d'un sage.

Il fut écrit d'abord en ancien chaldéen, que ni vous nimoi n'entendons. On le traduisit en arabe, pour amuserle célèbre sultan Ouloug-beb. C'était du temps où lesArabes et les Persans commençaient à écrire des Mille etune NuitSy des Mille et un Jours, etc. Ouloug aimait mieuxla lecture de Zadig; mais les sultanes aimaient mieux les

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Mille et un. « Comment pouvez-vous préférer, leur disaitle sage Ouloug, des contes qui sont sans raison, et qui nesignifient rien ? — C'est précisément pour cela que nousles aimons, répondaient les sultanes. »

Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et quevous serez un vrai Ouloug. J'espère même que, quandvous serez lasse des conversations générales, qui res-semblent assez aux Mille et un, à cela près qu'elles sontmoins amusantes, je pourrai trouver une minute pouravoir l'honneur de vous parler raison. Si vous aviez étéThalestris du temps de Scander, fils de Philippe; si vousaviez été la reine de Sabée du temps de Soleiman,c'eussent été ces rois qui auraient fait le voyage.

Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient sansmélange, votre beauté durable, et votre bonheur sans fin.

SADI.

LE BORGNE

Du temps du roi Moabdar il y avait à Babylone unjeune homme nommé Zadig, né avec un beau naturelfortifié par l'éducation. Quoique riche et jeune, il savaitmodérer ses passions; il n'affectait rien; il ne voulaitpoint toujours avoir raison, et savait respecter la faiblessedes hommes. On était étonné de voir qu'avec beaucoupd'esprit il n'insultât jamais par des railleries à ces propossi vagues, si rompus, si tumultueux, à ces médisancestéméraires, à ces décisions ignorantes, à ces turlupinadesgrossières, à ce vain bruit de paroles, qu'on appelaitconversation dans Babylone. Il avait appris, dans le pre-mier livre de Zoroastre, que l'amour-propre est un ballongonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui afait une piqûre. Zadig surtout ne se vantait pas de mépri-ser les femmes et de les subjuguer. Il était généreux; ilne craignait point d'obliger des ingrats, suivant ce grandprécepte de Zoroastre : Quand tu manges, donne à mangeraux chiens, dussent-ils te mordre. Il était aussi sage qu'onpeut l'être : car il cherchait à vivre avec des sages. Instruitdans les sciences des anciens Chaldéens, il n'ignorait pasles principes physiques de la nature, tels qu'on lesconnaissait alors, et savait de la métaphysique ce qu'onen a su dans tous les âges, c'est-à-dire fort peu de chose.Il était fermement persuadé que l'année était de trois cent

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ZADIG OU LA DESTINÉE 3!

soixante et cinq jours et un quart, malgré la nouvellephilosophie de son temps, et que le soleil était au centredu monde; et quand les principaux mages lui disaient,avec une hauteur insultante, qu'il avait de mauvais sen-timents, et que c'était être ennemi de l'Etat que decroire que le soleil tournait sur lui-même, et que l'annéeavait douze mois, il se taisait sans colère et sans dé-dain.

Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquentavec des amis, ayant de la santé, une figure aimable, unesprit juste et modéré, un cœur sincère et noble, crut qu'ilpouvait être heureux. Il devait se marier à Sémire, quesa beauté, sa naissance, et sa fortune, rendaient le premierparti de Babylone. Il avait pour elle un attachementsolide et vertueux, et Sémire l'aimait avec passion. Ilstouchaient au moment fortuné qui allait les unir, lorsque,se promenant ensemble vers une porte de Babylone, sousles palmiers qui ornaient le rivage de l'Euphrate, ilsvirent venir à eux des hommes armés de sabres et deflèches. C'étaient les satellites du jeune Orcan, neveud'un ministre, à qui les courtisans de son oncle avaientfait-accroire que tout lui était permis. Il n'avait aucunedes grâces ni des vertus de Zadig; mais, croyant valoirbeaucoup mieux, il était désespéré de n'être pas préféré.Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanité, lui fit penserqu'il aimait éperdument Sémire. Il voulait l'enlever. Lesravisseurs la saisirent, et dans les emportements de leurviolence ils la blessèrent, et firent couler le sang d'unepersonne dont la vue aurait attendri les tigres du montImaùs. Elle perçait le ciel de ses plaintes. Elle s'écriait :« Mon cher époux! on m'arrache à ce que j'adore. » Ellen'était point occupée de son danger; elle ne pensait qu'àson cher Zadig. Celui-ci, dans le même temps, la défen-dait avec toute la force que donnent la valeur et l'amour.Aidé seulement de deux esclaves, il mit les ravisseurs enfuite, et ramena chez elle Sémire, évanouie et sanglante,qui en ouvrant les yeux vit son libérateur. Elle lui dit :« O Zadig! Je vous aimais comme mon époux; je vousaime comme celui à qui je dois l'honneur et la vie. »Jamais il n'y eut un cœur plus pénétré que celui deSémire. Jamais bouche plus ravissante n'exprima dessentiments plus touchants par ces paroles de feu qu'ins-pirent le sentiment du plus grand des bienfaits et le trans-port le plus tendre de l'amour le plus légitime. Sa bles-sure était légère; elle guérit bientôt. Zadig était blessé

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plus dangereusement; un coup de flèche reçu près del'œil lui avait fait une plaie profonde. Sémire ne deman-dait aux dieux que la guérison de son amant. Ses yeuxétaient nuit et jour baignés de larmes : elle attendait lemoment où ceux de Zadig pourraient jouir de sesregards; mais un abcès survenu à l'œil blessé fit toutcraindre. On envoya jusqu'à Memphis chercher le grandmédecin Hermès, qui vint avec un nombreux cortège. Ilvisita le malade, et déclara qu'il perdrait l'œil; il préditmême le jour et l'heure où ce funeste accident devaitarriver. « Si c'eût été l'œil droit, dit-il, je l'aurais guéri;mais les plaies de l'œil gauche sont incurables. » ToutBabylone, en plaignant la destinée de Zadig, admira laprofondeur de la science d'Hermès. Deux jours après,l'abcès perça de lui-même; Zadig fut guéri parfaitement.Hermès écrivit un livre où il lui prouva qu'il n'avait pasdû guérir. Zadig ne le lut point; mais, dès qu'il put sortir,il se prépara à rendre visite à celle qui faisait l'espérancedu bonheur de sa vie, et pour qui seule il voulait avoir desyeux. Sémire était à la campagne depuis trois jours. Ilapprit en chemin que cette belle dame, ayant déclaré hau-tement qu'elle avait une aversion insurmontable pour lesborgnes, venait de se marier à Orcan lui-même. A cettenouvelle il tomba sans connaissance; sa douleur le mitau bord du tombeau; il fut longtemps malade, mais enfinla raison l'emporta sur son affliction; et l'atrocité de cequ'il éprouvait servit même à le consoler.

« Puisque j'ai essuyé, dit-il, un si cruel caprice d'unefille élevée à la cour, il faut que j'épouse une citoyenne. »II choisit Azora, la plus sage et la mieux née de la ville;il l'épousa, et vécut un mois avec elle dans les douceursde l'union la plus tendre. Seulement il remarquait en elleun peu de légèreté, et beaucoup de penchant à trouvertoujours que les jeunes gens les mieux faits étaient ceuxqui avaient le plus d'esprit et de vertu.

LE NEZ

Un jour, Azora revint d'une promenade, tout en colèreet faisant de grandes exclamations. « Qu'avez-vous, luidit-il, ma chère épouse ? qui vous peut mettre ainsi horsde vous-même ? — Hélas ! dit-elle, vous seriez commemoi, si vous aviez vu le spectacle dont je viens d'êtretémoin. J'ai été consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient

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d'élever, depuis deux jours, un tombeau à son jeuneépoux auprès du ruisseau qui borde cette prairie. Elle apromis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer auprèsde ce tombeau tant que l'eau de ce ruisseau couleraitauprès. — Eh bien! dit Zadig, voilà une femme esti-mable qui aimait véritablement son mari! — Ah! repritAzora, si vous saviez à quoi elle s'occupait quand je luiai rendu visite ! — A quoi donc, belle Azora ? — Elle fai-sait détourner le ruisseau. •> Azora se répandit en desinvectives si longues, éclata en reproches si violents contrela jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas à Zadig.

Il avait un ami, nommé Cador, qui était un de cesjeunes gens à qui sa femme trouvait plus de probité et demérite qu'aux autres : il le mit dans sa confidence, ets'assura, autant qu'il le pouvait, de sa fidélité par un pré-sent considérable. Azora, ayant passé deux jours chezune de ses amies à la campagne, revint le troisième jourà la maison. Des domestiques en pleurs lui annoncèrentque son mari était mort subitement la nuit même, qu'onn'avait pas osé lui porter cette funeste nouvelle, et qu'onvenait d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses pères, aubout du jardin. Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jurade mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission delui parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain ilspleurèrent moins et dînèrent ensemble. Cador lui confiaque son ami lui avait laissé la plus grande partie de sonbien, et lui fit entendre qu'il mettrait son bonheur à par-tager sa fortune avec elle. La dame pleura, se fâcha,s'adoucit; le souper fut plus long que le dîner; on separla avec plus de confiance. Azora fit l'éloge du défunt;mais elle avoua qu'il avait des défauts dont Cador étaitexempt.

Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal derate violent; la dame, inquiète et empressée, fit apportertoutes les essences dont elle se parfumait pour essayer s'iln'y en avait pas quelqu'une qui fût bonne pour le malde rate; elle regretta beaucoup que le grand Hermès nefût pas encore à Babylone; elle daigna même toucher lecôté où Cador sentait de si vives douleurs. < Etes-voussujet à cette cruelle maladie ? lui dit-elle avec compas-sion. — Elle me met quelquefois au bord du tombeau, luirépondit Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puisseme soulager : c'est de m'appliquer sur le côté le nez d'unhomme qui soit mort la veille. — Voilà un étrangeremède, dit Azora. — Pas plus étrange, répondit-il, que

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les sachets du sieur Arnou a contre l'apoplexie. •» Cetteraison, jointe à l'extrême mérite du jeune homme, déter-mina enfin la dame. " Après tout, dit-elle, quand monmari passera du monde d'hier dans le monde du lende-main sur le pont Tchinavar, l'ange Asraël lui accordera-t-il moins le passage parce que son nez sera un peu moinslong dans la seconde vie que dans la première ? » Elleprit donc un rasoir; elle alla au tombeau de son époux,l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour couper le nezà Zadig, qu'elle trouva tout étendu dans la tombe. Zadigse relève en tenant son nez d'une main, et arrêtant lerasoir de l'autre. « Madame, lui dit-il, ne criez plus tantcontre la jeune Cosrou; le projet de me couper le nezvaut bien celui de détourner un ruisseau. »

LE CHIEN ET LE CHEVAL

Zadig éprouva que le premier mois du mariage,comme il est écrit dans le livre du Zend, est la lune dumiel, et que le second est la lurie de l'absinthe. Il futquelque temps après obligé de répudier Azora, qui étaitdevenue trop difficile à vivre, et il chercha son bonheurdans l'étude de la nature. « Rien n'est plus heureux,disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre queDieu a mis sous nos yeux. Les vérités qu'il découvre sontà lui : il nourrit et il élève son âme, il vit tranquille ; il necraint rien des hommes, et sa tendre épouse ne vientpoint lui couper le nez. »

Plein de ces idées, il se retira dans une maison de cam-pagne sur les bords de l'Euphrate. Là il ne s'occupait pasà calculer combien de pouces d'eau coulaient en uneseconde sous les arches d'un pont, ou s'il tombait uneligne cube de pluie dans le mois de la souris plus quedans le mois du mouton. Il n'imaginait point de faire dela soie avec des toiles d'araignée, ni de la porcelaine avecdes bouteilles cassées, mais il étudia surtout les propriétésdes animaux et des plantes, et il acquit bientôt une saga-cité qui lui découvrait mille différences où les autreshommes ne voient rien que d'uniforme.

Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vitaccourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs

a. Il y avait dans ce temps un Babylonien, nommé Arnou, qui gué-rissait et prévenait toutes les apoplexies, dans les gazettes, avec unsachet pendu au cou.

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officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude,et qui couraient ça et là comme des hommes égarés quicherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. « Jeunehomme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous pointvu le chien de la reine ? » Zadig répondit modestement :« C'est une chienne, et non pas un chien. — Vous avezraison, reprit le premier eunuque. — C'est une épagneuletrès petite, ajouta Zadig; elle a fait depuis peu des chiens;elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreillestrès longues. — Vous l'avez donc vue ? dit le premiereunuque tout essoufflé. — Non, répondit Zadig, je nel'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la reine avait unechienne. »

Précisément dans le même temps, par une bizarrerieordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie duroi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans lesplaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autresofficiers couraient après lui avec autant d'inquiétude quele premier eunuque après la chienne. Le grand veneurs'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vupasser le cheval du roi. « C'est, répondit Zadig, le chevalqui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fortpetit; il porte une queue de trois pieds et demi de long;les bossettes de son mors sont d'or à vingt-trois carats;ses fers sont d'argent à onze deniers. — Quel chemina-t-il pris ? Où est-il ? demanda le grand veneur. — Jene l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamaisentendu parler. »

Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrents que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de

a reine; ils le firent conduire devant l'assemblée dugrand Desterham, qui le condamna au knout, et à passerle reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugementfut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne. Lesjuges furent dans la douloureuse nécessité de réformerleur arrêt; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatrecents onces d'or pour avoir dit qu'il n'avait point vu cequ'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende; aprèsquoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseildu grand Desterham; il parla en ces termes :

« Etoiles de justice, abîmes de science, miroirs devérité, qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer,l'éclat du diamant, et beaucoup d'affinité avec l'or, puis-qu'il m'est permis de parler devant cette auguste assem-blée, je vous jure par Orosmade que je n'ai jamais vu la

ET

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chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roides rois. Voici ce qui m'est arrivé. Je me promenais versle petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable eunuqueet le très illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable lestraces d'un animal, et j'ai jugé aisément que c'étaientcelles d'un petit chien. Des sillons légers et longs, impri-més sur de petites éminences de sable entre les traces despattes, m'ont fait connaître que c'était une chienne dontles mamelles étaient pendantes, et qu'ainsi elle avait faitdes petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sensdifférent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surfacedu sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elleavait les oreilles très longues; et, comme j'ai remarquéque le sable était toujours moins creusé par une patte quepar les trois autres, j'ai compris que la chienne de notreauguste reine était un peu boiteuse, si je l'ose dire.

" A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que,me promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu lesmarques des fers d'un cheval; elles étaient toutes à égalesdistances. Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop par-fait. La poussière des arbres, dans une route étroite quin'a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droiteet à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route.Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi,qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayécette poussière. J'ai vu sous les arbres, qui formaient un.berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branchesnouvellement tombées; et j'ai connu que ce cheval yavait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quantà son mors, il doit être d'or à vingt-trois carats : car il ena frotté les bossettes contre une pierre que j'ai reconnueêtre une pierre de touche, et dont j'ai fait l'essai. J'ai jugéenfin, par les marques que ses fers ont laissées sur descailloux d'une autre espèce, qu'il était ferré d'argent àonze deniers de fin. »

Tous les juges admirèrent le profond et subtil discer-nement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et à lareine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres,dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieursmages opinassent qu'on devait le brûler comme sorcier,le roi ordonna qu'on lui rendît l'amende de quatre centsonces d'or à laquelle il avait été condamné. Le greffier,les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grandappareil lui rapporter ses quatre cents onces; ils enretinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour

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les frais de justice, et leurs valets demandèrent des hono-raires.

Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'êtretrop savant, et se promit bien, à la première occasion, dene point dire ce qu'il avait vu.

Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier d'Etats'échappa; il passa sous les fenêtres de sa maison. Oninterrogea Zadig, il ne répondit rien; mais on lui prouvaqu'il avait regardé par la fenêtre. Il fut condamné pource crime à cinq cents onces d'or, et il remercia ses jugesde leur indulgence, selon la coutume de Babylone.« Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu'on est à plaindrequand on se promène dans un bois où la chienne de lareine et le cheval du roi ont passé! qu'il est dangereuxde se mettre à la fenêtre! et qu'il est difficile d'être heu-reux dans cette vie! »

L'ENVIEUX

Zadig voulut se consoler, par la philosophie et parl'amitié, des maux que lui avait faits la fortune. Il avait,dans un faubourg de Babylone, une maison ornée avecgoût, où il rassemblait tous les arts et tous les plaisirsdignes d'un honnête homme. Le matin, sa bibliothèqueétait ouverte à tous les savants; le soir, sa table l'était àla bonne compagnie; mais il connut bientôt combien lessavants sont dangereux; il s'éleva une grande dispute surune loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon.« Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cetanimal n'existe pas ? — II faut bien qu'il existe, disaientles autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu'on enmange. » Zadig voulut les accorder en leur disant : « S'ily a des griffons, n'en mangeons point; s'il n'y en a point,nous en mangerons encore moins ; et par là nous obéironstous à Zoroastre. »

Un savant, qui avait composé treize volumes sur lespropriétés du griffon, et qui de plus était grand théurgite,se hâta d'aller accuser Zadig devant un archimage nomméYébor, k'plus sot des Chaldéens, et partant le plus fana-tique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plusgrande gloire du soleil, et en aurait récité le bréviaire deZoroastre d'un ton plus satisfait. L'ami Cador (un amivaut mieux que cent prêtres) alla trouver le vieux Yébor,et lui dit : <« Vivent le soleil et les griffons ! gardez-vous

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bien de punir Zadig : c'est un saint; il a des griffons danssa basse-cour, et il n'en mange point; et son accusateurest un hérétique qui ose soutenir que les lapins ont lepied fendu, et ne sont point immondes. — Eh bien! ditYébor en branlant sa tête chauve, il faut empaler Zadigpour avoir mal pensé des griffons, et l'autre pour avoirmal parlé des lapins. » Cador apaisa l'affaire par le moyend'une fille d'honneur à laquelle il avait fait un enfant, etqui avait beaucoup de crédit dans le collège des mages.Personne ne fut empalé ; de quoi plusieurs docteurs mur-murèrent, et en présagèrent la décadence de Babylone.Zadig s'écria : " A quoi tient le bonheur! Tout me per-sécute dans ce monde, jusqu'aux êtres qui n'existentpas. » II maudit les savants, et ne voulut plus vivre qu'enbonne compagnie.

Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de Baby-lone, et les dames les plus aimables; il donnait des sou-pers délicats, souvent précédés de concerts, et animés pardes conversations charmantes dont il avait su bannir l'em-pressement de montrer de l'esprit, qui est la plus sûremanière de n'en point avoir, et de gâter la société la plusbrillante. Ni le choix de ses amis, ni celui des mets,n'étaient faits par la vanité : car en tout il préférait l'êtreau paraître, et par là il s'attirait la considération véritableà laquelle il ne prétendait pas.

Vis-à-vis sa maison demeurait Arimaze, personnagedont la méchante âme était peinte sur sa grossière phy-sionomie. Il était rongé de fiel et bouffi d'orgueil, et pourcomble, c'était un bel esprit ennuyeux. N'ayant jamaispu réussir dans le monde, il se vengeait par en médire.Tout riche qu'il était, il avait de la peine à rassemblerchez lui des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient lesoir chez Zadig l'importunait, le bruit de ses louangesl'irritait davantage. Il allait quelquefois chez Zadig, et semettait à table sans être prié : il y corrompait toute lajoie de la société, comme on dit que les harpies infectentles viandes qu'elles touchent. Il lui arriva un jour de vou-loir donner une fête à une dame qui, au lieu de la recevoir,alla souper chez Zadig. Un autre jour, causant avec luidans le palais, ils abordèrent un ministre qui pria Zadigà souper, et ne pria point Arimaze. Les plus implacableshaines n'ont pas souvent des fondements plus importants.Cet homme, qu'on appelait l'envieux dans Babylone, vou-lut perdre Zadig parce qu'on l'appelait l'heureux. L'occa-sion de faire du mal se trouve cent fois par jour, et celle

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de faire du bien, une fois dans Tannée, comme ditZoroastre.

L'envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans sesjardins avec deux amis et une dame à laquelle il disaitsouvent des choses galantes, sans autre intention quecelle de les dire. La conversation roulait sur une guerreque le roi venait de terminer heureusement contre leprince d'Hyrcanie, son vassal. Zadig, qui avait signaléson courage dans cette courte guerre, louait beaucoup leroi et encore plus la dame. Il prit ses tablettes, et écrivitquatre vers qu'il fit sur le champ, et qu'il donna à lire àcette belle personne.

Ses amis le prièrent de leur en faire part : la modestie,ou plutôt un amour-propre bien entendu, l'en empêcha.Il savait que des vers impromptus ne sont jamais bonsque pour celle en l'honneur de qui ils sont faits : il brisaen deux la feuille des tablettes sur laquelle il venaitd'écrire, et jeta les deux moitiés dans un buisson derosés, où on les chercha inutilement. Une petite pluiesurvint; on regagna la maison. L'envieux, qui resta dansle jardin, chercha tant, qu'il trouva un morceau de lafeuille. Elle avait été tellement rompue que chaque moitiéde vers qui remplissait la ligne faisait un sens, et mêmeun vers d'une plus petite mesure; mais, par un hasardencore plus étrange, ces petits vers se trouvaient formerun sens qui contenait les injures les plus horribles contrele roi; on y lisait :

Par les plus grands forfaitsSur le trône affermiDans la publique paixC'est le seul ennemi.

L'envieux fut heureux pour la première fois de sa vie.Il avait entre les mains de quoi perdre un homme ver-tueux et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenirjusqu'au roi cette satire écrite de la main de Zadig : onle fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame.Son procès lui fut bientôt fait, sans qu'on daignât l'en-tendre. Lorsqu'il vint recevoir sa sentence, l'envieux setrouva sur son passage et lui dit tout haut que ses versne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'être bon poète;mais il était au désespoir d'être condamné comme cri-minel de lèse-majesté, et de voir qu'on retînt en prisonune belle dame et deux amis pour un crime qu'il n'avaitpas fait. On ne lui permit pas de parler, parce que sestablettes parlaient : telle était la loi de Babylone. On le

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fit donc aller au supplice à travers une foule de curieuxdont aucun n'osait le plaindre, et qui se précipitaientpour examiner son visage et pour voir s'il mourrait avecbonne grâce. Ses parents seulement étaient affligés, carils n'héritaient pas. Les trois quarts de son bien étaientconfisqués au profit du roi, et l'autre quart au profit del'envieux.

Dans le temps qu'il se préparait à la mort, le perroquetdu roi s'envola de son balcon, et s'abattit dans le jardinde Zadig sur un buisson de rosés. Une pêche y avait étéportée d'un arbre voisin par le vent; elle était tombée surun morceau de tablettes à écrire auquel elle s'était collée.L'oiseau enleva la pêche et la tablette, et les porta sur lesgenoux du monarque. Le prince, curieux, y lut des motsqui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des finsde vers. Il aimait la poésie, et il y a toujours de la res-source avec les princes qui aiment les vers : l'aventurede son perroquet le fit rêver. La reine, qui se souvenaitde ce qui avait été écrit sur une pièce de la tablette deZadig, se la fit apporter. On confronta les deux morceaux,qui s'ajustaient ensemble parfaitement; on lut alors lesvers tels que Zadig les avait faits :

Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre.Sur le trône affermi le roi sait tout dompter.Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre :C'est le seul ennemi qui soit à redouter.

Le roi ordonna aussitôt qu'on fît venir Zadig devantlui, et qu'on fît sortir de prison ses deux amis et la belledame. Zadig se jeta le visage contre terre, aux pieds duroi et de la reine : il leur demanda très humblementpardon d'avoir fait de mauvais vers ; il parla avec tant degrâce, d'esprit, et de raison, que le roi et la reine vou-lurent le revoir. Il revint, et plut encore davantage. Onlui donna tous les biens de l'envieux, qui l'avait injuste-ment accusé : mais Zadig les rendit tous, et l'envieux nefut touché que du plaisir de ne pas perdre son bien.L'estime du roi s'accrut de jour en jour pour Zadig. Ille mettait de tous ses plaisirs, et le consultait dans toutesses affaires. La reine le regarda dès lors avec une complai-sance qui pouvait devenir dangereuse pour elle, pour leroi son auguste époux, pour Zadig, et pour le royaume.Zadig commençait à croire qu'il n'est pas difficile d'êtreheureux.

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LES GÉNÉREUX

Le temps arriva où Ton célébrait une grande fête quirevenait tous les cinq ans. C'était la coutume à Babylonede déclarer solennellement au bout de cinq années, celuides citoyens qui avait fait l'action la plus généreuse. Lesgrands et les mages étaient les juges. Le premier satrape,chargé du soin de la ville, exposait les plus belles actionsqui s'étaient passées sous son gouvernement. On allaitaux voix : le roi prononçait le jugement. On venait àcette solennité des extrémités de la terre. Le vainqueurrecevait des mains du monarque une coupe d'or garniede pierreries, et le roi lui disait ces paroles : » Recevez ceprix de la générosité, et puissent les dieux me donnerbeaucoup de sujets qui vous ressemblent! »

Ce jour mémorable venu, le roi parut sur son trône,environné des grands, des mages, et des députés detoutes les nations, qui venaient à ces jeux où la gloires'acquérait, non par la légèreté des chevaux, non par laforce du corps, mais par la vertu. Le premier satrape rap-porta à haute voix les actions qui pouvaient mériter àleurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla point de lagrandeur d'âme avec laquelle Zadig avait rendu à l'en-vieux toute sa fortune : ce n'était pas une action qui méri-tât de disputer le prix.

Il présenta d'abord un juge qui, ayant fait perdre unprocès considérable à un citoyen, par une méprise dontil n'était pas même responsable, lui avait donné tout sonbien, qui était la valeur de ce que l'autre avait perdu.

Il produisit ensuite un jeune homme qui, étant éperdu-ment épris d'une fille qu'il allait épouser, l'avait cédée àun ami près d'expirer d'amour pour elle, et qui avaitencore payé la dot en cédant la fille.

Ensuite il fit paraître un soldat qui, dans la guerred'Hyrcanie, avait donné encore un plus grand exemplede générosité. Des soldats ennemis lui enlevaient sa maî-tresse, et il la défendait contre eux : on vint lui dire qued'autres Hyrcaniens enlevaient sa mère à quelques pasde là; il quitta en pleurant sa maîtresse, et courut délivrersa mère; il retourna ensuite vers celle qu'il aimait, et latrouva expirante. Il voulut se tuer : sa mère lui remon-tra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut lecourage de souffrir la vie.

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Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit laparole, et dit : « Son action et celle des autres sont belles,mais elles ne m'étonnent point; hier, Zadig en a fait unequi m'a étonné. J'avais disgracié depuis quelques joursmon ministre et mon favori Coreb. Je me plaignais delui avec violence, et tous mes courtisans m'assuraient quej'étais trop doux : c'était à qui me dirait le plus de malde Coreb. Je demandai à Zadig ce qu'il en pensait, et ilosa en dire du bien. J'avoue que j'ai vu, dans nos his-toires, des exemples qu'on a payé de son bien une erreur,qu'on a cédé sa maîtresse, qu'on a préféré une mère àl'objet de son amour; mais je n'ai jamais lu qu'un cour-tisan ait parlé avantageusement d'un ministre disgraciécontre qui son souverain était en colère. Je donnevingt mille pièces d'or à chacun de ceux dont on vientde réciter les actions généreuses; mais je donne la coupeà Zadig.

— Sire, lui dit-il, c'est Votre Majesté seule qui méritela coupe, c'est elle qui a fait l'action la plus inouïe,puisque, étant roi, vous ne vous êtes point fâché contrevotre esclave, lorsqu'il contredisait votre passion. •>

On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donné sonbien, l'amant qui avait marié sa maîtresse à son ami, lesoldat qui avait préféré le salut de sa mère à celui de samaîtresse, reçurent les présents du monarque : ils virentleurs noms écrits dans le livre des généreux. Zadig eut lacoupe. Le roi acquit la réputation d'un bon prince, qu'ilne garda pas longtemps. Ce jour fut consacré par desfêtes plus longues que la loi ne le portait. La mémoires'en conserve encore dans l'Asie. Zadig disait : «< Je suisdonc enfin heureux! » Mais il se trompait.

LE MINISTRE

Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisitZadig pour remplir cette place. Toutes les belles damesde Babylone applaudirent à ce choix, car depuis la fon-dation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre sijeune. Tous les courtisans furent fâchés; l'envieux en eutun crachement de sang, et le nez lui enfla prodigieuse-ment. Zadig, ayant remercié le roi et la reine, alla remer-cier aussi le perroquet : «< Bel oiseau, lui dit-il, c'est vousqui m'avez sauvé la vie, et qui m'avez fait premierministre : la chienne et le cheval de Leurs Majestés

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m'avaient fait beaucoup de mal, mais vous m'avez fait dubien. Voilà donc de quoi dépendent les destins deshommes! Mais, ajouta-t-il, un bonheur si étrange serapeut-être bientôt évanoui. » Le perroquet répondit :•< Oui. » Ce mot frappa Zadig. Cependant, comme il étaitbon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquetsfussent prophètes, il se rassura bientôt et se mit à exercerson ministère de son mieux.

Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois,et ne fit sentir à personne le poids de sa dignité. Il negêna point les voix du divan, et chaque vizir pouvaitavoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait uneaffaire, ce n'était pas lui qui jugeait, c'était la loi; maisquand elle était trop sévère, il la tempérait; et quand onmanquait de lois, son équité en faisait qu'on aurait prisespour celles de Zoroastre.

C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe :qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que decondamner un innocent. Il croyait que les lois étaientfaites pour secourir les citoyens autant que pour les inti-mider. Son principal talent était de démêler la vérité, quetous les hommes cherchent à obscurcir. Dès les premiersjours de son administration il mit ce grand talent enusage. Un fameux négociant de Babylone était mort auxIndes; il avait fait ses héritiers ses deux fils par portionségales, après avoir marié leur sœur, et il laissait un pré-sent de trente mille pièces d'or à celui de ses deux fils quiserait jugé l'aimer davantage. L'aîné lui bâtit un tom-beau, le second augmenta d'une partie de son héritage ladot de sa sœur; chacun disait : « C'est l'aîné qui aime lemieux son père, le cadet aime mieux sa sœur; c'est àl'aîné qu'appartiennent les trente mille pièces. »

Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre. Il dità l'aîné : « Votre père n'est point mort, il est guéri de sadernière maladie, il revient à Babylone. — Dieu soitloué, répondit le jeune homme; mais voilà un tombeauqui m'a coûté bien cher! » Zadig dit ensuite la mêmechose au cadet. « Dieu soit loué, répondit-il; je vais rendreà mon père tout ce que j'ai; mais je voudrais qu'il laissâtà ma sœur ce que je lui ai donné. — Vous ne rendrezrien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces :c'est vous qui aimez le mieux votre père. »

Une fille fort riche avait fait une promesse de mariageà deux mages, et, après avoir reçu quelques mois des ins-tructions de l'un et de l'autre, elle se trouva grosse. Ils

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voulaient tous deux l'épouser. < f Je prendrai pour monmari, dit-elle, celui des deux qui m'a mise en état dedonner un citoyen à l'empire. — C'est moi qui ai faitcette bonne œuvre, dit l'un. — C'est moi qui ai eu cetavantage, dit l'autre. — Eh bien ! répondit-elle, je recon-nais pour père de l'enfant celui des deux qui lui pourradonner la meilleure éducation. •> Elle accoucha d'un fils.Chacun des mages veut l'élever. La cause est portéedevant Zadig. Il fait venir les deux mages. » Qu'ensei-gneras-tu à ton pupille ? dit-il au premier. — Je luiapprendrai, dit le docteur, les huit parties d'oraison, ladialectique, l'astrologie, la démonomanie; ce que c'estque la substance et l'accident, l'abstrait et le concret, lesmonades et l'harmonie préétablie. — Moi, dit le second,je tâcherai de le rendre juste et digne d'avoir des amis. •>Zadig prononça : '< Que tu sois son père ou non, tu épou-seras sa mère *. »

LES DISPUTES ET LES AUDIENCES

C'est ainsi qu'il montrait tous les jours la subtilité deson génie et la bonté de son âme; on l'admirait, et cepen-dant on l'aimait. Il passait pour le plus fortuné de tous

* A partir de l'édition de 1748 et jusqu'à celle de 1756 où il futsupprime, on lisait, après ces mots, le développement suivant qui futrepris par les éditeurs de Kchl :

// venait tous les jours des plaintes à la cour contre l'itimadoulet deMédie, nommé Irax. C'était un grand seigneur dont le fonds n'était pasmauvais, mais qui était corrompu par la vanité et par la volupté. Il souf-frait rarement qu'on lui parlât, et jamais qu'on l'osât contredire. Les paonsne sont pas plus vains, les colombes ne sont pas plus voluptueuses, lestortues ont moins de paresse; il ne respirait que la fausse gloire et les fauxplaisirs; Zadig entreprit de le corriger.

Il lui envoya de la part du roi un maître de musique avec douze voixet vingt-quatre violons, un maître d'hôtel avec six cuisiniers, et quatre cham-bellans, qui ne devaient pas le quitter. Vordre du roi portait que Vétiquettesuivante serait inviolablement observée; et voici comme les choses se pas-sèrent.

Le premier jour, dès que le voluptueux Irax fut éveillé, le maître demusique entra, suivi des voix et des inolons : on chanta une cantate quidura deux heures, et, de trois minutes en trois minutes, le refrain était :

Que son mérite est extrême !Que de grâces! que de grandeur!

Ah! combien monseigneurDoit être content de lui-même!

Après l'exécution de la cantate, un chambellan lui fit une harangue detrois quarts d'heioe, dans laquelle on le louait expressément de toutes lesbonnes qualités qui lui manquaient. La harangue finie, on le conduisit à

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les hommes, tout l'empire était rempli de son nom;toutes les femmes le lorgnaient; tous les citoyens célé-braient sa justice; les savants le regardaient comme leuroracle; les prêtres même avouaient qu'il en savait plusque le vieux archimage Yébor. On était bien loin alors delui faire des procès sur les griffons; on ne croyait que cequi lui semblait croyable.

Il y avait une grande querelle dans Babylone, qui duraitdepuis quinze cents années, et qui partageait l'empire endeux sectes opiniâtres : l'une prétendait qu'il ne fallaitjamais entrer dans le temple de Mithra que du piedgauche; l'autre avait cette coutume en abomination, etn'entrait jamais que du pied droit. On attendait le jourde la fête solennelle du feu sacré pour savoir quelle secteserait favorisée par Zadig. L'univers avait les yeux surses deux pieds, et toute la ville était en agitation et ensuspens. Zadig entra dans le temple en sautant à piedsjoints, et il prouva ensuite, par un discours éloquent, quele Dieu du ciel et de la terre, qui n'a acception de per-sonne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que dela jambe droite.

L'envieux et sa femme prétendirent que dans son dis-cours il n'y avait pas assez de figures, qu'il n'avait pas faitassez danser les montagnes et les collines. « II est sec etsans génie, disaient-ils; on ne voit chez lui ni la mer s'en-fuir, ni les étoiles tomber, ni le soleil se fondre comme,de la cire : il n'a point le bon style oriental. » Zadig secontentait d'avoir le style de la raison. Tout le monde futpour lui, non pas parce qu'il était dans le bon chemin,non pas parce qu'il était raisonnable, non pas parce qu'ilétait aimable, mais parce qu'il était premier vizir.

table au son des instruments Le dîner dura trois heures : dès qu'il ouvritla bouche pour parler, le premier chambellan dit : » II aura raison. »A peine eut-il prononcé quatre paroles que le second chambellan s'écria :« // a raison. » Les deux autres chambellans firent de grands t'clats derire des bons mots qu'Irax avait dits ou qu'il avait dû dire. Aprèsdîner on lui répéta la cantate.

Cette première journée lui parut délicieuse, il crut que le roi des roisl'honorait selon ses mérites; la seconde lui parut moins agréable,' la troi-sième fut gênante; la quatrième fut insupportable; la cinquième fut unsupplice. Enfin, outré d'entendre toujours chanter : « Ah! combien mon"seigneur doit être content de lui-même! », d'entendre toujours dire qu'ilavait raison, et d'être harangué chaque jour à la même heure, il écriviten cour pour supplier le roi qu'il daignât rappeler ses chambellans, sesmusiciens, son maître d'hôtel : il promit d'être désormais moins vain etplus appliqué, il se fit moins encenser, eut moins de fêtes et fut plus heu-reux : car, comme dit Sadder, « toujours du plaisir n'est pas du plaisir ».(Note des éditeurs.)

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II termina aussi heureusement le grand procès entreles mages blancs et les mages noirs. Les blancs soute-naient que c'était une impiété de se tourner, en priantDieu, vers l'orient d'hiver; les noirs assuraient que Dieuavait en horreur les prières des hommes qui se tournaientvers le couchant d'été. Zadig ordonna qu'on se tournâtcomme on voudrait.

Il trouva ainsi le secret d'expédier, le matin, les affairesparticulières et les générales; le reste du jour, il s'occupaitdes embellissements de Babylone : il faisait représenterdes tragédies où l'on pleurait, et des comédies où l'onriait, ce qui était passé de mode depuis longtemps, et cequ'il fit renaître parce qu'il avait du goût. Il ne prétendaitpas en savoir plus que les artistes; il les récompensaitpar des bienfaits et des distinctions, et n'était point jalouxen secret de leurs talents. Le soir, il amusait beaucoup leroi, et surtout la reine. Le roi disait : « Le grand ministre ! »La reine disait : «c L'aimable ministre! » et tous deuxajoutaient : « C'eût été grand dommage qu'il eût étépendu. »

Jamais homme en place ne fut obligé de donner tantd'audiences aux dames. La plupart venaient lui parlerdes affaires qu'elles n'avaient point, pour en avoir uneavec lui. La femme de l'envieux s'y présenta des pre-mières; elle lui jura par Mithra, par Zenda-Vesta, et parle feu sacré, qu'elle avait détesté la conduite de son mari;elle lui confia ensuite que ce mari était un jaloux, unbrutal; elle lui fit entendre que les dieux le punissaienten lui refusant les précieux effets de ce feu sacré parlequel seul l'homme est semblable aux immortels : ellefinit par laisser tomber sa jarretière; Zadig la ramassaavec sa politesse ordinaire; mais il ne la rattacha pointau genou de la dame; et cette petite faute, si c'en est une,fut la cause des plus horribles infortunes. Zadig n'ypensa pas, et la femme de l'envieux y pensa beaucoup.

D'autres dames se présentaient tous les jours. Lesannales secrètes de Babylone prétendent cju'il succombaune fois, mais qu'il fut tout étonné de jouir sans volupté,et d'embrasser son amante avec distraction. Celle à quiil donna, sans presque s'en apercevoir, des marques desa protection, était une femme de chambre de la reineAs tarte. Cette tendre Babylonienne se disait à elle-mêmepour se consoler : « II faut que cet homme-là ait prodi-gieusement d'affaires dans la tête, puisqu'il y songeencore même en faisant l'amour. » II échappa à Zadig,

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dans les instants où plusieurs personnes ne disent mot,et où d'autres ne prononcent que des paroles sacrées, des'écrier tout d'un coup : « La reine! » La Babyloniennecrut qu'enfin il était revenu à lui dans un bon moment,et qu'il lui disait : « Ma reine. » Mais Zadig, toujours trèsdistrait, prononça le nom d'Astarté. La dame, qui dansces heureuses circonstances interprétait tout à son avan-tage, s'imagina que cela voulait dire : « Vous êtes plusbelle que la reine Astarté. » Elle sortit du sérail de Zadigavec de très beaux présents. Elle-alla conter son aventureà l'envieuse, qui était son amie intime; celle-ci fut cruel-lement piquée de la préférence. « II n'a pas daigné seu-lement, dit-elle, me rattacher cette jarretière que voici, etdont je ne veux plus me servir. — Oh! oh! dit la fortunéeà l'envieuse, vous portez les mêmes jarretières que lareine ! Vous les prenez donc chez la même faiseuse ? »L'envieuse rêva profondément, ne répondit rien, et allaconsulter son mari l'envieux.

Cependant Zadig s'apercevait qu'il avait toujours desdistractions quand il donnait des audiences et quand iljugeait; il ne savait à quoi les attribuer : c'était là sa seulepeine.

Il eut un songe : il lui semblait qu'il était couchéd'abord sur des herbes sèches, parmi lesquelles il y enavait quelques-unes de piquantes qui l'incommodaient;et qu'ensuite il reposait mollement sur un lit de rosés,dont il sortait un serpent qui le blessait au cœur de salangue acérée et envenimée. « Hélas! disait-il, j'ai étélongtemps couché sur ces herbes sèches et piquantes, jesuis maintenant sur le lit de rosés, mais quel sera le ser-pent ? »

LA JALOUSIE

Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, etsurtout de son mérite. Il avait tous les jours des entretiensavec le roi et avec Astarté, son auguste épouse. Lescharmes de sa conversation redoublaient encore par cetteenvie de plaire qui est à l'esprit ce que la parure est à labeauté; sa jeunesse et ses grâces firent insensiblementsur Astarté une impression dont elle ne s'aperçut pasd'abord. Sa passion croissait dans le sein de l'innocence.Astarté se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisirde voir et d'entendre un homme cher à son époux et àl'Etat; elle ne cessait de le vanter au roi; elle en parlait

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à ses femmes, qui enchérissaient encore sur ses louanges ;tout servait à enfoncer dans son cœur le trait qu'elle nesentait pas. Elle faisait des présents à Zadig, dans lesquelsil entrait plus de galanterie qu'elle ne pensait; elle croyaitne lui parler qu'en reine contente de ses services, et quel-quefois ses expressions étaient d'une femme sensible.

Astarté était beaucoup plus belle que cette Sémire quihaïssait tant les borgnes, et que cette autre femme quiavait voulu couper le nez à son époux. La familiaritéd'Astarté, ses discours tendres, dont elle commençait àrougir, ses regards, qu'elle voulait détourner, et qui sefixaient sur les siens, allumèrent dans le cœur de Zadigun feu dont il s'étonna. Il combattit; il appela à sonsecours la philosophie, qui l'avait toujours secouru; iln'en tira que des lumières, et n'en reçut aucun soulage-ment. Le devoir, la reconnaissance, la majesté souveraineviolée, se présentaient à ses yeux comme des dieux ven-geurs; il combattait, il triomphait; mais cette victoire,qu'il fallait remporter à tout moment, lui coûtait desgémissements et des larmes. Il n'osait plus parler à lareine avec cette douce liberté qui avait eu tant de charmespour tous deux : ses yeux se couvraient d'un nuage; sesdiscours étaient contraints et sans suite : il baissait la vue;et quand, malgré lui, ses regards se tournaient versAstarté, ils rencontraient ceux de la reine mouillés depleurs, dont il partait des traits de flamme; ils semblaientse dire l'un à l'autre : « Nous nous adorons, et nous crai-gnons de nous aimer; nous brûlons tous deux d'un feuque nous condamnons. »

Zadig sortait d'auprès d'elle égaré, éperdu, le cœur sur-chargé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter : dans laviolence de ses agitations, il laissa pénétrer son secret àson ami Cador, comme un homme qui, ayant soutenulongtemps les atteintes d'une vive douleur, fait enfinconnaître son mal par un cri qu'un redoublement aigului arrache, et par la sueur froide qui coule sur son front.

Cador lui dit : « J'ai déjà démêlé les sentiments quevous vouliez vous cacher à vous-même; les passions ontdes signes auxquels on ne peut se méprendre. Jugez, moncher Zadig, puisque j'ai lu dans votre cœur, si le roi n'ydécouvrira pas un sentiment qui l'offense. Il n'a d'autredéfaut que celui d'être le plus jaloux des hommes. Vousrésistez à votre passion avec plus de force que la reine necombat la sienne, parce que vous êtes philosophe, etparce que vous êtes Zadig. Astarté est femme; elle laisse

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parler ses regards avec d'autant plus d'imprudencequ'elle ne se croit pas encore coupable. Malheureusement,rassurée sur son innocence, elle néglige des dehors néces-saires. Je tremblerai pour elle tant qu'elle n'aura rien àse reprocher. Si vous étiez d'accord l'un et l'autre, voussauriez tromper tous les yeux : une passion naissante etcombattue éclate; un amour satisfait sait se cacher. •>Zadig frémit à la proposition de trahir le roi, son bienfai-teur; et jamais il ne fut plus fidèle à son prince que quandil fut coupable envers lui d'un crime involontaire. Cepen-dant la reine prononçait si souvent le nom de Zadig, sonfront se couvrait de tant de rougeur en le prononçant,elle était tantôt si animée, tantôt si interdite, quand ellelui parlait en présence du roi; une rêverie si profondes'emparait d'elle quand il était sorti, que le roi fut trou-blé. Il crut tout ce qu'il voyait, et imagina tout ce qu'ilne voyait point. Il remarqua surtout que les babouchesde sa femme étaient bleues, et que les babouches deZadig étaient bleues, que les rubans de sa femme étaientjaunes, et que le bonnet de Zadig était jaune; c'étaient làde terribles indices pour un prince délicat. Les soupçonsse tournèrent en certitude dans son esprit aigri.

Tous les esclaves des rois et des reines sont autantd'espions de leurs cœurs. On pénétra bientôt qu'Astartéétait tendre, et que Moabdar était jaloux. L'envieux enga-gea l'envieuse à envoyer au roi sa jarretière, qui ressem-blait à celle de la reine. Pour surcroît de malheur, cettejarretière était bleue. Le monarque ne songea plus qu'àla manière de se venger. Il résolut une nuit d'empoison-ner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau aupoint du jour. L'ordre en fut donné à un impitoyableeunuque, exécuteur de ses vengeances. Il y avait alorsdans la chambre du roi un petit nain qui était muet, maisqui n'était pas sourd. On le souffrait toujours : il étaittémoin de ce qui se passait de plus secret, comme un ani-mal domestique. Ce petit muet était très attaché à lareine et à Zadig. Il entendit, avec autant de surprise qued'horreur, donner l'ordre de leur mort. Mais commentfaire pour prévenir cet ordre effroyable qui allait s'exé-cuter dans peu d'heures ? Il ne savait pas écrire; mais ilavait appris à peindre, et savait surtout faire ressembler.Il passa une partie de la nuit à crayonner ce qu'il voulaitfaire entendre à la reine. Son dessin représentait le roiagité de fureur, dans un coin du tableau, donnant desordres à son eunuque; un cordeau bleu et un vase sur

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une table, avec des jarretières bleues et des rubans jaunes;la reine, dans le milieu du tableau, expirante entre lesbras de ses femmes; et Zadig étranglé à ses pieds. L'hori-zon représentait un soleil levant pour marquer que cettehorrible exécution devait se faire aux premiers rayons del'aurore. Dès qu'il eut fini cet ouvrage, il courut chezune femme d'As tarte, la réveilla, et lui fit entendre qu'ilfallait dans l'instant même porter ce tableau à la reine.

Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à laporte de Zadig; on le réveille; on lui donne un billet dela reine; il doute si c'est un songe; il ouvre la lettre d'unemain tremblante. Quelle fut sa surprise, et qui pourraitexprimer la consternation et le désespoir dont il fut acca-blé quand il lut ces paroles : « Fuyez, dans l'instant même,ou l'on va vous arracher la vie! Fuyez, Zadig; je vousl'ordonne au nom de notre amour et de mes rubansjaunes. Je n'étais point coupable; mais je sens que je vaismourir criminelle. »

Zadig eut à peine la force de parler. Il ordonna qu'onfît venir Cador; et, sans lui rien dire, il lui donna cebillet. Cador le força d'obéir, et de prendre sur-le-champla route de Memphis. « Si vous osez aller trouver lareine, lui dit-il, vous hâtez sa mort; si vous parlez au roi,vous la perdez encore. Je me charge de sa destinée; suivezla vôtre. Je répandrai le bruit que vous avez pris la routedes Indes. Je viendrai bientôt vous trouver, et je vousapprendrai ce qui se sera passé à Babylone. •>

Cador, dans le moment même, fit placer deux droma-daires des plus légers à la course vers une porte secrètedu palais; il y fit monter Zadig, qu'il fallut porter, etqui était près de rendre l'âme. Un seul domestiquel'accompagna; et bientôt Cador, plongé dans i'étonne-ment et dans la douleur, perdit son ami de vue.

Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d'une collinedont on voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de lareine, et s'évanouit; il ne reprit ses sens que pour verserdes larmes et pour souhaiter la mort. Enfin, après s'êtreoccupé de la destinée déplorable de la plus aimable desfemmes et de la première reine du monde, il fit unmoment de retour sur lui-même, et s'écria : « Qu'est-cedonc que la vie humaine ? O vertu! à quoi m'avez-vousservi ? Deux femmes m'ont indignement trompé; la troi-sième, qui n'est point coupable, et qui est plus belle queles autres, va mourir! Tout ce que j'ai fait de bien a tou-jours été pour moi une source de malédictions, et je n'ai

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été élevé au comble de la grandeur que pour tomberdans le plus horrible précipice de l'infortune. Si j'eusseété méchant comme tant d'autres, je serais heureuxcomme eux. » Accablé de ces réflexions funestes, les yeuxchargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort surle visage, et l'âme abîmée dans l'excès d'un sombredésespoir, il continuait son voyage vers l'Egypte.

LA FEMME BATTUE

Zadig dirigeait sa route sur les étoiles. La constellationd'Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers lepôle de Canope. Il admirait ces vastes globes de lumièrequi ne paraissent que de faibles étincelles à nos yeux,tandis que la terre, qui n'est en effet qu'un point imper-ceptible dans la nature, paraît à notre cupidité quelquechose de si grand et de si noble. Il se figurait alors leshommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se dévorantles uns les autres sur un petit atome de boue. Cette imagevraie semblait anéantir ses malheurs, en lui retraçant lenéant de son être et celui de Babylone. Son âme s'élançaitjusque dans l'infini, et contemplait, détachée de ses sens,l'ordre immuable de l'univers. Mais lorsque ensuite,rendu à lui-même et rentrant dans son cœur, il pensaitqu'Astarté était peut-être morte pour lui, l'univers dis-paraissait à ses yeux, et il ne voyait dans la nature entièrequ'Astarté mourante et Zadig infortuné.

Comme il se livrait à ce flux et à ce reflux de philoso-phie sublime et de douleur accablante, il avançait vers lesfrontières de l'Egypte ; et déjà son domestique fidèle étaitdans la première bourgade, où il lui cherchait un loge-ment. Zadig cependant se promenait vers les jardins quibordaient ce village. Il vit, non loin du grand chemin,une femme éplorée qui appelait le ciel et la terre à sonsecours, et un homme furieux qui la suivait. Elle étaitdéjà atteinte par lui, elle embrassait ses genoux. Cethomme l'accablait de coups et de reproches. Il jugea, àla violence de l'Egyptien et aux pardons réitérés que luidemandait la dame, que l'un était un jaloux, et l'autreune infidèle; mais quand il eut considéré cette femme, quiétait d'une beauté touchante, et qui même ressemblaitun peu à la malheureuse Astarté, il se sentit pénétré decompassion pour elle, et d'horreur pour l'Egyptien.« Secourez-moi, s'écria-t-elle à Zadig avec des sanglots;

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tirez-moi des mains du plus barbare des hommes, sauvez-moi la vie! »

A ces cris, Zadig courut se jeter entre elle et ce bar-bare. Il avait quelque connaissance de la langue égyp-tienne. Il lui dit en cette langue : « Si vous avez quelquehumanité, je vous conjure de respecter la beauté et la fai-blesse. Pouvez-vous outrager ainsi un chef-d'œuvre dela nature, qui est à vos pieds, et qui n'a pour sa défenseque des larmes ? — Ah ! ah ! lui dit cet emporté, tu l'aimesdonc aussi! et c'est de toi qu'il faut que je me venge. >En disant ces paroles, il laisse la dame, qu'il tenait d'unemain par les cheveux, et, prenant sa lance, il veut enpercer l'étranger. Celui-ci, qui était de sang-froid, évitaaisément le coup d'un furieux. Il se saisit de la lance prèsdu fer dont elle est armée. L'un veut la retirer, l'autrel'arracher. Elle se brise entre leurs mains. L'Egyptientire son épée; Zadig s'arme de la sienne. Ils s'attaquentl'un l'autre. Celui-ci porte cent coups précipités; celui-làles pare avec adresse. La dame, assise sur un gazon,rajuste sa coiffure et les regarde. L'Egyptien était plusrobuste que son adversaire, Zadig était plus adroit.Celui-ci se battait en homme dont la tête conduisait lebras, et celui-là comme un emporté dont une colèreaveugle guidait les mouvements au hasard. Zadig passeà lui, et le désarme; et tandis que l'Egyptien, devenu plusfurieux, veut se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le faittomber en lui tenant l'épée sur la poitrine; il lui offre delui donner la vie. L'Egyptien, hors de lui, tire son poi-gnard; il en blesse Zadig dans le temps même que levainqueur lui pardonnait. Zadig, indigné, lui plonge sonépée dans le sein. L'Egyptien jette un cri horrible, etmeurt en se débattant. Zadig alors s'avança vers la dame,et lui dit d'une voix soumise : « II m'a forcé de le tuer :je vous ai vengée; vous êtes délivrée de l'homme le plusviolent que j'aie jamais vu. Que voulez-vous maintenantde moi, madame ? — Que tu meures, scélérat, lui répon-dit-elle; que tu meures! tu as tué mon amant; je voudraispouvoir déchirer ton cœur. — En vérité, madame, vousaviez là un étrange homme pour amant, lui réponditZadig; il vous battait de toutes ses forces et il voulaitm'arracher la vie parce que vous m'avez conjuré de voussecourir. — Je voudrais qu'il me battît encore, reprit ladame en poussant des cris. Je le méritais bien, je luiavais donné de la jalousie. Plût au ciel qu'il me battît, etque tu fusses à sa place! » Zadig, plus surpris et plus en

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colère qu'il ne l'avait été de sa vie, lui dit : «< Madame,toute belle que vous êtes, vous mériteriez que je vousbattisse à mon tour, tant vous êtes extravagante; mais jen'en prendrai pas la peine. •> Là-dessus il remonta sur sonchameau, et avança vers le bourg. A peine avait-il faitquelques pas qu'il se retourne au bruit que faisaientquatre courriers de Babylone. Ils venaient à toute bride.L'un d'eux, en voyant cette femme, s'écria : «c C'est elle-même ! Elle ressemble au portrait qu'on nous en a fait. »Ils ne s'embarrassèrent pas du mort, et se saisirent incon-tinent de la dame. Elle ne cessait de crier à Zadig :« Secourez-moi encore une fois, étranger généreux! jevous demande pardon de m'être plainte de vous : secou-rez-moi, et je suis à vous jusqu'au tombeau! » L'envieavait passé à Zadig de se battre désormais pour elle. « Ad'autres! répond-il; vous ne m'y attraperez plus. »

D'ailleurs il était blessé, son sang coulait, il avaitbesoin de secours ; et la vue des quatre Babyloniens, pro-bablement envoyés par le roi Moabdar, le remplissaitd'inquiétude. Il s'avance en hâte vers le village, n'imagi-nant pas pourquoi quatre courriers de Babylone venaientprendre cette Egyptienne, mais encore plus étonné ducaractère de cette dame.

L'ESCLAVAGE

Comme il entrait dans la bourgade égyptienne, il se vitentouré par le peuple. Chacun criait : « Voilà celui qui aenlevé la belle Missouf, et qui vient d'assassiner Clétofis !— Messieurs, dit-il, Dieu me préserve d'enlever jamaisvotre belle Missouf! elle est trop capricieuse; et, à l'égardde Clétofis, je ne l'ai point assassiné; je me suis défenduseulement contre lui. Il voulait me tuer, parce que je luiavais demandé très humblement grâce pour la belle Mis-souf, qu'il battait impitoyablement. Je suis un étrangerqui vient chercher un asile dans l'Egypte; et il n'y a pasd'apparence qu'en venant demander votre protection j'aiecommencé par enlever une femme, et par assassiner unhomme. »

Les Egyptiens étaient alors justes et humains. Lepeuple conduisit Zadig à la maison de ville. On com-mença par le faire panser de sa blessure, et ensuite onl'interrogea, lui et son domestique séparément, poursavoir la vérité. On reconnut que Zadig n'était point un

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assassin; mais il était coupable du sang d'un homme : laloi le condamnait à être esclave. On vendit au profit de labourgade ses deux chameaux; on distribua aux habitantstout l'or qu'il avait apporté ; sa personne fut exposée envente dans la place publique, ainsi que celle de soncompagnon de voyage. Un marchand arabe, nomméSétoc, y mit l'enchère; mais le valet, plus propre à lafatigue, fut vendu bien plus chèrement que le maître. Onne faisait pas de comparaison entre ces deux hommes.Zadig fut donc esclave subordonné à son valet : on lesattacha ensemble avec une chaîne qu'on leur passa auxpieds, et en cet état ils suivirent le marchand arabe danssa maison. Zadig, en chemin, consolait son domestique,et l'exhortait à la patience; mais, selon sa coutume, il fai-sait des réflexions sur la vie humaine. «• Je vois, lui disait-il,que les malheurs de ma destinée se répandent sur latienne. Tout m'a tourné jusqu'ici d'une façon bienétrange. J'ai été condamné à l'amende pour avoir vu pas-ser une chienne; j'ai pensé être empalé pour un griffon;j'ai été envoyé au supplice parce que j'avais fait des versà la louange du roi; j'ai été sur le point d'être étrangléparce que la reine avait des rubans jaunes, et me voiciesclave avec toi parce qu'un brutal a battu sa maîtresse.Allons, ne perdons point courage; tout ceci finira peut-être; il faut bien que les marchands arabes aient desesclaves ; et pourquoi ne le serais-je pas comme un autre,puisque je suis un homme comme un autre ? Ce mar-chand ne sera pas impitoyable; il faut qu'il traite bien sesesclaves, s'il en veut tirer des services. •> II parlait ainsi,et dans le fond de son cœur il était occupé du sort de lareine de Babylone.

Sétoc, le marchand, partit deux jours après pour l'Ara-bie déserte avec ses esclaves et ses chameaux. Sa tribuhabitait vers le désert d'Horeb. Le chemin fut long etpénible. Sétoc, dans la route, faisait bien plus de cas duvalet que du maître, parce que le premier chargeait bienmieux les chameaux; et toutes les petites distinctionsfurent pour lui.

Un chameau mourut à deux journées d'Horeb : onrépartit sa charge sur le dos de chacun des serviteurs;Zadig en eut sa part. Sétoc se mit à rire en voyant tousses esclaves marcher courbés. Zadig prit la liberté de luien expliquer la raison, et lui apprit les lois de l'équilibre.Le marchand, étonné, commença à le regarder d'un autreœil. Zadig, voyant qu'il avait excité sa curiosité, la redou-

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bla en lui apprenant beaucoup de choses qui n'étaientpoint étrangères à son commerce; les pesanteurs spéci-fiques des métaux et des denrées sous un volume égal;les propriétés de plusieurs animaux utiles; le moyen derendre tels ceux qui ne l'étaient pas; enfin il lui parutun sage. Sétoc lui donna la préférence sur son camarade,qu'il avait tant estimé. Il le traita bien, et n'eut pas sujetde s'en repentir.

Arrivé dans sa tribu, Sétoc commença par redemandercinq cents onces d'argent à un Hébreu auquel il les avaitprêtées en présence de deux témoins; mais ces deuxtémoins étaient morts, et l'Hébreu, ne pouvant êtreconvaincu, s'appropriait l'argent du marchand, en remer-ciant Dieu de ce qu'il lui avait donné le moyen de trom-per un Arabe. Sétoc confia sa peine à Zadig, qui étaitdevenu son conseil. « En quel endroit, demanda Zadig,prêtâtes-vous vos cinq cents onces à cet infidèle ? — Surune large pierre, répondit le marchand, qui est auprèsdu mont Horeb. — Quel est le caractère de votre débi-teur? dit Zadig. — Celui d'un fripon, reprit Sétoc. —Mais je vous demande si c'est un homme vif ou flegma-tique, avisé ou imprudent. — C'est de tous les mauvaispayeurs, dit Sétoc, le plus vif que je connaisse. — Ehbien! insista Zadig, permettez que je plaide votre causedevant le juge. » En effet il cita l'Hébreu au tribunal, etil parla ainsi au juge : « Oreiller du trône d'équité, je viensredemander à cet homme, au nom de mon maître,cinq cents onces d'argent qu'il ne veut pas rendre. —Avez-vous des témoins? dit le juge. — Non, ils sontmorts; mais il reste une large pierre sur laquelle l'argentfut compté; et s'il plaît à Votre Grandeur d'ordonnerqu'on aille chercher la pierre, j'espère qu'elle porteratémoignage ; nous resterons ici, l'Hébreu et moi, en atten-dant que la pierre vienne; je l'enverrai chercher auxdépens de Sétoc, mon maître. — Très volontiers », ré-pondit le juge; et il se mit à expédier d'autres affaires.

A la fin de l'audience : « Eh bien ! dit-il à Zadig, votrepierre n'est pas encore venue ? » L'Hébreu, en riant,répondit : « Votre Grandeur resterait ici jusqu'à demainque la pierre ne serait pas encore arrivée; elle est à plusde six milles d'ici, et il faudrait quinze hommes pour laremuer. — Eh bien! s'écria Zadig, je vous avais bien ditque la pierre porterait témoignage; puisque cet hommesait où elle est, il avoue donc que c'est sur elle que l'ar-gent fut compté. » L'Hébreu, déconcerté, fut bientôt

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contraint de tout avouer. Le juge ordonna qu'il serait liéà la pierre, sans boire ni manger, jusqu'à ce qu'il eûtrendu les cinq cents onces, qui furent bientôt payées.

L'esclave Zadig et la pierre furent en grande recom-mandation dans l'Arabie.

LE BUCHER

Sétoc, enchanté, fit de son esclave son ami intime. Ilne pouvait pas plus se passer de lui qu'avait fait le roi deBabylone; et Zadig fut heureux que Sétoc n'eût point defemme. Il découvrait dans son maître un naturel portéau bien, beaucoup de droiture et de bon sens. Il fut fâchéde voir qu'il adorait l'armée céleste, c'est-à-dire le soleil,la lune, et les étoiles, selon l'ancien usage d'Arabie. 11 luien parlait quelquefois avec beaucoup de discrétion. Enfinil lui dit que c'étaient des corps comme les autres, qui neméritaient pas plus son hommage qu'un arbre ou unrocher. « Mais, disait Sétoc, ce sont des êtres éternelsdont nous tirons tous nos avantages; ils animent lanature; ils règlent les saisons; ils sont d'ailleurs si loin denous qu'on ne peut pas s'empêcher de les révérer. —Vous recevez plus d'avantages, répondit Zadig, des eauxde la mer Rouge, qui porte vos marchandises aux Indes.Pourquoi ne serait-elle pas aussi ancienne que les étoiles ?Et si vous adorez ce qui est éloigné de vous, vous devezadorer la terre des Gangarides, qui est aux extrémités dumonde. — Non, disait Sétoc, les étoiles sont trop bril-lantes pour que je ne les adore pas. » Le soir venu, Zadigalluma un grand nombre de flambeaux dans la tente oùil devait souper avec Sétoc; et dès que son patron parut,il se jeta à genoux devant ces cires allumées, et leur dit :« Eternelles et brillantes clartés, soyez-moi toujours pro-pices! » Ayant .proféré ces paroles, il se mit à table sansregarder Sétoc. « Que faites-vous donc ? lui dit Sétocétonné. — Je fais comme vous, répondit Zadig; j'adoreces chandelles, et je néglige leur maître et le mien. »Sétoc comprit le sens profond de cet apologue. La sagessede son esclave entra dans son âme; il ne prodigua plusson encens aux créatures, et adora l'Etre éternel qui lesa faites.

Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse,venue originairement de Scythie, et qui, s'étant établiedans les Indes par le crédit des bracmanes, menaçait

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d'envahir tout POrient. Lorsqu'un homme marié étaitmort, et que sa femme bien-aimée voulait être sainte, ellese brûlait en public sur le corps de son mari. C'était unefête solennelle qui s'appelait le bûcher du veuvage. Latribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes brûléesétait la plus considérée. Un Arabe de la tribu de Sétocétant mort, sa veuve, nommée Almona, qui était fortdévote, fit savoir le jour et l'heure où elle se jetterait dansle feu au son des tambours et des trompettes. Zadigremontra à Sétoc combien cette horrible coutume étaitcontraire au bien du genre humain; qu'on laissait brûlertous les jours de jeunes veuves qui pouvaient.donner desenfants à l'Etat, ou du moins élever les leurs; et il le fitconvenir qu'il fallait, si on pouvait, abolir un usage si bar-bare. Sétoc répondit : « II y a plus de mille ans que lesfemmes sont en possession de se brûler. Qui de nousosera changer une loi que le temps a consacrée ? Y a-t-ilrien de plus respectable qu'un ancien abus ? — La raisonest plus ancienne, reprit Zadig. Parlez, aux chefs des tri-bus, et je vais trouver la jeune veuve. »

II se fit présenter à elle; et après s'être insinué dansson esprit par des louanges sur sa beauté, après lui avoirdit combien c'était dommage de mettre au feu tant decharmes, il la loua encore sur sa constance et sur son cou-rage. « Vous aimiez donc prodigieusement votre mari ?lui dit-il. — Moi ? point du tout, répondit la dame arabe.C'était un brutal, un jaloux, un homme insupportable;mais je suis fermement résolue de me jeter sur sonbûcher. — II faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment unplaisir bien délicieux à être brûlée vive. — Ah ! cela faitfrémir la nature, dit la dame; mais il faut en passer parlà. Je suis dévote; je serais perdue de réputation, et toutle monde se moquerait de moi si je ne me brûlais pas. »Zadig, l'ayant fait convenir qu'elle se brûlait pour lesautres e.t par vanité, lui parla longtemps d'une manière àlui faire aimer un peu la vie, et parvint même à lui inspirerquelque bienveillance pour celui qui lui parlait. « Queferiez-vous enfin, lui dit-il, si la vanité de vous brûler nevous tenait pas ? — Hélas ! dit la dame, je crois que jevous prierais de m'épouser. »

Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté pour ne paséluder cette déclaration; mais il alla dans l'instant trouverles chefs des tribus, leur dit ce qui s'était passé, et leurconseilla de faire une loi par laquelle il ne serait permisà une veuve de se brûler qu'après avoir entretenu un

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jeune homme tête à tête pendant une heure entière.Depuis ce temps, aucune dame ne se brûla en Arabie.On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir détruit en unjour une coutume si cruelle, qui durait depuis tant desiècles. Il était donc le bienfaiteur de l'Arabie.

LE SOUPER

Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme en quihabitait la sagesse, le mena à la grande foire de Balzora,où devaient se rendre les plus grands négociants de laterre habitable. Ce fut pour Zadig une consolation sen-sible de voir tant d'hommes de diverses contrées réunisdans la même place. Il lui paraissait que l'univers était unegrande famille qui se rassemblait à Balzora. Il se trouvaà table, dès le second jour, avec un Egyptien, un Indiengangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, etplusieurs autres étrangers qui,' dans leurs fréquentsvoyages vers le golfe Arabique, avaient appris assezd'arabe pour se faire entendre. L'Egyptien paraissait forten colère. « Quel abominable pays que Balzora! disait-il;on m'y refuse mille onces d'or sur le meilleur effet dumonde. — Comment donc, dit Sétoc; sur quel effet vousa-t-on refusé cette somme ? — Sur le corps de ma tante,répondit l'Egyptien; c'était la plus brave femme d'Egypte.Elle m'accompagnait toujours; elle est morte en chemin :j'en ai fait une des plus belles momies que nous ayons;et je trouverais dans mon pays tout ce que je voudraisen la mettant en gage. Il est bien étrange qu'on ne veuillepas seulement me donner ici mille onces d'or sur uneffet si solide. •> Tout en se courrouçant, il était près demanger d'une excellente poule bouillie, quand l'Indien,le prenant par la main, s'écria avec douleur : « Ah!qu'allez-vous faire ? — Manger de cette poule, ditl'homme à la momie. — Gardez-vous-en bien, dit le Gan-garide; il se pourrait faire que l'âme de la défunte fûtpassée dans le corps de cette poule, et vous ne voudriezpas vous exposer à manger votre tante. Faire cuire despoules, c'est outrager manifestement la nature. — Quevoulez-vous dire avec votre nature et vos poules ? repritle colérique Egyptien ; nous adorons un bœuf, et nous enmangeons bien. — Vous adorez un bœuf! est-il possible ?dit l'homme du Gange. — II n'y a rien de si possible,repartit l'autre; il y a cent trente-cinq mille ans que nous

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en usons ainsi, et personne parmi nous n'y trouve à redire.— Ah! cent trente-cinq mille ans! dit l'Indien, ce compteest un peu exagéré; il n'y en a que quatre-vingt mille quel'Inde est peuplée, et assurément nous sommes vosanciens, et Brama nous avait défendu de manger desbœufs avant que vous vous fussiez avisés de les mettresur les autels et à la broche. — Voilà un plaisant animalque votre Brama, pour le comparer à Apis ! dit l'Egyp-tien; qu'a donc fait votre Brama de si beau ? » Le braminrépondit : « C'est lui qui a appris aux hommes à lire età écrire, et à qui toute la terre doit le jeu des échecs. —Vous vous trompez, dit un Chaldéen qui était auprès delui; c'est le poisson Oannès à qui on doit de si grandsbienfaits, et il est juste de ne rendre qu'à lui ses hom-mages. Tout le monde vous dira que c'était un être divin,qu'il avait la queue dorée, avec une belle tête d'homme,et qu'il sortait de l'eau pour venir prêcher à terretrois heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furentrois, comme chacun sait. J'ai son portrait chez moi, queje révère comme je le dois. On peut manger du bœuf tantqu'on veut; mais c'est assurément une très grandeimpiété de faire cuire du poisson; d'ailleurs vous êtes tousdeux d'une origine trop peu noble et trop récente pourme rien disputer. La nation égyptienne ne compte quecent trente-cinq mille ans, et les Indiens ne se vantentque de quatre-vingt mille, tandis que nous avons desalmanachs de quatre mille siècles. Croyez-moi, renoncezà vos folies, et je vous donnerai à chacun un beau portraitd'Oannès. »

L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit : « Je res-pecte fort les Egyptiens, les Chaldéens, les Grecs, lesCeltes, Brama, le bœuf Apis, le beau poisson Oannès;mais peut-être que le Li ou le Tien b, comme on voudral'appeler, vaut bien les bœufs et les poissons. Je ne dirairien de mon pays; il est aussi grand que la terre d'Egypte,la Chaldée et les Indes ensemble. Je ne dispute pasd'antiquité, parce qu'il suffit d'être heureux, et que c'estfort peu de chose d'être ancien; mais, s'il fallait parlerd'almanachs, je dirais que toute l'Asie prend les nôtres,et que nous en avions de fort bons avant qu'on sût l'arith-métique en Chaldée.

— Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous

b. Mots chinois qui signifient proprement : Li, la lumière naturelle,la raison; et Tien, le ciel; et qui signifient aussi Dieu.

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êtes! s'écria le Grec; est-ce que vous ne savez pas que lechaos est le père de tout, et que la forme et la matière ontmis le monde dans l'état où il est ? » Ce Grec parla long-temps; mais il fut enfin interrompu par le Celte, qui,ayant beaucoup bu pendant qu'on disputait, se crut alorsplus savant que tous les autres, et dit en jurant qu'il n'yavait que Teutath et le gui de chêne qui valussent la peinequ'on en parlât; que, pour lui, il avait toujours du guidans sa poche; que les Scythes, ses ancêtres, étaient lesseules gens de bien qui eussent jamais été au monde;qu'ils avaient, à la vérité, quelquefois mangé des hommes,mais que cela n'empêchait pas qu'on ne dût avoir beau-coup de respect pour sa nation; et qu'enfin, si quelqu'unparlait mal de Teutath, il lui apprendrait à vivre. La que-relle s'échauffa pour lors, et Sétoc vit le moment où latable allait être ensanglantée. Zadig, qui avait gardé lesilence pendant toute la dispute, se leva enfin : il s'adressad'abord au Celte, comme au plus furieux; il lui dit qu'ilavait raison, et lui demanda du gui; il loua le Grec surson éloquence, et adoucit tous les esprits échauffés. Il nedit que très peu de chose à l'homme du Cathay, parcequ'il avait été le plus raisonnable de tous. Ensuite il leurdit : « Mes amis, vous alliez vous quereller pour rien, carvous êtes tous du même avis. » A ce mot, ils se récrièrenttous. <( N'est-il pas vrai, dit-il au Celte, que vous n'adorezpas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne ? —Assurément, répondit le Celte. — Et vous, monsieurl'Egyptien, vous révérez apparemment dans un certainbœuf celui qui vous a donné les bœufs ? — Oui, ditl'Egyptien. — Le poisson Oannès, continua-t-il, doitcéder à celui qui a fait la mer et les poissons. — D'accord,dit le Chaldéen. — L'Indien, ajouta-t-il, et le Cathayen,reconnaissent comme vous un premier principe; je n'aipas trop bien compris les choses admirables que le Greca dites, mais je suis sûr qu'il admet aussi un Etre supé-rieur, de qui la forme et la matière dépendent. » Le Grec,qu'on admirait, dit que Zadig avait très bien pris sa pen-sée. « Vous êtes donc tous de même avis, répliqua Zadig,et il n'y a pas là de quoi se quereller. •> Tout le mondel'embrassa. Sétoc, après avoir vendu fort cher ses den-rées, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadigapprit en arrivant qu'on lui avait fait son procès en sonabsence, et qu'il allait être brûlé à petit feu.

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LES RENDEZ-VOUS

Pendant son voyage à Balzora, les prêtres des étoilesavaient résolu de le punir. Les pierreries et les ornementsdes jeunes veuves qu'ils envoyaient au bûcher leur appar-tenaient de droit; c'était bien le moins qu'ils fissent brû-ler Zadig pour le mauvais tour qu'il leur avait joué. Ilsaccusèrent donc Zadig d'avoir des sentiments erronés surl'armée céleste; ils déposèrent contre lui, et jurèrentqu'ils lui avaient entendu dire que les étoiles ne se cou-chaient pas dans la mer. Ce blasphème effroyable fit fré-mir les juges; ils furent prêts de déchirer leurs vêtements,quand ils ouïrent ces paroles impies, et ils l'auraient fait,sans doute, si Zadig avait eu de quoi les payer. Mais,dans l'excès de leur douleur, ils se contentèrent de lecondamner à être brûlé à petit feu. Sétoc, désespéré,employa en vain son crédit pour sauver son ami; il futbientôt obligé de se taire. La jeune veuve Almona, quiavait pris beaucoup de goût à la vie, et qui en avait obli-gation à Zadig, résolut de le tirer du bûcher, dont il luiavait fait connaître l'abus. Elle roula son dessein dans satête, sans en parler à personne. Zadig devait être exécutéle lendemain; elle n'avait que la nuit pour le sauver :voici comme elle s'y prit en femme charitable et pru-dente.

Elle se parfuma; elle releva sa beauté par l'ajustementle plus riche et le plus galant, et alla demander uneaudience secrète au chef des prêtres des étoiles. Quandelle fut devant ce vieillard vénérable, elle lui parla en cestermes : « Fils aîné de la grande Ourse, frère du Taureau,cousin du grand Chien (c'étaient les titres de ce pontife),je viens vous confier mes scrupules. J'ai bien peur d'avoircommis un péché énorme en ne me brûlant pas dans lebûcher de mon cher mari. En effet qu'avais-je à conser-ver ? une chair périssable, et qui est déjà toute flétrie. »En disant ces paroles, elle tira de ses longues manches desoie ses bras nus, d'une forme admirable et d'une blan-cheur éblouissante. « Vous voyez, dit-elle, le peu que celavaut. » Le pontife trouva dans son cœur que cela valaitbeaucoup. Ses yeux le dirent, et sa bouche le confirma :il jura qu'il n'avait vu de sa vie de si beaux bras. « Hélas!lui dit la veuve, les bras peuvent être un peu moins malque le reste; mais vous m'avouerez que la gorge n'était

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pas digne de mes attentions. » Alors elle laissa voir le seinle plus charmant que la nature eût jamais formé. Un bou-ton de rosé sur une pomme d'ivoire n'eût paru auprèsque de la garance sur du buis, et les agneaux sortant dulavoir auraient semblé d'un jaune brun. Cette gorge, sesgrands yeux noirs qui languissaient en brillant doucementd'un feu tendre, ses joues animées de la plus belle pourpremêlée au blanc de lait le plus pur; son nez, qui n'était pascomme la tour du mont Liban; ses lèvres, qui étaientcomme deux bordures de corail renfermant les plus bellesperles de la mer d'Arabie, tout cela ensemble fit croire auvieillard qu'il avait vingt ans. Il fit en bégayant une décla-ration tendre. Almona, le voyant enflammé, lui demandala grâce de Zadig. « Hélas! dit-il, ma belle dame, quandje vous accorderais sa grâce, mon indulgence ne serviraitde rien; il faut qu'elle soit signée de trois autres de mesconfrères. — Signez toujours, dit Almona. — Volontiers,dit le prêtre, à condition que vos faveurs seront le prixde ma facilité. — Vous me faites trop d'honneur, ditAlmona; ayez seulement pour agréable de venir dans machambre après que le soleil sera couché, et dès que labrillante étoile Sheat sera sur l'horizon, vous me trouve-rez sur un sofa couleur de rosé, et vous en userez commevous pourrez avec votre servante. » Elle sortit alors, em-portant avec elle la signature, et laissa le vieillard pleind'amour et de défiance de ses forces. Il employa le restedu jour à se baigner; il but une liqueur composée de lacannelle de Ceylan, et des précieuses épices de Tidor etde Ternate, et attendit avec impatience que l'étoile Sheatvînt à paraître.

Cependant la belle Almona alla trouver le second pon-tife. Celui-ci l'assura que le soleil, la lune, et tous les feuxdu firmament, n'étaient que des feux follets en compa-raison de ses charmes. Elle lui demanda la même grâce,et on lui proposa d'en donner le prix. Elle se laissavaincre, et donna rendez-vous au second pontife au leverde l'étoile Algénib* De là elle passa chez le troisième etchez le quatrième prêtre, prenant toujours une signature,et donnant un rendez-vous d'étoile en étoile. Alors ellefit avertir les juges de venir chez elle pour une affaireimportante. Ils s'y rendirent : elle leur montra les quatrenoms, et leur dit à quel prix les prêtres avaient vendu lagrâce de Zadig. Chacun d'eux arriva à l'heure prescrite;chacun fut bien étonné d'y trouver ses confrères, et plusencore d'y trouver les juges, devant qui leur honte fut

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manifestée. Zadig fut sauvé. Sétoc fut si charmé de l'habi-leté d'Almona, qu'il en fit sa femme.

Zadig partit après s'être jeté aux pieds de sa belle libé-ratrice. Sétoc et lui se quittèrent en pleurant, en se jurantune amitié éternelle, et en se promettant que le premierdes deux qui ferait une grande fortune en ferait part àl'autre.

Zadig marcha du côté de la Syrie, toujours pensant àla malheureuse Astarté, et toujours réfléchissant sur lesort qui s'obstinait à se jouer de lui et à le persécuter.« Quoi! disait-il, quatre cents onces d'or pour avoir vupasser une chienne! condamné à être décapité pourquatre mauvais vers à la louange du roi ! prêt à être étran-glé parce que la reine avait des babouches de la couleurde mon bonnet! réduit en esclavage pour avoir secouruune femme qu'on battait; et sur le point d'être brûlépour avoir sauvé la vie à toutes les jeunes veuves arabes ! »

LE BRIGAND

En arrivant aux frontières qui séparent l'Arabie Pétréede la Syrie, comme il passait près d'un château assez fort,des Arabes armés en sortirent. Il se vit entouré; on luicriait : « Tout ce que vous avez nous appartient, et votrepersonne appartient à notre maître. » Zadig, pourréponse, tira son épée; son valet, qui avait du courage,en fit autant. Ils renversèrent morts les premiers Arabesqui mirent la main sur eux; le nombre redoubla : ils nes'étonnèrent point, et résolurent de périr en combattant.On voyait deux hommes se défendre contre une multi-tude; un tel combat ne pouvait durer longtemps. Lemaître du château, nommé Arbogad, ayant vu d'unefenêtre les prodiges de valeur que faisait Zadig, conçut del'estime pour lui. Il descendit en hâte, et vint lui-mêmeécarter ses gens, et délivrer les deux voyageurs. « Toutce qui passe sur mes terres est à moi, dit-il, aussi bienque ce que je trouve sur les terres des autres; mais vousme paraissez un si brave homme que je vous exempte dela loi commune. •> II le fit entrer dans son château, ordon-nant à ses gens de le bien traiter; et, le soir, Arbogadvoulut souper avec Zadig.

Le seigneur du château était un de ces Arabes qu'onappelle voleurs; mais il faisait quelquefois de bonnesactions parmi une foule de mauvaises; il volait avec une

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rapacité furieuse, et donnait libéralement : intrépide dansl'action, assez doux dans le commerce, débauché à table,gai dans la débauche, et surtout plein de franchise. Zadiglui plut beaucoup; sa conversation, qui s'anima, fit durerle repas; enfin Arbogad lui dit : «• Je vous conseille devous enrôler sous moi, vous ne sauriez mieux faire; cemétier-ci n'est pas mauvais; vous pourrez un jour devenirce que je suis. — Puis-je vous demander, dit Zadig, depuisquel temps vous exercez cette noble profession ? — Dèsma plus tendre jeunesse, reprit le seigneur. J'étais valetd'un Arabe assez habile; ma situation m'était insuppor-table. J'étais au désespoir de voir que, dans toute la terrequi appartient également aux hommes, la destinée nem'eût pas réservé ma portion. Je confiai mes peines à unvieil Arabe, qui me dit : « Mon fils, ne désespérez pas;il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentaitd'être un atome ignoré dans les déserts; au bout dequelques années il devint diamant, et il est à présent leplus bel ornement de la couronne du roi des Indes. » Cediscours me fit impression; j'étais le grain de sable, jerésolus de devenir diamant. Je commençai par volerdeux chevaux; je m'associai des camarades; je me mis enétat de voler de petites caravanes : ainsi je fis cesser peuà peu la disproportion qui était d'abord entre les hommeset moi. J'eus ma part aux biens de ce monde, et je fusmême dédommagé avec usure : on me considéra beau-coup : je devins seigneur brigand; j'acquis ce château parvoie de fait. Le satrape de Syrie voulut m'en déposséder;mais j'étais déjà trop riche pour avoir rien à craindre; jedonnai de l'argent au satrape, moyennant quoi je conser-vai ce château, et j'agrandis mes domaines; il me nommamême trésorier des tributs que l'Arabie Pétrée payait auroi des rois. Je fis ma charge de receveur, et point du toutcelle de payeur.

» Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nomdu roi Moabdar, un petit satrape pour me faire étrangler.Cet homme arriva avec son ordre : j'étais instruit detout; je fis étrangler en sa présence les quatre personnesqu'il avait amenées avec lui pour serrer le lacet; aprèsquoi je lui demandai ce que pouvait lui valoir la commis-sion de m'étrangler. Il me répondit que ses honorairespouvaient aller à trois cents pièces d'or. Je lui fis voirclair qu'il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis sous-brigand; il est aujourd'hui un de mes meilleurs officiers,et des plus riches. Si vous m'en croyez, vous réussirez

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comme lui. Jamais la saison de voler n'a été meilleure,depuis que Moabdar est tué, et que tout est en confusiondans Babylone.

— Moabdar est tué! dit Zadig; et qu'est devenue lareine Astarté ? — Je n'en sais rien, reprit Arbogad ; toutce que je sais, c'est que Moabdar est devenu fou, qu'il aété tué, que Babylone est un grand coupe-gorge, que toutl'empire est désolé, qu'il y a de beaux coups à faireencore, et que pour ma part, j'en ai fait d'admirables. —Mais la reine, dit Zadig; de grâce, ne savez-vous rien dela destinée de la reine? — On m'a parlé d'un princed'Hyrcanie, reprit-il; elle est probablement parmi sesconcubines, si elle n'a pas été tuée dans le tumulte; maisje suis plus curieux de butin que de nouvelles. J'ai prisplusieurs femmes dans mes courses, je n'en garde aucune;je les vends cher quand elles sont belles, sans m'informerde ce qu'elles sont. On n'achète point le rang; une reinequi serait laide ne trouverait pas marchand : peut-êtreai-je vendu la reine Astarté, peut-être est-elle morte;mais peu m'importe, et je pense que vous ne devez pasvous en soucier plus que moi. •> En parlant ainsi il buvaitavec tant de courage, il confondait tellement toutes lesidées, que Zadig n'en put tirer aucun éclaircissement.

Il restait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvaittoujours, faisait des contes, répétait sans cesse qu'il étaitle plus heureux de tous les hommes, exhortant Zadig àse rendre aussi heureux que lui. Enfin, doucement assoupipar les fumées du vin, il alla dormir d'un sommeil tran-quille. Zadig passa la nuit dans l'agitation la plus violente.« Quoi, disait-il, le roi est devenu fou! il.est tué! Je nepuis m'empêcher de le plaindre. L'empire est déchiré, etce brigand est heureux : ô fortune ! ô destinée ! un voleurest heureux, et ce que la nature a fait de plus,aimable apéri peut-être d'une manière affreuse, ou vit dans un étatpire que la mort. O Astarté! qu'êtes-vous devenue? •»

Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu'il ren-contrait dans le château ; mais tout le monde était occupé,personne ne lui répondit : on avait fait pendant la nuitde nouvelles conquêtes, on partageait les dépouilles. Toutce qu'il put obtenir dans cette confusion tumultueuse, cefut la permission de partir. Il en profita sans tarder, plusabîmé que jamais dans ses réflexions douloureuses.

Zadig marchait inquiet, agité, l'esprit tout occupé dela malheureuse Astarté, du roi de Babylone, de son fidèleCador, de l'heureux brigand Arbogad, de cette femme si

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capricieuse que des Babyloniens avaient enlevée sur lesconfins de l'Egypte, enfin de tous les contretemps et detoutes les infortunes qu'il avait éprouvés.

LE PÊCHEUR

A quelques lieues du château d'Arbogad, il se trouvasur le bord d'une petite rivière, toujours déplorant sadestinée, et se regardant comme le modèle du malheur.Il vit un pêcheur couché sur la rive, tenant à peine d'unemain languissante son filet, qu'il semblait abandonner, etlevant les yeux vers le ciel.

« Je suis certainement le plus malheureux de tous leshommes, disait le pêcheur. J'ai été, de l'aveu de tout lemonde, le plus célèbre marchand de fromages à la crèmedans Babylone, et j'ai été ruiné. J'avais la plus joliefemme qu'homme de ma sorte pût posséder, et j'en aiété trahi. Il me restait une chétive maison, je l'ai vuepillée et détruite. Réfugié dans une cabane, je n'ai de res-source que ma pêche, et je ne prends pas un poisson.O mon met! je ne te jetterai plus dans l'eau, c'est à moide m'y jçter. » En disant ces mots il se lève, et s'avancedans l'attitude d'un homme qui allait se précipiter etfinir sa vie.

« Eh quoi! se dit Zadig à lui-même, il y a donc deshommes aussi malheureux que moi! » L'ardeur de sauverla vie au pêcheur fut aussi prompte que cette réflexion.Il court à lui, il l'arrête, il l'interroge d'un air attendri etconsolant. On prétend qu'on en est moins malheureuxquand on ne l'est pas seul; mais, selon Zoroastre, ce n'estpas par malignité, c'est par besoin. On se sent alorsentraîné vers un infortuné comme vers son semblable. Lajoie d'un homme heureux serait une insulte; mais deuxmalheureux sont comme deux arbrisseaux faibles qui,s'appuyant l'un sur l'autre, se fortifient contre l'orage.

« Pourquoi succombez-vous à vos malheurs ? dit Zadigau pêcheur. — C'est, répondit-il, parce que je n'y voispas de ressource. J'ai été le plus considéré du village deDerlback auprès de Babylone, et je faisais, avec l'aide dema femme, les meilleurs fromages à la crème de l'empire.La reine As tarte et le fameux ministre Zadig les aimaientpassionnément. J'avais fourni à leurs maisons six centsfromages. J'allai un jour à la ville pour être payé; j'apprisen arrivant dans Babylone que la reine et Zadig avaient

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disparu. Je courus chez le seigneur Zadig, que je n'avaisjamais vu; je trouvai les archers du grand desterham,qui, munis d'un papier royal, pillaient sa maison loyale-ment et avec ordre. Je volai aux cuisines de la reine;quelques-uns des seigneurs de la bouche me dirent qu'elleétait morte; d'autres dirent qu'elle était en prison;d'autres prétendirent qu'elle avait pris la fuite; mais tousm'assurèrent qu'on ne me payerait point mes fromages.J'allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui étaitune de mes pratiques : nous lui demandâmes sa protec-tion dans notre disgrâce. Il l'accorda à ma femme, et mela refusa. Elle était plus blanche que ces fromages à lacrème qui commencèrent mon malheur; et l'éclat de lapourpre de Tyr n'était pas plus brillant que l'incarnatqui animait cette blancheur. C'est ce qui fit qu'Orcan laretint, et me chassa de sa maison. J'écrivis à ma chèrefemme la lettre d'un désespéré. Elle dit au porteur :« Ah, ah! oui! je sais quel est l'homme qui m'écrit, j'enai entendu parler : on dit qu'il fait des fromages à la crèmeexcellents; qu'on m'en apporte, et qu'on les lui paye. »

« Dans mon malheur, je voulus m'adresser à la justice.Il me restait six onces d'or : il fallut en donner deux oncesà l'homme de loi que je consultai, deux au procureur quientreprit mon affaire, deux au secrétaire du premier juge.Quand tout cela fut fait, mon procès n'était pas encorecommencé, et j'avais déjà dépensé plus d'argent que mesfromages et ma femme ne valaient. Je retournai à monvillage dans l'intention de vendre ma maison pour avoirma femme.

« Ma maison valait bien soixante onces d'or; mais onme voyait pauvre et pressé de vendre. Le premier à quije m'adressai m'en offrit trente onces; le second, vingt;et le troisième, dix. J'étais prêt enfin de conclure, tantj'étais aveuglé, lorsqu'un prince d'Hyrcanie vint à Baby-lone, et ravagea tout sur son passage. Ma maison futd'abord saccagée, et ensuite brûlée.

« Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme et mamaison, je me suis retiré dans ce pays où vous me voyez;j'ai tâché de subsister du métier de pêcheur. Les poissonsse moquent de moi comme les hommes : je ne prendsrien, je meurs de faim; et sans vous, auguste consolateur,j'allais mourir dans la rivière. »

Le pêcheur ne fit point ce récit tout de suite; car àtout moment Zadig, ému et transporté, lui disait :« Quoi ! vous ne savez rien de la destinée de la reine ? —

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Non, seigneur, répondait le pêcheur; mais je sais que lareine et Zadig ne m'ont point payé mes fromages à lacrème, qu'on a pris ma femme, et que je suis au désespoir.— Je me flatte, dit Zadig, que vous ne perdrez pas toutvotre argent. J'ai entendu parler de ce Zadig; il est hon-nête homme; et s'il retourne à Babylone, comme ill'espère, il vous donnera plus qu'il ne vous doit; maispour votre femme, qui n'est pas si honnête, je vousconseille de ne pas chercher à la reprendre. Croyez-moi,allez à Babylone; j'y serai avant vous, parce que je suisà cheval et que vous êtes à pied. Adressez-vous à l'illustreCador; dites-lui que vous avez rencontré son ami; atten-dez-moi chez lui. Allez; peut-être ne serez-vous pas tou-jours malheureux.

- O puissant Orosmade! continua-t-il, vous vous ser-vez de moi pour consoler cet homme; de qui vous servi-rez-vous pour me consoler ? •» En parlant ainsi il donnaitau pêcheur la moitié de tout l'argent qu'il avait apportéd'Arabie, et le pêcheur, confondu et ravi, baisait les piedsde l'ami de Cador, et disait : - Vous êtes un ange sauveur. »

Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles, etversait des larmes. - Quoi! seigneur, s'écria le pêcheur,vous seriez donc aussi malheureux, vous qui faites dubien ? — Plus malheureux que toi cent fois, répondaitZadig. — Mais comment se peut-il faire, disait le bon-homme, que celui qui donne soit plus à plaindre quecelui qui reçoit ? — C'est que ton plus grand malheur,reprit Zadig, était le besoin, et (que je suis infortuné parle cœur. — Orcan vous aurait-il pris votre femme ? ditle pêcheur. > Ce mot rappela dans l'esprit de Zadigtoutes ses aventures; il répétait la liste de ses infortunes,à commencer depuis la chienne de la reine jusqu'à sonarrivée chez le brigand Arbogad. • Ah! dit-il au pêcheur,Orcan mérite d'être puni. Mais d'ordinaire ce sont cesgens-là qui sont les favoris de la destinée. Quoi qu'il ensoit, va chez le seigneur Cador, et attends-moi. • Ils seséparèrent : le pêcheur marcha en remerciant son destin,et Zadig courut en accusant toujours le sien.

LE BASILIC

Arrivé dans une belle prairie, il y vit plusieurs femmesqui cherchaient quelque chose avec beaucoup d'applica-tion. Il prit la liberté de s'approcher de l'une d'elles, et

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TABLE DES MATIÈRES

Repères chronologiques 5Voltaire conteur 8Ouvrages à consulter 22

ROMANS ET CONTES

Zadig ou la destinée 29Le monde comme il va 95Memnon niLettre d'un Turc 119Micromégas 131Songe de Platon 151Les deux consolés 157Histoire des voyages de Scarmentado 161Candide ou l'optimisme 179Histoire d'un bon bramin 263Le blanc et le noir 269Jeannot et Colin 281Pot-pourri 293Petite digression 311Aventure indienne 315L'Ingénu 323L'Homme aux quarante écus 387La Princesse de Babylone 449Les lettres d'Amabed 513Le taureau blanc 559Le crocheteur borgne 593Eloge historique de la Raison 601Histoire de Jenni ou l'athée et le sage 613Les oreilles du comte de Chesterfield 671Aventure de la mémoire 691Cosi-sancta 697Notes complémentaires 703

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13/07/183552-VII-2013 - Impr. MAURY Imprimeur, 45330 Malesherbes.N° d'édition L.01EHPNFG0111.C020. - 3e trimestre 1966. - Printed in France.