comment l’œuvre d’anne brouillard peut s’organiser en...
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Comment l’œuvre d’Anne Brouillard peut s’organiser
en constellations à partir de et autour de son album
La terre tourne.
Nelly Delaunay
Sous la direction de Mmes Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau
Juin 2011
Université du Maine
2
REMERCIEMENTS :
Un grand merci à Anne Brouillard pour ce magnifique cadeau,
à Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau pour cette merveilleuse rencontre, leur ensei-
gnement et leur soutien sans failles,
à ma famille, mes amies et amis pour leurs encouragements et leur présence de chaque instant,
aux élèves, enseignants, chercheurs, auteurs et éditeurs qui ont répondu à mes demandes,
m’ont lu, encouragé et accompagné tout au long de ce travail de recherche et d’écriture.
Que tous ceux et celles qui ont croisé mon chemin tout au long de ce parcours universitaire et
professionnel soient remerciés.
Ce résultat est l’œuvre de tous.
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TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION Page : 7
Présentation de l’auteure Ŕ illustratrice Anne BROUILLARD Page : 10
I) Circuler d’un album à l’autre à partir de La terre tourne Page : 12
A) Présentation de l'album La terre tourne Page : 16
1) Au fil de la lecture Page : 20
2) La description des illustrations Page : 21
a) Les portes Page : 22
b) Les illustrations de pleine page Page : 24
c) Les vignettes de bas de page Page : 31
3) Le fil de la narration : le texte Page : 35
B) Quelques résonnances lexicales et thématiques Page : 42
1) Les résonnances lexicales page par page Page : 45
2) Les différents types de narrateurs textuels Page : 61
a) Les textes impersonnels Page : 61
b) Les textes à la troisième personne Page : 62
- « on » Page : 62
- « il, elle, on ; ils, elles » + dialogues discours direct Page : 63
- 3ème
personne + échanges oraux ou écrits « je » Page : 66
- 3ème
personne et « je » Page : 69
c) Les textes à la première personne « je » Page : 70
3) Comment La terre tourne est évoquée à travers les sens ? Page : 74
a) L’ouïe Page : 74
b) La vue Page : 74
c) L’odorat Page : 74
4) La rotondité Page : 75
5) Les éléments Page : 76
a) L’air Page : 77
b) L’eau Page : 77
4
c) La terre Page : 77
C) Quelques résonnances imagières Page : 78
1) Les personnages Page : 79
a) Les animaux Page : 79
- Le chat Page : 79
- Le chien Page : 84
- Le corbeau ou la corneille Page : 89
- Le canard Page : 90
b) Les êtres humains Page : 92
- L’homme en rouge Page : 93
- La fille en bleu et rouge Page : 95
- La dame en vert Page : 95
- L’enfant Page : 96
2) L’environnement Page : 100
a) La neige Page : 100
b) Le paysage lacustre Page : 101
c) Les éléments Page : 103
- L’air Page : 104
- L’eau Page : 104
- Le feu Page : 105
- La terre Page : 106
d) La ville Page : 107
3) Les objets Page : 108
a) Le ballon rouge Page : 108
b) La valise Page : 109
c) La cafetière Page : 111
d) Le chemin de fer Page : 112
4) La rotondité Page : 115
D) Un exemple de continuité narrative Page : 118
1) Le pêcheur et l’oie Page : 120
- Le mouvement de la première de couverture Page : 121
- Le mouvement de la quatrième de couverture Page : 122
5
- Le rythme des illustrations et la mise en page Page : 122
2) Le voyageur et les oiseaux Page : 125
- Le mouvement de la première de couverture Page : 126
- Le mouvement de la quatrième de couverture Page : 127
- Le rythme des illustrations et la mise en page Page : 127
3) La famille foulque Page : 130
- La première de couverture Page : 131
- La quatrième de couverture Page : 132
- Les pages de garde Page : 133
- Le cheminement dans l’espace Page : 133
- L’évolution dans le temps Page : 135
4) La vieille dame et les souris Page : 137
- La première de couverture Page : 138
- La quatrième de couverture Page : 139
- Les pages de garde Page : 140
- Le cheminement dans l’espace Page : 141
- L’évolution dans le temps Page : 146
5) De l’autre côté du lac1 Page : 148
- La couverture Page : 150
- Les pages de garde Page : 151
- Le narrateur imagier Page : 152
- Le narrateur textuel Page : 154
6) Les liens et les résonnances entre eux Page : 156
a) Les personnages Page : 156
b) Les objets Page : 162
c) Le temps qui passe Page : 165
d) L’espace, le cadre, l’ambiance Page : 166
7) Les liens et les résonnances avec La terre tourne Page : 168
CONCLUSION Page : 171
1 « À cause de l’inspiration, c’est le même lac que dans La terre tourne. De l’autre côté du lac est aussi inspiré de
l’ambiance de ce fameux lac Teåkersjön à Dalskog en Suède. » Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du
31/01/2011.
6
ANNEXES Page : 174
BIBLIOGRAPHIE détaillée Page : 175
BIBLIOGRAPHIE sélective Page : 191
Quelques pages du carnet de croquis de l’album Page : 198
Quelques illustrations et gravures sur le journal La tribune de Bruxelles Page : 203
Le chemin de fer de La terre tourne Page : 206
Paroles de la chanson de Jacques Prévert En sortant de l’école Page : 212
Paroles de la chanson de Grand Corps Malade Les voyages en train Page : 212
7
INTRODUCTION
Anne Brouillard2
est « l’un des très grands talents de cette décennie » comme
l’annonce son éditeur de chez Grandir, René Turc quand il publie son album L’orage en 1994.
Album qui est d’ailleurs le préféré d’Anne Brouillard car elle y a réussi « l’équilibre imagier »
à son goût. Dans le catalogue des dix ans de Pastel (1998), Michel Defourny écrit : « Anne
Brouillard est sans conteste l’une des grandes figures de l’album contemporain. Son itinéraire
l’a menée chez de nombreux éditeurs. » En effet, si Anne Brouillard est reconnaissante envers
Marie Wabbes qui lui a offert ses premiers contacts éditoriaux, son style est maintenant re-
connu et chaque éditeur la choisit pour ses qualités et son talent. Réciproquement, quand elle
travaille sur un projet de livre, elle sait quel éditeur va être intéressé pour le publier. Car, elle
est « toute vouée à la création des plus beaux albums qui soient. »3 Elle est « l’artiste née, (…)
celle qui existe pour créer … celle pour qui la vie est la substance de l’art ; et l’art est le re-
gard qui plonge au cœur de la vie. ».4
Les amateurs de ses œuvres ne tarissent pas d’éloges. Cependant, chacun constate
qu’elle n’est pas appréciée à sa juste valeur. Pourquoi ? Est Ŕ ce dû à la « frilosité 5» de cer-
tains éditeurs, comme cela fut le cas pour Voyage par exemple. Ou bien parce que ses albums
sont tout simplement « trop méconnus 6» du grand public d’après Sophie Van der Linden. Ou
encore parce qu’ils seraient « hermétiques 7» pour certains lecteurs selon Patrick Joole.
La lecture de ses albums8 demande du temps et de l’attention mais aussi, plusieurs re-
lectures9 qui se complémentent et s’enrichissent. Le lecteur doit refaire le cheminement
10 de
la création. Anne Brouillard lui laisse un grand champ de liberté et d’expression interprétative
2 « À mon sens, l’album sait véritablement mobiliser l’ensemble de ses capacités expressives à l’exact point médian de ces
deux pôles, lorsque le rapport entre texte, image et support s’équilibre tout à fait. Anne Brouillard, (…) sont quelques-uns de
ceux qui maîtrisent ce délicat équilibre. » Sophie Van der Linden, in L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles
formes, nouveaux lecteurs ? Textes réunis et présentés par C. Connan-Pintado, F. Gaiotti et B. Poulou, Modernités 28, PUB,
2008, p. 12. 3 Nicole Nachtergaele, Rencontre avec Anne Brouillard, in revue Alice, N° 2, printemps 1996, p. 59. 4 Stefan Zweig, préface de Romain Rolland, Amok, Livre de poche, 2001, p. 9. 5 Extrait de l’échange par e-mail avec René Turc du 31/10/2010. 6 http://esaatcdi.canalblog.com/archives/livre_comme_air/index.html 7 Patrick Joole, Les albums d'Anne Brouillard, un miroitement aquatique, communication sur son travail lors du colloque sur
l'album de Clermont dont les actes sont à paraître aux Presses Blaise Pascal. 8 « Si l’écrivain est également l’illustrateur. Il est alors possible d’imaginer que dans ce cas le rapport texte / image / page n’a
pas de meilleure adéquation. Dans un même mouvement l’auteur va chercher le trait, la couleur, le cadrage qui exprimera son
récit (…) et répartir ainsi lui-même les effets de sens entre son texte et ses images. » Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne
Audureau, Master 2 LIJE, Album pour la jeunesse, 2010, p. 8. 9 « L’idée d’une lecture plurielle s’est substituée à une lecture univoque. » Ibidem., p. 5. 10 « Explorer une page comme on explore un nouveau territoire, y chercher son chemin, les chemins possibles, relier des
repères, en déduire une signification. » C. Connan Ŕ Pintado, F. Gaiotti, B. Poulou, L’album contemporain pour la jeunesse :
nouvelles formes, nouveaux lecteurs ?, PUB, 2008, avant Ŕ propos, p. 10.
8
et imaginative.11
« La littérature est l’œuvre autant de l’auteur que du lecteur lui Ŕ même
puisqu’ils tissent ensemble ce que va être l’histoire. »12
Elle construit ses livres avec passion
et patience, elle s’investit pleinement dans chacun.
« Elle reprend, retravaille la matière, sans cesse réaccorde les rapports, les forces. Longue patience,
longue obstination. Ce qu’elle recherche, ce n’est pas juste une suite d’images mais une partition
d’images qui sonnent juste. (…) Ce ne sont pas des tranches de vie qu’Anne Brouillard nous
donne à voir, ce sont des moments choisis pour leur particularité, où la perception du banal saute
dans une autre dimension mentale. À travers la réactivation ou la réinvention des souvenirs
d’enfance, c’est avec le phénomène des épiphanies (épiphanie, du grec epiphania, apparition)
qu’elle renoue spontanément, magnifiquement. (…) Chaque album est une expérience nou-
velle. »13
Quand elle l’édite, elle l’offre au lecteur qui y retrouve cette atmosphère. La lecture de
l’un interpelle la lecture d’autres. C’est la découverte de ces résonnances qui déclenche le
plaisir de la lecture complice avec cette auteure Ŕ illustratrice. Son œuvre mérite d’être con-
nue et savourée.
Cette modeste étude « résonnante » « à partir de » et « autour de » La terre tourne
voudrait lui offrir une juste reconnaissance comme elle l’a fait en dédicaçant son premier al-
bum à Marie Wabbes. L’organisation de ce mémoire s’apparente donc à son style « en
boucle » et en images.
Malgré son aveu à Nicole Nachtergaele en 1996, pour le numéro 2 de la revue Alice :
« je n’aime pas quand on écrit sur moi, ce qu’on écrit sur moi … », suite à notre coup de cœur
pour son album La terre tourne, nous avons cherché à la rencontrer via Aude Marin, attachée
de presse aux éditions Seuil jeunesse Ŕ Le Sorbier. Elle a répondu à notre demande avec joie.
C’est avec beaucoup de patience et de ferveur qu’elle a accompagné notre travail de recherche.
Avec elle, nous avons recrée son univers en constellations « à partir de » et « autour de » La
terre tourne. Elle fait partie des artistes qui « créent leur Cosmos entier, leur univers propre
avec ses espèces et ses lois propres de gravitation … 14
».
Ainsi, ce mémoire souhaite mettre en valeur la richesse de l’œuvre, l’artiste et la
femme qu’est Anne Brouillard.
La terre tourne est un album majeur dans l’œuvre et la vie d’Anne Brouillard. À notre
niveau de lecteur, c’est cet album qui a tout déclenché : la rencontre avec l’œuvre et la per-
sonne. En effet, par ses résonnances, la lecture de cet album appelle la découverte des autres.
11 « Quant à l’imaginaire, il ne s’oppose nullement à la réalité : il n’en est ni le contraire ni l’adversaire, mais constitue lui
aussi une réalité Ŕ une réalité différente, fertile, mélancolique, complice de tous nos souvenirs. » Michel Pastoureau, Les
couleurs de nos souvenirs, éditions du Seuil, 2010, p. 13. 12 Édwige Chirouter, MASTER 2 LIJE, Philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse. Apprendre à philosopher dès
l’école primaire grâce à la lecture de récits, 2010-2011, p. 7. 13 Daniel Fano, 4 talents singuliers : Anne Brouillard, in Brochure "L'illustration en Wallonie et à Bruxelles", 1994. 14 Stefan Zweig, préface de Romain Rolland, Amok, op. cit., p. 12.
9
Il est infini … Notre étude est aussi une amorce, une incitation à la lecture de son œuvre et
une introduction à un autre travail de recherche peut être.
La première partie présente l’album La terre tourne au fil de la lecture. Cet album
étant « très complexe », les trois styles illustratifs sont minutieusement décryptés, l’un après
l’autre, avant d’aborder l’analyse du texte au fil de la narration. Le chemin de fer de l’album
présenté en annexe permet une vue globale sur ses rouages et ses ligatures. Les copies du car-
net d’Anne Brouillard en annexe montrent le cheminement créatif au fil des pages. Le lecteur
y voit comment les liens s’y construisent grâce aux possibilités offertes par l’album.
Dans le cadre de la deuxième partie, le travail sur les résonnances entre les albums à
partir de La terre tourne commence par le texte. Le lecteur de ce mémoire y trouve mis en
lumière des résonnances lexicales dans un premier temps. Ensuite, cette analyse lexicale est
suivie d’une présentation des différents narrateurs textuels dans les albums d’Anne Brouillard
et d’une étude de quelques résonnances sensorielles et thématiques parmi les plus représenta-
tives de son œuvre.
La troisième partie s’attache à l’étude des résonnances imagières. Chacun des huit per-
sonnages présents dans La terre tourne y est analysé à travers l’ensemble de l’œuvre d’Anne
Brouillard. Ensuite, cette partie met en valeur quelques résonnances environnementales et
quelques objets récurrents dans l’univers illustratif d’Anne Brouillard.
Dans la dernière partie, afin de revenir dans l’univers de La terre tourne, le lecteur fait
un détour « résonnant » par Bruxelles et Paris où il rencontre de nouveaux personnages. Les
cinq albums analysés ici sont doublement résonnants. Dans un premier temps, notre analyse
montre comment ils se complémentent entre eux, pour ne former presque qu’un seul album
finalement. Enfin, ce mémoire montre comment ils permettent le retour du lecteur dans
l’univers de La terre tourne.
Ainsi, le lecteur découvre les fils qui s’entrecroisent et se tissent entre les albums « à
partir de » et « autour de » La terre tourne. Au rythme de ces résonnances, cette étude incite
le lecteur à voyager d’un album à l’autre. Comme nous sommes dans l’univers d’Anne
Brouillard, il est tout à fait naturel de cheminer tranquillement, d’aller voir ailleurs, mais aussi,
de revenir où on est bien. Notre écriture part donc de La terre tourne pour y revenir.
10
Présentation d’Anne Brouillard : auteure Ŕ illustratrice
Anne Brouillard est née le 12 juillet 1967 à Leuven en Belgique, d’un père
belge et d’une mère suédoise, elle y grandit et suit des études artistiques à l'Institut Saint-Luc
à Bruxelles.
« J’ai fait des études d’illustration, après avoir fait une année d’institutrice maternelle.
Mais, j’avais une idée du métier pas juste ! et aussi j’avais besoin de comprendre qui j’étais vrai-
ment ! C’était l’idée de la façon dont les gens me voyaient de l’extérieur.
J’avais l’idée de faire quelque chose en rapport avec les enfants mais pas de faire un livre pour
les enfants. Et pourtant, j’ai choisi illustration et pas peinture dans mes études !
Le côté narratif15
… travailler pour mettre l’image au service de quelque chose de littéraire,
l’image qui raconte quelque chose, j’avais envie de faire des livres mais j’avais l’impression d’y
voir une limite, hors, il n’y en a pas, c’est sans fin16
…
J’aime dessiner naturellement depuis toujours et je ne me suis jamais arrêtée. Tout le monde des-
sine dans ma famille, j’ai plusieurs sœurs et c’était comme un jeu entre nous … je passais beau-
coup de temps à dessiner, même en classe ! J’ai une sœur peintre : elle, avec son chevalet posé
dans la nature, on voyait nos différences déjà enfant. C’est le dessin qui ne va pas dans la même
direction, dessin plus utilisé dans des choses imaginaires, j’utilisais le dessin pour représenter ça.
Je fais des livres pas spécialement pour les enfants mais pour les enfants aussi, ce n’est pas si
simple à expliquer … le créneau est d’une grande liberté, les possibilités sont énormes en fait. »17
Elle a quatre sœurs. Elle passe ses vacances en Suède, chez ses grands parents maternels. « La
fiction littéraire n’est donc pas seulement de l’ordre de l’imaginaire mais elle dispose aussi
d’une « fonction référentielle » qui dévoile des dimensions insoupçonnées de la réalité. (…) Il
existe une corrélation intime et profonde entre le monde de l’enfance et les mondes de la fic-
tion et l’imagination. »18
Les souvenirs de leurs maisons lui inspirent l’album Le pays du rêve
et L’orage notamment et la Suède lui inspire les albums La terre tourne, Mystère, Il va neiger
et De l’autre côté du lac entre autre. « En 1990, elle publie son premier album pour la jeu-
nesse : Trois chats19
, très vite reconnu. Il est annonciateur du talent d'Anne Brouillard.
L'œuvre d'Anne Brouillard, poétique et visuelle20
, est une multitude d'invitations à des pro-
15 « Le rôle de l’image, langage plus facile d’accès pour les jeunes enfants, n’est plus seulement descriptif ou explicatif, il est
narratif. » Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau, Master 2 LIJE, Album pour la jeunesse, 2010, p. 1. 16 « L’album est le lieu de tous les possibles. » Sophie Van der Linden, in La revue des livres pour enfants, l’analyse des
livres d’images, N° 214, décembre 2003, p. 63.
Édwige Chirouter, Philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse, op. cit., p. 5, « Je peux vivre à travers la fiction
littéraire, des expériences que je ne connaîtrai jamais dans la vie réelle. Elle m’ouvre ainsi à tous les possibles. Elle constitue
à ce titre une expérience vivante, authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les hommes vont pouvoir appré-
hender le réel. La fiction permet d’expérimenter de nouveaux rapports au monde. Elle apporte des points de vue inédits.
L’imaginaire est comme un immense laboratoire où les hommes peuvent modeler, dessiner, redessiner à l’infini les situations,
les dilemmes. » 17 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard à Toulouse lors du salon vivons-livre, le 07/11/2010. 18 Édwige Chirouter, Philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse, op. cit., p. 6. 19 Dédicacé à Marie Wabbes, une auteure illustratrice de 76 ans. Elle travaillait chez Archimède, « pomme, miel, chocolat »
J’étais étudiante en 2ème ou 3ème année en illustration et j’ai rencontré Marie Wabbes. Je lui ai montré mon travail. Elle m’a
donné des conseils d’une préciosité sans égal. Elle a été mon prof en 5 minutes … Elle m’a donné sa carte et m’a dit de
l’appeler … J’ai fait les 3 chats après, si j’ai pu les faire comme je l’ai fait c’est grâce à ses conseils. Après mes études,
j’avais sa carte de visite, je lui ai téléphoné, viens … ! Elle m’a reçu avec tant de chaleur et de générosité. Elle m’a donné
deux adresses. Parce que c’est grâce à elle que j’ai pu réaliser ce livre, c’est une reconnaissance justifiée … : Ibidem. 20 Les sujets de mes livres sont liés à des choses vues, observées, dans la vie, dans la rue, le côté promenade de la vie. Je vois
… ça me donne toutes mes histoires qui sont presque toutes là … : Ibidem.
11
menades imaginaires21
. Le dessin d'Anne Brouillard22
n'évoque pas pour autant le mouvement.
Il y a des plans larges et fixes, qui lorsque l'on s'y arrête, entraînent dans un univers riche. Un
univers aux richesses exaltées, d'une forte poésie23
créant un rythme singulier et envoûtant. Le
crayon noir alterne avec de remarquables couches de peintures, faisant naître des espaces
d'expression superposés, comme autant de sens possibles. »24
Tout au long du travail de créa-
tion, ses idées qui deviendront ses futurs albums se croisent et s’enrichissent car elle travaille
toujours plusieurs projets à la fois. « Elle remplit le moindre vide de ses carnets, des cahiers
d’écolière, noircis consciencieusement, comme autant de blocs alignant leurs masses régu-
lières, pour ne laisser que la respiration de la marge imposée. Un espace qui disparaît même
dans les albums terminés où la peinture a tendance à couvrir l’ensemble de la surface. 25
»
C’est ainsi que les résonnances se construisent tout naturellement au sein même de ses carnets.
« Sa personnalité se prête tout particulièrement au thème du canal et de l'eau Ŕ fleuve,
rivière ou lac. Par son rapport à la nature, omniprésente et toujours habitée, par son art, toute
son œuvre pourrait s'intituler « Passages », à l'image de l'eau26
qui passe. Tout chez elle est
mouvement lent, transformation silencieuse. Tout s'accomplit imperceptiblement, mais tout
bouge, évolue.
La nature est très présente dans vos livres. Quel est votre rapport aux éléments qui vous entou-
rent ?
Anne Brouillard : « C’est très difficile d’expliquer une chose qui pour moi est évidente : je vis
avec les éléments. Ils sont là, ils font partie de ma vie, la nature EST mon élément.27
Le change-
ment de lumière, le passage des saisons28
, la tombée de la nuit, l’arrivée de la neige ou d’un
orage… Tous ces « événements » sont pour moi de véritables sujets d’albums … J’utilise alors des
déambulations d’un lieu à un autre pour raconter à la fois le temps qui passe et la météo. Il peut y
avoir un rapport encore plus concret entre les albums et la nature : quand j’ai fait La terre tourne,
je campais au bord d’un lac dans la forêt (en Suède). Ce livre est donc peint exclusivement à l’eau
du lac. Les fourmis et les blaireaux ont goûté à la peinture (à l’œuf). Le vent a certainement em-
porté l’un ou l’autre brouillon. Et les pinceaux oubliés dans la bruyère ont rouillé sous la pluie et
la neige…. »
On retrouve de nombreux thèmes propres au nord : le pays plat, les canaux, la couleur
du ciel, des conditions climatiques difficiles (nuages, vents, neige, orage, brouillard) face à
21 La maison de Martin, Promenade au bord de l’eau … Par exemple. 22 Elle porte fièrement son nom prédestiné. Je peints et je dessine au crayon en masse, je ne fais pas de contours, je peints en
masse d’ombre et de lumière, pas au trait. Ce n’est pas pour rien que je m’appelle « brouillard », c’est parce que je
m’appelle ainsi que je suis ainsi !!! Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 27/10/2010. 23 Dans son article L’album en liberté, Sophie Van der Linden écrit à propos de l’album : « La narration… ne prend pas
nécessairement la forme d’un récit et s’aventure davantage vers une expression poétique. » in Littérature de jeunesse, incer-
taines frontières, colloque de Cerisy, Gallimard Jeunesse, 2005, p. 93. 24 Source : http://www.ricochet-jeunes.org/auteurs/refid/229 25 Jean Perrot, Pictogénèse de l’album contemporain pour la jeunesse et conversation du patrimoine, in L’image pour en-
fants : pratiques, normes, discours, études réunies et présentées par Annie Renonciat, éditions La Licorne, PUR, 2007, p. 33 26 Lire à ce sujet la communication de Patrick Joole lors du colloque sur l'album de Clermont-Ferrand en 2010 : Les albums
d’Anne Brouillard, un miroitement aquatique, actes à paraître aux Presses Blaise Pascal au printemps 2011. 27 « J’ai compris pourquoi Monsieur René Turc m’avait proposé de travailler avec Anne Brouillard : c’est un paysage qui lui
parlait, un paysage dans lequel elle aimait être et travailler, un paysage qui l’inspirait… La nature et ses éléments lui par-
lent. » Extrait du courrier du 15 novembre 2010 reçu de Mr Gilles Auffray, Le gardien des couleurs, depuis Londres. 28 Quelle est votre saison préférée ? « Toutes les saisons et le déroulement des saisons parce que ça change et elles sont
toutes particulières.» Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010.
12
des intérieurs chaleureux, apaisants, dont la cafetière rouge29
pourrait en être le symbole.
Anne Brouillard complète son approche picturale par une approche cinématographique. La
double page sans fond perdu, sans marge, s'apparente à l'écran de cinéma.
On peut regarder L'orage30
et La terre tourne comme de beaux objets esthétiques.
Mais à y regarder de plus près, ces albums ont demandé beaucoup de temps dans leur cons-
truction. Et notre travail, en tant que lecteur, notre jeu, consiste à reconstruire l'espace et le
temps de l'écriture. Pour y parvenir, il faut plonger dans ces albums, aller à la rencontre des
petits motifs que sont les êtres humains, les animaux, les objets31
, pour les retrouver d'une
page à l'autre et même d'un album à l'autre.32
Ces petits motifs représentent des fils à tirer. Ces
albums représentent une invitation à l'exploration, à la recherche d'un trésor : le plaisir de la
construction d'une histoire. Le plaisir réside dans l'aspect esthétisant mais surtout dans le plai-
sir intellectuel de la découverte. On peut lire et relire les albums, on trouvera toujours de nou-
veaux indices, de nouvelles pistes.33
On peut les lire et les relire, aussi, pour le plaisir de son
écriture très poétique. »34
I) Circuler d’un album à l’autre à partir de La terre tourne
Ce choix de présenter les résonnances à partir de l’album central de La terre tourne est
justifiable au regard de différents paramètres. Tout d’abord, c’est ce sujet de devoir proposé
par Mesdames Claire Segura Ŕ Balladur et Evelyne Audureau qui est à l’origine de cette idée
de mémoire (professionnel) de Master 2 Littérature pour la Jeunesse. Une fois ce projet et
cette soutenance acceptés par Mme C. Segura Ŕ Balladur, il a été soumis à l’acceptation de
Mme Anne Brouillard. Plusieurs esquisses leur ont été proposées et elles ont trouvé cette idée
29 « C’est celle de mes grands parents qui m’a servi de modèle ! » Ibidem. 30 « J’aime beaucoup dessiner les maisons, les imaginer. Le rapport intérieur / extérieur avec la maison se trouve dans un
paysage. Être dehors et imaginer dedans ou au contraire être dedans et voir l’extérieur. Expliquer le cheminement des mai-
sons : par exemple dans L’orage, qui est mon livre préféré : Commence à l’intérieur, on a la véranda, dès la première page
on voit l’intérieur et l’extérieur (miroir). Petit à petit on va visiter la maison, on en fait le tour puis on y revient. Cet album
est autant l’histoire de la maison que celle de l’orage et du temps qui passe. Je fais le plan, je construis les maquettes des
maisons. » Extrait de la conférence du 06/11/2010 à Toulouse. 31 « Cafetière, théière, réveil, petits pots … sont l’expressions du temps. Dans l’univers des maisons habitées : trace, pré-
sence, souvenirs … Les objets sont importants, comme un décor de théâtre. Ils révèlent quelque chose de la personne qui y
habite. » Ibidem. 32 « L’homme est dans son environnement qu’il comprend, il connaît sa juste place, en contemplation paisible. La terre
tourne, on tourne en rond. C’est mon interprétation de la vie, la façon dont je ressens l’existence, une relation familière à
l’animal, en harmonie, pas d’hostilité, dans ce monde cohabité, tout fonctionne ensemble … » Ibidem. 33 « J’ai fait mon premier livre quand j’avais 9 ans : « une ferme à la campagne ». Le côté objet livre, c’est quelque chose
qui j’aime faire. À 13 ans « pas de titre ». On est déjà qui on est, très lié à ce que j’ai fait plus tard, sans texte : « un paysage
l’été – un château : Zoom sur le château, une entrée secrète, on entre … Zoom dans château, on circule, on rencontre des
lutins, des sorcières … Et on ressort du château, et c’est l’hiver … j’avais déjà le truc en boucle et l’évolution dans
l’espace ! » Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010. 34 Extrait d'une interview d'Anne Brouillard donnée lors des rencontres 2009 de « Livre comme l'air ». (Propos recueillis par
Pascal Broutin lors d'une conférence de Sophie Van der Linden).
13
de plan organisé en constellations à partir de La terre tourne originale et intéressante. Dans
une vision chronologique de sa bibliographie, il s’agit de son douzième album sur ses vingt Ŕ
cinq édités en tant qu’auteure Ŕ illustratrice. Il est donc central dans sa bibliographie au regard
de ses œuvres réalisées en amont et en aval. Sur un plus large, au regard de la « cosmogo-
nie 35
», Anne Brouillard a écrit et illustré son album « à l’échelle du tout grand et à l’échelle
du tout petit dans l’ordre de l’univers » pour célébrer l’attente d’un enfant à naître. Ce mé-
moire se voudrait générateur d’énergie en faveur du talent36
d’Anne Brouillard, comme la
terre tourne et nous entraîne tous dans sa ronde, petits et grands, à l’image de sa conception de
la vie « unitaire ». Aux yeux d’Anne Brouillard, nous sommes tous égaux : les êtres humains,
les animaux et la nature qui est accueillante et protectrice dans son univers. Ainsi, le lecteur
peut y découvrir un message de protection de notre environnement. Elle parle du respect du
cycle de la vie que l’on peut rapprocher de la théorie des cinq éléments. Tant par le texte que
par les illustrations, elle sollicite les cinq sens. Autant de résonnances qui se retrouvent dans
ses autres albums. La terre tourne est un album complexe, tant au niveau de la mise en page
qu’au niveau des techniques approchées (album, Bande Dessinée, cinématographique), avec
des séries d’images séquentielles37
et d’illustrations à fond perdu en pleine page, son style
d’écriture, une véritable prose poétique … Autant de techniques et d’effets qui se retrouvent
dans ses autres albums. Ses thèmes sont d’une portée universelle, tout le monde est concerné.
Le lecteur se déplace « autour de la terre » dans des lieux différents38
, y rencontre des person-
nages humains et animaux, y découvre des objets, des environnements, au fil des saisons …
qui sont autant de résonnances à savourer et à partager, au rythme de la terre qui tourne, sur
elle Ŕ même et autour du soleil, entraînant ses satellites dans sa ronde à l’instar des autres al-
bums d’Anne Brouillard. Ce travail d’écriture depuis La terre tourne vers ses autres œuvres
correspond aussi à son style « en boucle ». L’organisation de ce mémoire se présente « à la
35 Théorie de la formation de l’univers. 36 Pour Sophie Van der Linden, (aussi), « cette œuvre ne rencontre pas le succès, qu’elle mériterait auprès du public. »
http://esaatcdi.canalblog.com/archives/2009/05/28/13887764.html
Elle a publié vingt-cinq albums qui séduisent autant qu’ils déconcertent. Elle précise également que le point de vue, le ca-
drage, l’ordre séquentiel des images est toujours un gros travail, et que le lecteur doit aussi faire un effort de reconstruction
de l’espace et du temps pour entrer dans son univers. http://webetab.ac-bordeaux.fr/Primaire/64/Orthez/CR/brouillard.pdf
« C’est précisément là que se situe le problème du spectateur lecteur : il ne parvient pas à faire les liens entre des illustrations
que son cheminement a contribué à isoler, éprouve des difficultés à identifier des personnages aux traits souvent flous et ne
saisit pas la cohérence narrative. » Patrick Joole, Les albums d’Anne Brouillard, un miroitement aquatique. 37 « Les images séquentielles sont articulées iconiquement et sémantiquement. » La revue des livres pour enfants, N° 214, op.
cit., p. 64. 38 Contrairement à l’analyse de Christian Poslaniec et Christine Houyel : « Que va-t-il se passer ? L’auteur va-t-il choisir de
nous montrer une itinérance, comme, le suggère l’image ? Ou des personnes qui « restent toujours au même endroit » ? C’est
ce second choix qui prévaut, mais pour s’en rendre compte, les lecteurs doivent regarder soigneusement chaque image et
conclure qu’il s’agit toujours du même lieu : on voit le viaduc par la fenêtre, dans la scène om l’homme et le chien sont atta-
blés ; le viaduc est encore présent dans de nombreuses scènes ou, quand il n’y est pas, on voit des éléments présents dans les
images précédentes. En même temps se construit, dans cette histoire statique (même lieu), une double relation. … » Activités
de lecture à partir de la littérature de jeunesse, Hachette éducation, 2000, p. 215.
14
manière de … ». Ainsi, il se lit à partir de La terre tourne, autour de La terre tourne pour re-
venir à La terre tourne.
De plus, La terre tourne est la source d’inspiration pour l’histoire sur laquelle elle tra-
vaille depuis quelques années et qu’elle appelle « le livre de ma vie » qui reprend tous ses
personnages (avec le magicien rouge entre autre) et même d’autres encore. Ce futur album
illustre comment l’imagination de son enfance, avec ses sœurs, se concrétise à l’âge adulte, en
tant qu’auteure Ŕ illustratrice de renom. (On y trouve une carte des mondes « à la Tolkien »,
un message écologique avec un risque de dérèglement climatique et une nécessaire biodiversi-
té dans l’écosystème. Nous y sommes tous interdépendants, les animaux humanisés sont de la
même taille que les êtres humains, on y découvre des inventions futuristes et écologiques
comme pouvoir voler avec un batteur à main qui crée des petits nuages quand on l’active …
« en tout cas, ça a l’air de fonctionner ! » reconnaît Anne Brouillard avec un large sourire
communicatif. La mise en page s’approche du roman graphique avec beaucoup de texte, des
phylactères, des illustrations encadrées et certaines de pleine page, surtout en noir et blanc …)
Il sera prêt dans deux ou trois ans, avoue t Ŕ elle. Le lecteur a hâte de le découvrir.
Et puis, tout simplement, parce que nous sommes des êtres humains, à l’image des
êtres vivants sur cette terre parmi et avec tous les éléments y circulant au rythme de cette terre
qui tourne au même rythme pour tous. « J’aime que l’on mesure que l’on ne mesure pas, rap-
peler ce dilemme que l’on est une si petite chose dans un univers en mouvement perpé-
tuel … ».39
Cette déclaration évoque au lecteur un autre dialogue entre Thomas et le Voyageur
où Thomas déclare que « l’Homme cosmique est considéré comme la deuxième vision
d’Hildegarde. 40
» Ici, le lecteur participe à cette circularité et l’homme fait partie de
l’univers.41
39 Anne Brouillard pour Ulrike Blatter, in Parole 3/07, novembre 2007, pp. 3. 40 Gilles Clément, Thomas et le Voyageur, éditions Albin Michel, 2011, p. 95. 41 « L’homme n’est plus au centre du monde. (…) Il est quelque part dedans, tombé dedans, il est tout petit, il fait partie de
lui comme la feuille et le bambou, le grain de sable, le grain de lumière. Il est fragile, sa force est d’aller avec les autres
grains, sa faiblesse d’aller contre. (…) L’avenir dépend de cette force. Il n’a plus besoin de soumettre l’univers à lui-même, il
lui suffit de le comprendre. » Ibidem., pp. 97-98.
15
16
A) Présentation de l’album : La terre tourne
(Quelques pages du carnet de croquis de l’album en annexe)
Dans son album, La terre tourne, Anne Brouillard établit des correspondances entre
l'espace proche, familier, et l'univers en mouvement, le tambour d'une machine à laver est par
exemple une métaphore de la terre qui tourne... Au rythme du temps qui passe, les gestes du
quotidien deviennent de véritables rites. »42
« Le texte est une poésie en prose avec des répétitions qui en créent le rythme. Les
doubles Ŕ pages sont organisées de manière similaire, exceptées les trois dernières. De haut en
bas sur la page de gauche : une grande vignette, un texte et une série de petites vignettes en
bas de la page. Sur la page de droite : une illustration à fond perdu… faite à la peinture à
l’œuf.43
Les couleurs44
sont très saturées. La narration par l’image est complexe. Elle raconte
un grand voyage, plus vaste que celui décrit par le texte seul. »45
Cet album fut édité pour la première fois par les éditions Le sorbier, en 1997. Étant
épuisé mais toujours recherché, il fut réédité en 2009 avec une retouche graphique au niveau
du titre.46
L’édition de 1997 présente un titre plat et horizontal de couleur verte alors que
l’édition de 2009 présente un titre légèrement arrondi de couleur rouge évoquant davantage le
mouvement de la terre. La première particularité de cet album est son format.47
En effet, nous
sommes face à un objet Ŕ livre quelque peu mystérieux car, pour reprendre les termes de So-
42 Source : http://www.livrejeunesse82.com/IMG/pdf/anne_brouillard_artiste-2.pdf 43 « Peinture à l’œuf ou « tempera » faite maison » in Citrouille n° 38 ; « produire une peinture en utilisant la technique pictu-
rale qu’elle utilise elle-même pour la réalisation de ses albums. A savoir un travail avec des pigments, de l’eau et un jaune
d’œuf. » http://webetab.ac-bordeaux.fr/Primaire/64/Orthez/CR/brouillard.pdf ; « Elle privilégie une technique ancestrale,
présente dès l'Egypte Ancienne "la Tempera", qui, pour elle, rend le mieux la lumière. Devant nos yeux, elle nous a préparé
ce mélange dont le jaune d'œuf représente le médium pour lier les pigments, naturels ou chimiques. L'art consiste à séparer le
jaune du blanc, de passer plusieurs fois le jaune d'une main à l'autre pour enlever complètement le blanc, puis de pincer la
peau du jaune pour la retirer. Il suffit ensuite d'ajouter des pigments et quelques gouttes de vinaigre blanc. »
http://esaatcdi.canalblog.com/archives/2009/06/12/14050595.html
« Par le fait que Rembrandt utilisait un mélange non pâteux de tempera et de couleur à l’huile, il obtenait des textures qui
rayonnent d’une extraordinaire puissance suggestive de réalité. La couleur chez Rembrandt devient une puissance lumineuse
matérialisée, à tensions multiples. » Johannes Itten, Art de la couleur, Dessain et Tolra, 1961, p. 14. 44 « Pour moi les couleurs sont des êtres vivants (…), les véritables habitants de l’espace. La ligne, elle, ne fait que le parcou-
rir, que voyager au travers. Elle ne fait que passer. » Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs, op. cit., p. 116. 45 E. Audureau et C. Balladur, L’album de littérature de jeunesse, point de vue graphique et iconographique, Master LIJE 2,
2009-2010, p. 28. 46 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « À la demande de l’éditeur. Entre temps, les
éditions Le Sorbier ont été revendues aux éditions de la Martinière et l’équipe de graphistes a changé. Par un accord de con-
fiance, je laisse ce créneau à l’éditeur car il connaît mieux « ce qui marche pour vendre ». Ce sont les graphistes qui choisis-
sent la mise en forme et le choix de la typographie. J’ai juste un droit de regard mais ce n’est pas si important que ça. » 47 Ibidem. : « Parce que je ne pouvais pas faire un rond ! Alors, le cercle va atterrir dans le carré, c’est plus pratique et quand
on l’ouvre en plein, le livre donne un très long rectangle. » Michel Defourny constate que « relativement peu fréquent anté-
rieurement, le format carré connaît une grande vogue dans la dernière décennie du XXe siècle. » Voyage en littérature jeu-
nesse, Lire les images, Institut suisse Jeunesse et Médias, p. 36.
« Il faut être fidèle à la réalité du livre et non à celle de la réalité chaotique. » Elle a besoin de travailler directement dans le
format de la publication. « Je sens mieux le rythme, je sens plus vite ce qui ne fonctionne pas, le découpage en petit ne pré-
pare pas aux vraies difficultés. » Anne Brouillard pour Daniel Fano in Brochure "L'illustration en Wallonie et à Bruxelles".
17
phie Van der Linden, La terre tourne est un album qui nous parle de « rondeur et circularité
pour un format carré … ».48
Ce format fut choisi pour ses qualités matérielles et sa tenue en
main. C’est un « format calme et sans tension … et le livre carré ouvert à l’avantage d’offrir
une double page panoramique »49
espace pleinement exploité par Anne Brouillard. La couver-
ture est cartonnée et l’album est non paginé. Pour la suite de notre analyse, nous avons paginé
l’album pour une lecture plus aisée. La première page sera la page de garde, page vierge de
texte dans les tons terre ocre - orangé. Ainsi les pages de droite ou belles pages seront im-
paires et les pages de gauche ou fausses pages seront paires. La page de titre portera le numé-
ro 3 et la narration commencera à la page 4. Cet album est dédicacé à Théodore, Maximilien
et Kitty. (Il s’agit de son amie Kitty Crowther, Maximilien son mari et Théodore leur premier
fils).50
L’effeuillage51
des vingt-huit pages de l’album s’organise de gauche à droite, dans le
sens de la lecture occidentale.
Après la page de titre, nous trouvons neuf double-pages presque régulières (le nombre
des vignettes en bas des fausses pages varie de quatre à sept). Hormis cette variation gra-
phique, l’organisation est stable :
- La page de gauche est partagée en trois parties dans le sens de la hauteur :
au centre du premier tiers en haut : une porte vitrée dans un cadre
au centre du deuxième tiers : le texte (de plus en plus court)
sur toute la longueur du dernier tiers : une bande de vignettes
- La page de droite est une illustration de pleine page à fond perdu.
Les liens et les relations entre ces différents éléments (illustrations et textes) seront l’objet des
sous Ŕ parties trois et quatre.
Les deux doubles Ŕ pages suivantes (pages 22 à 25) cassent ce rythme car nous sommes en
présence de deux doubles Ŕ pages muettes et illustrées à fond perdu. Notre rythme de lecture
s’en trouve perturbé « à la tourne » de la page 22.
En effet, « la lecture est doublement rythmée, par ses mouvements internes et par les
variations dans la succession des images. L’accumulation d’images accélère le rythme ciné-
tique mais ralentit la lecture du texte. Le fait de proposer à un moment du récit une grande
48 Sophie Van der Linden, Lire l’album, éd. L’atelier du poisson soluble, mai 2006, p. 138. 49 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 13 ; 17. 50 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010. 51 « Le montage s’apprécie dans un premier temps en fonction de l’effeuillage du livre. » La revue des livres pour enfants, N°
214, op. cit., p. 66.
18
image, freine le rythme en stoppant le récit sur une pause longue ; il y donc un effet d’attente
… Les planches illustrées « ralentisseurs de lecture » rythment le parcours en répétant ou va-
riant les compositions, les couleurs, les cadrages. »52
- La dernière double-page reprend le rythme des premières pages avec une variation de
mise en page graphique, narrative et symbolique. La porte vitrée se retrouve non plus sous
forme de vignette en haut de la page de gauche mais en arrière plan de l’illustration pleine
page à droite. Qui plus est, un jeune enfant l’ouvre afin de passer pour s’avancer vers le lec-
teur.
- La page de gauche est partagée en trois parties dans le sens de la hauteur :
le premier tiers en haut est vierge et de fond blanc
au centre du deuxième tiers : le texte (qui renvoie au premier texte)
sur toute la longueur du dernier tiers : une bande de vignettes (la dernière renvoyant à
la première de l’album et au visage de l’enfant)
- La page de droite est une illustration de pleine page à fond perdu.
« Ici, comme dans tous les albums d’Anne Brouillard, c’est le cheminement vers la
résolution qui s’avère finalement plus passionnant que la solution elle-même. »53
Quel est-il
donc ce cheminement qui nous guide tout au long de cet album ? Car, finalement, qu’on le
découvre pour la première fois ou bien qu’on le parcourt à nouveau, La terre tourne inexora-
blement … et ceci est vrai pour tout lecteur. Que l’on se place à l’échelle de l’univers (macro-
cosme) ou d’une vie humaine (microcosme), la terre nous entraîne dans sa ronde. Anne
Brouillard « réussit à traduire avec art ce regard54
emprunt de métaphysique qu’elle porte sur
les êtres et les choses. Auteur, elle parle de cette ronde de la vie qui ici ou là fait naître, vivre
et mourir les humains que nous sommes. Metteur en page, elle donne une dimension cosmo-
gonique à son propos grâce aux vignettes illustrées ouvrant sur l’infini. Peintre, elle recourt à
des images chaleureusement colorées pour incarner la simultanéité de ces gestes accomplis
par les personnages que l’on suit de page en page : des humains et des animaux. … Pour par-
ler de la terre, ronde, et de la ronde de la vie, elle convoque ici et là dans ses images des
formes rondes bien sûr … Texte et image dansent en parallèle et se rejoignent pour nous
communiquer une vision de la vie à la fois douce et grave, comme apaisée. »55
52 Christine Plu, L’illustration littéraire et les relations « texte-image », Master LIJE 2, p. 15. 53 Sophie Van der Linden, op. cit., p. 138. 54 « Le paysage a changé, en effet. (…) L’important est-il dans le regard ou la façon de regarder ? … » Thomas et le Voya-
geur, op. cit., p. 17. 55 Source : http://librairielautrerive.hautetfort.com/archive/2009/04/18/la-terre-tourne-d-anne-brouillard.html
19
À la lecture des pages de croquis de son carnet présentées en annexe, le lecteur se rend
bien compte du cheminement intellectuel suivi par Anne Brouillard pour réaliser cet album.
« Au départ, dans la construction de l’album, tout concourait vers la fête placée au centre du
livre. Je voulais représenter l’année, les mois, les jours et les moments d’une journée précis …
c’était un travail de représentation du temps trop complexe et impossible finalement ! 56
» Cet
album a une portée philosophique sur la temporalité car, au fil des pages, le lecteur peut sentir
le temps qui passe (dans l’espace et dans le temps). La terre tourne tout le temps, tout
l’univers est en perpétuel mouvement même si l’on ne bouge pas … on bouge quand même.
Quoi qui se passe, quoi qu’il arrive, la terre tourne et rien ne peut l’empêcher de tourner.
Qu’on le veuille ou non, le temps passe et il se passe tout le temps quelque chose.57
Le temps
se mesure aussi par le déplacement spatial et l’album est riche en déplacements : les gens
voyagent ou regardent les autres voyager, le train est omniprésent, le viaduc nous guide d’une
page à l’autre, le vocabulaire est riche de moyens de locomotion.58
Aussi, cet album riche des cinq sens alterne les passages forts avec d’autres plus
calmes. Toutes ces émotions donnent un rythme à la lecture : le quotidien, la fête, les saisons,
les couleurs, les jours et les gens qui passent … l’arrivée d’un enfant.
La terre n’est pas déserte, où que l’on se trouve, le monde est habité et l’on n’y est
jamais seul. Anne Brouillard nous entraîne dans un monde animiste où chaque élément est
vivant. Les êtres humains partagent leur vie et leur quotidien avec des animaux anthropomor-
phiques. Par touche, l’album nous raconte ce qui se passe dans la vie (naissance, mort, fête,
ville, campagne, mer, rencontres, voyages …). Nous assistons au cycle de la vie, un cycle
mystérieux, circulaire et sans fin. Cette dynamique rappelle l’album Tout change tout le temps
de Joël Guenoun.
Tout l’album tend vers une fête, une célébration et l’accueil d’un jeune enfant sou-
riant. « Les personnages s’assemblent sous l’arbre ou dans le pré autour de la table
d’anniversaire ou simplement du repas quotidien. La convivialité inclut les animaux et
l’environnement. Si intime soit-elle, la maison, grâce à ses nombreuses verrières, est large-
ment ouverte sur l’extérieur. Le temps devient palpable. Ses images reflètent l’harmonie uni-
56 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 57 « On ne dessine pas le temps. Mais le paysage est fait du temps comme il est fait de son érosion. Notre travail pourrait
commencer par là : laisser à l’image, à toute image quelle qu’elle soit, un champ libre pour se transformer, une chance
d’évoluer… » Thomas et le Voyageur, op. cit., p. 15. 58 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « J’ai mis l’échantillonnage disponible des modes
de locomotion dans l’album. »
20
verselle. »59
Tous les éléments de l’album prennent leur force symbolique en se retrouvant sur
la table à la fin. La chaise vide attend « la tourne de page » pour accueillir le jeune enfant à
table. Le lecteur participe à cet accueil et à cette célébration. Cet album est un éloge à la vie.
1) Au fil de la lecture
Le chien noir60
(personnage récurrent chez Anne Brouillard) est omniprésent. Il est là,
assis, présent, il attend ou accompagne les personnages tout au long de l’album. Progressive-
ment, nous allons faire la connaissance des dix personnages61
présents sur la première de cou-
verture,62
et finalement, nous allons découvrir ce qu’ils préparent : un repas festif pour célé-
brer l’arrivée d’un enfant. Le texte et les illustrations participent de ce cheminement vers la
droite (nous suivons les moyens de locomotion, nous enjambons les pages avec le viaduc et
les vignettes connectent les pages précédentes et suivantes). Nous tournons les pages comme
la terre tourne perpétuellement car, une fois la dernière page tournée, nous retournons au dé-
but … car d’autres enfants vont naître et d’autres vont partir (en voyage ou mourir).
Le personnage vêtu de rouge fait un signe de la main : les roulottes continuant leur
chemin, nous supposons qu’il arrive. Le lecteur va suivre le fil conducteur de la caravane, du
train et du viaduc jusqu’au petit garçon. Le texte parle de bébés qui naissent et, finalement, on
voit ce petit enfant arriver. Cette dualité dedans/dehors, rester/partir, renforce ce mouvement
circulaire qui nous entraîne avec la rotation de la terre. Nous naissons pour grandir et
l’homme évolue avec son temps (les caravanes à cheval vont devenir des trains à grande vi-
tesse). Ainsi, cet album nous parle aussi de notre évolution pendant que la terre tourne et que
les enfants grandissent. Tout ne serait que recommencement…
Les personnages arrivent les uns après les autres. Tout d’abord discrets, en arrière plan
à droite de l’illustration de pleine page, ils prennent leur place dans la page et dans l’histoire.
Seul ou par deux, c’est selon mais, finalement, nous pouvons les réunir par paire car la sépara-
tion humain Ŕ animal n’a pas de sens ici, tous partagent la vie et les voyages.
59 Source : http://www.livrejeunesse82.com/Anne-BROUILLARD 60 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « Ce chien de fauteuil est très ami avec le person-
nage en rouge. Il a même un nom maintenant, il s’appelle Killiok dans l’album sur lequel je suis entrain de travailler en ce
moment. » 61 Ibidem. : « À cette époque, je travaillais sur une exposition en « 3 D » et j’ai repris les dix personnages de l’exposition
dans mon album. » Ils se retrouvent d’ailleurs tout au long de son œuvre et vont par paire (humain / animal ou animal / ani-
mal). 62 Ibidem. : « Je réalise toujours les premières de couverture de mes albums. C’est la partie sur laquelle il y a le plus
d’échanges avec l’éditeur. J’ai crée celle-ci pour cet album précisément. Elle reflète le contenu de l’album et veut attirer le
regard et l’intérêt du lecteur. »
21
Une fois réunis à la page quinze, ils vont cheminer vers la table dressée à la page
vingt-trois. C’est autour de cette table que nous les retrouverons assis63
et c’est sur cette table
que nous retrouverons les objets qu’ils ont préparés et collectés tout au long de l’album.
Pendant ce temps, au fil des saisons, un cycle de vie passe et l’enfant paraît. L’eau
symboliserait le liquide amniotique et nourricier (comme la terre est nourricière), l’écluse
serait le lieu de passage ou de délivrance et le bateau représenterait le cheminement d’un état
à l’autre. La lumière illustrerait l’éveil à la vie et l’enfant devient acteur de ses faits et gestes.
Maintenant, le lecteur peut prendre la main du petit enfant (le seul à avancer vers la
gauche) pour relire l’album comme une chasse aux indices : qui a préparé quoi ?
Cet album nous offre une double lecture. Les illustrations se complètent et
s’interpellent tout au long d’un cheminement alternant voyages, rencontres et pauses. Le texte
peut se lire comme une poésie en prose, narration en randonnée car la dernière phrase renvoie
au début du texte dans un mouvement circulaire « encore » tout comme la dernière et la pre-
mière vignette de bas de page de gauche. Par de subtiles résonnances, le texte et les illustra-
tions évoquent ce monde ressenti de l’intérieur ou de l’extérieur. Ainsi, même si les deux pos-
tures peuvent être autonomes, la lecture visuelle et la lecture narrative s’enrichissent et
s’embrassent dans de subtils va-et-vient que nous allons étudier pas à pas.
2) La description des illustrations
(Chemin de fer de l’album en annexe)
Anne Brouillard dessine et peint directement sur la page blanche de façon à laisser les
traits apparents. Ainsi, les cadres ne sont pas nets et, dans un esprit esthétique, le lecteur peut
voir les traces de son travail graphique.64
63 « Il en est de même à la fin de l’album La famille foulque où tous les personnages, humains et animaux, présentés dans le
cadre des quatre albums édités au Seuil, se retrouvent réunis autour d’un pique nique au bord de l’étang. » Ces deux images
résonnent et illustrent le thème de la convivialité, cher à Anne Brouillard et les résonnances entre ses albums, particularité
qu’elle peaufine tout particulièrement. 64 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010.
22
a) Les portes
Dès la première de couverture, la grande porte vitrée occupe une place centrale. Nous
la retrouvons dans une vignette rectangulaire, dans le premier tiers supérieur de toutes les
pages paires (de la page 4 à la page 20), puis, après une pause organisée par les deux doubles
Ŕ pages illustrées, elle prend la place centrale à la dernière page de l’album pour laisser passer
le petit enfant.
La porte symbolise un espace de passage d’un lieu à un autre : on passe une porte pour
entrer ou pour sortir. Elle permet d’ouvrir ou de fermer son espace. Elle est un symbole
d’accueil ou de protection. Cette porte étant vitrée, elle permet de voir à l’intérieur et à
l’extérieur et elle laisse passer la lumière.
« La porte symbolise le lieu de passage entre deux états, entre deux mondes, entre le
connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, le trésor et le dénuement. La porte ouvre sur un
mystère. Mais elle a une valeur dynamique, psychologique ; car non seulement elle indique un
passage, mais elle invite à le franchir. C’est l’invitation au voyage vers un au-delà … Le pas-
sage de la terre au ciel s’effectue, par la porte du soleil, qui symbolise la sortie du cosmos, au-
delà des limitations de la condition individuelle. … En Chine, l’ouverture et la fermeture al-
ternatives de la porte expriment donc le rythme de l’univers. … Dans les traditions juives et
chrétiennes, … c’est elle qui donne accès à la révélation ; sur elle viennent se refléter les har-
monies de l’univers. … La porte est le symbole d’une cosmogonie. »65
65 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, éd. Robert Laffont / Jupiter, novembre 1996, p. 779-782.
23
Ainsi, la porte illustrerait le titre de l’album car la terre est une planète qui tourne sur
elle-même, autour du soleil et participe de l’univers. « Elle s’entrouvre parfois puis se re-
ferme. Il va se passer quelque chose … un évènement s’annonce à travers cette porte. »66
Elle
est fermée au début de l’album et ouverte à la fin : l’enfant s’ouvre à la vie et est accueilli par
les personnages et le lecteur.
Sur la première de couverture, les personnages attendent à l’extérieur de la porte qui
est éclairée de l’intérieur. Elle est peinte des mêmes couleurs que le gros cercle lumineux. Elle
occupe toute la moitié droite de la page.
Les rectangles qui entourent la porte ne sont pas bien délimités, quelques traits de
crayons ou de peinture dépassent. Anne Brouillard ne veut pas enfermer l’espace et le cadre
reste ouvert sur le fond de page blanc.
Les couleurs de la porte, du cadre et de la lumière changent au gré des couleurs des
grandes illustrations des pages impaires en vis-à-vis. Accompagnant l’histoire et le récit, au
rythme des saisons, des jours et des nuits, des évènements et des lieux.
- Page 4 : les couleurs du cadre et de la porte rappellent les rochers au premier plan. Nous
sommes en « hiver » et la lumière qui filtre de l’extérieur est blanche rappelant la lumière se
réfléchissant sur la neige. La porte est fermée et dessinée en gros plan.
- Page 6 : les couleurs du cadre et de la porte évoquent les tons rouges et bruns de la ville.
Nous sommes en plein jour, « des petits coins de soleil » et la lumière qui filtre de l’extérieur
est jaune comme le soleil. L’œil du lecteur s’est un peu éloigné car on voit le reflet de la lu-
mière au sol.
- Page 8 : les couleurs du cadre et de la porte reprennent celles du décor nocturne, « la nuit est
tombée » sur le lac. La luminosité de la lune passe à travers et se reflète au sol par taches.
L’œil du lecteur s’éloigne un peu plus et la porte donne un effet de profondeur, comme si l’on
avait opéré un zoom arrière.
- Page 10 : les couleurs du cadre et de la porte renvoient à celles du train et de la fête foraine.
La lumière électrique du « manège » illumine à travers la porte. On se rapproche de la porte
légèrement entrouverte.
- Page 12 : les couleurs du cadre et de la porte sont les mêmes que celles de la maison Ŕ bis-
trot. C’est le « matin » et la luminosité est blanche. L’œil s’est à nouveau éloigné et le reflet
au sol reprend de l’importance. La porte semble entrouverte.
66 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010.
24
- Page 14 : la vignette est dans les tons rouge et orange. C’est « l’après-midi » et « la lumière
derrière la porte vitrée » est jaune et orange. Nous voyons l’intérieur de la pièce : de chaque
côté de la porte se trouve une table avec une chaise posée dessus.
- Page 16 : la vignette porte les couleurs de la salle de cinéma. Une lumière jaune filtre à tra-
vers : celle du soleil (vignettes de bas de page) ou celle du projecteur de cinéma (illustration
page 17). Devant la porte coupée (on ne voit pas le haut), deux fauteuils vides sont posés au
sol, face à face.
- Page 18 : les couleurs du cadre et de la porte sont celles du « train ». Un peu de vert évoque
la campagne traversée par le train. La lumière jaune du soleil filtre à travers les carreaux.
- Page 20 : le cadre et la porte ont les couleurs du paysage de la page 21. C’est le « lever du
jour » et une lumière jaune passe à travers. La porte est légèrement ouverte et laisse passer un
rai de lumière.
- Page 27 : en arrière plan, la porte occupe la moitié droite de la page. Par ses couleurs, elle se
fond dans le décor boisé. Une lumière jaune intense vient de l’intérieur et se reflète sur le sol
de l’allée. La luminosité passe d’autant plus que la porte est ouverte par un petit enfant qui
vient vers le lecteur. Il pousse un battant de la porte de la main gauche et a franchi le seuil de
la porte. Il a ouvert le passage, il est souriant, il s’ouvre à la vie.
Ainsi, la porte illustre bien ce passage entre l’intérieur et l’extérieur. Dans cet album,
elle laisse passer la lumière d’un lieu à l’autre, c’est un espace ouvert et chaleureux (le jaune
est la couleur la plus chaude67
). C’est devant la porte que les personnages attendent l’enfant
avec les présents et c’est par la porte qu’il s’avance vers eux, heureux et confiant. Le dessin
est statique mais évoque le passage du temps : par l’effeuillage de l’album car la porte ac-
compagne le cheminement des personnages et de la lecture.
b) Les illustrations de pleine page
Les illustrations de pleine page, dessinées à fond perdu, nous content l’histoire d’une
quête d’objets « symboliques » pour accueillir un enfant. Comme un album en randonnée,
elles s’enrichissent au rythme de cette ronde de la vie et de la terre. Les personnages arrivent
les uns après les autres des pages 5 à 13 pour ensuite vivre des évènements, voyager ensemble
(à différents moments de la journée et dans toutes sortes de lieux sur un an)68
et collecter. À sa
façon, chacun prépare la fête ou la célébration qui les rassemblera tous autour de la table
67 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 535. 68 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010.
25
pages 24 Ŕ 25. De manière récurrente, les personnages arrivent tout d’abord discrètement, en
arrière plan : au centre pour les corbeaux puis à droite pour les autres, entraînant le lecteur à la
page suivante.
Les illustrations de pleine page occupent les pages de droite, les belles pages, celles où
l’œil du lecteur se pose en premier quand il tourne la page avec une rupture pour les deux
doubles Ŕ pages (22 Ŕ 23 et 24 Ŕ 25) où la lecture est uniquement iconographique. Le chemi-
nement s’organise entre des illustrations fixes (pages 7, 13, 15, 17, 21) à côté d’images de
déplacements (pages 5, 9, 11, 19).
L’effeuillage se fait d’autant plus naturellement que nous suivons le « train69
» sur le
pont70
, nous entraînant à tourner les pages vers la droite (dans le sens de la lecture occiden-
tale). Les personnages et les moyens de locomotion s’orientent et se déplacent de même vers
la droite de la page. « Tourner la page, c’est aller plus loin, ailleurs, changer de temps. »71
À la fin de notre lecture, nous reviendrons à la première de couverture et chaque élé-
ment trouvera sa signification au fil des pages, dans le cheminement de l’histoire. Les pein-
tures (à l’œuf) sont mates mais pleines de lumière et d’ombres. Anne Brouillard a choisi cette
technique aqueuse car le résultat est plus gras que l’aquarelle.72
Les images peuvent se lire à la façon d’un album muet mais, la compréhension
s’enrichit par le texte et réciproquement.
Première de cou-
verture73
Sur la première de couverture, un gros cercle lumineux évoque le soleil
et les traits de pinceaux illustrent le mouvement circulaire. Nous
sommes à l’extérieur (présence d’arbres) et les dix personnages regar-
dent le lecteur. Ce regard est une invitation à la lecture. Anne Brouil-
lard cherche à rendre le lecteur actif, elle nous interpelle. Ils ont l’air
heureux et ils semblent attendre (la majorité est assise). Ils sont comme
en pose devant un appareil photo. Les objets (gâteau74
, coffret, fleurs,
ballon rouge) évoquent une fête ou une célébration à venir. Les hu-
mains et les animaux sont traités de la même façon et vivent en harmo-
nie. Au nombre de dix, ils vont par paire. On trouve des animaux do-
mestiques (chat, chien) et des animaux plus sauvages (corbeaux).75
69 (Anne Brouillard a une véritable passion pour les trains. Petite, elle voulait être conductrice de train …). 70 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 777 : « Le symbolisme du pont, comme permettant de passer d’une rive à
l’autre, est l’un des plus universellement répandus. » Il représente donc le passage d’un lieu à l’autre, d’un état à l’autre. 71 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 22. 72 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010.
73 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 17 : La couverture « transmet l’atmosphère du récit. » 74 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « C’est un gâteau de fête. Ils attendent l’arrivée
du petit pour le manger ensemble car il est assez grand pour manger du gâteau ! C’est un gâteau traditionnel suédois (ma
mère est Suédoise) qui se fait par couches avec des fruits écrasés entre les couches, recouvert de crème fraîche et décoré de
fruits. »
75 Ibidem. : « J’ai une grande affection pour les oiseaux … et aussi pour tous les animaux en général. »
26
Page 5
L’histoire commence en « hiver » dans un décor de neige76
. Les dépla-
cements orientent le regard vers la droite (le train sur le viaduc77
, la
caravane) et incitent le lecteur à tourner la page car l’histoire continue.
À l’origine, nous sommes des nomades : « Des gens s’en vont et s’en
viennent de par le vaste monde. Certains ne s’arrêtent jamais parce
qu’ils veulent voir ce qu’il y a derrière le tournant du chemin. » Cette
idée de voyage est illustrée par les roulottes au centre de la page. Puis,
nous deviendrons sédentaires (la maison en arrière plan) : « D’autres
restent toujours au même endroit parce qu’ils sont très bien là. » ;
comme le chien noir78
assis. La présence des deux corbeaux79
symboli-
serait cette évolution. Ainsi, l’homme en rouge est descendu avec sa
valise, il est arrivé à destination et nous salue de la main. Plus l’œil du
lecteur s’approche du premier plan et plus les personnages sont sta-
tiques. Le chien noir attendait l’homme en rouge mais le lecteur aussi
(il nous regarde comme une invitation à le rejoindre). L’arbre peut il-
lustrer nos racines et le sol est plus chaud (il n’y a pas de neige sur les
rochers). Le chien est le compagnon de l’homme, c’est lui le fidèle qui
garde la maison et attend le retour de son maître. Il est aussi le guide
qui l’accompagne sur les chemins de la vie.
Page 7
Nous sommes maintenant dans un décor urbain « tout le bruit d’une
ville ». L’évolution de l’homme nous a conduits à l’ère du nucléaire
(deux cheminées de centrale nucléaire en arrière plan). Dans la ville,
des êtres vivants (animaux domestiques, animaux sauvages, être hu-
mains) s’animent. La femme en bleu et son chat jaune80
attendent
d’entrer dans le déroulement de l’histoire et nous regardent à la fenêtre.
Les corbeaux81
entrent par la fenêtre entrouverte. Les grandes vitres
laissent passer toute la lumière du soleil82
dans un lieu chaleureux : « la
fête qu’on prépare » (dessin et gâteau). Les animaux anthropomorphes
ont des activités humaines : le chien noir prépare le gâteau avec ses
pattes antérieures devenues des mains. Dans une vision animiste du
monde, chaque être est animé de vie. Les couleurs83
de premier plan
(rouge, bleu, jaune, noir, blanc) sont puissantes et contrastent avec les
couleurs de l’arrière plan (orange, marron, jaune, vert) plus mates. Cela
donne un effet de profondeur à l’image et le nuage blanc des cheminées
nucléaires ressort d’autant plus en arrière plan. Anne Brouillard joue
sur les complémentarités des couleurs pour donner cet effet d’harmonie
(les gens sont paisibles) et de contraste (les activités de la ville).
Page 9 L’histoire continue « au fil de l’eau ». « La nuit est tombée » et les six
personnages vont à la rencontre de la femme en vert qui les attend en
76 Neige que l’on trouve dans son univers dès ses premiers albums Petites histoires, 1993, Il va neiger, 1994. 77 Le train, le pont et ses arcades, motifs et décors récurrents dès son album Voyage, 1993. 78 Personnage récurrent que l’on rencontre dès ses premiers albums Petites histoires, 1993. 79 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 286 : « Il semblerait que son aspect positif soit lié aux croyances des peuples
nomades, chasseurs et pêcheurs, tandis qu’il deviendrait négatif avec la sédentarisation et le développement de
l’agriculture. » 80 Personnages principaux de l’album Mystère, 1998. 81 Animal « domestique » et anthropomorphe que l’on croise souvent dans l’univers imagier d’Anne Brouillard. 82 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 891 Ŕ 896 : « Le soleil est la source de la lumière, de la chaleur et de la vie. » 83 Couleurs et ambiance (nappe, chaise, lumière …) que l’on retrouve dans la maison de Kÿt, Mystère, 1998.
27
haut du viaduc avec sa valise, près d’une charrette de paille (trace de
l’activité agricole dans « un endroit si calme ») : le train « bruyant » est
devenu une charrette « silencieuse ». La valise (sur le bateau et sur le
pont) illustre toujours cette idée de voyage : l’homme est toujours prêt
à partir quelque part (« où »). Par des jeux d’ombre et de lumière au
clair de lune, « on regarde les étoiles briller dans l’eau d’un lac ». Les
touches lumineuses (blanc et jaune) et les couleurs sombres donnent
une scène apaisante. Les personnages sur les bateaux ressortent par
cette luminosité et la femme sur le pont se fond dans l’arrière plan. La
Lune84
est le satellite naturel de la Terre qui l’accompagne dans sa rota-
tion permettant l’alternance des jours et des nuits dans un mouvement
perpétuel. Comme l’animal domestique pour l’homme, elle est sa com-
pagne fidèle. En regardant cette scène lacustre, on peut penser aux
« nymphéas de Monet » car on ressent les vibrations de la lumière dans
l’eau du lac.
Page 11
Nous retrouvons l’animation de l’activité humaine avec la lumière élec-
trique (le manège et le train). Tout est mouvement et rondeur : le ma-
nège et les avions tournent, le virage du train, l’arrondi des arbres. Les
objets aussi sont ronds : le ballon rouge85
, le manège86
, la tasse, les
verres, le dossier de la chaise, la table, les arcades du pont. Tout évoque
que « la terre tourne toujours dans les ronds … » qui l’accompagnent
dans sa ronde. Les deux canards87
apparaissent sur le pont, le chat
jaune accueille (comme un ami humain) la femme en vert avec une
poignée de « mains ». Elle arrive aussi avec une valise. La femme en
bleu a trouvé le ballon rouge et le montre joyeusement à l’homme en
rouge (tout sourire sur le manège). Les adultes et les animaux sont heu-
reux à la fête foraine (symbole de jeux enfantins). Les deux corbeaux
occupent le premier plan et boivent du champagne (boisson festive)
dans une posture anthropomorphe. Ils sont d’ailleurs les seuls à
l’intérieur alors que ce sont des oiseaux de plaine. Les deux coupes de
champagne et la tasse de café illustrent la convivialité et le plaisir
d’une boisson partagée.
Page 13
Nous revenons dans le quotidien, « dans l’air frais d’un matin de fin
d’été » et les neuf personnages sont installés tranquillement « dans l’air
doux où traînent quelques paroles et l’odeur du café, dans les gouttes
de rosée et les pétales de roses ». Le chien est assis comme un humain
et lit le journal. Le chat jaune choisit des fleurs avec la femme en bleu.
Nous sommes toujours dans un monde anthropomorphe et les animaux
ont des compétences humaines. La cafetière rouge88
illustre cet instant
84 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 589 Ŕ 595 : « La lune est liée à la terre dans son essence même et c’est en
corrélation avec celui du soleil que se manifeste le symbolisme de la lune. Elle est symbole de transformation et de crois-
sance. La lune symbolise le temps qui passe, le temps vivant, dont elle est la mesure, par ses phases successives et régulières.
Passive et productrice de l’eau, elle est source et symbole de fécondité. » 85 Il se promène un peu partout dans l’univers visuel d’Anne Brouillard, dès le début, dans Promenade au bord de l’eau, 1996,
par exemple. 86 On le retrouve dans Voyage. 87 Personnage récurrent aussi dès Cartes postales, 1994. 88 Objet quotidien et présent dans de très nombreux albums dès Le pays du rêve, 1996.
28
chaleureux et convivial du matin. La luminosité vient de l’intérieur de
la maison89
maintenant et nous réalisons que la porte récurrente (page
de gauche) est celle de la maison où ils se retrouvent. Le mouvement
s’exprime par « le premier train du jour », « l’écluse » et la péniche qui
est aussi une invitation au voyage sur l’eau avec « le reflet des nuages
qui tourne avec la terre. ». Même en pause, l’invitation au mouvement
et au voyage est toujours présente. Les personnages ont leur valise90
posée à côté d’eux et le reflet des nuages rappelle le mouvement perpé-
tuel de la terre. « Le chat » noir attend son tour « près de l’écluse ».
Page 15
Après l’hiver … l’été, la montagne, la ville, le lac, la campagne, …
nous sommes dans un village. L’alternance d’une saison à l’autre, d’un
lieu à l’autre, entre l’intérieur et l’extérieur est illustrée par la femme en
vert, à l’extérieur de la maison91
mais regardant à l’intérieur par la fe-
nêtre.92
Où que l’on soit, quoi que l’on fasse, « la terre tourne même
quand on n’y pense pas » et le train traverse toujours et nous entraîne.
Les nuages93
dans le ciel sont étirés sous l’effet du vent qui les trans-
porte. Le mouvement est toujours présent même si l’on reste statique.
Les dix personnages sont maintenant rassemblés pour continuer
l’aventure ensemble. L’homme et l’animal vivent aussi dans un esprit
d’entraide illustré par l’échelle rouge. Comme pour les fleurs (page
précédente), la femme en bleu demande l’avis du chat jaune pour choi-
sir un petit gilet jaune.
Page 17
Statiques, nous le sommes dans une salle de cinéma (plan serré), bien
installés dans nos fauteuils devant l’écran. Le lecteur face au livre oc-
cupe la place de cet écran par le regard des personnages, mis à part le
chien noir qui lit le journal « pendant que les images défilent »94
. La vie
se déroule comme une bobine de film, avec un début « les bébés nais-
sent » et une fin « des gens s’en vont » alors que la terre poursuit sa
ronde. Le film cinématographique serait une métaphore de la naissance
et de la mort dans un éternel recommencement alors que la terre conti-
nue de tourner. Mais aussi, on se rassemble au cinéma pour partager la
vie des autres, une vie par procuration alors que nous sommes protégés
derrière ces portes. Dans cet espace clos, la lumière vient tant de
89 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « C’est un bistrot du bord du canal ouvert aux
aurores … 90 La valise représente bien le cheminement qui continue. »
91 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « Je dessine des maisons verticales et étroites car
ça fonctionne mieux dans le format de la page. Je suis aussi influencée par mon univers visuel familier car on trouve ce genre
de maisons hautes à Bruxelles. A l’époque, j’habitais dans une maison avec un œil de bœuf au grenier mais, on trouve beau-
coup ce genre de maisons avec des fenêtres rondes aux deux bouts du grenier en Belgique. » On les retrouve dans de nom-
breux albums : La maison de Martin, L’orage, par exemple.
92 « Je suis attirée par leur côté mystérieux … Elles signifient ce passage entre intérieur et extérieur, non ? Les fenêtres font
rentrer la lumière du dehors, la lumière et tout le paysage ; et de l’autre côté, quand on est dehors, on peut se demander ce
qu’il y a derrière … Le soir, quand elles s’allument, on voit des morceaux de vie … Dans les livres, elles sont pratiques pour
raconter les histoires, les gens et leurs lieux : elles permettent de passer, l’air de rien, d’un monde à l’autre. » Anne Brouillard
pour Ulrike Blatter, in Parole, 3/07, novembre 2007, p. 2. 93 Élément très important dans d’autres contextes imagiers tels que La maison de Martin, L’orage. 94 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « C’est comme une toile qui se déroule derrière
une vitre. À cette époque j’avais peint de grandes toiles de 12 mètres de haut qui se déroulaient à l’aide d’une manivelle. J’ai
repris le concept de cette exposition dans l’album. »
29
l’arrière (hublots des portes et projecteurs) que de l’avant (lumière de
l’écran). Si le lecteur accepte cette posture active, il apporte aussi sa
part de lumière à l’album car il est vivant, lui aussi et participe donc à
cette ronde. Cette illustration provoque une cassure dans le rythme de
lecture : il n’y a pas de train ! Le lecteur s’arrête pour le chercher …
« le train passe peut-être à l’écran »95
? Par cette surprise, l’intérêt du
lecteur est relancé.
Page 19
Le train prend toute l’illustration et déborde même … Les dix person-
nages sont dans le mouvement maintenant. Ils sont « les voyageurs
dans le train qui voient passer le pays » et ils se dirigent vers le lecteur.
La ligne de la voie ferrée illustre la ligne de fuite vers un voyage sans
fin. Le point de fuite correspond aussi à la maison (ou la gare) : lieu où
l’on s’arrête. Les traits de construction de cette image guident l’œil
vers ce point et donnent une profondeur à cette surface plane qu’est la
page. La cime des arbres est inclinée vers la droite, nous incitant à
tourner la page pour découvrir où va le train. Le wagon du train sort du
cadre de la page, plongeant le lecteur dans cet espace ouvert (lumière et
ombres des fenêtres du train qui reprend la rythmique des rails à
l’arrière plan). Nous sommes entraînés dans ce voyage vers une desti-
nation que nous ne connaissons pas encore. Dans le train, les person-
nages vivent : certains discutent ensemble, d’autres regardent le pay-
sage, les chats boivent dans un « mug ».
Page 21
C’est « le lever du jour » et le soleil se lève à l’horizon derrière la mon-
tagne. Les personnages sont arrivés au bord de la mer et le train a repris
sa traversée de la page sur le viaduc, le voyage continue même si nous
assistons à « l’arrivée d’un bateau ». Même si nous sommes arrivés
quelque part, le mouvement est toujours présent. Les vagues illustrent
ce « va-et-vient de la mer ». L’homme et l’animal vivent toujours en
harmonie : le chien noir tient les chaussures de la dame en vert et le
canard aide à collecter des coquillages96
dans le coffre. Sont-ils partis
pour une chasse aux trésors ?
Toute cette symbolique participe d’un cheminement vers l’accueil d’un enfant : le so-
leil et la lune, les jours, les nuits et les saisons qui passent, la terre qui tourne, l’eau, la collecte
de présents, le voyage à travers le temps et l’espace …
Le rythme de lecture s’est organisé autour de cette alternance d’une page sur deux et le
va-et-vient entre les deux. Nous avons maintenant une rupture, une pause narrative. Le lecteur
est surpris. Les quatre pages illustrées vont permettre la mise en place du décor de la fête. La
lecture est uniquement visuelle et chaque élément de l’album prend sa signification.
95 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010. 96 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 283 Ŕ 284 : « La coquille, évoquant les eaux où elle se forme, participe du
symbolisme de la fécondité propre à l’eau. » Le coquillage est ce que l’on ramène en souvenir ou en cadeau, d’un séjour en
bord de mer.
30
« Le livre carré ouvert a l’avantage d’offrir une double Ŕ page panoramique. »97
Pages 22 Ŕ 23
Le décor évoque les ciels tourmentés de Van Gogh. Tous les mouvements concourent vers la
droite, vers la table sur l’île. Le viaduc s’arrête en haut à gauche et tous les voyageurs sont
descendus du train, c’est le terminus. Les dix personnages arrivent en bateau sur l’île où les a
précédé le chien noir qui les attend avec une valise. Ainsi, le chien représente bien le guide
de l’homme. La table est vide mais prête à recevoir le banquet. C’est une table pour la fête
avec une nappe rouge et les chaises vides attendent les convives. La femme en vert tient aussi
une valise. Nous pouvons penser que les valises contiennent les couverts et tous les éléments
nécessaires au repas. L’homme en rouge apporte le gâteau et le bateau de la femme en bleu,
les fleurs et le ballon rouge. Les deux canards tirent le coffret sur un petit radeau. Chacun
participe à la préparation de la fête à sa façon. Au centre du tableau, le rouge98
vif de la
nappe et le vert99
brillant de la pelouse tranchent avec les tons mats du décor et les eaux du
lac100
participent de cette tranquillité du lieu. Le rouge et le vert sont des couleurs complé-
mentaires.
Le cheminement s’oriente vers une fête mais aussi vers l’accueil d’une nouvelle vie.
Pages 24 Ŕ 25
La table est dressée et les regards des convives convergent vers la droite, incitant le lecteur à
tourner la page pour découvrir qui est le dernier invité, celui qui va occuper la chaise encore
vide. Le paysage est boisé101
et la ligne d’horizon est lumineuse. La vue en plongée attire
l’œil du lecteur sur la table où sont déposés les objets collectés tout au long de l’album qui
prennent valeur de présents (le journal serait un carnet de voyages) et de partage (le gâteau
97 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 17. 98 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 831 Ŕ 833 : « Le rouge est universellement considéré comme le symbole
fondamental du principe de vie, avec sa force, sa puissance et son éclat … jetant comme un soleil son éclat sur toute chose
avec une immense et irréductible puissance. Le rouge vif … incite à l’action ; il est image d’ardeur et de beauté, de force
impulsive et généreuse, de jeunesse, de santé, de richesse … Ainsi, il est associé à toutes les festivités populaires, et spécia-
lement aux fêtes de … naissance. Au Japon, lorsque l’on veut souhaiter du bonheur à quelqu’un : anniversaire, … on colore
le riz en rouge. » Ainsi, cette nappe rouge augure un heureux évènement. 99 Ibidem., p. 1002 Ŕ 1007 : « Le vert entre avec le rouge dans un jeu symbolique d’alternances. Chaque printemps, la terre se
revêt d’un nouveau manteau vert, qui rapporte l’espérance, en même temps que la terre redevient nourricière. Verte est la
couleur du règne végétal se réaffirmant, de ces eaux régénératrices et lustrales, auxquelles le baptême doit toute sa significa-
tion symbolique. Vert est l’éveil des eaux primordiales, vert est l’éveil de la vie. Le vert est couleur d’eau comme le rouge est
couleur de feu, et c’est pourquoi l’homme a toujours ressenti instinctivement les rapports de ces deux couleurs comme ana-
logues à ceux de son essence et de son existence. » Le vert représente donc la nature vivifiante et la jeunesse ou la renais-
sance à la vie. 100 Ce lac, cette ambiance lacustre, est quelque chose de « très fort » chez Anne Brouillard. 101 Les arbres, la forêt, les allées arborées … font partie d’un paysage familier dans l’univers d’Anne Brouillard. « Je m’y
sens protégée », avoue t’elle.
31
…). Le repas attend le dernier personnage car les assiettes sont vides et le gâteau est entier,
contrairement à la page de titre où il en manque les trois-quarts. Les illustrations sont organi-
sées en boucle comme la terre tourne inlassablement. Les postures des animaux jouent sur les
deux registres : naturelles et anthropomorphes.
Page 27
La dernière page de droite comble l’attente du lecteur : le petit enfant
se dirige vers les personnages de l’album qui se retrouvent à gauche
mais aussi vers nous qui sommes face à lui. Il ouvre la porte et sort de
la pleine lumière. Nous retrouvons la porte de la première de couver-
ture et nous comprenons l’objet de l’attente des dix personnages : la
boucle est bouclée. Ils sont venus pour accueillir cet enfant (qui a déjà
grandi) et célébrer un heureux évènement (anniversaire ou goûter) avec
lui. (Les enfants mesurent le temps qui passe au rythme de leur anni-
versaire car c’est un moment important et heureux pour eux). En reve-
nant à la double-page précédente, nous pouvons nous aussi lui offrir ses
cadeaux et partager le gâteau.
Une nouvelle lecture nous permettra de profiter du temps qui passe car l’enfant a déjà grandi
et la terre continue de tourner à la même cadence au fil de l’eau et des évènements.
c) Les vignettes de bas de page
Sur la page à fond blanc, ces vignettes sont peintes à l’encre et le trait est rehaussé par
des crayons de couleurs gras.102
Par quatre, cinq, six ou sept elles occupent invariablement le dernier tiers, en bas des
pages de gauche ou fausses pages. Par une volonté de ligature,103
la première vignette (à
gauche) reprend un élément de la page impaire précédente et la dernière vignette (à droite)
reprend un élément de la page de droite en vis-à-vis (sauf pour la première et la dernière). Par
sa mise en page originale, « Anne Brouillard veut montrer comment dans le « tout grand » on
trouve le « tout petit » et réciproquement. »104
Ainsi, le sens de la lecture se déroule de gauche
à droite et l’on passe d’une vignette à l’autre par un procédé qui s’apparente au « morphing »
cinématographique.
En effet, dans chaque bande séquentielle, chaque vignette est une évolution,105
une
transformation106
ou un changement de point de vue107
de la vignette précédente. Lors de
l’effeuillage de l’album, nous assistons au passage de ces bandes séquentielles à la manière du
102 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010. 103 Anne Brouillard utilise une technique similaire dans son album Le pays du rêve notamment, pour signifier le passage
d’une dimension à l’autre : du rêve à la réalité et réciproquement. La couleur s’incruste dans les vignettes en noir et blanc
vice et versa. Ainsi, à la tourne de page, le lecteur bascule naturellement d’un univers à l’autre. 104 Ibidem. 105 Technique reprise dans d’autres albums : Le sourire du loup, Promenade au bord de l’eau, par exemple. 106 Technique reprise dans d’autres albums : La grande vague, Voyage, par exemple. 107 Technique reprise dans d’autres albums : Le chemin bleu, Le temps d’une lessive, par exemple.
32
déroulement d’une bobine de film cinématographique et la mise en page évoque des planches
ou « strips » muettes comme en Bande Dessinée. C’est « la succession des pages qui forment
le « film » de l’histoire. »108
Le contour des vignettes n’est pas net tout comme celui « des portes » pour les mêmes
raisons graphiques et symboliques. D’autant plus que chaque vignette découle de la précé-
dente.
Ainsi, ces vignettes de bas de page accompagnent le fil de la lecture du début à la fin
comme un guide. Ce cheminement est bien une boucle car, la dernière vignette de l’album (n°
55) renvoie à la première par un effet de travelling et de zoom : le visage de la dernière est un
gros plan sur celui du bébé de la première.109
Elles s’organisent aussi en écho avec le texte narratif et complètent ainsi les autres
illustrations. Les vignettes sont donc solidaires et ordonnées dans leur bande mais peuvent se
détacher pour imager un élément du texte.
Page 4
Cette première bande de cinq vignettes illustre la naissance :
- Celle d’un enfant dans le ventre maternel « de tout petits bébés grandissent bien au
chaud dans le ventre de leur mère ». Tout comme la terre est ronde, le bébé est dans un
cercle.
- Naissance de l’univers et des planètes « dans l’univers, entre les étoiles, elle se dé-
place lentement »
- Naissance de la matière et des éléments naturels
« tout est en tout » dans une conception philosophique d’unité du vivant.
Par un effet de « travelling » arrière, l’œil s’éloigne de plus en plus pour une vue d’ensemble.
Page 6
De la matière brute (le rocher ou la pierre) naît la civilisation urbaine. La société évolue avec
ce que lui propose le sol. Cette évolution prend du temps et « les ombres s’allongent » pour
finalement se redresser (les immeubles). « Des petits coins de soleil » permettent des cou-
leurs plus lumineuses au fil des vignettes.
108 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 19. 109 Technique reprise dans d’autres albums : L’orage, Le pays du rêve, Le rêve du poisson, De l’autre côté du lac, par
exemple. Le point d’arrivée correspond au point de départ, le lecteur revient sur ses pas, tout comme les personnages.
33
Page 8
Par un jeu de formes et de couleurs, nous passons de fleurs blanches sur fond rouge au reflet
de la lune sur l’eau. Puis, par un changement de point de vue (en contre plongée) nous regar-
dons la lune dans le ciel. L’abstrait devient concret sous l’effet du pinceau.
Page 10
« La terre tourne toujours » et le reflet de la lune dans l’eau qui tourne, tout tourne dans un
immense tourbillon. Par un jeu de couleurs et de travelling avant et arrière, l’image repré-
sente le tourbillon du linge dans la machine110
(dessinée en 3D) ou du café dans la tasse.111
Ici, tout est rond et fait des ronds.112
Page 12
Par un changement de point de vue, on regarde le train défiler de trois - quart, puis devant
nos yeux. Par un effet de zoom arrière, les montants des fenêtres du train deviennent des pi-
quets d’une clôture puis, un portail d’entrée. Ces quatre vignettes expriment bien que la terre
tourne et qu’ainsi notre vision des choses évolue même sans bouger.113
Page 14
Le reflet des nuages dans l’eau bleue se transforme en branches d’arbre par un jeu de formes
évocatrices et de couleurs de plus en plus foncées. Les éléments de la nature sont représentés
par des effets d’ombre et de lumière.
110 Cette image renvoie à l’album Le temps d’une lessive, en écho. 111 Cette image renvoie à l’album Voyage, en écho. 112 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « Par des dessins fantaisistes, j’ai voulu passer
du reflet de la lune dans l’eau qui tourne, à la machine à laver qui brasse l’eau, au café comme il est remué dans la tasse. »
113 Cette idée renvoie à l’album Voyage où la fillette narratrice voit les gouttes de pluie et les paysages évoluer à travers la
vitre du compartiment du train dans lequel elle se trouve assise.
34
Page 16
Chaque vignette enferme un élément rond : l’œil de bœuf d’une maison, fenêtres rondes114
de
portes de cinéma ou d’un bateau puis, par un effet de travelling avant, nous nous rapprochons
jusqu’à regarder le soleil. Dans les deux dernières vignettes, les traits de crayons de couleurs
renforcent le mouvement circulaire.115
Page 18
Nous retrouvons des inventions de l’homme qui invite à la circulation et au voyage :
l’écriture116
et le train. Le graphisme se déforme, la page d’écriture devient un tronc117
d’arbre et ce jeu de traits horizontaux et verticaux finit par donner naissance à une voie fer-
rée. Un autre élément de la nature exploité par l’homme : le bois.
Page 20
Cette séquence s’organise autour d’un travelling avant (les deux premières vignettes), une
transformation (la vignette centrale) et un travelling arrière (les deux dernières vignettes).
Ainsi, par ces changements de points de vue, le « mug » devient un phare.
Page 26
Par un zoom avant progressif, le nœud d’un arbre devient un visage souriant qui renvoie à
celui de l’enfant (page 27) mais aussi à celui de l’enfant de la première vignette (page 4).
Ainsi, la boucle est bouclée et « La terre tourne, tranquillement. Les bébés qui grandissaient
bien au chaud dans le ventre de leur mère sont nés. … Pendant ce temps, d’autres bébés
grandissent bien au chaud dans le ventre de leur mère, et la terre tourne encore. »
114 Ces images renvoient aux portes à hublot dans l’album Le pays du rêve. 115 Extrait de l’entretien téléphonique du 01/07/2010 : « Ces portes avec des fenêtres arrondies se trouvent sur les bateaux de
traversée, pour passer sur le pont, ou bien, au bout de certains wagons des trains français, pour passer d’un wagon à l’autre
par une double porte. On peut les trouver aussi à l’arrière des trains ou sur les portes des salles de cinéma. »
116 Cet aspect picto Ŕ graphique est tout particulièrement développé au fil des pages de l’album Cartes postales. 117 Troncs de bouleaux caractéristiques des forêts suédoises telles que le lecteur les découvre dans Mystère, 1998.
35
3) Le fil de la narration : le texte118
« Le texte peut être lu indépendamment des illustrations comme une poésie en
prose.119
Il ne parle jamais directement des personnages des illustrations de pleine page. »120
Par touches, avec une alternance de phrases courtes et longues, nous cheminons au rythme de
la terre qui tourne. Nous avançons au rythme des saisons, des jours et des nuits, nous voya-
geons avec des moyens de transport, nous nous arrêtons pour vivre des évènements ou tout
simplement le quotidien … mais, quoi que l’on fasse, la terre tourne toujours et, à la manière
d’une ritournelle, chaque paragraphe (ou strophe) commence par cette vérité universelle « la
terre tourne ». Le verbe « tourner » est répété seize fois tout au long de l’album. Le vocabu-
laire comme la ponctuation, la narration s’organise autour de répétitions. À l’image des illus-
trations qui renforcent cette symbolique du temps qui passe, tout nous évoque ce mouvement
inexorable.
Avec une intention résolument optimiste, la narration nous parle de la vie qui va et
vient comme une ronde où tout le monde est entraîné, vers des lieux inconnus ou de nouvelles
rencontres car, même ceux qui restent sur place vivent dans ce mouvement imperceptible
mais visible dans toute chose qui bouge ou se déplace. Cette vision philosophique de la vie
nous entraînant, « au fil de l’eau121
», est illustrée par l’image du « pont » nous permettant de
passer d’un lieu à l’autre, d’une rencontre à l’autre. Nous sommes tous de passage sur terre.
La narration est écrite au présent.122
Ce choix temporel permet justement l’expression
du temps qui passe. Par le présent, le temps passe pareillement pour tout le monde et le quoti-
dien participe de ce présent de vérité générale : « la terre tourne ».
Cette force du voyage nous poussant toujours en avant s’interrompt par une pause nar-
rative de deux doubles Ŕ pages (pages 22 à 25). Nous sommes « arrivés à bon port 123
», tout
comme les personnages, nous pouvons « poser nos valises 124
» le temps d’une lecture visuelle
avant de retrouver le rythme narratif de la terre qui tourne à nouveau car, « de nouveaux bébés
vont naître » et nous continuons notre ronde de la vie. Ainsi, la prose revient pour nous rame-
118 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « J’écris comme ça me vient … ce que je res-
sens. »
119 Le lecteur peut aussi apprécier ce style de narration dans les albums Sept minutes et demie et Voyage, notamment. 120 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010. 121 Cet élément narratif est tout particulièrement à l’honneur dans l’album Promenade au bord de l’eau. 122 Anne Brouillard se place dans l’instant présent dans l’essentiel de son œuvre. Ainsi, le lecteur vit avec et au rythme des
personnages. Le lecteur participe au mouvement « ici et maintenant ». Chaque instant est unique. 123 Cette idée rappelle l’album De l’autre côté du lac, entre autre. Une fois arrivée, les personnages profitent pleinement de
l’instant avant de … repartir. 124 Cette idée rappelle l’album Le chemin bleu, où le personnage est parti puis revient « poser sa valise ».
36
ner à la réalité du quotidien. Les quatre saisons sont passées et l’enfant est devenu acteur de sa
vie tout comme le lecteur est actif dans son interprétation.
La pause illustrative a occasionné un changement de mise en page aussi. En effet, des
pages 4 à 20, le texte se trouve invariablement au centre des pages de gauche, ou fausses Ŕ
pages, inséré horizontalement entre « la porte » et « les bandes séquentielles illustratives »
alors que la dernière page redonne toute sa force au texte : il est central et reprend l’ampleur
du début. Après avoir été réduit à deux lignes (page 20), le lecteur reprend un rythme de lec-
ture longue qui renvoie à la première page (4).
Ainsi, tout participe de ce rythme à la fois tranquille et fort. À la manière des illustra-
tions (premières et dernières vignettes) et de l’orientation des personnages des premières (vers
la droite) et de la dernière page (vers la gauche) en vis-à-vis, le dernier texte commence par la
même phrase que le premier « la terre tourne tranquillement » et les évocations sensorielles
s’interpellent : « vent d’hiver, porte claque, le va et vient … ».
Page 4 :
« La terre tourne tranquillement. Dans l’univers, entre les étoiles, elle se dé-
place lentement. Pendant ce temps, de tout petits bébés grandissent bien au
chaud dans le ventre de leur mère. Le vent d’hiver souffle dans la plaine. Les
arbres grincent. Une porte claque. Des gens s’en vont et s’en viennent de par
le vaste monde. Certains ne s’arrêtent jamais parce qu’ils veulent voir ce
qu’il y a derrière le tournant du chemin. D’autres restent toujours au même
endroit parce qu’ils sont très bien là. »
La première phrase reprend le titre de l’album. Les adverbes nous pose dans un uni-
vers calme : « tranquillement, lentement » et annonce le rythme de lecture. Cependant, la pré-
sence de phrases très courtes et de verbes sonores « grincent, claque »125
annonce des pauses
fortes dans ce rythme universel. Nous sommes tous entraînés au même rythme de la terre mais
nous faisons chacun des choix : « aller-venir, partir ou rester ». Le texte est en prose mais on y
trouve des sonorités récurrentes : « terre, univers, mère, hiver » ; « tranquillement, lentement,
pendant, temps, ventre, vent, gens, s’en, tournant » qui donnent une tonalité poétique au texte.
Le lecteur lit mais ressent aussi la narration. De part son vocabulaire, Anne Brouillard solli-
cite nos sens et nous interpelle sur le temps qui passe au même tempo mais que nous vivons
au rythme des cycles humains et naturels.
Page 6 :
125 Ambiance sonore que le lecteur retrouve dans Sept minutes et demie, Le chemin bleu, par exemple.
37
« La terre tourne et avec elle, des mots et des sons mélangés, des petits coins
de soleil, des avions qui passent haut dans le ciel, le bourdonnement d’une
mouche, l’autobus qui démarre, les chemins qui ne s’arrêtent pas, les bébés
qui grandissent, les ombres qui s’allongent, la fête qu’on prépare, tout le
bruit d’une ville. »
La terre entraîne tout dans sa ronde. Rien n’y personne n’y échappe, la vie avance et le
temps passe : « les bébés grandissent, les ombres s’allongent …» sans s’arrêter : « les che-
mins qui ne s’arrêtent pas ». Le soleil accompagne toujours la terre dans sa ronde. Cette
longue phrase énumérative qui semble ne jamais s’arrêter sonne par ses noms évocateurs de
bruits : « sons, avions, bourdonnement, autobus, fête, bruit, ville ».
Page 8 :
« La terre tourne encore quand la nuit est tombée et qu’on entend partir le
dernier train du soir. On regarde les étoiles briller dans l’eau d’un lac, dans
un endroit si calme qu’on entend chaque bruit, le clapotis de l’eau, le cra-
quement d’une branche, les mots d’une conversation. On se demande où s’en
va le soleil, où vont les gens du train, où sont ceux qui sont morts, ce que de-
viennent les endroits qu’on ne voit plus, où sont ceux qu’on ne connaît pas
encore. »
La terre est personnifiée et sa ronde est inéluctable : « encore ». Par la récurrence du
pronom indéfini « on »126
tout le monde est concerné par ces questions métaphysiques autour
de la vie et de la mort. Ce texte se lit en résonnance : la nuit / le soleil ; calme / bruits ; aller /
mourir ; passé / avenir. Que ce soit dans le temps « quand » ou dans l’espace « où », nous
cherchons à comprendre le monde alors que « la terre tourne encore » car elle ne s’arrête ja-
mais même si l’on s’arrête pour « entendre et écouter ».
Page 10 :
« La terre tourne toujours dans les ronds de fumée, dans les bruits des cou-
verts et les tintements des verres, dans les gouttes de pluie qui font des ronds
dans l’eau, dans les roues d’un vélo, au son d’un manège, dans le claque-
ment d’une porte. »
L’adverbe « toujours » renforce l’idée que cette ronde est éternelle. Tout ce qui nous
entoure nous évoque cette ronde, même les sonorités, même les bruits secs et nets : « claque-
ment ». L’allitération en « r » accompagne musicalement cette ronde perpétuelle : « terre,
tourne, toujours, ronds, bruits, couverts, verres, roues, porte » présente « dans » notre envi-
ronnement car cela nous la rend perceptible.
126 Pronom personnel sujet récurrent dans Voyage aussi.
38
Page 12 :
« La terre tourne dans l’air frais d’un matin de fin d’été, dans l’air doux où
traînent quelques paroles et l’odeur du café, dans les gouttes de rosée et les
pétales de roses. Et le reflet des nuages tourne avec la terre. Et les bébés qui
vont naître, et le chat près de l’écluse, et le premier train du jour, tournent
avec la terre. »
Le temps et les saisons passent. Le présent prend une valeur de futur proche « les bé-
bés qui vont naître » et la répétition de « et » accumule les preuves de ce temps qui passe car
tout « tourne avec la terre ». L’assonance en « é » adoucit ce tourbillon qui nous entraîne :
« été, café, rosée, pétales, reflet, bébés, écluse ».
Page 14 :
« La terre tourne même quand on n’y pense pas, quand l’après-midi
s’annonce doux, au coin d’une rue, à l’ombre d’un arbre, à l’abri du vent qui
ne cesse de transporter des nuages d’un bout à l’autre du pays. Elle tourne
dans l’odeur de l’asphalte au soleil, dans la lumière derrière la porte vitrée.»
Ce mouvement de la terre est inévitable. Même si nous l’oublions, il existe et nous
entoure. Nous ne pouvons pas maîtriser le temps qui passe127
, il nous accompagne partout. La
nature est là pour nous le rappeler : « le vent, les nuages, le soleil » par toute sorte de sensa-
tions : « douceur, chaleur, odeur ». « Même » « à l’abri » nous ne pouvons lui échapper.
Page 16 :
« Elle tourne, la terre, dans des lieux où les bruits sont étouffés par de gros
tapis moelleux. Elle tourne au son d’une musique qu’on entend derrière la
porte. Pendant que les images défilent, les bébés naissent, les arbres grandis-
sent, des gens s’en vont, les voitures s’arrêtent aux feux rouges dans la nuit
orange des villes. La terre tourne dans un moment de silence. »
Par une mise en apposition de la terre, ce texte casse le rythme de lecture. Le lecteur
est surpris et la narration reprend un nouveau souffle. Ce paragraphe est toujours sonore
« bruits, son, silence » mais aussi visuel et coloré « rouges, orange ». Que l’on soit à
l’intérieur ou à l’extérieur, dans un lieu bruyant ou calme, en mouvement ou arrêté, la vie con-
tinue au rythme de la terre qui tourne. Maintenant, « les bébés naissent », ils sont prêts à en-
trer dans cette ronde. Nous pouvons y lire le temps qui passe : « les bébés grandissent dans le
ventre de leur mère, les bébés grandissent, les bébés vont naître, les bébés naissent ».
Page 18 :
127 Même quand le réveil s’est arrêté dans la maison abandonnée dans Le pays du rêve, le temps passe et continue son érosion
inéluctablement.
39
« Pendant que la terre tourne dans un sens, un train roule dans l’autre sens.
Les voyageurs dans le train voient passer le pays, les habitants du pays re-
gardent passer le train. »
Même la simultanéité n’enraye pas cette ronde. Nous ne pouvons pas remonter le
temps. Que l’on aille dans un sens ou dans l’autre, que l’on soit en voyage ou sur place, la
terre tourne pareillement pour tout le monde. Pour Anne Brouillard, « le train 128
» symbolise
ce cheminement. « Par la fenêtre du train, nous voyons défiler le paysage tel un film.129
La
fenêtre du train s’apparente à un écran de cinéma. »130
Page 20 :
« La terre tourne avec l’eau des rivières, le va-et-vient de la mer, le souffle
du vent, le lever du jour, l’arrivée d’un bateau. »
La rotation de la terre accompagne toute vie.
Page 26 :
« La terre tourne, tranquillement. Les bébés qui grandissaient bien au chaud
dans le ventre de leur mère sont nés. Ils claquent les portes, écoutent le vent
d’hiver. Ils vont et viennent de par le monde, attendent la lune la nuit au bord
d’un lac, écoutent la mer, la musique derrière la porte, l’autobus qui ralentit,
le craquement d’une branche, le son d’une cloche. Pendant ce temps,
d’autres bébés grandissent bien au chaud dans le ventre de leur mère, et la
terre tourne encore. »
Ce dernier texte est une incitation à une relecture car, chaque proposition rappelle un
passage antérieur. Nous retournons au début : « la terre tourne tranquillement ». Ainsi, la nar-
ration devient une ronde, au rythme de la terre qui continue de tourner sans jamais s’arrêter, et
toujours au même rythme, quoi qu’il se passe. Ainsi, le passé « grandissaient » ; « sont nés »
nous positionne après la naissance, et, comme les enfants vivent le monde, nous allons relire
le texte à la lumière de notre première lecture. Par un changement de point de vue, les bébés
deviennent acteurs et sujets :
- Ils claquent les portes / une porte claque (p. 4) ; le claquement d’une porte (p. 10)
- écoutent le vent d’hiver / le vent d’hiver souffle (p. 4)
- Ils vont et viennent de par le monde / des gens s’en vont et s’en viennent … (p. 4)
128 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, op. cit., p. 961 Ŕ 963 : « Le train s’inscrit parmi les symboles de l’évolution. Le réseau
de Chemin de Fer, assurant le transport des voyageurs et des marchandises, met ainsi en liaison toutes les régions d’une
nation, voire de plusieurs continents, et permet toutes les communications et tous les échanges. Il s’affirme comme une image
du principe cosmique impersonnel, imposant sa foi et son rythme inexorables. C’est l’image de la vie collective, de la vie
sociale, du destin qui nous emporte. » Tout le monde partage la vie sur Terre dans l’unicité de sa ronde. 129 L’album Voyage illustre parfaitement ce défilement du paysage alors que les voyageurs sont assis dans le train qui passe. 130 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010.
40
- attendent la lune la nuit au bord d’un lac / la nuit est tombée … l’eau d’un lac (p. 8)
- écoutent la mer / le va-et-vient de la mer (p. 20)
- la musique derrière la porte / une musique qu’on entend derrière la porte (p. 16)
- l’autobus qui ralentit / l’autobus qui démarre (p. 6)
- le craquement d’une branche / le craquement d’une branche (p. 8)
Ils sont entrés dans cette ronde qu’est la vie. La terre continue de tourner « encore » et
le cycle de la vie perdure simultanément « pendant ce temps, d’autres bébés grandissent bien
au chaud dans le ventre de leur mère ». Ce ne sont pas les mêmes bébés, car tout se renouvelle
dans le changement au rythme de la terre qui tourne, nous entraînant, toujours dans le même
sens et toujours à la même cadence.
Sous Ŕ conclusion
Le projet initial d’Anne Brouillard était de réaliser un album qui traiterait parallèle-
ment du déroulement d’une année entière (la terre tourne autour du soleil en une année) et
d’une journée (la terre tourne sur elle-même).131
Ainsi, la narration commence et finit en hiver
avec des pauses et des évènements à différents moments de la journée. « Tout commence par
une histoire, … qu’elle soit spontanément proposée par l’auteur - illustrateur. »132
Ici, un coup
de téléphone de Kitty Crowther lui annonçant sa première grossesse, alors qu’elle-même se
trouvait en plein centre de Paris, dans un univers bruyant et lumineux, en a été le déclen-
cheur.133
Elle voulait montrer la dualité dans la globalité (le « tout petit » dans le « tout grand »,
l’intérieur et l’extérieur, le côté chaotique face au silence134
) alors que le cheminement conti-
nue : des gens voyagent de par le monde à des endroits différents, et la terre tourne toujours,
imperturbablement.
Le texte et les images sont presque indépendants. Cependant, par le voyage, au rythme
des relectures, les liens se tissent et se croisent. Nous mesurons le temps qui passe par les dé-
placements (textuels et visuels) et les évènements. Par son phrasé, ses vignettes, le train, le
pont … Anne Brouillard nous montre que tout bouge tout le temps au rythme de départs, de
pauses et d’arrivées.
131 Ibidem. 132 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 7. 133 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010. 134 Ibidem.
41
Cet album est l’œuvre d’une auteure Ŕ illustratrice mais nous trouvons deux narra-
teurs. Les vignettes, en suggérant « l’avant et l’après, les similitudes entre les choses proches
et les choses lointaines »135
, illustrent le fil de la narration de « mise en page » par ces liga-
tures entre les pages. Le narrateur visuel montre les personnages (humains et animaux en-
semble) qui se rejoignent, voyagent un peu partout, à différents moments, utilisent différents
moyens de locomotion, collectent des objets et préparent la fête du jeune enfant. Le narrateur
textuel, omniscient, écrit une poésie en prose sur le temps qui passe, quoi que l’on fasse, où
que l’on soit, la terre tourne invariablement pour tous et partout, tout le temps, de la même
façon. Chacun prend son train et passe le pont.
Par cet album emprunt de questionnements métaphysiques, nous cherchons à com-
prendre le monde, celui qui nous entoure et celui qui nous échappe. « Le lecteur interprète
l’œuvre, lui donne un sens plus particulier selon ses propres schémas de pensées, ses attentes,
ses questionnement du moment. Cette nouvelle conception de la lecture a elle-même généré
de nouvelles manières d’écrire et de publier pour les enfants. »136
« Pendant que les bébés poussent dans le ventre de leur mère », cet album interroge la
notion de tout ce qui se passe en même temps tout autour, par ces bruits de toutes ces vies
entrecroisées et le silence137
. « L’album sert de support, … pour apprendre aux enfants non
seulement à lire, mais aussi à structurer leur pensée, à comprendre le monde, les autres. »138
Ainsi, cet album, « dans sa singularité esthétique, invite ses lecteurs à une expérience littéraire
inédite, une expérience de l’intranquillité. »139
dans ce monde qui peut être tranquille parfois,
bercé par la terre qui tourne.
135 Ibidem. 136 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 5. 137 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010. 138 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 6. 139 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 40.
42
B) Quelques résonnances lexicales et thématiques
Analyser et comparer les résonnances « textuelles » à partir du texte de La terre
tourne et en tenant compte des seuls textes, indépendamment des illustrations est justifiable
par la déclaration d’Anne Brouillard qui avoue « travailler le texte indépendamment, pour le
texte en lui-même, le texte en tant que texte à part entière. Dans Le rêve du poisson, il y a
beaucoup d’informations dans le texte, je n’ai pas la même liberté que pour les textes poé-
tiques comme La terre tourne, Sept minutes et demie par exemple. »140 Cependant, les textes
entrent en résonnance par constellations entrecroisées aussi. Ainsi, par exemple, la lecture
d’un texte comme Le chemin bleu (avec le cheval blanc141
) va évoquer le cheval blanc dans
Le rêve du poisson. Le silence est aussi un thème évoqué dans de nombreux albums tout
comme le mystère … Ce travail est d’une telle ampleur que la place nous manque ici. Cette
amorce reste donc une invitation à lire et relire les albums d’Anne Brouillard à la lumière de
tous ses albums.
Son premier album avec texte est Voyage et date de 1994. Il s’agit de son cinquième
album édité. Au regard de sa bibliographie en tant qu’auteure Ŕ illustratrice, elle a réalisé
quinze albums avec texte sur vingt cinq albums en tout.
Anne Brouillard reconnaît, que le texte prend de plus en plus de place dans ses al-
bums :
« - Vous donnez beaucoup de place à l’écriture. Maturation naturelle ou envie secrète depuis long-
temps?
- Cela dépend du genre d’histoire. Dans Le pays du rêve et Le chemin bleu il y avait déjà pas mal
d’écrit. Le rêve du poisson avait besoin de passer par l’écrit, car il y a des choses que je ne pouvais
pas mettre dans les images uniquement. J’aime écrire et je sens bien aussi qu’il y a une évolution
dans mon travail.
- L’alternance du récit en images et de l’écrit libère des pages entières traitées en bande dessinée,
assez proches du roman graphique …
- C’est ce que je sens évoluer dans mes projets qui ne sont pas encore aboutis. J’aimerais intégrer
des passages en vraie bande dessinée, avec des bulles et du texte, des dialogues. Mais ce n’est pas
calculé d’avance, cela vient naturellement dans la façon de travailler qui est, une fois de plus, liée
à l’histoire. »142
En effet, au regard de ses premiers et de ses derniers albums, le narrateur textuel est de
plus en plus prolixe, fort, voire prédominant parfois. « Le texte et les illustrations sont plutôt
140 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 03/12/2010. 141 À ce propos, lors de son exposé, « Les albums d’Anne Brouillard, un miroitement aquatique », Patrick Joole remarque très
justement que « la présence récurrente d’un cheval blanc est l’indice de ce Pays où l’on n’arrive jamais (André Dhôtel) ainsi
que l’image de ce paradis perdu, objet d’une quête impossible. Mais, chez Anne Brouillard, l’objet de la quête est moins
important que le caractère circulaire de l’itinéraire qui permet au promeneur de participer à sa manière à la marche du
monde. » Car, elle reconnaît avoir été marqué par cette histoire qu’elle a entendu sous forme de feuilleton radiophonique
dans son enfance. « C’est l’ambiance mystérieuse qui m’a marqué et dont je garde un profond souvenir. Par contre, je crois
que Gaspard est le prénom du garçon. Dans l’album, c’est le chat qui s’appelle Gaspard », comme chez Claude Roy … 142 http://www.hebdodesnotes.com/analyse/auteur.php/auteur/719868/BROUILLARD-Anne
43
complémentaires dans Le temps d’une lessive par exemple. Les autres, sont plutôt indépen-
dants. »143
Cependant, la mise en page de l’album ménage presque toujours des doubles pages
d’illustrations de pleine page à fond perdu car, nous restons dans le domaine de l’album144
avec une illustration narrative à part entière aussi.
« J’ai choisi illustration et pas peinture dans mes études ! Le côté narratif … travailler pour mettre
l’image au service de quelque chose de littéraire, l’image qui raconte quelque chose, j’avais envie
de faire des livres mais j’avais l’impression d’y voir une limite, hors, il n’y en a pas, c’est sans fin
… Je fais des livres pas spécialement pour les enfants mais pour les enfants aussi, ce n’est pas si
simple à expliquer … le créneau est d’une grande liberté, les possibilités sont énormes en fait. »145
Le texte explique, éclaire, guide le lecteur qui pourrait s’égarer dans diverses interpré-
tations non voulues par le narrateur visuel. Comme le dit Catherine Tauveron,146
« tout n’est
pas permis dans l’interprétation » ainsi, la lecture du texte est une lecture à part entière, la
lecture des illustrations en est une autre et les deux associées s’éclairent pour générer d’autres
lectures texto Ŕ imagières, celles de l’album, « puisque le système narratif de l’album pour
enfants (…) est fondé sur un dispositif qui entremêle de manière spécifique textes et
images. »147
Mais aussi Anne Brouillard précise quand le texte devient nécessaire :
« - Le texte vient quand ?
- Je les commence en parallèle, j’ai tendance à terminer par le texte, point final après les images.
J’ai eu un problème d’emplacement dans Le grand murmure, de part la limite de la place laissée
pour le texte … En fait, chaque album a son histoire, cela dépend du sujet, de ce qui est raconté.148
Le grand murmure par exemple est plus sobre, c’est une conversation téléphonique entre deux en-
fants, l’espace entre les deux cabines téléphoniques, le déplacement des personnages, le rapport
entre le texte et les images, les enfants ne voient pas ce qui se passe dans les images. Ici, le texte
fait partie du paysage. Un livre est une perpétuelle construction, tout n’est pas conçu avec un dé-
but et une fin et des suites logiques. Une histoire dans un espace, ce qui est raconté dans texte et
image, c’est cet espace. Dans Le rêve du poisson, Le pays du rêve, c’est vraiment une histoire avec
des données, il y a des choses qui doivent être expliquées dans le texte pour situer les actions. La
terre tourne, encore plus libre, ce texte là …
- Tous les thèmes de tous vos albums sont en germe dans la première page ?
C’est l’histoire des chemins, des gens qui ne s’arrêtent jamais.
- Revenir au point de départ, il y a beaucoup de tendresse, dans l’harmonie, pas d’agressivité. On
croise toujours l’homme dans un environnement qu’il comprend, il connaît sa juste place, même
l’orage n’est pas dévastateur, et l’homme se sent rassuré, dans une contemplation paisible.
- Dans La terre tourne, je pense que c’est vrai. Le rond amène à la boucle, la douceur.
- La forme ronde dans vos livres.149
Le côté boucle, tout tourne en rond, on tourne en rond.
- C’est mon interprétation de la vie, ce qu’on va mettre dans un livre, la façon dont on ressent
l’existence. On revient au même endroit souvent, on ne peut pas s’échapper de soi où qu’on aille.
Le retour, on est, on vit, on meurt, ça continue et c’est sans fin. » 150
143Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 03/12/2010. 144 J. F. Massol, in Texte et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, Scérén, CRDP Académie de Grenoble,
2007, p. 11 : « … dès que l’on a tenté de mettre en lumière l’unicité de l’album, on est obligé de laisser leur place aux diffé-
rences, la première et la plus centrale se situant dans le rapport entre textes et images. » 145 Rencontre au salon « vivons Ŕ livre » à Toulouse le 07/11/2010. 146 Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école, Hatier, 2002, p. 31 : « Les droits du lecteur ne peuvent outrepasser les
droits du texte. » 147 J. F. Massol, op. cit., p. 27. 148 Chez Anne Brouillard, la technique tout comme le texte sont au service de l’histoire racontée. 149 Ne serait-ce que par cette construction en boucle qui se réitère à l’infini, de fait, il y a des répétitions logiques, avec une
idée d’histoires sans fin. Style d’écriture qui lui tient à cœur depuis son enfance. 150 Rencontre au salon « vivons Ŕ livre » à Toulouse le 6 novembre 2010, extrait de l’interview par Nicole Folch.
44
Cette structure en boucle se retrouve aussi au niveau de ses textes. Par une lecture or-
ganisée en cercle certes, mais, tout comme ses images ne sont pas cernées et les bordures de
ses cadres sont floues, au rythme des lectures successives, les cercles s’élargissent par
couches superposées. L’analogie peut se faire aussi avec sa technique artistique plastique car
ses peintures sont réalisées par des couches fines, transparentes les unes sur les autres avec du
crayon de couleurs par ci par là afin de rehausser les couleurs ou donner des effets de lumière.
Ainsi, le narrateur textuel incite le lecteur à revenir au point de départ, au début du texte et
cette lecture circulaire s’apparente à des spirales de plus en plus larges jusqu’à … l’infini. Par
ces cercles concentriques, le lecteur ne repart jamais vierge mais plus riche pour une nouvelle
lecture, une nouvelle histoire à redécouvrir par ces « petits fils à tirer »151
, petits détails à dé-
nicher à chaque lecture pour savourer ces résonnances qui s’installent progressivement et
s’enrichissent mutuellement.
Les personnages aussi reviennent sur le lieu de départ, le lieu de leur enfance, enrichis
par leurs expériences, leurs aventures, leurs rencontres, leurs voyages …, ils peuvent revivre
leur enfance avec leur point de vue d’adulte, avec le recul sur leurs souvenirs. « Quand on part
en voyage et qu’on revient après, on est toujours un peu différent. On ne revient jamais tout à
fait le même. »152
Eux aussi, tout comme le lecteur, ils vont et viennent au rythme de la terre
qui tourne inexorablement, toujours au même rythme pour tous, où que l’on soit et quoi que
l’on vive. « On est tous de passage sur terre et pourtant, elle tourne, la Terre, sans jamais
s’arrêter, quoi qu’on fasse toujours au même rythme ! »153
Cette structure en boucle peut s’observer à différents niveaux :
- La première phrase renvoie à la dernière phrase :
La terre tourne
Le grand murmure
Il va neiger
Sept minutes et demie
La maison de Martin
- D’un point de départ à une arrivée qui propose un nouveau départ :
La terre tourne
Voyage
De l’autre côté du lac
151 http://esaatcdi.canalblog.com/archives/2009/05/28/13887764.html : « Et notre travail, en tant que lecteur, je dirais plutôt
notre jeu, consiste à reconstruire l’espace et le temps de l’écriture. Pour y parvenir, il faut plonger dans ces albums, aller à
la rencontre des petits motifs que sont les êtres humains, les animaux, les objets, pour les retrouver d’une page à l’autre et
même d’un album à l’autre. Ces petits motifs représentent des fils à tirer. On peut ne pas les tirer, mais, alors, on passe à
côté de l’œuvre. Ces albums représentent une invitation à l’exploration, à la recherche d’un trésor : le plaisir de la construc-
tion d’une histoire. » 152 Op. cit. Le 07/11/2010. 153 Ibidem.
45
- Le point de départ correspond au point d’arrivée :
Il va neiger
Mystère
Reviens sapin
- Du lieu de l’enfance au retour sur le lieu de l’enfance :
Le chemin bleu
Le pays du rêve
Le rêve du poisson
- D’un lieu point de départ au même lieu après un changement ou un bouleversement :
Le bain de la cantatrice
La maison de Martin
- Une communication : questions / réponses :
Conversation : Le temps d’une lessive
Correspondance : Cartes postales
L’étude tente de s’attacher aussi à mettre en lumière les sonorités, les jeux de mots et
de sons, les thèmes, les formes narratives (à la première personne ou à la troisième personne,
poétique, épistolaire …) cependant, il en existe bien d’autres encore à découvrir et à explorer.
1) Les résonnances lexicales page par page
Ici, il s’agit d’abord de dégager les résonnances lexicales à partir de La terre tourne
afin d’en apprécier leurs effets sur le lecteur.
Au fil de la narration textuelle, quelles résonnances peut apprécier le lecteur ? Quels
effets cela évoquent Ŕ ils en lui ? Au rythme de cette terre qui tourne, encore et toujours. Le
mouvement perpétuel de la terre donne le « la » comme un diapason. Chaque album devient
un instrument que le lecteur Ŕ musicien accorderait sur ce mouvement harmonieux.
La terre est considérée dans plusieurs de ses acceptations car ce mot est polysémique
en langue française. Le dictionnaire « Littré » répertorie 27 définitions. Parmi ces définitions,
douze items intéressent La terre tourne :
1) Sol sur lequel on marche, et qui produit les végétaux. Un tremblement de terre.
2) Sous terre, sous la superficie de la terre. Creuser une habitation sous terre. Mettre des conduits sous
terre.
3) La couche qui produit les plantes, la substance même d'un sol arable. Terre forte, légère, grasse. Terre à
blé. Terre végétale, terre naturelle, répandue partout en épaisseur inégale, et propre à la végétation, dite
aussi terre franche.
46
4) La terre considérée relativement à sa composition et comme une matière ou substance particulière.
Terre calcaire. Terre siliceuse.
5) Nom donné par les anciens philosophes à l'un des quatre éléments qu'ils supposaient dans les corps. La
terre, l'eau, l'air et le feu.
6) Planète qui fait sa révolution annuelle autour du soleil en trois cent soixante-cinq jours, six heures et
quelques minutes, et qui tourne sur elle-même en vingt-quatre heures. ♦ Que l'homme contemple la
nature entière dans sa haute et pleine majesté.... que la terre lui paraisse comme un point au prix du
vaste tour que cet astre [le soleil] décrit, PASC., Pens. I, 1, éd. HAVET. ♦ La terre elle-même est
emportée avec une rapidité inconcevable autour du soleil, LA BRUY., XVI ♦ La terre est soumise,
comme les autres planètes, aux lois des mouvements, MONTESQ., Lett. pers. 113 ♦ Il n'est plus
possible de douter que cette même terre si grande et si vaste pour nous ne soit une assez médiocre
planète, une petite masse de matière qui circule avec les autres autour du soleil, BUFF., Théor. terr. part.
hyp. Oeuv. t. IX, p. 302 Le premier résultat que l'on peut admettre comme vérité, c'est que la terre a été
originairement fluide ; ses parties, animées par la pesanteur et liées par la cohésion, n'auraient pas obéi à
la petite force centrifuge, si elles n'avaient été molles ou plutôt liquides et capables de glisser facilement
ou de couler les unes sur les autres, BAILLY, Hist. astr. mod. t. III, p. 42 M. Cassini estime qu'un
homme à pied, marchant, par un beau chemin et du même pas, douze heures par jour, ferait le tour de la
terre en deux ans, BAILLY, Hist. astr. anc. p. 146 ♦ Tout porte à croire que la masse intérieure du globe
est encore douée maintenant de sa fluidité originaire, et que la terre est un astre refroidi, qui n'est éteint
qu'à sa surface ; ce que Descartes et Leibnitz avaient pensé, CORDIER, Instit. Mém. scienc. t. VII, p.
538
- Le globe terrestre. Que savons-nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes et impercep-
tibles de lassitude ?, MONTESQ., Lett. pers. 113 ♦ Une partie du globe se prend au figuré pour toute la
terre ; on dit que les anciens Romains avaient conquis la terre, quoiqu'ils n'en possédassent pas la ving-
tième partie, VOLT., Dict. phil. terre. - Être sur terre, vivre, exister. - Enfant de la terre, homme. - On
ne voit ni ciel ni terre, se dit quand on est dans une profonde obscurité. - Fig. et fam. Remuer ciel et
terre, employer toute espèce de moyens pour arriver à son but.
7) Il se dit, tant au singulier qu'au pluriel, des pays.
8) La terre ferme, partie du globe distinguée des eaux, soit continent, soit île. Terre ferme, se dit en
géographie par opposition à île.
9) La Terre (on met une majuscule), personnification divinisée de la terre, chez les anciens. Les géants
étaient fils de la Terre.
10) Fig. Les habitants de la terre.
11) Fig. et par grande hyperbole, toute la terre, les gens d'un pays, d'une ville, d'une société.
12) Fig. La vie présente. Vous ne songez qu'à la terre. Les plaisirs de la terre.
L'album La terre tourne orchestre :
la lecture hélicoïdale chez le lecteur
la circulation des autres albums autour de la terre qui tourne
le mouvement, le déplacement des personnages
le passage du temps
Page 4 :
La terre tourne tranquillement. Dans l’univers, entre les
étoiles, elle se déplace lentement. Pendant ce temps, de tout
petits bébés grandissent bien au chaud dans le ventre de leur
mère. Le vent d’hiver souffle dans la plaine. Les arbres
grincent. Une porte claque. Des gens s’en vont et s’en
viennent de par le vaste monde. Certains ne s’arrêtent jamais
parce qu’ils veulent voir ce qu’il y a derrière le tournant du
chemin. D’autres restent toujours au même endroit parce
qu’ils sont très bien là.
C’est autour de la Terre que je veux tourner,
le globe terrestre : Le chemin bleu
D’un autre côté de la terre, monde, tout le
monde : Le pays du rêve
Sous la terre, dans le monde, le grand mur-
mure du monde : Le grand murmure
Voir le monde : Mystère
Planète : Le temps d’une lessive
Planètes inconnues, monde, des terres, la
Terre, la terre : Le rêve du poisson
Tranquillement : Le pays du rêve, Le rêve du
poisson
Lentement : Le rêve du poisson
L’univers : Le chemin bleu, Le temps d’une
47
lessive, Le rêve du poisson
Étoiles : Il va neiger
Chaleur des intérieurs : Le pays du rêve
Le ventre : Le bain de la cantatrice
Le vent d’hiver pouvait courir de tout son
souffle : Le pays du rêve
Le vent : Mystère
Le vent : Le grand murmure, Le rêve du
poisson, Le bain de la cantatrice
Le vent traverse en courant : La maison de
Martin
Les arbres : Le pays du rêve, Le rêve du
poisson, Mystère, De l’autre côté du lac
La porte : Le pays du rêve, Le rêve du pois-
son, Mystère, De l’autre côté du lac
Une porte grince : Le grand murmure
Une porte claque : Sept minutes et demie
« clac » : Le rêve du poisson
Des gens : Mystère ; Voyage / les gens : Le
temps d’une lessive, De l’autre côté du lac
Des gens s’en vont et s’en viennent : Voyage
Voir : Le rêve du poisson ; « allons voir » :
De l’autre côté du lac
Chemin : Le chemin bleu, Le pays du rêve,
Le rêve du poisson, Le grand murmure,
Reviens sapin ; « Le chemin bordé d’arbres
tourne autour du lac dans l’ombre et la lu-
mière » : De l’autre côté du lac
Voir ce qu’il y a derrière le tournant, « con-
tinue en courbe » : Le chemin bleu, Le pays
du rêve
D’autres restent toujours au même endroit
(chacun chez soi) : Voyage
Ces endroits : Le pays du rêve
Les autres : Il va neiger, Le rêve du poisson
La terre*154
tourne, la terre est ronde, elle a une forme propice à l'évasion, au voyage,
comme une proposition à en faire le tour car, comme le chemin, la terre n'a pas de « bout » il
est donc envisageable de vouloir « faire le tour de la terre », comme elle tourne autour du so-
leil, l'homme veut tourner autour de la terre. De la même manière qu’il est possible de suivre
le chemin afin de faire le tour du lac pour aller voir ce qu’il y a de l’autre côté. Rien ne
semble pouvoir perturber ce mouvement tranquille sauf le rêve d'un poisson car, « dans l’eau
profonde des océans », dans l’eau du lac, « les poissons sont tranquilles » mais sur la terre, ils
ne sont plus à leur place maintenant. Ainsi, tout tourne « tranquillement » jusqu'au jour où
survient quelque chose d'inhabituel à l'exemple du rêve du poisson ou du bain de la cantatrice.
Mais, même dans ces moments là, tout se passe « lentement ». Le lecteur prend toujours le
temps de la contemplation comme le dit Anne Herbauts155
, « le lecteur va toujours au rythme
du marcheur dans l'univers des albums d'Anne Brouillard. » La terre fait partie de l'univers
154 Voir la partie sur les éléments. 155 Conférence de Toulouse Vivons Ŕ livre, du 6 novembre 2010.
48
comme le rappelle Le temps d'une lessive mais, cet équilibre pourrait se retrouver dérégler
comme dans Reviens sapin car le cycle de la vie, où chacun dépend de tout, est fragile. Ces
deux adverbes « tranquillement » et « lentement » incitent le lecteur a prendre le temps d'une
lecture attentive et en profondeur. Que le narrateur s'interroge sur l'existence d'autres planètes
accueillantes dans Le temps d'une lessive ou inconnues dans Le rêve du poisson, d'autres
mondes imaginaires dans Le chemin bleu, oniriques dans Le pays du rêve, qu'il observe les
étoiles dans Il va neiger, le lac et son environnement dans De l’autre côté du lac, dans le ciel,
dans l’eau, sur terre ou sous terre, le monde continue sa ronde comme dans Le grand mur-
mure et l'univers garde ses mystères. La précipitation n'existe pas dans les albums d'Anne
Brouillard à l'image de Martin qui part à la recherche de sa maison envolée mais l'équilibre de
la terre est fragile comme l'illustrent les Cartes postales. La naissance est évoquée unique-
ment dans La famille foulque mais, dans les autres albums, la chaleur des intérieurs rappelle
ce monde intra utérin, protecteur et berçant. Comme le rythme de la terre berce la vie sur terre.
Encore une fois, cet équilibre est précaire à l'image du « ventre » des nuages prêt à éclater.
Ces mêmes nuages bénéfiques qui sont apportés ou chassés par le vent.
Le vent*156
est l'élément qui accompagne ce mouvement perpétuel de la terre. Rien ne
semble pouvoir l'arrêter. Car, même si la terre est ronde, elle offre de vaste plaine où il peut
courir librement (La maison de Martin, Le grand murmure). La plaine offre cet horizon infini
propice au rêve et à l'évasion (Le pays du rêve). Le vent d'hiver illustre ce « dehors » froid
contrastant avec ce « dedans » chaud et rassurant, métaphore du ventre maternel, (Mystère, Le
pays du rêve). Le vent réveille la nature. Il déplace les nuages selon son gré, il anime les
branches des arbres. Ces arbres qui peuvent se rassembler en forêt, invitant à la balade (Mys-
tère, Il va neiger, Le pays du rêve), à la rêverie (Le grand murmure), à l'imaginaire (Le rêve
du poisson). Les arbres qui peuvent aussi protéger un lieu mystérieux et caché (Le pays du
rêve, De l’autre côté du lac). Les arbres grincent sous le vent comme ils grandissent dans Le
chemin bleu au rythme de la terre qui tourne et du temps qui passe. Le bois est vivant et le
vent le réveille, lui permet de s'exprimer.
Que se passe-t-il quand une porte claque ? Un homme sort, une femme entre, la pluie
tombe … dans Sept157
minutes et demie d'une vie urbaine. Que l'on soit dedans ou dehors,
156 Voir la partie sur les éléments. 157Le 7 est le nombre de la "perfection". In : http://rinumero.lbgo.com/symbolique_nombre.html
Le 7 symbolise l'analyse intérieure et la recherche de la perfection. C'est un nombre sacré et éminemment spirituel. Il est
synonyme de repos, de méditation, d'études, de spiritualité, de philosophie, de religion, de foi. Il est en rapport avec les élé-
ments eau et terre... in : http://www.signification-prenom.com/symbolique-nombre.html
Mais alors, pourquoi 7 min ½ ? : « par rapport au temps pour aller jusqu’à la boîte aux lettres !!! Sept minutes et demie,
c’est très précis, c’est plus drôle que 7 minutes tout simplement. J’aurais pu être encore plus précise, j’aurais pu dire sept
49
d'un côté ou de l'autre d'une porte qui claque, la terre tourne et la vie continue des deux côtés
de la porte.
C'est ainsi que la vie sur terre est une invitation au « voyage »,158
ici, ailleurs, en mou-
vement ou sur place. Que l'on soit actif ou passif, acteur ou spectateur, la rotation de la terre
met toujours le monde en mouvement.159
Des gens passent, restent un instant, laissent une
trace de leur passage puis repartent, des gens passent, se rencontrent, se croisent, jouent à
cache - cache comme dans Mystère, vont et viennent en train dans Voyage, à pied ou en
barque dans De l’autre côté du lac. Les gens sont aussi les autres que nous dans Le temps
d'une lessive. Certains veulent aller voir le monde (Mystère, Le chemin bleu), de l’autre côté,
puis ils reviennent car le chemin n'a pas de bout, derrière le tournant, il continue. La terre est
ronde, elle tourne ; le monde est vaste, il est attirant. Qu'y a t'il de l'autre côté de la terre ? Au
bout du chemin ? La maison de Martin ? Le sapin d'Antoine ? Everud Syapel ? La balançoire
de Thomas ? Un objet non Ŕ identifié ? Le chemin mène toujours quelque part et, comme la
terre est ronde, on revient toujours au point de départ comme la terre qui tourne sur elle même.
Le chemin n'a pas de fin à l’image de la terre qui tourne dans l'univers, parmi les étoiles à
l’infini. S'en aller et s'en venir, ne jamais s'arrêter, dans un sens ou dans l'autre, des gens font
le tour de la terre, « tout autour de la terre »160
. Quand on a trouvé un lieu d'accueil, en endroit
paisible où l'on peut dire « je suis bien » (Le chemin bleu), où attendre les autres (Il va neiger),
on y reste ou on y revient. On le quitte pour y revenir plus tard (De l’autre côté du lac). Ou
bien, on va le rechercher jusqu'au bout (La maison de Martin).
Par son mouvement lent et tranquille, la terre offre tous les choix possibles. Certains
choisissent de partir, de revenir, de rester en voyage, de rester sur place. Le but est de trouver
sa place parmi ces gens sur terre.
Page 6 :
La terre tourne et avec elle, des mots et des sons mélangés,
des petits coins de soleil, des avions qui passent haut dans le
ciel, le bourdonnement d’une mouche, l’autobus qui
démarre, les chemins qui ne s’arrêtent pas, les bébés qui
grandissent, les ombres qui s’allongent, la fête qu’on
prépare, tout le bruit d’une ville.
Des mots : Le pays du rêve, Le grand murmure,
Mystère, Le chemin bleu
Des sons : Le pays du rêve, Le bain de la canta-
trice
Un petit reste de soleil : Il va neiger
Rayon de soleil : Le bain de la cantatrice, Le
temps d’une lessive
Soleil d’hiver : Mystère ; soleil doré, taches de
soleil : Le pays du rêve
Soleil coule : Le chemin bleu
Lumière du soleil : Le rêve du poisson
Dans l’ombre et la lumière : Le pays du rêve, Le
minutes et 37 secondes par exemple ! » Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 31 janvier 2011.
L’humour et l’imagination permettent toujours de se sortir d’une situation inextricable … 158 « Toujours imaginer sera plus grand que vivre‖, Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, PUF, 2004. 159 « Comme si le propre du monde n’était pas de bouger et de se transformer … » Claude Simon, Le vent, Les éditions de
minuit, 1975, p. 25. 160 Chanson de Jacques Prévert (voir Annexes).
50
chemin bleu, De l’autre côté du lac
Un avion : De l’autre côté du lac
Le ciel : Le pays du rêve, La maison de Martin,
Reviens sapin, Le chemin bleu, Le rêve du pois-
son, Le bain de la cantatrice, De l’autre côté du
lac
L’autobus : Le temps d’une lessive
Le chemin n’a pas de bout : Le chemin bleu
Les chemins qui ne s’arrêtent pas : Le chemin
bleu
Le long d’un pays long qui n’en finit pas ; conti-
nue son chemin : Voyage
Les ombres qui s’allongent : Il va neiger, Voyage,
Le pays du rêve
L’ombre tourne autour de l’arbre : Le chemin bleu
Ombres franches : Le rêve du poisson
La fête : Le temps d’une lessive, Voyage
Le pique nique qu’on prépare : De l’autre côté du
lac
Les bruits « de la brasserie », « galopant d’un
train », sous les bruits : Le grand murmure ;
bruits : Le pays du rêve
Tous les bruits ordinaires ; le bruit de la pluie ;
sans bruit ; aucun bruit : Le rêve du poisson
La ville : Sept minutes et demie
Tout ce qui vit, bouge, vibre, accompagne le mouvement circulaire de la terre, à l'inté-
rieur comme à l'extérieur :
- Les mots dits, entendus, écrits, lus ;
- Les sons de la nature, familiers, quotidiens, « envoutants »,
tout circule au rythme de cette révolution terrestre.
Elle tourne autour du soleil, son étoile. Il éclaire, illumine, réchauffe la terre et ses habitants.
Le soleil :
- réveille (Le bain de la cantatrice)
- engage au voyage (Mystère, De l’autre côté du lac)
- évoque de beaux souvenirs (Le pays du rêve, Le chemin bleu)
- tire d'un cauchemar (Le rêve du poisson)
La terre fait la ronde autour du soleil qui joue avec les reliefs du globe, générant des
jeux d'ombres et de lumières (Le pays du rêve, Le chemin bleu, De l’autre côté du lac). Le
soleil rend visible le tournement de la terre. Le lecteur ne rencontre pas d'avions dans le ciel
des autres albums mais :
- des nuages (Le pays du rêve, Le chemin bleu, Le bain de la cantatrice …)
- la lune (De l’autre côté du lac)
- des sapins (Reviens sapin)
- une maison (La maison de Martin)
51
- une « pellicule » aqueuse qui le recouvre (Le rêve du poisson)
- un autobus dinosaure (Le temps d'une lessive)
tout est possible sur la terre d'Anne Brouillard.
Pour ceux qui décident de prendre la route, le train, le bateau, … le « voyage » est sans
fin. Il y a toujours un autre voyage sur les « chemins qui ne s'arrêtent pas » (Le chemin bleu),
qui tournent « autour du lac » (De l’autre côté du lac), à l'image de la terre qui tourne sans
s'arrêter. Si nous sommes de passage sur terre, elle continue son voyage indéfiniment dans
l'univers.
Quelle meilleure illustration de la rotondité que l'ombre qui tourne autour de l'arbre
(Le chemin bleu) pour symboliser ce mouvement circulaire, tel un gnomon indiquant le temps
qui passe au rythme de la terre qui tourne. Ainsi, les ombres s'allongent, accompagnant la
courbe du soleil dans le ciel (Il va neiger, Voyage, Le pays du rêve), le jour et puis la nuit. Les
arbres grandissent aussi, accompagnant ce passage du temps. Les années, le temps atmosphé-
rique se ressentent aussi à la forme des ombres (Le rêve du poisson). Pendant que la terre
tourne inexorablement, toujours à la même cadence, le temps passé sur terre peut s'accélérer à
l'occasion d'une fête (Le temps d'une lessive, Voyage), d’une promenade et d’un pique nique
improvisés (De l’autre côté du lac), devenir bruyant (Le grand murmure, Le pays du rêve, Le
rêve du poisson …) ou, au contraire, être insonore, comme en suspens (Le rêve du poisson, Le
pays du rêve). En ville (Sept minutes et demie), le bruit est permanent, il ne s'arrête jamais,
comme la terre.
Page 8 :
Et la terre tourne encore quand la nuit est tombée et qu’on
entend partir le dernier train du soir. On regarde les étoiles
briller dans l’eau d’un lac, dans un endroit si calme qu’on
entend chaque bruit, le clapotis de l’eau, le craquement
d’une branche, les mots d’une conversation. On se demande
où s’en va le soleil, où vont les gens du train, où sont ceux
qui sont morts, ce que deviennent les endroits qu’on ne voit
plus, où sont ceux qu’on ne connaît pas encore.
La nuit est tombée : Mystère ; quand la nuit
tombe : Le grand murmure
Une nuit aqueuse descendait : Le rêve du pois-
son
Dans la nuit : Voyage, Mystère
La nuit : Sept minutes et demie, Le chemin
bleu
Le soir tombe : La maison de Martin, Le pays
du rêve « la nuit »
La lune brille dans le ciel et dans l’eau : De
l’autre côté du lac
Lumière brille : Sept minutes et demie, Mys-
tère
Quelque chose brille : Le pays du rêve, De
l’autre côté du lac
L’eau : Le bain de la cantatrice, Le rêve du
poisson, Le pays du rêve, Cartes postales
Si calme : « le silence » : Mystère, Le pays du
rêve, Le rêve du poisson, Le chemin bleu, Le
grand murmure
Eau calme et tranquille : De l’autre côté du lac
Branche (d’arbre) : Le chemin bleu, Mystère
Les mots d’une conversation, des gens bavar-
dent (où passent les mots ?) : Le grand mur-
52
mure
Conversations : Le pays du rêve
Train : Voyage, Le grand murmure, Le pays
du rêve
Ce que deviennent les endroits qu’on ne voit
plus : Voyage, Le chemin bleu, Le pays du
rêve, Le rêve du poisson
Où on voit des choses que personne d’autre ne
voit ; des choses qui n’existent que là ; on ne
sait pas qui ils sont (les gens) : Voyage
Où vont les mots : Le grand murmure
Où les gens qui passent …, où je suis, où donc
m’emmènent ces pas : Mystère
Où s’arrêtera cette eau : Le bain de la canta-
trice
Où que j’aille … ; qu’allais Ŕ je trouver de-
hors : Le rêve du poisson
Où était passé le globe terrestre : Le chemin
bleu
Où chacun se coule en hiver … ; un endroit
qu’on ne connaissait pas ; où on pouvait accé-
der ; où je me promenais : Le pays du rêve
Une de leurs planètes : Le temps d’une lessive
« … encore ... », même le soir, la nuit, le mouvement de la terre, la vie et les activités
sur terre continuent (Voyage, Mystère, De l’autre côté du lac) promettant un autre matin (Le
rêve du poisson, De l’autre côté du lac). Quand le soir tombe (La maison de Martin), quand la
nuit tombe (Le grand murmure), quand la nuit est tombée (Mystère), la terre tourne encore au
même rythme, invariablement, alors que les habitants de la terre vont dormir. La terre ne se
repose jamais, elle. L'ombre qui tourne autour de l'arbre dans Le chemin bleu illustre ce mou-
vement perpétuel, même lorsqu'il devient invisible à l'œil, la nuit. Certains préfèrent sortir la
nuit (Sept minutes et demie) car alors, la vie est plus calme, la vie, la nuit, s'adapte mieux à la
rotation lente et tranquille de la terre qui berce les hôtes terrestres. La nuit est propice aux
rêves (Le pays du rêve), un autre monde s'éveille sur terre.
Le premier train du matin ; le dernier train du soir (Voyage) scandent cette alternance
jour / nuit. Les trains passent (Le grand murmure, Le pays du rêve) circulent, transportent,
font voyager, même quand la nuit est tombée. Ils peuvent ralentir leur activité, la terre, elle, ne
le peut pas, elle est comme le balancier d'une horloge perpétuelle. La nuit, la lune brille dans
le ciel et dans l’eau (De l’autre côté du lac), les étoiles brillent dans le ciel, se confondant
avec les flocons de neige (Il va neiger). La nuit, une lumière brille, guidant les pas des pro-
meneurs (Sept minutes et demie, Mystère), annonçant une visite, un ami, un lieu accueillant …
L'eau*161
est un autre élément très présent dans les albums d'Anne Brouillard. Elle est
vitale, nécessaire mais pas toujours aussi paisible que l'eau d'un lac. Parce qu'elle manque
161 Voir la partie sur les éléments.
53
cruellement aux plantes chez Pimpinelle162
, son ami Marin lui en envoie par « oiseaux voya-
geurs ». La mer, l'océan, accueille La maison de Martin et les poissons y vivent protégés du
bruit des activités humaines (Le grand murmure). Elle annonce une autre saison humide et
froide où l'on vit à l'intérieur dans Le pays du rêve, elle tombe sur commande musicale pour
répondre au caprice d'un bain de cantatrice, elle recouvre la terre le temps d'un rêve de pois-
son. L'eau forme des flaques où se reflètent les nuages, elle coule tout au long des rivières, sur
les vitres du train … son cycle ne s'arrête jamais. L'eau déclenche aussi la rêverie, l'imagina-
tion (Voyage)163
, elle est nécessaire à la terre, à la vie sur terre. À l'origine, elle recouvrait
toute la surface de la terre (Le rêve du poisson). Élément du cycle de la vie, le cycle de l'eau
est aussi perpétuel et circulaire. Cependant, contrairement au rythme de la terre qui tourne,
l'eau peut être paisible, violente, angoissante … élément non maîtrisable, en perpétuelle trans-
formation, présent dans tous ses états, l'eau tourne et fait des ronds.
Le soir, quand tout se calme, après le passage de la pluie (De l’autre côté du lac), dans
la forêt (Il va neiger), dans le compartiment du train (Voyage), en ville (Sept minutes et de-
mie), dans la neige (Mystère), dedans les maisons (Le pays du rêve, Le rêve du poisson), dans
l'eau (Le grand murmure), les bruits s'adaptent à l'ambiance. À la tombée de la nuit, les con-
versations, les murmures, les bavardages se distinguent mieux dans le calme d'un espace clos,
à l'intérieur des maisons chaudes, dans la forêt « endormie », le long des fils téléphoniques,
quand le rythme du monde se calme alors que la terre tourne encore et toujours au même
rythme parmi les étoiles. La nuit est un environnement propice aux rêves et aux questionne-
ments. La rotation de la terre dans l'univers, parmi les étoiles est une source d'inspiration iné-
puisable. Les albums d'Anne Brouillard proposent aux lecteurs de multiples questionnements
sur la marche du monde et ses états d'âme : « on se demande ... ». Par l'utilisation du pronom
personnel indéfini « on », tout le monde et chacun se sent impliqué. Les réponses uniques
n'existent pas. Elles sont à la fois individuelles avec une portée universelle. Car, tant que la
terre tournera, le cycle de l'eau continuera, les chemins n'auront pas de bout, le soleil se lèvera
d'un côté de la terre et se couchera de l'autre, les paysages défileront derrière la vitre du train,
des gens voyageront, se croiseront, d'autres resteront, certains rêveront, des mots circuleront,
l'inconnu attirera, la terre gardera ses mystères, l'univers restera infini, le temps passera et la
mort restera sans réponse.
Page 10 : Les bruits des couverts et les tintements des
162 Nom donné par Adanson à la pimprenelle. Nom donné au genre boucage, ombellifères. Dictionnaire Le littré. 163 « On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient tout paysage est une expérience onirique. On ne
regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve. » Gaston Bachelard, L’eau et les rêves,
Le livre de poche, Librairie José Corti, 1942, p. 11.
54
Et la terre tourne toujours dans les ronds de fumée, dans les
bruits des couverts et les tintements des verres, dans les
gouttes de pluie qui font des ronds dans l’eau, dans les roues
d’un vélo, au son d’un manège, dans le claquement d’une
porte.
verres : « bruits de vaisselle » : Le pays du
rêve
Pluie : Sept minutes et demie, Le pays du rêve,
Le chemin bleu, Le grand murmure, Le rêve
du poisson, Voyage, De l’autre côté du lac
Gouttes de pluie : Le pays du rêve
Flaques : Sept minutes et demie, Le pays du
rêve, Le chemin bleu, Le bain de la cantatrice
« Petit bassin tout rond » : Le temps d’une
lessive
« Ventre rond » : Le bain de la cantatrice
Roues : Le temps d’une lessive
Vélo : Le chemin bleu
La fête foraine : Le temps d’une lessive,
Voyage
La balançoire : De l’autre côté du lac
Le claquement d’une porte : Le pays du rêve
La terre est ronde et tourne en rond :
- sur elle Ŕ même : tout ce qui est rond : gouttes de pluie, roue, rond de fumée
- autour du soleil : tout de qui tourne rond : vélo, manège, porte sur ses gonds
mais aussi dans les sons et les bruits.
Que l'on soit dedans :
- bruits rassurants, familiers du quotidien : couverts, verres, piano, mélodies ...
Que l'on soit dehors :
- le manège, la balançoire, la fête, la rue …
Que l'on passe d'un espace à l'autre :
- bruits de porte …
La terre tourne toujours invariablement, rythmant le quotidien, quoi qu'il se passe, sa
cadence ne change pas.
Page 12 :
La terre tourne dans l’air frais d’un matin de fin d’été, dans
l’air doux où traînent quelques paroles et l’odeur du café,
dans les gouttes de rosée et les pétales de roses. Et le reflet
des nuages tourne avec la terre. Et les bébés qui vont naître,
et le chat près de l’écluse, et le premier train du jour,
tournent avec la terre.
Vent et puis air ; des souvenirs de l’été : Le pays du rêve«
L’air frais d’un » joli matin : Le bain de la cantatrice
Un matin : Voyage, De l’autre côté du lac
Après midi d’été : Le rêve du poisson,
L’air doux où traînent quelques paroles et l’odeur du ca-
fé : « une bise tiède » Le pays du rêve, « des effluves de
café » Le rêve du poisson ; « petit café » : Reviens sapin
« Des gens bavardent, la machine à café vrombit » : Le
grand murmure
Odeur « bizarre, désagréable, d’eau stagnante » : Le rêve
du poisson
Odeur « froide de l’hiver » : Il va neiger,
« Fleurs » : Le temps d’une lessive
« Les oiseaux bleus, les oiseaux blancs tournent dans l’air
du soir un peu rose » : Le pays du rêve
« Un miroir reflétait le ciel » : Le pays du rêve
Nuages : La maison de Martin, Le bain de la cantatrice, Le
rêve du poisson, Il va neiger, Le pays du rêve
Le chat : Il va neiger, Le pays du rêve, Reviens sapin
« D’autres trains … un matin ou un soir » : Voyage
55
La nuit passée, le matin arrive, les journées et les saisons passent. Quand le vent ne
souffle plus, quand il a chassé les nuages, l'air est frais et doux, sensation que la terre tourne.
Son mouvement amène un déplacement d'air, le souffle de la terre qui vit. Le matin, le monde
se réveille :
- des humains : paroles, café
- de la nature : rosée, roses
La terre qui tourne génère ce nouveau réveil chaque matin. Le déplacement circulaire
de la terre emmène les nuages avec lui. Ils bougent et jouent avec le soleil, le vent dans le ciel.
Sur terre, on peut voir leur reflet dans les flaques d'eau, dans l’eau du lac, comme dans un
miroir. La mobilité des nuages illustre ce tournement, leur reflet offre des jeux d'ombres et de
lumières, la rotation de la terre devient visible.
Le chat164
, animal au sixième sens, celui qui sent l'orage arriver, ressentirait Ŕ il que la
terre tourne ? Celui qui en sait plus que tout le monde (Le pays du rêve), celui qui parle (Mys-
tère, De l’autre côté du lac) malgré lui ?165
Quand la nuit tombe, le dernier train du soir circule ; quand le matin se lève, le pre-
mier train du jour part. Les départs et les arrivées des trains matérialisent cette activité quoti-
dienne diurne sur terre. Sa révolution permet cette alternance jour / nuit. Le rythme de la vie
sur terre est dépendant de ce mouvement régulier, immuable et perpétuel.
Page 14 :
La terre tourne même quand on n’y pense pas, quand
l’après-midi s’annonce doux, au coin d’une rue, à l’ombre
d’un arbre, à l’abri du vent qui ne cesse de transporter
des nuages d’un bout à l’autre du pays. Elle tourne dans
l’odeur de l’asphalte au soleil, dans la lumière derrière la
porte vitrée.
Même quand on n’y pense pas : « temps avait
décidé qu’il ne passait plus » : Le pays du rêve ;
« le temps passait » : Le chemin bleu ; « at-
tendre quelque chose ; un instant ; combien de
temps ; temps arrêté » : Le rêve du poisson
Les habitants ont oublié le temps : Le bain de la
cantatrice
« Ils prennent tout leur temps » : Il va neiger
« Où l’automne se coulait tranquillement dans le
soleil doré » : Le pays du rêve
« Après midi d’été » : Le rêve du poisson
« Au coin d’ » une rue : Voyage
À l’ombre d’un arbre : Le chemin bleu
L’ombre de la forêt : De l’autre côté du lac
« Dans l’ombre et le soleil » : Le pays du rêve
Des nuages d’un bout à l’autre du pays : Le bain
de la cantatrice, La maison de Martin, Il va
neiger, Mystère, Le pays du rêve, Le rêve du
poisson
Le vent chasse les nuages : De l’autre côté du
lac
« Portes à hublots » : Le pays du rêve ; « les
164 « … le chat a démontré une faculté extraordinaire pour pressentir des choses. Grâce à son comportement anormal et inha-
bituel dans certaines situations, des gens ont pu échapper à un grave danger ou être sauvés de la mort. Il y a autour du chat un
mystère que les parapsychologues ont de la misère à expliquer. En effet, le chat perçoit des choses que les gens ne discernent
pas, et essayent par toutes sortes de façons de nous les communiquer ... » in http://www.cyberanimaux.com 165 Claude Roy.
56
fenêtres, les vitres » : Voyage
Porte : De l’autre côté du lac
« Dans l’ombre et la lumière » : Le chemin bleu
« Le soleil, la lumière » : Le chemin bleu ; Le
rêve du poisson « porte d’entrée, fenêtre »
On n'a pas besoin d'y penser, d'agir, d'attendre, de s'arrêter … même quand les hor-
loges sont cassées, les maisons inhabitées (Le pays du rêve), les chemins plus empruntés (De
l’autre côté du lac), même quand le temps est décompté (Sept minutes et demie), oublié (Le
bain de la cantatrice). Que l'on soit tranquille, inquiet, occupé ou parti, le temps passe inva-
riablement, les choses s’érodent, les souvenirs s’estompent, mais la terre tourne toujours pa-
reillement. L'après midi sépare le réveil du coucher mais la terre tourne sans s'occuper de ces
détails. L'après midi passe de la même façon, au même rythme, tout comme le matin se lève et
la nuit tombe. L'après midi passe où que l'on soit, quoi que l'on fasse, quel que soit le temps.
L'ombre de l'arbre tourne toujours, que l'on soit dessous ou ailleurs, le vent continue de dépla-
cer les nuages tout autour de la terre, au dessus du lac, il ne s'arrête jamais lui non plus, ils
vont toujours ensemble. Que l'on soit dehors ou dedans, la terre tourne toujours sur elle même
et autour du soleil qui la réchauffe. Ce rythme est nécessaire à toute vie sur terre. L'homme
pourrait Ŕ il en profiter sans s'en préoccuper ? Qu'y a t'il derrière les portes à hublots ? (Le
pays du rêve) Qui se trouve derrière la porte qui s’ouvre ? (De l’autre côté du lac) Même s'il
n'y pense pas, elle tourne mais, attention aux dérèglements car, même si elle tourne quand
même, l'équilibre est fragile (Le rêve du poisson, Le bain de la cantatrice, Reviens sapin,
Cartes postales).
Page 16 :
Elle tourne, la terre, dans des lieux où les bruits sont
étouffés par de gros tapis moelleux. Elle tourne au son d’une
musique qu’on entend derrière la porte. Pendant que les
images défilent, les bébés naissent, les arbres grandissent,
des gens s’en vont, les voitures s’arrêtent aux feux rouges
dans la nuit orange des villes. La terre tourne dans un
moment de silence.
« son du piano, mélodies » : Le chemin bleu
« Les flocons étouffent leurs voix » : Il va neiger
« derrière les portes à hublots » ; « derrière les
portes jaunes » : Le pays du rêve
« devant la porte » : Mystère
Le pays défile ; « on voit … une image » :
Voyage
La télévision : Le temps d’une lessive
« Leurs images intérieures » « les images de
BD »: Le rêve du poisson
« Le soleil se glissait et dessinait des ombres en
mouvement » ; « les oies derrière le mur » : Le
chemin bleu
Les arbres, les mots secrets des enfants grandis-
sent : Le chemin bleu
« On est parti » ; « Des gens » ils s’en vont :
Voyage
« Il s’en va » ; « elle s’en va » : La maison de
Martin, Mystère
Allons voir : De l’autre côté du lac
Depuis, j’ai voyagé : Le chemin bleu
« prendre le train » : Le grand murmure
La nuit orange des villes : Le pays du rêve
« Derrière la ligne où se couche le soleil » ;
57
« une ligne de lumière orange. La trace du jour
qui s’en allait d’un autre côté de la terre » : Le
chemin bleu
La nuit : Le temps d’une lessive, Le rêve du
poisson, Le pays du rêve, Le grand murmure
La ville : Sept minutes et demie
Silence : Mystère, Le chemin bleu, Le rêve du
poisson, Le grand murmure
« Les nuages silencieux » : Il va neiger ;
« vies silencieuses » : Mystère
La grande paix du soir : De l’autre côté du lac
Quelque soit le lieu, quoiqu'il se passe, quoique l'on entende, que les bruits soient rete-
nus, contenus, camouflés … la terre tourne quand même, sa musique est toujours la même,
pendant que :
la vie passe (Le chemin bleu, De l’autre côté du lac)
les paysages, les images, les pays défilent (Voyage)
la nature, les arbres, les plantes poussent (Cartes postales, Le chemin bleu, Le
rêve du poisson), le bois se désagrège166
(De l’autre côté du lac)
des gens partent en voyage (Voyage, De l’autre côté du lac, Le chemin bleu)
des véhicules s'arrêtent un moment avant de repartir (Voyage, Le chemin bleu,
Le temps d’une lessive)
L'horizon prend une teinte orangée quand le soleil se couche (Le chemin bleu, De
l’autre côté du lac), cette même couleur orange qui évoque la lumière des villes, la nuit, alors
que les activités, la vie continuent après la tombée de la nuit. La nuit devient orange du fait
des éclairages artificiels167
(Le pays du rêve). La nuit est aussi favorable au sommeil, au si-
lence, à la grande paix. La terre tourne invariablement dans le bruit, dans le silence ; à la ville,
à la campagne, autour du lac ; le matin, l'après midi, le soir ou la nuit ; dans un instant bref,
166 « … une autre dimension du paysage : érosion. C'est-à-dire le temps. » Thomas et le Voyageur, op. cit., p. 84. 167 « Le noir lui est propice, il l'affole, la chauffe, la livre crue et brutale, les contours acérés quand l'intérieur se trouble de
milliers de lueurs rivales, il la divulgue orange, effervescente, pastille de vitamine C jetée dans un verre d'eau trouble, bocal
de fioul posé dans une cuvette, distributeur d'oxygène, de speed et de lumière. » Maylis de Kerangal, naissance d'un pont,
éditions Gallimard, 2010, p. 161.
58
pendant que les actions sont simultanées ou en pause ; que l'on entende ou que l'on voit
quelque chose … la terre tourne toujours au même rythme sans s'en préoccuper.
Page 18 :
Pendant que la terre tourne dans un sens, un train roule
dans l’autre sens. Les voyageurs dans le train voient passer le
pays, les habitants du pays regardent passer le train.
Un train roule dans l’autre sens : Voyage, Le
grand murmure, Le pays du rêve
Voient passer le pays : Voyage
Le train : Mystère
Le long de la voie ferrée : Il va neiger
De l’autre côté de la voie ferrée … : Le pays
du rêve
Regardent les gens : de l’autre côté du lac
Aiguillages … : Le chemin bleu
Pendant que la terre tourne unidirectionnellement, les trains roulent et les chemins
continuent, dans l'autre sens. Ces oscillations de va et vient, d'un côté et de l'autre, voir et être
vu … évoquent un miroir (Le pays du rêve) dans lequel l'un et l'autre se reflètent. Le chemin
continue de l'autre côté (Voyage), où l’on peut apercevoir des gens (De l’autre côté du lac).
- Ceux qui voyagent observent le paysage, en imaginent un autre, regardent les gens
chez eux, dehors … (Voyage)
- Ceux qui restent regardent le train et imaginent l'autre bout du voyage, la vie des
uns et des autres … (Le pays du rêve, Le chemin bleu)
Tout au long de la voie ferrée, du chemin, la terre tourne toujours au même rythme
pour tout le monde, que l'on aille dans le sens de rotation de la terre ou dans le sens inverse,
que l'on voyage pour regarder le paysage ou que l'on reste pour regarder les voyageurs. Le
temps passe pareillement, la terre tourne, dans le même sens et à la même cadence. Les voies
choisies sur terre peuvent être :
- parallèles : le long de la voie ferrée (Il va neiger)
- perpendiculaires : le chemin continue (Voyage), de l'autre côté de la voie ferrée (Le
pays du rêve)
- entremêlées : les carrefours, les aiguillages (Le chemin bleu)
- circulaires : autour du lac (De l’autre côté du lac) par le chemin mais aussi, à
travers le lac, par barque
Il s'agit de choisir son chemin, sa voie, dans un sens ou dans l'autre, de choisir sa di-
rection (Mystère). Par le fait de tous ces mouvements, les gens se croisent, se rencontrent, se
regardent, qu'ils aient choisis de partir ou de rester. Les habitants de la terre ont le choix, la
terre, elle, n'a pas ce choix, elle tourne toujours au même rythme et dans le même sens.
Page 20 :
La terre tourne avec l’eau des rivières, le va-et-vient de la mer,
le souffle du vent, le lever du jour, l’arrivée d’un bateau.
L’eau : Cartes postales, Le pays du rêve, Le
chemin bleu, Voyage, Le temps d’une les-
sive, Le rêve du poisson, Le bain de la canta-
trice
L’eau des rivières : Le chemin bleu
59
Le va-et-vient de la mer : Le grand murmure,
Le bain de la cantatrice, La maison de Mar-
tin
Le souffle du vent : La maison de Martin, Le
chemin bleu, Le pays du rêve, Voyage, Il va
neiger, Mystère, Le grand murmure, Le rêve
du poisson, Le bain de la cantatrice
Le lever du jour : Le chemin bleu, Le rêve
du poisson, Le bain de la cantatrice, Le pays
du rêve, Mystère
L’arrivée d’un bateau : Le pays du rêve, La
maison de Martin
La barque : De l’autre côté du lac
Le cycle de l'eau est tel que l'eau des rivières qui ne s'arrête jamais (Le chemin bleu).
Les marées se succèdent régulièrement et animent les mers168
, le vent amène la pluie, il
souffle, vent et puis air (Le pays du rêve), l'aurore réveille la nature169
avec la rosée du matin
et les rayons de soleil (Le bain de la cantatrice), l'arrivée du bateau annonce Le pays du rêve
pour Éloïse, une nouvelle vie pour Martin, un nouveau périple pour Tante Nadège, Lucie,
Thomas, Toka et Alpha ... Le tournement de la terre accompagne tous ces mouvements régu-
liers ou occasionnels, à l'endroit ou à l'envers, dans un sens et dans l'autre. Si l'eau vient à
manquer, on l'appelle (Cartes postales, Le bain de la cantatrice). Le cycle de l'eau est circu-
laire, infini, perpétuel, comme la rotondité terrestre.
Page 26 :
La terre tourne, tranquillement. Les bébés qui grandissaient
bien au chaud dans le ventre de leur mère sont nés. Ils
claquent les portes, écoutent le vent d’hiver. Ils vont et
viennent de par le monde, attendent la lune la nuit au bord
d’un lac, écoutent la mer, la musique derrière la porte,
l’autobus qui ralentit, le craquement d’une branche, le son
d’une cloche. Pendant ce temps, d’autres bébés grandissent
bien au chaud dans le ventre de leur mère, et la terre tourne
encore.
Claquent les portes : Sept minutes et demie
Le vent d’hiver : Mystère
Vont et viennent de par le monde : Mystère,
Voyage, Le chemin bleu
La lune : Sept minutes et demie
Écoute la pluie tambouriner, la rivière, regarde
la lune briller dans le ciel et dans l’eau : De
l’autre côté du lac
Écoutent la mer : La maison de Martin, Le grand
murmure
Le son d’une cloche : Le pays du rêve, Le rêve
du poisson (le réveil de la terre ?)
Un autre train … : Voyage, Le pays du rêve
Les bébés ont grandi dans l'univers des autres albums, ce sont des enfants ou des
adultes maintenant, ils agissent sur leur monde, ils ont des souvenirs. Avec ou malgré tout ce
qui se passe, la terre tourne toujours aussi « tranquillement ». Rien ne perturbe sa ronde per-
pétuelle. Comme sourde aux bruits, insensible au temps à l’échelle humaine, aux odeurs,
aveugle aux couleurs … elle tourne « tranquillement ». Cette dernière strophe pose le passé,
installe le présent et annonce le futur. Les protagonistes sont actifs, leurs actions sont volon-
168 « C'est le roulis du monde sur l'océan du ciel » Victor Hugo, Œuvres complètes, volume 1, p. 236, Odes, Rêves III, Socié-
té typographique belge, 1837. 169 « C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odo-
rant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. (…) … accompagner le ruisseau, marcher le long des berges, dans le
bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs … » Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit.,
pp. 14 Ŕ 15.
60
taires. Dans les autres albums aussi, les personnages sont acteurs pendant que la terre continue
de tourner :
- je vais aller voir ce qui se passe dans le monde … : Mystère
- allons voir : De l’autre côté du lac
- j'ai voyagé, … je m'installe … : Le chemin bleu
- ils sont partis, … ils vont revenir … : Il va neiger
- on est parti … on est arrivé … : Voyage
Le son de la cloche, dernière vibration170
citée par le narrateur textuel de La terre
tourne symbolise le réveil de la terre, le signal attendu par la nature « toute entière » (Le rêve
du poisson), par le narrateur Ŕ personnage pour réagir (Le pays du rêve). Le son de la cloche
donne l'alerte, le signal du rassemblement171
, le souffle du vent172
qui la fait tinter. Ce sym-
bole est donc très fort de part sa position finale dans La terre tourne et de part sa force dans
ces deux autres albums. Même si la terre tourne toujours tranquillement, la nature peut se
mettre en pause, changer, attendre un signal pour offrir ses mystères. Le temps et l'espace sont
des données qui échappent à tout contrôle humain tout comme ils « sont indissociables dans
l'organisation de l'univers. »173
Pendant que la terre continue de tourner encore, d'autres trains partiront, d'autres gens
voyageront, vivront ici ou ailleurs (La maison de Martin, le bain de la cantatrice), dans l'es-
pace sur une autre planète (Le temps d'une lessive), d'autres … chercheront un endroit où
s'installer pour « être bien » sur terre (Le chemin bleu, De l’autre côté du lac).
Sous Ŕ conclusion
Les mots résonnent entre eux. D’une page à l’autre, du début à la fin et réciproque-
ment, d’un album à l’autre … Ils s’interpellent et se répondent. Par ces jeux d’échos, le lec-
teur chemine et savoure ces tissages langagiers. Par l’intermédiaire de la mémoire lexicale du
lecteur, tel un messager épistolaire, les personnages et les narrateurs communiquent entre eux.
Le lecteur a donc un rôle primordial dans leur construction littéraire. Comme le souhaite ar-
170« Le symbolisme de la cloche est surtout en rapport avec la perception du son. En Inde par exemple, elle symbolise l'ouïe
et ce qu'elle perçoit : le son qui est reflet de la vibration primordiale. En Chine le bruit de la cloche est en rapport avec le
tonnerre et s'associe à celui du tambour. Mais la musique des cloches est musique princière et critère de l'harmonie
universelle. » in http://www.cleomede.com/article-1298506.html 171 « Elle convoque les fidèles autour du prêtre pour recevoir de sa bouche la Bonne parole. La cloche, à la fois maternelle et
spirituelle, relie par ses ondes tout l’espace humanisé au sanctuaire, maison cosmique, lien entre le ciel et la terre. » in
http://www.liturgiecatholique.fr 172 « La cloche apparaît comme symbole bouddhiste et lamaïste, notamment la petite cloche à main … On en voyait égale-
ment pendues aux avant Ŕ toits des temples, les « cloches à vent », car leur son ferait fuir les esprits malfaisants. » Maurice
Louis Tournier, L'imaginaire et la symbolique dans la Chine ancienne, p. 382, éditions L'harmattan, 1991. 173 http://equizen.free.fr/cinqele.html
61
demment Anne Brouillard, ils continuent de vivre en dehors de leur livre support. Grâce au
lecteur, ils peuvent se rencontrer, le lecteur leur donne « une plus longue vie » à travers les
albums. Pour ce faire, le lecteur adapte aussi son rythme de lecture au style du narrateur tex-
tuel. En effet, selon les propos de l’histoire, le narrateur adapte son style d’expression.
2) Les différents types de narrateurs textuels 174
a) Les textes impersonnels
Certains textes, comme La terre tourne sont impersonnels et poétiques. Ils prennent
une valeur de vérité générale, raconté au présent. Pour ceux ci, Anne Brouillard avoue avoir
plus de liberté pour s'exprimer au fil de son inspiration. Au cours de ces textes, le narrateur
textuel raconte tout ce qu'il sait, voit et ressent. Sa parole n'est pas remise en cause par le lec-
teur qui est invité à partager sa prose riche en sonorités et en sensations. La lecture défile
comme des tableaux émouvants tous ses sens. Ainsi, La terre tourne raconte tout ce qui se
passe, pareillement ici et ailleurs, pour tous et chacun, au rythme de la terre qui tourne perpé-
tuellement et invariablement, quoi qu'il arrive.
Que signifie ce 7175
accompagné d'un ½ ? Rien n'est parfait sur terre, la perfection n'est
pas de ce monde ? Ce petit ½ détail rend ce moment, ces minutes uniques et différentes des
autres. Ce sont ces petits détails, ces petites précisions, qui rendent la vie appréciable.
Sept minutes et demie est une ode176
à la pluie, à la ville, à la nuit. Un temps : Sept mi-
nutes et demie, un espace : une ville, que s'y passe-t-il ? Pendant que la terre tourne tranquil-
lement, encore et toujours. La ville est personnifiée, comme La terre tourne, le texte com-
mence et se termine pareillement (anaphore / épiphore) avec une petite variante d'ordre syn-
taxique :
« Mouillée, la ville …
… la ville mouillée » (emphase par une mise en apposition avec une inversion adjec-
tif/nom)
donnant une sonorité féminine au texte. Cette prosodie donne un effet d'insistance sur cet as-
pect de la ville. Cela donne une luminosité particulière à cette ville mouillée. Elle réfléchit les
lumières, elle luit.
174 « Intransigeante par rapport à ses dessins, elle commence à le devenir par rapport à ses textes qui sont, (…) d'une grande
qualité poétique. Elle a confiance en ses mots et elle pense à juste titre que l'on a chacun son vocabulaire pour exprimer les
mêmes choses… » http://esaatcdi.canalblog.com/archives/livre_comme_air/index.html 175 « Associant le nombre quatre, qui symbolise la terre (avec ses quatre points cardinaux) et le nombre trois, qui symbolise le
ciel. sept représente la totalité de l'univers en mouvement. » in
http://gnese.free.fr/Projects/PingouinManchot/PingouinManchot/sept/sept.html 176 « poème musical », définition Le Littré.
62
Comme La terre tourne, ce texte présente beaucoup de répétitions et de rimes. Des al-
litérations en « q » et en « p » par exemple et des assonances en « a » et en « i » majoritaire-
ment. Les phrases sont courtes et certains sujets elliptiques : « claque ses pas entre les
flaques », demandant un effort d'imagination au lecteur. Il doit s'impliquer dans sa lecture. Le
narrateur lui offre une part de création comme dans cette phrase non verbale : « sous la lune,
dans la ville mouillée ». Qui marche sous la lune, en évitant les flaques, dans cette ville
mouillée, la nuit ? Par une phrase interrogative, rédigée affirmativement : « qui chuchote les
secondes qui passent », le lecteur se demande à « quoi » fait référence ce « qui ». Est Ŕ ce la
terre qui tourne ? Une horloge ou un appareil qui décompte le temps qui passe, illlustrant ce
mouvement de la terre ? Cette phrase présente l'inexorabilité du temps qui passe, décompté
par sa plus petite unité, sans aucun temps d'arrêt, les secondes passent les unes après les autres.
Par opposition au titre Sept minutes et demie, qui représente un temps très court, face au
temps cosmogonique. Les choses sont interdépendantes les unes des autres. À l'exemple de :
« la lumière brille et fait briller le toit » / la terre tourne et fait tourner le monde. Le tout petit
entraîne le tout grand et réciproquement, l'immense englobe le minuscule et le groupe l'indi-
viduel.
Au fil de la lecture de ces deux textes, le lecteur partage les sensations ressenties par le
narrateur. Les répétitions, le mouvement, la structure textuelle et poétique (les sonorités) en
font des textes riches de sens et hauts en couleurs. Par ces textes, le narrateur fait vivre des
émotions au lecteur. Le narrateur textuel part d'une chose vue, entendue, vécue …177
pour
exprimer ce moment particulier à la manière d'un haiku178
dans Sept minutes et demie ; à la
manière d'une ronde pour La terre tourne.
b) Les textes à la troisième personne
Voyage : histoire racontée à la troisième personne du singulier, par l'utilisation du
pronom indéfini « on », il prend une valeur descriptive.
Le narrateur est un des personnages et l'histoire est racontée à travers son regard. Ici,
le narrateur part en voyage avec d'autres partenaires. Il voit des paysages, il imagine des dé-
cors, des « choses », des personnages …, il croise d'autres gens … Tout cela se passe en train,
177 « … s'imprégnant de touches, de détails qui deviendront plus tard, grâce au travail de mémoire, des images. Ses idées
naissent, (…) d'un savant mélange de réalités entre aperçues, de bribes de mémoire et d'effluves de rêves et d'imaginaire.
Pour mettre en forme ses idées, elle a besoin de calme. » « L'aspect narratif des albums avec ou sans image relève, aussi,
souvent de l'anecdote. » http://esaatcdi.canalblog.com/archives/livre_comme_air/index.html 178« Il peut faire partager, des émotions, des sensations, des impressions en puisant son essence dans les images de la nature.
(…) de l'ensemble doit se dégager ce que certains appellent un "esprit haïku". Indéfinissable en tant que tel. Il procède de
vécu, de ressenti, de choses impalpables. » in http://haiku.dumatin.fr/definition-haiku.php
63
dans le train, de son départ à son arrivée, à travers la vitre du train, dans la gare, le long de la
voie ferrée … Le mouvement circulaire, le va et vient, les allers retours, les questions existen-
tielles, l'espace dedans / dehors, tout l'univers de cette narration évoque sans conteste celui de
La terre tourne. Ici, le narrateur vit les évènements décrits dans La terre tourne. Il fait les
mêmes constatations. Par l'emploi du pronom personnel indéfini de la troisième personne
« on », le lecteur se sent embarqué dans ce voyage à bord de ce train. Il participe lui aussi au
mouvement du monde.
- Les histoires racontées à la troisième personne « il », « elle », « on », « ils » … avec des
dialogues au discours direct et des pensées intimes.
Reviens sapin
De l’autre côté du lac
Comme des apartés au théâtre, le narrateur se parle à lui-même, il pense à voix haute de façon
à ce que le lecteur l’« entende » tel un spectateur.
La maison de Martin179
Mystère
Reviens sapin180
Ici, le lecteur découvre l'histoire du sapin de noël181
racontée à l'envers : le sapin retourne
décoré dans la forêt. Les personnages, Antoine, ses parents, son chat, les habitants du village
vont vivre un événement extraordinaire la veille de noël. L'histoire se déroule donc dans un
lieu précis, en un temps court et défini. Il se passe quelque chose sur terre, à un moment spéci-
fique, pendant que la terre tourne pareillement à son habitude. La fin est ouverte avec trois
points de suspension. Cependant, pour pleinement savourer le message de respect de l'envi-
ronnement de cet album, le lecteur a besoin des deux narrateurs textuels et imagiers. En effet,
l'ironie182
exprimée par la réplique de la maman : « quelle charmante promenade » a besoin du
179 « … l’opposition horizontalité/verticalité se résout dans la confusion entre l’eau et le ciel, l’un prenant la place de l’autre
dans un univers s’avérant parfaitement réversible. (…) terre et mer finissent par se confondre, (…) la maison devient navire.
Cet échange dynamique entre deux principes (… ciel et eau …) anime les histoires de manière circulaire. » Patrick Joole. 180 « C’était une commande de la ville de Nanterre pour offrir un album aux enfants à noël via la maison d’édition du Sorbier.
Je les ai faits plus vite. On a dû me les demander vers janvier Ŕ février et je les avais terminé l’été ! Puis, ils sont sortis pour
les fêtes de fin d’année. J’avais présenté plusieurs projets : la ville de Nanterre a choisi Reviens sapin mais la maison
d’édition a pris aussi Cartes postales. Dans ce projet retenu pour Nanterre : Reviens Sapin, j’ai fait aussi une version tout
public et l’éditrice en a pris deux avec Cartes postales. Par la suite, pour le Sorbier j’en ai fait deux autres : La maison de
Martin et Promenade au bord de l’eau. » Extrait de l’entretien téléphonique du 15/11/2010. 181« c'est peut-être en Alsace qu'il faut chercher l'origine de l'arbre de Noël. Dans ce pays, les charmes de la poésie ont enve-
loppé tous les actes de la vie publique et privée. Si la tradition rapporte que dès 1521 on décorait avec des branches coupées 3
jours avant Noël, on n'avait pas encore recours au sapin entier. En 1546, la ville de Sélestat en Alsace autorise à couper des
arbres verts pour Noël, au cours de la nuit de la Saint Thomas. Cependant nous trouvons la plus ancienne mention de l'arbre
de Noël comme sapin entier dans une description des usages de la ville de Strasbourg, en 1605 seulement. » in
http://www.france-pittoresque.com/faune/50.htm 182« Raillerie particulière par laquelle on dit le contraire de ce que l'on veut faire entendre. » dictionnaire Le littré
64
narrateur imagier pour être saisie visuellement. La fin suggérée par le narrateur textuel est
illustrée par le narrateur imagier afin que le lecteur voie et comprenne la portée de ce message
écologique.183
Pour que la terre puisse continuer de tourner sans problèmes, les arbres doivent
être respectés dans leur environnement.184
Ainsi, les ombres s'allongent au rythme de la terre
qui tourne. Le chat semble les avertir avec son « miaou », les adultes baissent « les bras » et
« les yeux » tandis qu'un enfant comprend la situation. Dans l'univers d'Anne Brouillard,
chaque élément est important et chacun a sa place. Le tout se retrouve dans chacun et récipro-
quement. L'équilibre vient de l’interdépendance de tous dans le respect de l'indépendance de
chacun. Ici, le départ et l'arrivée de l'histoire se déroule dans le même espace visuel.
De l’autre côté du lac
« C’est une histoire de points de vue. Une fille, sa tante et leurs chats habitent d’un côté du lac. Cet
album est aussi inspiré de la Suède, le même lac que la terre tourne ! C’est sa lumière … Ici, remis
dans un contexte plus réel, un enfant ne va pas habiter seul ! Donc, j’ai mis sa tante et leurs deux
chats … au départ, une histoire d’observation de l’autre côté du lac : quelque chose qu’ils voient
mais qu’ils n’identifient pas … ils partent voir … De l’autre côté, ils voient leur maison et quelque
chose qu’ils n’identifient pas …
J’ai fait un trajet plus long, plus détaillé, car c’est quelque chose d’important dans le cheminement
de l’histoire.
Quelque chose d’autre sur le plan humain de l’autre côté du lac, j’ai mis une « plaine » aire de jeu
avec un toboggan, des balançoires … et un autre enfant qui habite dans une des maisons qu’ils
voient, celle avec une barque jaune et d’ailleurs, cela leur permet de revenir en barque sur le lac
car ils vont sympathiser …
Les chats et les humains parlent aussi, les chats font leurs commentaires mais on ne sait pas réel-
lement s’ils parlent, comme si on ne pouvait pas s’imaginer qu’ils parlent car les humains ne ré-
pondent pas directement au chat. Par exemple au moment de faire les sandwichs : « plus de jam-
bon, pas de cornichons avec le pâté parce que j’aime pas ça … » On ne sait pas s’il le dit réelle-
ment ou pas, ce sont des commentaires drôles. Il est intéressé uniquement par le panier à pique-
nique ! »185
Le narrateur textuel entretien l’ambiguïté.186
Par deux fois, les chats sont intégrés au
discours sans que le lecteur puisse décider si « oui ou non » les chats ont réellement parlé et si
les êtres humains les ont entendus : Page 16 « décident-ils tous ensemble » et page 34
« Oh oui ! Quelle bonne idée ! ». Qui parle ? Le lecteur est libre de son interprétation. Tout au
long de leur balade, les chats demandent à faire une pause mais les êtres humains répondent
autre chose. Les ont Ŕ ils entendus ? Est Ŕ ce une réponse ou une autre réplique sans rapport ?
L’effet est à la fois désorientant et enthousiasmant pour le lecteur qui cherche les indices tex-
183« Écologie : Science qui étudie la dynamique des populations et des peuplements (animaux, végétaux ou microbes) et le
fonctionnement des écosystèmes et des paysages (cycle de matière, flux d'énergie) » in http://www.futura-
sciences.com/fr/definition/t/developpement-durable-2/d/ecologie_133 184 À ce propos, lire par exemple : Irène Frain, La forêt des 29, éditions Michel Lafon, 2011. 185 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010. 186 Doute que le lecteur ne ressent pas quand il « entend » le chat Mystère dire « bonjour » à Kÿt.
65
tuels pour délibérer … décision qui semble impossible mais la lecture prend une tournure de
chasse aux mystères de la langue « de chat » !
« Les points de vue, j’y ai pris énormément de plaisir, je l’ai fait de façon concentré de l’été à no-
vembre 2010. Pendant cette période, dans les dessins, des choses ont bougé mais je n’ai pas pu al-
ler plus loin … ! Je n’ai pas encore le recul, de cet album, mais il s’en dégage de l’énergie car je
l’ai fait dans un temps moins dilué. Je suis très attachée à ces lieux et à ces personnages. » 187
La maison de Martin188
Une maison qui s'envole, comme les sapins, tout est possible sur cette terre qui tourne.
C'est le vent qui est responsable et Martin n'y peut rien. Comme le texte de La terre tourne,
l'incipit et l'excipit de cette histoire sont identiques avec une variante : l'environnement a
changé : la plaine est remplacée par l'océan. La terre est devenue l'eau189
, le cycle de création
est inversé. Martin a changé d'élément de vie mais pas de lieu de vie. Sa maison s'est trans-
formée en bateau. « Martin habite une haute maison rose dans une vaste plaine que le vent
traverse en courant / Martin habite un haut bateau rose sur un vaste océan que le vent traverse
en courant. »
Ici aussi, le narrateur imagier est nécessaire pour comprendre le jeu de mots du narrateur tex-
tuel.
Mystère
Kÿt fait partie de ceux qui vont « voir le monde », ceux qui « vont et viennent de part le
monde » pour voir ce qui s'y passe. Ici aussi, le point de départ et le point d'arrivée est le
même lieu : la maison de Kÿt. Entre les deux, la terre a tourné, une nuit est passée, pendant ce
temps, elle a voyagé. Elle ne suit pas un chemin mais des traces de pas, elle est guidée par …
un chat qui parle. Ici, le chat est son guide, il lui fait découvrir la forêt, la neige, les oiseaux, le
refuge … le monde puis la reconduit et l'accueille chez elle. Il fait bon chez soi, à l'exemple
de « ceux qui restent parce qu'ils sont bien là ». La maison est toujours là, elle attend le retour
de son hôte. Dans Mystère, le lecteur avance au rythme des pas de Kÿt, au rythme de la terre
qui tourne. Afin de répondre sans ambiguïté à la question : « où donc m'emmènent ces pas ? »
que se pose Kÿt, le narrateur imagier est nécessaire. Le lecteur voit en effet le chat Mystère
assis avec deux tasses de thé ou de café attendre le retour de Kÿt. Les deux narrateurs appor-
tent leur complément d'informations. D'ailleurs, Kÿt et Mystère sont deux personnages de La
terre tourne.
187 Extrait de la rencontre avec Anne Brouillard du 07/11/2010 à Toulouse. 188 « Elle s’est vraiment envolée, sa maison … Il ne l’a pas rêvé ! » Extrait de l’entretien téléphonique du 03/12/2010. 189 Comme dans Temps de chien, « la mer tombant du ciel » : Gérard Genette, Figures I, éditions du Seuil, essais, 1966, p. 15.
« … si le reflet se révèle un double, (…) l’envers vaut l’endroit, le monde est réversible. » Ibidem., p. 14.
66
Dans ces quatre albums, nous pouvons dire que le narrateur imagier a un point de vue
omniscient car, il sait par avance jusqu'où il amène le ou les personnages de l'histoire.
- Les histoires racontées à la troisième personne (singulier et pluriel) et échanges oraux ou
écrits : dialogues ou correspondances au discours direct et à la première personne du singulier
« je ».
Le temps d'une lessive190
Le grand murmure
Pour chaque carte, le narrateur est un des personnages de l'album qui se fait scripteur et le
contenu de la carte est rédigé à travers son point de vue de rédacteur.
Cartes postales191
Le temps d'une lessive
Comme une pièce de théâtre, Le temps d'une lessive s'organise autour de dialogues ou « ti-
rades »192
entre cinq personnages, majoritairement entre la grand Ŕ mère et le voisin. « Cet
album est à part » avoue Anne Brouillard, « c'est un délire déclenché par une scène que j'ai vu
dans un lavoir. » Cet album, édité en l'an 2000, corrobore avec « la peur de l'an 2000 et des
extra Ŕ terrestres » car, comme ils le disent « les gens ont peur de tout » mais il faut bien re-
connaître que « nous sommes bien plus dangereux avec notre pollution. » Comme dans l'al-
bum Reviens sapin par exemple, le lecteur retrouve ici un message en faveur du respect de
l'environnement. Ici, la terre est une planète de l'univers, une parmi tant d'autres, « elle tourne
dans l'univers, parmi les étoiles » et les gens sont « tout petits » au sein de ce cosmos
« géant ». Dans cet album encore, pour contrebalancer la dénonciation des dangers d'un désé-
quilibre encouru à cause des activités humaines, l'humour et les propos « loufoques » en appa-
rence désamorcent la gravité par le rire ou le sourire complice. La légèreté des propos n'est
jamais anodine chez Anne Brouillard. Une lecture en profondeur permet d'en saisir la portée
universelle. Qui a dit que l'être humain pensait d'abord à bien manger, où qu'il se trouve ?193
190 « Un album à part des autres ? C’est un livre de martiens celui-là ! Par l’ambiance et la technique. Ce sont des formes
dessinées mises en couleurs. J’ai fait mes crayonnés sur mon cahier de peinture mais à cause du grain et avec beaucoup de
crayon, les feuilles devenaient toute grise, à force de dessiner, d’effacer et de recommencer ! Avec l’encre et l’aquarelle, ça
ternissait fort. J’ai fait le crayonné sur du papier de croquis, le grain du papier est plus fin puis je l’ai passé à la photocopieuse
avec mon aquarelle. L’encre laisse une trame mais ça rigidifie le dessin. Il n’y a que sur la page de garde, j’étais enfin assez à
l’aise pour le faire directement à la plume. Sur l’album, ça a donné ce côté très raide. C’est un délire déclenché par un « la-
voir ». Il s’y passe des tas de choses, et on y passe beaucoup de temps. J’aurais aimé un dessin plus souple, plus à l’aise, faire
le dessin juste en direct. » Extrait de l’entretien du 07/11/2010. 191 « Les illustrations, sont comme un renvoie en vis-à-vis, de gauche à droite. » Extrait de l’entretien téléphonique avec
Anne Brouillard du 31/01/2011. 192« Ce qu'un personnage débite sans être interrompu. » Dictionnaire Le Littré. 193« Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger. » L’Avare (1668), Citations de Jean-Baptiste Poquelin, dit Mo-
lière.
67
Le narrateur imagier apporte une autre dimension au texte. Sans les illustrations, le
lecteur assiste à une conversation « décousue » mais suivant une progression à thème linéaire
malgré tout :
lessive → couleurs → séchage → nuit → lune : « pleine lune »
plantes → jardin → bassin : « peur »
univers → pollution → planètes : « manger »
pâte à crêpes → mari (TV, manège, mousse) : « renversant »
essorage → séchage → humidité → rentre en autobus → papy / crèpes !
Les personnages s'écoutent et se répondent, une idée en amenant une autre et ainsi de
suite. Cependant, les répliques des enfants : « Au revoir petits poissons, disent les enfants. -
Bon retour les habits. » interpellent le lecteur. D'où viennent ces poissons ? Y a t'il un aqua-
rium dans ce lavomatique ? Afin de profiter pleinement de cet album, le narrateur imagier est
nécessaire. Il donne à voir ce qu'imaginent les enfants dans leur tête au fur et à mesure que les
adultes progressent dans leur conversation et selon le linge (couleurs, motifs ou uni) qui
tourne dans les machines à laver. L'imagination des enfants est déclenchée par les propos des
adultes qu'ils entendent alors qu'ils regardent le linge tourner à travers les hublots. Ici, les
deux narrateurs imagiers se retrouvent parallèlement : La terre tourne : page 10 / Le temps
d'une lessive : le hublot de la machine à laver. Où la rotation du tambour de la machine est
comparée au mouvement de la terre qui tourne.
Ici, le livre se retourne pour suivre le mouvement de la lecture comme dans La maison de
Martin par exemple. La terre tourne, tout tourne avec elle, suivant son mouvement, parfois, le
lecteur doit faire de même avec le livre, imitant le mouvement de la terre qui tourne.
Le grand murmure
L'excipit renvoie à l'incipit, l'entrée et la sortie dans l'histoire se réfléchissent comme dans
La terre tourne. Le narrateur présente le cadre extérieur et sous marin afin de mieux mettre en
valeur, par contraste, les bruits sur terre. Ici aussi, comme dans Le temps d'une lessive, l'his-
toire se déroule le temps d'une conversation, téléphonique cette fois Ŕ ci.
Kÿt se demande où vont ses pas ? Martin où est sa maison ? Antoine où sont allés les sa-
pins de noël ? Etc … Ici, les deux interlocuteurs, un enfant et son correspondant, se deman-
dent où vont les mots qu'ils disent, par où passent Ŕ ils ? Comme les chemins, ils ne s'arrêtent
jamais, tout comme la terre dans l'univers, ils circulent librement, comme l'air, ils passent à
travers tous les obstacles.
Que se passe-t-il sur terre, ailleurs, le long des fils téléphoniques, le temps de leur conver-
sation ? C’est le rôle du narrateur imagier, il sait lui, ce qui se passe, où, comment et pour qui
68
… il le montre au lecteur. Comme dans Le temps d’une lessive, il donne à voir l’imagination
des enfants. Ici, il illustre aussi cet intervalle temporel et spatial. Comme dans La terre tourne,
le monde bouge, vit, est animé. Le vent souffle, le train passe … le bruit et le silence vont de
paire « le silence est rempli de voix », tout comme la terre tourne « sans qu’on y pense », les
deux faces d’un même élément sont complémentaires et interdépendants. Comme le « plus »
et le « moins », le « yin » et le « yang », ils s’équilibrent. On apprécie le silence par opposi-
tion au bruit ; le bruit casse le silence.
Cartes postales
La correspondance est écrite ici. C’est un album épistolaire en chaîne, rédigé et expédié
tout autour de la terre. Les deux enfants, Pimpinelle et Marin s’écrivent une carte postale par
oiseaux voyageurs. Pimpinelle194
Saxifrage195
manque d’eau pour ses plantes, Marin196
, lui,
en a trop. Elle lui demande donc son aide qu’il accepte, le « trop » va équilibrer le « pas as-
sez ». Ce sont les oiseaux noirs, corbeaux ou corneilles, qui transportent les cartes postales, le
soleil et la pluie. Les oiseaux font la pluie et le beau temps.197
Les animaux aussi participent à
cet équilibre, tout comme les êtres humains, ils vivent aussi sur terre et chacun est dépendant
de son milieu environnant, le biotope. Ainsi, tout au long de l’album, le lecteur découvre la
série de cartes postales questions Ŕ réponses suivantes :
Pimpinelle écrit à Marin qui lui répond : soit Pimpinelle ↔ Marin
Chien → oiseaux → chats → serpents → canards → écureuils → poissons → chien
Le narrateur « graphique » a un point de vue omniscient. Il sait « à qui écrivent les ca-
nards ». Le narrateur responsable des « pictogrammes » a une vue d’ensemble. Ici, le narra-
teur textuel adapte son graphisme198
selon l’émetteur, le récepteur, l’espace de vie et les be-
soins naturels : « les plantes ont besoin d’eau pour pousser. » Cet album illustre la circulation
du temps qui passe, des saisons, tout autour de la terre, qui tourne dans l’univers. Les sys-
tèmes de communications sont différents mais les propos et les préoccupations sont com-
munes : vivre sur terre en préservant l’équilibre sur cette même terre. Comme dans Mystère,
les traces peuvent être visuelles « traces de pas » ou symboliques « traces sur le papier », les
194 « Nom donné au genre boucage, ombellifères. » dictionnaire Le Littré. 195 « Nom donné à une ombellifère. » Ibidem. 196 « Qui est de mer. » Ibidem. 197 « Cette expression qui date de 1732 fait une possible référence aux dieux mythologiques qui avaient le pouvoir de maîtri-
ser les éléments et, selon leur bon vouloir, de rendre le ciel éclatant ou très menaçant au-dessus des simples mortels. Mais,
croyance évoquée par Voltaire dans "Réflexion pour les sots", on ne peut oublier aussi qu'à Paris, Sainte-Geneviève était
supposée avoir le pouvoir d'interrompre les pluies torrentielles ou les sécheresses les plus graves. » in
http://www.expressio.fr/expressions/faire-la-pluie-et-le-beau-temps.php 198 « L’icône correspond à la classe des signes dont le signifiant entretient une relation d’analogie avec ce qu’il représente,
c'est-à-dire avec son référent. Un dessin figuratif, (…) représentant un arbre ou une maison sont des icones dans la mesure où
ils « ressemblent » à un arbre ou une maison. » Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image, Nathan Université, collec-
tion 128, 1993, p. 27.
69
unes guident les pas sur les chemins sans fin, les autres conduisent les mots entre les êtres
d’un lieu à l’autre. Chacun a besoin des autres, les mots circulent, les traces restent, pendant
que la terre tourne toujours.
- Texte raconté à la troisième et à la première personne.
Le bain de la cantatrice : Une chanson pour un caprice balnéaire.
Premier couplet avec une incise à la première personne du singulier « je » : « je m’en vais
… » avec le point de vue de la cantatrice.
Deuxième couplet descriptif raconté à la troisième personne, elle raconte ce qu’elle déclenche
dans la vallée.199
Troisième couplet : dénouement, la fin de la chanson qui renvoie au premier couplet.
Un autre album pour illustrer combien l’équilibre de la vie sur terre est fragile. Même
si la terre tourne même si on n’y pense pas, le temps passe, change, bouge et peut basculer
même si on l’a oublié. C’est ainsi que, pendant que la terre tourne pareillement, pendant que
la cantatrice chante pour faire tomber la pluie, des gens doivent quitter leur espace de vie en-
glouti sous les eaux. À chacun sa méthode pour avoir de l’eau ! Ici, au moment du bain mati-
nal, le temps qui se réveillait tranquillement s’affole tout à coup, en réaction au chant de la
cantatrice. La pluie se déchaîne, l’eau monte encore et encore, pendant que la terre tourne
lentement, imperturbable, les nuages eux, accélèrent le rythme. Tout comme le vent peut
n’être qu’air, la pluie une brume, les éléments peuvent se déchaîner sur terre, dans le ciel mais,
la terre tourne toujours au même rythme et dans le même sens.
Le texte est musical par sa présentation (sur une portée200
) et par ses sonorités (rimes,
répétitions et onomatopées). Il présente de nombreuses répétitions. Ces insistances permettent
au lecteur de prendre conscience de l’ampleur des dégâts car, « une flaque d’eau est devenue
un océan ». Le comique de la situation est accentué par ces répétitions. L’effet voulu est de
dénoncer tout ce qu’un caprice d’une seule personne peut déclencher comme catastrophe pour
tant d’autres. Ici, le « ridicule ne tue pas ».201
Cette cantatrice et son caprice rappelle la Casta-
fiore202
et les siens. L’une énerve les nuages avec son chant, l’autre brise les vitres avec ses
vocalises et réveille ses comparses. Le narrateur imagier participe aussi de cet humour. En
effet, pendant qu’elle prend son bain dans l’océan, les gens partent sur des bateaux mais, ils
199 « C’est elle qui raconte, toujours elle qui chante. D’ailleurs, c’est cette chanson qui provoque cette pluie. » Extrait de
l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 31/01/2011. 200 « J’ai fait de la musique, je suis capable d’écrire une portée, une partition … malheureusement, je n’ai plus le temps de
pratiquer la musique ou un instrument. » Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 201 Louis Gauthier "Le ridicule ne tue pas, mais il met mal à l'aise." Les grandes légumes célestes vous parlent (1973). 202 Les bijoux de la Castafiore, Hergé, éditions Casterman, 1963.
70
continuent de : regarder la télévision, faire sauter des crêpes, lire le journal … comme si de
rien n’était. Ils n’ont pas l’air affolé du tout. Tout comme le voisin du Temps d’une lessive,
tout ce qui semble importer à ces gens, c’est de bien manger, pouvoir vivre tranquillement
quelque part dans l’univers. Si La terre tourne tranquillement, les habitants de la terre aspirent
au même rythme de vie. Où qu’ils aillent, ils veulent « être bien » car, quoiqu’il arrive, La
terre tourne toujours inexorablement.
c) Les textes à la première personne « je » 203
:
l’histoire est racontée à travers le regard d’un personnage
Il va neiger
Le narrateur est le héros de l’histoire qu’il raconte.
Le pays du rêve204
Le rêve du poisson
Le chemin bleu205
Il va neiger
À la manière de La terre tourne, le texte commence et se termine par une même phrase avec
une variante :
- « Il n’y a plus personne (sous entendu dedans la maison). Si, le chat … »
- « Il n’y a plus personne dehors. Si, les oiseaux … »
« Certains partent, d’autres restent parce qu’ils sont bien là. » Pendant que La terre tourne,
la nature vit, le monde est animé, chacun a son propre rythme, tout doucement, le jour devient
la nuit, les flocons des étoiles206
… imitant le rythme de la terre qui tourne. Le chat est encore
présent, il attend « près de l’écluse », dans la maison, dans le jardin, protecteur réceptif aux
vibrations de la terre, aux ondes émises par le mouvement circulaire de la terre dans l’univers.
203 « … narrations dans lesquelles narrateur et personnage ne sont qu’une seule et même personne. (…) prennent la forme
d’un monologue intérieur, d’une confession ou d’un témoignage. (…) Ce choix narratif provient, … de la tendance … à
privilégier l’identification du lecteur au héros, au moyen d’une écriture intimiste. Il s’agit, pour le narrateur, d’être au plus
près de la parole de l’enfant ou de l’adolescent … mais aussi de mettre en place une stratéfie apte à capter ou à séduire en
limitant la distance énonciative. » Marie Ŕ Hélène Routisseau, Des romans pour la jeunesse ?, Belin, 2008, pp. 95 Ŕ 96. 204 « Certains albums sont associés à une musique, Le pays du rêve est associé à Bobby Mc Ferrin. » Extrait de l’entretien du
07/11/2010. 205 « En tant qu’adulte, il se voit enfant. Je voulais réaliser un album sans ligne du temps. Des époques différentes sont en-
tremêlées. Impossible dans l’écrit mais possible dans l’image. C’est le point de vue de l’adulte qui se voit enfant qui devient
le point de vue de l’enfant. On échange les points de vue. La même personne à deux époques différentes qui se croiseraient.
L’adulte revient et se voit enfant… ce que tu as vécu n’a pas complètement disparu, tu reviens sur les chemins, tu te revois
enfant. » Extrait de l’entretien téléphonique du 31/01/2011. Le lecteur peut aussi penser au roman graphique d’Olivier Ka et
Alfred, Pourquoi j’ai tué Pierre. 206 « Chez Anne Brouillard, (…) les flocons de neige sont devenus des étoiles. Dans ses albums, la lumière vibre et se colore
selon les heures du jour, » et de la nuit, « au fil du temps qui passe. Froide et bleutée quelquefois, orange et chaleureuse, à
d’autres moments. Anne Brouillard excelle à rendre les atmosphères. » Michel Defourny :
http://www.litteraturedejeunesse.cfwb.be
71
Les troncs d’arbres aussi sont immobiles, La terre tourne, Le chemin bleu, tout comme la
maison, ceux qui restent, les arbres ne bougent pas, ils attendent le retour des autres. Comme
la porte, la gare sont des lieux de passages sur terre, les chemins, la voie ferrée sont des lieux
de voyages tout autour de la terre. Le texte s’apparente à une réflexion, une pensée intime du
personnage. Quand « il » ou « elle » se retrouve seul(e), « non », avec le chat pour compa-
gnon, il laisse s’échapper son esprit, il laisse voyager ses divagations, il voit en imagination
les autres qui sont partis, où ils sont et ce qu’ils font pendant que la neige et la nuit tombent.
Les autres sont des enfants qui sont partis faire de la balançoire dehors. Le rythme semble
ralentit, feutré, les répétitions renforcent l’effet de cette cadence calme et ralentie.
Le narrateur imagier montre le paysage, l’espace de vie intérieur, les autres qui sont
partis : un couple, un chien, deux enfants, le chat noir mais, jamais le narrateur textuel. Qui
parle ? Le lecteur doit imaginer d’après les indices textuels et imagiers qui lui sont offerts. Ici
comme ailleurs, il a neigé, la terre tourne et le soir, chacun rentre dans la chaleur des inté-
rieurs car l’hiver, on vit au-dedans comme l’annonce le narrateur du pays du rêve. Au rythme
de la terre qui tourne, les bébés grandissent bien au chaud, dans le ventre de leur mère, nais-
sent et un nouveau cycle recommence. Ainsi, l’intérieur chaud des maisons symboliserait
cette matrice ronde et chaude :
- le ventre maternel pour les bébés
- la terre pour les habitants terrestres
- la maison pour les êtres humains (et les animaux)
Le pays du rêve
La terre tourne dans l’alternance des jours et des nuits. Suivant ce rythme binaire, le narra-
teur vit dans deux mondes, d’un rêve à l’autre, d’une réalité à l’autre. Son rêve est tellement
fort qu’il devient réel. Comme Dorothy207
, elle revoit dans ses rêves les gens, les choses
qu’elle connaît, son environnement mais, différemment. Un autre monde à l’envers, de l’autre
côté du miroir, comme le monde d’Alice208
. « À l’envers de l’eau » comme l’annonce la
chanson d’accueil. Si la terre tournait dans l’autre sens, le monde serait Ŕ il à l’envers ? Sur
terre, l’eau tombe du ciel, le cycle de l’eau accompagne le cycle de la terre qui tourne. Au
pays du rêve, l’eau semble venir d’en bas, de la terre. Comme dans Le rêve du poisson, le
narrateur découvre qu’avant, le globe terrestre était recouvert d’eau, d’ailleurs, on l’appelle
encore « la planète bleue ». Ici, le temps s’écoule en jour et en nuit avec des ellipses plus ou
moins longues car :
207 Le magicien d’Oz. 208 Alice au pays des merveilles.
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- de l’automne → l’hiver approche
- la pluie → devient de la neige
La narration est au passé car le présent est celui de l’adulte qu’Éloïse est devenue.
La ligne de chemin de fer représente le passage d’un pays à l’autre, la porte
l’intermédiaire dedans / dehors et l’entrée de la propriété l’accès d’un monde à l’autre. Au fil
des jours et des nuits, le narrateur textuel raconte sa vie (en police normale), ses rêves (avec
un lettrage en italique), le mouvement de la terre qui tourne. La narration à la première per-
sonne du singulier rend crédible le récit, le narrateur prend le ton de la confidence. Le lecteur
partage ses doutes pour enfin y croire. Mais, était Ŕ ce vrai ? Le narrateur imagier donne à
voir ce pays du rêve, en pleine page et en couleurs. La terre tourne toujours au même rythme
mais, la nuit, les images défilent plus lentement tandis que le jour, les évènements, les actions
se succèdent les uns après les autres sur un rythme plus rapide alors que la terre tourne tou-
jours au même rythme, le jour comme la nuit. La terre est notre monde … en existe-t-il un
autre ? Comme semblent le suggérer la grand-mère et son voisin ?
Le rêve du poisson209
Si Éloïse rêve d’un autre monde et le cherche, Colin bascule dans un autre monde sans s’y
attendre. Pour ces deux narrateurs textuels, l’autre monde, l’autre dimension existe, ils en ont
fait l’expérience. Cependant, si Éloïse doute de son existence, qu’a-t-elle vu au juste ? Colin
n’en doute pas, il subsiste des traces réelles. Ce monde210
parallèle tourne t’il parallèlement à
la terre, dans l’univers ? Le fait que Colin ait vécu cette expérience, puis sa sœur, son retour
bien plus tard sur les lieux, cette maison qui a une âme, tout concourt vers l’idée que sur terre,
tout est vivant. Chaque élément a une âme211
. Comme dans Le chemin bleu, les murs gardent
des traces, des souvenirs, de notre passage sur terre, à l’exemple du carnet de voyage dans
Mystère. Les traces de son mouvement sont matérialisées par l’ombre des arbres qui tournent
et s’allongent au sol. L’eau et le vent sont toujours les éléments nécessaires à la vie sur terre.
Cependant, trop d’humidité dans l’air empêchent la vie terrestre. Les poissons vivent dans les
profondeurs de l’océan (Le grand murmure). Les gens vont et viennent sur terre, comme les
209 « Anne a un univers particulier, une façon de traiter l’image et la narration propre, elle a un esprit particulier, une façon
de regarder les choses qui la rend reconnaissable, qui lui est propre, elle a ce qui s’appelle un « style » en littérature. Dans
cet album, elle a une dimension plus large, il n’est pas facile d’accès, elle bouge les codes, les frontières, il a une atmosphère
angoissante, presque malsain mais elle le traite avec beaucoup de légèreté et d’intelligence. Il y a pas mal de mystère,
l’univers de cet album est étrange, dérangeant, suintant, humide, verdâtre. » Extrait de l’entretien téléphonique avec Frédéric
Lavabre, du 17/11/2010. 210 « Les hommes ont besoin de dire le monde et de le penser. (…) Pour donner forme et sens aux mystères du monde, à son
« inquiétante étrangeté ». Édwige Chirouter, Philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse, op. cit., p. 13. 211 « Le principe immatériel de la vie. » Dictionnaire Le Littré.
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nuages dans le ciel et le vent dans la plaine. Chaque élément a sa place dans l’univers et dans
le cycle de la vie.
Le narrateur imagier dépeint ce monde humide et verdâtre, il donne leur apparence aux
poissons et à l’environnement. Par ces illustrations à la plume et à l’encre, le narrateur imagier
montre au lecteur ce que le narrateur textuel vit et raconte. Il donne à voir l’incroyable, attes-
tant ainsi les dires du narrateur textuel.
Le chemin bleu212
Ce narrateur fait partie des gens qui « veulent aller voir ce qu’il y a derrière le tournant du
chemin ». Il veut faire le tour de la terre. Comme le narrateur de Voyage, il a vu des pays.
Comme le narrateur du Rêve du poisson, il est revenu sur les lieux de son enfance. Comme le
narrateur de Mystère, il rentre chez lui, il est bien « là où il est », maintenant, dans le présent.
La terre elle a continué, continue et va continuer de tourner toujours dans le même sens et au
même rythme, même si le narrateur voyage dans l’autre sens, comme le train ou les mots qui
passent dans les fils. Le chemin bleu213
symbolise ce chemin qui n’en finit pas, sur terre mais
aussi dans le ciel « bleu », sur la mer « bleue », sous l’océan « bleu ». Il illustre aussi le mou-
vement circulaire de la terre, l’ombre tourne autour de l’arbre, comme l’eau des rivières,
l’ombre ne s’arrête jamais, la terre tourne encore et toujours, imperturbablement. Si dans La
terre tourne le bébé est devenu un enfant, dans Le chemin bleu, Le rêve du poisson, Le pays
du rêve, le narrateur enfant est devenu un adulte, il a voyagé, il a grandi, il est revenu. L’arbre,
la maison … restent toujours. La terre, elle, tourne toujours quoi qu’il arrive, quoi qu’il se
passe, que le narrateur voyage longtemps ou pas, grandisse ou reste sur place.
Le narrateur imagier grave le monde imaginaire du narrateur enfant. Mais aussi, le narrateur
imagier joue avec le regard du lecteur. En effet, le texte est elliptique sur toute la période des
« voyages » du narrateur, les illustrations superposent les deux narrateurs enfant et adulte sur
une même image, matérialisant ainsi cette ellipse temporelle entre le départ et le retour du
narrateur dans le même espace, sur le même lieu. Une belle façon d’accélérer le temps et de le
montrer au lecteur en un clin d’œil.
212 « J’ai découvert une mélasse rousse dont je me sers désormais pour chauffer l’ombre bleue portée par les maisons et cer-
tains arbres clairs. (…) L’ombre est insécable. (…) Je me heurte à la texture de l’ombre. La multiplicité des parcelles entrela-
cées, l’enchevêtrement des feuilles si fines, oscillantes, en perpétuel mouvement… » Thomas et le Voyageur, op. cit., p. 160.
168-169. 213 Ce titre et l’image qu’il évoque au lecteur rappelle l’univers du roman de Jean Hansen, Hubert ou le chemin bleu, La
bougie du Sapeur, 1991.
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3) Comment La terre tourne est évoquée à travers les sens ?
a) Le lecteur entend la terre tourner (elle est sonore)
b) Le lecteur voit la terre tourner (elle est en mouvement perpétuel)
c) Le lecteur sent la terre tourner (elle est odorante)
a) Si le mouvement de la terre qui tourne ne fait pas de bruit, la vie sur terre est
bruyante, bruissante, claquante, tintante … brisant le silence de cette terre qui tourne encore et
toujours. Le silence se retrouve au fond des océans, des forêts, de la nuit ; dehors, dans la
neige, sous le soleil. Car, la terre tourne silencieusement, « dans un moment de silence »
comme dans l’agitation des hommes, de la nature ou des animaux. Les bruits peuvent être
doux ou étouffés, secs et nets, quotidiens, rassurants ou inquiétants, inhabituels. Les bruits
interpellent et le silence laisse songeur, parfois, les bruits informent d’évènement que les per-
sonnages ne voient pas. L’univers sonore sur terre se retrouve dans le lexique utilisé et dans
l’arrangement musical des mots. Par une lecture à haute voix, le lecteur peut savourer à
l’oreille la prosodie des histoires. Les textes résonnent entre eux214
et riment, ils s’interpellent
comme une musique autour de son refrain « La terre tourne ».
b) Le jour alterne avec la nuit, l’ombre avec la lumière, la ville avec la vaste plaine …
Le narrateur voit le chemin, l’autre bout de la terre, la ligne d’horizon, des pays sans fin …
Au rythme de la terre qui tourne, le lecteur voyage avec le narrateur, il voit tous ces paysages,
les couleurs de l’aube, du crépuscule, les couleurs des saisons qui passent. Il est possible de
voir le mouvement de la terre qui tourne grâce aux nuages, grâce à leur reflet, grâce aux
ombres qui s’allongent … Même si le déplacement de la terre ne peut pas se voir depuis la
terre, les étoiles, la lune, le soleil, l’observation de ce qui se passe tout autour montre que la
terre tourne inlassablement. Que les images qu’il voit défilent comme dans un train215
, que le
narrateur aille voir le monde, le tournement de la terre est modélisable depuis la terre, visible
depuis l’univers. Il existe et continue invariablement.
c) Le souffle du vent fait ressentir le mouvement de la terre, l’air circule toujours, per-
mettant la vie sur terre. Les odeurs216
accompagnent le rythme quotidien : les aromes du café,
214 Et avec d’autres aussi … Par exemple, « la pluie qui tambourine » sur le toit de la véranda De l’autre côté du lac évoque
au lecteur l’atmosphère de Tove Jansson dans Le livre d’un été. En effet, cette auteure a bercé l’enfance et la jeunesse d’Anne
Brouillard … « c’est encore quelque chose de profond en moi … » 215 « Être nulle part mais y être vraiment (comme les trains). » Thomas et le Voyageur, op. cit., p. 62. 216 « Les odeurs sont importantes, elles évoquent tout ce qu’on a vécu, elles sont comme une enveloppe de souvenirs et de
sécurité. » Tove Jansson, Le livre d’un été, Albin Michel, 1978, p. 111.
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les odeurs de la ville, le parfum de la rosée du matin … Les odeurs permettent aussi de ressen-
tir les saisons : froides en hiver, elles sont chaudes en été. Les odeurs connues et rassurantes
accompagnent ce rythme lent et régulier de la terre qui tourne. Les odeurs inconnues et désa-
gréables annoncent une perturbation dans ce rythme, suscitant un malaise ou un déséquilibre.
Par ces trois sens, le narrateur exprime la régularité, l’ordre naturel et normal de la terre
qui tourne. Quand un des sens détectent quelque chose d’inhabituel, d’étrange, de désagréable,
alors, La terre tourne toujours « même quand on n’y pense pas » mais, le narrateur se re-
trouve en décalage par rapport à ce rythme régulier. Le lecteur s’implique d’autant plus dans
sa lecture qu’il a envie d’aider le narrateur à retrouver ce rythme berçant et rassurant de la
terre tournant.
Correspondances : un art poétique idéaliste217
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
ŕ Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
4) Le mouvement / La rotondité
Tout tourne, tout tourne rond,218
à l’image de La terre tourne autour d’ « un tout petit
monde 219
». Le « o » est rond, le « r » l’arrondi, les mots deviennent « ronds », tout autour de
la terre220
. Car, la terre est ronde et tourne en rond. Les crêpes sont rondes, les roues, les ronds
de fumée, les gouttes d’eau, les points d’eau, la lune, le soleil, la tasse à café, les hublots …
Le chat ronronne, les rimes sonnent … Les gens, les chemins, les trains … tout circule tout
autour de la terre formant une grande ronde.
217 Baudelaire, Les Fleurs du Mal, IV. 218 « Le rond : qui évoque la douceur, le calme, la paix. Sans commencement, ni fin il renvoie au temps. C’est une forme
ludique non agressive. » Les différentes symboliques de la publicité in http://strat-pub-tpe.e-monsite.com 219 David Lodge, Un tout petit monde, éditions Rivages, 1992. 220 Jacques Prévert, En sortant de l’école.
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Ce tournement lent, tranquille et régulier de la planète est permanent. Que le narrateur
parte en voyage ou reste sur place, le lecteur chemine dans l’espace et dans le temps, toujours
selon cette même circulation perpétuelle.
Ce mouvement est aussi oscillatoire car la narration se déroule dans deux espaces :
l’intérieur et l’extérieur. Le narrateur textuel promène le lecteur, au rythme de la terre qui
tourne mais aussi selon un balancement binaire : dedans / dehors, jour / nuit, été / hiver, chaud
/ froid, lumière / ombre, rassurant / inquiétant.
Ce double mouvement, linéaire et circulaire se retrouve dans l’écriture. Les phrases
sont horizontales mais les répétitions amènent une lecture circulaire, « intra » et « inter » Ŕ
textuelle, par des jeux de connivence avec le lecteur. Les textes sont appréciés à travers la
musicalité de la langue, les sonorités, les résonnances qui demandent au lecteur de les lire
avec des allers Ŕ retours afin de savourer leurs effets. La fin d’une phrase, d’un paragraphe,
d’un texte renvoie généralement au début.
Aussi bien textuellement que visuellement ou sonorement, la fin d’une histoire réflé-
chit le commencement dans un mouvement spiralaire infini. Comme un miroir reflète une
image, la dernière page reflète la première et une histoire en rappelle une autre.221
La lecture des albums est donc à la fois linéaire et circulaire, à l’image de la terre qui
est ronde et la plaine plate. Illustrant la terre qui tourne dans l’univers qui est infini.
« Le symbole indien par excellence est le cercle. La nature veut la rondeur des choses. Les corps
des humains et des animaux n'ont pas d'angles. En ce qui concerne les Indiens, le cercle est le
symbole des hommes et des femmes rassemblés autour du feu de camp, parents, amis réunis en
paix pendant que la pipe passe de main en main. Le camp dans lequel chaque tipi avait sa place
forme aussi un cercle. Le tipi est le cercle où l'on s'assoit en cercle. La nation est seulement une
partie de l'univers, en lui-même circulaire et fait de la terre qui est ronde, du soleil qui est rond, des
étoiles qui sont rondes ; et la lune, l'arc-en-ciel, l'horizon sont aussi des cercles insérés dans des
cercles insérés dans des cercles sans commencement ni fin. » Tahca Ushte Parole Amérindienne
« Le vent, dans sa plus grande puissance, tourbillonne. Les oiseaux font leur nid en rond, car leur
religion est la même que la nôtre. Le soleil s'élève et redescend dans un cercle. La lune fait de
même, et ils sont ronds l'un et l'autre. Même les saisons, dans leur changement, forment un grand
cercle et reviennent toujours où elles étaient. La vie d'un homme est un cercle d'enfance à enfance,
et ainsi en est-il de toute chose où le Pouvoir se meut. » Élan Noir, indien sioux oglala222
5) Quels éléments matérialisent la terre qui tourne ?
a) L’air 223
b) L’eau 224
221 « Le trait circulaire (…) ce qui en fait le charme, c’est que l’esprit, qui ne peut éviter de toujours avancer, voit la même
idée, se dresser devant lui pour la deuxième fois, mais comme sa propre partie adverse, et qu’il se voit contrait par leur identi-
té à dénicher entre elles quelque ressemblance. » Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Essai sur la mise en abyme, éditions
du Seuil, Collection poétique, 1977, p. 54. 222 http://cercledevie.e-monsite.com 223 « Le Vent est le facteur climatique du changement, ramenant les masses d'air chaud au printemps, favorisant le mouve-
ment des arbres, des plantes, des vagues, etc. » in http://www.passeportsante.net
77
c) La terre 225
a) Que le vent souffle fort, qu’il soit froid ou chaud ; qu’il soit air, frais ou doux ; qu’il
emporte tout sur son passage, transporte les nuages, apporte la pluie, la neige … il permet de
ressentir le mouvement de la terre qui tourne. Ces déplacements d’air évoquent le déplace-
ment de la terre dans l’univers.
b) Le cycle de l’eau est circulaire, comme le mouvement de la terre. L’eau des rivières
coule toujours, comme la terre tourne toujours. L’eau nourrit la terre, la vie sur terre. À
l’origine, l’eau recouvrait la terre … l’eau et la terre sont inséparables.
c) La planète terre, la matière, est l’élément nourricier et support de toute vie.
Tant que la terre tournera, elle accueillera la vie et les hommes s’en inspireront.
Tant que la terre tournera, elle gardera ses mystères et des hommes partiront à leur découverte.
Tant que la terre tournera, elle voyagera dans l’univers et des hommes voyageront tout autour.
- Le mouvement du bois : les arbres226
, la forêt, ce qui reste, l’ombre227
qui tourne
autour, qui s’allonge, « le chemin bleu ».
- Le métal : le chemin de fer, la voie ferrée, les trains qui circulent dans un sens et
dans l’ombre, le vent qui passe comme un train, ceux qui voyagent.
Sont deux autres éléments qui symbolisent le mouvement de la Terre et l’univers des albums
d’Anne Brouillard.
Les personnages ont conscience du changement des paysages, de l’environnement, du
climat, de l’évolution, de l’étrange … tout comme la terre qui tourne, la vie s’écoule à chaque
224 « Il y a 3,4 milliards d'années, la terre était recouverte d'eau dans sa quasi-totalité. C’est dans cette eau que la vie est appa-
rue. Et les organismes vivants n’ont pas perdu ce lien de maternité avec elle. Car de fait, l’eau est indispensable à leur survie.
Aussi a-t-elle légitimement alimenté la mythologie et revêtu une symbolique extrêmement profonde. » in http://www.bien-
etre.relax-attitude.fr
« L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. (…) L’eau
coule toujours, l’eau tombe toujours … » tout comme la terre tourne toujours. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, p. 13. 225 « Le Mouvement Terre, dans le sens d'humus, de terreau, représente le support, le milieu fécond qui reçoit la chaleur et la
pluie : le Feu et l'Eau. C'est le plan de référence duquel émerge le Bois et dont s'échappe le Feu, où s'enfonce le Métal et à
l'intérieur duquel coule l'Eau. La Terre (…) reçoit et produit. La Terre permet de semer, de faire pousser et de récolter. » in
http://www.passeportsante.net, op. cit. 226 « Des arbres et ce qu’il y a autour : le paysage. La lumière, l’horizon, le vent… le temps qu’il faut pour pousser… » Tho-
mas et le Voyageur, op. cit., p. 90. 227 « Si l’ombre abritait la lumière, la protégeait ? » Ibidem., p. 139.
78
seconde pour tout ce qui existe228
. Les choses de la vie existent par la conscience du narrateur.
La terre tourne et la vie s’écoule perpétuellement.
Sous Ŕ conclusion
Généralement, Anne Brouillard travaille le texte de ses albums après les illustrations.
Pour L’orage, initialement, elle avait prévu un texte qu’elle a finalement éliminé pour faire un
album « imagier Ŕ narratif » exclusivement. Sa sensibilité face au monde s’exprime pleine-
ment et plus librement à travers ses textes en prose poétique. À travers son écriture, le lecteur
voit les images et ressent les émotions de cette auteure toujours en éveil. Les sonorités et le
rythme de ces textes se prêtent tout particulièrement à une lecture oralisée à voix haute. Anne
Brouillard maîtrise aussi les autres types de narration. Elle adapte le style du narrateur textuel
selon les besoins de l’histoire tout comme elle sait adapter le style du narrateur imagier selon
la narration par les images.
B) Quelques résonnances imagières
Un album d’Anne Brouillard est reconnaissable de part l’atmosphère qui s’en dégage.
Elle met ses personnages, son style, son univers visuel229
au service de l’histoire qu’elle ra-
conte. Le narrateur imagier parsème des indices, des attitudes, des couleurs qui en évoquent
d’autres au lecteur. Qu’elle soit auteure Ŕ illustratrice ou illustratrice (« première lectrice »
comme elle dit), Anne Brouillard est unique. C’est pour cela qu’elle est choisie. Le lecteur
s’amuse donc à la reconnaître, la retrouver dans l’univers de la littérature de toutes époques et
de tous horizons. Ses propres techniques230
évoluent, changent « tout n’est pas voulu, tout
n’est pas fait exprès » avoue t’elle, « je ne pourrai plus dessiner ou peindre comme à mes dé-
buts. 231
» Le lecteur a-t-il « remarqué que certains éléments reviennent fréquemment dans ses
œuvres ? 232
». « Ils sont comme autant de fils à tirer 233
». Tout comme l’on parle
228 Concept holistique que l'homme fait partie de la nature et de l’univers. « Nos énoncés sur le monde extérieur sont jugés
par le tribunal de l’expérience sensible, non pas individuellement, mais seulement collectivement. » Dictionnaire des con-
cepts philosophiques, sous la direction de Michel Blay, Larousse, CNRS éditions, 2007, p. 373. 229 « Mes livres ne sont pas construits à partir d’idées abstraites, mais d’impressions visuelles. Les « histoires » partent
d’une image, d’une succession d’images, parfois d’émotions ou de sensations, que j’essaie de concrétiser dans l’espace de
l’album. Que ces livres soient destinés à des enfants m’oblige à travailler la lisibilité, dans la narration comme dans
l’illustration. » Anne Brouillard in http://www.litteraturedejeunesse.cfwb.be 230 « Chez Anne Brouillard l’histoire racontée et la technique utilisée sont intimement liées. En fait, tout projet qu’elle con-
çoit dans sa tête comprend à la fois une émotion qu’elle a envie d’exprimer, mais aussi un moyen de l’exprimer. » Citrouille
n° 28, p. 28. 231 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 15/11/2010. 232 Citrouille n° 28, p. 28. 233 Sophie Van der Linden, op. cit.
79
d’intratexte234
, il s’agit ici d’intra iconicité. Dès son enfance, elle avoue avoir ce style en
boucle.235
C’est donc tout naturellement que ses albums se lisent avec ce rythme circulaire,
comme La terre tourne, sur elle-même et dans l’univers, autour du soleil. Tant individuelle-
ment que globalement, les uns avec les autres, ils s’interrogent, se répondent, font écho par les
illustrations (comme ils résonnent par les textes, partie A). Comment ses personnages, tant
humains qu’animaux, ses objets, son environnement se retrouvent Ŕ ils dans ses œuvres et
quels effets donnent Ŕ ils sur le lecteur ? Dans l’espace et dans le temps, au fil des œuvres
d’Anne Brouillard, pour se croiser à partir ou dans La terre tourne pour ensuite tous se re-
trouver dans « l’album de ma vie », œuvre sur laquelle elle travaille « en secret » en ce mo-
ment et depuis quelques années déjà … dans un carnet qu’elle garde toujours sur elle où ils
sont tous réunis et où « animaux et humains sont encore plus égaux dans leurs attitudes et
leurs comportements. Ils parlent tous et ils ont même la même taille.236
»
1) Les personnages : les animaux sont les égaux des êtres humains
a) Les animaux
- Le chat
À l’échelle universelle, il a fallu des millions d’années pour voir l’évolution dans le
temps et dans l’espace du chat sauvage au chat domestique et du loup au chien …Il a fallu
vingt ans de carrière d’artiste à Anne Brouillard pour suivre et dépasser cette évolution.237
Un chat238
ou des chats : du chat, animal sauvage au chat domestique puis humanisé 239
Le premier félin, le proailurus, vivait il y a plus de 30 millions d'années avant notre ère en Eura-
sie. Selon des découvertes d'ossements sur le site chypriote de Shillourokambos en 2001, le chat
aurait été domestiqué depuis près de 7000 ans avant J-C. Aujourd'hui, on compte plus de chats
que de chiens dans les foyers français, c'est-à-dire plus de 9 millions de petits félins. Le chat a
longtemps été sacralisé : les Égyptiens l'ont divinisé sous les traits de la déesse protectrice Bastet.
(…) Il a été adoré à Rome comme au Japon, et n'a cessé de passionner l'imaginaire populaire.
(…) Souvent utilisé pour ses talents de chasseur afin de protéger les récoltes des petits rongeurs, il
a cependant souffert de nombreuses superstitions, surtout au Moyen - Âge. C'est au XVIIIe siècle,
dans les salons anglais, qu'il devient un véritable animal de compagnie, incarnant grâce et indé-
pendance. Ami fidèle des écrivains, héros de cinéma, de nombreux chats célèbres, réels ou fictifs,
incarnent cette personnalité intelligente, froide et mystérieuse, souvent avec humour240
.
234 Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école, p. 42 : « L’intratexte, c'est-à-dire toutes les histoires indéfiniment redites
de l’auteur qui courent comme autant d’autocitations dans l’histoire qu’il raconte. » 235 Extrait de l’entretien à Toulouse le 7 novembre 2010 avec « album château » 236 Ibidem. 237 « Ce qui change la représentation du monde ne tient pas aux techniques mais au regard. » Thomas et le Voyageur, op. cit.,
p. 154. 238 Avec son premier album édité, Anne Brouillard nous présente son animal domestique « préféré » mais, précise-t-elle,
« dans un premier temps, j’avais refusé le projet d’illustration de l’œuvre écrite par Thierry Lenain car je ne voulais pas avoir
l’étiquette « Madame chat » ! » Pourtant, son dernier travail d’illustratrice pour un auteur est pourtant « encore » avec des
chats ! « Mais là, c’est de la vraie littérature, cela ne se refuse pas. » 239 « Donner le caractère humain. » Dictionnaire Le Littré. (Les sentiments, le langage, etc.) 240 http://www.linternaute.com/femmes/famille/animaux/dossier/animaux-domestiques/chat/chat-histoire.shtml
80
Dans La terre tourne, deux personnages sont des chats mais, ils ont chacun des carac-
téristiques tellement différentes qu’ils pourraient parfois être deux animaux distincts. L’un est
noir, couleur la plus sombre, l’autre est jaune, couleur de lumière mais, c’est surtout dans
leurs attitudes qu’ils sont individualisés. Le chat noir reste très félin, il a une pose de panthère
noire. Le chat jaune est anthropomorphique, il se tient assis et debout comme un être humain.
Il accueille, serre la patte … il ne lui manque plus que la parole ! Miracle littéraire241
qui se
réalisera dans Mystère. Album doublement résonnant avec La terre tourne car, le chat Mys-
tère est accompagné de Kÿt, la dame en bleu, sa partenaire242
. De personnages dans La terre
tourne, ils deviennent protagonistes243
dans Mystère où ils ont même un prénom, ils sont indi-
vidualisés. Mais aussi dans De l’autre côté du lac, où les chats, un blanc et un rayé,
s’expriment avec des paroles humaines mais, sont Ŕ ils entendus par les humains ? Le lecteur
n’a pas de réponse assurée. Le doute subsiste. Les humains dialoguent, les chats aussi mais
entre eux, le narrateur textuel entretient la confusion. Cet album est aussi doublement réson-
nant car, le cadre environnemental est le même que celui de La terre tourne : le lac Teåkers-
jön en Suède. Au travers des albums d’Anne Brouillard, le lecteur peut retracer l’évolution du
félin : du chat « naturel », sauvage, au chat domestique244
puis humanisé.
Qui a dit que croiser un chat noir portait malheur 245
? « Au Moyen - Âge : le chat noir
était associé aux sorcières et persécuté »246
Chez Anne Brouillard, on en rencontre beaucoup
et ils ne sont jamais néfastes, bien au contraire, ils trouvent leur place, tout naturellement
parmi les êtres humains. Dans La terre tourne, il peut avoir cette attitude féline, allongé de
tout son long, comme perché sur une branche, nonchalamment mais prêt à bondir sur une
proie vue en contre bas, tels Les trois chats, noir et blanc dans son premier album édité. Tout
comme il peut avoir une attitude de bipède, assis dans le train ou debout dans l’eau à ramasser
des coquillages. Ce chat noir là est polyvalent, il évolue et s’adapte à chaque situation.
Le chat noir de Il va neiger est un « vrai » chat de maison avec de grands yeux verts.
Par ses attitudes et sa taille, chaque lecteur peut y reconnaître un chat noir vu ou connu. Dans
l’album Le pays du rêve, le reconnaître n’est pas tout de suite évident car il est représenté tan-
241 Avec Gaspard chez Claude Roy, Le chat qui parlait malgré lui, Gallimard, 1997, par exemple. « J’aime bien cette idée
d’héritage littéraire ! » avoue Anne Brouillard. 242 « L'amitié harmonieuse entre le chat et l'homme remonte jusqu’à l'an 3000 avant J.-C., dans l'Égypte ancienne. » in
http://www.purina.fr 243 « Celui qui joue dans une pièce le principal rôle. » Dictionnaire Le Littré. 244 « Le chat est aujourd'hui l'animal de compagnie préféré des Français, mais étonne toujours par son côté mystérieux. » in
http://www.linternaute.com 245 Michel Pastoureau, Les croyances populaires. 246 http://www.linternaute.com
81
tôt en couleurs, tantôt dans les vignettes en noir et blanc, selon les besoins de la narration. Par
contre, le lecteur apprend son nom, Gaspard. Car, en réalité, il s’agit bien du même chat noir.
Il va neiger p. 11 L’orage p. 27 Le pays du rêve p. 16
C’est l’album L’orage qui permet de faire ce lien car la maison d’habitation est la
même. Le lieu (la même forêt suédoise que dans Mystère) dans lequel se déroule l’histoire de
Il va neiger est peut être la maison de vacances d’hiver, ce qui expliquerait la présence de
Gaspard. Mystère et Gaspard pourraient peut être s’y croiser ? Anne Brouillard aime cette
idée que ses personnages ne meurent pas, qu’ils aient une plus longue vie à travers les pages
de ses albums.
Quand un autre narrateur textuel fait appel à un chat noir pour sauver Julie247
, le même
narrateur imagier fait tout naturellement appel à Gaspard, car « il en sait plus que tout le
monde ».248
Il adopte alors la même attitude qui rappelle fortement La terre tourne. Le lecteur
« imagier » le retrouve à nouveau avec plaisir dans le rôle du « philosophe » des toits sous la
plume d’Émile Zola249
et le pinceau d’Anne Brouillard.
Julie capable p. 16 La terre tourne p. 21 Le paradis des chats p. 22
Le lecteur retrouve cette même alternance ludique avec le chat jaune.
Dans La terre tourne, il est représenté debout ou assis, ce n’est plus un quadrupède !
Son nez droit « à la grecque » évoque davantage un nez humain qu’un museau de chat. En
contre partie, ses grandes moustaches et ses oreilles en pointe, la forme de ses grands yeux
verts et de ses pupilles sont bien félines. Autant de caractéristiques qui permettent au lecteur
de le reconnaître sous le pseudonyme de Mystère dans l’album éponyme, en compagnie de
Kÿt, la jeune fille blonde habillée en bleu et rouge, qui l’accompagne dans La terre tourne
aussi. Ce chat jaune a une taille presque humaine, des comportements anthropomorphiques et
il est même humanisé : il parle. Il est l’égal de l’homme maintenant …
247 Julie Capable, Thierry Lenain, Anne Brouillard, éditions Grasset Jeunesse, 2005. 248 Le pays du rêve, p. 21. 249 Le paradis des chats et autres contes à Ninon, Émile Zola, Anne Brouillard, éditions Hugo et compagnie, Paris, 2009.
82
La terre tourne p. 17 Mystère p. 21
L’autre chat jaune, dans L’orage, Reviens sapin, Le grand murmure est un chat de
maison et de fauteuil. Il partage un bout d’aventure avec Gaspard dans L’orage. Que ce soit
avec Antoine et sa famille ou Paul et la sienne, c’est un chat qui aime les caresses et les câlins
et qui fait « miaou » quand on lui parle !
Un autre couple félin se trouve De l’autre côté du lac. Toka, le chat foncé est tigré, il
ressemble à un chat de gouttière tabby, la robe typique du chat sauvage, ayant la faculté de
parler et de penser il a un comportement anthropomorphique. C’est un chat gourmand et cu-
rieux. Son compagnon, Alpha le chat blanc est gourmet et délicat. Il aime l’aventure mais
préfère le confort du panier ! Il est lui aussi doué de parole et de réflexion. Tous les deux ac-
compagnent les êtres humains tout au long de l’album, ils vivent vraiment ensemble, de la
même manière, ou presque (les chats lapent du lait dans un bol tandis que les humains boivent
au verre et mangent des sandwiches), font des commentaires, se baladent, font de la balan-
çoire … et en plus, ils sont amis avec les souris !
De l’autre côté du lac p. 29 De l’autre côté du lac p. 31
Le chat est aussi un animal qui aime se prélasser comme le lecteur peut en croiser un
dans La maison de Martin. « Le chat de Chester 250
» serait Ŕ il en vacances dans la « vaste
plaine que le vent traverse en courant » ? Sous les traits de ce gros chat jaune à rayures mar-
rons qui fait la sieste dans un hamac.
La maison de Martin p. 19 Alice au pays des merveilles p. 29
250 Lewis Carroll, « Alice au pays des merveilles » in The Complete Works, Collector’s Library Editions, London, 2005.
83
Il peut aussi être un chat de diva, un chat de confort et délicat. Dans le cadre de cette
vie prestigieuse, la couleur grise lui sied mieux. Un chat gris souris251
est-il forcément un chat
de grande race ? Qu’un chat de luxe porte fièrement un pelage aux couleurs de son repas pré-
féré … quelle raillerie252
!
Le chat peut donc être le héros de l’album (Trois chats par exemple), en couple avec
un humain (La terre tourne, Mystère par exemple) ou avec un autre chat (L’orage par
exemple) comme plus discret mais toujours révélateur d’un lieu ou d’une présence « mysté-
rieuse » ou « évocatrice ». Dans Voyage, page 21, est Ŕ ce Gaspard, assis sur le muret, évo-
quant Le pays du rêve (la propriété Everud Syapel) au voyageur qui passe en train, sur la voie
ferrée qui longe le mur de la propriété ? Le spectateur continue son exploration imagière.
Dans l’univers imagier d’Anne Brouillard, le rôle du lecteur est tellement important qu’il de-
vient « spect’acteur 253
». Les chapiteaux des piliers du portail d’entrée évoquent ceux de Re-
viens sapin, tandis que les arbres en arrière plan rappellent ceux de Mystère et de La terre
tourne. Le narrateur imagier prend plaisir à promener son lecteur au gré de ses fantaisies illus-
tratives. Ainsi, le lecteur voyage sur les traces du chat, tel un guide. Cela rappelle un célèbre
chat … botté.
Voyage
p. 21
Le pays du rêve
p. 9
Reviens sapin
p. 6
Mystère
p. 16
La terre tourne
p. 27
Dans La famille foulque, la présence du chat blanc, discrètement posé en arrière plan,
permet au lecteur de situer sans ambiguïté le lieu précis où se croisent le papa et le pêcheur
car, le chat blanc est toujours devant le même portail en bois blanc, devenant un repère ima-
gier fixe et stable. Cet album présente d’ailleurs les trois chats des trois couleurs : blanc, jaune
et noir. Ce sont de « vrais » chats de compagnie qui savent vivre en harmonie avec les êtres
humains mais aussi avec les chiens et les oiseaux. Ce qui explique peut être comment les oi-
seaux en arrivent à écrire une carte postale aux chats dans Cartes postales. Chez Anne Brouil-
lard, même les chats et les oiseaux sont amis. Qu’ils soient « chats de gouttière », chat de
« maison », chat de « compagnie », chat de « café » … Dans ce monde imaginé par Anne
251 « Originaire de France, le Chartreux, est l'une des plus anciennes races de chat au monde. En réalité, son pelage est gris
bleuté. » in http://www.linternaute.com 252 « Tourner en ridicule » ; « Ne pas parler sérieusement » : dictionnaire Le Littré. 253 Mot valise crée en associant ces deux mots d’origine latine : spectator « celui qui a l'habitude de regarder, d'observer;
spectateur au théâtre » et actor « celui qui agit ».
84
Brouillard, ses expériences déçue dans Petites histoires « vert de peur » et dans Trois chats
lui ont peut être servi de leçon ? Il fait donc partie de cette harmonie pacifique maintenant.
Quelle autre illustratrice qu’Anne Brouillard aurait pu illustrer Le paradis des chats avec au-
tant de sensibilité et d’émotion ? Alors que dans Trois chats, la narratrice imagière avait utili-
sé les deux couleurs noir et blanc pour un même chat, ici, elle a utilisé ces deux mêmes cou-
leurs mais séparément : un chat blanc et un chat noir. Le blanc pour le « chat d’Angora », chat
de confort dont la fourrure craint les salissures ; le noir pour le « vieux matou » des toits dont
le poil est à toute épreuve et ne craint ni les coups ni la saleté.
Trois chats Première de couverture Le paradis des chats p. 14
- Le chien
Du loup au chien254
domestique puis au chien anthropomorphe255
« Les premiers membres de la lignée des Canis émergea il y a 1,7 million d’années. La domestica-
tion semble dater du paléolithique supérieur, soit entre 17 000 et 14 000 ans. Mais la relation
entre homme et canidé est beaucoup plus ancienne. En effet, des restes de loups vieux de 400 000
ans ont été retrouvés en association d’hominidés. L’aïeul du chien accompagnait l’homme dans
ses chasses, donnait l’alerte en cas de danger et assurait sa protection ainsi que celle de ses trou-
peaux. Bien avant la domestication du cheval et du renne, le chien servait également à tirer les
travois lors des migrations. Les chasseurs - cueilleurs possédaient des points communs avec les
loups. Hormis l’aspect social de leur mode de vie, ils partageaient les mêmes proies. Les tradi-
tions affirment que les Indiens ont appris (…) comment chasser en étudiant le loup. (…) il n’est
pas étonnant que le premier animal à avoir été domestiqué par ces hommes, fût le chien.256
On ne
sait pas exactement si le loup s`est approché de l`homme ou vice versa. Tous les deux profitaient
de la situation qui s`était produite ainsi : le loup était employé par l`homme pour la chasse, pour
tenir les troupeaux ensemble et pour avertir l`homme de ses ennemis. À son tour, l`homme prenait
soin que le loup eût toujours assez à manger. Le loup est un animal très social. Comme l`homme,
il vit en groupes (nommés "hardes") avec une hiérarchie sociale, dans laquelle certains loups as-
sument la direction. Cela rend l`animal propre à être tenu et attrayant comme animal de compa-
gnie, dans quelle relation le loup considérait l`homme comme son chef. On se mit à poser d`autres
conditions à la conduite et à l`extérieur du loup. Au Moyen Âge l`homme commençait à considérer
le chien comme une sorte de symbole de prestige. Le chien lui prêtait une certaine distinc-
tion.257
L'amitié du chien et de l'homme ne cessera d'être célébrée dans la littérature. Le chien ac-
compagne l’homme dans les différentes étapes de sa vie et dans ses activités : il est donc normal
qu’il soit très présent dans la littérature au fil des siècles. Le chien y est souvent le symbole d’une
fidélité à toute épreuve ».258
254 « Dans la rue, les chiens me sourient … » Anne Brouillard, le 6 novembre 2010, à Toulouse. 255 Tendance à attribuer aux animaux des sentiments humains. Dictionnaire de la langue française :
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr 256 http://www.futura-sciences.com/fr 257 http://www.animalfreedom.org 258 Le chien dans la littérature. In http://www.lamaisonduchien.net
85
Le chien noir, celui qui attend le retour de son maître, est le compagnon idéal pour les
personnages humains d’Anne Brouillard259
. La coutume dit que « le chat est attaché à une
maison » alors que « le chien est attaché à un maître ». D’ailleurs, c’est lui qui attend le lec-
teur « fidèle » et les personnages de l’histoire au premier plan de la première belle page de La
terre tourne. Dans La terre tourne et les autres albums, Kiliok, car tel est son nom, est « un
chien de salon, un chien inventé, il n’existe pas en vrai ! » avoue Anne Brouillard avec un
sourire complice. Cependant, à y regarder de plus près, il rappelle quelqu’un qu’elle a bien
connu dans son enfance. En effet, sa mère lui racontait les histoires des Moumines260
et « je
me rappelle quand j’avais neuf ans, je redessinais des Moumines tout le temps. Il peut res-
sembler effectivement, peut être au niveau du nez, et même dans ses attitudes, ce n’est pas
conscient. Kiliok comme Moumine, a suivi une évolution. Il n’est pas tout le temps exacte-
ment pareil. En tout cas, il a le côté tendre de Moumine. Il a un quelque chose qui m’a marqué
de Moumine. Même s’il est grognon, au fond, c’est un tendre Kiliok ! »261
Même si son gra-
phisme change, le lecteur le retrouve et le reconnaît dans ses albums. Comme le premier al-
bum édité d’Anne Brouillard présente « le chat », son deuxième album Petites histoires pré-
sente le chien noir. Ils sont les héros fidèles, tels des guides pour le lecteur.262
À l’échelle bi-
bliographique, le lecteur est sensible à son évolution tant graphique que comportementale. En
effet, dans Petites histoires ce n’est pas un chien noir mais six chiens noirs qui sont les héros
de « Temps de chien ». Héros éponyme malgré lui car cette expression n’a pas une connota-
tion favorable pour lui. Heureusement, les albums suivants lui donneront ses lettres de no-
blesse en lui offrant un nom et un statut anthropomorphique. Dans un premier temps, par sa
présence « multipliée » le lecteur est amené à se poser la question : lequel est le futur Kiliok ?
Qui va devenir le compagnon du « personnage en rouge 263
» ? Une lecture imagière, plus pré-
cise va amener le lecteur dans une nouvelle lecture transversale. Dans « Temps de chien » tous
les six sont debout, tels des bipèdes, tenant un parapluie rouge avec leurs pattes antérieures
(devenues des bras). Ils sont donc tous capables de faire un gâteau (comme dans La terre
tourne) ou d’écrire (comme dans Cartes postales). Cependant, si le lecteur observe bien leur
faciès pages 24 Ŕ 25, ils sont tous différents :
259 « Les chiens me parlent, me sourient dans la rue mais je n’en voudrais pas chez moi. » Extrait de l’entretien avec Anne
Brouillard à Toulouse le 07/11/2010.
« Toujours ce duo animal / être humain comme personnages principaux. Celui qu’on retrouve chez les trois grandes dames de
l’album muet, … Anne Brouillard … qui mettent en image cette communication qui ne peut passer par la verbalisation. »
Patrick Borione, Hors cadre[s] n° 3, p.26. 260 Rencontre avec Anne Brouillard, Nicole Nachtergarle, Alice, N° 2, Printemps 1996, p. 58. 261 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 31/01/2011. 262 À l’image de Tintin pour Milou. 263 « Le futur magicien rouge dans « l’album de ma vie » » Extrait de l’entretien à Toulouse du 07/11/2010.
86
Tout frisé, il
paraît bien fati-
gué et trop
vieux.
Avec son air
coquin mais
tendre à la fois
quand il regarde
son aîné. Ce
serait peut être
bien lui ?
Celui-ci semble
bien être le loup
du Sourire du
loup. Que mi-
jote-t-il avec son
sourire en coin ?
Il a le museau
trop fin et trop
pointu et ses
pattes posté-
rieures ont en-
core une posture
« canine ».
Il a l’air trop
« balourd ». On
dirait la maman
du petit dernier.
Tout petit, il est
encore trop
jeune.
Le narrateur imagier joue avec l’imagination du lecteur. En fait, ce qui permet de re-
connaître le chien noir, dont le lecteur apprendra le nom dans Le grand murmure, c’est son
attitude. De plus, il est toujours accompagné ou bien il accompagne toujours un ou des êtres
humains. Ce n’est pas un chien errant ni un chien solitaire. Il aime, attend et recherche la
compagnie des hommes, sentiment qui est réciproque.
La terre tourne
Il fait les mêmes gestes que son
maître. Ils vont et regardent dans
la même direction.
Voyage
Patient et fidèle, il attend « le
retour » de son maître.
Il va neiger
Ils regardent dans la même direc-
tion.
Cartes postales
Ils font les mêmes gestes.
La maison de Martin
La truffe au vent, il regarde Mar-
tin. Il reste à attendre le courrier
de Pimpinelle (Cartes postales) et
Martin arrive sur la plage de
Promenade au bord de l’eau.
Promenade au bord de
l’eau
Il adapte son comportement à
celui de son maître et à
l’environnement.
87
Le grand murmure
Il devance ses maîtres, les guide
et les protège. Il attend et protège
assis Véronique de La terre
tourne.
Le bain de la cantatrice
Compagnon de jeu, il accom-
pagne son jeune maître.
À quatre pattes, assis, sur deux pattes anthropomorphisé … Kiliok, le chien noir est
l’ami idéal dans toutes les situations. D’un album à l’autre, il est le compagnon de tous les
personnages humains. Ainsi, le lecteur s’amuse à le chercher et à le reconnaître au gré des
histoires. Il n’a pas la parole, lui, contrairement au chat Mystère, mais il comprend son maître
instinctivement. Par contre, avec ses deux « mains » il sait cuisiner ou écrire. Du loup solitaire
du premier album, il est devenu le partenaire indispensable à l’homme. Étant le chien « mo-
dèle », les personnages se le « prêtent » d’album en album, serait Ŕ il irremplaçable ?
Il fait même l’ouverture de Promenade au bord de l’eau, sur la page de titre264
, inci-
tant le lecteur à le suivre à l’intérieur du livre. Est Ŕ ce lui, qui, dans Voyage, assis page 35,
annonce aux voyageurs dans le train qu’ils vont croiser les personnages de La terre tourne à
la fête foraine (page 37) ? Il guide donc lui aussi d’un album à l’autre.
Assis, il a cette attitude tranquille et révérencieuse du compagnon qui attend son par-
tenaire. Il observe, il surveille, il protège, sa forme arrondie incline à la douceur. « C’est un
chien de confort, il aime son fauteuil » prévient Anne Brouillard. Son corps en aurait Ŕ il pris
la forme ? Telle une figure emblématique de l’univers d’Anne Brouillard, il se rencontre au fil
des albums. Cette attitude lui permet de pouvoir s’assoir sur une chaise et, comme un être
humain, de pouvoir utiliser ses pattes antérieures comme des bras prolongés par des mains.
C’est un chien dont la physionomie est adaptée aux postures humaines. S’il est nommé dans
Le grand murmure, c’est dans La terre tourne et Cartes postales qu’il est le plus proche d’un
comportement humain :
- Il cuisine, lit le journal, porte les affaires (valise …) dans La terre tourne
- Il boit au verre, écrit avec un crayon, lit et déballe un paquet dans Cartes
postales
À quatre pattes, le lecteur le retrouve parti en vacances avec le chat Gaspard dans Il va
neiger. Fidèle à ses maîtres, il les accompagne en balade tandis que Gaspard attend bien au
chaud, à l’intérieur de la maison.265
Dans Promenade au bord de l’eau, c’est son flair et sa
264 Cette image détourée sur le fond blanc de la page ressemble à un « logo » ou un « label » de marque. 265 « Les chats n’aiment pas l’eau ! Il a peur de se mouiller les pattes dans la neige comme alpha dans l’eau de la rivière ! »
88
compagnie qui guident les personnages et le lecteur sur les traces de la boîte rouge. Quand
Martin passe devant sa boîte aux lettres, il ne l’accompagne pas, il choisit de rester fidèle à sa
maîtresse Pimpinelle. D’ailleurs, il y a peut être trop de vent pour que son flair soit efficace à
aider Martin dans sa quête ? Chien sage et patient, il sait être joueur quand ses maîtres sont
jeunes. Ainsi, sa course « bondissante » se reconnaît dans Promenade au bord de l’eau et Le
bain de la cantatrice.
Ainsi, d’une vie solitaire en tant que loup « sauvage », Kiliok est devenu un chien par-
tenaire, fidèle compagnon de l’homme, au point de prendre ses attitudes et ses habitudes. Que
le cadre de la page soit carré ou rectangulaire, petit ou grand, Kiliok trouve toujours sa place
et s’adapte aux exigences du format et de ses partenaires. Il ne parle pas encore, mais, ce sera
chose faite avec « le livre de ma vie » confie Anne Brouillard. Il ne lui manque plus que la
parole pour devenir un être humain à poil noir ! Mis à part Kiliok, le chien au museau arrondi,
le lecteur rencontre d’autres chiens dans les albums d’Anne Brouillard. En effet, ils accompa-
gnent toujours les êtres humains dans leurs activités et leurs balades. Ainsi, au fil des albums,
s’ils peuvent changer de maître, ils restent toujours le fidèle compagnon affectueux.266
Le chien clair :
Le temps d’une lessive
Ces deux chiens là sont très
copains et complices. Le
jaune appartient à la grand-
mère, le blanc au voisin.
Le voyageur et les oiseaux
Ils se retrouvent dans
l’histoire de la gare mais ne
se croisent pas.
Le grand murmure
Ici, le chien jaune partage sa
maîtresse avec un chien noir
en bonne harmonie.
Le vélo de Valentine
Dans la ribambelle d’amis à
s’inviter sur le vélo de Va-
lentine, il amène le gâteau.
La famille foulque
Patient, il attend que sa maî-
tresse ait fini sa lecture pour
continuer la balade.
Sept minutes et demie
Ce chien jaune ressemble
beaucoup à Kiliok à tel point
qu’il s’agit peut Ŕ être de son
frère ? Il vit d’ailleurs avec
un écrivain …
266 Dans l’univers d’Anne Brouillard, le chien vit avec l’être humain. Sa fidélité ne va pas jusqu’à la tragédie comme ce fut le
cas pour Hachiko qui en est mort, après avoir attendu son maître pendant presque 10 années, alors que ce dernier était décédé.
http://www.kanpai.fr/tag/hachiko
89
Comme les chats de La terre tourne vont par paire : le chat jaune et le chat noir, peut
être en est Ŕ il de même pour Kiliok. On aurait donc un Kiliok noir et un Kiliok jaune. Mis à
part le chien jaune « sosie » de Kiliok, les autres sont de « vrais » chiens de compagnie. Atta-
ché en laisse ou en liberté, ce sont des canins quadrupèdes, sans autre identité que celle de
« chien domestique » même si dans Le temps d’une lessive ils semblent avoir un comporte-
ment humain (se serrer la main) dans le monde imaginaire. Dans le cadre de cette histoire, ces
deux chiens miment les comportements humains tout en restant des quadrupèdes et des ani-
maux à puces (il se gratte derrière l’oreille avec la patte, signe canin par nature !). Dans le
cadre de ces histoires, ce sont des animaux qui aboient, courent après les oiseaux, attendent
assis au pied de leur maître … Dans Le grand murmure, Elvire a deux chiens. Le lecteur
s’amuse à retrouver ce petit chien jaune à la queue enroulée dans des atmosphères aussi diffé-
rentes que Le grand murmure, Le temps d’une lessive, la gare dans Le voyageur et les oiseaux
et au bord de l’étang dans La famille foulque.
- Le corbeau ou la corneille 267
« Les oiseaux prennent une place énorme. Les oiseaux sont très troublants, quand on les regarde,
en fait ils m’émeuvent terriblement. Les oiseaux dans les villes : ce sont des corneilles noires, à
Bruxelles on en rencontre souvent beaucoup dans les parcs… Le corbeau est plus grand, il vit en
forêt ou dans les champs. »268
« La Corneille ne diffère du corbeau ordinaire que par sa taille, qui est plus petite. Elle est d'un
noir foncé à reflets violets, avec le bec et les pieds d'un noir mat. (…) La Corneille est le symbole
de l'hospitalité. D'après le Dictionnaire archéologique et explicatif de la science du blason. Comte
Alphonse O'Kelly de Galway — Bergerac, 1901 »269
Ainsi, dans les albums d’Anne Brouillard, ces oiseaux font partie de l’environnement
familier, ils ne sont pas sauvages.270
Mais aussi, comme le chien ou le chat, à force de con-
tacts avec les êtres humains, ils finissent par en adopter les comportements :
- Ils boivent du champagne à la coupe (leurs ailes sont devenues des mains) dans La terre
tourne
- Ils reçoivent une carte du chien et ils en écrivent une aux chats dans Cartes postales
Ces oiseaux peuvent donc être anthropomorphisés mais ils ne sont jamais prénommés.
Peut être est Ŕ ce dû au fait qu’un corbeau ou une corneille n’est jamais seul. Ils aiment voya-
267 « La valeur symbolique de la corneille est très proche de celle du corbeau. Dans le domaine celtique, (…) elle était d'abord
en Irlande le visage de la terrible Morrigane (…) dont le nom signifie "la Grande Reine" épouse du dieu-druide Dagda, l'un
des noms de la grande déesse-mère qui avait survécu à l'invasion indo-européenne, et que les Celtes ont intégrée à leur pan-
théon en en faisant la mère, l'épouse, la sœur et la fille de tous les dieux, pouvoir féminin unique qui symbolise le territoire, la
génération, la fécondité, qui est la source de toute légitimité et, de ce fait, l'incarnation même du royaume. Unique dans son
essence, cette divinité féminine est pourtant triple dans ses figures : elle est à la fois Morrigane, Bodb, "la corneille", et Ma-
cha, "la plaine" (où courent les chevaux) in http://harter.audrey.free.fr 268 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard à Toulouse le 07/11/2010. 269 http://www.blason-armoiries.org 270 Ce ne sont pas non plus les oiseaux charognards tels qu’ils sont peints dans le tableau de Vincent Van Gogh, Le champ de
blé aux corbeaux.
90
ger et vivre en groupe. Dans La terre tourne, les couples humains / animaux sont formés avec
le chien et le chat tandis que les oiseaux vont par deux.
Tel des animaux domestiques, ils ne sont pas effrayés par les être humains et les en-
fants cherchent même à les toucher ou les caresser, tout comme ils le font envers un chien ou
un chat dans Le grand murmure. Le lecteur peut les trouver dans des endroits très bruyants et
animés comme la gare ou plus calmes, mais toujours habités, comme le bord de l’étang. Ils
ont toujours leur place dans ce monde qui bouge au rythme de la terre qui tourne.
« Par ses croassements, la corneille nous répète que la magie et la création frappent tous les jours
à notre porte: elle nous aide à cultiver notre voix et notre langage pour obtenir ce que nous dési-
rons, ce qui nous est nécessaire. L'apparition de la corneille attire notre attention sur la magie
mise à notre disposition, mais suggère également que les activités collectives ont plus de chances
d'être menées à bien que les projets solitaires. » 271
Ainsi apparaissent Ŕ elles à la fenêtre d’Éloïse le matin au réveil, lui rappelant le
monde de son rêve.
Dans Promenade au bord de l’eau, les corneilles marchent même au pas, comme des
militaires bien organisés, tout comme les canards.272
Dans De l’autre côté du lac, les oiseaux
noirs ont un bec jaune (ce sont des merles) à l’image des canards de La terre tourne. Les
merles, tout comme les geais, les autres oiseaux et les animaux sauvages ou domestiques vi-
vent en paix et en harmonie entre eux et avec les êtres humains dans le même environnement
naturel, autour d’un point d’eau, lac ou étang, c’est selon le cadre de vie des personnages.
Serait Ŕ ce cette nature protectrice qui génère cette atmosphère ?
- Le canard
Ces oiseaux là vont souvent par deux, côte à côté, ils déambulent dans les albums.
« Les canards symbolisent souvent les relations heureuses et mariage. Cependant, il faut toujours
utiliser une paire de canard et non un canard seul. Une paire de canard est souvent utilisée pour
augmenter l'énergie romantique, consolider les relations et assurer un mariage heureux. (…)
Placer toujours les canards l'un à côté de l'autre et ils regardent dans la même direction. »273
Dans l’univers imagier imaginé par Anne Brouillard, tout est possible et tous les êtres
vivants sont égaux car, même les canards voyagent en barque, sur un lac. Ils peuvent tenir un
pinceau et écrire des cartes postales aux écureuils à l’aide de leurs ailes Ŕ mains. Comme dans
La terre tourne, les canards anthropomorphisés sont noirs à bec jaune.
Tout comme chez les chats, les chiens, les corneilles aussi qui peuvent se retrouver
dans le même environnement que les mouettes blanches (Le pays du rêve, Le grand murmure),
avec les canards, le lecteur retrouve cette paire de couleurs opposées noir ou foncé / blanc ou
271 http://folilaine.canalblog.com 272 Anne Brouillard ajoute toujours une pointe d’humour à l’adresse de ses lecteurs, jeunes ou moins jeunes, chacun savoure. 273 http://norja.net/lavie/html/le_feng-shui_et_les_symboles.html
91
clair dans Promenade au bord de l’eau. Cette constatation chromatique évoque au lecteur la
dualité du monde, le fait que les opposés s’attirent et se complètent ou bien encore l’idée
qu’un être n’est jamais ni tout blanc ni tout noir mais souvent un entre Ŕ deux. Ou bien encore,
par ce jeu de nuances opposées, le narrateur imagier veut montrer les deux faces de l’être vi-
vant, la face cachée Ŕ obscure et la face montrée Ŕ lumineuse. Ces deux couleurs opposées
jouent aussi avec la luminosité qui se dégage des images car, le noir absorbe la lumière et le
blanc la réfléchit, évoquant ainsi les jeux de miroir et de complémentarité chers à Anne
Brouillard. Les animaux, par ces jeux de réflexion, montrent ces deux faces dans l’harmonie.
Que le lecteur y entende une narration symbolique ou qu’il y voit un effet de couleurs par
contraste, la lecture est multiple et le choix appartient à chacun.
Dans Voyage, les canards peuvent être :
- Réels : nageant au fil de l’eau (par paire)
- Imaginés : dans l’histoire lue par les enfants dans le train
- Imaginaires : lorsque les gouttes de pluie sur la vitre du train prennent leur
forme dans l’imagination de la petite fille brune.
Ici, comme dans La terre tourne, le narrateur imagier crée un effet en utilisant la tech-
nique du « fondu enchaîné » ou du « morphing » illustratif, encadré par les rafales de vent et
de pluie du fait de la vitesse du train et le pull porté par son compagnon de voyage assis en
face d’elle.
Mais, le lecteur rencontre aussi les « vrais » canards colverts, ceux qu’il peut croiser à
la campagne, comme au bord de l’étang de La famille foulque. Ainsi que les canards gris qui
barbotent sur l’étang à Bruxelles comme sur le lac en Suède où ils ne sont pas effarouchés ni
par les chats ni par les êtres humains.
Les animaux rencontrés dans La terre tourne permettent des lectures multiples et
transversales par ces réseaux inter Ŕ iconiques. Le narrateur imagier joue avec leurs formes,
leurs couleurs, leurs environnements et le lecteur s’amuse à les retrouver. Concernant les ani-
maux résonnants à partir de l’album La terre tourne, un petit détail « graphique » vient à
l’esprit. Les quatre animaux commencent tous par la lettre « c » en français. Détail anecdo-
tique ou volonté délibérée d’Anne Brouillard ? Ce jeu de lettre questionne aussi car, il s’agit
de quatre animaux commençant par la lettre « c » dans un album carré. Le dictionnaire des
symboles nous apprend que « quatre est le chiffre qui caractérise l’univers dans sa totalité.
(…) Ce qui confirme l’universalité de la valeur symbolique du nombre quatre, comme défi-
nissant la matérialité passive. Quatre, comme la Terre, ne crée pas, mais contient tout ce qui
92
se crée à partir de lui. (…) quatre est le nombre de la terre. »274
Cette coïncidence n’est peut
être pas tout à fait due au hasard mais à quelque chose de « fort ancré en moi » comme le sug-
gère Anne Brouillard quand elle parle de l’univers de ses albums.
Les histoires deviennent ainsi plurielles et infinies comme Anne Brouillard le souhaite
quand elle confie qu’ « une fois un album fini, j’ai envie de reprendre les personnages dans
une autre histoire. 275
» Le lecteur a donc un rôle important à jouer dans ce trio composé de :
L’auteure Ŕ illustratrice / l’album / le lectorat
et ce sont les personnages, créés et mis en scène par le narrateur imagier qui en détiennent les
fils conducteurs. C’est au lecteur de les mettre en lumière et en résonnance.276
b) Les êtres humains
Qu’en est Ŕ il des êtres humains ? La terre tourne met en scène quatre personnages humains :
un homme, deux femmes et un enfant. Comment le lecteur peut Ŕ il les identifier dans
l’univers des autres albums ? Comment le narrateur imagier les représente t’il dans
l’environnement des autres histoires ? Plusieurs approches possibles permettent de les distin-
guer277
:
- Leur visage278
- La couleur de leurs cheveux
- Leurs attitudes279
- Leurs accessoires
- Leur partenaire animal
- Leurs vêtements et leurs couleurs.
Et certainement bien d’autres encore car les lecteurs sont multiples et particuliers mais aussi,
chaque nouvelle lecture apporte des détails supplémentaires qui deviennent autant d’indices
ou de clefs apportant de nouvelles interprétations possibles. À l’image de la « nature qui est
pléthorique, mais qui ne se répète pas à l’identique. »280
274 Dictionnaire des symboles, pp. 796 Ŕ 797. 275 Extrait de l’entretien Ŕ conférence avec Anne Brouillard à Toulouse, le 06/11/2010. 276 « … lire « les livres d’histoires » (est) l’acte volontaire et singulier d’appropriation d’un lecteur singulier. » Catherine
Tauveron, Lire la littérature à l’école, p. 19. 277 « On ne s’exprime pas avec les mots seuls, mais avec le corps tout entier. » Jean Rousset, Dernier regard sur le ba-
roque, Les essais, José Corti, Paris, 1998, p. 77. 278 « Comme au cinéma, un mouvement prresque imperceptible du visage, tout simplement, même un visage impassible qui
se retourne, pourra avoir une force considérable si le mouvement, le tempo est maîtrisé. » Maîtrise qui ne pose aucun doute
chez Anne Brouillard. Éric Albert, Le mouvement, éditions L’iconograf, Scérén crdp Alsace, 2007, p. 18. 279 « La façon de traduire une action et un ensemble de mouvements est souvent fonction du support et du type de narration
choisis. » Ibidem., p. 45. Définition qui corrobore avec la façon de travailler d’Anne Brouillard qui adapte ses techniques, les
supports et ses personnages à l’histoire racontée. 280 http://www.nouvellescles.com
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- L’homme en rouge 281
Il est le premier être humain à entrer dans La terre tourne. Il est le compagnon du
chien noir et celui qui deviendra « le grand magicien rouge ». L’être humain entre en scène au
second plan, attendu par le chien, assis au premier plan. L’homme fait partie de l’univers, il
en est un des habitants282
, il n’en est pas le centre. Tantôt blonds, tantôt bruns, ses cheveux
sont selon l’environnement dans lequel ils se trouvent. Sous l’effet de la luminosité ambiante,
les couleurs changent. Cependant, où qu’il se trouve, il est toujours vêtu d’une combinaison
rouge (d’où son pseudonyme, à défaut d’identification par un prénom). Malgré tout, le lecteur
peut reconnaître ses traits sous l’apparence de l’homme en « bleu ». Ces deux hommes se res-
semblent terriblement et la combinaison a la même coupe, seule la couleur change.
Rouge versus Bleu : couleur la plus chaude / couleur la plus froide
« Avec le rouge, le bleu manifeste (…) les rivalités du ciel et de la terre. (…) leur mariage préside-
t-il à la naissance de tous les héros de la steppe : Gengis Khan, naît de l’union du loup bleu et de
la biche fauve.283
»
Le rouge est « universellement considéré comme le symbole fondamental du principe de vie.
(…) C’est la couleur de la Science, de la Connaissance ésotérique… ce rouge est matriciel.
(…) Il incite à l’action. (…) Il incarne la fougue et l’ardeur de la jeunesse. 284
»
Le bleu est « la plus immatérielle des couleurs (…) il suggère une idée d’éternité tranquille.
(…) Dans le Bouddhisme tibétain, le bleu est la couleur de la Sagesse transcendante, de la
potentialité et de la vacuité, dont l’immensité du ciel bleu est d’ailleurs une image pos-
sible. 285
»
Ainsi, la couleur de son vêtement symboliserait l’évolution de l’homme, de la nais-
sance, en passant par une jeunesse d’apprentissage pour enfin accéder à la connaissance et à la
sagesse. L’homme prendrait progressivement conscience qu’il fait partie de cet univers qu’il
doit respecter et dans lequel il aspire à vivre harmonieusement. Cela correspond à la concep-
tion de la vie pacifique souhaitée par Anne Brouillard.
281 « Ma couleur préférée est le rouge et, toutes les couleurs. » Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/ 2010.
« Quand aux temps précolombiens, au Mexique, un peintre plaçait dans sa composition un personnage habillé de rouge, le
Mexicain savait que ce personnage appartenant au dieu de la terre Xipe Totec et qu’il relevait donc du point cardinal oriental,
dont la signification est soleil levant, naissance, jeunesse et printemps. Le personnage n’était donc pas peint en rouge pour
des raisons optiques et esthétiques ou comme représentant de valeurs expressives et morales, mais sa couleur était symbo-
lique comme un idéogramme ou un hiéroglyphe. » Johannes Itten, op. cit., pp. 16 Ŕ 17.
« Rouge. C’est une bonne couleur mais elle tue les autres. Qu’en fait-on dans le paysage ? D’après les études du docteur
Lüscher, il s’agit d’une valeur autonome, intrinsèque à l’individu, indépendante de l’environnement. Le sang des hommes.
Avec le rouge on introduit la violence interne. » Thomas et le Voyageur, op. cit., p. 162. D’après Le color test de Max
Lüscher in Votre personnalité révélée par les couleurs, éditions Aubanel, 1973. 282 « L’homme fait partie des vivants. Bien entendu, il est le seul à en avoir conscience, mais cela ne l’empêche pas
d’appartenir à l’ensemble et d’en être solidaire. » in http://www.nouvellescles.com 283 Dictionnaire des symboles p. 130. 284 Ibidem. pp. 831 Ŕ 833. 285 Ibidem. pp. 129 Ŕ 131.
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Pour le différencier des autres, le lecteur a donc trois premiers éléments :
- Son chien, qu’il partage avec Pimpinelle (Cartes postales), Martin (La mai-
son de Martin), l’écrivain (Sept minutes et demie) et d’autres maîtres dans
Le grand murmure, Promenade au bord de l’eau, Le bain de la cantatrice...
- La forme et la « couleur » de son vêtement
- Sa taille (il est grand)
- Son sexe (c’est un homme)
Ce dernier paramètre amène une nouvelle interrogation dans Le pays du rêve. En effet,
dans cet album, la posture de l’accueil au pays du rêve (arrivée ou départ) est identique à celle
de La terre tourne mais, le personnage en rouge est une femme. Qui est Ŕ elle par rapport à
l’homme en rouge ? Sa femme ? Sa sœur ? Son double de l’autre côté du miroir ? La question
reste entière, d’autant plus qu’elle est accompagnée d’un enfant vêtu du même vêtement. Cet
enfant semble être une fille. Où bien, est Ŕ ce l’homme en rouge enfant ? En quel cas, la
femme en rouge serait sa maman … Par ces résonnances illustratives, chaque lecteur peut
imaginer des liens imagiers et/ou filiaux entre ces personnages286
qui ont les mêmes attitudes
et portent les mêmes vêtements et/ou couleurs.
Dans Cartes postales, le reconnaître est plus facile car, il a bien la même combinaison
rouge. « En fait, c’est le facteur ! Dans La terre tourne, le lecteur ne pouvait pas deviner son
métier car il est toujours en voyage partout ! » Comme les cartes postales, comme les lettres,
il voyage tout autour de la terre. Dans Cartes postales, le lecteur de La terre tourne retrouve
l’homme en rouge, le chien noir, les corbeaux/corneilles et la grande fleur rose. La lettre per-
met le lien avec l’homme en « bleu » : celui qui donne (La maison de Martin) ou oublie (Sept
minutes et demie) une enveloppe, selon l’histoire. Dans ce contexte imagier, le lecteur recon-
naît les traits et les expressions de son visage même si le décor et l’environnement sont com-
plètement différents. Tout comme dans La terre tourne, il voyage et s’arrête un peu partout
sur terre, « il va et vient de par le monde. »
La terre tourne
Blond ou brun, il est reconnaissable à
sa combinaison rouge.
Le pays du rêve
Son sosie au féminin fait le même
geste d’accueil ou d’adieu. L’enfant
porte la même combinaison rouge. Sa
famille habite t’elle au pays du rêve ?
Cartes postales
Par sa tenue, on le reconnaît en fac-
teur qui repart avec un bouquet de
fleur.
286 Anne Brouillard, elle-même, avoue qu’elle ne connaît pas tout de ses personnages.
95
Sept minutes et demie
Vêtu de rouge il porte le courrier.
Vêtu de bleu il oublie une lettre !
La maison de Martin
Vêtu de bleu, encore avec une lettre à
poster, qu’il va confier à Martin ?
Le lecteur peut aussi le chercher dans les lieux parmi lesquels il passe ou reste un
temps dans le cadre de l’album La terre tourne. C’est ainsi que dans Voyage, (page 37) le
lecteur a l’impression de le reconnaître sur le cheval blanc du manège alors que l’illustration
est en noir et blanc et la technique utilisée par le narrateur imagier différente. C’est alors
l’atmosphère que se dégage de cet environnement qui permet cette résonnance visuelle.
La terre tourne / Voyage
- La fille en bleu et rouge
Le deuxième personnage qui entre en scène en arrière plan est tout de suite identifié.
« C’est trop facile celui Ŕ là ! C’est Kÿt287
et son chat Mystère ! » En effet, la jeune fille se
reconnaît à ses cheveux blonds et à ses vêtements de couleurs vives, rouge et bleu, elle aussi.
« Elle est aussi habillée avec des carreaux dans Mystère. » Mais aussi et surtout, dans cet al-
bum éponyme, elle est l’héroïne avec le chat Mystère, son compagnon dans La terre tourne.
Le lecteur a donc suffisamment d’indices imagiers pour ne pas « passer à côté » :
- La couleur des cheveux, les traits du visage
- La tenue, le tissu et les couleurs vestimentaires
- Son partenaire félin Mystère
La terre tourne
Elle arrive avec son chat
jaune. Ils vivent et font
tout ensemble.
Mystère
Elle s’appelle Kÿt. Le
chat Mystère.
- La dame en vert
La deuxième femme est plus difficile à identifier. Elle arrive seule (sans compagnon
animal) mais avec une petite valise carrée marron. Elle est vêtue de vert et porte ses cheveux
châtains coupés au carré. Elle est plus féminine que Kÿt par sa tenue vestimentaire car elle
287 « Kÿt, c’est Kitty Crowther jeune, quand je l’ai rencontré, qui m’a inspiré ce personnage. Elle était toute
blonde… » Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris.
96
porte une jupe. Sa tenue vestimentaire (jupe ou robe d’une autre couleur) et son accessoire (sa
valise marron) permettent au lecteur de l’identifier visuellement. L’association de tous ces
indices illustratifs permet au lecteur de la retrouver sous le nom de Véronique dans Le grand
murmure.
Comme les autres personnages de La terre tourne, excepté l’homme en rouge, elle
aussi est nommée dans le cadre d’un autre album. Elle devient quelqu’un que le lecteur peut
appeler par son prénom, elle prend une identité personnalisée. Pour aider le lecteur à la recon-
naître, un animal conduit sur la piste. C’est encore le chien noir qui prend son prénom Kiliok
dans le cadre de ce même album. Ainsi, dans Le grand murmure, le lecteur retrouve réunit
Véronique, sa valise et Kiliok. De personnages anonymes dans La terre tourne, ils deviennent
« quelqu’un d’identifié 288
».
La terre tourne
Accueillie par le chat jaune, elle arrive
avec sa valise marron.
Le grand murmure
Elle s’appelle Véronique. Au téléphone,
dans une gare, avec sa valise marron.
- L’enfant
Pour retrouver cet enfant représenté ici dans les autres albums d’Anne Brouillard,
comment le lecteur peut Ŕ il reconnaître ce même personnage sous les traits de pinceaux du
narrateur imagier ?
Est Ŕ ce Natacha dans Le grand murmure, Colin du Rêve du poisson, Antoine dans
Reviens sapin, Lucie ou Thomas De l’autre côté du lac … ils sont tellement nombreux !
« C’est pratique quand ils ont des prénoms,289
comme ça on peut bien les reconnaître et les
appeler par leur nom sans les confondre. » Chaque enfant est effectivement unique mais c’est
ainsi que les couleurs290
peuvent influer sur l’apparence des personnages et sur les réson-
nances que peut percevoir le lecteur. L’enfant porte des rayures291
rouge et bleu comme le
petit enfant dans Le voyageur et les oiseaux, comme le narrateur enfant dans Le chemin bleu,
mais aussi comme les enfants dans Il va neiger. Le petit garçon dans Le temps d’une lessive
288 « Véronique deviendra Véronica dans « l’album de ma vie » ». Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010. 289 « Lorsque les noms font image, ils durent. Et lorsque les images ont des noms, elles existent. » Thomas et le Voyageur, op.
cit., p. 178. 290 « De même que l’accent confère au mot prononcé un éclat coloré, de même la couleur donne à la forme une plénitude et
une âme. L’essence originale de la couleur est une résonnance de rêve, une lumière devenue musique. » Johannes Itten, Art
de la couleur, Dessain et Tolra, 1961, p. 12. 291 Tel un symbole de l’enfance, « la rayure n’attend pas, ne s’immobilise pas. Elle est en perpétuel mouvement (…) anime
tout ce qu’elle touche, va sans cesse de l’avant, comme mue par le vent. » Michel Pastoureau, L’étoffe du diable, une histoire
des rayures et des tissus rayés, La librairie du XXe siècle, Seuil, 1991, pp. 15 Ŕ 16. Cette définition n’est pas sans rappeler la
terre en perpétuelle mouvement, elle aussi, tout comme les enfants !
97
est aussi habillé en bleu et rouge (deux vêtements unis292
). Tous les rapprochements, toutes
les interprétations293
ne sont pas autorisés. Quelques indices ne suffisent pas, comme le pré-
cise Catherine Tauveron294
, ou Sophie Van der Linden295
pour se permettre des affirmations.
Chaque lecteur peut imaginer cet enfant, né dans La terre tourne, aller et venir, vivre, voyager
… dans d’autres histoires d’Anne Brouillard mais personne ne peut affirmer que son interpré-
tation est la seule, bonne et unique. À l’image des albums d’Anne Brouillard, la boucle conti-
nue sans jamais s’arrêter. Et si ce personnage n’est pas encore revenu vivre de nouvelles his-
toires dans d’autres albums, cela viendra peut être un jour ou l’autre ? « Ça c’est un mys-
tère ! » comme dit si bien Anne Brouillard. Voyons les résonnances dans les couleurs des vê-
tements296
des enfants « Brouillardiens » :
La terre tourne
L’enfant arrive vêtu de rouge et de
bleu. Son short est rayé.
Le voyageur et les oiseaux
Vêtu de rouge et de bleu aussi. Son
pull est rayé.
Le chemin bleu
Vêtu de bleu et de rouge, il porte
aussi des rayures rouges.
Reviens sapin
Antoine en lutin bleu sur un fond de
décor rouge pour noël !
Quand les enfants sont plusieurs :
Il va neiger
Vêtus de bleu, bonnet rouge et
écharpe rayée.
Le temps d’une lessive
Deux vêtements / deux couleurs
unies pour le garçon : le rouge et le
bleu. Blanc et jaune pour la fille (?)
Promenade au bord de l’eau
Deux enfants, un vêtu de bleu,
l’autre vêtu de rouge.
292 « Opposé à l’uni, le rayé constitue un écart, un accent, une marque. Mais, employé isolément, il devient illusion, gêne le
regard, semble clignoter, s’agiter, s’enfuir. » Ibidem., p. 146. 293 « Les images orientent l’interprétation générale de l’album, à travers leur contenu symbolique, le jeu des formes et des
correspondances, ou à travers l’organisation spatiale. Le sens n’est plus donné d’emblée. Il a cessé d’être unique. Au lecteur
de construire son interprétation à partir des propositions que lui font le texte et l’image. » Michel Defourny, in Lire les
images, p. 43. 294 « Les droits du lecteur ne peuvent outrepasser les droits du texte. » Lire la littérature à l’école, p. 31. 295 « Il y a un propos qui est tenu par l’auteur Ŕ illustrateur. Il n’est pas question, au titre du droit du lecteur, d’interpréter
l’œuvre abusivement. » Les albums sans texte sont de grands bavards, p. 1. 296 Ce même duo chromatique rouge / bleu se retrouve chez « l’homme en rouge » et chez Kÿt. Contrairement à Véronique,
qui fait plus mature, ils ont encore gardé leur âme d’enfant. Les couleurs de leurs vêtements sont en harmonie avec leur ca-
ractère « juvénile » et « insouciant ». Ils vont de l’avant avec entrain, comme les enfants. « Les couleurs ont leurs propres
dimensions et forces de rayonnement et elles donnent aux surfaces d’autres valeurs que les lignes. » J. Itten, op. cit., p. 20.
98
Le pays du rêve
Vêtu de rouge au pays du rêve en
couleur. Éloïse porte une écharpe
rayée dans le réel en noir et blanc.
L’orage
Sarah et Éloïse en balade : l’une en
bleu et l’autre en rouge.
Le grand murmure
De teinte unie ou rayée, les enfants
sont tous habillés en rouge et bleu
avec parfois du blanc.
La famille foulque
Tout comme au bord de l’océan, il
en est de même autour de l’étang,
De l’autre côté du lac
et autour du lac, pour Lucie et Tho-
mas.
Pour colorer les vêtements des enfants, (mais aussi des autres personnages majoritai-
rement) le narrateur imagier utilise principalement deux couleurs : le rouge et le bleu. « Le
rouge, c’est le côté qui tranche avec le vert, il ressort dans un univers de végétation. Le bleu
vient spontanément avec. J’aurais des difficultés à les faire en vert, j’aurais peur qu’ils se con-
fondent avec le reste. J’ai eu dans ma vie une veste d’un bleu très vif entre cobalt et outre mer,
sur les bords j’avais cousu des bordures rouges. J’ai toujours aimé ces vêtements rouge et bleu,
j’aime cette association. 297
» Le rouge est la couleur préférée d’Anne Brouillard, et « aujour-
d'hui, partout en Europe, le bleu est de très loin la couleur préférée »298
. Le bleu et le rouge
sont les couleurs primaires avec le jaune mais aussi, le rouge et le bleu sont complémentaires.
Dans le langage pictural, « deux complémentaires fonctionnent comme des contraires, de telle
sorte que, l’une près de l’autre, elles produisent le contraste chromatique maximal 299
», ainsi,
les couleurs des vêtements des enfants se remarquent très bien, elles « sautent aux yeux » du
lecteur. Toujours dans un souci d’harmonie300
chromatique, le narrateur imagier n’oublie pas
quelques touches de « blanc qui rayonne et efface les limites 301
» s’intégrant parfaitement
avec le style « flou » et « en masse » d’Anne Brouillard et de jaune. Car, comme l’explique
Johannes Itten « on peut dire que : dès qu’une composition colorée de deux couleurs ou plus
possède du jaune, du rouge et du bleu (…), elles peuvent être considérés comme la totalité de
toutes les couleurs. L’œil exige, pour être satisfait, cette totalité ; on est alors en présence d’un
297 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 14/02/2011.
« Le rouge contraste avec le vert, sa couleur complémentaire, plus qu’avec aucune autre. La juxtaposition des deux est un
effet volontairement recherché afin d’accentuer la force chromatique de l’ensemble. » Les fondamentaux, les techniques de
l’artiste, l’art du dessin, Gründ, 2005, p. 255. 298 Michel Pastoureau, Bleu : Histoire d’une couleur, Histoire, collection Points, 2002. 299 Les fondamentaux de la couleur, L’art du dessin, éditions Gründ, 2006. 300 Ŗ Harmonie signifie équilibre, symétrie des forces.ŗ Johannes Itten, op. cit., p. 21. 301 Johannes Itten, op. cit., p. 19.
99
équilibre harmonieux. »302
Anne Brouillard est donc « maîtresse en la matière » car elle réus-
sit cet équilibre. De plus, les vêtements sont généralement à rayures303
, tissu qui se remarque
beaucoup mieux que l’uni comme le démontre Michel Pastoureau dans son livre consacré à
cette étude, « le rayé pur n’arrête plus le regard. Il est trop effervescent pour ce faire. Il éclaire
et obscurcit la vue, trouble l’esprit, brouille le sens. »304
Décidément, comme le déclare Anne
Herbauts, « elle a bien un nom prédestiné ! » et en plus, elle a trouvé son style et ses couleurs
personnelles.
Quand l’histoire se déroule sur plusieurs jours, l’unité se voit aussi au fil des jours qui pas-
sent :
La famille foulque
À la naissance, l’enfant porte déjà les rayures et la couleur rouge qu’il gardera
tout au long de l’album.
De l’autre côté du lac
Sous le soleil, Lucie porte des carreaux rouges
et blancs (de la même toile que le sac à provi-
sion du papa !). Pour regarder la pluie tomber,
elle porte des rayures bleues. Lors de la ba-
lade, elle arbore les couleurs rouge et bleue.
Le rêve du poisson
Avec ou sans rayures, Colin garde le bleu.
Orphie reste fidèle au rouge au début et à la fin
de l’album.
La maison de Martin
Martin habite dans la plaine : chez lui, il porte
des rayures bleues et vertes. Quand il part à
l’aventure, il porte des rayures rouges, plus
voyantes sur les chemins.
Les personnages de La terre tourne se rassemblent au fur et à mesure des pages pour
ensuite voyager, vivre des aventures ensemble et accueillir l’enfant. La vie continue, le
voyage ne s’arrête pas là. Seuls ou à plusieurs, ils vivent de nouvelles aventures dans le cadre
d’autres albums. Le lecteur est le complice témoin de ces retrouvailles. Grâce à ce don
d’ubiquité, il les voit tous et partout. Il peut ainsi reconstruire le parcours de chacun.
Qu’en est Ŕ il de l’environnement dans lequel évoluent les personnages ? Comme une
chasse aux trésors, de nouvelles lectures se mettent en place. Progressivement, pas à pas, le
lecteur reconnaît ces espaces qui lui deviennent familiers au fur et à mesure de ses lectures,
guidé par ce même narrateur imagier qui utilise des techniques plastiques différentes tout en
gardant son style.
302 Ibidem., p. 22. 303 « J’ai eu ma période rayures … j’aime toujours, d’ailleurs ! » Extrait de l’entretien téléphonique du 14 février 2011. 304 Michel Pastoureau, L’étoffe du diable, op. cit., p. 147.
100
2) L’environnement
La nature 305
(accueillante, protectrice, bienveillante, bienfaisante) 306
« La terre tourne est un album que j’ai réalisé sans stress à côté de ce fameux lac
Teåkersjön dans la commune de Dalskog en Suède. Il a même été peint à l’eau du lac. »307
a) L’album commence donc par l’ambiance sereine d’un paysage enneigé
« Le blanc… est comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs, en tant que propriétés de
substances matérielles, se sont évanouies… Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence abso-
lu… Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes… C’est un rien plein de joie ju-
vénile ou, pour mieux dire, un rien avant toute naissance, avant tout commencement. Ainsi peut –
être a résonné la terre, blanche et froide, aux jours de l’époque glaciaire. 308»
Ce décor évoque tout de suite l’environnement de Kÿt quand elle arrive au refuge.
Même la lune rappelle cet astre dessiné sur la première de couverture de La terre tourne.
« Mystère et Il va neiger représentent les forêts suédoises, c’est le même univers naturel que
celui de La terre tourne. »309
La neige fait donc partie intégrante du paysage ! Ainsi, dans
l’univers imagier d’Anne Brouillard, la neige peut prendre plusieurs aspects :
- Lisse : Mystère, Il va neiger, La famille foulque
- Floconneux : Petites histoires « des hauts et des bas », Il va neiger, Cartes
postales
- Étoilé : Il va neiger
Toutes caractéristiques qui se retrouvent dans La terre tourne. La neige enveloppe le
monde comme dans du coton, elle étouffe les bruits et rend le monde plus doux à l’oreille
comme au toucher. Ce paysage peut évoquer au lecteur les arbres « barbe à papa » qu’Anne
Brouillard a imaginé, comme enveloppé par la neige dans Le pays du rêve ou encore Demain
les fleurs. Leurs fleurs semblent comme du coton ou du duvet, délicates et douces au toucher
comme des flocons de neige.
Comme les flocons de neige, en toute saison, chaque élément fait partie d’un tout et le
tout se retrouve dans chacune de ses petites particules. D’ailleurs, si le lecteur demande quelle
est sa saison préférée à Anne Brouillard, elle répond qu’elle « aime le passage d’une saison à
l’autre, les changements de couleurs et de lumière aux inter Ŕ saisons. » Par exemple, dans La
terre tourne, le lecteur visite toute sortes de lieux dans des atmosphères et à des saisons diffé-
305 Gilles Clément « L’important est de réconcilier l’homme et la nature, pas de présenter le premier comme le maître de la
seconde. (…) J’appelle ça l’écologie humaniste. » in http://www.nouvellescles.com 306 Gilles Aufray, dans son courrier du 15 novembre 2010, au sujet du travail d’illustratrice d’Anne Brouillard : « C’est le
paysage qui lui parle, un paysage dans le quel elle aime être et travailler, c’est le paysage qui lui parle et l’inspire. »
Anne Brouillard vit une vraie relation privilégiée avec la nature et elle l’offre à ses lecteurs. 307 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010. 308 « W. Kandinsky, L’esthétique de la solitude », in P. Kaufman, L'expérience émotionnelle de l'espace, éditions Vrin, col-
lection Problèmes et controverses, 2000, p. 223. 309 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010.
101
rentes. Dans La famille foulque, le narrateur imagier présente le même espace à des saisons
différentes. Quoi qu’il en soit, par ce défilement des saisons, le lecteur circule au rythme de la
terre qui tourne dans le temps et dans l’espace.
b) Le paysage lacustre de La terre tourne rappelle le ciel bleu nuit de Mystère
mais aussi celui de Il va neiger. Sous le pinceau d’Anne Brouillard, les éléments naturels se
transforment tout naturellement pour finalement se confondre harmonieusement. Le lecteur
contemple donc des flocons de neige devenir des étoiles scintillantes dans la nuit. Ces décors
oniriques plongent inévitablement le lecteur dans une contemplation poétique. Anne Brouil-
lard sait évoquer cette atmosphère de l’Europe du nord avec ses couleurs fascinantes. Ce bleu
profond permet le réfléchissement de la lumière de la lune.
C’est ce même lac qui sert de cadre à l’histoire de Tante Nadège, Lucie, Thomas, Al-
pha et Toka. Sur leur trace, sur le chemin, sur et autour du lac, le lecteur suit leur rencontre et
leur aventure. Le temps passe paisiblement dans cet environnement. Pour la création de
l’album La terre tourne :
- Son eau a servi de diluant et de « pot à pinceaux »,
- Son cadre est la source d’inspiration et l’espace de création pour l’artiste310
mais, le narrateur imagier ne le peint qu’à deux reprises.
Pour la création de l’album De l’autre côté du lac, son cadre et son ambiance sont la
source d’inspiration pour l’artiste et le narrateur imagier l’évoque à chaque page. D’ailleurs,
le titre même de l’album le pose en vedette. C’est autour de lui que les pages vont s’effeuiller
et les personnages évoluer. De façon similaire, la lecture progresse « tout autour de la terre »
dans l’un et « tout autour du lac » dans l’autre.
Une balade en barque ménage bien des surprises pour le lecteur : les corbeaux s’y font
promener sur une branche ! L’humour du narrateur imagier peut se révéler aussi par ces petits
détails très personnels. En effet, il est tout aussi naturel de se promener sur une branche en
barque que d’y regarder la télévision ou d’y faire des crêpes dans Le bain de la cantatrice,
comme il est tout aussi possible d’en faire sur la lune avec une machine à laver dans Le temps
d’une lessive. Ainsi, le narrateur illustratif offre des connivences à chaque lecteur selon ses
310 « Comme ses personnages, Anne Brouillard arpente un territoire à la fois réel et rêvé, celui d’un pays et d’un paysage
crées de toutes pièces grâce aux acteurs d’une tradition culturelle et artistique. L’album dit de littérature de jeunesse ne peut
se regarder ni se lire sans lien avec la culture dont il se réclame de manière plus ou moins explicite, ni sans intégration dans
un espace artistique dont il est issu ou dont il subit les influences. Le lecteur peut aussi appréhender le paysage dans toutes
ses dimensions et comprendre ainsi que l’album, avec ses moyens propres, participe à la définition d’un paysage réel et men-
tal extrêmement précis. Ce lecteur se fait alors arpenteur de territoires qui sont avant tout culturels, d’espaces marqués par
des œuvres qui y sont encrés certes, mais surtout ancrés. » Patrick Joole, op. cit.
102
affinités visuelles et ses niveaux de lectures. La barque permet aussi d’aller d’un côté à l’autre
du lac. C’est plus rapide et moins fatiguant ! C’est le moyen de transport idéal pour faire du
cabotage le long des rives du lac aux contours sinueux. Sa forme ménage de petites criques où
il est très agréable d’accoster. Ces mêmes berges où il est bon de partager un pique nique assis
contre un arbre.
La promenade sur un lac symbolise une atmosphère paisible et conviviale comme on
peut aussi la rencontrer dans Promenade au bord de l’eau ou Le grand murmure. Se retrouver
autour d’un étang pour une partie de pêche ou un pique nique partagé entre amis, c’est pos-
sible dans Le pêcheur et l’oie ou La famille foulque. Le fait de se retrouver autour ou sur un
point d’eau apaise l’être humain. L’effet de l’eau calme influence le tempérament humain. Est
Ŕ ce l’effet de la couleur ? L’effet des ridules légères et régulières à la surface de l’eau ? Le
son du clapotis de l’eau qui berce ? Le narrateur imagier s’efforce de faire ressentir cette am-
biance au lecteur afin qu’il profite lui aussi de cette plénitude vécue par les personnages.
Le canal évoque un monde de plaisance mais de travail aussi. Ainsi, les péniches peu-
vent être des habitations fluviales comme dans La terre tourne mais aussi des bateaux de
transports comme dans Voyage. Le canal, le fleuve, la rivière sont des cours d’eau vivants et
animés sur l’eau et sur les rives aussi. Contrairement à l’animation tranquille sur le lac ou
l’étang, s’y côtoient des gens en vacances et d’autres en activité professionnelle. Que l’on soit
en repos ou au travail, La terre tourne toujours au même rythme pour tout le monde.
La mer ou l’océan peut être un point d’arrivée comme dans La terre tourne, La maison
de Martin ou Promenade au bord de l’eau. Cet espace océanique peut aussi devenir le cadre
d’un album comme c’est le cas dans plusieurs albums : La grande vague, Le grand murmure,
Trois chats par exemple. Regarder l’océan, se promener au bord de l’océan sont des activités
apaisantes mais, que les personnages se retrouvent au dessus ou dedans et alors, l’eau peut
devenir agitée. La mer est en perpétuelle mouvement tout comme la terre. Les animaux aqua-
tiques y sont dans leur élément mais pour les autres, cela peut s’avérer aventureux !
Sous toutes ses formes et ses représentations, cet élément vital pour toute forme de vie
est présent dans tous les albums. Le cycle de l’eau peut métaphoriquement évoquer la narra-
tion en boucle chère à Anne Brouillard.
103
c) Les éléments 311
, l’unité du monde 312
La terre tourne sur elle-
même et dans l’univers.
Le temps d’une lessive
La terre tourne parmi les
planètes.
Le chemin bleu
La terre est ronde.
Cartes postales
La terre tourne et tout
tourne avec elle
La grande vague
Les éléments tournent
avec la terre.
Grec Hindouisme (Tattva) et
Bouddhisme
(Mahābhūta)
Japonais
(Godai)
Tibétain
(Bön)
L’air
L’eau Aether Le feu
La terre
Vayu*/Pavan
(Air/vent)
Ap/Jala Akasha Agni/Tejas
(L’eau) (Aether) (Le feu)
Prithvi/Bhumi
(La terre)
*souffle vital, souffle cosmique
風
(Air/vent)
水 空 火
(L'eau) (vide/ciel) (Le
feu)
地
(La terre)
Air
L'eau L'espace Le feu
La terre
Source : http://www.worldlingo.com/ma/enwiki/fr/Five_elements_%28Japanese_philosophy%29
Si l’on rapproche ces quatre tableaux traditionnels, on s’aperçoit qu’ « un cinquième
élément était rattaché 313
» l’aether314
, le ciel ou l’espace. Il est d’ailleurs bien vrai que « La
terre tourne tranquillement, dans l’univers parmi les étoiles » dans le monde d’Anne Brouil-
lard. « Ces éléments ont leur correspondance dans la symbolique fondée sur l’analyse de
l’imaginaire. »315
Mais aussi, on peut relier ces éléments aux symboles si l’on considère que
« les divers phénomènes de la vie se ramènent aux manifestations des éléments qui détermi-
311
« Ils ne sont point irréductibles entre eux ; au contraire, ils se transforment les uns dans les autres. » Diction-
naire des symboles, p. 395. 312 « L’unicité de la nature, c’est dans leur relation, ce qui les associe, les rend à la fois intimes, uniques mais indissociables.
(…) L’univers est ostensible et baroque, « enveloppant », avant tout il est vivant, son identité n’est pas une figure, une forme,
c’est un comportement. Ce que nous avons à dire est de l’ordre du symbole. » Thomas et le Voyageur, op. cit., pp. 97-98. 313 Dictionnaire des symboles p. 395. 314 « Par extension, les espaces célestes. (…) L'éther, en tant que fluide subtil et universel, est mentionné dès 1753. ♦ Le
fluide le plus subtil qu'ait produit la nature, celui qui se trouve répandu partout, et que l'on nomme éther, BEAUSOBRE,
Dissertat. philos. p. 3 » Dictionnaire Le Littré. 315 Dictionnaire des symboles, p. 395 : « ils sont la base de ce que Bachelard a appelé l’imagination matérielle, cet étonnant
besoin de pénétration qui, par-delà les séductions de l’imagination des formes, va penser la matière, rêver la matière, vivre
dans la matière ou bien … matérialiser l’imaginaire. » P. 396 : Pour Jung, « les diverses combinaisons de ces éléments et de
leurs rapports symbolisent la complexité et la diversité infinie des êtres ou de la manifestation ainsi que leur perpétuelle
évolution d’une combinaison à une autre, suivant la prédominance de tel ou tel élément. »
104
nent l’essence des forces de la nature. 316
» La nature et tout ce qui compose notre planète
tournent donc dans l’espace, générant un cycle perpétuel de renouvellement des éléments. Ils
ne sont pas isolés mais complémentaires et inter Ŕ dépendants comme l’illustre l’image de La
grande vague : Le feu appelle l’air qui soulève l’eau qui nourrit la terre.
Les animaux aussi font partie intégrante de cet équilibre, comme l’illustre l’image de
Cartes postales.
- L’air 317
L’air est invisible, immatériel tout en étant pesant et vital pour toute vie sur la planète
terre. Pour ressentir l’air, il doit souffler : légère brise, vent ou rafales, autant de manifesta-
tions sensibles de l’air. Pour voir l’air, il doit bouger : les feuilles des arbres, les cheveux des
personnages, les nuages ou les maisons318
dans l’imagination du narrateur imagier. Le dépla-
cement de l’air permet donc de matérialiser le mouvement dans l’espace. L’air prend tout
l’espace disponible, il est expansible, c’est ainsi qu’il peut gonfler un ballon ou la voile d’un
bateau. Pour être respiré, l’air peut prendre des odeurs agréables comme celle d’une fleur ou
d’une tasse de café mais, il peut aussi s’imprégner d’odeurs nauséabondes comme celle de
l’eau stagnante parfois. Pour se faire entendre, il sait flotter sur l’air d’une musique comme
accompagner le passage d’un train ou le chant d’un oiseau. L’air s’adapte aux sens afin de
manifester sa présence. Il est partout et il veut que cela se sache. Car, même s’il a « l’air de
rien », il est essentiel à la vie.
- L’eau 319
Cet élément est certainement le plus représenté dans les albums d’Anne Brouillard. Le
globe terrestre est tout bleu, illustrant cette planète bleue recouverte à 72 % par de l’eau.
L’eau est matérialisé sous toutes ses formes : liquide, solide et gazeuse. Au rythme des sai-
sons et des paysages, l’eau se présente sur terre, sous terre ou dans les airs. Elle peut donc
changer d’apparence et bouleverser l’atmosphère. Elle peut être tranquille dans un lac ou sous
l’océan comme elle peut devenir agitée et houleuse en surface. Elle peut tomber sous forme
de pluie fine ou de flocons de neige comme elle peut devenir un orage ou un déluge. Les
nuages adaptent leurs formes et leurs couleurs selon son humeur. Les êtres vivants adaptent
316 Dictionnaire des symboles, p. 396. 317 « L’air est un symbole de spiritualisation. (…) Il représente le monde subtil intermédiaire entre le ciel et la terre. (…) L’air
est le milieu propre de la lumière, de l’envol, du parfum, de la couleur, des vibrations interplanétaires. » Ibidem., p. 19. 318 « L’élément air, dit saint Martin, est un symbole sensible de la vie invisible, un mobile universel et un purificateur. »
Ibidem., p. 19. 319 « Les significations symboliques de l’eau peuvent se réduire à trois thèmes dominants : source de vie, moyen de purifica-
tion, centre de régénérescence. (…) Les eaux, … représentent l’infinité des possibles. (…) Souffle vital, elle est aussi don du
ciel et symbole universel de fécondité et de fertilité. (…) L’eau vive, l’eau de la vie se présente comme un symbole cosmo-
gonique. (…) si les eaux précèdent la création … elle peut ravager et engloutir. (…) symbole de la dualité du haut et du bas :
eau de pluie Ŕ eau des mers. » Ibidem., pp. 374 Ŕ 382.
105
leurs comportements et leurs habitudes selon ses caprices. L’eau prend la couleur du ciel, elle
reflète la couleur de son environnement. C’est ainsi qu’elle prend des teintes bleutées quand le
temps est calme et paisible mais qu’elle peut devenir verdâtre quand elle n’est pas dans son
environnement habituel.
L’élément liquide matérialise métaphoriquement le liquide amniotique, univers de
création de vie. Il illustre le retour aux sources tel le retour au lac, espace maternel. Mais aussi,
il représente le cadre autour duquel les hommes et les animaux se retrouvent ensemble en paix.
Au fil des pages, l’eau irrigue l’univers imagier d’Anne Brouillard. Le passage d’un lieu à
l’autre se fait souvent le long de, autour ou à travers cet élément. De part sa nature « liquide »,
l’eau permet l’ondulation du mouvement et facilite ce passage d’un monde à l’autre. Tel un
miroir, elle reflète la réalité et l’imaginaire. La rive symboliserait ce mince interstice entre le
réel et l’imagination. Comme les portes et les fenêtres laissent passer la lumière, de l’intérieur
vers l’extérieur et réciproquement, l’eau réfléchit l’un et l’autre univers. C’est ainsi qu’elle
peut même s’écouler à l’envers.320
De part son mouvement perpétuel, même une eau calme
est toujours mouvante, elle accompagne le tournement de la terre et la vie de ses habitants.
Ses lignes sont courbes, évoquant un monde doux et féminin. Cet élément s’adapte parfaite-
ment à la terre. Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Tel son reflet à la surface de l’eau, l’être humain
est curieux de se découvrir. Ainsi, qu’il choisisse de la contourner ou de la traverser, l’eau lui
facilite le cheminement d’un côté à l’autre. Ses miroitements s’apparentent aux paysages qui
défilent derrière la vitre d’un train. Images du monde toujours en perpétuel mouvement,
même si l’on choisit de rester là, à regarder l’eau ou le train qui passe.
- Le feu 321
Le feu est l’élément le moins visible dans les albums d’Anne Brouillard. Le narrateur
imagier le représente peu. Les fonctions premières du feu étaient certainement d’éloigner les
bêtes sauvages la nuit, réchauffer l’atmosphère froide ou humide, cuire les aliments, fondre le
métal… L’invention du feu a bouleversé l’histoire de l’humanité tout comme l’arrivée du feu
transforme l’environnement dans La grande vague322
, léchant les arbres, dansant parmi eux,
320 Voir aussi Jean Ŕ claude Mourlevat, La rivière à l’envers, Pocket jeunesse, 2000 et 2002. 321 « La plupart des aspects du symbolisme du feu sont résumés dans la doctrine hindoue… c'est-à-dire le feu ordinaire, la
foudre et le soleil. (…) Le feu symbolise les passions ou l’esprit. (…) Les taoïstes entrent dans le feu pour se libérer du con-
ditionnement humain. (…) La purification par le feu est complémentaire de la purification par l’eau, sur le plan microcos-
mique (rites initiatiques) et sur le plan macrocosmique (mythes alternés de déluges et de grandes sécheresses ou incendies.
(…) Comme le soleil par ses rayons, le feu par ses flammes symbolise l’action fécondante, purificatrice et illuminatrice. Le
feu est également, en tant qu’il brûle et consume, un symbole de purification et de régénérescence. » Ibidem., pp. 435 Ŕ 438. 322 « La grande vague ou le jeu des métamorphoses : Dans cet album d’une beauté plastique et d’une poésie infinie, pas de
personnages. Rien qu’un paysage qui se métamorphose au fil des pages, des zooms arrière et avant. Une histoire ? Au lecteur
Ŕ ou au spectateur ? Ŕ de l’inventer au gré de son imagination. Entre les troncs, soudain, une lueur. Une flamme ? Sans doute.
Un incendie ? Peut-être. On tourne la page : gros plan sur cette lueur orange qui change de couleur, on passe des couleurs
chaudes aux couleurs froides. Le feu devient eau, le brasier mer, la flamme vague. Un zoom arrière et voilà un paysage noc-
106
se contorsionnant dans l’air, pour prendre la forme puis la consistance d’une grande vague
d’eau qui fera apparaître des petits poissons multicolores qui prendront l’apparence d’oiseaux
de toutes les couleurs dans cette nouvelle forêt qui s’est régénérée après le passage du feu.
Dans cet espace, après avoir eu un effet destructeur, le feu devient un élément régénérateur
pour la nature. Dans la dualité, l’effet positif prend toujours le pas sous le pinceau de
l’illustratrice. 323
Si le feu réussit à éloigner les bêtes sauvages du campement, il ne réussit pas à déloger
les poissons qui ont pris possession de l’âme de la maison. Le feu n’a pas tous les pouvoirs
dans le monde surnaturel. Cependant, perdue et seule dans un refuge, Kÿt apprécie la chaleur
et le réconfort d’un bon feu de cheminée. Le feu réchauffe le corps et le cœur. Ses flammes
ont un effet hypnotique324
sur l’être humain du fait de leurs couleurs et de leurs danses crépi-
tantes.
- La terre 325
Cet élément est le socle nécessaire à toute vie sur la planète. La terre nourrit les êtres vivants,
permet la construction et les déplacements, tout autour de la terre.326
Si la planète terre est la
planète bleue, la terre prend des teintes et des nuances différentes en fonction des saisons, des
aménagements qu’elle subit, des nuages qui passent dans le ciel, cachant le soleil … Elle peut
donc être verte ou jaune au printemps par exemple comme blanche sous la neige en hiver. La
terre est un élément absorbant car la pluie s’y infiltre pour la nourrir. Elle subit les assauts du
vent qui emporte tout sur son passage. Le feu, quant à lui peut la ravager comme la nourrir de
ses cendres. La planète terre elle, tourne dans l’univers, toujours au même rythme, entraînant
dans sa ronde tous les éléments et les êtres vivants qui l’habitent. La terre est nourricière, elle
représente les racines stables, celles qui ne bougent pas, celles dont chacun a besoin pour se
construire et s’élever. Alors que sa forme ronde invite à l’évasion et au voyage, « jusqu’au
turne de mer peuplé de poissons multicolores. Tournons la page et les voilà transformés en oiseaux de paradis dans une forêt
tropicale ornée de fleurs éclatantes. On notera la suprême beauté de la dernière double page, avec sa faune et sa flore cha-
toyantes. D’abord plaisir des yeux, cet album constitue un hymne à la nature et à la multiplicité de ses métamorphoses et de
ses paysages. (…) Lorsqu’on a est saisi, happé par La grande vague, on se laisse emporter. (…) Pour son formidable potentiel
poétique, la merveilleuse luminosité de ses illustrations, La grande vague mérite donc qu’on se laisse porter par elle. Un tel
album ouvre des possibilités infinies en poésie et en arts plastiques. » http://www.intercdi-
cedis.org/spip/intercdiarticle.php3?id_article=1188 323 « …Comme pour La grande vague, l’idée m’est venue en quasi trois secondes. J’étais assise devant un feu de cheminée
avec une pochette de feutres Bic sur les genoux et « tac tac tac », je l’ai fait en petites vignettes. C’est ce que j’avais envie de
raconter, toute l’histoire était là. Le plus difficile, c’était de le refaire en grand ! ». Extrait de l’entretien téléphonique du
21/03/2011. 324 « … cette observation hypnotisée qu’est toujours une observation du feu. Cet état de léger hypnotisme, dont nous avons
surpris la constance (…) Il ne faut qu’un soir d’hiver, que le vent autour de la maison, qu’un feu clair, pour qu’une âme
douloureuse dise à la fois ses souvenirs et ses peines. » Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, éditions idées/Gallimard,
1949, p. 12. 325 « Elle supporte, tandis que le ciel couvre. (…) La terre est la substance universelle. (…) Universellement, la terre est une
matrice qui conçoit les sources, les minerais, les métaux. La terre symbolise la fonction maternelle. » Ibidem., p. 940 Ŕ 942. 326 Voir en annexe la chanson de Jacques Prévert, En sortant de l’école.
107
bout du monde », car il est tentant d’aller voir ce qui se passe derrière la ligne d’horizon, de
l’autre côté de la terre. Est Ŕ il trop audacieux d’avancer l’idée que la terre, les racines sont
illustrées par les arbres dans l’univers imagier d’Anne Brouillard. La terre, la planète ronde
qui tourne est illustrée par la ligne de chemin de fer. À partir de cette nouvelle hypothèse de
lecture, il serait possible d’étudier les albums à la lumière des cinq éléments chinois qui sont :
le feu, l’eau, le bois, le métal et la terre associés au concept du Yin et du Yang.
d) La ville, un paysage crée par l’homme :
un paysage en perpétuelle mutation, toujours en mouvement … comme la terre
Dans La terre tourne la ville est aperçue depuis la fenêtre de l’appartement de
l’homme en rouge et Kiliok. Le village est vu depuis l’extérieur sous le soleil. Dans le cadre
de cet album, le lecteur pourrait visiter chaque paysage à travers la vitre d’un train. Dans
Voyage, c’est chose faite. Les enfants traversent la ville en train et, ils y voient les mêmes
« immeubles », le même « coin de rue », le même « manège » et la même « place ». Par ce va
et vient d’album en album, deux lieux représentés séparément peuvent se retrouver unis par la
lecture d’un autre album. Le pont avec ses arcades renforce cette idée de déjà vu quelque part.
Cette place peinte sous le soleil évoque celle de Voyage, à un autre moment de la journée, le
soir, avec ses promeneurs et les clients assis à la terrasse du café ouvert. Il en est de même
pour le « manège » autour duquel la foule s’assemble. Dans La terre tourne, la ville est repré-
sentée comme un décor servant de cadre à l’évolution des personnages dans l’espace. Ils ne
rencontrent personne. Comme dans Sept minutes et demie, la ville semble une zone topogra-
phique permettant le déplacement des seuls protagonistes de l’histoire. Sont Ŕ ce des villes
inhabitées ?
Ailleurs, dans Voyage, Reviens sapin, Le voyageur et les oiseaux, Le temps d’une les-
sive, Le grand murmure par exemple, la ville est habitée et vivante. Des gens y vivent, y bou-
gent, y travaillent, s’y rencontrent, vont et viennent, y restent… Leur présence est sensible.
D’autres thématiques comme les plantes, le ciel, les arbres, les forêts, la plaine, le
voyage, l’intérieur et l’extérieur … pourraient aussi être étudiées comparativement à partir de
La terre tourne. Nous avons opté pour les plus représentatives à notre sens.
La terre tourne présente l’échantillonnage environnemental terrestre. La terre est vue
dans sa globalité et dans son mouvement perpétuel. Tout y est donc en déplacement et en
transformation. Cependant, tout comme les personnages et l’environnement y sont des repères
vivants pour le lecteur, les objets accompagnent aussi la lecture d’un album à l’autre.
108
3) Les objets (matériels)
a) Le ballon rouge327
: symbole de l’enfance, du jeu et de l’insouciance, de l’action,
des rencontres entre amis, des cadeaux offerts par les adultes …
Dans La terre tourne, le ballon rouge est le présent choisi par Kÿt. D’après
l’environnement et son attitude, le lecteur suppose qu’elle l’a trouvé à la fête foraine. En effet,
ce ballon de baudruche est très prisé par les enfants lors de cette circonstance festive. Mais
aussi, il peut illustrer la joie du « retour en enfance », le refus de vieillir, d’être enfermé, de
renoncer à ses rêves, l’envie d’aller jusqu’au bout de ses rêves d’enfance et le bonheur d’être
entouré d’amis, une « ode » à la vie, à la liberté et au courage dans le dessin animé La – haut :
Ces ballons sont toujours de couleurs vives car, ils sont là pour attirer le
regard et susciter le bonheur « enfantin ». Quand ils sont accrochés tous ensemble, multico-
lores, on dirait un arc en ciel qui se déplace dans le ciel.
Dans les albums d’Anne Brouillard, le ballon ou plus exactement les ballons sont
rouges :
« Le rouge … possède l’ambivalence symbolique … selon qu’il est clair ou foncé. L’un
entraîne, encourage, provoque (…) ; l’autre alerte, retient, incite à la vigilance. (…) Il n’est pas
de peuple qui n’ait exprimé cette ambivalence d’où provient tout le pouvoir de fascination de la
couleur rouge, qui porte en elle intimement liées les deux plus profondes pulsions humaines : ac-
tion et passion, libération et oppression. »328
Ici, cette ambivalence symbolique se retrouve plutôt au niveau de la forme et de
l’utilisation car il s’agit d’un ballon flottant dans l’air ou retombant au sol. L’un est ovale,
libre, aérien mais retenu sur terre par une ficelle ; l’autre est rond, pesant, passif mais devient
actif au contact d’un pied ou d’une main humaine. Tout au long des albums, le lecteur ren-
contre donc, sur les traces des enfants329
, ce ballon rouge330
:
- le ballon solitaire : le ballon qui flotte au vent, le ballon attaché avec une ficelle.
C’est ce même ballon de baudruche qui permet au lecteur de reconnaître l’ambiance
de la fête foraine dans Voyage bien que l’illustration soit en noir et blanc. Entre l’image de La
terre tourne et celle de Voyage, le temps est passé, la nuit est tombée et le public est arrivé.
Que ce soit dans Le temps d’une lessive ou dans Promenade au bord de l’eau, ce ballon est
toujours celui d’un seul enfant, il se joue en solitaire avec le vent. D’ailleurs, ce dernier finira
327 « Le rouge vif … incite à l’action ; il est l’image d’ardeur, … de jeunesse, de santé. (…) Il incarne la fougue et l’ardeur de
la jeunesse. » Dictionnaire des symboles, p. 832. 328 Ibidem. pp. 831 Ŕ 833. 329 « … enfants … dont on connait l’universelle attirance pour la couleur rouge. » Ibidem., p. 833. 330 Le ballon rouge se retrouve dans nombre d’univers imagiers pour la jeunesse. Il se transforme sous l’imagination de Iela
Mari et Sara, par exemple ; il accompagne Mon petit monde de Margaret Wise Brown ; il prend une valeur de liberté,
d’insouciance, d’amour … et il occupe une place typographique symbolique dans Le petit inconnu au ballon de Jean Baptiste
Cabaud et Fred Bernard où le narrateur textuel l’intègre dans son texte. Chaque « o » du texte est illustré par ce symbole « o »
afin de rappeler au lecteur combien la guerre est « injuste » et cruelle. Le signe est solidaire du sens.
109
par l’emporter avec lui à la fin de l’album Promenade au bord de l’eau, laissant l’enfant sur la
plage avec la famille et les amis. Par cette nouvelle résonnance, le lecteur peut se demander si
cet enfant ne serait pas l’enfant accueilli à la fin de La terre tourne. Dans Le temps d’une les-
sive, il y a deux enfants. Donc, il est tout à fait normal qu’ils en aient chacun un. Le jaune331
pour la fille et le rouge pour le garçon332
.
- le ballon partagé : le ballon qui se pousse au pied, le ballon qui se joue à la main, le
ballon qui roule, le ballon abandonné au bord du chemin.
Quand les enfants se retrouvent à plusieurs, le ballon s’adapte à leurs jeux. Quand
l’enfant est seul, il joue avec l’inclinaison du terrain. Quand l’enfant est devenu un adulte, le
ballon se retrouve abandonné au bord du chemin, trace visible de l’insouciance passée. Ce
ballon rond roule dans la pente, devançant les pas de l’enfant, il ne s’arrête jamais dans sa
course, tout comme la terre tourne encore et toujours. Fidèle compagnon de l’enfance, il ne
s’arrête que quand l’enfant est trop grand pour jouer avec lui. Symbole de la convivialité en-
fantine, il se joue au pied dans Le chemin bleu, Le bain de la cantatrice et Rêve de lune. Sur
ses traces, le lecteur et les personnages évoluent dans l’espace et le temps qui passe. Il se joue
à la main dans La famille foulque, Julie capable et L’homme qui était sans couleurs.
De part ses multiples facettes, le ballon est l’objet idéal pour illustrer le monde de
l’enfance. Offert à cet enfant attendu dans La terre tourne, c’est donc tout naturellement qu’il
accompagne les jeunes personnages dans de nombreuses histoires pour la jeunesse illustrées
ou imaginées par Anne Brouillard.
b) La valise : symbole du voyage, les gens qui vont et viennent, ceux qui ne s’arrêtent
jamais mais aussi ceux qui déménagent ailleurs pour y être mieux ou pour des raisons de
restructuration de l’espace, ceux qui doivent partir de chez eux, ceux qui sont morts…
Comment représenter le passage de l’enfance à l’adulte. Cette période « entre Ŕ deux »
où les rêves changent, où certains se perdent et où d’autres deviennent réalisables ? Cette
transition dans la vie de l’être humain qui va « prendre son envol », devenir peu à peu auto-
nome pour enfin partir du « giron » familial ? C’est le moment où l’on a envie de « faire sa
valise » pour aller voir ailleurs … même si l’on ne sait pas encore que l’on reviendra un jour,
comme l’illustre Le chemin bleu.
331 « Le jaune est la plus chaude, la plus expansive, la plus ardente des couleurs. (…) Il est le véhicule de la jeunesse, de la
force, de l’éternité divine. » Dictionnaire des symboles pp. 535 Ŕ 537. 332 « C’est une couleur masculine » in http://www.creatic.fr/cic/B022Doc.htm
110
La valise est aussi le symbole du voyage, au rythme de la terre qui tourne, tout autour
de la terre qui est ronde, sur les traces des personnages de La terre tourne. Dans l’univers
imagier d’Anne Brouillard, cette valise a une forme, une couleur, une âme … De ce fait, le
lecteur la reconnaît malgré la grande disparité des environnements dans lesquels elle se trouve.
Cette petite valise rectangulaire marron arrive doublement dans l’univers imagier de La terre
tourne. C’est tout d’abord l’homme en rouge puis la dame en vert qui arrivent, chacun avec la
leur. Leur arrivée est d’ailleurs similaire. Chacun pose sa valise à sa droite afin d’avoir les
mains libres pour saluer leur hôte animal. La valise est donc utilisée pour transporter ses ba-
gages, partir en voyage mais, une fois arrivée, on la pose afin de s’installer pour un moment
ou pour toujours selon les circonstances. Dans La terre tourne, Voyage, Le voyageur et les
oiseaux ou Le grand murmure, cette valise est « de voyage », « de passage » alors que dans
Le chemin bleu, elle se pose pour longtemps car le narrateur revient pour s’installer ici. Elle
peut aussi se retrouver là pour toujours, car, après la mort de son propriétaire, qu’en faire ?
(Le rêve du poisson) Elle devient alors la trace, le souvenir de l’être aimé et disparu. « On se
demande où vont ceux qui sont morts ? ». Si la présence et la vue de cette petite valise
n’apportent pas de réponses, elle permet de ne pas oublier celui ou celle à qui elle a appartenu.
Dans de telles circonstances, le grenier, cet endroit « où le temps semble suspendu » semble
bien être le coin idéal pour la poser.
Que les illustrations soient en couleurs ou en noir et blanc, cette petite valise est très
reconnaissable du fait de ses particularités adaptables en fonction des personnalités des per-
sonnages et des situations dans lesquelles ils se trouvent.
C’est ainsi que Le grand Michu l’emporte avec lui quand il doit entrer au pensionnat.
Cette même petite valise peut être utilisée en tant qu’ « attaché case » pour les besoins de la
narration. Par contre, pour une balade en forêt, le sac à dos est plus pratique car il laisse les
mains libres. Pour faire les courses, une balade sur le chemin ou une partie de pêche, le panier
est plus adapté au pique nique et à la « prise miraculeuse » ! Quand il s’agit de partir au pays
du rêve ou à la recherche de sa maison, alors là, pas besoin de valise car le personnage part à
la découverte de l’inconnu. Et quand il est question de partir précipitamment ? Les person-
nages n’ont pas le temps de faire leur valise, ils emportent donc tout ce qu’ils peuvent « en
vrac » et ils embarquent vers d’autres horizons moins humides. La valise s’adapte aussi à la
personnalité des personnages. Une vieille dame sera équipée d’une valise à roulettes tandis
qu’un vieux voyageur « musicien » portera une valise de la taille de son instrument (une flûte
certainement). Il en est de même pour Élisabeth qui va « jouer de l’accordéon au château. »
111
c) La cafetière : illustre les gens qui restent là parce qu’ils y sont bien, symbole de
l’accueil, le partage, la chaleur humaine, recevoir des amis, la pause conviviale, le café :
le goût, l’odeur, le réveil quotidien et rassurant …
Une fois que les adultes sont bien confortablement installés chez eux ou en pause, au
cours d’un voyage, que font Ŕ ils ? Ils partagent un café en famille ou entre amis. C’est ainsi
que la cafetière se retrouvent dans la plupart des albums d’Anne Brouillard symbolisant cette
convivialité entre adultes. Mais aussi, quand ils vivent seuls, la cafetière les attend pour leur
procurer un peu de chaleur.
La cafetière rouge de La terre tourne, tout comme la ligne de chemin de fer prend une
double signification dans Le pays du rêve. En effet, elle aussi se retrouve dans les deux
mondes : celui de la réalité et celui du rêve. Sa présence dans la maison « réelle » n’est pas
étonnante pour le lecteur sensible aux résonnances car, il la retrouve dans L’orage. Elle existe
donc bel et bien chez ces gens qui habitent ici. Mais alors, comment peut Ŕ elle se retrouver à
la fois dans les deux mondes, le vécu et le rêvé dans Le pays du rêve ? C’est même elle qui
attend les voyageurs, posée sur une table près de la voie ferrée et du bateau. Elle semble être
la « vedette » de cet album, image rouge détourée sur le fond blanc de la page de titre. Cette
cafetière symboliserait cette ambiance mystérieuse et « utopique » caractéristique des albums
d’Anne Brouillard. En effet, dans La terre tourne, ce ne sont pas les être humains qui
l’utilisent mais le chien noir qui d’ailleurs lit aussi le journal ! Tout le monde est mis sur un
pied d’égalité dans cet univers imagier. Ainsi, la cafetière rouge deviendrait « animée » et
serait libre de se dédoubler. Où que l’on se trouve, elle symbolise le fait que l’on est toujours
attendu par « quelqu’un » ou « quelque chose ». Nous ne sommes jamais seul sur terre et nous
avons tous besoin les uns des autres pour y vivre en harmonie.
Comme les autres personnages, la cafetière rouge évolue dans l’univers imagier
d’Anne Brouillard. Sa place, son rôle change mais son apparence et sa présence interpellent
toujours l’œil « dénicheur » du lecteur. Elle peut se positionner en tant qu’ :
- Accessoire au sein d’illustrations de pleine page dans La terre tourne, par
exemple.
- « Label » au centre de la page de titre dans Le pays du rêve,
- Objet « animé » de tremblements sous l’effet du bruit du tonnerre et de la
peur de l’éclair blanc dans L’orage,
- Ustensile de cuisine bien rangé dans le buffet dans l’album De l’autre côté
du lac.
112
Le rouge est une couleur primaire et chaude333
, le fait de l’associer à la couleur
blanche334
le rend plus discret. Le rouge incite au geste, à l’offre d’un café, le blanc participe
de ce don « de soi ». En effet, en servant un café, par ce geste chaleureux, on donne aussi de
son amitié ou de son amour. Cependant, la cafetière blanche et rouge assume toujours cette
même fonction dans une ambiance toujours chaleureuse. Qu’elle attende des amis dans Le
grand murmure, offre une pause à un ami de passage dans La maison de Martin ou réchauffe
le corps d’une famille revenue de balade dans Reviens sapin. La cafetière blanche et rouge
passe de mains en mains, rassemblant les gens autour d’elle.
La couleur blanche évoque aussi la vieillesse, époque de solitude alors que l’être hu-
main a toujours besoin de chaleur. C’est ainsi que, dans l’environnement imagier de La vieille
dame et les souris et Le gardien des couleurs, ces deux personnes âgées ont une cafetière en
céramique blanche. Une cafetière d’une autre époque mais qui garde toujours sa place.
En effet, comme la valise, elle s’adapte aux personnages et aux circonstances de leur
histoire. L’homme qui était sans couleurs est un personnage contemporain avec le rythme que
cela impose. Le narrateur imagier a donc choisi de lui installer dans sa cuisine, une cafetière
électrique moderne. Cela est plus pratique et plus rapide le matin au réveil pour prendre son
petit déjeuner « sur le pouce ». Dans les cas de Kÿt et du pêcheur, le narrateur imagier a opté
pour le même choix des couleurs (rouge et blanc) mais pour un objet plus pratique et transpor-
table : le thermos. Ainsi, le café est une boisson qui peut se partager aussi ailleurs que chez
soi. Que ce soit avec un chat ou avec une oie, grâce au thermos, cette boisson garde ses va-
leurs, gustatives et chaleureuses. Tout comme dans La terre tourne, le café permet le contact
et les échanges amicaux et harmonieux entre les êtres humains et les animaux.
d) Le chemin de fer, les rails, la voie ferrée, le train335
…
Tout cet environnement est propice à l’imagination et au voyage vers l’extérieur ou
depuis l’extérieur ; aux échanges à l’intérieur, dans le compartiment ; aux promenades et aux
rêves le long de la ligne de chemin de fer ou de l’autre côté, tout est envisageable dans et en
dehors de cet espace ferroviaire.
333 « Le café y reste plus chaud plus longtemps. » remarque Anne Brouillard lors de la conférence du 06/11/2010. 334 « C’est une couleur neutre. (…) Dans la valorisation positive du blanc … elle est l’attribut de celui qui se relève, qui renaît,
victorieux de l’épreuve. (…) Dans le bouddhisme japonais, l’auréole blanche et le lotus blanc sont associés au geste du poing
de connaissance, par opposition au rouge et au geste de concentration. (…) Elie est le maître du principe vital symbolise par
le rouge, Moïse, selon la tradition islamique, est associé au for intime de l’être dont la couleur est le blanc. (…) On retrouve
chez Les Soufi la relation symbolique du blanc et du rouge. Le blanc est la couleur essentielle de la Sagesse ; le rouge est la
couleur de l’être mêlé aux obscurités du monde. » Dictionnaire des symboles, p. 127. 335 Voir en annexe la chanson de Grand Corps Malade, Les voyages en train.
113
Nous pouvons adapter les propos de Gilles Clément à cet espace qui nous intéresse en
ces termes :
« La terre est elle – même » une ligne de chemin de fer dont la limite apparente « est l’horizon
(…) : l’horizon arrête toujours notre regard, mais il a cessé d’être la limite du monde, parce que
nous savons désormais très bien ce qui se cache derrière, maintenant que nous vivons dans un
monde où, (…) nous pouvons avoir une idée » du paysage « pour toute la planète. Ça, c’est la ré-
volution que nous ont apportée les satellites et les cosmonautes. » On nous montre la planète
« c’est devenu une nouvelle habitude culturelle. » Grâce au train, nous traversons un univers sur
les rails.336
Le narrateur imagier de La terre tourne positionne la voie ferrée transversalement, que
ce soit dans un plan horizontal ou vertical et hors champ comme un lien possible de page à
page. Cette organisation spatiale se retrouve dans d’autres albums aussi.
Dans Le grand murmure, les personnages déambulent autour de la ligne de chemin de
fer, regardent passer le train, l’attendent sur le quai ou dans le café de la gare mais voyagent
aussi par ce moyen de transport, tout comme les personnages de La terre tourne. Ils en profi-
tent pour regarder le paysage qui défilent sous leurs yeux, échanger quelques conversations ou
un verre dans l’ambiance chaleureuse du compartiment. L’essentiel de la narration illustrative
de Voyage se passe dans le train ou vu depuis l’intérieur du compartiment, à travers la vitre.
Les paysages réels et imaginaires se succèdent au rythme de ce train qui circule autour de la
terre qui tourne. Situé hors cadre de la page, la vue depuis le train permet des vues en plon-
gées sur les décors traversés par les personnages. Comme dans Le grand murmure, la gare est
un endroit peuplé et animé par toutes sortes de gens qui vont viennent, partent ou reviennent
de voyage, certains attendent le train, d’autres attendent les voyageurs du train. La gare est
l’espace narratif de l’album Le voyageur et les oiseaux. Ici, les trains sont en arrière plan car,
les protagonistes statiques sont positionnés au premier plan. Cependant, le défilé incessant des
allers et venues des trains permet au lecteur de prendre conscience du temps qui passe dans
cette gare terminus. Au rythme des départs et des arrivées des trains, les gens vont et viennent,
pour accueillir un voyageur, attendre ou courir après leur train. L’espace ferroviaire illustré
dans Le chemin bleu est limité. Cependant, ces deux ambiances sont représentées : un espace
d’aiguillages, un terminus et des voies ferrées parallèles comme dans Voyage ou Le voyageur
et les oiseaux ; un quai de gare avec un train prêt et des voyageurs comme dans Voyage, Le
grand murmure ou Le voyageur et les oiseaux. Ici, deux vignettes suffisent pour évoquer ce
monde ferroviaire.
Dans la forêt enneigée de Il va neiger, pas de train en vue ! Cependant, les person-
nages se promènent le long de cette voie ferrée qui traverse les bois et quelques pages de
l’album de part en part, « ils cheminent le long de la voie ferrée, là où les rails font une belle
336 Gilles Clément à propos de son livre Thomas et le voyageur, éditions Albin Michel, 2011.
114
courbe. »337
Cette ligne illustre le chemin qui balise leur promenade nocturne, comme un re-
père visuel dans cette forêt. En effet, il fait nuit et la neige a recouvert le sol. Les rails restent
visibles et orientent les pas des personnages sans risque de se perdre, « petits cailloux blancs
du Petit Poucet ». Que les personnages soient dans le train, sur les quais, dans le café de la
gare ou le long des rails, cette ligne permet le rassemblement des personnes et les invite aux
voyages. Comme dans Le grand murmure et Le pays du rêve, cette ligne peut être courbe,
comme si les rails prenaient la forme et l’orientation de la terre qui tourne. Dans ce dernier, la
narration illustrative est double tout comme l’apparence de la voie ferrée. Elle est rectiligne et
empruntée par des trains dans la réalité alors qu’elle est toute en virages et inutilisée dans Le
pays du rêve. L’arrondi évoque la douceur, c’est une forme non agressive, elle suggère
l’espace du nid douillet … serait Ŕ ce cela Le pays du rêve ? Alors que la ligne droite impose
une direction et une rigueur qui symboliserait le monde réel ?
Que dire alors de cet autobus Ŕ tram Ŕ train Ŕ avion Ŕ sous marin Ŕ machine à laver
dans Le temps d’une lessive ? Ce véhicule a l’apparence d’un train, les fonctions d’un tram-
way (train citadin électrique) mais, il roule sans roue, sans rail et il navigue sous l’eau et il
vole. Alors qu’est Ŕ ce ? « Cet album est un délire » précise Anne Brouillard. Ainsi, par ce
moyen de locomotion « tout terrain » l’illustratrice a voulu représenter tous les déplacements
possibles, dans tous les éléments (sur terre, sous l’eau et dans l’air) en un seul et unique es-
pace mobile. « Il semblerait que cela fonctionne bien » précise t’elle « et en plus, c’est écolo-
gique » ! Merci Anne Brouillard pour cette fabuleuse invention du XXIème
siècle.338
Le chemin de fer est bien un environnement qui permet le déplacement d’un espace à
l’autre, le mouvement d’un moment à l’autre et aussi la rencontre, l’échange et le partage. Ce
n’est pas un élément froid, tout comme la neige, la nuit, la ville … Le narrateur les présente
sous un aspect chaleureux et bienveillant. C’est cette même harmonie qui nous accompagne
dans et à partir de La terre tourne.
Que se passe t’il donc quand Anne Brouillard est invitée à participer à un album col-
lectif chez Sarbacane sur le thème du loup ? Elle joue avec les mots et le lecteur la reconnaît
sans aucun doute. C’est alors que du titre de l’album Un loup peut en cacher un autre339
, elle
en a déduit une autre expression populaire « un train peut en cacher un autre » ! Quand on lui
demande pourquoi elle a représenté tous ses loups dans un train qui traverse la forêt du Petit
chaperon rouge qui attend au passage à niveau, elle répond : « ils rentrent du boulot ! ».
337 Daniel Fano, 4 talents singuliers : Anne Brouillard, in Brochure "L'illustration en Wallonie et à Bruxelles". 338 Cet album est paru en 2000. 339 Textes de François David, Un loup peut en cacher un autre, éditions Sarbacane, 2006.
115
Anne Brouillard est non seulement talentueuse, elle est aussi douée d’humour. Person-
nalité qui s’accompagne d’une philosophie de vie « égalitaire » et pacifique.
D’autres motifs comme la nappe, le manège, la maison, le bateau, le pont, la porte, la
fenêtre, la tablée … pourraient aussi être étudiés comparativement à partir de La terre tourne.
Nous avons choisi de traiter les plus représentatifs selon nous.
Sur place ou ailleurs, statiques ou mobiles, les objets accompagnent les personnages
comme des partenaires à part entière. Qu’ils les attendent, les transportent ou les suivent, ils
représentent des guides imagiers pour le lecteur aussi. Leur forme est généralement ronde ou
arrondie, s’harmonisant ainsi avec le style de prédilection d’Anne Brouillard.
4) La rotondité
Par l’organisation de la narration imagière la fin renvoie au début, le lecteur est invité
à participer à une histoire sans fin, perpétuelle, comme la terre nous entraîne tous dans sa
course ronde. Le lecteur est donc sensible à cette symétrie entre les illustrations de début et de
fin à chaque album. Dans ce même esprit d’organisation en boucle, ce mémoire part du lac de
La terre tourne pour y revenir à la fin. Par « le visage de l’enfant », la dernière illustration de
La terre tourne résonne avec la première vignette de la première page. La lecture commence
par cette première vignette en bas à gauche et se termine à droite de la dernière page, du fait
du sens de lecture occidental de gauche à droite.340
Chez Anne Brouillard, la dernière page de
droite renvoie à la première page de gauche, le sens de lecture devient donc double, comme
une bobine de film qui se déroule continuellement, sans s’arrêter. À chaque lecture, à chaque
passage, le lecteur Ŕ spectateur fait de nouvelles découvertes et crée de nouveaux liens.
« Comme quand on part en voyage, à chaque retour, c’est un nouveau début, on n’est pas tout
à fait le même », on est plus riche de chaque expérience à chaque passage. Son univers est
ouvert et cyclique.
Au fil des pages, la narration imagière progresse au rythme des illustrations comme
une respiration.341
Les échos d’une page à l’autre sont fréquents, les résonnances imagières
inter Ŕ albums sont évocatrices mais, ce qui particularise le style d’Anne brouillard, c’est la
structure de ses œuvres. « Le côté boucle, tout tourne en rond, on tourne en rond … C’est
340 « Le livre s’approche des mains du lecteur, s’approche de son regard, s’ouvre, s’offre, se laisse conquérir. (…) La direc-
tion du regard crée le sens, de même que le sens crée la direction. De même que le sens crée le sens. » Daniel Leduc, Le livre
de l’ensoleillement, éditions N&B, Aubenas, 2003, p. 60. 341 « Ouvrir un livre est un acte de respiration volontaire ; comme ouvrir une fenêtre sur le monde. Sentir le souffle de chaque
chose sur sa peau intérieure. » Daniel Leduc, op. cit., p. 59.
116
mon interprétation de la vie, ce que je vais mettre dans mes livres, c’est la façon dont je res-
sens l’existence. On revient au même endroit souvent, on ne peut pas s’échapper de soi où
qu’on aille. Le retour, on est, on vie, on meurt, ça continue et c’est sans fin. »342
Elle avoue
avoir ce style de prédilection depuis son enfance. Entre la première et la dernière page, les
personnages progressent et évoluent, le lecteur chemine sur leurs traces mais, le voyage est
toujours renouvelable, un nouveau départ est toujours possible.
Comme La terre tourne, comme les trains et les gens vont et viennent, la mémoire vi-
suelle du lecteur le reconduit naturellement à retourner au début du livre. Chaque lecture est
unique et complémentaire. Dans La terre tourne, le visage de l’enfant né résonne avec le vi-
sage de l’enfant à naître. Les mêmes illustrations évoquent donc une nouvelle naissance à
chaque lecture.
- « On revient au point de départ avec beaucoup de tendresse, dans l’harmonie, sans agres-
sivité …
- Dans la terre tourne, le rond amène à la boucle, à la douceur. »343
Telle une métaphore de la vie qui continue, rythmée par des moments particuliers,
comme la terre tourne au rythme des jours et des nuits, chaque lecture annonce un nouvel ac-
cueil. La répétition n’est jamais à l’identique. Comment ce rythme circulaire s’organise t’il
dans les autres albums ?
- Le point de départ correspond au lieu d’arrivée :
On part et on revient « un jour », entre les deux moments, plus ou moins long, pendant
« notre » voyage, la vie continue …
Ces albums sont les plus nombreux. Il peut s’agir d’un cycle qui autorise le retour à
l’état initial (Reviens sapin), au point de départ initial (Sept minutes et demie, Mystère, Il va
neiger), le temps d’un orage ou que la pluie tombe, le temps d’une conversation téléphonique.
L’arrivée dans la réalité fictive peut correspondre au point de départ dans le monde imaginaire
de l’histoire (Le temps d’une lessive) et les deux mondes se mêlent. Mais aussi, les boulever-
sements peuvent être plus importants. Un quartier est transformé, une forêt métamorphosée, le
personnage enfant est devenu adulte … Quand on revient, on est différent mais l’espace et les
gens qui sont restés là ont changé aussi.
- Tout tourne dans le même espace, tout le monde y est entraîné au même
rythme de la terre qui tourne :
342 Extrait de la conférence du 06/11/2010 à Toulouse. 343 Ibidem., extrait de l’interview de Nicole Folch.
117
Car la terre tourne toujours même quand on reste au même endroit, là où on est bien.
Le monde n’est pas immobile même si l’on ne bouge pas. Le passage des intempéries, des
gens et des saisons tout autour en sont des preuves palpables. Que l’on soit tranquille, autour
d’un étang, dans un café de gare, sur une balançoire … que l’on court après « le temps », il
passe invariablement pareillement pour tous.
- D’un point à un autre « presque » identique, on continue toujours, les gens
vont et viennent, on va voir « ailleurs » pour vivre de nouvelles aventures :
En voyage, on va d’une gare à l’autre, en barque, on va d’une berge à l’autre, dans la
forêt, les personnages y entrent et en ressortent, dans la montagne, ils montent et descendent,
une boîte rouge revient sur une autre étagère, prête à faire naître de nouvelles histoires … On
revient souvent au même endroit, là où on aime être.
- Le point d’arrivée est le « même » monde inversé, une nouvelle vie « à
l’envers » commence, dans un lieu qu’on ne connaît pas encore :
Cette nouvelle expérience peut être déclenchée par les personnages eux Ŕ mêmes,
comme dans Le bain de la cantatrice ou Trois chats, mais, les intempéries naturelles comme
le vent ou la pluie diluvienne peuvent obliger les personnages à s’adapter à leur nouvel envi-
ronnement de vie. À l’endroit ou à l’envers, l’histoire continue …
Par son style imagier « répétitif », Anne Brouillard incite le lecteur à découvrir et re-
découvrir chaque album. Une seule lecture ne suffit pas pour tout « voir ». Tout comme
chaque album résonne avec d’autres, la dernière et la première illustration se répondent en
écho. Tisser les sens344
et l’essence de son œuvre demande du temps. Chaque lecture ména-
geant toujours son lot de surprises et de richesses, elle est une nouvelle découverte. Le lecteur
ne tombe jamais dans la monotonie345
de la répétition et il est actif dans cette re-construction.
Quand le lecteur s’est pris au jeu, il a envie de continuer l’exploration, d’aller voir plus
en profondeur dans les œuvres d’Anne Brouillard, à la recherche de ces liens qui sont de nou-
velles richesses. Par ses jeux de regards, sa lecture s’affine et il prend plaisir à construire de
nouvelles interprétations. Les personnages, les objets, les environnements lui deviennent plus
familiers et font partie de son univers fictionnel. Les narrateurs imagiers et/ou textuels de-
viennent des partenaires avec lesquels il construit le sens intra et inter albums.
344 « Partir de la singularité de l’œuvre donc, mais aussi bâtir une solide confiance dans sa capacité à faire sens. » sophie Van
der Linden, Prologue, in L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ?, op. cit., p. 13. 345 « Déjouant les certitudes préalables comme les stratégies de lecture répétitives et automatiques, chaque album, dans sa
singularité esthétique, invite son lecteur, ses lecteurs, à une expérience littéraire inédite, une expérience de l’intranquillité. »
C. Connan Ŕ Pintado, F. Gaiotti, B. Poulou, L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ?,
op. cit., p. 10.
118
D) Un exemple de continuité narrative
Comment les narrateurs se complémentent à travers les albums pour reconduire le lec-
teur dans l’ambiance de La terre tourne.
1) Le pêcheur et l’oie
2) Le voyageur et les oiseaux
3) La famille foulque
4) La vieille dame et les souris
5) De l’autre côté du lac 346
« Au niveau de la technique, j’ai fait Le pêcheur et l’oie et Le voyageur et les oiseaux
à l’encre et à l’aquarelle. Pour les trois autres, La famille foulque, La vieille dame et les souris
et De l’autre côté du lac, il y a une petite différence. J’ai utilisé exclusivement de l’encre (bâ-
tons de couleurs et liquide) que j’achète dans une boutique à Paris. C’est de l’encre au trait
(avec une plume) et au pinceau. 347
» « J’aime beaucoup le papier doux (comme celui du
Seuil348
) ; il ternit un peu mes couleurs, mais c’est celui que je préfère. »349
« À la palette du peintre, elle ajoute un travail de découpage, de plans, de séquences
issues d’un instinct sûr et d’une finesse d’observation peu commune. (…) Elle part en repé-
rages, observer un plan d’eau, … un lac dans la Suède chère à son cœur. Elle part vivre cette
confrontation avec la nature, retrouver cet équilibre millénaire. »350
À travers ses albums,
Anne Brouillard donne à voir ce qu’elle-même a observé, par ses illustrations, elle fait ressen-
tir les images351
qui l’ont émue. « Voilà une artiste à la pensée associative, qui part pour cha-
cune de ses créations d’une idée visuelle, d’une ambiance caractéristique. (…) Ce qui lui im-
porte, c’est de révéler un monde imaginé à partir d’un morceau de réel, un monde où logique
et rêve se mettent à coïncider. »352
Son œuvre fait partager au lecteur sa conception de la vie.
Ses illustrations sont des tableaux sensibles et émotionnels. Son style353
pictural évoque le
haïku, « genre avant tout descriptif, imagé, mais aussi intimiste et émotionnel (…). Ce qu’on
nomme en littérature une « image visuelle », quelquefois une « image littéraire ». C’est le
346 « À cause de l’inspiration, c’est le même lac que dans La terre tourne. De l’autre côté du lac est aussi inspiré de
l’ambiance de ce fameux lac Teåkersjön à Dalskog en Suède. » Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du
31/01/2011. 347 Extrait de l’entretien téléphonique du 14/02/2011. 348 « L’éditeur revient en scène en la personne du directeur artistique qui apporte tout son savoir faire quant au choix du
papier, ... » Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau, Master 2 LIJE, Album pour la jeunesse, 2010, p. 7. 349 Anne Brouillard pour Ulrike Blatter, in Parole 3/07, novembre 2007, pp. 3. 350 Nicole Nachtergaele, Rencontre avec Anne Brouillard, in revue Alice, N° 2, printemps 1996, p. 60. 351 « L’image est donc vecteur de communication, un langage ; elle délivre un message qui est lu. » C. Segura Ŕ Balladur et É.
Audureau, op. cit., p. 13 Ŕ 14. 352 Daniel Fano, 4 talents singuliers : Anne Brouillard, in Brochure "L'illustration en Wallonie et à Bruxelles". 353 L’illustration témoigne d’une recherche artistique personnelle où le récit de fiction devient le champs d’investigation de
son travail d’artiste. » Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau, op. cit., p. 25.
119
poème de prédilection pour donner à voir et à sentir la nature, les saisons. »354
Au fil des
pages, le cheminement se construit, évoquant tout un monde au lecteur, dans cette ambiance
« brouillardienne ».
« L’art ne décrit pas le visible, il rend visible. »355
et le haïku est une image visuelle. Il
« donne à voir cette image. »356
Dans les œuvres d’Anne Brouillard, tout est au service de son
art : les techniques, les couleurs, les personnages, les paysages … Un bruit, une émotion, une
anecdote, une « vision » éveillent en elle une œuvre. À partir d’un « petit quelque chose » qui
pourrait passer inaperçu chez d’autres, elle crée un album. Dans ces mêmes dispositions
d’esprit, « le haïku, c’est aussi le poème des choses les plus banales de la vie quotidienne, des
bonheurs minuscules et des petits tracas (…), le poème du lâcher prise (…) de la capture de
l’éphémère, de l’observation attentive des petites choses fugaces. »357
Ainsi, nous pouvons
imaginer que ses albums s’apparentent à des haïkus. Petit poème japonais de dix sept syllabes,
au rythme de cinq Ŕ sept Ŕ cinq, définit par Bashô, son premier maître en ces termes : « c’est
simplement ce qui arrive en tel lieu, à tel moment. »358
Ses haïku peignent la nature et sont
souvent insérés dans des textes en prose, l’ensemble se présentant sous la forme de carnet de
voyage. Tout comme Anne Brouillard transporte dans son sac ses carnets d’esquisses et de
notes en voyage.
Nous avons donc tenté, à partir des images visuelles offertes par Anne Brouillard, une
création359
poétique dans les règles du haïku car « ce système permet une écriture extrême-
ment concise, imagée et rythmée »360
correspondant à son style. « Son passage à l’écriture
s’ajoute à une belle palette graphique. Elle supprime beaucoup, avant d’avoir la phrase adé-
quate, pour former un accord quasiment parfait avec l’image. »361
Cependant, dans La famille
foulque et De l’autre côté du lac tout particulièrement, chaque double page illustrée évoque
un haïku contemplatif qu’un poète émérite, que nous ne sommes pas, mettrait en mots.
« L’essentiel est de donner une âme au haïku »362
comme Anne Brouillard le fait avec talent à
chacun de ses mouvements de pinceaux, « une voix dans les images. Ses histoires presque
354 Philippe Costa, Petit manuel pour écrire des haïku, Picquier poche, 2010, pp. 39 Ŕ 40. 355 Paul Klee. 356 Philippe Costa, op. cit., p. 77. 357 Ibidem., pp. 40 Ŕ 41. 358 René Etiemble, Du haïku, éditions Kwok On, collection « Culture », Paris, 1995, p. 25. 359 « Si l’illustrateur est également auteur la lecture s’enrichit car l’album devient un espace à explorer, à décoder. Le déco-
dage de l’image ne dépend pas seulement du savoir faire du créateur mais aussi de celui qui la reçoit et la regarde. Chacun
l’interprétera différemment et lui attribuera un sens particulier, selon sa perception consciente et inconsciente ou les réfé-
rences auxquelles elle fait allusion. » C. Segura Ŕ Balladur et É. Audureau, Master 2 LIJE, Album pour la jeunesse, 2010, p.
19. 360 Philippe Costa, op. cit., p. 47. 361 Nicole Nachtergaele, Rencontre avec Anne Brouillard, in revue Alice, N° 2, printemps 1996, p. 62. 362 René Sieffert, Bashô, Le manteau de pluie du singe, P.O.F., collection « Poètes du Japon », Paris, 1986, p. 1.
120
sans paroles, où ses illustrations sont peintes comme autant de tableaux et les textes remplis
de poésie. »363
Anne Brouillard habitait dans ce quartier de Bruxelles à cette époque là. Elle s’y pro-
menait souvent à pied comme elle aime le faire, tranquillement, en observant les gens, les
animaux et la nature. C’est ainsi qu’une fois, elle voit une oie « stoppée » près d’un pêcheur,
l’observant … Sur le retour, elle la revoit. L’histoire était en germe dans son esprit ! Par la
suite, elle a voulu reprendre cette même atmosphère autour de l’étang dans un champ plus
large dans le temps et dans l’espace. Ainsi sont nées La famille foulque et puis La vieille dame
et les souris. Anne Brouillard aime travailler « doublement ». Ici, les albums vont par paire
tout comme les personnages sont par couple « humain / animal ». Ainsi, au fil des narrations,
au fil de ses lectures, le lecteur peut les associer dans le temps et dans l’espace, dans la « vraie
réalité » et dans la fiction. (Le pêcheur et l’oie / La famille foulque ; Le voyageur et les oi-
seaux / La vieille dame et les souris ; De l’autre côté du lac / La terre tourne) par exemple.
Comme à son habitude, Anne Brouillard suggère, « titille » le regard et l’imagination du lec-
teur. À chacun de reconstruire son univers avec les indices qu’elle parsème en résonnances.
1) Le pêcheur et l’oie
« Un homme s’assoie au bord d’un étang pour pêcher. Apparaît une oie, elle s’approche et
s’installe, semblant s’intéresser à cette partie de pêche. L’homme, déçu, ne prend que de tous petits
poissons qu’il rejette à l’eau. Regardant les canards barboter, ils attendent ensemble une grosse
prise lorsque vient la pluie. Abrités côte à côte sous le parapluie du pêcheur, ils partagent son
pique-nique. Bredouille, l’homme s’apprête à partir, lorsque l’oie part dans l’étang pêcher à son
tour. Dans son bec, elle ramène un énorme poisson qu’elle offre au pêcheur.
Tout en tendresse et poésie, cet album sait raconter la complicité qui lie, pour un moment, ces
deux compagnons de hasard. Il n’y a pas de mot dans ce récit, comme il n’y a pas de parole échan-
gée pour nouer cette amitié naissante au fil des pages, faite de partage au gré du temps.
Les illustrations, à la fois douces et expressives, en dégradé de vert ou de bleu, témoignent de la
tendresse fragile par les regards, les attitudes, rendant la lecture plus émouvante que si elle était
guidée par des phrases. Ces choix de sobriété tant dans les couleurs que par l’absence d’écrit disent
avec finesse et intensité les émotions et révèlent la part d’ineffable des sentiments. » 364
« Alternance de plages de calme, d’immobilité, de silence propres à ce sport, et de fondus enchaî-
nés montrant le pêcheur qui s’installe, l’oie qui s’approche de lui, la prise puis la remise à l’eau
d’un trop petit poisson (deux fois), le pique-nique généreusement partagé avec l’animal… qui le
lui rendra bien : on peut rentrer bredouille en utilisant des vers… mais savez-vous qu’on peut aussi
pêcher « à l’oie » ? 365
« Sur fond de teintes sobres Ŕ bleu, vert, brun Ŕ des illustrations réalisées à la peinture, les sil-
houettes des personnages saisis dans des attitudes réalistes, se détachent, expressives. L’alternance
de vignettes et d’illustrations pleine page donne du rythme à leur relation. Des coups d’œil
s’échangent, des regards se croisent, une complicité s’installe. Le couple vu de dos, semble tenir le
lecteur à distance : il ne peut totalement pénétrer leur intimité mais mesure d’autant plus leur plai-
sir d’être là. La trame de l’histoire est limpide, mais une multitude d’interprétations possibles
363 Le Monde, jeunesse, vendredi 26 juin 1998. 364 Source : http://www.ricochet-jeunes.org 365 http://www.livrejeunesse82.com/Anne-BROUILLARD
121
s’offrent au lecteur : si au début on aperçoit l’oie de l’autre côté de l’étang, sa rencontre avec le
pêcheur est-elle ou non le fruit du hasard ? L’homme dont la pêche n’est pas glorieuse et qui re-
jette les poissons à l’eau l’un après l’autre, le fait-il de sa propre initiative ou sur incitation de
l’animal ? Dans le même genre : Le Voyageur et les oiseaux. »366
« Le haïku permet surtout de rendre compte du spectacle de la nature, de donner à la voir, à
l’entendre et à la sentir, d’exprimer les émotions qu’elle crée. La nature, ce sont donc les saisons,
mais aussi bien sût tout les lieux naturels (campagne, montagne, mer, forêts), les paysages, la
terre, la flore, la faune, les petites bestioles, les éléments, la lumière, le jour, la nuit, les astres, la
vie, les gestes et les métiers de la campagne et de la mer (pêcheur, etc.). »367
Autant de thématiques qui sont illustrées dans les œuvres d’Anne Brouillard.
Un pêcheur, une oie
La pluie au bord de l’étang
Dimanche de printemps
Le mouvement de la première de couverture 368
Cinq oies blanches détourées disposées comme si elles faisaient une ronde. Leurs
mouvements s’organisent comme si elles sortaient du livre pour y revenir ensuite. Cette circu-
larité est une invite au lecteur à suivre leur avancée vers l’intérieur du livre. L’animal ne peut
pas dépasser le dos du livre ! Alors, l’oie tourne le cou vers la droite comme si elle était blo-
quée dans son avancement. La pliure de la couverture du livre marque son jabot, pour accom-
pagner le format du livre, en harmonie avec le personnage, l’oie la plus redressée est dessinée
sur la hauteur du livre.
D’après le titre, le lecteur en conclut qu’il s’agit d’une seule oie. Ce découpage du
mouvement donne l’effet de prises de vues photographiques en mode rafale : elle lève la patte
droite, se retourne, lève la patte gauche, se redresse, lève la patte droite, avance le cou, lève la
patte gauche et continue … « La décomposition du mouvement est une technique qui se rap-
proche de celle du dessin animé : plus il y a de dessins, plus le mouvement paraîtra lent. (…)
Pour traduire le mouvement (…), des bases d’anatomie et une bonne faculté d’observation
sont les outils minimums nécessaires. 369
» Qualités qu’a sans conteste Anne Brouillard. Elle
aime prendre le temps de l’observation, elle laisse le temps de « maturation » nécessaire à son
esprit370
et elle complète son travail par des recherches minutieuses. Elle travaille à partir de
ses souvenirs et avec son imagination mais elle est toujours très exigeante quant à la qualité
du résultat, tant narratif qu’artistique.
366 http://www.croqulivre.asso.fr/spip.php?rubrique261 367 Philippe Costa, op. cit., p 44. 368 « Elle est le premier élément visible de l’album, devant susciter la curiosité puis le désir d’achat. Elle en reflète le contenu
et a pour objectif de faire ouvrir l’album et de donner envie de lire. Elle doit d’emblée transmettre l’atmosphère du récit, le
style, … ou un élément marquant de l’histoire. » C. Segura Ŕ Balladur et É. Audureau, op. cit., p. 17. 369 Éric Albert, Le mouvement, éditions L’iconograf, op. cit., pp. 13 et 30. 370 « … le regard hésitant de la mémoire. Le paysage est ce que l’on voit après avoir cessé de l’observer. Il faut fermer les
yeux après chaque voyage, laisser se décanter les images. » Thomas et le Voyageur, op. cit., p. 14.
122
L’oie cherche-t-elle le pêcheur ? Le lecteur peut imaginer qu’elle tourne autour du titre
comme si ce dernier le représentait.
Le lecteur est sensible à l’harmonie des couleurs :
- Le titre utilise une couleur de police jaune Ŕ vert nommé « caca d’oie », rappe-
lant le nom du personnage
- Les couleurs jaune, vert, orange et blanc sont dans les tons pastels. Il s’en dé-
gage une douceur pastorale.
Le mouvement de la quatrième de couverture
La bordure du dos du livre matérialise toujours la limite infranchissable pour l’oie ! En
bas à droite, lorsqu’elle arrive à la pliure de la couverture, elle ne peut pas aller plus loin, elle
est alors obligée de se tordre le cou vers l’intérieur du livre.
Les trois oies de la première ligne semblent se suivre vers le fond de l’image en direc-
tion de la droite. Les deux oies de la deuxième ligne vont aussi vers la droite : une prend le
temps de manger tandis que l’autre semble se précipiter vers la bordure du livre. Puis, les deux
oies de la ligne du bas tournent vers la gauche rejoignant par ce mouvement les autres dans la
ronde … Toutes retournent dans l’histoire incitant le lecteur à y revenir aussi.
Grâce au texte amorce qui présente l’album, le lecteur dégage deux dimensions :
- L’histoire sans texte se déroule « au gré du temps »
- et dans un seul espace « au bord de l’étang »
Les pages de garde sont de couleur unie, il s’agit de papier coloré jaune Ŕ orangé, ce
même ton utilisé pour la couleur de police du titre et le dos du livre. La page de titre présente
enfin l’apparence du pêcheur ! Cette illustration encadrée est en fait une réduction de la vi-
gnette rectangulaire centrale de la page 11 de l’album. Il s’agit du moment où le pêcheur en est
à sa deuxième pêche décevante … Ses sourcils relevés et sa bouche tordue sont très expressifs.
La bouche entr’ouverte et les petits cercles autour de l’œil de l’oie expriment sa double sur-
prise : « Pourquoi est-il déçu et rejette t’il le poisson à l’eau ? Pourquoi ne me le donne t’il pas
à manger ? » Ainsi, le style de l’album est annoncé. Les pages de couverture sont illustrées
avec des images détourées alors que les pages de l’album sont illustrées avec des images sé-
quentielles encadrées et tout se déroule en un seul lieu autour de ces deux protagonistes : le
pêcheur et l’oie.
Le rythme des illustrations et la mise en page
La première bande de la page 4 plante le décor
- l’espace : l’étang
123
« Il s’agit des étangs d’Ixelles, un quartier de jardins à Bruxelles. C’est un endroit charmant avec
de belles maisons entourées d’arbres. J’habitais pas loin à cette époque là et j’adorais passer par là.
J’y suis beaucoup retournée pour dessiner et j’y ai observé des tas de choses à chaque nouvelle fois.
Les jardins d’Ixelles m’ont inspiré le pêcheur et l’oie qui a ensuite déclenché la famille
foulque. »371
- ses habitants, sa végétation
« Ce sont des étangs urbains, dans la ville, entourés de petites barrières mais l’espace est ou-
vert. »372
vus des deux berges.373
Par une vue en plongée sur la berge au premier plan, les deux vignettes
suivantes installent le pêcheur dans le décor. Page 5, une illustration encadrée de pleine page
pose le pêcheur dans l’espace. Il fait partie du décor maintenant ! Pendant ce temps, une
foulque passe et progresse au bord de l’étang. Cependant, alors que le pêcheur s’installe, la
foulque se retourne, s’arrête et le regarde … interloqué ? Le pêcheur est Ŕ il sur son passage ?
La gêne t’il pour passer ? Qu’à cela ne tienne, elle fait le chemin du retour sur l’eau ! Peut-être
cela est Ŕ il plus facile pour elle que de contourner le pêcheur ? Tout est posé, installé, la partie
de pêche et l’attente inévitable du poisson qui mord peut commencer. Sur l’autre rive, la vie
des animaux lacustres continue. Cependant, alors que la première vignette signalait une oie
blanche parmi les canards, l’illustration de la page 5 la situe hors Ŕ cadre. Où est Ŕ elle partie ?
Comme à son habitude, le narrateur imagier ménage ici une ellipse spatiale afin de solliciter
l’imagination et l’activité du lecteur. La tourne de page va nous l’apprendre … elle a fait le
tour de l’étang (par la gauche) pour venir voir ce que fait ce pêcheur. L’oie est Ŕ elle un animal
curieux par nature ? Ou bien aime t’elle la compagnie des hommes ? Ou bien le poisson ?
Mis à part les pages 20 à 23 qui montrent une vue sous marine, la partie de pêche se
déroule sous les yeux du lecteur statique comme à travers l’objectif d’un appareil photo qui
serait installé sur un trépied tout au long de l’album. Les cadres illustrés défilent au rythme de
travelling avant et arrière avec des zooms plus ou moins prononcés de façon à insister sur cer-
tains détails ou moments déterminants : les déceptions du pêcheur à la vue de sa mince prise
ou la pause pique Ŕ nique pages 16 et 17 par exemple. L’œil du lecteur ne bouge pas d’angle
de vue, le cadre est toujours le même, c’est le cadrage de l’endroit visé qui change selon le
détail ou l’émotion visés : l’attente, la joie du poisson qui mord, l’arrivée de la pluie … Les
vues en plongées sont plus ou moins élargies (pages 14 Ŕ 15 par exemple) ou rapprochées
(page 13 par exemple). Ainsi, comme le pêcheur est assis sur son siège pliant, l’œil du lecteur
voit à travers cet objectif fixe dans son dos. C’est toujours le même champ de vision et les
prises de vues sont toujours prises de ce même point.
371 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 27/11/2010. 372 Ibidem. 373 Le lecteur retrouve ce même rythme de lecture, d’un côté et de l’autre, dans l’album De l’autre côté du lac.
124
Le regard du lecteur est dynamique dans le temps afin de combler les « blancs 374
» ou
les ellipses inter-iconiques, alors qu’il est statique dans l’espace, il observe la partie de pêche
se dérouler sans bouger, il s’adapte à l’attitude du pêcheur.
Sur les pages 16 et 17, l’œil du lecteur tourne t’il ? Son point de vue change car il voit
le pêcheur de face. Mais non, le premier et l’avant dernier cadres montrent que c’est le pê-
cheur qui s’est retourné en direction de cet objectif fixe. Il a pivoté vers la droite, toujours as-
sis sur son siège, de façon à montrer son visage à cet œil photographique mais, la tête de l’oie
est toujours au même niveau par rapport à la cane de son parapluie et à sa ceinture, donc, il ne
s’est pas levé et l’angle de vue du lecteur n’a pas changé.
Par cet objectif, cette lunette télescopique, l’espace est fixe pendant que le temps passe
et change. Comment cela est Ŕ il illustré ?
Par les couleurs de l’eau qui sont changeantes et évoluent tout au long des pages de
l’album :
- Est Ŕ ce la couleur du ciel qui change ? Y a t Ŕ il des nuages qui passent, comme le temps qui
passe : des couleurs du matin, à celles de l’après Ŕ midi puis celles de la soirée.
- Est Ŕ ce le reflet de la végétation ? (celle du fond de l’étang ou les arbres autour qui se reflè-
tent sur l’eau)
- Est Ŕ ce le passage des canards et des foulques qui trouble l’eau de surface ?
Lorsqu’il pleut, la surface de l’eau devient même blanche jusqu’à presque se confondre
avec le fond de la page (page 15).
Par les couleurs de l’herbe qui entoure l’étang :
- Verte dans un premier temps, elle illustre plutôt la matinée. Dans ces pages, l’ombre des per-
sonnages n’est pas tellement marquée.
- Jaune à la fin, elle montre le déclin de la journée, et le retour du soleil après la pluie. À ce
moment là, le soleil se couche sur l’autre rive, du côté du saule pleureur, et les ombres sont
plus marquées dans la direction opposée à l’étang (sur l’herbe jaunie puis rose - orangée).
Concernant ce changement de couleurs après le passage de la pluie, les pages 16 et 17
sont remarquables :
- Alors que la page 16 se déroule dans une atmosphère grise … le pêcheur et l’oie partagent la
collation de midi.
Puis, c’est le retour du soleil dans le ciel aussi. Ils sont donc réchauffés, à la fois pour
leur amitié partagée et par la chaleur atmosphérique aussi.
374 Dans son livre Lector in fabula, Umberto Eco parle d’ « un travail coopératif du lecteur pour remplir les blancs » ménagés
par le narrateur, imagier dans le cadre de cet album. Éditions Grasset, 1979.
125
- La page 17 se termine par une illustration sur un fond jaune Ŕ blanc, presque fondu avec la
couleur du papier.
Le premier cadre horizontal et la dernière illustration double Ŕ page montrent cet es-
pace lacustre tranquille, avant et après le passage du pêcheur, le matin et le soir par ses cou-
leurs différentes. Dans ce cadre, le pêcheur y est entré par la gauche (dans le deuxième cadre),
de dos, et en est ressorti par la droite (à l’avant dernière illustration), de face et tout sourire.
Ainsi, sur la dernière double Ŕ page illustrée, l’oie peut contempler l’étang, sereine et satisfaite,
tous les animaux de l’étang peuvent reprendre le cours de leur vie sur l’eau.
Quand le lecteur tient le livre par le dos d’une main et laisse défiler les pages à la ma-
nière d’un album « photo », les images cadres « non fermées », à bords perdus, qui délimitent
l’espace de pêche se succèdent au rythme de cette partie de pêche. Plus vite, le lecteur suit les
allers retours des animaux sur l’eau. Plus lentement, le lecteur adapte sa lecture à ce sport
« d’attente ». Il en est de même pour la technique illustrative. Quand les images se succèdent
en mode rapide, l’idée de mouvement est accélérée, quand le temps de pause est plus long
(comme pour une prise de photo), la lecture est plus lente car adaptée au rythme de la pêche et
de l’oie.
2) Le voyageur et les oiseaux 375
« Cette histoire sans paroles met en scène des activités humaines et animales, leurs interactions et
leur parallélisme entre un voyageur attablé à la table d’une brasserie et des moineaux. »376
« Dans une gare, un homme s’attable en lisant son journal. Dans le mouvement quotidien, les gens
et les trains vont et viennent. Il commande une soupe. Dans le mouvement quotidien, l’homme est
trop concentré pour voir que les oiseaux VOLENT377
. L’histoire sans texte d’Anne Brouillard est
faite de quotidien, de naturel, de jolies illustrations, de banal, et d’une petite pointe d’humour. »
« Au buffet de la gare, un voyageur s’absorbe dans sa lecture. Des oiseaux guettent,
s’enhardissent, se rapprochent entre vol et expectative. Bientôt le pain dans la corbeille a disparu.
Le voyageur en redemande… mais de nouveau se posent sur le dossier de la chaise…
Le temps cyclique, comme celui de l’horloge qui rythme le départ et le retour immuable des trains,
les saisons… » 378
« Le haïku permet aussi : des peintures ou des images visuelles de scènes de voyage, … de célé-
brer un lieu. »379
375 Contrairement à Claude Monet qui s’était installé sur les quais pour peindre son tableau Vue intérieure de la gare Saint –
Lazare, mais, perturbé et dérangé par les allées et venues des passagers dans la gare, il avait dû terminer son travail à l’atelier.
Anne Brouillard montre visuellement tout ce brouhaha des trains et ce fourmillement humain, représentatif de l’atmosphère
de la gare, à partir de ses souvenirs sensitifs. 376 http://materalbum.free.fr/anne-brouillard/fichiers.htm 377 Verbe à comprendre dans les deux sens du terme : « voler de ses ailes » et « voler le bien d’autrui ». 378 http://www.livrejeunesse82.com/Anne-BROUILLARD 379 Philippe Costa, op. cit., p. 45.
126
Une bien jolie façon d’évoquer l’atmosphère de la gare du Nord, un jour de passage à
Paris.
Un voyageur, une gare380
À la terrasse d’un café
Du pain, des oiseaux
Anne Brouillard a toujours LA question qui relance la lecture ! « Mais, en fait, le
voyageur, les voit-il les oiseaux ? » demande t’elle a l’assistance lors de la conférence débat
du 6 novembre 2010 au salon « vivons Ŕ livres » organisé par le Centre Régional des Lettres
Midi Pyrénées. Et voilà comment, ceux qui n’ont pas encore lu le livre vont aller voir … pour
se faire leur propre opinion sur la question. Cet album a une touche personnelle. En effet, elle
s’est représentée avec son compagnon de vie dans ces pages …
Le voyageur et les oiseaux est le pendant du pêcheur et l’oie de part sa présentation
identique :
Éditions du Seuil Jeunesse, 2006/ Format : rectangle haut : 17,5 X 25 cm,
28 pages/ Papier épais, effet mat
Les pages de garde sont dans la même teinte rouge que le titre. Le même lettrage et
les coloris sont assortis au thème dans les tons pastels : les couleurs sont plus adoucies pour
être en harmonie avec cette attitude tranquille et susciter le contraste sonore avec le brouhaha
dans la gare tout autour. Le lecteur imagine le bruit des gens qui se saluent, se quittent ou se
retrouvent, des enfants qui jouent, pleurent, des appels micro des employés de la gare et des
trains qui arrivent ou qui repartent de cette gare terminus. Mais aussi, certainement, le pépie-
ment des oiseaux comme les canards doivent cancaner autour de l’étang et sur l’eau quand le
pêcheur n’est pas là. Ces atmosphères ressemblent à celles d’une fin de semaine, quand les
gens peuvent prendre le temps d’une pause pour aller à la pêche, prendre un verre, manger une
coupe glacée pendant que la vie trépidante continue alentour. Mais aussi, dans le contexte de
la gare, on rencontre les gens qui partent en voyage avec leurs animaux domestiques en cage,
en vacances avec de grosses valises ou en randonnées avec un sac à dos. Cet espace montre les
contrastes de la vie de chacun, des vies qui se croisent (comme les trains) mais qui ne se res-
semblent pas.
Le mouvement de la première de couverture
En haut, les oiseaux volètent et atterrissent sur la page. Certains sont même hors du
cadre de la page. Ils prennent tout l’espace disponible et même plus ! Tout comme ils le feront
380 « Les japonais possèdent une sorte de joker pour composer leurs haïku. Il donne exceptionnellement droit à dix Ŕ huit
syllabes au lieu de dix Ŕ sept. » Philippe Costa, op. cit., p 63.
127
avec le pain dans la panière. Les oiseaux occupent tout l’espace dans l’air, sur terre et sur l’eau
(les canards et les foulques). Tout autour du titre, écrit dans cette police de couleur rouge rap-
pelant celle de la veste du voyageur, les oiseaux, comme en grand rassemblement, semblent :
écouter, converser, observer … sur un fond de page dans les tons violet Ŕ rose. Tout comme
l’oie cherchait le pêcheur, cherchent Ŕ ils le voyageur eux aussi ?
Les couleurs ont des tons plutôt féminins pour un album dont le héros est un homme !
Le titre et le texte amorce sont rédigés sur un fond de page avec un rosé plus accentué. Repré-
sentés par des images détourées, les oiseaux sont moins nombreux et plus gros sur la première
de couverture. Entre le début et la fin du livre, ils se sont rassemblés, d’autres se sont invités !
Au premier plan, en bas un oiseau semble regarder le lecteur dans les yeux, comme
une invite. Les deux oiseaux qui l’encadrent ont une attitude révérencieuse à son égard. S’agit
Ŕ il du chef des oiseaux ? En haut à gauche, un autre montre fièrement son beau jabot
blanc.
Le mouvement de la quatrième de couverture
Les oiseaux plus petits sont éparpillés sur toute la page et contrairement à l’oie, ils dé-
bordent sur la bordure de la couverture et sortent du cadre de la page. Sur le haut de la page,
ils entourent le texte amorce qui situe le lieu : « une gare »381
et le personnage principal (ab-
sent des pages de couverture) « un voyageur ». Cependant, de part l’emploi des déterminants
indéfinis, ces désignations sont neutres. Il s’agit d’ « une » gare parmi d’autres et d’ « un »
voyageur parmi d’autres dont il va être question dans cet album. Le lecteur n’a pas d’autres
précisions pour les reconnaître. Les autres intervenants dans l’histoire sont qualifiés de la
même façon. Ce texte n’est pas sans rappeler le texte de La terre tourne entre autre « des trains
arrivent, d’autres s’en vont, des gens marchent … ». Le lecteur reconnaît bien là l’espace fer-
roviaire cher à Anne Brouillard. Que ce soit dans l’air (les oiseaux), sur l’eau (les canards, les
foulques) ou sur terre (les trains, les gens) … tout le monde chemine dans un sens et dans
l’autre dans l’univers des albums d’Anne Brouillard.
Le rythme des illustrations et la mise en page
La page de titre382
présente la même organisation. Entre le nom de l’auteure Ŕ illustra-
trice et le titre se trouve une illustration encadrée dans un rectangle allongé. Il s’agit d’une
partie découpée de l’illustration de la double page 20 Ŕ 21. Les personnages sortent du cadre et
la vue en plongée met l’accent sur la panière vide. Le lecteur découvre le visage du voyageur,
381 « C’est en étant dans la gare du Nord à Paris que j’ai été inspirée pour cette histoire. » : Extrait de l’entretien télépho-
nique avec Anne Brouillard du 27/11/2010. 382 « On y trouve généralement une illustration représentant le héros. » C. Segura Ŕ Balladur et É. Audureau, op. cit., p. 18.
128
au premier plan dans l’angle gauche. Sa veste383
rouge à rayures384
bleues et à col blanc est
très voyante. Le lecteur retrouve ces deux couleurs contrastées comme pour les autres person-
nages décrits (partie C, 1, b). Il est tellement voyant et imposant que le lecteur n’a pas de
doute, c’est lui le « héros » de cet album ! Cependant, la finesse de ses traits prête à confusion.
S’agit Ŕ il d’un homme ou d’une femme ? Le titre et sa présence sur la page de titre amènent le
lecteur à penser que ce personnage est un homme mais la délicatesse du graphisme le fémi-
nise. Il en est de même pour l’espace. La présence d’oiseaux si près de la table fait penser à un
lieu en plein air mais le titre rappelle que nous sommes dans un lieu propice au voyage. Cette
terrasse de café est Ŕ elle donc dans un aéroport, une gare ? « Il y a des oiseaux dans les gares
mais pas dans les aéroports. C’est trop dangereux pour les réacteurs des avions… »
Afin de mieux exprimer visuellement ce déroulement temporel, au début de l’histoire,
le voyageur regarde sa montre mais, à la fin de l’album, le lecteur s’aperçoit qu’il avait tout
son temps ! Il est toujours assis à table, devant sa soupe à peine entamée alors que d’autres
clients ont défilé à la terrasse du café.
La première double page nous renseigne sans aucune équivoque : c’est une gare termi-
nus … « tout le monde descend » ! L’œil du lecteur cherche instinctivement les oiseaux. Où
sont Ŕ ils ? Ils sont alignés, à l’extérieur (ou à l’intérieur ?), sur les poutres métalliques, le long
des grandes vitres qui entourent le hall de la gare. Anne Brouillard joue toujours sur
l’ambiguïté dedans / dehors. Elle aime représenter l’espace et son double, « comme quand on
est dedans on voit dehors et inversement, quand on est à l’extérieur on voit à l’intérieur » ou
bien, on l’imagine. Les grandes surfaces vitrées permettent cette transparence.
L’histoire se déroule entre l’illustration de double page 4 Ŕ 5 lorsque :
- le voyageur arrive par la gauche, son journal sous le bras et la commande de « deux … »
(d’après les doigts levés du serveur) par Anne et son compagnon de vie
et l’illustration de double page 26 Ŕ 27 lorsque :
- le voyageur mange « enfin » sa soupe (tout en continuant ses jeux sur son journal), le départ
d’Anne et son compagnon (On a terminé notre « dame blanche »385
) au fond à droite et
l’arrivée du pêcheur (avec son gros poisson dans son panier) par la droite aussi ! Il rentre très
certainement chez lui après sa journée de pêche fabuleuse.
383 « C’est un « truc » que j’ai vu dans un magasin. C’est un souvenir d’il y a très longtemps. Ce qui explique le côté démodé
de la veste. Et en plus, le voyageur est au premier plan … » Extrait de l’entretien téléphonique du 14/02/2011. 384 Michel Pastoureau : « les rayures se remarquent mieux que le tissu uni ». 385 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010.
129
Les uns partent, les autres arrivent et certains restent. Le mouvement s’organise dans
un sens et dans l’autre, par la gauche et par la droite, les uns se croisent d’autres ne se voient
pas. Le lecteur retrouve l’atmosphère de La terre tourne.
Dans la gare, la scène se déroule comme une pièce de théâtre dans un décor à huis clos.
L’œil caméra du lecteur balaye un angle de vue de gauche à droite à partir d’un point fixe,
comme suspendu au bout d’un fil au premier plan, juste avant la table où s’installe le voyageur
et montre tout ce qui se passe dans ce cône Ŕ lieu d’action. Car, autour de lui, la vie continue.
Le champ visuel est « triangulaire »
table
L’œil
Le temps défile, tout comme les personnages, dans cet espace. L’objectif ménage des
effets de zoom avant et arrière pour pointer certains détails. Par exemple :
- Le serveur et le voyageur lors des illustrations encadrées d’une page
- L’homme qui court après le train à la double page 4 Ŕ 5 et le bébé qui pleure
Le plan le plus large se trouve pages 14 Ŕ 15, alors qu’Anne et son compagnon sou-
rient de satisfaction, juste avant les pages de zoom avant en plongée sur la corbeille de pain et
les oiseaux. Tout comme la vue sous marine dans le pêcheur et l’oie, l’intermède se situe ici
entre les pages 15 et 20, entre le moment où il se met à lire son journal et celui où il le repose
sur la table. Combien de temps reste t’il ainsi absorbé par sa lecture ? Attend Ŕ il que sa soupe
refroidisse ? Le rythme de lecture s’en trouve cassé par un changement d’angle de vue (zoom,
gros plan et vue en plongée) et de personnage principal animal exclusivement. Ici, il s’agit
d’une pause des pages 16 à 19 avec des vues en plongée sur les oiseaux dans la corbeille.
Dans ces deux albums, la caméra plonge sur ces deux actions animalières décisives dans les
vies des deux protagonistes humains et qu’ils ne voient même pas eux Ŕ mêmes ! Le narrateur
imagier fait un clin d’œil de connivence au lecteur. Le pêcheur ne voit pas l’oie lui sélection-
ner le plus gros poisson de l’étang et le voyageur ne voit pas les oiseaux lui picorer tout son
pain tellement il est absorbé par son journal. Les deux se retrouvent surpris mais pas trop
étonnés par cette intrusion animale dans leur vie d’être humain ! D’ailleurs, à la dernière
double page, il reprend son jeu sur son journal, tout en mangeant sa soupe mais, trois pigeons
ont pris le relais sur le dossier de la chaise en face. Alors, le voyageur va-t-il pouvoir manger
sa soupe avec du pain ?
130
3) La famille foulque
« Au printemps, un couple de foulques prépare son nid. A quelques mètres de là, au bord du même
étang, un couple d'humains apporte la dernière touche de peinture à ce qui sera une chambre d'en-
fant. A la fin de l'été, naissent le petit d'homme et les petites foulques.386
La vie poursuit son cours,
au fil des saisons, dans l'une et l'autre famille. »387
Quelle est la première saison de l’album ? Pour le savoir, il faut regarder les illustra-
tions de double pleine page représentant le passage des saisons. Il y en a une pour laquelle le
lecteur n’a pas de doute. C’est l’hiver avec son manteau blanc ! C’est au lecteur de remonter
les saisons dans leur ordre chronologique : Printemps / été / automne / hiver pour savoir
quand l’action commence.
« Hymne à la vie et à la nature, ce conte sans texte d'Anne Brouillard est une jolie parenthèse poé-
tique dans le monde des albums pour enfants. Une belle façon de parler des cycles de la vie, du
rythme des saisons et des naissances. Quoi de plus romantique au printemps que la période des
amours qui augure des naissances à venir ? Sur l'étang comme sur la rive, un heureux événement
se prépare. Les grands préparatifs battent leur plein. À l'abri des regards, caché sous le saule pleu-
reur, un couple de foulques s'affaire à la construction du nid destiné à accueillir la future nichée.
Dans la maison au bord de l'eau, c'est le grand chantier : derniers coups de peinture, accrochage
des rideaux, installation du berceau, tricotage des brassières… La naissance est pour bientôt !
D'ailleurs on entend déjà les premiers gazouillis des oisillons. L'été passe, puis l'automne, l'hiver…
Les foulques sortent du nid, le bébé grandit, les premiers apprentissages arrivent… La vie s'écoule
au fil des mois, suit son cours, en harmonie avec la nature… Quelque part, à proximité d'un étang,
de jeunes foulques et un enfant découvrent la vie et grandissent ensemble.
Anne Brouillard construit son histoire en parallèle, contant avec tendresse et patience l'histoire
d'un avènement dans le règne animal et dans le monde humain. Anne Godin »
Les jeunes foulques, sont Ŕ ils les mêmes que ceux nés en même temps que le petit
humain ? Anne Brouillard a une relation privilégiée avec la nature et les animaux. De ce fait,
le jeune lecteur s’interroge sur ces naissances comparativement. Comme dans La terre tourne,
la naissance d’un enfant est annoncée au début et le jeune enfant arrive à la fin de l’album.
Cependant, ici, les protagonistes sont « les foulques » … pour eux aussi, l’attente des bébés
est un moment délicat. Vient ensuite l’éducation puis l’autonomie et la vie continue … Les
questionnements suggérés par le narrateur imagier incitent le jeune lecteur à se documenter
sur les naissances animales aussi. Même si chacun a un rythme différent, la vie ensemble est
possible harmonieusement.
« Le haïku permet aussi : des instantanés ou des images visuelles de la vie quotidienne ou fami-
liale, les descriptions de scènes intimistes, de détails infimes …, l’évocation de la banalité des
choses de la vie, des petits évènements, de gestes ou d’actions de tous les jours, des tableaux du
comportement …, de brosses des portraits …, des animaux familiers, de l’entourage immédiat,
des observations humoristiques, … l’évocation de fêtes familiales ou sociales … »388
Anne Brouillard se retrouve dans cette atmosphère poétique du haïku.
386 Cet album narre deux histoires que le lecteur suit parallèlement. Ce procédé de mise en abyme s’appelle « l’enclave » : par
un montage fait d’alternances, ménageant des ruptures, des séquences narratives chez les uns et chez les autres. Cette mise en
image permet cette double lecture. Source : Bernard Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Union générale d’éditions,
collection 10 / 18, 1984, p. 295. 387 http://materalbum.free.fr/anne-brouillard/fichiers.htm 388 Philippe Costa, op. cit., pp. 44 Ŕ 45.
131
Les saisons passent
Naissances, vies entrecroisées
En ville, à l’étang
La famille foulque et la vieille dame et les souris ont été édités en même temps, en
avril 2007, dans un format rectangulaire plus grand. La vie de tous ces personnages autour de
l’étang et dans la ville nécessite davantage d’espace dans la page.
Contrairement à ce qui se passe dans ces deux premiers albums : le pêcheur et l’oie et
le voyageur et les oiseaux où les protagonistes entrent et sortent du champ de vision du lecteur
Ŕ spectateur dans un espace fixe, comme sur une scène de théâtre :
- le pêcheur arrive et repart de l’étang, l’oie arrive et reste, les canards et les foulques
vont et viennent.
- Anne et son compagnon sont installés puis repartent, tout comme le papa et son pe-
tit enfant ainsi que la vieille dame et son amie, le voyageur arrive et reste à sa table,
les oiseaux arrivent et s’envolent de la panière.
Ils sont organisés comme deux albums Ŕ cadres, dans lesquels les personnages bougent,
s’installent, vivent des moments au rythme des pages, au fur et à mesure du temps qui s’écoule,
ils entrent en scène et en ressortent … Les pages de garde sont comme une levée et une tom-
bée de rideau sur ce décor et le lecteur est comme assis dans une salle de théâtre. Il regarde le
spectacle se dérouler devant ses yeux et le temps est d’une relative courte durée :
- environ une journée ou une demi Ŕ journée pour le pêcheur.
- le temps de manger une coupe de glace (environ une heure) pour le voyageur.
Dans la famille foulque, ce même lecteur Ŕ spectateur retrouve ce décor extérieur au-
tour de l’étang mais il ne reste pas fixe, il n’est pas figé derrière un appareil photographique
mais il bouge avec une caméra. Il suit les personnages et les accompagne dans leurs activités,
sur une année qui s’écoule au rythme des quatre saisons. Afin de permettre ces déplacements
des personnages et du lecteur, dans des lieux et à des moments différents, l’espace de la page
est plus grand, plus long et plus large. Le format extérieur de l’album (23,5 X 31) accompagne
donc son contenu intérieur : l’histoire des personnages, les lieux, et les saisons qui se déroulent
dans cet album de 28 pages.
La première de couverture
Dès la première de couverture, même si la technique artistique utilisée par Anne
Brouillard est un peu différente (exclusivement à la plume et à l’encre), les foulques, les ani-
maux lacustres et le saule pleureur sont dessinés à l’identique. Par cette connivence visuelle et
graphique qu’Anne Brouillard maîtrise parfaitement, le lecteur retrouve et reconnaît le décor
132
sans équivoque. Il se sent déjà chez lui parmi les habitants de ce quartier. Cette fois-ci, ce sont
les foulques qui sont les personnages principaux. Tout converge vers cette affirmation :
- le titre : écrit en rouge sur fond d’eau claire de façon à bien le faire ressortir.
- au premier plan, en bas à gauche, deux foulques posent comme devant l’objectif
d’un appareil photographique, sur la branche la plus basse du saule pleureur.
Cet espace est idyllique pour elles : juste au dessus de l’eau (pour pêcher et nager) mais
au sec (pour leur nid). De plus, elles sont protégées par les branches et le feuillage du saule
pleureur. Le lecteur les voit « vues de l’eau » ou « depuis l’autre rive de l’étang » (celle où
sont les canards et l’oie sur la première vignette page 4 du pêcheur et l’oie. Alors que les per-
sonnages qui se trouvent sur la berge construite ne les voient pas (tel était déjà le cas pour le
pêcheur page 5).
Elles n’ont pourtant rien à craindre car, ici et tout autour, dans l’espace de cette page,
l’atmosphère est calme et détendu. C’est le temps du repos, des jeux, de la promenade ou de la
lecture … Les chats sont assis et attendent tranquillement. Même le chien regarde paisible-
ment la corneille et les canards qui n’en ont pas peur non plus. Nous sommes certainement un
dimanche ou un week Ŕ end d’été. Le soleil réchauffe doucement la nature et ses hôtes.
L’illustration de pleine page est à fond perdu. Les personnages et le décor sortent du
cadre de la couverture. Les pages 6 Ŕ 7 permettront d’élargir ce même champ de vision :
- un peu à gauche sur les branches du saule pleureur,
- un peu plus à droite avec l’oie blanche, le couple d’humains présenté sur la qua-
trième de couverture et les oiseaux de la gare.
La quatrième de couverture
Sur la quatrième de couverture, dans la vignette rectangulaire extraite de la page 9 de
l’album, le narrateur imagier donne à voir un changement de lieu et d’espace (le lecteur se
retrouve à l’intérieur d’une maison) et de personnages (il s’agit d’un jeune couple d’humains).
Le jeune lecteur a un doute interprétatif :
- « S’agit Ŕ il de monsieur et madame Foulque ?
- Non, parce que « foulque » est écrit sans majuscule et la foulque est l’animal repré-
senté sur la première de couverture ! »
Le texte explicatif de l’éditeur éclaire la compréhension : « les foulques attendent des
petits comme la dame est enceinte. Les deux couples préparent l’arrivée de leurs bébés. »
D’ailleurs, à travers la fenêtre de la maison, le lecteur peut voir, à l’extérieur, le saule
pleureur et la foulque qui nage sur l’eau de l’étang. Les deux couples habitent en face l’un de
133
l’autre. L’illustration de la double page 6 Ŕ 7 renseigne sur la maison du jeune couple humain.
Ils habitent celle avec la clôture et le portillon en fer.
Le fond de la page est d’un vert tendre, celui des jeunes pousses. Cette couleur annonce
la renaissance de la nature et l’arrivée de nouveaux bébés.
Les pages de garde
Les pages de garde rappellent les pages de couverture extérieures du pêcheur et l’oie et
du voyageur et les oiseaux. L’animal y est représenté plusieurs fois, entrain d’évoluer dans
plusieurs directions. Le lecteur y voit la foulque dans ses deux éléments naturels :
- sur l’eau (page de gauche) / sur terre (page de droite)
et dans plusieurs attitudes :
- elle nage au gré de l’eau / elle marche et picore sur terre.
Par un jeu de transparence, le lecteur distingue les foulques aquatiques et terrestres qui
se superposent. Cet effet renforce l’idée que cet animal est aussi bien à l’aise sur l’eau que sur
terre. Elle vit et évolue parallèlement dans les deux éléments.
Le fond des pages est peint (la couleur n’est pas uniforme comme celle du papier colo-
ré) dans les tons jaunes Ŕ orangés vifs de façon à faire ressortir par contraste le noir de
l’animal. Cela donne un effet en trois dimensions389
: la foulque semble ressortir de la page en
volume.
Sur la page de faux titre, la foulque marche à gauche : vers l’extérieur du livre et vers
le lecteur au centre de la page, et nage à droite : vers l’intérieur du livre. Les deux foulques en
bas de la page regardent en direction du lecteur. Elles semblent l’interpeler : « alors, on tourne
la page à droite ou à gauche ? On y va à la nage ou à patte ? »
Sur la page de titre, le lecteur trouve une autre vignette rectangulaire issue de l’album
(page 13). Par cette illustration, l’ambiance calme des pages de couverture devient tout à coup
bruyante avec cette fanfare. D’ailleurs, les canards ouvrent le bec affolés et se précipitent à
l’eau, dans le coin en bas à droite, invitant le lecteur à tourner la page pour les suivre, dans un
coin plus calme !
Le cheminement dans l’espace
L’album commence à la manière d’une planche de Bande Dessinée découpée en cases
(aux limites floues et naturelles) qui s’agrandissent au fur et à mesure que l’espace s’élargit et
que les personnages y prennent place.
389 Il arrive fréquemment qu’Anne Brouillard construise les maquettes de ses albums et ses personnages « en vrai », en trois
dimensions, pour leur donner plus de réalité. Il lui arrive aussi de les présenter sous forme d’expositions.
134
Par une vue en plongée sur trois petits carrés représentants le même espace (des brin-
dilles sur l’herbe), la foulque entre en scène par la gauche.
La lecture imagière commence de gauche à droite pour se dérouler ensuite de haut en
bas. L’œil du lecteur suit la foulque dans ses déplacements :
- tantôt de profil : la foulque progresse de gauche à droite,
- tantôt de face : la foulque avance vers le lecteur.
Dès la page 5, le couple humain entre en scène discrètement : leur silhouettes se reflè-
tent sur l’eau. La connaissance géographique que le lecteur a du lieu lui permet de comprendre
que le jeune couple marche sur le chemin qui longe l’étang et arrive par la gauche (derrière le
saule pleureur tel qu’il est représenté sur la première de couverture). La plus grande bande
rectangulaire présente le nid des foulques en gros plan, leur donnant ainsi la priorité dans
l’espace. Leur lieu de vie est bien identifié par le lecteur maintenant.
Par un champ large, la double page illustrée pages 6 Ŕ 7 positionne les deux lieux de
vie l’un par rapport à l’autre en suivant la diagonale entre les deux angles opposés :
- le nid des foulques en bas à gauche / la maison du couple humain en haut à droite.
Ensuite, le narrateur visuel présente l’espace de vie du couple humain. Tout d’abord, la
maison vue de l’extérieur puis, l’intérieur, par trois images séquentielles, le salon et la
chambre du bébé. Eux aussi font les préparatifs pour accueillir leur enfant.
Dans cette atmosphère, les animaux et les humains sont égaux tout comme la parité
homme Ŕ femme est naturelle. Ces deux espaces, présentés alternativement et en vis-à-vis cor-
roborent cette conception de la vie.
Les nouveaux nés sont eux aussi présentés dans leur espace familial avec le même
équilibre imagier sur les pages 10 et 11. Le lecteur fait leur connaissance alors qu’ils sont cha-
cun dans leur cadre familial, entourés affectueusement par leurs parents. Les deux illustrations
sont situées en vis-à-vis comme leurs deux lieux de résidence et la double narration parallèle
qui caractérise cet album. Le lecteur fait une double lecture simultanée.
Tout au long des pages suivantes, l’œil suit l’évolution des personnages dans l’espace :
- Tantôt dedans / tantôt dehors : page 19 par exemple :
- Tantôt sur terre / tantôt sur l’eau : page 15 par exemple :
135
Les protagonistes animaux et humains se rencontrent dans cet espace commun et par-
tagé harmonieusement page 23 :
Selon les besoins de la scène,
- Les plans sont rapprochés ou larges : page 18 par exemple : l’accent est mis sur certaines
activités de la foulque après avoir situé le cadre de ses actions.
- Les vues sont en plongée ou en contre plongée : pages 22 et 23 par exemple, de façon à pré-
senter parallèlement les deux familles qui vivent dans un petit espace (quartier) inclus dans un
plus vaste espace (ville) mais où chacun a une égale importance (gros plan sur les êtres vi-
vants à la hauteur des plus petits).
Les techniques de prises de vues utilisées servent les desseins du narrateur imagier afin
de montrer l’évolution des protagonistes dans l’espace.
- Espace dans lequel vont se croiser le papa et le pêcheur : page 18 :
- Espace dans lequel la maman et l’enfant observent le pêcheur : page 21 :
L’espace reste, le pêcheur, l’oie, la maman et l’enfant y sont statiques, seul la foulque
navigue d’un côté à l’autre pour construire son nid, exprimant par ses allers Ŕ retours sur l’eau
le temps qui passe.
L’évolution dans le temps
Tout au long de l’album, chaque illustration de double page représente une saison dif-
férente, scandant ainsi une année qui s’écoule. Les couleurs du paysage changent selon le cli-
mat météorologique propre à chaque saison, les êtres humains et les animaux sont plus ou
moins nombreux dehors, au bord de l’étang mais l’angle de vue reste toujours le même pour le
lecteur. Il s’agit de la même illustration déclinée en quatre saisons. Au fur et à mesure que le
temps passe, les fenêtres s’ouvrent et se ferment, le banc accueille des promeneurs ou pas, les
arbres ont plus ou moins de feuilles, la couleur de l’herbe change, l’eau du lac se transforme
… mais les deux familles principales sont toujours représentées par le narrateur imagier. À
l’instar de la terre tourne, « des enfants poussent dans le ventre de leur mère, … les enfants
136
grandissent, … d’autres naissent, bien au chaud dans le ventre de leur mère » et le cycle de la
vie continue, au fur et à mesure du cycle naturel de la terre qui tourne.
Pages 6 Ŕ 7
C’est l’été, le temps des vacances et des travaux de
plein air. Les fenêtres sont grandes ouvertes et la majo-
rité des gens sont dehors en compagnie des animaux
domestiques ou sauvages. D’un côté, la maman
foulque couve ses œufs, « L'incubation commence avant
que la portée soit au complet et dure un peu plus de trois
semaines. La plupart du temps, les premières portées sont
pondues fin avril. Les portées de remplacement sont pondues
jusqu'à fin juillet »390 ; de l’autre, la maman humaine
porte son bébé dans son ventre. Le beau temps et les
couleurs chaudes participent à créer une ambiance
sereine.
Pages 14 Ŕ 15
C’est l’automne, les feuillages ont pris de belles cou-
leurs rousses et le temps est toujours ensoleillé. Les
naissances ont eu lieu. La maman part promener son
bébé en landau. Les parents foulques nagent. Les trois
petits foulques sont cachés sous les branches du saule
pleureur ou bien, ce sont eux qui sont sur l’herbe,
devant le banc car « les jeunes s'alimentent seuls vers l'âge
de 4 semaines. »391 Il y a moins de gens dehors mainte-
nant que le temps fraîchit.
Pages 16 Ŕ 17
C’est l’hiver, le paysage est recouvert de neige. Le
décor est tout blanc. L’enfant a grandi maintenant, il se
promène assis en poussette. Deux saisons sont passées.
Les bébés foulques eux, sont déjà devenus adultes ! Le
narrateur imagier présente un héron cendré, autre habi-
tant de l’étang. Sur le banc recouvert de neige, les
oiseaux de la gare se reposent à leur tour car les êtres
humains sont rares dehors.
Pages 20 Ŕ 21
C’est le printemps avec ses pluies averses ! Vite, tout le
monde rentre sauf le pêcheur qui a prévu son parapluie.
Le chat blanc (qui n’aime pas la pluie) longe la haie la
queue basse. L’enfant se fait encore porter dans les
bras de sa maman. Les foulques (le même couple ?)
reconstruisent un nid pour de nouvelles naissances. Le
cycle de croissance est plus rapide chez les animaux
que chez les humains mais les saisons, passent au
même rythme pour tous.
Pages 24 Ŕ 25
C’est le retour de l’été. Entre temps, trois nouveaux
bébés foulques sont nés et marchent déjà tout seuls.
L’enfant a une année et peut jouer avec ses camarades
sans l’aide de ses parents. Pour célébrer ce nouveau
cycle saisonnier, le point de vue à changé : la scène est
vue en plongée depuis les maisons. Le lecteur découvre
alors trois saules pleureurs autour de l’étang ! Le narra-
teur imagier en profite pour lui présenter l’autre berge.
390 http://www.oiseaux.net/oiseaux/foulque.macroule.html 391 http://www.oiseaux.net/oiseaux/foulque.macroule.html
137
Les saisons passent mais les journées et les nuits aussi, au rythme des activités et des
temps de sommeil comme l’illustrent les images séquentielles de la page 9.
Même dans ce rythme quotidien, le narrateur visuel prend toujours soin de présenter
parallèlement la vie des deux familles. Ainsi, les jours se succèdent avec leurs temps de prépa-
ration, de travail, de repos, de loisirs … Cependant, dans les albums d’Anne Brouillard, le
lecteur comme les protagonistes prennent toujours le temps de partager un moment chaleureux
ensemble, à l’exemple d’un pique nique et l’atmosphère reste propice à la contemplation
d’enfants qui dorment ou qui grandissent.
Lorsque le rythme est plus rapide, certaines actions sont découpées dans le temps à la
manière de plusieurs instantanés mis bout à bout, comme pour donner l’effet d’un folioscope.
Ainsi, la page 18 présente six instants brefs et consécutifs par contraste avec la vignette du
haut (le pêcheur arrive tranquillement). Sur cette même page, une grande illustration sur toute
la largeur de la page présente un moment lent et six petites images séquentielles présentent une
succession de moments brefs et rapides. La foulque « plonge très souvent à la recherche de
nourriture avec un petit saut et ressort rapidement (flotte comme un bouchon) »392
:
L’entrée dans l’album se passe le matin, avec le démarrage des activités et la sortie a
lieu le soir : les humains ferment leurs volets et leurs rideaux avant d’aller dormir. Si le lecteur
passe de la première à la dernière page sans lire l’album, il s’est écoulée une journée ! On re-
trouve le temps bref dans le temps long, le tout petit dans le tout grand, des thématiques chères
à Anne Brouillard.
4) La vieille dame et les souris
« Dans la ville, trois petites souris sautent un caniveau, longent les maisons au bord d'un trottoir.
Par un soupirail elles entrent dans un immeuble, grimpent un escalier, se faufilent sous une porte.
Dans ce vieil appartement, elles rejoignent des dizaines de souris qui ont élu domicile. Quand
rentre la vieille dame, elles se tapissent sous le gros fauteuil du salon. »393
Où donc était partie la vieille dame ? Pourquoi et pendant combien de temps ?
« Anne Brouillard est une merveilleuse conteuse. Ses illustrations se passent aisément de texte. On
comprend, on devine, on imagine tout un monde et surtout une histoire, où les émotions sont aussi
diverses que très présentes. Nous sommes dans un quartier en plein bouleversement. De vieux
immeubles ont déjà été détruits, d’autres vont bientôt l’être. Au milieu de tout ça, des souris. Elles
vont et viennent, trouvent refuge dans les appartements en sursis. Dans l’un d’entre eux, une
vieille dame et toute une colonie de petits rongeurs qui se glissent partout. Actives, les souris
392 http://www.oiseaux.net/oiseaux/foulque.macroule.html 393 http://materalbum.free.fr/anne-brouillard/fichiers.htm
138
jouent avec les instruments de cuisine, les meubles, semblent comploter et aussi observer tous les
faits et gestes de la vieille dame. Très attachées à leurs semblables et à leur quartier Ŕ elles sem-
blent préférer la ville aux champs Ŕ, les souris demeurent sur place même quand les logements se
vident. Il en reste encore suffisamment pour les abriter. Anne Brouillard réussit parfaitement à
nous happer avec cette histoire. Le découpage, les différents plans, les jeux d’ombre et de lu-
mière…tout s’articule de façon à inclure du suspense dans cet album, qui parle de cohabitation
réussie, d’entente silencieuse, d’un présent à la limite du passé, et de la vie qui continue quoi qu’il
arrive. Pascale Pineau »
Au fur et à mesure que les appartements se vident de vie humaine, elles quittent les
lieux, elles aussi pour aller ailleurs, elles suivent le mouvement, là où il fait bon et chaud
vivre, s’amuser et manger ! Elles aiment la compagnie des être humains dans l’univers
d’Anne Brouillard, à la ville comme ailleurs …
« J’en fais l’expérience en bibliothèque, les albums sans texte déroutent souvent les parents : « oh
non prends pas ça, y a pas d’histoire ! » Et pourtant, celle d’Anne Brouillard, tout en images, est
très belle, et pleine de sens, tout en laissant place à l’imaginaire de l’enfant. Je me suis laissée
prendre au piège (de la lecture !) et j’ai beaucoup aimé cet album. Une vieille dame rentre de
voyage. Des souris ont investi sa maison. Elles sont de plus en plus nombreuses. La vieille dame
les capture, qu’en fera-t-elle ? La réponse dans l’illustration, c’est adorable ! Puis la maison de la
vieille dame se vide, meubles et cartons, pourquoi ?
La dernière double page, avec un retour sur la première, donne la réponse.
Superbes illustrations, pour une très belle histoire, même sans texte, n’hésitez plus à surmonter vos
craintes.»394
« Le haïku permet aussi : d’exprimer les difficultés de la vie, les siennes ou celles des autres. »
395
Anne Brouillard dépeint la transformation d’une ville et le déplacement de ses habi-
tants avec tendresse et nostalgie.
Une vieille dame, des souris
Où donc est – elle partie ?
La ville a changé
La première de couverture
La vieille dame et les souris s’organise comme l’album de la famille foulque mais dans
un espace plus vaste, celui de la ville396
située sur les hauteurs du quartier de l’étang. Ce chan-
gement de lieu de vie est repéré dès la première de couverture, grâce à l’illustration de pleine
page à fond perdu issue de l’album page 21. Par une vue en plongée et en profondeur, le lec-
teur se retrouve dans le coin Ŕ salon d’un appartement « propret ». Les meubles dépassent le
cadre de la page, donnant ainsi une dimension plus spacieuse à ce cadre de vie rustique. Cette
impression de « vieillot » se retrouve dans plusieurs détails : le titre, les couleurs vieux rose,
les meubles anciens, la télévision « d’une autre époque », la photographie dans le cadre (il
s’agit peut Ŕ être de la vieille dame quand elle était jeune avec son mari ?).
394 http://lesjardinsdhelene.over-blog.com/article-11385792.html 395 Philippe Costa, op. cit., p. 45. 396 « La ville ouvre souvent sur l’imaginaire » dans la représentation de la ville dans le livre de jeunesse. Denise Escarpit,
Nous voulons lire !, N° 176, septembre 2008, p. 15.
139
Une chose étonne le lecteur d’emblée ! Cette pièce, qui semble toujours habitée est
remplie de souris ! « On dirait qu’on est chez les souris ? » De petites souris grises anthropo-
morphes. Des attitudes humaines que le lecteur retrouve lors de la préparation Ŕ cuisson du
gâteau (page 18) et surtout (page 25), lorsqu’elles se saluent pour se dire au revoir en se ser-
rant « la patte » à la manière d’êtres humains avant de partir chacune dans une direction diffé-
rente (à la recherche d’un nouvel appartement à occuper !).
Cependant, un carton ouvert, visible en partie au premier plan, dans le bas de la page,
déclenche des hypothèses de lecture :
- « Peut Ŕ être que la vieille dame est morte ? Alors, les souris elles se sont installées
là en attendant que quelqu’un déménage ses affaires ?
- Quelqu’un a pris le thé avant de partir. Ils étaient deux parce qu’il y a deux tasses et
les souris ont fini les miettes du gâteau. Est Ŕ ce un couple ?
- En tout cas, elle va déménager parce que les placards et les tiroirs sont vides. Ou
bien elle emménage et elle n’a pas encore eu le temps d’installer toutes ses affaires ? »
Ces horizons d’attente seront confirmés ou infirmés par la lecture de l’album. Chez
Anne Brouillard, le lecteur retrouve souvent ce doute interprétatif : le personnage arrive t’il ou
bien part Ŕ il ? Tel un cycle perpétuel, les choses vont et viennent sans cesse dans un sens et
dans l’autre. Comme les trains, comme la terre tourne, ses personnages évoluent dans le
temps et dans l’espace. Le narrateur imagier parsème des petits indices que le lecteur doit
découvrir afin de trouver une réponse. L’appétence est ainsi déclenchée et le plaisir de lire est
toujours activé. Tel Sherlock Holmes, le lecteur veut mener l’enquête et découvrir « qui a pris
le thé en dernier et pourquoi il y a tant de souris installées comme si elles étaient chez elles ?
Les couleurs des polices de caractère sont assorties au décor. Le rose du titre rappelle
celui des fauteuils. Le gris utilisé pour écrire le nom de l’auteure Ŕ illustratrice et de la maison
d’édition rappelle celui du pelage des souris. Il se dégage une impression d’harmonie malgré
ce « cahot » dû aux souris.
La quatrième de couverture
Sur la quatrième de couverture, le lecteur avisé repère tout de suite le clin d’œil ima-
gier : « ce sont les mêmes souris que dans la famille foulque ! ». On dirait qu’elles surveillent
où va la vieille dame ? Ou bien, elles se cachent comme deux enfants qui préparent une bêtise
… Que mijotent Ŕ elles ? La joie déclenchée par cette connivence reconnue est
140
papable et contagieuse. Les jeunes lecteurs vont vérifier dans la famille foulque et ils ont en-
vie de lire ou de relire les autres albums à la recherche d’autres résonnances.
Dans cet espace encadré, par une vue en plongée, l’œil du lecteur opère un va et vient
des souris à la vieille dame vue de dos, le long d’une allée bordée d’arbres. La fleur jaune de
pissenlit apporte une délicate touche de couleur et annonce la saison chaude. Au fond de cette
allée, le lampadaire éclairé, tel un point de fuite visuel, donne un effet de profondeur à cette
image topographique. Cette mise en page graphique présente une image en relief et le lecteur
a l’impression que la vieille dame monte. Le jaune orangé donne de la luminosité au cadre et
l’allée semble plus pentue. Cette vignette rectangulaire de la quatrième de couverture se re-
trouve dans l’album à la page 13 où, l’association avec la vignette du dessus accentue cet effet
de paysage vallonné. La vieille dame semble descendre l’allée car, le mur de la maison au
premier plan à gauche est aussi haut que les grands arbres situés en arrière plan. Ce choix gra-
phique donne un effet de chemin en pente vers le fond de l’image.
Cette tache lumineuse au fond de l’allée arborée invite le lecteur à suivre la vieille
dame. Et les souris, vont Ŕ elles la suivre aussi ? Le texte explicatif de l’éditeur apporte
quelques éléments de réponse mais déclenche d’autres remarques aussi :
- « Le texte parle de « trois souris » mais sur la quatrième de couverture il n’y en a
que deux !
- Mais dans la famille foulque elles sont bien trois !
- Et sur la première de couverture, elles sont très nombreuses … au moins 20.
- Il dit que « la dame était partie en voyage », mais pourquoi il y a des cartons
vides alors ? Quand on part en voyage on prend juste une valise, on ne déménage pas son ap-
partement !
- Oh la la, quand « la dame revient », elle va trouver toutes ces souris chez elle ?
- Les souris peuvent Ŕ elles vivre avec la vieille dame ? Ou bien, la vieille dame
peut Ŕ elle vivre avec les souris ? 397
- En tout cas, dans les albums d’Anne Brouillard, les hommes et les animaux
vivent ensemble sans problème d’habitude. »
Les pages de garde
Les pages de garde sur fond rose « vieux fauteuil » présentent plein de petites souris
grises qui ont l’air très coquines. Celle située dans le coin, en bas à droite de la première belle
397 Les souris peuvent Ŕ elles vivre avec les hommes ? Peut Ŕ être faudrait Ŕ il demander à John Steinbeck ?
141
page, avec ses deux pattes en « porte voix » et ses grands yeux malicieux, semble chuchoter
au lecteur : « viens, suis moi dans ce livre. Tu vas voir, on va bien s’amuser tous les deux ! »
Page 2, le lecteur la retrouve en bas à droite, prête à bondir à l’intérieur du livre
La vignette carrée de la page de titre (la première case de la page 8) est encore plus in-
jonctive visuellement. L’œil est à hauteur de souris et le lecteur a l’impression d’être la
quatrième souris. Elles sont devant la porte du buffet entr’ouverte et elles s’apprêtent à monter
dedans. Cette pause sur image montre combien, avisées par une longue expérience, elles sont
très prudentes et se méfient des pièges, elles ont les oreilles en arrière. Par son regard complice,
le lecteur se sent impliqué dans l’histoire. Il veut donc suivre les souris pour voir … car cette
vue en contre Ŕ plongée ne lui permet pas de voir ce que les souris regardent là Ŕ haut, dans le
buffet ! L’envie de lire la suite est maintenant très forte.
Que s’est-il passé entre la première et la dernière illustration ?
Ces deux illustrations ont une dimension temporelle : entre le lever du jour (le ciel a
une lumière jaune orange) et la tombée de la nuit (le ciel a une couleur bleutée). Ici aussi, si le
lecteur passe de la première à la dernière page sans lire l’album, il s’est écoulée une journée !
Elles ont aussi une dimension spatiale dans le cadre de la page : la première occupe le plus
grand tiers de la page 4 ; la deuxième occupe la double page 26 Ŕ 27. Mais, entre ces deux
prises de vue, l’espace a été transformé. Par la force de ces images, « le vide » suffit à expri-
mer le temps qui passe et l’évolution dans un espace.
Le cheminement dans l’espace
L’entrée en lecture donne le cadre spatio Ŕ temporel et positionne donc un espace ur-
bain et en travaux, symbolisé par la présence de deux grues qui encadrent la rue. « À Bruxelles,
il y a toujours des grues qui dépassent au dessus des immeubles. »398
Dans l’espace de cette page, les cadres sont inversement proportionnels à ceux de la
page 4 de la famille foulque (gros plan, plan large, plan très large). Ici, le zoom va grossissant,
respectant les proportions des éléments ciblés (le quartier dans la ville, la rue et ses maisons
dans le quartier, l’angle du trottoir en bas à gauche). L’avancée dans l’espace progresse de
398 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 27/11/2010.
142
haut en bas, au rythme de trois bandeaux de moins en moins larges alors que le plan est de
plus en plus gros.
La hauteur des cadres accompagne l’espace représenté :
- Plus haut pour les grues,
- Moins haut pour les maisons,
- Plus fin pour les souris à quatre pattes.
Par une vue en plongée, le lecteur aperçoit une personne sur le trottoir avec une valise à
roulette. Petit être dans cet espace écrasant. Puis, un zoom avant en plongée la montre traver-
sant la rue. Comme sur une scène où les personnages entrent et sortent à tour de rôle, la vieille
dame part vers la droite et les souris arrivent par la gauche. Puis, la vieille dame disparaît du
champ de vision et laisse la place aux trois souris qui occupent tout l’espace. Cet effet annonce
l’intrusion des souris dans l’appartement désert : elles attendent que les habitants soient partis
pour prendre la place laissée vacante.
Tout au long de l’album, au rythme de l’alternance de petites cases, à la manière d’une
Bande Dessinée, associées à de grandes illustrations encadrées, le lecteur suit les personnages
dans l’espace.
Depuis l’extérieur vers l’intérieur, l’entrée dans l’appartement se fait à pas de souris,
avec des temps d’arrêt pour vérifier qu’il n’y ait pas de danger ou d’autres hôtes ?
Les autres souris étaient peut Ŕ être déjà là avant l’arrivée de
ces trois souris ? Si tel est le cas, depuis combien de temps déjà ?
Les illustrations dans la cage d’escalier sont remarquables par leur traitement de
l’espace :
Page 6
Page 25
Page 8
Sur toute la hauteur de la page 6, un long bandeau vertical ménage une magnifique vue
en contre plongée sur l’escalier, permettant ainsi au lecteur de suivre les efforts des trois souris
pour arriver jusqu’en haut. L’espace semble démesurément grand par rapport à leur petite
taille. En vis-à-vis, page 25, la même vue sur le même espace donne un effet complètement
143
différent. Les souris sont beaucoup plus nombreuses mais surtout, elles descendent en faisant
des glissades sur la rampe d’escalier et certaines s’amusent même à faire des plongeons et des
galipettes sur les marches ! L’humeur n’est plus du tout à l’effort. L’espace est le même, le
point de vue est identique mais l’effet est contraire de part le positionnement des personnages
dans cet espace.
Sur la droite de la page 6, le premier rectangle montre l’ascension du dernier palier par
les trois souris. Cette vue en plongée sur les dernières marches à gravir insistent sur la peti-
tesse des souris, accentuant les efforts qu’elles doivent fournir pour monter si haut. Page 8, le
lecteur retrouve la même mise en scène avec la vieille dame. Elle aussi semble bien petite et
bien fatiguée. Est Ŕ ce le fait de devoir monter toutes ces marches ? Ou bien est Ŕ ce le fait de
devoir bientôt quitter son appartement ? Ou encore, le retour en ville est douloureux car elle
« était bien » là où elle est partie (entre les pages 4 et 8)399
?
Le même espace disponible est perçu tantôt à l’échelle humaine, tantôt à l’échelle des
souris :
Page 7
Page 9
Par ce jeu d’angle de vue, l’espace prend une autre dimen-
sion aux yeux du lecteur :
- Vue à hauteur de souris, en contre plongée, la pièce paraît
immense, plus haute et plus spacieuse (le placard est
entr’ouvert, « la bonne aubaine » !)
- Vue à hauteur d’humain, en plongée par-dessus l’épaule
droite de la vieille dame, la pièce devient très modeste et
étroite. Par la suite, les souris vont continuer leur progres-
sion et occuper tout l’espace disponible.
Page 11
Le soir
Page 11
Avant d’aller dormir
Page 12
Pendant la nuit
Page 12
Le lendemain matin
Pages 12 Ŕ 13
En début de matinée
Page 15
(dans ou en fin de) la matinée
À échelle humaine, la cage piège et
le sac à provisions semblent bien
petits mais à échelle de souris, c’est
une toute autre dimension.
Sur la page 8, une mise en page alternée des vignettes :
- Cinq vignettes pour les souris / Trois vignettes pour la vieille dame,
permet des vue entrecroisées sur ce qui se passe au même moment mais dans des lieux diffé-
rents pour les personnages humains et animaux. Là aussi, plusieurs options interprétatives
399 « Grande » ellipse spatio Ŕ temporelle à combler par l’imagination du lecteur. Les résonnances vont nous y aider …
144
s’offrent au lecteur car, pendant les vides illustratifs, la narration continue grâce à
l’imagination des lecteurs.
- Soit, lors de la troisième vignette, la vieille dame est dehors pour revenir assez ra-
pidement à la vignette cinq. Elle est sortie de chez elle à la page 4, ici, elle marche dans la rue.
Cependant, est Ŕ elle sur le chemin de l’aller ou bien sur le chemin du retour ? Pendant sa
courte absence, les souris s’installent ; pendant qu’elle monte les escaliers, les souris
s’aventurent dans la cuisine. (Temps bref.)
- Soit, lors de la troisième vignette, elle part en voyage, ou bien elle en revient ?
(Combien de temps est Ŕ elle partie ?). Durant son absence, les souris occupent l’espace laissé
vacant. Elle rentre de voyage à la cinquième vignette. Les deux vignettes illustrant son ab-
sence (voyage plus ou moins long ?) encadrent une seule vignette installant les souris dans
l’appartement. (Temps étiré.)
Trois pages illustrées, uniquement avec les souris, séparent le moment où la vieille
dame est sortie de chez elle et le moment où elle rentre chez elle. Ainsi, le lecteur induit Ŕ il le
fait qu’elle a dû partir en voyage pendant que les souris se sont installées dans son apparte-
ment. De plus, elle part en tirant sa valise à roulettes avec la main droite alors qu’elle rentre en
la tirant avec la main gauche ! Ainsi, l’espace permet d’imaginer le temps qui passe mais ne
permet pas d’en donner la durée.
« Il ne faut pas confondre la notion de récit avec celle d’une action qui est restituée dans sa durée.
Par définition, les récits dessinés ne reposent pas sur un temps mimétique (contrairement au « ré-
cit » audiovisuel ou scénique), mais sur un temps de la lecture (non mimétique). Aucune combinai-
son de mots et/ou d’images ne permet de restituer une hypothétique vitesse de défilement corres-
pondant au temps de l’action. (…) Ce qu’il est convenu d’appeler « vitesse du récit » relève du
choix de la quantité d’évènements et de la taille des évènements. »400
Le narrateur imagier utilise une série d’images séquentielles pour faire progresser les
souris sur peu d’espace alors qu’il utilise deux ou trois images quand la vieille dame traverse
la ville :
400 Harry Morgan, Les principes des littératures dessinées, in résumé des principaux points établis dans le livre premier, page
7, consulté sur le site internet : http://theadamantine.free.fr/
145
Page 5
Sur les traces des souris, l’espace
est présenté dans de petites vi-
gnettes, de façon parcellaire, à leur
dimension.
Page 8
Page 8
Page 13
Sur les traces de la vieille dame,
dans les cases, l’espace est montré
à l’échelle humaine.
Les déplacements des personnages dans l’appartement donnent une idée précise de la
disposition des pièces. Comme à son accoutumée, Anne Brouillard réalise les plans des lieux
de vie dans lesquels elle fait évoluer les protagonistes de ses histoires.
Ainsi, tout au long de l’album, de la première à la quatrième de couverture, au fur et à
mesure que l’histoire progresse, les personnages évoluent dans différents espaces de diffé-
rentes dimensions mais aussi à différentes échelles.
À l’intérieur, le lecteur les voit évoluer dans :
- l’appartement, l’épicerie, le panier
Par exemple, sur la double page 20 Ŕ 21, l’ouverture de l’espace présenté sur la première de
couverture, sur la gauche, permet de mesurer l’avancée du déménagement de la vieille dame et
l’état de son appartement.
Leurs activités matérialisent aussi le temps qui passe. Car en fait, pourquoi tous ces déplace-
ments ? Et combien de temps s’est-il écoulé entre ces deux moments ?
L’incipit plonge le regard dans l’espace par saccades. La rue et l’immeuble de la
vieille dame sont représentés sur un bandeau rectangulaire occupant un tiers d’une page. C’est
un plan large dans une image réduite. Par contre, l’excipit plonge le regard dans le « même »
espace « en plein » sur une double page. Le plan large occupe tout l’espace laissé à l’image.
Le lecteur embrasse l’espace « visuel » et l’espace « imagier » le livre ouvert. Entre les deux
prises de vue, l’immeuble de la vieille dame s’est vidé de ses habitants, au centre et à droite,
les bâtiments ont été détruits, laissant place à un immense immeuble moderne dans lequel
habitent … les personnages.
146
L’évolution dans le temps
À la lecture de ces pages, le lecteur comprend la transformation de l’espace répartie
dans le temps. Chaque illustration fige un moment précis et les activités des personnages illus-
trent le déroulement du temps. En fonction de l’analyse spatiale ou temporelle, la lecture des
illustrations est affinée. Cette double approche permet un enrichissement de la narration vi-
suelle. Comme pour l’occupation de l’espace, le temps passe aussi à l’échelle des souris, des
êtres humains et des grues (le paysage urbain se modernise : devient plus récent).
À l’échelle du quartier :
Page 4
Au début :
Sur le trottoir de gauche, quatre
maisons sont habitées (fenêtres
éclairées).
Sur le trottoir de droite, on voit un
terrain vague (quel- ques meubles)
et des maisons encore habitées.
Page 15
Au milieu :
Le temps passant, la première
maison (grise) à gauche a été dé-
molie. Une palissade de travaux la
remplace. Les habitants de la mai-
son suivante déménagent … mais
la vieille dame rentre « encore »
chez elle. Le cadre narratif incline
à cette interprétation mais le doute
est autorisé. Partent Ŕ ils ou arri-
vent Ŕ ils ? Une nouvelle lecture
ultérieure, après avoir lu la fin de
l’album permettra de trancher.
Page 26
À la fin :
La deuxième maison à gauche
n’existe plus, la prochaine est celle
de la vieille dame. Celle de droite
est presque démolie. Une barrière
ferme la rue. On voit une cabane de
chantier. L’élargissement du
champ sur la droite présente le
nouvel immeuble construit à la
place des anciennes maisons éclai-
rées (page 4).
Au fur et à mesure que le temps passe, les maisons sont démolies et les palissades de
travaux occupent l’espace. L’éclairage des appartements permet d’être sensible au temps :
c’est le matin, l’après midi ou le soir mais cela prouve aussi que des gens habitent encore ici.
Ils n’ont pas encore changé d’espace mais ce temps là va arriver … À la dernière double page
illustrée, le lecteur comprend que, pendant le temps de l’album, à droite (espace qui n’était pas
visible auparavant), un immeuble avec des appartements tout neufs était en construction.
D’ailleurs, de grandes baies vitrées permettent une vue imprenable sur l’espace de ce nouveau
quartier en voie de re-construction. Il faudra encore du temps avant que tout soit refait à neuf.
À l’échelle de l’immeuble :
Une lecture de deux illustrations du même espace représentants deux moments diffé-
rents permet de prendre conscience du temps qui passe : parallèlement, le lecteur voit l’espace
évoluer et prend conscience du temps passé :
147
Page 6 Page 25
Au début, lorsque les trois souris
montent l’escalier, les portes des
appartements sur les deux paliers sont
fermées et éclairées de l’intérieur :
des gens habitent encore à l’intérieur.
À la fin, lorsqu’elles redescendent ce même esca-
lier, les mêmes portes, sont ouvertes et l’espace
visible à l’inté- rieur est vide, comme
l’appartement de la vieille dame. Le temps de la
démolition de l’immeuble est arrivé.
À l’échelle de l’appartement de la vieille dame :
- Le temps se mesure au rythme de son déménagement :
Page 7
Avant les préparatifs
Pages 20 Ŕ 21
Pendant les préparatifs
Page 22
Pendant le déménagement
Page 24
Après le déménagement
Dans ce rythme imposé à la vieille dame, elle prend quand même le temps de préparer
un gâteau et d’inviter son amie à prendre le thé. Dans les albums d’Anne Brouillard, même si
le temps presse, les cartons et les grues attendront … les personnages ont toujours le temps
d’une pause conviviale.
- Le temps se mesure au rythme des dégâts faits par les souris :
Page 7
Avant le voyage : l’appartement
est en ordre
Page 9
Après le voyage : l’appartement
est en désordre
Entre ces deux illustrations, la vieille
dame est partie en voyage et les souris
se sont installées chez elle. Par la suite,
au fur et à mesure que le temps va
passer, les dégâts occasionnés par les
souris vont progresser.
À l’échelle d’une journée :
Le temps se mesure aux activités quotidiennes des personnages :
- Le travail, les courses, la cuisine dans la journée
- Le chocolat chaud devant la télévision, le bain, le coucher
Enfin, une fois toutes ces émotions passées, dans le temps et dans l’espace, les person-
nages s’installent dans leur nouvel environnement tout neuf … Le temps des anciennes mai-
sons en pierre est passé, le temps des nouveaux immeubles en verre arrive. Qui habite où
maintenant ?
Au troisième étage : le voyageur lit son journal assis dans son fauteuil. Les vibrations du gramo-
phone (à droite) montrent qu’il écoute de la musique.
Au deuxième étage : la vieille dame s’installe. Elle s’apprête à s’assoir dans son fauteuil devant
la télévision.
Au premier étage : une petite fille avec de longues nattes brunes écarte les rideaux pour regarder
par la fenêtre. Qui est Ŕ elle ? La fille des anciens voisins de la vieille dame ?401
Au rez Ŕ de Ŕ chaussée : le pêcheur et l’oie sont en pleine conversation. Le gros poisson nage
dans un aquarium.
401 « Tu lui vois des nattes toi ? Pour moi, c’est une dame qui est entrain de téléphoner en regardant dehors ou bien elle ferme
les rideaux ? Je ne sais plus très bien … Elle n’a aucun rapport avec les autres personnages mais je suppose qu’elle va finir
par les connaître … » Histoire à suivre, donc. Extrait de l’entretien téléphonique du 14/02/2011.
148
Grâce à La vielle dame et les souris, en suivant les mailles (maillons) de sa vie, le lec-
teur qui sait « tirer les fils » revient au lac de La terre tourne.
5) De l’autre côté du lac
« Lucie et sa tante Nadège vivent au bord du lac. Un jour, elles aperçoivent une forme bleue qui
brille de l'autre côté du lac. Avec Tante Nadège, les chats Alpha402
et Toka et un bon pique-nique,
elles décident d'aller voir. Là-bas, Lucie découvre une aire de jeux et un nouveau copain. »403
« Un matin, en regardant de l’autre côté du lac, Lucie aperçoit une chose bleue qui brille. Tante
Nadège lui propose d’aller voir ce que c’est. Elles préparent un pique-nique et s’en vont sur le
chemin qui longe le lac. Soudain, la chose bleue apparaît. C’est une balançoire! L’histoire heu-
reuse d’une petite fille débordante d’imagination, qui converse avec ses chats et savoure sa vie so-
litaire au cœur de la nature, égayée par la rencontre d’un nouvel ami. »
« Le haïku permet aussi : d’exprimer des sentiments (nostalgie …), des sensations, des impres-
sions, les petites et les grandes émotions, les souvenirs, le temps qui passe, l’impermanence de la
vie … »404
Autant de sentiments qu’Anne Brouillard fait ressentir au lecteur tout autour du lac.
D’un côté le lac
Pourquoi donc aller ailleurs ?
On y est si bien
Bien plus que l’histoire d’une petite fille … Cet album redonne vie à l’ambiance de ce
lac mais à ses habitants aussi …pour le plus grand plaisir d’Anne Brouillard et de ses lecteurs.
Avec cet album, Anne Brouillard retrouve le même éditeur405
que La terre tourne, Le
Sorbier. Il a les mêmes dimensions que les deux précédents (La famille foulque, La vieille
dame et les souris) mais l’orientation406
est différente. De la verticalité, la lecture passe à
l’horizontalité. C’est un format à l’italienne et, comme l’expliquent Mme Balladur et Audu-
reau407
:
« Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les livres illustrés sont dans un format en hauteur (à la française),
calqué sur le codex romain, dans la tradition du texte imprimé.
Si la hauteur est prononcée, le livre exprime austérité, rigueur, mais aussi élancement, dynamisme.
À partir du XIXe siècle, les formats évoluent. Conçu dans un format oblong, plus large que haut (à
l’italienne), l’album illustré permet à l’illustration de représenter des paysages, des monuments.
C’est l’héritage des carnets de croquis.
L’album devient un espace panoramique d’autant plus large que l’espace narratif peut s’étaler sur
la double Ŕ page. Ce format favorise l’expression du mouvement et du temps. »
402 « En fait c’est le chat blanc de Ambre, ma nièce de 3 ans et demie à qui j’ai dédicacé cet album ! » 403 http://materalbum.free.fr/anne-brouillard/fichiers.htm 404 Philippe Costa, op. cit., p. 45. 405 « C’est l’éditeur en effet qui va découvrir ou initier le projet, l’accepter et le mener à son terme. » C. Segura Ŕ Balladur et
É. Audureau, op. cit., p. 7. 406 Le choix de ce format permet davantage « les nombreuses ruptures, les incessants changements de rythmes (accélérations,
pauses, ralentissements) ainsi que la variété des cadrages et des plans qui s’apparentent plus à une technique cinématogra-
phique, par ailleurs revendiquée, qu’à une écriture poétique traditionnelle. L’art de la narration chez Anne Brouillard est en
effet (…) une affaire de rythme. » Patrick Joole, op. cit. 407 Op. cit., p. 16.
149
Format et espace qu’Anne Brouillard exploite et maîtrise à merveille. Par la prise en
main différente, ce livre se lit comme un film. Les pages défilent comme une bobine qui se
déroule sous les doigts du lecteur, au rythme imposé par la double narration. Cependant, c’est
le lecteur (acteur et spectateur) qui réalise le montage mentalement. Les plus petits formats
offrent une prise en main plus aisée pour effeuiller les pages plus rapidement, à la manière
d’un folioscope. Ici, la tenue à deux mains et l’étalement des pages présentent au lecteur des
tableaux lacustres et boisés à admirer au fil du temps qui passe.408
La lecture de cet album
nécessite une posture assise et tranquille.409
Le narrateur imagier scande la mise en mouve-
ment des personnages par des illustrations séquentielles. Le lecteur retrouve cette mise en
page de l’album « brouillardien » :
- Des illustrations de pleine page à fond perdu : pauses sur un décor
- Des images séquentielles non cloisonnées : mouvements et enchaînements
- Du texte : le cheminement, la vie et les dialogues des personnages
Il est spectateur devant les paysages et acteur dans sa lecture elliptique. Le lecteur
spectateur retrouve l’univers cher à Anne Brouillard du lac suédois, décor et ambiance de La
terre tourne. Après un intermède de quatre ans et l’édition d’un livre singulier chez Sarba-
cane, dans cet environnement, il retrouve aussi des personnages et des objets qui lui rappellent
les quatre albums précédents. Si Anne Brouillard y prend beaucoup de plaisir, le lecteur les
retrouve avec joie et complicité.
Dans cet album au format cinématographique, à l’italienne, le cheminement est long,
de gauche à droite, il se passe des choses sur le chemin. Le lecteur a un rôle très actif et il suit
les personnages tout au long de l’album. Tantôt :
- De profil (le lecteur les observe) : page 10, par exemple.
- De face (le lecteur semble participer à la conversation) : page 16, par exemple.
- De dos (le lecteur les suit) : page 19, par exemple.
- Du dessus (par une vue en plongée sur les personnages en action) : page 26, par
exemple.
- Il est « leur » regard (il voit ce qu’ils observent) : page 32 Ŕ 33, par exemple.
Comme la terre tourne autour de …, le chemin tourne autour du lac. Le lecteur y
croise des gens, des animaux qui lui sont familiers maintenant et qui lui permettent de mettre
408 « À l’heure du coucher, (…) ce moment privilégié de complicité (…) sera d’autant plus long que l’illustration du livre est
riche. Les détails qui la composent, fourniront les accroches à partir desquelles le lecteur peut développer le récit au Ŕ delà du
texte souvent sommaire. » Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau, Master 2 LIJE, Album pour la jeunesse, 2010, p. 6. 409 Anne Brouillard avoue aimer travailler sans stress. Le lecteur impliqué le ressent aussi.
150
en place ces liens entre les albums : des chats, des souris, des oiseaux … et des objets qu’il
reconnaît aussi pour les avoir déjà vu dans d’autres environnements.
Comme La terre tourne entre autre et à la différence des quatre albums édités chez
Seuil, cet album a un narrateur textuel.410
Sur les pas du narrateur textuel, le lecteur entre dans
cet environnement comme par effraction, sur la pointe des pieds. « Chut » comme dit Lucie
(page 22), écoutons le silence. Nous sommes privilégiés, la maison, personnifiée, ouvre sa
porte pour nous accueillir. Tout d’abord, le lecteur cherche les personnages du regard. Où sont
Ŕ ils ? Par l’intermédiaire du narrateur textuel, le lecteur les entend mais il ne les voit pas. Le
narrateur imagier en profite pour lui faire visiter les lieux extérieurs et intérieurs. Ainsi, le
lecteur prend ses nouveaux repères spatiaux afin de se sentir « chez lui ». Une fois à l’aise
dans cet espace, le lecteur fait la connaissance de ses occupants, deux êtres humains et deux
chats. Dans cet albums, l’œil du lecteur est en perpétuel mouvement, il voit vivre les person-
nages, il observe le cadre, il suit l’aventure des personnages … Cette dynamique est possible
car le lecteur reconnaît cet espace : le lac et quelques éléments du décor. Maintenant, le lec-
teur est prêt à suivre les personnages sur le chemin, de l’autre côté du lac, autour de la terre …
car il est en confiance et en terrain connu, guidé par le narrateur imagier.
La couverture
La couverture du livre est entièrement illustrée. Le lac occupe « presque » tout
l’espace disponible au centre de la page. Le ciel et les nuages s’y reflètent. Les couleurs411
sont douces et naturelles. La végétation autour du lac est riche et variée. Ce décor transmet
l’ambiance tranquille et naturelle de la Suède. C’est ce même paysage qui est à l’origine de
l’album La terre tourne. « Cet endroit est très important pour moi, il ne faut pas oublier que
ma mère est suédoise … » « Anne parle de ce lac (…) où sa mère se baignait enfant. Doux
glissement vers l’autobiographie ? »412
Anne Brouillard parle comme Gaston Bachelard qui
affirme que s’il veut « étudier la vie des images de l’eau, il lui faut donc rendre leur rôle do-
minant à la rivière et aux sources de son pays. (…) Mais le pays natal est moins une étendue
qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lu-
mière. 413
» Dans les souvenirs d’Anne Brouillard, c’est une ambiance. Pour elle, « les images
410 Ici, le texte est minimaliste et dialogique « alors que l’expressivité des personnages, le jeu des couleurs, (…), la force des
contrastes assurent la narration. De tels albums surhaussent l’image (…). La rareté (du texte) n’y est pas perçue comme un
manque mais comme un retrait face à l’image qu’il met en valeur ou qu’il « cerne » de quelques indications. » S. Van der
Linden, Les albums « sans » in Le livre pour enfants, p. cit., p. 191. 411 « La couleur joue un rôle important dans l’appréhension du récit, elle en donne l’atmosphère et le ton. Mais elle est éga-
lement l’expression de l’illustrateur. À chacun sa palette, sa gamme de couleurs, (…) selon la technique employée. » Claire
Balladur Ŕ Segura et Evelyne Audureau, op. cit., p. 23. 412 Nicole Nachtergaele, Rencontre avec Anne Brouillard, in revue Alice, N° 2, printemps 1996, p. 62. 413 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, p. 15.
151
sont primordiales, elles racontent l’histoire et la lecture devient essentiellement visuelle. La
taille des images et la lumière qui en émanent, installent le rythme et l’ambiance de ses al-
bums. 414
»
La première de couverture présente les personnages. Ils sont en pause contemplative
eux aussi. Sauf « le chat gourmand » ! Ils sont presque arrivés « de l’autre côté du lac 415
».
La quatrième de couverture montre l’autre côté. Ce qui se trouve à gauche des person-
nages : leur maison416
et le chemin417
autour du lac. Quand le lecteur étale le livre, le posi-
tionnement des deux illustrations de pleine page à fond perdu est en adéquation avec le plan
du lac. Si les personnages tournent la tête à gauche, ils voient leur maison. Cependant, ils re-
gardent vers la droite. Que voient Ŕ ils ? Par cette attitude, le narrateur imagier déclenche
l’appétence du lecteur. Le regard des personnages vers la droite incite le lecteur à entrer dans
le livre pour voir ce qu’ils observent.
Les pages de garde
Les couleurs des pages de garde correspondent à la texture du papier. Ici, le papier est
lisse, les pages de garde sont donc de papier coloré. Dans les quatre Seuil, le grain du papier
est plus « épais », les pages de garde sont donc peintes non uniformément. Ici, les couleurs
sont vives. Cet orange renvoie la lumière. Il est dynamique. C’est cette même couleur, dans
une nuance moins prononcée qui est utilisée pour le titre.
Dès la page de titre, le narrateur imagier fait des clins d’œil complices418
au lecteur :
- Le panier en osier (au centre de l’image)
- Les oiseaux sur la branche en haut à gauche
- Les souris cachées en bas à gauche
- Le poisson sous la branche Ŕ pont
Tous ces détails induisent une lecture intra Ŕ imagière. Cet album trouve bien sa place ici,
après les quatre albums édités au Seuil.
414 Christian David, compte rendu « rencontres d’auteurs », XIIIe journée du livre d’Orthez, CDDP d’Orthez, 9 octobre 2008. 415 « Pour le choix du titre … on a hésité. Au début, je voulais plutôt « l’autre côté du lac » mais, avec l’article « de » cela
donne une idée du mouvement qui va mieux avec l’histoire de l’album : aller de …, regarder de …, qu’y a-t-il de …, que va-
t-on trouver de …, repartir de …, etc. » Anne Brouillard, le 07/11/2010. 416 « Le retour au pays natal, la rentrée dans la maison natale, avec tout l’onirisme qui le dynamise, a été caractérisé par la
psychanalyse classique comme un retour à la mère. (…) Une psychanalyse imagée doit donc étudier non seulement la valeur
d’expression, mais le charme d’expression. » « Y a-t-il une maison maternelle sans eau ? Sans une eau maternelle ? »
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Librairie José Corti, Les Massicotés, 1948, pp. 137 Ŕ 138. 417 « Sur le trajet qui nous ramène aux origines, il y a d’abord le chemin qui nous rend à notre enfance, à notre enfance rê-
veuse qui voulait des images, qui voudrait des symboles pour doubler la réalité. » Ibidem., p. 138. 418 « Je suis très attachée à ces lieux et à ces personnages. » avoue Anne Brouillard.
152
Le narrateur imagier
Le lecteur est accueilli par une illustration de double pleine page à fond perdu dès
l’ouverture. À gauche, une vue en plongée guide le regard vers la maison.419
Au centre, le lac
est très présent. À droite, le chemin « bleu » disparait parmi les arbres. Cette atmosphère bleu-
tée donne un aspect « flottant » à cette image. La forme des arbres, les ondulations de l’eau, la
forme des ombres … tout semble « ondoyer » tranquillement. Est Ŕ ce l’effet du soleil qui
transperce ? Quelques animaux (canards, oiseaux …) se prélassent dans ce décor. Parmi tous
ces arbres, le lecteur reconnaît les bouleaux avec les nichoirs de Mystère. Est Ŕ ce la maison
de Kÿt ? La porte est ouverte, le lecteur a envie d’entrer … la tourne de page va combler ce
désir. Cependant, les pages 6 et 7 montrent uniquement l’espace intérieur. Le lecteur visite le
rez de chaussée : l’entrée, la salle à manger, le salon puis la cuisine. À la manière des illustra-
tions de pleine page de La terre tourne, le dernier cadre de la page 7 montre en arrière plan, ce
qui va devenir le premier plan de la page 9. De forme floue et indécise, le chat tigré va
prendre apparence. De belle page en belle page, le lecteur arrive en pleine lumière sous la
véranda, au bord du lac. Les personnages l’y attendent avec une collation. La femme lève les
yeux à l’arrivée du lecteur. Les autres personnages regardent « de l’autre côté du lac ». Le
lecteur se présente puis observe dans la même direction : vers la barque jaune.
Une fois l’espace mis en place, les présentations faites, le narrateur imagier prend le
temps de montrer le lac dans toute sa splendeur. Le lecteur prend le temps de savourer le dé-
cor, le paysage, la nuit qui tombe et le calme. Cela ne peut s’exprimer avec des mots, c’est du
domaine du ressenti et du visuel. Le lecteur Ŕ spectateur retrouve la même technique de
« pauses illustratives de double pleine page » utilisée par le narrateur imagier dans La famille
foulque à chaque saison.
- Pages 10 Ŕ 11 : vue depuis le chemin : le lac sous la pluie.
Tout comme les personnages assis sous la véranda, à gauche, le spectateur voit et « en-
tend » la pluie tomber sur l’eau du lac et le toit de la véranda.
- Pages 12 Ŕ 13 : depuis la véranda : vue sur le lac sous le soleil couchant.420
419 « Cette maison n’existe pas mais elle pourrait exister. » précise Anne brouillard. « Si je dessine ces maisons, c’est peut-
être parce que j’aimerais y habiter … »
« Une des preuves de la réalité de la maison imaginaire, c’est la confiance qu’a un écrivain de nous intéresser par le souvenir
d’une maison de sa propre enfance. Il suffit d’un trait touchant le fonds commun des rêves. » Gaston Bachelard, La terre et
les rêveries du repos, p. 115. 420 Cette double page illustrée peut évoquer au lecteur spectateur le tableau Port au soleil couchant de Le Lorrain où les
couleurs orangées et jaunes du soleil couchant se reflètent sur l’eau du port.
153
Le regard du lecteur s’apparente à l’angle de vue des personnages situés hors cadre.
Ainsi, le lecteur les imagine assis sous la véranda avec une tasse de thé et des petits gâteaux,
admirant le paysage crépusculaire. Le lecteur est un des personnages.
- Pages 14 Ŕ 15 : vue en plongée : le lac sous la lune.421
Tout le décor est dans les nuances de bleu. L’espace semble dilué sous cette atmos-
phère lunaire. Ces teintes bleutées donnent une impression d’un monde flottant, irréel, comme
dans un rêve. L’atmosphère devient énigmatique.
Par ces trois doubles pages illustrées à fond perdu, le lecteur a adopté un rythme de
lecture lent et contemplatif. Il tourne les pages après une pause devant chaque tableau peint
comme on admire une œuvre d’art. Ainsi, le lecteur s’imprègne de cette ambiance particu-
lière. Anne Brouillard cherche à transmettre cette atmosphère qu’elle aime tant et où elle se
sent si bien. Par touches d’encre de couleurs, le narrateur imagier « incruste » ce paysage la-
custre dans la mémoire visuelle du lecteur. Par leur dimension, leur répétition, leurs couleurs,
les plans larges, le spectateur se déplace comme dans une galerie d’artiste. Le paysage défile
lentement. À la tourne de chacune de ces trois doubles pages, l’ellipse temporelle est longue
(plusieurs jours ou plusieurs heures).
La page 16 est une rupture dans la lecture.
- Dans la mise en page : deux images séquentielles disposées en diagonale
- Dans la lecture visuelle422
: l’œil du lecteur est dirigé vers la page de droite par :
o Le regard des personnages
o L’orientation de leur attitude
o Leur gestuelle
Qu’ont Ŕ ils vu ? La page de droite amorce un élément de réponse : parmi les arbres, il y a un
grand objet bleu. « On dirait une grande araignée métallique ! ». Le rythme de lecture va
s’accélérer du fait de ce questionnement. Les personnages, tout comme le lecteur, veulent
aller voir. Le titre423
prend sa signification. Nous allons aller « de l’autre côté du lac ». Une
série d’images séquentielles permet la progression de la narration imagière :
- La préparation du pique nique (les petites illustrations montrent par mimétisme un
temps bref dans un espace restreint),
421 Cette double page illustrée peut évoquer au lecteur spectateur le tableau La nuit étoilée où Vincent Van Gogh a peint la
lumière dans la nuit et le miroitement des lumières des habitations dans l’eau (sans le reflet de la lune) ou encore le paysage
de nuit : Nocturne au Parc royal de Bruxelles peint par William Degouve de Nuncques qui semble sorti d’un rêve tant la
couleur bleue unifie toutes les formes, faisant ainsi apparaître le paysage irréel. 422 « Le lecteur pourrait Ŕ il se passer du narrateur textuel ? » « Une information temporelle importante est donnée par le
narrateur textuel « il y a très longtemps … » Par contre, pour le cheminement spatial de l’histoire, suivre le regard, les mou-
vements, l’orientation, les signes de doigt qui indiquent … suffit. » Extrait de l’échange téléphonique du 31/01/2011. 423 « Le choix du titre est très important. Il se fait en accord avec l’éditeur. Quelquefois il est évident, parfois, on discute … »
154
- Le cheminement autour du lac,
- La pause contemplative et récupératrice (l’illustration de première de couverture),
- L’apparition d’un nouveau personnage masculin, espiègle, énigmatique, évoquant
le dieu Pan424
,
- La fabrication du pont en branchage.
L’arrivée est un moment important. Aussi, le narrateur imagier prend tout l’espace disponible
sur les deux pages 26 Ŕ 27. Les grandes illustrations montrent le temps étiré dans un espace
ouvert. Les deux personnages adultes saluent de la main droite, évoquant au lecteur
« l’homme et/ou la femme en rouge » (La terre tourne, Le pays du rêve). Lucie et les deux
chats courent vers l’objet convoité. Oh surprise, c’est une balançoire ! Comme celle dans Il va
neiger. Un autre enfant les y attend. Le lecteur se reconnaît bien dans ces bois suédois autour
du lac …(les bouleaux, les nichoirs, la balançoire).
Une fois ce nouveau décor mis en image, la narration séquentielle reprend : les per-
sonnages font de la balançoire, du toboggan … Puis, la pause pique nique prend plus de temps.
Alors, l’image reprend tout l’espace de la belle page. L’alternance illustrative s’orchestre et
s’adapte selon le temps et l’espace. De la même manière qu’à la double page 12 Ŕ 13, la
double page 32 Ŕ 33 présente le décor vu depuis l’emplacement des personnages. Depuis leur
lieu de pique nique, ils voient leur maison « de l’autre côté du lac ». « On est bien … on a
envie de rester là … d’y revenir » comme dans Le chemin bleu. Mais, il y a toujours quelque
chose de nouveau, d’inconnu, à découvrir, de l’autre côté … que ce soit ailleurs ou chez soi !
D’un côté comme de l’autre, le narrateur imagier donne une vue panoramique du paysage au
lecteur. L’album se termine par une illustration de pleine page à fond perdu. Les personnages
repartent « de l’autre côté du lac » en barque. L’aventure continue …
Le narrateur textuel
Quelles dimensions apporte le narrateur textuel ? Commençant en bas à droite de la
première belle page, il pose son rythme descriptif. Sous sa plume, la maison est personnifiée
et l’adresse au lecteur est directe. Il interroge le regard et l’imagination du lecteur. Cet album
se lit, se regarde et s’entend. Le lecteur doit solliciter tous ses sens. Le narrateur textuel com-
mence discrètement, avec une seule phrase (pages 5 ; 6 ; 7). Son style est direct, ses phrases
sont courtes et sa ponctuation est incitative. Les trois points de suspension demandent une
tourne de page rapide. C’est un grand bavard en fait ! Il a tellement à dire qu’il occupe le
424 Personnage de la mythologie grecque, Pan est le dieu de la totalité, de la nature toute entière. Protecteur de la nature, il
protège et surveille aussi ses occupants, en attendant de faire plus ample connaissance. Car, c’est Thomas !
155
centre de la page 8. Cependant, les mots ne parviennent pas toujours à exprimer ce qu’une
image montre :
- La description reste suspensive.
Ni à raconter les souvenirs :
- La mémoire reste suspensive.
La répétition de l’adverbe « longtemps » donne une touche nostalgique au récit. Le
lecteur imagine Tante Nadège jeune, vivant et cheminant autour du lac. Elle fait partie de
« ceux qui restent là parce qu’ils y sont bien. » Va-t-elle toujours vivre ici, au même endroit,
dans cette maison, autour du lac, seule ? … Le narrateur textuel pose cette ambiance en utili-
sant les mêmes mots que le narrateur textuel de La terre tourne : « calme, tranquille, paisi-
blement ». Les deux narrateurs (textuel et imagier) se rejoignent dans cette sérénité. Ils don-
nent ce rythme de lecture ralentie.
Quand l’action démarre, page 16, le narrateur textuel prend autant de place que le nar-
rateur imagier. Les dialogues accélèrent le rythme de la narration. Tante Nadège redevient
dynamique. Les points d’exclamation donnent un ton enjoué et vivant. Elle retrouve sa jeu-
nesse.
Le cheminement des personnages est décrit par le narrateur textuel. Il donne une
touche sonore à leur balade. Le narrateur textuel explique au lecteur ce que les personnages
vivent. Il transcrit les émotions ressenties par les personnages que l’image ne peut montrer. La
longueur des phrases et la ponctuation s’adaptent à la narration :
- La marche est lente : les phrases sont plus longues,
- Les pauses s’accompagnent de phrases descriptives courtes,
- Les dialogues sont animés et vivants.
Quand l’action redémarre (pages 30 et 34), le lecteur retrouve l’ambiance et la mise en
page textuelle de la page 8. Le narrateur textuel occupe l’espace de la page sur fond blanc. Le
vocabulaire et les expressions utilisés par les personnages sont les mêmes qu’au début de
l’album. L’histoire continue … en boucle. Sur les traces des personnages, guidé par les narra-
teurs, le lecteur reprend la lecture de l’album. Telle une boucle sans fin, le point de départ
devient le point d’arrivée. Ce rythme rappelle sans conteste celui de l’album La terre tourne.
Qu’y a-t-il à voir cette fois Ŕ ci ? La réponse est dans l’imagination de chaque lecteur ! (Un
cerf volant pigé dans un arbre ? Un nid d’oiseau perché trop haut ? …).
Qu’est ce qui autorise le lecteur à faire ces inférences entre ces quatre albums édités au
Seuil en 2006 et 2007 et ce cinquième album édité au Sorbier en 2011 ?
156
6) Les liens et les résonnances entre eux
Le lecteur opère des allers Ŕ retours entre ces cinq albums afin de mieux savourer
comment Anne Brouillard a repris ses personnages et les lieux auxquels elle est très attachée
au rythme du temps et des saisons qui passent. Et aussi, comment, tout naturellement, elle le
reconduit à La terre tourne …
a) Les personnages 425
(humains et animaux)
Entrelacements, croisements, rencontres de vie, de personnages, de lieux … Pendant
que le voyageur est à la gare avec les oiseaux, le pêcheur est au bord de l’étang avec l’oie. Le
voyageur mange sa soupe, toujours occupé à son jeu … le pêcheur rentre en train ? À pied par
la gare ? Il doit traverser le hall de la gare pour rentrer chez lui après sa journée de pêche ?
« Quand j’ai réalisé Le pêcheur et l’oie, je savais que je ferai La famille foulque. Retrouver
ces personnages auxquels je suis attachée. Histoire d’une balade autour des étangs d’Ixelles,
souvenirs d’une surprise … une oie regarde un pêcheur pêcher … à l’aller et au retour de cette
balade. D’autres fois, des canards, des foulques … » Mais, les liens sont tellement forts que,
le pêcheur rejette par deux fois son petit poisson, déçu par cette mince prise tandis que la
foulque attend pour repêcher cette prise facile … Entre les deux, quelques secondes pour
quelques pages mais, surtout, deux albums ! Vus de dos d’un album, mais, qui les regarde ?
Réponse dans l’autre album, encore une fois, ils sont vus à travers le regard de la maman et de
son bébé dans les bras, debout devant le seuil de leur maison. Ils sont vus de face, depuis
l’autre côté de l’étang par, les canards … Le lecteur Ŕ spectateur reconnaît le même style, la
même technique mais les reflets et les couleurs de l’eau sont vus d’un point de vue différent.
Selon l’angle de vue que le narrateur imagier lui offre, les nuages, le soleil, la luminosité, les
ombres …
Dans La famille foulque, le pêcheur arrive page 18 et il s’installe dans Le pê-
cheur et l’oie page 4. Dans La famille foulque, cette scène est vue par un œil situé de l’autre
côté de l’étang, comme s’il se trouvait dans l’angle, à côté des canards.
L’angle de vue sur la scène de pêche sous le parapluie est double selon l’espace dans
lequel se trouve posé l’objectif de la caméra. En suivant cette ligne directrice diagonale, dans
La famille foulque, du premier au dernier plan, il voit : l’eau avec la foulque vue de derrière
425 Lors de la conférence à Toulouse le 6 novembre 2010, Nicole Folch avançait : « A l’instar de nouvelles, on entre par
effraction dans la vie des personnages. Grâce au décor on connaît immédiatement ce personnage. Mais, on ne connaît rien
de son passé ni de son avenir. » En fait, c’est au lecteur de re-construire sa vie avant, pendant et après les pages de « cet »
album. Les narrateurs ménagent des « blancs », des énigmes, placent des indices que le lecteur doit associer dans la continui-
té. Le lecteur doit faire des efforts de mémoire et d’imagination intra et inter albums.
157
(qui se déplace de la gauche du pêcheur vers sa droite avec une brindille dans le bec pour
construire son nid) Ŕ le pêcheur et l’oie sous le parapluie Ŕ la maman et l’enfant sur le palier
de leur maison.
Depuis la position opposée, dans le pêcheur et l’oie, cette scène est vue à travers l’œil
cinématographique de la maman et de l’enfant, avec un effet de zoom avant, comme sur un
travelling, toujours en suivant cette même diagonale mais dans le sens inverse. Le pêcheur et
l’oie sont donc vus de dos (trois quart Ŕ droite) et la foulque présente son profil gauche (son
avancée se déroule maintenant de la droite vers la gauche car elle a déposé sa brindille et re-
part dans le sens inverse de son nid).
Dans la famille foulque le lecteur voit cette illustration depuis le pêcheur et l’oie et
vice et versa. Cette mise en scène correspond à l’intention consciente d’Anne Brouillard qui
affirme que « quand j’ai réalisé Le pêcheur et l’oie je savais que je ferai La famille foulque. »
C’est au lecteur de trouver et de savourer ces clins d’œil imagiers. Dans Le pêcheur et l’oie,
l’œil du lecteur est placé à la porte du jeune couple de La famille foulque. Ils observent le pê-
cheur. Ainsi, le lecteur est dans le regard de la maman et son enfant. Par cet album, Le pê-
cheur et l’oie, le narrateur imagier montre ce que ces personnages de La famille foulque
voient de leur porte.
La famille foulque, p. 21 Le pêcheur et l’oie, p. 14 - 15
Le lecteur retrouve ce contraste rythmique dans les deux styles de pêche animale et
humaine.
Entre ces deux instants illustrés, que s’est-il passé pendant ce vide narratif ? (p. 18)
Pour le savoir, le lecteur retourne lire le pêcheur et l’oie : le pêcheur s’est installé et puis, il a
attendu que le poisson veuille bien mordre à l’hameçon. C’est alors que, déçu par ses prises,
par deux fois il a rejeté le petit poisson à l’eau : (pages 9 et 11)
Une fois revenu à la page 18 de la famille foulque, le lecteur comprend le clin d’œil complice
du narrateur imagier. La foulque plonge pêcher le petit poisson rejeté à l’eau par le pêcheur !
En fait, quand la foulque relève la tête sur la troisième vignette, elle regarde le pêcheur et at-
158
tend le petit poisson … qu’elle rattrape d’un petit plongeon rapide et efficace. Quel jeu pour le
lecteur aussi.
Ainsi, le lecteur découvre et savoure comment le narrateur imagier, d’une page à
l’autre, d’une illustration à l’autre, d’un album à l’autre le fait participer à la re-construction
des histoires qu’il raconte et qui s’entrecroisent. Le narrateur visuel et le lecteur deviennent
pleinement partenaires dans ce jeu littéraire, dans la mesure où ils construisent ensemble le
sens iconique inter-albums. Si l’on prend l’exemple de ces deux albums qui se racontent l’un
l’autre, le lecteur a donc perçu :
- Le même moment observé sous deux angles de vue différents : le pêcheur vu de
dos pages 14 Ŕ 15 dans le pêcheur et l’oie et vu de face page 21 dans la famille
foulque.
- Un moment décomposé peut être complété grâce à cette lecture parallèle de deux
albums complémentaires.
Dans ce même espace, les personnages des trois albums le pêcheur et l’oie, la famille
foulque et la vieille dame et les souris vivent se côtoient et s’entraident. En effet, c’est le pê-
cheur et le jeune papa qui déménagent la vieille dame. Leur tenue vestimentaire permet de les
reconnaître sans équivoque :
- le pêcheur porte le même pantalon avec la même ceinture basse, le même pull, la
même casquette et il a la même attitude vue de dos que lorsqu’il va à la pêche !
Un jour au travail / un jour à la pêche
- le jeune papa, quant à lui, porte les mêmes vêtements bleus que lorsqu’il croise les
souris dans la rue : (moment de connivence entre le narrateur imagier et le lecteur Ŕ
enfant par ce « chut ! » des souris à l’adresse du petit enfant en poussette.)
Un jour à faire les courses / un jour à travailler
À la fin de La vieille dame et les souris, grâce à de grandes baies vitrées, le lecteur voit
leur habitat collectif commun.
Le dernier plan large de La famille foulque, réparti sur la double page 24 Ŕ 25 ras-
semble tous les protagonistes des autres albums de cette collection (le voyageur excepté, car,
159
comme tout voyageur, il doit être parti en voyage quelque part, ailleurs) autour d’une table426
,
dans la convivialité et la bonne humeur :
- le pêcheur (déménageur) lève son verre en direction de sa voisine de droite
- l’oie se promène avec son amoureux (la forme de leurs deux corps côte à côte des-
sine d’ailleurs un cœur)
- les oiseaux de la gare picorent avec les foulques et la famille foulque vient se
joindre à eux
- le jeune couple converse avec la vieille dame et son amie pendant que leur enfant
joue avec ses amis
- les souris participent discrètement à cette festivité. Elles sont toujours cachées der-
rière les feuilles, dans le coin en bas à gauche de la page, comme sur la page 13 de
la vieille dame et les souris hormis le fait qu’elles sont trois ici. Dans cette
même allée, le lecteur reconnaît les oiseaux de la gare ! Elle ne doit pas être loin …
C’est pour ça que le pêcheur peut rentrer à pied à travers …
Dans la gare, en bas à gauche de l’illustration, il s’agit du papa de La famille
foulque avec son petit enfant, assis pour une pause goûter ou repas. Ici, ils ne font que se croi-
ser brièvement car, quand le voyageur arrive, le papa doit déjà être installé depuis un petit
moment mais son bébé refuse toujours de manger avec « force, cris et larmes » … C’est ainsi
que, dès la page 6, le papa cède et repart avec son enfant calmé à son cou. Ce fut un instant
bref mais sonore !
- La vieille dame et son amie viennent aussi prendre un thé à la terrasse du café
de la gare. Elles sont déjà installées quand le voyageur arrive et partent à la page 15, avant les
quatre pages de focalisation sur les oiseaux dans la panière à pain.
Dans le cadre de l’album
Le voyageur et les oiseaux La vieille dame et les souris
426 « C’est quelque chose que j’ai connu et que je connais toujours, ces tables chargées de bonnes choses, autour desquelles
on s’installe un moment, on parle, on boit, on mange, on regarde un livre … » Anne Brouillard pour Ulrike Blatter, in Parole
3/07, novembre 2007, pp. 2.
160
À la page 20, dans la vieille dame et les souris, le lecteur reconnaît sans aucun doute,
accroché au porte manteau derrière la porte, le manteau rose à col de « fourrure » marron et,
posé sur l’étagère au dessus, le chapeau blanc que portent la vieille dame dans le voyageur et
les oiseaux.
L’intra Ŕ iconicité génère l’intra Ŕ narrativité. Ces quatre albums sont une seule his-
toire dans laquelle des gens se croisent comme dans La terre tourne. Cependant, ici, les autres
espaces sont elliptiques, les personnages y entrent et en sortent, au gré de leur vie et du temps
qui passe. La terre est Un tout petit monde ! Où que l’on aille, « on se reverra » …
Lecture descendante :
Le pêcheur va pêcher au bord de
l’étang des foulques (3)
Il rentre en passant par la gare et
croise le voyageur (2), la vieille
dame (4) et le papa (3)
Il fait le déménagement de la vieille
dame et habite en ville (4)
Il participe au pique-nique (3)
Les oiseaux vont au bord de l’étang
(3) et dans l’allée arborée (4),
Le voyageur habite dans un appar-
tement en ville (4)
Il croise la vieille dame (4) et le
papa (3)
La famille foulque accueille les
souris, la vieille dame et son amie
pour le pique-nique (4) …
Le papa déménage la vieille dame
(4) …
1
Le pêcheur et l’oie
(au bord de l’étang)
2
Le voyageur et les oiseaux
(à la terrasse d’un café, dans la
gare)
3
La famille foulque
(autour, sur et au bord de l’étang)
4
La vieille dame et les souris (en
ville)
Lecture ascendante :
Le voyageur croise le pêcheur dans
la gare (1)
… le pêcheur et l’oie (1), les oi-
seaux (2),
… avec l’aide du pêcheur (1)
Le papa et son bébé font une halte
au bar de la gare (2)
La maman et son bébé observent le
pêcheur et l’oie (1)
La vieille dame est déménagée par
le pêcheur (1) et le papa (3), elle
amène les souris au bord de l’étang
(3), elle croise l’enfant avec son
papa (3), elle prend un thé avec son
amie au bar de la gare (2), la ville
héberge le pêcheur et l’oie (1), le
voyageur (2)
À la lecture du dernier album édité d’Anne Brouillard, De l’autre côté du lac, le lec-
teur complice ressent une résonnance très forte avec ces quatre albums édités au Seuil. Qui
sont Ŕ ils donc ? Qui est Tante Nadège par rapport à la vieille dame et au pêcheur ? Comment
161
se fait Ŕ il qu’ils aient le même panier ? À y regarder de plus près, le lecteur comprend que
Tante Nadège et la vieille dame ne font qu’une seule et même personne.427
Jeune, elle habitait
en Suède, au bord du lac. Âgée, elle habite en Belgique, en ville. Encore une fois, Anne
Brouillard confie qu’elle est « très attachée à ces lieux et à ces personnages. »428
Elle est aussi
de double culture, suédoise par sa mère et belge par son père. Anne Brouillard reste très atta-
chée à ses doubles racines. Elle vit en Belgique mais repart souvent en Suède. Les deux pays
ne font qu’un en elle.
Au regard des pages 18 de l’album De l’autre côté du lac et 16 de La vieille dame et
les souris par exemple, le lecteur la reconnaît. Elle a le même visage, la même expression, les
même cheveux, la même attitude …
C’est la même mais, elle a pris quelques années et elle a déménagé entre temps. C’est
alors qu’intervient le rôle du pêcheur. Qui sont Ŕ ils l’un pour l’autre ? Sont Ŕ ils frère et
sœur ? En quel cas, ils ont déménagé en ville pour des raisons familiales et ou profession-
nelles. Ils habitent dans le même quartier, l’un près de l’autre. Sont Ŕ ils mari et femme ? En
quel cas, elle a déménagé pour vivre avec son mari. Les photos encadrées dans la maison De
l’autre côté du lac et dans l’appartement de la vieille dame ne permettent pas de trancher. Ce
peut être la famille, les parents comme le couple ?
Pour illustrer cette double rétrospection elliptique imagière :
- adulte, elle se souvient de son enfance dans ces mêmes lieux, d’une part et,
- âgée, elle retourne au bord du lac pour se souvenir et se ressourcer, d’autre
part,
le lecteur peut évoquer la technique illustrative narrative utilisée par le narrateur imagier dans
Le chemin bleu. « Je voulais représenter le même espace sans ligne du temps, comme quand
on revient sur les lieux de son enfance et qu’on se revoit enfant … ».
Jeu de l’illustratrice pour exprimer en une seule image
une projection dans le temps. Entre les deux femmes,
il y aurait le lac … espace originel.
427 « Je n’y avais pas pensé ! Que Tante Nadège soit la vieille dame… cette idée me plaît beaucoup … je ne connais pas tout
de mes personnages ! Cette idée donne une plus longue vie aux choses et aux gens. » Extrait de l’entretien téléphonique avec
Anne Brouillard du 31/01/2011. 428 Extrait de la rencontre avec Anne Brouillard à Toulouse le 07/11/2010.
162
Ici, le lecteur voit la même personne, dans deux lieux différents, à deux époques de sa
vie et reconstruit mentalement cette même image simultanée. Du lac, on part en ville pour
revenir au lac. La boucle continue …
Ainsi, De l’autre côté du lac raconterait la vie de Nadège avant son départ pour la
ville. « Pourquoi a-t-elle déménagé de ce lieu idyllique ? Elle y était si bien ? 429
» Parce
qu’elle a épousé le pêcheur, parce qu’elle y a trouvé un emploi … Ou bien, pour d’autres rai-
sons selon l’imagination du lecteur, en accord avec les résonnances imagières.
Ainsi, sur les pas de la vieille dame, depuis la ville, sur les traces de Nadège, autour du
lac, le lecteur revient tout naturellement, dans le cadre de l’album de La terre tourne.
Afin de permettre les résonnances entre ces personnages, les objets430
de leur vie quo-
tidienne sont des indices très importants.
b) Les objets : 431
Par ce schéma, Sophie Van der Linden montre les résonnances entre les quatre albums
édités au Seuil. Par ces effets de parallélisme et d’entrecroisements entre les personnages et
leurs objets récurrents, par les tableaux accrochés au mur, par ces résonnances visuelles, le
lecteur « ressent » qui est Tante Nadège et revient dans le pays du lac de La terre tourne.
À la fin de l’album La terre tourne, tous les protagonistes se retrouvent sur une petite
île sur le lac. Les nichoirs font partie du décor festif, tels des lampions annonciateurs d’une
ambiance. Dans Mystère et De l’autre côté du lac, la récurrence des nichoirs pose immédia-
tement ce lieu : le lac et cette ambiance de La terre tourne dès la première page. Dès
l’ouverture du livre, nous y sommes revenus. Le lecteur s’y sent déjà chez lui, dans un univers
familier et rassurant. Il y est bien. Il y a donc les nichoirs qui renvoient à Mystère et la balan-
çoire qui évoque celle de Il va neiger432
.
La terre tourne
À la fin
Mystère
Première page
De l’autre côté du lac
Première page
Il va neiger De l’autre côté du lac
429 Extrait de la conversation téléphonique du 31/01/2011. 430 « Je dessine les objets que je connais, c’est pour ça qu’ils vont revenir. » Extrait de l’entretien téléphonique du 31 janvier. 431 Hors cadre[s], n° 1, Sophie Van der Linden, p. 15. 432 Pour Il va neiger, « je me suis souvenue d’une promenade que j’avais faite dans une forêt en Suède : une fin d’après-midi
d’hiver, la neige s’était mise à tomber à l’arrivée de la nuit. (…) Ce changement d’atmosphère tel que je l’avais ressenti que
je devais essayer d’exprimer, cette curieuse impression qu’il se passe des fois quelque chose de magique entre les choses et
le temps. » Anne Brouillard pour Daniel Fano in Brochure "L'illustration en Wallonie et à Bruxelles".
163
Ces éléments matériels servent à planter le décor extérieur en éveillant les souvenirs
visuels du lecteur. Les personnages sont dans la forêt suédoise, dans cette région de bois et de
lacs.433
De plus, le narrateur imagier utilise la même dichotomie chromatique pour les balan-
çoires que pour les enfants : le rouge et le bleu.434
Cet espace est ludique, c’est le monde de
l’enfance et, comme Anne Brouillard l’explique, pour le côté technique, ces couleurs tran-
chent avec le décor végétal et boisé alentour.
À l’intérieur, plusieurs détails interpellent l’œil : Le buffet en bois avec les photos en-
cadrées, l’abat jour sur pied, par exemple …
La mémoire visuelle du lecteur ne reste pas insensible à toutes ces images car, il les a
déjà vues quelque part. En effet, de plus en plus, le lecteur va rapprocher cet album de La
vieille dame et les souris.
De l’autre côté du lac La vieille dame et les souris
Page 6 :
la nappe blanche, le dos-
sier de la chaise en bois
Page 20 :
Page 7 :
dans la cuisine :
l’égouttoir et la vaisselle
Page 17 :
Page 16 :
la théière
Page 19 :
Il en est un qui rappelle l’univers pictural de Mary Poppins. Comme elle invite Bébert
à pénétrer « tous les deux, dans le tableau 435
» afin de changer d’univers, par une mise en
abyme, les cadres (tableaux peints ou photos) accrochés au mur de l’appartement de la vieille
dame, autorisent aussi ces bonds dans l’espace :
- Le cadre de la page 21 renvoie au saule pleureur de l’étang.
433 « La balançoire De l’autre côté du lac et celle de Il va neiger ne sont pas exactement au même endroit en fait. Il y a beau-
coup de lacs dans ce pays, la Suède. Dans De l’autre côté du lac, la plaine de jeux « bleue » n’existe pas, il n’y a rien, si, des
maisons, mais ça pourrait exister. Dans Il va neiger, c’est un autre lac, un lac gelé, c’est la même forêt mais sur un territoire
énorme en fait. Il y a réellement une plaine de jeux avec des balançoires et des toboggans. En fait, c’est bien possible qu’elle
soit bleue dans la vraie réalité ou bien des deux couleurs ? Le rapprochement, c’est le même pays, la même région qui est
immense. Il faut voir sur une carte. » Extrait de l’entretien téléphonique du 14/02/2011. 434 « Ça existe les balançoires rouges … chez mes grands parents ! Mon grand père avait construit une balançoire rouge
pour nous. J’ai toujours associé la balançoire et le rouge. En Belgique, les plaines de jeux sont peintes en rouge. J’en ai vu
plus récemment des « bleu pétant ». À part le rouge et le bleu, quelles couleurs existent ? Il n’y en a pas tellement en fait …
Mes étagères aussi sont peintes en rouge et bleu. Je me souviens, quand j’étais petite, mon grand père suédois m’avait cons-
truit un petit mobilier (table et chaise) peint en rouge et bleu. Je me souviens de cette association, bleu cobalt et ocre rouge.
Cette association vient de loin. » Extrait de l’entretien téléphonique du 14/02/2011. 435 Mary Poppins, Pamela Lyndon Travers, Le livre de poche jeunesse, 1980, p. 32.
164
- Le cadre de la page 22 renvoie au héron cendré de l’étang ou à celui du lac.
La famille foulque La vieille dame et les souris De l’autre côté du lac
Il y a un objet qui occupe une place importante dans l’univers imagier de ces cinq al-
bums : le panier en osier. Si un fil permet de les raccrocher tous ensemble et de donner une
cohérence à toutes ces vies, c’est certainement lui. Il est l’objet idéal et fonctionnel de toutes
les situations :
- Le pêcheur s’en sert comme panier de pique nique et comme panier de pêche
- La vieille dame l’utilise pour transporter les souris et pour faire ses courses
- Tante Nadège et Lucie le prennent pour transporter leur pique nique
Quelles interprétations autorise-t-il ? Quels sont les liens entre ces personnages ?
À la lecture des albums, le panier circule entre eux deux dans une logique spatio Ŕ
temporelle cohérente :
- Le pêcheur et l’oie : il a le panier ; (invisible dans les pages de l’album, elle est à la
gare avec son amie).
- Le voyageur et les oiseaux : elle ne l’a pas avec elle à la gare ; c’est toujours lui qui
rentre avec le panier.
- La famille foulque : il a le panier pour aller à la pêche. Puis, elle l’a avec elle pour
faire ses courses. Au pique nique, ils sont présents tous les deux, il n’y a qu’un seul panier !
- La vieille dame et les souris : elle a le panier pour transporter les souris et faire ses
courses.
À la lecture espace Ŕ temps de ces albums, la circulation du panier est possible. Ce-
pendant, le lecteur ne peut pas trancher sur leur filiation. Même s’ils vivent séparément à la
fin de l’album La vieille dame et les souris, l’ambiguïté est toujours présente. Elle part en
voyage seule certes mais, ils se retrouvent pour le pique nique à la fin de La famille foulque.
Anne Brouillard avoue beaucoup s’amuser car, « il y a des choses impossibles dans la réalité
mais dans la fiction, dans l’univers de l’album, les possibilités sont infinies. »436
En effet,
dans l’univers de ces albums, le lecteur reconnaît aussi les souris grises. Cependant, peuvent Ŕ
elles vivre aussi longtemps ? Ont Ŕ elles suivies Nadège en ville ? « Non, ce sont leurs arrières
436 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard le 31/01/2011.
165
petites filles !!! » Elle laisse donc une large place à l’imagination du lecteur pour continuer à
faire vivre ses personnages.
c) Le temps (météo et qui passe : passé / présent / futur)
Schéma sur l’échelle du temps passé et présent avec justification météorologique :
Été
Automne
Hiver
un jour du
printemps
Pendant
l’été
- Le temps qui passe
Comme pour l’espace, le narrateur imagier ménage des doubles pages illustrées à fond
perdu pour illustrer le temps qui s’étire. Ainsi, quand le temps passe, le lecteur prend le temps
de la contemplation, sans stress.
- Le passage du jour et de la nuit
- Le passage des saisons
- La pêche (lente)
- L’appartement vide
- Dans la gare
Le narrateur imagier adapte la dimension de ses illustrations à l’étirement du temps.
Plus le temps est lent, long, plus l’illustration occupe tout l’espace de la double page. À con-
trario, plus le temps est bref, actif, plus les illustrations sont présentées sous formes de
« cadres » ou « vignettes » séquentielles.
Nous pouvons représenter le passage du temps au long de ces albums, sur les traces de
Nadège de la façon suivante :
166
De l’autre côté du lac Le pêcheur
et l’oie
Le voya-
geur et les
oiseaux
La famille
foulque
La vieille dame et les souris
Flash Ŕ back
textuel :
Ellipse tempo-
relle sur son
enfance et sa
jeunesse :
« il y a long-
temps »
Elle vivait ici.
Elle est déjà
allée de l’autre
côté du lac.
Rétrospection
imagière et
textuelle :
Maintenant,
adulte, elle est
ici avec sa
nièce Lucie. En
vacances ? Elle
y vit ? Elle se
rappelle ses
souvenirs et
elle retente
l’aventure.
Âgée :
Invisible
dans les
pages de
cet album.
Pendant ce
temps là,
elle est à la
gare …
Âgée :
Elle prend
le thé avec
son amie.
Âgée :
Elle vit,
fait ses
courses,
participe
au pique
nique au
bord de
l’étang.
Âgée :
Son voyage :
ellipse spatio
temporelle.
Retourne t’elle
au lac pour se
ressourcer ?437
Environnement
visuel :
Elle doit dé-
ménager, (en-
core) ? Elle va
vivre dans un
appartement
moderne main-
tenant …
Flash back : de flash back : à maintenant :
Il y a longtemps jeunesse vieillesse et en ville
Enfance, jeunesse adulte retour elliptique au lac
Textuel image et texte visuel, imagier
d) L’espace, le cadre, l’ambiance
Entre le pêcheur et l’oie et la vieille dame et les souris, il y a une zone géographique
où des gens vivent au rythme du temps qui passe. Et dans cet espace, il y a une gare … Ces
quatre albums corroborent avec la réflexion d’Anne Brouillard disant que « quand je réalise
un album, mon art est au service des personnages auxquels je m’attache puis, quand j’ai ter-
miné une histoire, j’ai envie de les reprendre encore dans un autre cadre. »438
Le lecteur les
retrouve donc dans cette collection de quatre albums édités aux éditions du Seuil Jeunesse en
2006 et 2007.
Elle les rassemble tous dans la famille foulque, au bord de l’étang qui se trouve certai-
nement en bas de la ville en pleine mutation.
PARC DES ETANGS D'IXELLES
« Les étangs d'Ixelles offrent un cadre architectural et artistique unique. Situés entre les avenues
Général-de-Gaulle et des Éperons-d'Or, ils prolongent les jardins de l'abbaye de la Cambre. À la
pointe du premier étang, les façades néo-classiques avec leurs frontons triangulaires marquent
une transition originale entre la chaussée d'Ixelles et la zone résidentielle des étangs. Côté étangs,
changement de décor : les maisons des années 1870-1880, de style éclectique en briques appa-
rentes rouges, s'inscrivent dans l'ensemble voulu par Victor Besme. On trouve aussi des maisons
de style néo-renaissance flamande, art nouveau et art déco, dont le représentant le plus connu est
le bâtiment de l'Institut national de radiodiffusion situé place Flagey. »439
« Au début du XXe siècle, le Bruxellois, très attaché à la maison individuelle, va progressivement
se laisser convaincre par la vie en appartement, du fait de l’avènement de la loi sur la copropriété
et des changements sociaux de l’époque. Cela entraînera de profondes mutations dans la ville,
437 Voir Tove Jansson, Le livre d’un été. 438 Anne Brouillard, rencontre au salon du livre « vivons Ŕ livre » à Toulouse le 06/11/2010. 439http://www.opt.be/informations/attractions_touristiques_ixelles__parc_des_etangs_d_ixelles/fr/V/17539.html
167
l’architecture et les modes d’habiter. Le quartier offre un panorama exceptionnel des plus belles
réalisations de cette époque où se succèdent Art Nouveau, Art Déco et Modernisme. »440
« C’est un lieu calme, plein de charme, l’occasion d’un peu de tranquillité à deux pas de
l’agitation urbaine. Les étangs sont aussi très prisés par les joggeurs. A la base, le territoire
d’Ixelles possède quatre étangs. Le grand étang a été partiellement asséché en 1860. Il couvrait
alors la place Flagey. Aujourd’hui, il représente l’étang inférieur. Les étangs Pennebroeck et
Ghévaert furent réunis pour former l’étang supérieur. Avec l’abbaye de la Cambre, les étangs re-
présentaient un des sites les plus attrayants de l’agglomération bruxelloise. Entre les deux étangs,
on trouve le monument des Ixellois, morts au champ d’honneur. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle,
les étangs servaient de vivier, de lavoir, de réserve d’eau alimentaire et de glace en hiver. Le plan
du quartier conçu par Victor Besme impliqua le remodèlement des étangs et de nombreuses ex-
propriations qui effacèrent rapidement le souvenir de l'ancien village champêtre. La bourgeoisie
de l’époque investit rapidement les abords des étangs et les nouvelles rues avoisinantes en y fai-
sant construire de nombreuses maisons de maître de style éclectique, art nouveau et art déco qui
constituent aujourd’hui un important patrimoine. Aujourd’hui, avoir un appartement avec vue sur
les étangs demande d’y mettre le prix. Le quartier autour des étangs est resté aisé et prisé par les
classes supérieurs, dont depuis peu les fonctionnaires européens. Le site fut classé en 1976. »441
« Il y a toujours plein de
grues dans Bruxelles.
C’est impressionnant
comme la ville change
tout le temps. »
Le temps passe mais l’espace reste « naturel » autour de cet étang où les personnages
peuvent se retrouver tandis que la ville change d’apparence. Mais la gare, où est Ŕ elle ? Et le
voyageur ? Il est parti vers d’autres lieux ? Rencontrer d’autres personnes que l’on ne connaît
pas ? Comme les gens que l’on croise dans La terre tourne, Voyage …
Un plan d’ensemble nous permet d’essayer de la situer dans l’espace (d’après les allers
et venues des uns et des autres aussi) :
Comme le précise Anne Brouillard, le modèle de gare qui l’a inspiré est parisien et les
trains sont plutôt des modèles tels qu’on en trouve en France. Par contre, le modèle de ville
qui l’a inspiré pour les trois autres albums est Bruxelles et le quartier où elle habitait et se
baladait à ce moment là.
440 http://www.arau.org/vg_etang.php 441 http://www.cityzeum.com/les-etangs-d-ixelles
168
Alors, où se trouve la gare dans l’espace de cette histoire répartie sur ces quatre al-
bums ? « Avec cette question, le lecteur tape en plein dans le mille ! »442
avoue-t-elle dans un
grand rire complice …
En fait, le lecteur ne doit pas confondre l’espace mimétique, très fort chez Anne
Brouillard, dans la mesure où elle trouve son inspiration dans les choses vues, vécues ou res-
senties dans sa vie réelle, et l’espace représenté dans le cadre de l’histoire réunie dans ces
quatre albums par le narrateur imagier.
Entre ces quatre albums et De l’autre côté du lac, édité aux éditions Le Sorbier en
2011, il y a une autre zone géographique. Le lecteur voyage depuis Bruxelles, en Belgique à
Dalskog, en Suède. L’un est son pays paternel, l’autre est son pays maternel. Elle est née et vit
dans l’un, elle part en vacances et se ressourcer dans l’autre. Les deux sont « son » pays. Elle
y est chez elle et elle y est bien.
7) Les liens et les résonnances avec La terre tourne :
l’espace, le cadre, l’ambiance
Pas de doute, l’histoire se déroule bien dans ce même cadre suédois que La terre
tourne. Le lecteur le reconnaît bien maintenant. Dès la première double Ŕ page, le lecteur re-
trouve l’atmosphère arborée de Il va neiger et les bouleaux blancs avec les nichoirs verts ac-
crochés en hauteur de Mystère. La fin de l’album ménage même une surprise ! Le toboggan et
la balançoire sont les mêmes que ceux qui se trouvent, pareillement, à l’orée du bois, au bord
du lac, dans l’album Il va neiger, mais, la couleur est différente. Le narrateur imagier a utilisé
la même dichotomie qu’il utilise pour signifier les vêtements des enfants, le rouge et le bleu.
Ces deux couleurs semblent n’en faire qu’une seule et unique : celle de l’enfance et des jeux
pour le narrateur imagier.
Dans La terre tourne, le lac occupe deux illustrations seulement. Dans De l’autre côté
du lac, il est omniprésent, il occupe toutes les dimensions spatiales : devant, autour, entre,
derrière, à côté … Cependant, comme le précise Anne Brouillard, « l’ambiance est la même ».
442 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 27/11/2010.
169
Le lac sous la lune443
Le lac le soir
La terre tourne
Page 9 :
La terre tourne
Pages 22 Ŕ 23 :
De l’autre côté du lac
Pages 14 Ŕ 15 :
De l’autre côté du lac
Pages 12 Ŕ 13 :
Quand il pleut, même si l’environnement n’est pas exactement le même (l’étang ou le
lac), le lecteur reconnaît la technique du narrateur imagier. En effet, comme l’avoue Anne
Brouillard, entre l’année d’édition de l’album La terre tourne, en 1997 et les années d’édition
de ces albums (2006 Ŕ 2011), sa technique a évoluée. Ainsi, il est tout naturel pour le lecteur
de retrouver l’atmosphère pluvieuse444
, peinte à l’encre diluée :
De l’autre côté du lac La famille foulque Le pêcheur et l’oie
Page 11 :
Pages
20 Ŕ 21 :
Pages
14 Ŕ 15 :
Dans ces albums, les techniques et la mise en page sont au service de l’histoire et de
son espace narratif. Les illustrations doubles Ŕ pages occupent plus de place dans la page,
elles illustrent donc un espace plus large dans lequel le lecteur et les personnages évoluent
sans « contraintes » spatiales. L’espace continue en dehors du cadre de la page. Ce qui laisse
une grande liberté imaginative au lecteur.
Le lecteur peut se déplacer d’un espace à l’autre en tournant les pages de l’album ou
en naviguant d’un album à l’autre. Pour ce faire, il doit être sensible à tous ces indices visuels
que le narrateur parsème sur son chemin.445
Avec ce dernier album édité, Anne Brouillard revient à l’ambiance de son pays mater-
nel. C’est « le lac en Suède, le même que pour La terre tourne. Ce fameux lac Teåkersjön
dans la commune à Dalskog. »446
Elle avoue y revenir souvent, dans la vie mais aussi, qu’elle
y reviendra pour l’album qu’elle appelle « le livre de ma vie, avec tous les personnages de La
443 « La lune fait luire la nuit. » Thomas Vinau, Tenir tête à l’orage, éditions N&B, Poésie, Tournefeuille, 2010, p. 11. 444 « La pluie donne sa couleur aux choses. » Thomas Vinau, Tenir tête à l’orage, op. cit., p. 26. 445 « L’auteur lui-même relie ce qu’il écrit aux passages de l’existence, de la sienne, de celle de tous les Hommes. (…) Le
lecteur avance. Et le chemin parcourt. Et la nuit s’éclaire de tant d’étoiles. » Daniel Leduc, Le livre de l’ensoleillement, édi-
tions N&B, Aubenas, 2003, p. 62. 446 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010.
170
terre tourne mais ce n’est pas celui là … Les animaux et les êtres humains sont sur un même
pied d’égalité, ils ont même la même taille … Ici, ils sont remis dans un contexte plus
réel. »447
Il s’agit certainement d’une étape transitoire et nécessaire dans son cheminement
créatif. « J’y ai pris énormément de plaisir. »448
Dans l’album La terre tourne, les personnages vont par couple humain / animal.
D’ailleurs, le lecteur retrouve ces mêmes paires dans d’autres univers imagiers d’Anne
Brouillard. Dans ces cinq albums aussi, cette symbiose est illustrée. Les animaux et les hu-
mains vivent ensemble et s’adaptent l’un à l’autre.
- Un animal sauvage comme une oie mime les comportements humains,
- Des oiseaux s’enhardissent à manger le pain à table,
- Le lecteur découvre parallèlement comment les préparatifs prénataux sont
similaires dans les deux familles,
- Les souris déménagent pour les mêmes raisons que les humains,
- Tous les animaux, amis ou ennemis partagent ensemble la vie des êtres
humains autour du lac.
Dans l’univers d’Anne Brouillard, l’animal et l’homme sont plus que compagnons, plus que
partenaires, ils sont en harmonie et précieux l’un pour l’autre. Chacun prend soin de l’autre et
se respecte. Son style « flou » rend parfaitement bien cette ambiance. Les contours des per-
sonnages ne sont pas nets, leurs formes et leurs expressions deviennent mouvantes. Ainsi,
même dans le dessin, il n’y a pas de limites entre eux. La peinture ou l’encre sont diluées sur
la surface du papier et la différence s’estompe entre les deux mondes, humain et animal. La
technique et la matière artistiques permettent ce rapprochement tout en douceur, tout naturel-
lement. Les attitudes sont suffisamment évocatrices, les clins d’œil humoristiques et le talent
d’Anne Brouillard présentent ce message avec légèreté et sensibilité par l’équilibre de ses
albums.
Mais aussi, avec cet album, Anne Brouillard revient à l’éditeur de La terre tourne, Le
Sorbier, celui Ŕ là même qui a accueilli son premier album, Trois chats449
. Le lecteur remercie
ces éditrices. Marie David est devenue une amie d’Anne Brouillard et Régine Lilensten nous
confie les raisons de leur choix en ces termes :
« J’ai choisi de l’éditer tout simplement parce que j’ai beaucoup apprécié à la fois la force de ses
illustrations, et la poésie et la sensibilité qui se dégagent des thèmes qu’elle aborde
447 Ibidem. 448 Ibidem. 449 « Marie Wabbes m’a donné deux adresses : Duculot et Dessain avec Marie David (ma première éditrice) et Régine Lilens-
ten, co Ŕ éditrice avec Le sorbier de l’époque. » Ibidem.
171
-Le partenariat se déroulait, de la meilleure façon possible, et j’ai accepté avec joie les projets,
même aboutis, qu’elle me proposait à publier.
-Anne Brouillard me semble avoir une sensibilité poétique qui m’émeut ― me parle‖, et adoucit la
vigueur de sa palette vigoureuse. Elle n’a pas peur des couleurs, des ―noirs‖, c’est vraiment une
artiste coloriste presque plus qu’une illustratrice.
-Son inspiration me semble venir d’une appartenance nordique, cela se voit dans les forêts qu’elle
dépeint, des lumières, ce sont en fait des toiles... »450
Cet album est un retour aux sources éditoriales, un retour à ses origines et un retour à
l’ambiance de La terre tourne. Si Anne Brouillard y prend énormément de plaisir son lecteur
accompagne et savoure ce superbe cheminement.
CONCLUSION
Dire qu’une artiste crée son œuvre avec ce qu’elle est s’apparente à une tautologie.
Cependant, l’exprimer avec talent n’est pas si fréquent. Anne Brouillard est une artiste qui a
du talent. À partir de ses souvenirs, son vécu, ses rêves … elle crée de magnifiques albums
avec ce rythme « résonnant » et « en boucle » qui la caractérise. Elle part d’anecdotes vues,
entendues … elle s’imprègne de toutes sortes de sensations puis, son imagination lui inspire
des histoires qu’elle met en albums (images et/ou textes).
Elle aime travailler dans le calme et sans stress, de préférence la journée, à la lumière
naturelle, avec ou sans musique selon son humeur mais plutôt la fenêtre ouverte pour entendre
la nature qui vit et bruisse autour d’elle.451
Anne Brouillard aime la nature, les animaux, les
gens, la vie … Dans sa famille, tout le monde peint. Elle dessine depuis sa plus tendre enfance.
C’est naturel pour elle. L’album est donc un moyen d’expression parfait pour elle.452
Comme
dans La terre tourne, elle peut s’y exprimer « presque » sans contraintes si ce n’est le format
de la double page du livre. Pour être au plus près de l’équilibre de ce support, elle travaille
d’ailleurs au format. Elle exploite cet espace narratif dans l’harmonie et l’équilibre.
Elle maîtrise parfaitement plusieurs techniques qu’elle met au service de ses albums.
À chacun son style et ses couleurs pour faire ressortir son ambiance. Ses personnages
s’adaptent au décor et à l’atmosphère des albums « comme nous changeons de vêtements se-
450 Extrait de l’échange par e-mail du 14/11/2010. 451 « Vous travaillez plutôt en musique ou en silence ?
Souvent en musique, radio « classic », Clara, une radio flamande. J’ai besoin de silence aussi souvent, juste ouvrir la fenêtre
et entendre les bruits du dehors, j’ai une ménagerie et des jardins sous ma fenêtre : mouettes, moi, poules, coq, oiseaux …
C’est une question de concentration et de changement, parfois, j’éteints la radio… » Extrait de l’entretien du 07/11/2010. 452 Anne Brouillard dit faire des albums « aussi » pour les enfants mais pas « pour » les enfants. Elle avoue faire des albums
« aussi » parce que les enfants les comprennent, différemment des adultes. Ibidem.
Dans son article Enfantin ! dans la revue Hors cadres[s] n° 6, Yann Fastier avance qu’ « ainsi, tout album serait non pas un
livre pour enfants, mais un « livre d’enfance ». En chaque album, (…) circulerait une sorte d’ « esprit d’enfance » délié de
toute notion d’âge. », p. 20.
172
lon les circonstances et les saisons. » Elle passe beaucoup de temps à construire l’univers de
ses albums.
La terre tourne propose au lecteur un « panel » de mise en page illustrative :
- Images uniques
- Style « flou » et cadres « ouverts » ou « à bords perdus »
- Images séquentielles
- Illustrations de pleine page à fond perdu
Et une mise en texte personnelle.
Ses albums s’adressent à un public très large. Anne Brouillard raconte comment elle a
vu un petit enfant dévorer La terre tourne, au sens plein du terme. « Il en arrachait même les
pages tellement il était plongé dans sa lecture, avide de découvrir ce qu’il y avait derrière
l’image et à la tourne de page. 453
» Il est tout à fait vrai qu’une fois que les jeunes lecteurs ont
découvert une résonnance, une répétition (personnage, motif, objet, couleur, mot …), ils se
précipitent sur les livres pour vérifier, comparer, retrouver encore ailleurs et finalement, jubi-
ler de leur découverte qu’ils font partager. Cet élan est communicatif. Bruno Munari disait
qu’ « une fois qu’un enfant a découvert qu’un livre lui réserve toujours une surprise dans ses
pages, il a envie de lire 454
» et « il en retire un grand avantage dans la vie », comme l’affirme
aussi Daniel Pennac.455
À travers ses œuvres, Anne Brouillard leur offre cet élan littéraire. Si
certaines résonnances sont évidentes, d’autres nécessitent néanmoins une lecture plus fine.
Les lecteurs plus âgés y sont sensibles. Anne Brouillard sait les interpeller. Ainsi, chacun doté
de son bagage culturel et littéraire crée ces liens intra et inter résonnants. Chaque lecteur par-
court sa bibliothèque mentale et chaque découverte l’engage dans un cheminement « de re-
cherche » et de « recréation ». Tous savourent aussi son talent pictural. Anne Brouillard est
une artiste qui donne vie aux couleurs et aux mots, « … et voilà que la vie s’éclaire de ce
qu’on écrit d’elle. 456
»
Pour apprécier son œuvre, chacun doit partir à sa découverte. Selon ses dires, elle a
« bien trouvé sa voie » car l’album pour la jeunesse offre des possibilités infinies à cette ar-
tiste. En retour, elle invite son lecteur à les partager. Elle le « prend par la main, le guide dans
l’espace et le temps, le laisse se faire son propre cinéma. Elle est de ces artistes qui rendent
libres ceux qui ont le bonheur de la rencontrer. »457
Pour y parvenir, un album, une lecture ne
453 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 454 Source : http://www.arpla.fr/canal2/figureblog/?m=201010 455 Comme un roman, éditions Gallimard, collection Folio, 1995. 456 Pierre Lepape in http://www.evene.fr/celebre/biographie/pierre-lepape 457 Nicole Nachtergaele, Rencontre avec Anne Brouillard, in revue Alice, N° 2, printemps 1996, p. 62.
173
suffisent pas. À partir de cet exemple, à partir de La terre tourne, nous voulions montrer
combien il est important de lire son œuvre dans son ensemble car un album éclaire les autres
comme les autres résonnent dans un album. Par son style en boucle, le lecteur ressent combien
l’unique fait partie du tout et comment le tout englobe chaque partie. L’équilibre de son
œuvre se construit dans l’unicité et dans la globalité.
Le dernier mot de son carnet de La terre tourne est « émotion ». D’après le diction-
naire Le Littré, une émotion est un « mouvement moral qui trouble et agite, et qui se produit
sous l'empire d'une idée, d'un spectacle, d'une contradiction, et quelquefois spontanément » ou
un « mouvement qui se passe dans une population ». Ainsi, partant d’une émotion ressentie
par Anne Brouillard (individuelle), l’album est le médium par lequel elle transmet cette émo-
tion au lecteur (collective). Ce substantif peut tout aussi bien clore notre « carnet » aussi.
Ce mémoire de Master 2 Professionnel Littérature pour la Jeunesse a la modeste inten-
tion de l’avoir démontré grâce aux résonnances à partir de La terre tourne. Ce travail d’étude
et de recherche est à poursuivre dans une thèse de doctorat que nous envisageons avec
l’accord de nos directrices de recherche, Mme Segura Ŕ Balladur et Mme Audureau ainsi
qu’Anne Brouillard, bien évidemment.
174
ANNEXES :
175
Bibliographie détaillée
1) 1990 : Trois chats, aux Éditions Dessain et Tolra Ŕ Liège et Du Sorbier Ŕ Paris (qui le
rééditent en 2008)
Mention au Prix des critiques de la Communauté française en 1991, Mention au Prix Versele
1991, Sélection Petite Fureur 2009
- Format458
: rectangle459
haut (22 X 28 cm). Illustré en couleurs, sans texte, 28 pages.
- En France, cet album a été édité puis réédité par la même maison d’édition, Le Sorbier
(comme La terre tourne). La première de couverture de l’édition de 1990 présente un titre
décalé en bas à droite, juste au dessus des vagues et en dessous des queues des chats. Le nom
de l’auteure Ŕ illustratrice, en haut à gauche, est écrit avec la même typographie460
et dans la
même couleur jaune (couleur des yeux du premier chat). Le titre est en lettres majuscule et le
nom est en minuscule. La couleur jaune évoque au lecteur le soleil (invisible) dans ce ciel
bleu éclatant et résonne avec le crayonné jaune sur la vague blanche. La version américaine
reprend la même couverture mais la couleur des polices est dans les tons jaune orangé, cou-
leur plus douce que le jaune. L’effet est moins vif à l’œil. Pour la réédition de 2008, le titre a
été centré, les traits des lettres sont plus épais461
, la typographie est plus ronde et le jaune est
plus vif. Le titre saute aux yeux. Le jaune tranche sur le bleu. La forme du « T » évoque la
queue enroulée du chat. Le nom est écrit en dessous, en blanc (couleur des vagues).
L’association entre le titre de l’album, le nom de l’artiste et de la maison d’édition est plus
évident car ils sont regroupés dans le tiers de bas de page, sous les chats.
Dédicacé à Marie Wabbes :
« J’étais étudiante en 2ème
ou 3ème
année en illustration et j’étais très intéressée par le dessin ani-
mé, je suis allée au festival de Bruxelles. J’ai rencontré Marie Wabbes car elle avait des livres
adaptés en cinéma d’animation, je lui ai montré mon travail. Elle a été super gentille et m’a donné
des conseils d’une préciosité sans égal, très précieux. Elle a été mon prof en 5 minutes … Elle m’a
donné sa carte et m’a dit de l’appeler … J’ai fait les 3 chats après, si j’ai pu les faire comme je
l’ai fait c’est grâce à ses conseils. Après mes études, j’avais sa carte de visite, je lui ai téléphoné,
viens … ! elle m’a reçu avec tant de chaleur et de générosité … viens avec les 3 chats
458 « Le format peut, quant à lui, fortement déterminer l’expression et chaque dimension recèle ses propres puissances ou
impuissances. » Sophie Van der Linden, in La revue des livres pour enfants, l’analyse des livres d’images, N° 214, décembre
2003, p. 60. 459 « Le format de base est et reste rectangulaire. » Michel Defourny, in L’enfance à travers le patrimoine écrit, colloque
Annecy, 18. 19 septembre 2001, p. 76. 460 « La typographie : emploi de caractères spécifiques, ou au contraire variés, ou encore gradués ; mise en valeur de leurs
qualités esthétiques ; composition et mise en pages conçues pour favoriser la compréhension et la mémorisation des textes. »
Annie Lallement-Renonciat, in Littérature de jeunesse, incertaines frontières, textes réunis et présentés par Isabelle Nières-
Chevrel, colloque de Cerisy, Gallimard jeunesse, 2005, p. 69.
« La typographie véhicule le sens du texte. » C. Segura Ŕ Balladur et É. Audureau, op. cit., p. 32. 461 « L’emploi de gros caractères dans les livres destinés aux plus jeunes constitue un autre témoignage de l’adaptation pré-
coce de la typographie à l’enfant. » Ibidem., p. 73.
176
Elle m’a donné deux adresses : Duculot ed. en Belgique : Duculot a dit non !et Dessain : avec
Marie David, ma première éditrice, devenue une amie depuis en co-éditeur, avec le sorbier de
l’époque, Régine Lilensten
Parce que c’est grâce à elle que j’ai pu réaliser ce livre. C’est une reconnaissance justifiée. » 462
- L’histoire :
« Commençons par les trois chats, le premier album : chats en noir et blanc. L’histoire est née de
quelque chose de vue en vrai, point de départ, quelque chose de vu, vécu, le réel, le vrai. Autre
chose pour en faire une histoire ! L’intérêt : l’absurdité de la situation, le choc de ce chat perché
très haut sur une branche. Pour le faire ressortir dans le livre : le chat est multiplié par trois.
Première version avec des canards, ils volent réellement mais moins absurde. Alors que l’histoire
propose quelque chose d’inattendu et je joue la dessus. Les couleurs : poissons rouges, contraste
avec le bleu dominant du livre, d’ordre graphique. Juste l’eau bleue, les poissons rouges et 3
chats. Est-ce un lac, la mer ???C’est voulu de ne pas pouvoir identifier un lieu précis. » 463
- Des pistes de travail pour la classe :
Lecture par hypothèses - anticipation sur la suite de l’histoire : Travail sur le langage : les
verbes d’action … À l’école maternelle : les élèves de moyenne section ne sont pas étonnés ;
par contre, les élèves de CP expriment bien le fait que les chats n’aiment pas l’eau et que les
poissons vont mourir hors de l’eau. Lecture des expressions ou mimiques : envie, peur, in-
quiétude, étonnement … sur les têtes des chats et des poissons « Un récit en images : Faire
deux lectures successives. »464
2) 1992 : Petites Histoires, aux Éditions Dessain et Tolra, Syros Jeunesse (qui le rééditent en
deux volumes en 1999)
Prix des critiques de la Communauté française 1993, Mention au Prix international du livre
ŖEspace-Enfantsŗ de l’Institut universitaire Kurt Böch et de la Fondation ŖEspace-Enfantsŗ de
Genève, 1994
« Syros : petites histoires 3 histoires dans le même album mais 4 au départ. Ils en avaient mis 1 de
côté. Pour la réédition, ils ont récupéré la 4ème
et en ont fait deux livres : 2 histoires dans chaque
livre : Petites histoires simples / étranges »465
- Format : petit carré466
(20 X 20). Illustré en couleurs, sans texte, 60 pages.
- Pour l’édition de 1992, la première de couverture reprend l’illustration de la page 32 à fond
perdu. Le titre utilise une écriture script (bâton) très appuyée, les traits sont épais. Il est centré,
au milieu de la pluie qui tombe drue. Afin de mieux ressortir, il est en bichromie : rouge pour
« petites » et noir pour « histoires ». Le rouge est celui des parapluies qui tranchent sur les
couleurs de la mer houleuse. Discrètement, en dessous, le nom de l’artiste, en blanc. (Est-ce le
fait qu’elle ne soit pas encore très connue ? Son nom est discret … pour ensuite prendre plus
de place et de couleurs sur les couvertures de ses albums.) L’édition américaine reprend la
462 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010 à Toulouse. 463 Ibidem. 464 Christian Poslaniec, Faire acquérir les compétences de lecteur : la lecture impliquée, in Activités De Lecture À Partir De
La Littérature De Jeunesse, Hachette éducation, 2000, pages 44 Ŕ 47. 465 Propos recueillis auprès d’Anne Brouillard par téléphone le 27/10/2010. 466 « Au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle (le XXème), le format carré est devenu de plus en plus fréquent. » Mi-
chel Defourny, in colloque Annecy, op. cit., p. 81.
177
même illustration de couverture, par contre, au centre, le nom de l’artiste est en noir et en des-
sous, le titre s’allonge sur toute la « largeur » en rouge. Une artiste européenne est un gage
d’exotisme outre Ŕ atlantique, son nom est mis en valeur avec le titre de son œuvre.
Pour les rééditions, en deux volumes, en 1999, Anne Brouillard est écrit en haut, au centre de
la page, en noir. La même couleur reprise pour le titre. Le lecteur associe visuellement et en
couleur, l’auteure et l’œuvre. Les deux adjectifs qualificatifs qui permettent de distinguer les
deux volumes « étranges » et « simples » sont écrits en majuscules, dans une police plus
grande et plus originale467
, en rouge. Ces deux mots semblent flotter sur l’illustration, l’un sur
la mer ou dans le ciel gris vert ; l’autre sur la neige ou dans le ciel gris rosé. Cet effet « mou-
vant » les rend vivants et les fait ressortir. En dessous, ils reprennent une illustration de
l’album. Temps de chien, pour « étranges » et Des hauts et des bas, pour « simples ». Quoi de
plus étrange pour un chien que de faire du bateau Ŕ parapluie sur l’eau ! Quoi de plus simple
pour un pingouin que de faire de la lune avec des amis !
Dans Temps de chien, le lecteur s’amuse à tourner et retourner le livre. Le ciel devient la terre
et réciproquement. L’œil s’exerce à remettre les chiens « à l’endroit » … sont-ils toujours les
mêmes ? Leurs attitudes et les parapluies rouges mettent sur la piste.
3) 1992 : Le sourire du loup, aux Éditions Dessain et Tolra Ŕ Liège et Épigones, collection « La
langue au chat » ; réédité en 2007 par les Éditions Il était deux fois
Mention d’honneur au Prix graphique section enfance de la Foire de Bologne 1993 et Pomme
d’or de la Biennale de Bratislava, 1993
- Format : rectangle haut ( 20,5 X 27 cm). Illustré en couleurs, sans texte, 28 pages.
- En 1992, la maison d’édition belge et la française ont utilisé la même illustration (même fond,
décor, forêt, ombres, loup …). Cette image se trouve (elliptiquement) avant la page 10 de
l’album, quand le loup entre par la gauche et apparaît « en entier » dans la forêt. Pour l’édition
belge, l’écriture (titre et nom) est en lettres bâton, épaisse, l’éditeur en cursif, rouge « sang »
vif, centrée. Le titre ressort par sa typographie et sa couleur sur la forêt par l’effet aussi du
rouge sur le noir et blanc. Ce sont les trois couleurs de l’album et les trois couleurs du loup.
Le rouge évoque le ciel et la langue du loup, il est lumineux et inquiétant. Pour l’édition fran-
çaise, un long cadre rectangle casse le rythme de la couverture et cache un morceau de forêt.
Le fond est blanc comme la lumière sur les troncs d’arbres. L’écriture est cursive et légère-
ment « tremblotante ». Est Ŕ ce la peur du loup qui fait cet effet sur les caractères ? La couver-
467 « Les démarches des graveurs et des illustrateurs vouées à la révélation des beautés, des curiosités et des magies de la
lettre, envisagée dans sa dimension visuelle et non plus dans ses fonctions linguistiques. » A. Lallement-Renonciat, Littéra-
ture de jeunesse, incertaines frontières, op. cit., p. 79.
178
ture n’utilise que les deux couleurs, noir et blanc. Lors de l’ouverture de l’album, le rouge
sera d’autant plus expressif et « violent ». Cette couverture veut Ŕ elle ménager cet effet de
surprise ? Pour sa réédition en 2007, la maison d’édition Il était deux fois présente une cou-
verture moins angoissante. La forêt et le loup sont contenus dans un cadre, ils ne débordent
plus du format du livre. Le loup semble comme « pris en photo » il ne risque pas de sauter de
la page. Par cet effet encadré, le loup ressort davantage, il est mieux identifié par l’œil.
L’écriture est blanche et la typographie est arrondie pour écrire le mot « loup ». Il n’a pas l’air
méchant … La petite touche de couleur est jaune, du fait du logo de la maison d’édition. Le
fond de la page est gris468
. Ce livre « cadre » est structuré et présente un aspect moins « enfan-
tin » que les premières éditions.
En 1993, cet album est couronné au salon de Bologne (Mention d’honneur au Prix
graphique section enfance de la Foire de Bologne) et obtient ensuite le prix de la Pomme d’Or
à la biennale de Bratislava. Enfin en 1994 il obtient le prix Maeterlink.469
Pour ma réédition, j’ai décidé de modifier le plat I dans un souci de visibilité/identification (pour
ma maison d’édition) et pour des questions juridiques. J’aime le côté inquiétant de l’illustration et
le titre, dont on ne comprend pas vraiment le sens, au premier abord.
J’ai choisi de rééditer cet album car il est beau, avant toute chose. Contrairement aux autres
livres, c’est un album pour lequel on est obligés de commencer par le début, si l’on veut com-
prendre « l’histoire » (effet de zoom) – et non pas le feuilleter en partant de la fin. Cela me semble
important de montrer aux enfants le sens de lecture d’un livre. Et puis, surtout, c’est un album
sans texte : les enfants peuvent inlassablement se raconter une histoire différente, dès qu’ils le li-
sent. Certains jouent à se faire peur, ils racontent : « Hou, c’est le loup, il va peut-être me man-
ger… » et puis : « il tire sa langue, sa grosse langue… », et enfin : « Ah non, il n’a pas mangé de
petits enfants, il rentre chez lui. Allez on recommence l’histoire ? ».
Avec Anne, nous avons échangé deux coups de fil, peut-être, parce qu’au départ, elle ne souhaitait
pas voir ce livre réédité. Anne considérait que s’il était indisponible, c’est qu’il devait en être ainsi,
et elle ne tenait pas à ce que ses livres soient réhabilités. Nous avons donc discuté de l’intérêt de
donner une seconde vie aux livres en général. Pour ma part, j’arguais que les éditeurs ne faisaient
pas tous, ou ne pouvaient pas, faire un travail de fond, et qu’il était important de voir réhabiliter
les « pépites » de la littérature pour la jeunesse.
Et puis tout est allé très vite car Anne partait en voyage. Un jour, par la Poste, je reçois un impo-
sant colis : c’étaient les originaux ! avec un mot me disant d’en faire un beau livre. Il manquait
deux ou trois illustrations, que je suis allée chercher à Paris dans une galerie d’art.
Étant donné qu’il s’agissait d’une réédition, je me suis conformée au travail déjà effectué par Épi-
gones. La mise en pages est toute simple : nous avons réduit le format des illustrations pleine page
à 50%, dans un format à la française.
Le format est celui de ma collection d’albums à la française : 20 x 26 cm. Le papier est un couché
brillant, 135 g. C’était important d’avoir un papier suffisamment épais pour qu’il n’y ait pas de
transparence, étant donné les couleurs employées. Ce livre comporte 28 pages (dont 4 pages pour
les gardes). Je me suis rendue à l’impression car le travail des couleurs était important et décisif :
le noir des montagnes est en fait un savant dosage des 4 couleurs primaires, et non un simple noir
qui aurait rendu le tout trop froid.
Pour moi, l’album majeur d’Anne Brouillard serait Trois chats, qui est l’album le plus souvent ci-
té par les professionnels du livre, quand on leur demande un livre d’Anne. Ce livre est lumineux,
468 D’après les recherches et l’enseignement de Johannes Itten, pour obtenir en peinture « les rapports d’harmonie (…) des
couleurs placées l’une en face de l’autre doivent donc être complémentaires et donner du gris par leur mélange. » In L’art de
la couleur, op. cit., p. 23. 469 www.ricochet-jeunes.org/
179
drôle, et plein de mouvements. Il parle aux enfants. C’est un album sans texte… Toutes les qualités
nécessaires d’un bon livre !470
4) 1992 : La grande vague, Dessain et Tolra
- Format : rectangle haut (24,8 X 34,8 cm). Illustré en couleurs, sans texte, 22 pages.
Dédicacé à Bénédicte, « ma petite sœur ».
« La grande vague (réédition pour la France chez Grandir en 2003), en 1992, en Belgique uni-
quement. J’ai dû refaire la couverture car je ne retrouvais plus l’original ! Le format aussi est dif-
férent, il est réduit chez Grandir. Les pages de garde471
sont faites au fusain pour l’édition belge.
Le nombre de pages était incorrect, j’avais donc trop de pages blanches, donc j’ai fait une pre-
mière page de garde (couverture) : image de la mer au fusain en Noir et Blanc. Puis, à gauche
une image de la mer et à droite une forêt nue avec juste des arbres. Puis, page de dédicace et page
de titre. Les deux pages de garde (mer / forêt) reviennent à la fin mais inversées de gauche à
droite pour terminer par la mer. » 472
Deuxième de
couverture
Première page de
garde
Deuxième page
de garde
Troisième page
de garde
Quatrième page
de garde
Cinquième page
de garde
Sixième page de
garde
Troisième de
couverture
1994 : 4 albums travaillés en parallèle. Cette année là, la maison d’édition belge a fermé, j’avais déjà ces deux
projets bien avancés (Voyage, Il va neiger) avec ma première éditrice. Grandir et Syros étaient déjà des contacts
470 Propos recueillis auprès d’Adélaïde Veegaert le 03/11/2010 par e-mail. 471 « La couverture ou les pages de garde ont une fonction matérielle précise et comportent des messages paratextuels. »
Sophie Van der Linden, in La revue des livres pour enfants, N° 214, op. cit., p. 61. 472 Extrait de l’entretien téléphonique du 15/11/2010 pour mettre au point l’ordre bibliographique.
180
pressentis pour des projets de coéditons. Finalement Voyage, projet déjà travaillé avec ma première éditrice et
prévu en coédition avec un éditeur américain aussi. Pour Il va neiger, c’est pareil, quand j’ai rencontré Syros à
Bologne et qu’on a fait ce projet de coédition, le travail de l’album était déjà bien avancé.473
5) 1994 : Voyages, aux Éditions Grandir (beaucoup plus longtemps pour le faire)
« J’avais envie de le faire au crayon. Au départ : couleurs imagination, l’enfant s’échappe, ima-
gine d’autres choses, aller retour train intérieur / extérieur, le reste en noir et blanc, rendait une
autre dimension avec couleurs, trop sinistre, donc choix que noir et blanc. »474
"Voyage" devait être coédité avec un éditeur belge. Puis il a renoncé mais nous ne voulions pas
nous abriter derrière cette attitude frileuse et avons décidé de le faire tout seuls.
Anne Brouillard en manière de remerciements nous a proposé par la suite "L'Orage" qui devient
au fil des années (et des études critiques tant en langue française qu'en anglais) son livre réfé-
rence.
Pour "la Grande vague" son éditeur belge Dessain clôturait son incursion dans le domaine de la
littérature enfantine, il nous a paru important de le rééditer pour que le public puisse y avoir ac-
cès même si son audience est assez restreinte : son côté bachelardien n'a pas encore eu l'heur
d'être souligné par les critiques… ce qui m'étonne un peu au moins des universitaires qui se pen-
chent sur son travail.
On accueille le travail d'Anne Brouillard, on n'en discute pas, on ne l'infléchit pas : elle est com-
plètement autonome dans sa démarche créatrice.
La mise en page est réfléchie par Anne Brouillard, le format de ses originaux induit le format re-
tenu au moment de la publication. Nous essayons de ne pas être indigne d'Anne Brouillard au
moment de la fabrication.
Je prends en bloc toute sa production car elle ne cède jamais à la moindre facilité. C'est une des
très rares créatrices de ce gabarit : modestie et intelligence, sensibilité et refus de toute complai-
sance fût-ce à elle-même.475
- Format : rectangle long (allongé) (22 X 27,5). Noir et blanc, avec texte, 44 pages
6) 1994 : Il va neiger476
, aux Éditions Syros
Format : rectangle haut (23,5 X 34,5). Illustré en couleurs, avec texte, 36 pages
« J’ai mis beaucoup plus longtemps pour le faire celui là … ». Le lecteur découvre son travail
d’une infinie richesse et savoure les jeux de « flocons de neige », d’ombres et de « formes »
entre les doubles pages de garde et la double Ŕ page 20 Ŕ 21. Ces pages illustrées à fond
perdu, scintillantes de « mille taches lumineuses » résonnent entre elles. Comme pour lire
celles de la carte dans Le pays du rêve, le lecteur doit aller et venir, tourner et retourner le
livre, recadrer les illustrations afin de trouver les échos et suivre le mouvement du temps qui
passe.
« Une merveille de narration par l’image, d’une époustouflante richesse d’évocation, d’une
exceptionnelle maîtrise des lumières, un de ces livres qui suscitent une fascination, une admiration
sans réserve. Il n’y a pas que la splendeur plastique évidente, il y a cette réussite dans l’expression
du sentiment non pas de la durée mais de la profondeur du temps. »477
473 Ibidem. 474 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 475 Propos recueillis auprès de René Turc le 31/10/2010 par e-mail. 476 « Lors de mon premier hiver en Suède, je suis partie me promener avec mes deux sœurs et puis, il s’est mis à neiger …
C’est toute cette ambiance avec la forêt de bouleaux … Quand j’ai vu des traces, j’ai eu l’idée de Mystère. » Extrait de
l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 477 Daniel Fano, 4 talents singuliers : Anne Brouillard, in Brochure "L'illustration en Wallonie et à Bruxelles".
181
Des pistes de travail pour la classe : « Le narrateur invisible à la première personne ! »478
La neige : illustrations de pleine page à fond perdu renversées. Discerner les formes fondues
… La neige devient les étoiles.
« Des connaissances sur les techniques narratives (effet de point de vue, polyphonie, …
construction du personnage… »479
7) 1994 : Reviens sapin, aux Éditions du Sorbier
Réalisés en parallèle
Leur format : petit rectangle allongé à l’italienne (21,5 X 27), couleurs, sans texte, 28 pages.
8) 1994 : Cartes postales, Le Sorbier
Sélection Petite Fureur 2002
« Un récit en images : Faire deux lectures successives. »480
Lire les cartes postales « pictogrammiques 481
» écrites par les animaux et les écrire avec notre
alphabet roman (notre système d’écriture).
Repérer la logique de page en page, l’illustration centrale puis la lecture des cartes postales en
miroir.
9) 1996 : La maison de Martin, Le Sorbier
Sélection Petite Fureur 2000
« Un récit en images : Faire deux lectures successives. »482
Réalisés en parallèle
10) 1996 : Promenade au bord de l’eau, Le Sorbier, (36 pages)
Dédicacé à Élisabeth : « Une de mes sœurs, sur son porte bagage, elle porte un accordéon et elle va en
jouer dans le château. C’est elle qui est représentée dans le bain et tout le trajet sur le vélo. »
Sur les pages de garde483
, le lecteur découvre « étalés à plat » les personnages de l’histoire,
motifs décoratifs, noirs sur fond rouge, qu’il retrouve tout autour de la « boîte rouge »,
« héroïne » de l’histoire.
478 Christian Poslaniec, Faire acquérir les compétences de lecteur : la lecture littéraire, in Activités De Lecture À Partir De
La Littérature De Jeunesse, Hachette éducation, 2000, pages 184 Ŕ 185. 479 Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école, Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? de la GS
au CM, Hatier pédagogie, 2002, pages 70 Ŕ 71. 480 Christian Poslaniec, Faire acquérir les compétences de lecteur : la lecture impliquée, in Activités De Lecture À Partir De
La Littérature De Jeunesse, Hachette éducation, 2000, pages 44 Ŕ 47. 481 « Au sein du message visuel sont ainsi distingués les signes iconiques, qui renvoient à la réalité en s’appuyant sur
l’analogie perceptive et sur les codes de représentation, et les signes plastiques qui relèvent du travail sur la couleur, sur les
formes, la composition et la texture. » S. Van der Linden, in Littérature de jeunesse, incertaines frontières, op. cit., p. 88. 482 Ibidem. 483 « Les pages de garde (…) sont des propositions d’ouverture (…), ce cheminement parmi les motifs, cette suggestion des
possibles, pour en final, et tout bonnement, permettre au livre de s’ouvrir. » Françoise Le Bouar, in La revue des livres pour
enfants, N° 191, février 2000, p. 106.
182
Des pistes de travail pour la classe : « Cartographier un espace. »484
11) 1996 : Le pays du rêve, Casterman
- Format : rectangle haut (24,5 X 34), couleurs, noir et blanc, texte, 44 pages.
Dédicacé à Maria : une autre sœur, celle qui est peintre. Elle donne un cours de peinture (celle
avec le sac à dos) dans le gd murmure.
Les pages de garde présentent la carte485
du pays du rêve que les personnages, Éloïse et Sarah,
trouvent dans la maison abandonnée. Le lecteur la découvre donc avant elles …
« Réalité Noir et Blanc, petites vignettes, rêve endormi, rapport avec la réalité. Conçu sur une
réelle réalité, rêve bâti sur des choses qu’on a vu en lien avec des choses de la réalité, revient
dans des mêmes lieux dans ses rêves endormis. Objets, choses, lieux, rattachés à des choses vues
en vrai. »486
Codes inversés avec le chemin bleu.
« Ici, l’association avec L’orage est consciente et voulue. La maison du pays du rêve, c’est celle
de mes grands parents. Cet album vient des rêves que j’y ai fait … Certains albums sont associés à
une musique : Le pays du rêve associé à Bobby McFerrin. »487
12) 1997 : La terre tourne, Le Sorbier, réédité en 2009
- Format : presque carré (25,5 X 25), couleurs, avec texte, 28 pages.
Dédicacé à Théodore, Maximilien et Kitty (la famille Crowther).
Prix Versele
« Expo avec boîte, on met un œil dedans et on voit des personnages. C’était l’expo avant la terre tourne. Tous
ces personnages commencent à vivre … « le magicien rouge »488
- Des pistes de travail pour la classe : « L’espace Ŕ temps pour des enfants et des adolescents.
Interpréter un livre à partir de l’espace Ŕ temps. »489
13) 1998 : Mystère, Pastel
- Format : rectangle haut (22 X 33), couleurs, avec texte, 36 pages.
Dédicacé à Kitty, à Elly : « C’est Kitty Crowther qui m’a inspiré le personnage de Kÿt. C’est une enfant
alors, elle est carrément blonde dans l’album. Elly, c’est le prénom de ma mère. C’est le premier livre que j’ai
fait avec l’ambiance de la Suède … non, ce n’est pas tout à fait vrai car avant j’ai fait Il va neiger ! Ces deux
albums, je les ai faits après être allée en Suède en vacances. J’y suis allée deux fois en hiver. J’ai commencé
Mystère la première fois et il a abouti la deuxième fois. Lors d’une promenade autour de chez mes grands pa-
rents, j’avais vu des traces dans la neige. Je pensais que c’était un ours mais ma grand-mère m’a dit que c’était
un lynx. À cause de cette ambiance de la Suède, dans le village où ma mère a grandi, j’ai parcouru les mêmes
chemins qu’elle a parcouru enfant et j’ai pensé à elle, je l’ai imaginé … C’est pour ça qu’il est donc dédicacé à
ma mère. »490
Dans Mystère, les sensations se répondent : le froid est bleu, la chaleur rouge rousse, la neige
crisse sous les pas, les traces sont silencieuses. La lumière dorée et la clarté de la nuit envelop-
pent d’irréalité la forêt sous l’emprise de l’hiver. Des peintures oniriques, troublantes par moment,
484Christian Poslaniec, Faire acquérir les compétences de lecteur : la lecture littéraire, in Activités De Lecture À Partir De
La Littérature De Jeunesse, Hachette éducation, 2000, pages 220 Ŕ 221. 485 « Beaucoup s’ouvrent sur le décor dans lequel va se dérouler l’histoire : … localisation spatiale (carte …, plan …) (…),
atmosphère donnée d’emblée ; mais on reste à l’extérieur, comme en plein air. » Françoise Le Bouar, La revue des livres
pour enfants, N° 191, op. cit., p. 105. 486 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 487 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse. 488 Ibidem. 489 Christian Poslaniec, Faire acquérir les compétences de lecteur : la lecture littéraire, in Activités De Lecture À Partir De
La Littérature De Jeunesse, Hachette éducation, 2000, pages 214 Ŕ 216. 490 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris.
183
racontent l’aventure étrange de la petite Kÿt qui s’est laissée entraîner loin de chez elle. Quelle est
donc le lieu mystérieux du rendez-vous et, surtout, qui attend Kÿt pour boire le thé ? 491
- Des pistes de travail pour la classe : « Le brouillage, figure voisine du silence, peut porter sur
l’identité des personnages. »492
14) 1998 : L’orage, Grandir
Format : (moyen) rectangle haut (21 X 29,5), couleurs, sans texte, 44 pages.
Dédicacé à Freddy, Elly, Mimi et Yocko : « Freddy c’est mon père, Elly ma mère, Mimi le chat jaune et
Yocko le chat noir. Mimi est toujours vivante d’ailleurs. C’est une chatte sauvage que j’ai rencontré à Bruxelles
alors qu’elle fouillait mes poubelles le soir ! J’ai mis longtemps à pouvoir l’approcher mais, une fois qu’elle a
eut apprécié les câlins, elle ne voulait plus quitter mon appartement… Ce n’est pas une vie pour un chat. Alors,
je l’ai amené chez mes parents, à la campagne. J’ai mis deux semaines pour l’adapter chez eux ! Elle a un poil
très doux, c’est une chatte un peu anglais. Yocko est née chez mes parents. C’était la fille d’un autre chat que
j’avais rapporté de Bruxelles !!! Mais il y a aussi la cafetière rouge, elle existe vraiment chez eux … une cafe-
tière en émail dans laquelle ils font leur café. C’est aussi l’ambiance, le jardin … toute l’atmosphère de chez
mes parents s’y retrouve. Cet album me rattache à l’enfance que j’ai eue chez eux. »493
« Pourquoi l’orage est-il ton livre préféré ?
Plusieurs raisons : Projet porté depuis très très longtemps, 8 ans entre projet et abouti. Mais il
vient de beaucoup plus loin. Pas sous forme de livre. Quand j’étais enfant, l’orage, ce changement
de lumière, l’ambiance tourne au vert, le sujet même remonte à mon enfance, quelque chose qui
me travaille inconsciemment, consciemment, j’avais envie de le mettre en images, de le dessiner,
le peindre, sans penser en faire un livre. Je dessinais beaucoup quand j’étais enfant, je faisais des
petits livres, sans avoir pensé faire l’orage sous forme de livre. Sensation d’un livre qui a un équi-
libre.
Exemple dans l’autre sens : le chemin bleu, pas très juste par rapport à ce qu’il aurait dû être !,
propos assez complexe, difficile à ce que les trucs s’enclenchent, que tout soit équilibré, livre qui
m’a bien pris la tête.
Gravures, reprises à 4 ou 5 fois, super mais très exigeant au niveau du dessin même parce que
tout est inversé. Peinture en masse, silhouette : formes floues qui se superposent, associé au mo-
delage de la terre. Dessin, gravure : plus incisif, pointe de métal dans le vernis.
L’orage, c’est un projet lointain et le résultat a l’équilibre494
de la narration que par les
images. »495
15) 1999 : Le bain de la cantatrice, Le Sorbier
Format : petit rectangle allongé, couleurs, avec texte « musical », 28 pages.
La version édition américaine496
, a repris le même format mais pas la même illustration. Il
s’agit du cadre de la page 6 de l’album. Elle chante et va ouvrir le robinet de sa baignoire …
Le titre est dans les tons violet, dans une police « chantante », centré, au dessus du cadre ; le
nom de l’artiste est dans les tons vert, majuscule bâton, en bas à droite. Ces deux couleurs
sont celles des carreaux de la salle de bain. Le fond de la page est jaune aussi, mais, ce n’est
plus le ciel dégagé de la vallée, c’est la partition musicale qui illustre le fond de la couverture.
491 Propos de Michel Defourny pour les 10 ans de Pastel, (1998), recueillis auprès d’Odile JOSSELIN le 28/10/2010 par e-
mail. 492 Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école, Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? de la GS
au CM, Hatier pédagogie, 2002, pages 276 Ŕ 278. 493 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 494 « L’album sans texte s’inscrit dans une catégorie particulière de l’album, lui-même catégorie spécifique des livres pour la
jeunesse accueillant des images. Ils constituent une forme extrême de l’album par la suprématie totale de l’image inversant le
rapport institué dans le livre illustré. » Sophie Van der Linden, in Le livre pour enfants, Regards critiques offerts à Isabelle
Nières-Chevrel, PUR, collection « Interférences », 2006, p. 190. 495 Rencontre avec Anne Brouillard le 07/11/2010 à Toulouse lors du salon « vivons Ŕ livre ». 496 Le texte est une adaptation. « C’est pas mal fait » reconnaît Anne Brouillard en découvrant cette édition américaine.
184
Ce jaune permet à l’illustration encadrée de mieux ressortir et les « vagues chantantes » qui
sortent de la bouche de la cantatrice vont se fondre avec les notes de musique sur la portée.
L’effet est harmonieux, comme « le chant d’une cantatrice le matin » …
« J’ai fait du solfège, je suis capable d’écrire une portée, une partition …c’est tout ! »497
J’ai fait
de la musique enfant, mais j’ai eu un prof de piano qui m’a un peu dégoûté ! J’ai une sœur musi-
cienne. Vers 12 ans, j’ai fait de la musique plus sérieusement mais j’ai dû arrêter pour faire mes
études d’illustrations, faute de temps et d’énergie à y consacrer ! Je voulais vraiment faire du vio-
loncelle, au début ça va … mais arrivé à un certain stade, cela nécessite plus de travail, il faut y
consacrer plus de temps. Cette partition, n’est pas très bien écrite, je l’ai fait à l’oreille ! C’est gai,
j’aurais envie de réinventer des chansons … J’aime la musique, j’aime créer de la musique, j’ai
fait une expo récemment : de longues toiles peintes (40 cm de haut, 15 – 16 mètres de long) de
paysages vus par les fenêtres du train, enroulées sur deux axes dans une table pourvue de mani-
velle. On voit passer une parcelle par la vitre comme par la fenêtre du train, je pensais mettre de
la musique. Le paysage : devant plus vite, 2ème
plan moins vite, le 3ème
plan plus loin, plus lente-
ment avec une bande de musique à manivelle. On peut perforer ces bandes soi même, collées en
boucle (orgue de barbarie) tout fonctionnait en même temps : paysage / musique. 498
16) 1999 : Le grand murmure, Milan
Mention au Prix graphique de Bologne, 2000
- Format : grand rectangle haut, couleurs, avec texte, 44 pages.
Dédicacé pour Anne P. : Une des amies de ma petite sœur Bénédicte.
- Pages de garde : des images détourées présentent les personnages, leur prénom, attitude,
accessoires, compagnons … comme une photo de famille ou de classe.
Cet espace est inspiré de la Belgique ; Mira joue vraiment du violoncelle499
Presque tous les personnages sont vrais :
Elisabeth : une de mes sœurs, sur son porte bagage, elle porte un accordéon et elle va en jouer
dans le château
C’est elle qui est représentée dans le bain et tout le trajet sur le vélo
Maria : une autre sœur, celle qui est peintre. Elle donne un cours de peinture (avec le sac à dos)
Marie, ma première éditrice a suivi pour de vrai le cours de Maria. Sa fille, Juliette
Bénédicte, ma petite sœur, Anne, une de ses amies
Gérard et Claudine, couple rencontré lors de ma résidence à Troyes, elle, directrice du CRL
Sylvie, travaille aussi au CRL, et son mari Jean
Marie « boude » !? Non, elle tourne ses cheveux en boucle, « l’hélice », je l’ai connu enfant, elle
est du village de ma mère où j’ai grandi
Jean-luc Englebert et sa femme Isabelle : il est illustrateur
Marie Labit (au chevalet) maintenant, elle travaille pour Elvire, auparavant, elle travaillait dans
l’édition et Elvire Brijon, elle était metteur en scène, avec ses deux chiens, très proche de Maria
Paul, papa de Mira, luthière maintenant
Anne Petters, l’amie de Bénédicte a fait beaucoup de gravure et a étudié les langues slaves, elle a
fait du théâtre d’ombres, c’est une amie à moi aussi
Némo, Claude, Lisa : personnages inventés
Jacques, un vieux monsieur … c’est un groupe de personnes pas une famille !500
17) 2000 : Le temps d’une lessive, Syros Jeunesse, collection Les petits voisins
- Format : rectangle haut, couleurs, avec texte, 28 pages.
497 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 498 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse. 499 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 500 Ibidem.
185
- Pages de garde : comme pour Le grand murmure. Le lecteur a l’impression d’ouvrir un
« programme » avec la photo et le nom des acteurs écrits dessus. Encore un livre « renver-
sant » et à retourner pour suivre les personnages « dans le bon sens ». Certaines pages suivent
le mouvement de rotation du tambour de la machine à laver. Par moments, les personnages
ont donc la tête en bas … comme les chiens dans Petites histoires.
- Des pistes de travail pour la classe : « Imaginer à partir de la réalité : Susciter l’imagination
des jeunes lecteurs, articuler texte et images, la cohérence d’un dialogue apparemment décou-
su »501
Mettre les dialogues sous forme de bulles de Bande Dessinée. Prêter attention à la ponctuation
des dialogues, aux verbes introducteurs de paroles … Qui parle à qui ?
Les relations texte / images. Comment les paroles des adultes et la vue du linge déclenchent
l’imagination des enfants. L’imaginaire dans la réalité !
a) Paroles de la mer, (textes recueillis par Jean Pierre KERLOCH), Albin Michel
Paroles de la mer : commande par quelqu’un que je connaissais chez Syros puis qui est allé travailler chez Albin
Michel. Il a pensé à moi par rapport à l’image, à l’ambiance. La succession d’images est liée avec les textes
mais n’est pas page par page, il y a une suite, une continuité, c’est un travail en continu, j’ai travaillé avec
toutes ces ambiances de la mer502
b) Demain les fleurs, (texte de Thierry LENAIN), Nathan
Thierry Lenain : envoi via un éditeur, 1er
texte envoyé « Julie capable », j’étais très occupée à ce
moment là et je n’ai pas bien lu le texte la première fois et j’ai pensé, « encore des chats ! ». Je
n’avais pas envie qu’on me colle une étiquette « chat », je n’avais pas saisi tous le sens. Cette his-
toire part du réel pour aller dans un truc symbolique. J’ai refusé.
Plus tard, je l’ai rencontré lui-même et il m’a proposé « demain les fleurs » et ensuite, je suis re-
venue sur « Julie capable ». Je ne l’avais pas lu correctement en premier.
J’étais arrivée au moment où je pouvais le faire : lire un texte, l’intégrer et en faire quelque chose
avec/par l’illustration. En tant qu’illustrateur, on est le premier lecteur.
Quand j’ai commencé, à mes débuts, j’aurais fait du découpage, image par image et cela n’a pas
d’intérêt. Quand j’ai pu le faire, j’étais prête et j’ai pu le faire autrement, au service du texte.503
Pourquoi est-ce Anne Brouillard et pas une autre auteure - illustratrice qui a réalisé les illustra-
tions de "Julie Capable" et "Demain les fleurs"?
Parce que j'avais envie que ce soit elle et qu'elle a accepté. Je trouvais que l'univers d'Anne, son
art pictural, ses couleurs et sa sensibilité convenaient complètement et parfaitement à ces textes.
Quand Anne accepte (et c'était la première fois qu'elle acceptait d'illustrer un auteur en ce qui
concerne Demain les fleurs, ce qui fut pour moi un honneur) elle prend les textes et revient un jour
avec les illustrations - et c'est très bien comme ça, c'est une solitaire.504
18) 2002 : Sept minutes et demie, Thierry Magnier, collection505
Tête de lard
501 Christine Houyel, Hélène Lagarde, Christian Poslaniec, Comment utiliser les albums au cycle 2 ?, éditions RETZ, 2005,
pages 87 Ŕ 88. 502 Extrait de l’entretien à Toulouse du 07/11/2010. 503 Ibidem. 504 Extrait de l’échange par e-mail avec Thierry Lenain du 14/11/2010. 505 « Ils ont en commun un format et une identité visuelle sur la couverture. » Claire Segura Ŕ Balladur et Évelyne Audureau,
Master 2 LIJE, Album pour la jeunesse, 2010, p. 7.
186
Format : Petit carré (12 X 12), pages plastifiées, angles arrondis. Pour cette collection, c’est
toujours la même présentation et le thème est entièrement libre, 20 pages. Couleurs, avec texte.
c) Le placard à balai (gravures506
), journal gratuit, hebdomadaire, La tribune de Bruxelles,
nouvelle écrite par Jacqueline HARPMAN507
d) Entre fleuve et canal, (texte de Nadine BRUN Ŕ COSME), Points de suspension
Rencontre avec Nadine Brun-Cosme : invitées toutes les deux. Moi ateliers de peinture, elle ate-
liers d’écriture, toutes les deux, promenade en barque, ensemble avec des conteurs et les enfants à
Amiens. Elle avait écrit sur « il va neiger » : elle écrit des petits livres sur les auteurs, des écrits
sur des lectures aux éditions du Seuil508
e) La déménagerie, (textes de Muriel CARMINATI, Patrick SPENS), Lo Païs d’Enfance
A. B. a croisé les deux auteurs sur un salon.
Je l’ai réalisé à la plume. J’ai d’abord visité le musée des sciences naturelles. J’aime bien ce
genre de travail de recherche …509
2003 : La grande vague, Grandir (nouvelle édition)
Format : grand rectangle haut (24,5 X 33), couleurs, sans texte, 36 pages.
« C’est le format qui est différent et le nombre de pages n’était pas correct pour Grandir. J’ai dû refaire la
couverture car j’avais perdu l’original ! Ce n’est pas évident de refaire la même chose, dans le même état
d’esprit, dix ans après, mon travail avait évolué … je ne peints plus pareil. »510
f) Le cri de la chouette, (illustrations), journal gratuit, hebdomadaire, La tribune de Bruxelles,
nouvelle écrite par Caroline LAMARCHE511
g) Illustration de la couverture du n° 10, journal gratuit, hebdomadaire, La tribune de
Bruxelles, sur le sujet : Le bois de la Cambre512
h) Autre numéro sur le sujet : Le quartier des Marolles513
i) L’homme qui était sans couleurs, (texte de David LONERGAN), Bouton d’or d’Arcadie
David Lonergan : acadien, salon du livre à Dieppe, lui et son éditrice, vrai contact514
Pourquoi est-ce Anne Brouillard qui a réalisé les illustrations ?
Anne est venue présenter ses œuvres à deux reprises au Salon du livre de Dieppe (une banlieue de
Moncton). La directrice et fondatrice de Bouton d'or Acadie Marguerite Maillet et moi avions
beaucoup apprécié son travail. Quand j'ai soumis le manuscrit de L'Homme à Marguerite, nous
avons trouvé intéressant d'en offrir les illustrations à Anne parce que nous pensions qu'elle pouvait
créer des atmosphères autour du thème d'autant plus qu'il fallait (question budgétaire) que ce soit
en noir et blanc, sauf la page couverture. Le tout par courriel: elle a reçu le texte, a dit oui, a créé
les illustrations et nous les a envoyées.
506 « C’est la gravure qui m’a amenée au dessin. À l’envers … je me suis aperçue que je ne savais pas dessiner ! » Extrait de
l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 507 Voir Annexes. 508 Extrait de l’entretien du 07/11/2010 à Toulouse. 509 Ibidem. 510 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 511 Voir Annexes. 512 Ibidem. 513 Ibidem. 514 Extrait de l’entretien du 07/11/2010 à Toulouse.
187
Nous pensions qu'Anne aimerait le caractère du conte philosophique. Nous aimions, Marguerite et
moi, beaucoup la façon dont elle créait ses œuvres: structure de l'image, mise en plan, type de des-
sin, utilisation du crayon.
Je me souviens d'avoir lu les livres qu'elle a présentés au Salon du livre, d'en avoir acheté
quelques-uns et de les avoir par la suite donnés. C'est moins un livre qui m'avait impressionné que
la façon dont elle créait ses atmosphères et construisait ses récits. J'aimais son imaginaire. 515
19) 2004 : Le chemin bleu, Seuil
Sélection Petite Fureur 2005
« Sépia gravure, rêve, souvenirs, rêve éveillé, narrateur son imaginaire de quand il était enfant,
histoires qu’il s’inventait et se poursuit d’une fois à l’autre. Imaginaire d’enfant, en classe par la
fenêtre de l’école, s’invente une histoire dans sa tête en rapport avec images de la réalité. (Petites
images en gravure) Codes inversés avec le pays du rêve. » 516
Dédicacé : « Merci à Samantha et à Martine. » « Il s’agit de Martine Lafond, éditrice avec qui j’ai
travaillé au Seuil et de Samantha Rémy, graphiste, maquettiste, qui travaillait au Seuil aussi. C’est elles qui ont
fait Le chemin bleu. »517
Format : rectangle haut, couleurs, noir et blanc, texte, 44 pages
j) Le gardien des couleurs, (texte de Gilles AUFRAY ), Grandir
Gilles Aufray, auteur plutôt adulte, de théâtre « les scènes croisées de Lozère »
Lui, invité en résidence d’auteur, lecture chez les gens, il devait avoir, cela devait aboutir sur une
production, et leur intention est de faire se rencontrer différentes personnes. Il devait intervenir
dans l’école du village. Il a écrit une amorce d’histoire, c’est le début du Gardien des Couleurs et
il a travaillé avec les enfants et l’institutrice. Là-dessus, contact avec l’éditeur Grandir à qui on a
proposé ce texte. Ils cherchaient un illustrateur. Grandir leur a proposé Anne Brouillard ! Je suis
allée sur place pour m’inspirer des lieux, et G. A. a étoffé l’histoire.
1ère
résidence : quelques jours, il m’a montré les lieux, j’ai dessiné la maison du G des C. Elle
existe, c’est une maison abandonnée, je l’ai dessiné sur place. Les gens venaient raconter
l’histoire des maisons. Beaucoup de maisons abandonnées qui appartenaient à une vieille dame en
maison de retraite mais elle avait promis à sa mère qu’elle ne vendrait jamais … Puis, pendant
des mois, chez moi, j’ai travaillé. Les plateaux de Lozère, une très belle région, le causse de Sau-
veterre etc …
En parallèle, ateliers de peinture à l’école pour faire une expo avec A. B.
2ème
fois, gite pour préparer l’expo avec les enfants
Lors du salon du livre, montage en diapos sur le texte avec les illustrations d’A. B. / Lecture du
texte faite par G. A.
Collection chez Grandir avec des rabats, des dépliants. Il fallait faire attention, possible sur cer-
taines pages à cause du montage du livre518
Le gardien des couleurs, comment ça s’est passé :
J’étais en résidence d’écriture en Lozère-résidence organisée par les Scènes Croisées de Lozère.
Dans le cadre de cet atelier d’écriture, j’ai écrit pour les enfants de l’école un conte : le gardien des
couleurs … j’ai alors propose le texte aux éditions grandir. C’est monsieur René Turc, qui m’a
proposé de travailler avec Anne Brouillard, « l’orage », que j’avais beaucoup aimé… Anne Brouil-
lard a passe quelques semaines de résidence à Saint-Georges de Lévéjac. Je lui ai montre les lieux
précis Ŕmaison, rues, chemins, gorges, foret- qui avaient inspiré (et pourquoi) l’écriture de
l’histoire du gardien des couleurs qui est une histoire qui se passe a Saint Georges de Lévéjac, vil-
lage perche au bord des gorges du Tarn. Anne brouillard a beaucoup dessiné et peint dehors Ŕ
dans les lieux dans lesquels j’avais quelques mois avant écrit … La nature et ses éléments lui par-
lent.519
515 Propos recueillis auprès de David Lonergan, le 20/10/2010 par e-mail. 516 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 517 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 518 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse. 519 Courrier du 15/11/2010 depuis Londres.
188
k) Julie capable, (texte de Thierry LENAIN), Grasset
Sélection Petite Fureur 2007
l) Rêve de lune, (texte d’Elisabeth BRAMI), Seuil
Elisabeth Brami : rencontré régulièrement sur des salons, elle m’avait raconté son histoire et je
voyais des images au pastel. Elle m’a envoyé une pré-maquette avec des découpages, des trous sur
un petit format allongé mais le livre a évolué autrement. J’avais besoin de plus de page pour déve-
lopper l’idée et elle a accepté. Echanges, collaboration, travail ensemble.520
- Participation à un ouvrage collectif, Un loup peut en cacher un autre, Sarbacane.
Chez Seuil : série de 4 :
En premier : Le pêcheur et l’oie puis Le voyageur et les oiseaux
Puis La famille Foulque et La vieille dame et les souris
C’est le pêcheur et l’oie qui a déclenché la famille foulque …521
Leur format : (moyen) rectangle haut, 28 pages
20) 2006 : Le voyageur et les oiseaux, Seuil
Elle s’est représentée dans Le voyageur et les oiseaux : « à table deux personnes qui commandent
deux dames blanches, on verse dessus le chocolat chaud soi-même, c’est Georges et moi ! » 522
21) 2006 : Le pêcheur et l’oie, Seuil
Sélection Petite Fureur 2006
m) Le vélo de Valentine, (texte de Christian FERRARI), Lirabelle
« Rien n’est précisé sur eux dans le texte, je n’avais pas envie de faire des personnages donc, c’est
plus drôle avec des animaux et chaque fois des animaux différents. Ludique ! »523
C'est nous, éditeurs, qui avons choisi l'illustratrice parce que nous apprécions son travail. Elle a eu
liberté totale pour l'illustration (pas de format imposé, pas de technique imposée et liberté de son
approche artistique).
Au départ, le VÉLO DE VALENTINE existait sous forme de chanson chantée par Philippe Rous-
sel sur un disque "Comptines et chansons", disque édité par Raymond et merveilles. Nous avons
pensé qu'il serait intéressant d'en faire un album très illustré pour la jeunesse. Nous avons soumis
cette proposition à Christian Ferrari. Nous avons ensuite contacté Anne Brouillard, qui par ailleurs
est musicienne. Elle a elle aussi tout de suite accepté.524
n) L’enfant de la cheminée, (texte de Jasmine DUBE), La Courte échelle
Le feu de la cheminée : au Canada à Montréal, j’accompagnais mon compagnon, régisseur de
théâtre, il était pour 3 semaines là-bas. J’ai contacté des éditeurs. Avec La courte échelle, tout
s’est enclenché très vite, contact avec une fille, une éditrice …525
Leur format : rectangle haut (23,5 X 31), 28 pages
22) 2007 : La famille foulque, Seuil
« Plume et pinceau, à l’ encre c’est plus léger. Importance du choix du papier plus mat »526
520 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse. 521 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 522 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse. 523 Ibidem. 524 Propos recueillis auprès d’Isabelle Ayme le 20/10/2010 par e-mail. 525 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse.
189
23) 2007 : La vieille dame et les souris, Seuil
o) Lilia, (texte de Nadine BRUN Ŕ COSME), Points de suspension
p) Le paradis des chats et autres nouveaux contes à Ninon, (recueil de nouvelles d’Emile
ZOLA), Hugo et Cie
Un homme que je connais a repris la collection du sorbier, label Hugo et cie.
Il m’a proposé ce texte de Zola, j’ai beaucoup aimé
C’est de la vraie littérature, j’ai adoré, j’ai travaillé très agréablement tout un été527
24) 2009 : Le rêve du poisson, Sarbacane
Format : rectangle haut (24 X 33), couleurs, avec texte, 36 pages.
Dédicacé à Gilles et Louise. « Ce sont les deux enfants d’une amie, auteure – illustratrice aussi, Geneviève
Casterman.528
C’est tout naturellement que j’ai pensé à eux. Par exemple, avec leur chambre, les poupées et les
constructions de légo … les relations entre ces deux enfants, leur rapport frère et sœur. D’ailleurs Gilles s’est
bien reconnu. Cela lui semblait tout naturel de se voir dans la dédicace. »529
« Encre et plume, beaucoup plus de traits. J’ai eu envie de pousser les images, le résultat est assez
glauque. Pour le gris violet pour le ciel, j’ai utilisé une encre fabriquée maison avec des noix de
galle qu’on m’avait offerte. »530
On avait déjà travaillé sur un album collectif avec elle : « Un loup peut en cacher un autre ». Elle
nous a présenté ce projet et on l’a choisit selon : Qualité, logique par rapport à notre catalogue ; On
travaille sur des albums atypiques, on a peu de collections chez Sarbacane ; Son univers : poétique,
étrangeté, qualité texte et image, intéressant, correspond à nos goûts, nos choix ; Son univers vi-
suel, onirique.
Nous sommes éclectiques : on choisit par rapport à la qualité du propos, du texte, on cherche un
véritable travail d’auteurs, par rapport à son univers visuel, textuel très différent, sa créativité, son
inventivité, son goût de l’inattendu : c’est ce qui relie tous nos albums édités sous diverses formes.
Sur ce projet là, le rêve du poisson, on a eu envie de la faire …
Le choix du papier531
: Mat, poreux, buvard : offset : plus agréable en main mais change les cou-
leurs ; Papier couché : légère couche de produit chimique, moins à la mode aujourd’hui qu’hier,
mais permet un meilleur rendu des couleurs. Donc, choisit ici par rapport à son travail tout en déli-
catesse, ses aquarelles, le rendu des couleurs et de la finesse de son travail.
Anne a une idée assez précise de ce qu’elle veut : mise en page variée, BD, pages sans texte, illus-
trations de pleine page, textes, …
La couverture : territoire de l’éditeur : servir à la promotion, commercial : ce qui fait vendre, ac-
crocheuse, interpelle, ne dit pas tout mais pas fausse par rapport au propos ; Lettrine : proposé par
éditeur, Anne est tout à fait réceptive.
Dans notre travail, nous cherchons la fraîcheur, elle vient avec son bagage mais on cherche à in-
venter quelque chose de nouveau ensemble, bien sûr elle s’appuie aussi sur sa propre histoire, Tra-
vailler avec un auteur, respectueusement, la pousser dans ses retranchements, en territoires incon-
nus, pour éviter le ronron, ne pas être répétitif, les mettre en difficultés, les aider à sortir des choses
d’eux … En tant qu’éditeur532
, on est le premier lecteur : on choisit ce qui nous plaît, ce qui a du
526 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 527 Rencontre du 07/11/2010 à Toulouse. 528 Geneviève Casterman a réalisé deux albums où Gilles et Louise sont les personnages : La saison des plumes, Hip hop.
« Elle a fait un album Rue de Praetere, c’est la maison où j’habitais quand j’étais à Bruxelles, dans son ancien atelier amé-
nagé en petit appartement pour moi !
Et maintenant, j’habite à Ostende … elle a aussi fait un album Costa Belgica, c’est drôle ! » 529 Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 530 Extrait de l’entretien téléphonique du 27/10/2010. 531 « Le type de papier choisi participe parfois pleinement de l’expression. » Sophie Van der Linden, La revue des livres pour
enfants, N° 214, op. cit., p. 60. 532 « L’éditeur est beaucoup plus important qu’il n’y paraît à première vue. (…) sa sélection dans la masse de la production
internationale correspond à une intention. (…) Il partage leur enthousiasme, les soutiens dans leurs audaces ou tempère leurs
190
sens pour nous. Alors, on décide de travailler ensemble, d’aider cet artiste, de l’accompagner dans
la mise en scène de son projet. 533
25) 2010 : L’autre côté du lac, Le Sorbier
Format : long rectangle allongé, couleurs, avec texte, 36 pages.
Dédicacé pour Ambre : La fille de ma sœur plus jeune, mon unique nièce qui a 3ans et demie. Le chat blanc
Alpha, c’est son chat. »534
C’est une histoire de points de vue. Une fille, sa tante et leurs chats habitent d’un côté du lac. Cet
album est aussi inspiré de la Suède, le même lac que la terre tourne ! C’est sa lumière …
Au début, à l’époque, plus de peinture, plus flou, arbres moins identifiables, puis … reprise de
l’histoire et j’ai pensé : quelque chose ne va pas !
Dans un autre contexte : le livre de ma vie avec tous les personnages de la terre tourne mais ce
n’est pas celui là
Les animaux et les êtres humains sont sur un même pied d’égalité, ils ont même la même taille …
Ici, remis dans un contexte plus réel, un enfant ne va pas habiter seul ! Donc, j’ai mis sa tante et
leurs 2 chats … au départ, une histoire d’observation de l’autre côté du lac : quelque chose qu’ils
voient mais qu’ils n’identifient pas … ils partent voir … De l’autre côté, ils voient leur maison et
quelque chose qu’ils n’identifient pas …
Les saisons changent, à un rythme très lent mais, le résultat était déséquilibré !
J’ai fait un trajet plus long, plus détaillé, car c’est quelque chose d’important dans le chemine-
ment de l’histoire
Quelque chose d’autre sur le plan humain de l’autre côté du lac, j’ai mis une « plaine » de jeu
avec un toboggan, des balançoires … et un autre enfant qui habite dans une des maisons qu’ils
voient, celle avec une barque jaune et d’ailleurs, cela leur permet de revenir en barque sur le lac
car ils vont sympathiser …
Les chats et les humains parlent aussi, les chats font leurs commentaires mais on ne sait pas réel-
lement s’ils parlent, comme si on ne pouvait pas s’imaginer qu’ils parlent car les humains ne ré-
pondent pas directement au chat. Par exemple au moment de faire les sandwichs : plus de jambon,
pas de cornichons avec le pâté parce que j’aime pas ça … On ne sait pas s’il le dit réellement ou
pas, ce sont des commentaires drôles. Il est intéressé uniquement par le panier à pique-nique !
Les points de vue, j’y ai pris énormément de plaisir, je l’ai fait de façon concentré de l’été à no-
vembre 2010. Pendant cette période, dans les dessins, des choses ont bougé mais je n’ai pas pu al-
ler plus loin … ! Je n’ai pas encore le recul, de cet album, mais il s’en dégage de l’énergie car je
l’ai fait dans un temps moins dilué.
Je suis très attachée à ces lieux, ces personnages
Le lac en Suède, le même que pour la terre tourne, album que j’ai fait sans stress … à côté de ce
fameux lac Teåkersjön dans la commune à Dalskog J’ai peint La terre tourne à l’eau du lac535
excès. » Michel Defourny, in images des livres pour la jeunesse, lire et analyser, éditions thierry Magnier, Scérén, CRDP de
Créteil, 2008, p. 11. 533 Extrait de l’entretien téléphonique du 17/11/2010 avec Mr Frédéric Lavabre. 534 Extrait de l’entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 31/01/2011. 535 Entretien avec Anne Brouillard du 07/11/2010 à Toulouse lors du salon « vivons Ŕ livre ».
191
Bibliographie sélective
Cours
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vue graphique et iconographique, Master 2 LIJE, 2009-2010
Christine Plu, L’illustration littéraire et les relations « texte-image », Master 2 LIJE
Édwige Chirouter, Philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse. Apprendre à philo-
sopher dès l’école primaire grâce à la lecture de récits, MASTER 2 LIJE, 2010-2011
Ouvrages
Didactiques
Christian Poslaniec et Christine Houyel, Activités de lecture à partir de la littérature de jeu-
nesse, Hachette éducation, 2000
C. Poslaniec, C. Houyel, H. Lagarde, Comment utiliser les albums en classe, éditions Retz,
2005
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J. F. Massol, in Texte et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, Scérén,
CRDP Académie de Grenoble, 2007
Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école, Hatier, 2002
Marie Ŕ Hélène Routisseau, Des romans pour la jeunesse ?, Belin, 2008
Éric Albert, Le mouvement, éditions L’iconograf, Scérén crdp Alsace, 2007
Théoriques
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Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, PUF, 2004
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Le livre de poche, Librairie José Corti, 1942
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1948
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, éditions idées/Gallimard, 1949
Maurice Louis Tournier, L'imaginaire et la symbolique dans la Chine ancienne, éditions
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192
Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image, Nathan Université, collection 128, 1993
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Essai sur la mise en abyme, éditions du Seuil, Collec-
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Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque, Les essais, José Corti, Paris, 1998
Michel Pastoureau, L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, La librairie
du XXe siècle, Seuil, 1991
Michel Pastoureau, Bleu : Histoire d’une couleur, Histoire, collection Points, 2002
Michel Pastoureau, Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, éditions du Panama,
2005
Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs, éditions du Seuil, 2010
Les fondamentaux de la couleur, L’art du dessin, éditions Gründ, 2006
Les fondamentaux, les techniques de l’artiste, l’art du dessin, Gründ, 2005
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Sous la direction de Cécile Boulaire, Le livre pour enfants, Regards critiques offerts à Isa-
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Sous la direction de A. Lorant-Jolly et S. Van der Linden, Images des livres pour la jeunesse,
lire et analyser, éditions Thierry Magnier, Scérén, CRDP Créteil, 2008
Philippe Costa, Petit manuel pour écrire des haïku, Picquier poche, 2010
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René Sieffert, Bashô, Le manteau de pluie du singe, P.O.F., collection « Poètes du Japon »,
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Sous la direction d’Annie Renonciat, L’image pour enfants : pratiques, normes, discours,
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Colloques
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Médias, 2007
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L’enfance à travers le patrimoine écrit, actes du colloque, Annecy, 18 et 19 septembre 2001
Littérature
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Maylis de Kerangal, naissance d'un pont, éditions Gallimard, 2010
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L’Avare (1668), Citations de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière.
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Tove Jansson, Le livre d’un été, Bibliothèque Albin Michel, 1978
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, IV
David Lodge, Un tout petit monde, éditions Rivages, 1992
Jacques Prévert, En sortant de l’école, 1946
Claude Roy, Le chat qui parlait malgré lui, Gallimard, 1997
Émile Zola, Le paradis des chats et autres contes à Ninon, Anne Brouillard, éditions Hugo et
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Lewis Carroll, « Alice au pays des merveilles » in The Complete Works, Collector’s Library
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Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, Gründ, 1985
Gilles Clément, Thomas et le voyageur, éditions Albin Michel, 2011
Mary Poppins, Pamela Lyndon Travers, Le livre de poche jeunesse, 1980
Thomas Vinau, Tenir tête à l’orage, éditions N&B, Tournefeuille, 2010
Daniel Leduc, Le livre de l’ensoleillement, éditions N&B, Aubenas, 2003
Jean Ŕ claude Mourlevat, La rivière à l’envers, Pocket jeunesse, Tomek, 2000 et Hannah,
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Stefan Zweig, préface de Romain Rolland, Amok, Livre de poche, 2001
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Daniel Pennac, Comme un roman, éditions Gallimard, collection Folio, 1995
Irène Frain, La forêt des 29, éditions Michel Lafon, 2011
Dictionnaires
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novembre 1996
Dictionnaire Le littré.
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éditions, 2007
Bernard Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Union générale d’éditions, collection 10/18,
1984
Bande-dessinée
Les bijoux de la Castafiore, Hergé, éditions Casterman, 1963
Tove Jansson, Moomin, The complete Tove Jansson comic strip, D&Q, 2010
Roman Graphique
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Revues
Patrick Borione, Hors cadre[s] n° 3
Rencontre avec Anne Brouillard, Nicole Nachtergarle, Alice, N° 2, Printemps 1996
Enfantin ! Revue Hors cadres[s] n° 6, Yann Fastier
Hors cadre[s], n° 1, Sophie Van der Linden
La revue des livres pour enfants, N°191, février 2000
La revue des livres pour enfants, L’analyse des livres d’images, N°214, décembre 2003
Nous voulons lire !, N°176, septembre 2008
Articles
Sophie Van der Linden, Les albums sans texte sont de grands bavards
Christian David, compte rendu « rencontres d’auteurs », XIIIe journée du livre d’Orthez,
CDDP d’Orthez, 9 octobre 2008
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Daniel Fano, 4 talents singuliers : Anne Brouillard, in Brochure "L'illustration en Wallonie et
à Bruxelles", 1994
Anne Brouillard, une voix dans les images, par R. R., in Le Monde, vendredi 26 juin 1998
Anne Brouillard, interview par Ulrike Blatter, in Parole 3/07, novembre 2007
Albums
Margaret Wise Brown, Mon petit monde, Seuil Jeunesse, 2004
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Sitographie
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Ouvrages consultés
Ouvrages
Didactiques
Ouvrage coordonné par M. Fournier Dulac, 50 activités avec la littérature de jeunesse, aux
cycles 2 et 3, Scérén, CRDP Midi-Pyrénées, 2010
J. Boussion, . Schöttke, C. Tauveron, Apprendre à lire, bâtir une culture au CP, une année
de lectures, Hachette éducation, 1998
C. Poslaniec, Pratique de la littérature de jeunesse à l’école, Hachette éducation, 2003
C. Poslaniec, Donner le goût de lire, éditions du Sorbier, 2001
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D. Alamichel, Albums, mode d’emploi, Argos démarches, CRDP Créteil, 2000
R. Stoecklé, L’album à l’école et au collège, éditions l’École, 1999
Théoriques
Edited by P. Bundgaard and F. Stjernfelt, Signs and meaning, 5 questions, Automatic Press,
2009
Groupe Mu, Traité du signe visuel : pour une rhétorique de l’image, éditions Seuil, collection
La couleur des idées, 1992
M. Miyamoto, Traité des cinq roues, Albin Michel, 1983
C. Poslaniec, Des livres d’enfants à la littérature de jeunesse, Découvertes Gallimard, 2008
D. Rateau, Des livres d’images, pour tous les âges, éditions érès, 2001
D. Maja, Illustrateur jeunesse, comment créer des images sur les mots ?, éditions du Sorbier ,
2004
G. Genette, Figures II, éditions du Seuil, 1969
G. Genette, Figures III, éditions du Seuil, 1972
H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1998
M. Jimenez, Qu’est ce que l’esthétique ?, Gallimard, 1997
G. Bachelard, L’Air et les Songes, Librairie José Corti, 1943
Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier Jeunesse, Collection
Passeurs d’histoires, 2009
B. Ferrier, Tout n’est pas littérature !, PUR, 2009
M. Picard, La lecture comme jeu, Les éditions de Minuit, collection « Critique », 1986
M. Durand, G. Bertrand, L’image dans le livre pour enfants, l’École des Loisirs, 1975
Dictionnaires
M. Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps, Symbolique et société, Bonneton,
1999
M. Aquien et G. Molinié, Dictionnaire de réthorique et de poétique, La Pochothèque, 1999
R. Lejonc, Quelles couleurs !, éditions Thierry Magnier, 2009
Revues
Cahiers pédagogiques, Images, N°450, février 2007
198
Quelques pages du carnet de croquis de La terre tourne 536
La lecture des pages de son carnet montre bien comment Anne Brouillard réfléchit sur
son propre travail. Tout au long de sa démarche créatrice, elle analyse et réajuste continuelle-
ment ses idées et le résultat attendu avec les possibilités « infinies » que lui offre l’album bien
que « certaines choses soient malgré tout impossibles ! ». 537
Nous les présentons ici dans leur
ordre chronologique, au fil des pages et des jours, autour de La terre tourne.
Avril 1997
Au début du projet, Anne Brouillard avait
l’intention d’organiser les illustrations de
pleine page « dans une journée » et tout
concourait vers l’illustration centrale « la
fête ». Cela donnait donc une lecture des-
cendante jusqu’à la fête : du début au
centre et de la fin au centre. Dans le sens
de lecture occidental, le lecteur descen-
dait « le temps » pour le remonter en-
suite, de l’après midi à l’après midi.
Parallèlement, le temps se déroulait sur
une année, au fil des mois, de novembre
à octobre. « Douze doubles pages, donc
douze mois ! Mais aussi, douze
heures ! » Elle voulait inclure la notion
de temps qui passe dans une journée
(matin, midi, soir), au rythme des heures,
dans une année, au fil des mois. « Ça
devenait déjà très compliqué ! ».
536 « Tout y est … » Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris. 537 Ibidem.
199
La réflexion sur le temps qui passe dans
une journée continue pendant que les
illustrations prennent forme. Les vi-
gnettes des fausses pages apparaissent.
Les liens se créent. Les doubles pages
illustrées prennent corps. L’idée initiale
sur les moments « précis » d’une journée
reste fortement marquée. Certains des-
sins se reconnaissent déjà.
Les mots prennent place, les idées se
verbalisent et se dessinent. Les person-
nages se positionnent dans les pages et
dans le temps. La lecture de l’album
reste orientée vers le centre de l’album :
la fête. Sur la page de gauche, naît l’idée
des neuf cadeaux collectés. Les vignettes
commencent à être nommées.
« Là, ça devenait vraiment trop compli-
qué ! ». Elle essaie de rassembler toutes
ses idées. Les transformations se dessi-
nent. Le thème de la porte prend forme
et sens. Sur la table de la fête, il y aura
tous les objets collectés réunis. Cepen-
dant, le sens de lecture évolue, « les
deux flèches descendent ». « Autrement,
c’était impossible ! »
200
Les pages de gauche se construisent …
les vignettes de bas de page sont en
cours de réalisation. « Tout y est … ».
Après un intermède Mystère, Anne
Brouillard revient à La terre tourne. Le
texte s’inscrit sur les lignes du carnet, le
chemin de fer prend sa forme circulaire.
Dans les pages suivantes, l’album, tel que
le lecteur va le découvrir, se matérialise
et les liens s’installent.
201
Après La terre tourne, Anne Brouillard
réalisera L’orage … « Je travaille toujours plusieurs projets en même temps. La date d’édition
ne correspond pas forcément à l’ordre dans lequel j’ai crée mes albums. Pour certains, je
passe beaucoup de temps … alors, j’en crée d’autres entre temps. »
Après un intermède L’orage, Anne Brouillard
revient à La terre tourne.
Les personnages sont listés et nommés. La
fête est toujours centrale avec un sens de lec-
ture en amont et en aval. La narration ima-
gière s’installe de plus en plus sur les pages
de gauche. Les saisons apparaissent.
202
Au fil des pages, le texte …
203
« Le texte ne parle pas des personnages. »
À la lecture des mots, des phrases, des textes écrits par Anne Brouillard, au fur et à
mesure de son inspiration, sur son carnet, le lecteur ressent les résonnances « lexicales ».
Toutes ses sensations se ressentent dans tous ses albums. Elle les couche sur le papier, sur et
entre les lignes de ses carnets pour ensuite les essaimer dans les pages de ses albums, tout
naturellement.
Quelques illustrations et gravures sur le journal La tribune de Bruxelles
204
L’HEBDO DE LA LIBRE BELGIQUE DU 30/1/2003 ET DE LA DERNIÈRE HEURE - LES SPORTS DU
31/1/2003 - GRATUIT 1ère ANNÉE - N° 10 538
Bois de la Cambre : TBX relance le débat.
538 « Ils ont été très satisfaits de mon illustration pour la couverture du journal car elle représente exactement la photo qu’ils
recherchaient. » Extrait de l’entretien avec Anne Brouillard du 10/03/2011 au jardin du Luxembourg à Paris.
205
TBX 002, La Tribune de Bruxelles 2002
FEUILLETON, Le Placard à balais par Jacqueline Harpman, Chapitre 2
TBX 020, La Tribune de Bruxelles 2003.
FEUILLETON, Le Cri de la chouette par Caroline Lamarche, Chapitre 1
206
Le chemin de fer de La terre tourne
« Le chemin de fer »539
nous permet de visualiser le fil conducteur qui relie les illustrations et
l’équilibre des pages de l’album.
Première de couverture
L a t e r r e t o u r n e Anne Brouillard
Un cercle lumineux / Une porte vitrée
(traits de mouvement circulaire)
Dans les mêmes tons jaune Ŕ orangé
Assis sur le pas de porte :
1 chat jaune, 2 canards
Sur une branche : 2 corbeaux
En bas à droite : 1 chien noir tenant un ballon
de baudruche rouge
Au centre : 1 personnage (vêtu de bleu) te-
nant deux fleurs roses
Sur fond sombre :
1 chat noir allongé sur une branche
2 personnages assis sur un banc
(l’un (en rouge) porte un gâteau
l’autre (en vert) un coffret)
Ces 10 personnages semblent poser, attendre
quelqu’un ou un évènement.
Les 3 êtres humains sont souriants et ont des
présents.
Tous regardent vers le lecteur.
Deuxième de couverture
Page vierge d’écriture dans les tons ocre :
couleur de la terre.
Page de garde
Page vierge d’écriture dans les tons ocre :
couleur de la terre.
Fausse page de titre
Dédicace
Éditeur
ISBN
Loi de 1949
Imprimeur
Page de titre
L a t e r r e t o u r n e
Anne Brouillard
Illustration sur fond blanc :
Reste du gâteau après le repas, la fête … sur
le plateau à pied
4 verres : ils ont bu du champagne … ils ont
célébré un heureux évènement … Les 3
verres à pied sont pour les 3 adultes, la tim-
bale pour l’enfant.540
Le Sorbier
539 E. Audureau et C. Balladur, op. cit., p. 19. 540 Entretien téléphonique avec Anne Brouillard du 01/07/2010 : « J’ai dessiné une variante de verres par plaisir de graphisme.
C’est plus rigolo de dessiner quelque chose d’un peu spécial ! »
207
Page 4
Une lumière
blanche (p. 5)
passe à tra-
vers la porte
vitrée
Texte : 9 lignes
9 phrases
1 2 3 4 5 1 bébé
dans un
rond
lumineux
p. 26/27
2 ronds
lumineux
quelques
taches
blanches
Zoom
arrière
De plus
en plus
de
taches
blanches
Rocher
noir
sous la
neige :
page 5
L’œil du lecteur s’éloigne, le point de vue
change, l’horizon s’agrandit : la création de
l’univers
Page 5
Paysage sous la neige avec une lumière
blanche.
En arrière plan : des montagnes (vert et noir),
un barrage au centre
un viaduc, un train à vapeur : à droite
Deux corbeaux sur la neige, une maison
3 roulottes tirées à cheval partent vers la
droite
Un personnage en rouge salue de la main
gauche, une valise posée à côté de lui
Au premier plan : sur des rochers noirs (vi-
gnette 6) un tronc d’arbre marron et un chien
noir assis
Page 6
Lumière du
jour (celle de
la page 7)
Texte : 6 lignes
1 phrase
6 7 8 9 10
Rocher
et
neige :
page 5
Le roc
se
déforme
et se
strie
Puis,
donne des
ombres
qui
s’allongent
Et devien-
nent des
arbres ou
des im-
meubles
Immeubles
p. 7
Évolution Ŕ déformation de la matière : du
rocher aux immeubles
Page 7
Paysage de ville en plein jour
En arrière plan : décor verdoyant, deux col-
lines avec un bâtiment au sommet, dans la
vallée, au centre : une centrale nucléaire
Des maisons, le viaduc et le train à droite
Un paysage urbain avec des cheminées
d’immeubles (vignette 10), à droite, à la fe-
nêtre : une femme en bleu et un chat jaune
Au premier plan : les deux corbeaux à la fe-
nêtre entrouverte (l’un entre)
De chaque côté d’une table ronde, une nappe
rouge tachetée de blanc (vignette 11) le per-
sonnage rouge assis dessine une maison, le
chien noir debout sur une chaise décore le
gâteau avec ses pattes avant (mains)
Page 8
Lumière du
clair de lune
(décor noc-
turne p.9)
Texte : 8 lignes
3 phrases
11 12 13 14 15 16 Mor-
ceau
de
nappe
p.7
Motifs
blancs
s’étirent
Devien-
nent
des
reflets
sur
l’eau
Qui s’
alignent
vertica-
lement
La
lune
et
son
reflet
sur
l’eau
La
lune
dans
le
ciel
p. 9
Page 9
Paysage lacustre nocturne
Premier croissant de lune (vignette 16 et 17)
et ciel bleuté - étoilé
En arrière plan : une forêt, un château der-
rière le viaduc à droite
Sur le viaduc : une charrette, un personnage
en vert et son bagage
Au bord du lac : une maison-phare éclairée
Sur le lac, deux bateaux : l’un porte : la va-
lise, les deux corbeaux sur l’arbre, l’homme
en rouge et le chien noir assis ; l’autre porte
la femme en bleu (qui rame) et son chat
jaune assis
208
ÉvolutionŔ transformation des motifs de la
nappe, en reflet de la lune sur l’eau. Le re-
gard s’éloigne et monte vers la lune.
Au premier plan : le reflet du décor, de la
lune et des étoiles dans l’eau du lac (vue en
plongée)
Page 10
Porte entrou-
verte Lumière vive
du manège (p. 11)
Texte : 5 lignes
1 phrase
17 18 19 20 21 La lune,
(p. 9)
les
étoiles
et le
vent
Devient
un tour-
billon
Un
lave
linge
Gros
plan sur
le hublot
du lave
linge
Une tasse
à café
(p. 11)
ÉvolutionŔ transformation de la lune et des
étoiles en tourbillon, en tambour de machine
à laver le linge, en café dans une tasse
Page 11
En arrière plan : des arbres penchés vers la
droite et une plaine jaune
Deux trains éclairés (vignette 22) passent
sous le viaduc
Deux canards sont sur le viaduc
Un manège qui tourne : le chien noir est dans
un avion ; l’homme en rouge est sur un che-
val ; la femme en bleu tient un ballon de
baudruche rouge
A côté, le chat jaune debout accueille la
femme en vert, une valise posée à côté d’elle
Au premier plan : sur une table ronde (vue en
plongée) : deux corbeaux boivent une coupe
de champagne (leurs ailes sont des mains) ; à
côté une tasse à café bleue (vignette 21)
Page 12
Porte entrou-
verte Éclairage de
l’intérieur de la mai-
son
Texte : 6 lignes
3 phrases
22 23 24 25 Le train
et ses
ombres
(p. 11)
Les
fenêtres
du train
Une
clôture
Le
portail
(p. 13)
Évolution Ŕ déformation du train, en clôture
et en portail
Page 13
Paysage vallonné en bord d’un canal
En arrière plan : à gauche la clôture et le por-
tail (vignette 25) ; à droite : le train éclairé
sur le viaduc ; le chat noir assis sur l’écluse ;
les reflets des nuages sur l’eau (vignette 26)
Une péniche au bord du canal
Au premier plan : une maison éclairée
Devant : femme en bleu et son chat jaune
cueillent des fleurs ; personnages rouge et
vert boivent un café assis autour d’une table
(valises posées) ; chien noir lit le journal as-
sis ; cafetière rouge sur table ronde, deux
corbeaux et deux canards
Page 14
Lumière de l’extérieur
jaune ; de chaque cô-
té : une chaise posée
sur une table
Texte : 6 lignes
2 phrases
26 27 28 29 30 31 Reflet
des Un
peu Plus
vert Devient
des Plus
abstrait Branches
d’arbre
Page 15
Ciel bleu avec des gros nuages blancs
Décor de village ; le viaduc et le train passent
à travers sur toute la largeur
Au premier plan : une maison à étage orange
et bleue (fermée) avec un hublot (vignette
32) : la femme en vert regarde à l’intérieur
par la fenêtre (valise posée) ; la femme en
bleue tient un petit gilet jaune, son chat jaune
à côté ; l’homme en rouge (valise posée) tient
une échelle contre l’arbre (vignette 31), le
chat noir est allongé en haut de l’échelle ;
209
nuages
sur l’eau
p. 13
plus
vert
feuilles p. 15
Évolution Ŕ déformation du reflet des nuages
dans l’eau en branches de l’arbre
chien noir assis à côté de l’arbre ; deux ca-
nards devant la maison ; deux corbeaux en
hauteur à gauche : les dix personnages sont
réunis
Page 16
Lumière jaune du
soleil
Deux fauteuils posés
devant la porte
Texte : 7 lignes
4 phrases
32 33 34 35 36 37 Hublot
de la
maison
p. 15
Hublot
d’un
bateau
(on
voit la
mer)
On
s’éloigne :
on voit
deux
hublots
On se
rapproche :
on voit en
bateau en
mer
On se
rapproche :
on voit un
bateau et
le soleil
Le soleil
devient :
projecteur
du ciné-
ma p. 17
L’œil du lecteur s’éloigne et se rapproche, le
point de vue change du hublot au soleil Ŕ
projecteur (de cinéma)
Page 17
Ils sont tous installés dans une salle de ciné-
ma
En arrière plan : deux portes avec deux hu-
blots éclairés ; au centre le projecteur de la
caméra (vignette 37)
Ils regardent vers l’écran (vers le lec-
teur) souriants, sauf le chien noir qui lit le
journal (vignette 38)
Page 18
Lumière
jaune
Texte : 3 lignes
2 phrases
38 39 40 41 42 43 44 Page de
journal :
écriture
abstraite
p. 17
Écriture
étirée
Devient
un
tronc
d’arbre,
des
lignes
et des
traits
des
traits
presque
hori-
zontaux
des
traits
hori-
zontaux
une
voie
ferrée
p. 19
Évolution Ŕ déformation de l’écriture du
journal en rails du train
Page 19
La scène se passe dans le train : les person-
nages partent en voyage
La voie ferrée traverse la page en hauteur
(vignette 44)
Les arbres sont inclinés par le vent
Une maison rouge
Dans le train : certains discutent, d’autres
regardent dehors, les deux chats ont
un « mug » posé sur la tablette (vignette 45)
Page 20
Porte entrou-
verte ; lu-
mière jaune
Texte : 2 lignes
1 phrase
45 46 47 48 49 Mug rayé
rouge et
blanc p. 19
Gros
plan sur
la tasse
Forme et
rayures
évoluent
Devenant
un phare
vu de
plus loin
p. 21
Page 21
La scène se passe au bord de la mer
En arrière plan : le phare (vignette 49) et
l’arrivée d’un paquebot de croisière
Le train sur le viaduc coupe la page en lar-
geur
Au premier plan : les personnages à la plage :
certains se baignent, d’autres mettent des
coquillages dans un coffret (p. 22), le chien
noir assis tient les chaussures de la femme en
210
Évolution Ŕ transformation du « mug » rayé
rouge et blanc en phare
vert
Page 22
Illustration double Ŕ
La scène se passe
En arrière plan : des montagnes
En haut à gauche : le viaduc se termine, ter-
minus du train, les voyageurs descendent, on
voit une tour carrée
Au premier plan : les personnages arrivent
sur l’île en bateau : la femme en vert porte la
valise, les deux corbeaux sur le bout du ba-
teau, l’homme en rouge marche sur l’île et
porte le gâteau
Sur l’autre bateau : le chat noir allongé, les
deux fleurs, la femme en bleu, le chat jaune
assis, le ballon rouge
Les deux canards nagent et le coffret flotte
derrière eux
Tous les personnages vont vers la droite
(vers l’île)
Page 23
page à fond perdu
dans un décor lacustre
En arrière plan : une forêt et deux bâtiments
Sur l’île, on trouve : des arbres, une table
rectangulaire vide, avec une nappe rouge et
huit chaises vides autour
Le chien noir assis les attend, il tient une
valise, il regarde vers la gauche (vers les per-
sonnages qui arrivent)
(jeu d’ombres et de lumière, le décor se re-
flète dans l’eau du lac)
Page 24
Illustration double -
La scène se passe autour de
En arrière plan :
Gros plan et vue en plongée sur la table et
Sur les chaises, on trouve assis :
la femme en vert, un corbeau, le chien jaune,
l’homme en rouge
Sur la table, on trouve :
des assiettes et des verres,
un canard, le journal (p. 17), la peinture de la
maison (p. 7), un dessin, une algue, le gâteau
(p. 7), un pichet jaune
Page 25
Page à fond perdu
la table à nappe rouge sur l’île
les arbres
les personnages rassemblés regardent à droite
la femme en bleu, le chien noir
Sur un dossier de chaise : un corbeau avec un
verre à pied
Il y a une chaise vide avec le ballon rouge (p.
11) accroché
le chat noir allongé, un canard, des coquil-
lages (p. 21), une algue, le coffre (p. 21), une
clef, les deux fleurs roses (p. 13) dans un
vase, le petit gilet jaune (p. 15)
Page 26
Texte : 9 lignes
5 phrases
50 51 52 53 54 55 Un
tronc
d’arbre
L’œil se
Gros
plan
qui
Le vi-
sage
Le vi-
sage est
plus net,
Page 27
Décor boisé, allée d’arbres, la lumière se
reflète au sol
En arrière plan : gros plan sur la porte vitrée
éclairée de l’intérieur
Un petit garçon souriant l’ouvre vers
l’extérieur
Il s’avance vers le lecteur, l’allée va vers la
211
parmi
d’autres
avec un
nœud
(p. 25)
rapproche
du nœud
de l’arbre
sur le
nœud
de
l’arbre
devient
un
visage
devient
plus
lumineux
lumineux
et sou-
riant
(p. 4)
Évolution et travelling avant : l’œil du lec-
teur se rapproche du nœud de l’arbre qui de-
vient un visage souriant (enfant p. 27) et (bé-
bé : vignette 1)
gauche (page 25 : les autres personnages
regardent vers la droite)
Page de garde
Page vierge d’écriture dans les tons ocre :
couleur de la terre.
Troisième de couverture
Page vierge d’écriture dans les tons ocre :
couleur de la terre.
Quatrième de couverture
Le titre
Texte amorce :
les trois premières phrases de l’album mais,
avec une fin ouverte (par les trois points de
suspension) pour donner envie de découvrir
la suite.
Prix
ISBN
Code barre
212
Paroles de la chanson de Jacques Prévert En sortant de l’école (1946) 541
Paroles de la chanson de Grand Corps Malade Les voyages en train (2006) 542
J'crois que les histoires d'amour C'est comme les voyages en train
Et quand j'vois tous ces voyageurs Parfois j'aimerais en être un
Pourquoi tu crois que tant de gens attendent sur le quai de la gare ?
Pourquoi tu crois qu'on flippe autant d'arriver en retard ?
541 Source : http://pedagogite.free.fr/poesie/sortant_ecole.pdf 542 Source : http://www.paroles-musique.com/paroles-Grand_Corps_Malade-Les_Voyages_En_Train-lyrics,p18053
213
Les trains démarrent souvent au moment où on s'y attend le moins
Et l'histoire d'amour t'emporte sous l'œil impuissant des témoins
Les témoins c'est tes potes qui te disent au-revoir sur le quai
Et regardent le train s'éloigner avec un sourire inquiet
Toi aussi tu leur fait signe et t'imagines leurs commentaires
Certains pensent que tu te plantes et qu't'as pas les pieds sur terre
Chacun y va de son pronostic sur la durée du voyage
Pour la plupart le train va dérailler dès le premier orage
Le grand amour change forcément ton comportement
Dès le premier jour faut bien choisir ton compartiment
Siège couloir ou contre la vitre y faut trouver la bonne place
Tu choisis quoi ? Une love story d'première ou d'seconde classe ?
Dans les premiers kilomètres tu n'as d'yeux que pour son visage
Tu calcules pas derrière la fenêtre le défilé des paysages
Tu t'sens vivant, tu t'sens léger et tu ne vois pas passer l'heure
T'es tellement bien que t'as presque envie d'embrasser le contrôleur
Mais la magie ne dure qu'un temps et ton histoire bat de l'aile
Toi tu dis qu'tu n'y es pour rien et qu'c'est sa faute à elle
Le ronronnement du train te saoule et chaque virage t'écœure
Faut qu'tu t'lèves que tu marches, tu vas t'dégourdir le cœur
Et le train ralentit c'est d'jà la fin d'ton histoire
En plus t'es comme un con tes potes sont restés à l'autre gare
Tu dis au r'voir à celle que t'appel'ras désormais ton ex
Dans son agenda sur ton nom, elle va passer un coup d'tip-ex
C'est vrai qu'les histoires d'amour c'est comme les voyages en train
Et quand j'vois tous ces voyageurs parfois j'aim'rais en être un
Pourquoi tu crois qu'tant d'gens attendent sur le quai d'la gare ?
Pourquoi tu crois qu'on flippe autant d'arriver en r'tard ?
Pour beaucoup la vie s'résume à essayer d'monter dans l'train
A connaitre ce qu'est l'amour et s'découvrir plein d'entrain
Pour beaucoup l'objectif est d'arriver à la bonne heure
Pour réussir son voyage et avoir accès au bonheur
Il est facile de prendre un train, encore faut-il prendre le bon
Moi chui monté dans deux-trois rames mais c'était pas l'bon wagon
Car les trains sont capricieux et certains son inaccessibles
Et je n'crois pas tout l'temps qu'avec la sncf c'est possible
Il y a ceux pour qui les trains sont toujours en grève
Et leurs histoires d'amour n'existent que dans leurs rêves
Et y ceux qui foncent dans l'premier train sans faire attention
Mais forcément ils descendront déçus à la prochaine station
214
Y a celles qui flippent de s'engager parce qu'elles sont trop émotives
Pour elles c'est trop risqué d's'accrocher à la locomotive
Et y a les aventuriers qu'enchainent voyage sur voyage
Dès qu'une histoire est terminée, ils attaquent une autre page
Moi après mon seul vrai voyage j'ai souffert pendant des mois
On s'est quittés d'un commun accord mais elle était plus d'accord que moi
Depuis j'traine sur le quai, j'regarde les trains au départ
Y a des portes qui s'ouvrent mais dans une gare j'me sens à part
Y parait qu'les voyages en train finissent mal en général
Si pour toi c'est l'cas accroche-toi et garde le moral
Car une chose est certaine y aura toujours un terminus
Maint'nant tu es prév'nu, la prochaine fois tu prendras l'bus...
215