claude louis-combet - sur l'entreprise autobiographique

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SUR L ENTREPRISE AUTOBIOGRAPHIQUE. CLAUDE LOUIS-COMBET . A VEC LE COMMENCEMENT s’impose l’image, la sensa- tion presque, de la faille. Celui qui fut l’enfant se revoit, se ressent, se retrouve, aujourd’hui encore : il appartenait à la division — il parlait mais ne disait rien, il se dépensait en sourires au-devant du monde mais cul- tivait en son secret la plante rare de la mélancolie, il s’api- toyait sans cesse et versait sa larme de commisération mais il assassinait les bêtes, il brassait, pas seulement dans sa bouche mais, en vérité, dans son esprit et jus- qu’au fond de son cœur, les grands mots de son idéal chrétien, mais il mentait, halluciné et piteux, à peu près constamment, il savait s’infliger des privations parce qu’il voyait bien quel était le chemin de la sainteté, mais il volait ce qui lui manquait et qui le fascinait soudain, il avait le goût de la connaissance mais il se complaisait anxieusement à soulever les voiles, à explorer la face interdite du savoir, à posséder les mots à défaut de possé- der les choses, d’une main il cachait l’ouverture et de l’autre il la forçait, il la pénétrait, en somme, dans sa soli- tude élémentaire, il était deux, chacun campé sur un bord de la blessure, l’un en quête du jour et l’autre de la nuit, le principe de contradiction coulait dans son sang et entrait dans son souffle, l’être était scindé, voué à s’égarer 265-276 Louis-Combet 15/11/11 15:31 Page 267

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Un essai, tiré de la revue Conférence

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  • SUR LENTREPRISE AUTOBIOGRAPHIQUE.

    CLAUDE LOUIS-COMBET.

    AVEC LE COMMENCEMENT simpose limage, la sensa-tion presque, de la faille. Celui qui fut lenfant serevoit, se ressent, se retrouve, aujourdhui encore :il appartenait la division il parlait mais ne disait rien,il se dpensait en sourires au-devant du monde mais cul-tivait en son secret la plante rare de la mlancolie, il sapi-toyait sans cesse et versait sa larme de commisrationmais il assassinait les btes, il brassait, pas seulementdans sa bouche mais, en vrit, dans son esprit et jus-quau fond de son cur, les grands mots de son idalchrtien, mais il mentait, hallucin et piteux, peu prsconstamment, il savait sinfliger des privations parce quilvoyait bien quel tait le chemin de la saintet, mais ilvolait ce qui lui manquait et qui le fascinait soudain, ilavait le got de la connaissance mais il se complaisaitanxieusement soulever les voiles, explorer la faceinterdite du savoir, possder les mots dfaut de poss-der les choses, dune main il cachait louverture et delautre il la forait, il la pntrait, en somme, dans sa soli-tude lmentaire, il tait deux, chacun camp sur un bordde la blessure, lun en qute du jour et lautre de la nuit,le principe de contradiction coulait dans son sang etentrait dans son souffle, ltre tait scind, vou sgarer

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  • en soi-mme, promis lincohrence, la dissociation, la dissolution. Assurment, lcriture ntait pas encorene mais son terreau se prparait, travers par une pro-fonde ornire, lair de miroir aveugle, closion et proli-fration de fantasmes et fantasmagories.

    Sil fallait donner une indication de forme, de physio-nomie, dallure gnrale, il faudrait dire quil marchait debiais, pench en avant, comme sil regardait ses pieds plu-tt que le paysage ou encore les yeux clos, ce qui taitbien lattitude la plus approprie pour avoir quelquechance de dcouvrir ce quil cherchait voir. Il faisait ensorte que son regard se contnt tout entier au-dedans et cela ds lenfance parvenue son sommet. On peutcroire avec raison que la pratique de la communionsacramentelle lui avait appris, pour lessentiel, lart de lavisualisation mentale, car, tandis quil recevait sur salangue le corps de son Dieu, il sabstrayait du mondeentier, il sabsorbait dans linforme et lillimit de sontre et tendait, du meilleur de son mieux, nexisterquen la Prsence absorbante du Seigneur et alors, ilnavait de vue que pour linvisible, il navait de penseque pour lindicible. Cette exprience, incessammentrpte au long du temps, reprsentait un modle lectifde ce que ltre devait tre et mritait donc dtre ten-due, pour la lumire quelle dispensait, toutes lescouches dexistence dont le jeune garon commenait prendre conscience. Parce quil tait alors tout entierrfugi au fond de lui-mme en accueil de Dieu, il pou-vait entrevoir ou imaginer quil voyait tout un champ for-mant ltendue sans limite de son me aux prises avec larupture, la dchirure, la scission. Et parce quil saisissait,avec stupeur, que le Dieu infini ne le remplissait pas plei-nement mais laissait place des dsirs en toute contra-

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  • rit de grce et quainsi le mal se perptuait contin-ment, le premier communiant nen finissait jamais avec lafaille au-dedans, et commenait entrevoir, le temps dunclair de tnbre, quil ne courait nulle part ailleurs qula faillite. Ctait clair comme la nuit, la division tait sansremde et ltre tait dautant plus seul quil tait coupdans toutes ses dimensions dexistence tout comme illtait, dans le temps mtaphysique, sil remontait aux ori-gines, qui taient celles de la faute antrieure lhistoire.Cet abme ouvert en toute lpaisseur de ltre appelait,pour expression, le cri ou le substitut du cri.

    Cette rupture ontologique se trouvait corrobore et, enmme temps, presque occulte par une autre scission quitraversait lhistoire son histoire personnelle que le com-muniant, fix en son for intrieur, mesurait laune de sonangoisse et de son inexprimable sentiment de perdition,car il savrait, en effet, que la mre faisait dfaut, l o lecur lattendait, l o les sens, veills et grandissant enleur dsir, lappelaient. Il savrait, de toute vidence,quelle allait sa carrire de femme tout au-del des hori-zons limits de sa maternit et quelle tournait le dos lachance unique, rdant dans les parages, et quelle ne voyaitpas, de perptrer avec sa propre gniture le sublime pchdandrogynie comme dsespoir du temps et triomphe dunon-sens. Lui, le fils, obscurment, se tenait prt et savan-ait pour cela mme. Mais elle, comme dissipe en sapropre essence de femme, chaque pas qui let rappro-ch delle, fuyait du ct de la vie, senfonait dans la viejusqu nimporte quel prix, vivant pour vivre plutt quedaccepter la mort initiatique dont le fils lenfant quelleavait ptri sans mme sen rendre compte lui faisaitmiroiter la tentation. Mais elle soufflait dessus. La fleur sedissminait, inconsistante. Il ne restait que la douleur.

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  • La faille et la douleur, les prmisses taient donnes.

    Rien ne pressait. Sous le rgne de lintemporel, letemporel suivait son cours. La maturation du verbe crois-sait dans le silence. Viendrait peu peu le temps du pro-jet, et tellement durable, que le projet mme prendrait laconsistance dune entreprise : lentreprise autobiogra-phique.

    Ce que celle-ci nest pas, il est facile de le reconnatre :elle nest pas le rcit dune vie, dans lenchanement deses intrigues, le foisonnement de ses anecdotes, le sys-tme vertbral de ses lignes de fond. Il nest rien qui per-mette de voir plus clair, une fois crite la page. Lammoire restitue plus ou moins difficilement quelquessouvenirs dvnements, disjoints, confus ou mobilesdans leurs contours, chelonns suivant une chronologiedouteuse. Cependant, le lien qui les rattache et les runitest fait dune atmosphre, dune teinture de sentimentsdont rien ne peut assurer quils furent authentiquementvcus lheure dont il est question, dans les situations prsent voques. Il semble bien, plutt, que la rminis-cence affective soit reconstitue, rlabore laide dunmatriel de langue encore inconnu et impratiqu aumoment o les vnements ou preuves avaientlieu. Il en va de la sorte, invitablement, lorsque laconscience attentive et rceptive ce qui monte en elledu fond de la pnombre du pass, sattache la lointaineenfance : alors quelques images surgissent dun lieu,dun tre, de lenfant lui-mme, dune situation ou duneautre chappes du dluge et ds lors matire duverbe qui les rend leur forme, les enchane les unes auxautres, les fait revivre avec intensit, ncessit, et toutelvidence de cration qui serait celle dun rve lucide-

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  • ment conduit. Ameute ds le premier mot et galvanisepar sa volont de conqute et de dcouverte, cest la sub-jectivit tout entire, consciente et inconsciente, quitremble dimpatience au rappel de sa fertilit. Alors com-mence le texte, lenfance se rinvente, le pass du cur etdes sens se rinstaure dans la proprit du verbe. Un moiinconnu, aussi vrai que le dsir qui le pousse, souvre lexistence par la grce des mots et la constance dusouffle : cest lenfant ce fut lenfant, ce fut ladoles-cent, et lhomme sans ge qui questionna ses origines etson identit, souvent la lumire des mythes, afin densaisir le sens. Il est la proie dune hsitation bizarre etincessante, ou dun balancement entre des ples dexis-tence et dexprience qui nen peuvent mais de leur radi-cale exclusion : masculin et fminin, chair et esprit, his-toire et ternit, immanence et transcendance,mouvement et immobilit, un et multiple, prsence etabsence, sacralit et absurdit. Comme une ombre larecherche de son corps, lentrepreneur de texte, autobio-graphe invtr, sinue dans lentre-deux, sans jamais sar-rter tre, en toute clart, et se tenir clos dans sa dfi-nition. Sil est lhomme, il est aussi la femme ; sil est lebourreau, il est galement la victime ; sil est le voyant, ilne manque pas dtre laveugle ; il fait figure de saint (ousainte) comme de pcheur (pcheresse) ; jamais il nestlun sans tre lautre, son contraire.

    Lengagement dans lentreprise autobiographiqueexclut, ici, toute volont de directivit, toute prmdita-tion de construction claire et consciente. Il nest de texteque par labandon au texte. Il nest dactivit que par lapassivit. La figure est celle qui advient, promise miroi-ter un instant dune page lautre, mais destine surtout veiller, une fois le livre abouti, dans cette obscurit de

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  • lme do elle sest dgage et o elle revient. Dusilence aussitt rtabli, une autre figure se fera jour,proche parente, la mme peu prs : toujours lenfant,toujours ladolescent, toujours lhomme sans ge et sansprofil. On peut dire que lentreprise autobiographique,aussi longtemps que la fatigue naccable pas dfinitive-ment lme et la main, na pas de fin. Peut-tre mmena-t-elle pas de finalit en tout cas de finalit suffi-sante. Car enfin que cherche donc le scripteur de soi,entre modles mythiques, fictions biographiques, rmi-niscences dhistoire personnelle, rflexions sur les com-mencements et sur le parcours ? Il ne cherche pas laconnaissance de soi car il ne dispose, pour progressersur cette voie, ni desprit danalyse ni de mthode din-vestigation. Linspiration qui pousse les mots et donnesouffle la phrase procde du fond potique de ltre etdu langage et non des prsupposs du savoir psycholo-gique. Autant dire que le texte, en sa transparence demasque, rajoutera lobscurit et au mystre, loin detoute chance dlucidation et dapprhension pertinentedu sens. Cest pourquoi le texte est toujours recom-mencer. Dans sa globalit, faite de la succession et delenchanement des opus, il ne laisse apparatre aucunprogrs vers lintellection dun objet qui serait lexis-tence individuelle en sa continuit et en sa singularit.Une temporalit proche de celle qui sexprime danslimagination de lternel retour domine le projet den-semble de lentreprise autobiographique, scand, rituel-lement, par lvocation de situations symboliques ana-logues et par le rappel de figures archtypiquesapparentes : dmarche comme dun pitinement, illu-sion dune trajectoire, mirage dune conqute de liden-tit personnelle, en ralit incantation immobile au seindune intriorit tout onirique.

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  • Et donc, en vrit, si lobstin dcriture autobiogra-phique est contraint davouer, comme finalit de sonentreprise, une ignorance plus grande et lvidence plusfrappante de linutilit de son engagement dans lexpres-sion, il lui faut, pour justifier tant dapplication de plume,sinterroger sur la prsence de motivations moins leves,moins recommandables.

    Il ne sera pas question ici de les dbusquer tout prix,les unes aprs les autres. Leffort danalyse et la lourdeurde linvestigation ne seraient pas compenss par le gaindune conscience claire et acheve de tout ce qui se joue larrire-plan du texte. Il est cependant, intuitivementperue, une aspiration toute secrte, comme un lina-ment dexprience intrieure amalgam, lcheveauconfus de toutes les raisons dcrire, et dcrire cela, etdcrire ainsi. Il vaut de sy arrter.

    Le dsir, sil nest pas, proprement parler, celui de laconnaissance, se laisse prouver, incontestablement,essentiellement, comme celui du rendez-vous danslinpuisable rptition du rite et dans lespace prservde la meilleure solitude. Il sagit moins dtre-pour, envue de raliser un projet dfini, que dtre-ici, aux mmesheures, dans le mme lieu, avec les mmes outils de tra-vail, dans le mme recueillement, en attente de soi. Il estvrai que ce nest pas pour crire nimporte quoi, qui vien-drait au hasard crire pour crire mais selon unedirection de sens, assez forte pour mobiliser sur elle toutela volont dexpression, et assez ouverte pour accepter cequi surgit sans avoir t consciemment appel, comme unpur vnement dcriture, inattendu en apparence, maisrpondant en vrit lattente la plus radicale, la plusanxieuse quelquefois, la moins formule. Au cur durendez-vous, sextasie cet instant-l, comme une tigeinsouponnable dans la viridit des mots. Se prparer

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  • toute rencontre de front, dans la fort du verbe dontlobscurit ne peut tre que consubstantielle celle delme, accueillir cette part dindit qui inflchit le sens dutexte et lillumine parfois, tre l, prsent la surprise et lmotion comme celui qui dcouvrirait, pour la premirefois, le visage cach sous le visage, le masque sous lemasque non pas linaltrable identit, non pas lau-thenticit prestigieuse de ltre accompli, mais seulementla vision mouvante, le reflet dans le flux et le pressenti-ment de labme. Et ds lors, comme si rien, jamais,navait t dit, comprendre que le commencement toutjuste commence, chaque moment de ce rendez-vousavec soi-mme, dans ltranget dune phrase unique quise dveloppe sans objet suffisant depuis la nuit des ori-gines. Comprendre aussi que ltre est sa proprevacance, et que celle-ci va en stendant, et que, de plusen plus, lcriture devient toute la pense, lmotivit, lasensibilit et la sensualit. Hors de ce moment, le tempsse retire, se dtache et se vide. La glaciation, commenceds lenfance, et contre laquelle toute la vie fut en lutte,gagne du terrain, et le monde sloigne.

    Dira-t-on que le rendez-vous avec soi, dans lcriture,nexige pas forcment, pour saccomplir, que son horizonsoit de cration autobiographique ? Sil sagit seulementde chercher refuge dans lirralit, aussi loin que possiblede lactualit, de lordinaire de la vie, des problmes etdes soucis du jour, le projet dexpression peut souvrir maintes autres contres de limaginaire et se traduire, parexemple, en des histoires indpendantes de leur narra-teur, en des romans qui soient de vrais romans construction rflchie de situations et de personnagesnous par de lintrigue et conduits laccomplissementfinal, au dnouement. Cela peut-tre, en effet. Mais ici, la

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  • perspective est diffrente. La volont dexpression prendappui, sans mme sen distinguer et comme si elle enprocdait entirement, sur les mcanismes inconscientsde la projection et de lidentification. Mme sil sap-plique un matriel chou du mythe, de la lgende oude lhistoire, le scripteur a partie lie avec tous les l-ments ou figures inspirateurs de son rcit. Il necesse jamais dtre au-dedans. Il nest rien dextrieur lui. Il na pas limagination du dehors. Ce quil reoit etqui vient de lui-mme et, pour lessentiel, tout son tra-vail est de recevoir nest que la part image et historiede son me obscure. Ce quil en peroit, mesure quilcrit, stend sous ses yeux et au bout de sa main en uneconfuse tendue de miroir o vient sinscrire lombredun portrait, fminin le plus souvent, qui appartient son propre portrait, tel cependant quil ne peut trerejoint que dans le concours des mots. Il convient doncde garder les yeux ouverts sur cette vidence : il nest detexte que dessence autobiographique.

    Et lorsque, dans quelques ouvrages, le projet autobio-graphique est explicitement avou, les figures du moi quise profilent dans les mandres de la phrase ne se prsen-tent pas seule fin dobjectiver celui qui fut celui quifut le sujet de lenfance, de ladolescence, ou de cet gehors du temps qui appartient la maturit. Elles sont, enleur matire de mots, des formes esthtiques, des chosesde cration (au sens o Keats parlait des choses de beaut).Et donc, ici en tout cas, lentreprise autobiographique nevise jamais restituer ltre en ce quil a vcu, mais seule-ment quter son reflet dans le miroir des mots, susci-ter sa prsence comme mirage dans lpaisseur du texte.Lhomme luvre et qui rpond chaque jour au rendez-vous quil sest donn nest pas un historien, un bio-

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  • graphe de lui-mme. Il aborde son sujet, il sy tient et syenfonce, comme une aventure du verbe dont la vrit nesestime pas partir de critres trangers la naturemme du projet. La matire est de prose. Les figures sontde souffle elles sont de cur et de dsir, de mmoire etde rverie, et ne tiennent quen leur instance de posie.

    Claude LOUIS-COMBET.

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