les voix narratives dans le roman autobiographique : cas
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وزارة التعليم العالي و البحث العلمي Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique
Centre Universitaire de Oum El Bouaghi المركز الجامعي أم البواقي Ecole Doctorale de Français في الفرنسيةهمدرسة الدكتورا
Antenne du Centre Universitaire de Oum El Bouaghi المركز الجامعي أم البواقي فرع
Mémoire
Présenté en vue de l’obtention du diplôme de Magister
Les voix narratives dans le roman
autobiographique : cas de L’Enfant de Jules
Vallès
Filière: Français
Option: Sciences des textes littéraires
Par :
Attef Bouzidi
Sous la direction de:
Saddek Aouadi, Professeur, Université d’Annaba
Jury :
Président : Djamel Ali Khodja, Professeur, Université de Constantine.
Rapporteur : Saddek Aouadi, Professeur, Université d’Annaba.
Examinateur :Hacène Boussaha, Maître de conférences (A), Université
de Constantine.
2007/2008
2
Dédicace
A celle qui, un jour dans la douleur m’offrit la vie et dont la confiance et le soutient n’ont jamais faibli. A celle dont la voix raisonne toujours dans mon cœur pour me réveiller et me guider vers les portes de la réussite. A celle dont les larmes et les sourires ont fait de moi ce que je suis.
A ma mère. A celui qui, de son amour et tendresse, de sa confiance et de ses prières m’éclaire et me protège. A celui qui n’a jamais failli à mon éducation. A celui dont la grandeur d’âme n’a d’égale que sa patience et son amour pour ses enfants. A celui devant qui les mots restent muets et impuissants.
A mon père.
3
Remerciements
Il est de nature et de saine habitude que de remercier tous ceux qui ont, dans un travail, contribué, directement ou indirectement, à son aboutissement. Je remercie donc le Professeur Saddek Aouadi, d’avoir accepté de m’orienter et de me diriger dans la réalisation de mon travail. Je le remercie pour sa patience, ses conseils, ses précieuses remarques et son appui permanent. Et je tiens à lui exprimer ma profonde et infinie gratitude. Je tiens à remercier également les membres de cet honorable jury pour avoir bien voulu lire et évaluer ce travail. Je remercie très vivement et infiniment mon éternel enseignant M. Med Saleh Dadci pour son caractère et sa personnalité exceptionnels, sa grande patience, ses encouragements continus, ses conseils, sa disponibilité et sans l’aide de qui cette modeste recherche n’aurait point pu voir le jour. Je remercie aussi vivement mon beau frère Hichem pour sa patience, sa gentillesse, son tempérament généreux et sa disponibilité. Je lui exprime mon profond respect et mon éternelle reconnaissance pour son aide et sa présence fraternelle. Mes remerciements vont également à tous mes enseignants et notamment à ceux du lycée : M. Nabti, M. Benissa, M. Khaldi, M. Khalef, M. Mezioud, pour leur patience, leur disponibilité et leur importante collaboration. Je les remercie pour l’infinie générosité dont ils ont fait preuve à mon égard.
4
Résumé
Notre souci dans ce travail est de repérer et de relever les indices qui dévoilent la
présence des voix narratives (notamment enfantine et adulte) dans L’Enfant de Jules
Vallès. Même si le récit est conduit essentiellement à la première personne du
singulier Je, cela n’empêche en rien sa nature polyphonique et dialogique. Car, dans
L’Enfant, l’information narrative n’est pas rapportée par un seul et unique narrateur,
mais par deux narrateurs : l’enfant et l’adulte.
En premier lieu, nous tenterons d’exposer les concepts et les notions théoriques
relatifs à notre sujet à savoir l’autobiographie, l’autofiction et le roman
autobiographique. Nous nous attacherons ensuite à revenir sur les repères
biographiques et historiques qui ont assisté à l’émergence de notre texte et ce dans
le but d’en déceler l’influence et l’impact sur l’écriture de Vallès. Nous essayerons,
dans l’analyse narrative, de repérer les empreintes et les indices des deux voix :
enfantine et adulte et de dégager les procédés qui rendent possibles à la fois
l’encodage et le décodage des instances narratives en question.
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5
Abstract
Our concern in this work is to locate and raise the indices which reveal in
particular childish and adult narrative voice in L’Enfant of Jules Vallès. Even if the
narrative is led primarly in the first singular person “I” that doesn’t prevent its
polyphonic and dialogical nature. Because, in L’Enfant, the narrative information is
not reported by one and single narrator, but by two narrators: “the child” and “the
adult”.
Initially, we will try to expose the concepts and the theoretical notions related to
our subject concerning the autobiography, the autofiction and the autobiographical
novel. We will then try to reconsider the biographical reference marks and histories
which attended the emergence of our text and this with an aim of detecting the
influence and the impact on the writing of Vallès. We will try in the narrative
analysis to locate the prints and the indices of the two voices: “childish” and “adult”
and to release the processes which make possible, at the same time, the encoding
and the decoding of the concerned narrative situations.
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ملخــــص
الوقوف على أهم الدلائل و المؤشرات الت تكشف , جول فالاس: نحاول من خلال دراستنا لرواة
وكون هذه الرواة سرة . (الراوي الطفل و الراوي البالغ)عن وجود أكثر من راوي ف هذه الرواة
والذي لم منع وجوده المتكرر من بروز " أنا"ذاتة فكان لابد للكاتب من استعمال ضمر المتكلم المفرد
. أكثر من راوي قوم بنقل أهم الأحداث و المغامرات
جب أن نقف على المفاهم و الأدوات النظرة المتعلقة , وك تكون دراستنا سلمة, بداة
لننتقل فما بعد للحدث .والسرة الخالة و الرواة الذاتة, و خاصة فما تعلق بالسرة الذاتة, بالموضوع
. عن أهم الأحداث البوغرافة و التارخة المحطة بكتابة النص و مدى تأثرها على أسلوب الكاتب
الذي تمز بنظرة مثالة خاصة للعالم " فالاس الطفل"وتحللنا للنص كشف لنا عن وجود راون احدهما
الذي ملك القدرة على التحلل و التمز الجدن مما " فالاس البالغ"والأخر . و بممزات لغوة خاصة
عطه حرة اكبر ف التعامل مع نفسه و مع الآخرن و القارئ للنص حس بوجود هذن الراون من
خلال الأسالب غر المباشرة المستعملة الت توح لنا بحضور هذن الراون دون الإشارة المباشرة
. لهما
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Table des matières
INTRODUCTION 9
PREMIERE PARTIE 14
Chapitre 1 : Cadrage théorique et conceptuel 15
1-1-La voix narrative 15
1- 2- Les modes narratifs 18
1- 3- L'instance narrative 21
1-3-1 Auteur/Narrateur 23
1-3-2 L’auteur 24
1-3-3 Le narrateur 25
1-3-4 Le narrataire 27
1-3-5 Les personnages 28
1- 4- La notion de point de vue 29
Chapitre 2 : Un auteur, une œuvre, un contexte 34
2- 1- L’itinéraire d’un révolté 34
2- 2- L’Enfant, l’œuvre d’un écrivain journaliste 35
2- 3- Contexte socio-historique de L'Enfant 38
DEUSIEME PARTIE 42
Chapitre 1 : L’Enfant, autobiographie, autofiction ou roman
autobiographique ? 43
1-1- De l’autobiographie à l’autofiction 43
1-1-2- L’autobiographie 44
1-1-3- L’autofiction 48
1-1-4- Le roman autobiographique 53
Chapitre 2 : L’Enfant, une analyse narrative 56
2-1- Narrateur adulte / narrateur enfant 56
2-1-1- Narrateur adulte 58
2-1-1-1 La parodie 59
2-1-1-2 L’ironie 64
2-1-1-3 Les figures de rhétorique 72
2-1-2- Narrateur enfant 80
8
2-1-2-1 L’onomatopée 82
2-1-2-2 La comparaison 84
2-1-2-3 La description 87
2-1-2-4 Une vision naïve 91
2-2- Le récit à la première personne et le retour au passé 99
2-3- Temps et modes 116
2-3-1 Présent de la narration : valeur et signification 118
2-3-2 Opposition : imparfait, passé simple, passé composé 122
2-3-2-1 L’imparfait 122
2-3-2-2 Le passé composé 123
2-3-2-3 Le futur 125
2-4- Point de vue et vision du monde 127
CONCLUSION 132
BIBLIOGRAPHIE 135
9
INTRODUCTION
Emile Zola disait à propos de l'écriture de Jules Vallès : "c'est la première
fois qu'on parle de nos enfants sans phrases, en disant nettement ce qu'ils sont". En
effet, la lecture de L’Enfant retient le lecteur et le saisit dans un monde à la fois
charmant, attrayant et vivant. Pour arriver à un tel degré de vérité, l'auteur re-
convoque l'enfance en sélectionnant le lexique et en façonnant sa rhétorique sur le
regard de l'enfant. Il a organisé ce regard sur une approche impressionniste du
monde et sur une empreinte du merveilleux :
- L'approche impressionniste : le sentiment de vérité existe grâce à une
référence à un savoir de nature intuitive et empirique sur ce qu'est un enfant dans sa
représentation du réel. Ainsi qu'une présence des sensations auditives par l'emploi
fréquent de l'onomatopée et de l'onomatopée lexicalisée; signe extrêmement réaliste
de l'approche enfantine du bruit. La sensation olfactive est aussi fréquemment
mentionnée, connotée à l'aide de termes concrets qui conservent la facture
enfantine.
L'emploi par l'auteur des figures de rhétorique comme les comparaisons qui,
pour l'enfant, ont une force évocatrice. Ces comparaisons qui aident l'enfant à
découvrir le monde vont peu à peu organiser le réel à travers des approximations et
des rapprochements fondés sur l'analogie.
Les descriptions des personnages et des objets dépendent strictement de
l'esprit de l'enfant, de son humeur.
La vision naïve que l'enfant projette sur le monde fait aussi partie de l'univers
innocent de l'enfance dans lequel nous entraîne le narrateur.
Le jeu sur les registres de langue contribue également à suivre l'évolution de
l'usage de la parole par Jacques enfant et adulte.
10
L'auteur distribue dans la bouche de Jacques des termes provenant de l'argot
du collège ainsi que des tournures syntaxiques disloquées.
- L'empreinte du merveilleux: Le monde de l'enfance dans lequel le narrateur
nous introduit est fréquemment peint de merveilleux, de référence aux mondes
imaginaires tels les Fables de La Fontaine, les Mille et une nuits, Robinson
Crusoë.
Mais, cette écriture s’est vue grandir et s’enrichir dans des circonstances
historiques particulières. L'auteur de Jacques Vingtras écrit sous le Second Empire
et au début de la III République. Et c'est en exil, après la Commune, en Angleterre
surtout, qu'il commence la Trilogie, avant de rentrer en France à la faveur de la loi
d'amnistie de 1880. Alors pour ne pas effrayer les journaux auxquels il aimerait
pouvoir collaborer et afin de s'assurer des ressources, il écrit sous des pseudonymes
et il promet de faire désormais de l'humour et non pas de la politique.
Il écrit ainsi à E. Zola : "Sans prendre parti dans la lutte, (…) je parle au
nom de l'observation seule, comme humoriste et comme peintre". Cet humour
changera de fonction au fil des pages pour servir de moyen de critique d'une société
en mutation.
De son côté, dans sa préface de L'Enfant, C. Achour dit en parlant des
personnages, des lieux, des évènements; bref du monde romanesque de Jacques
Vingtras : "les portraits s'animent, les anecdotes s'entrecroisent, l'humour enfin du
plus gai au plus noir, nous conduit du sourire, au rire, aux larmes sans que
jamais le désabusement ou l"ennui ne nous gagnent".1 Effectivement, l’univers que
nous offre L’Enfant n’est pas seulement celui d’une enfance maltraitée au désirs
inassouvis, c’est aussi et surtout l’expérience d’une écriture que l’auteur a voulue
exploiter jusqu’aux limites du réel en gardant une part de fiction qu’il parsème tout
au long de son histoire.
1 Jules Vallès, Préface de L'Enfant ENAG éditions. Algérie, 1987.
11
L'œuvre vallésienne nous intéresse ainsi, dans le travail que nous projetons
de faire, sous son angle écriture. En lisant L'Enfant, le premier volet de la Trilogie,
nous avons été charmé par le style attrayant et simple qui fait réellement penser à un
enfant qui parle et qui exprime ses désirs et ses angoisses. Car les thèmes, le lexique
employé par le héros-narrateur réfèrent à un monde enfantin.
C'est justement dans cette optique que nous espérons conduire ce travail où il
convient de se poser les questions suivantes : comment se manifeste la voix de
l'enfant? Quels en sont les traces et les signes? Est-elle, du début à la fin,
organisatrice et maîtresse de la narration? Comment se fait le passage du sourire, au
rire, au larmes, ou autrement dit, quelles sont les signes du déclin de cette voix? Y
a-t-il autres voix qui assument, tour à tour, la narration ? Sont-elles distinctes ou au
contraire sont-elles l'objet d'une confusion voulue ? Si c'est le cas quel en est l'effet
produit ? Quels sont les signes qui permettent de différencier les voix ? Quelles
relations entretiennent ces voix dans la diégèse ? L'auteur prête-t-il une singularité
lexicale, syntaxique, thématique et de "regard sur le monde" à la voix de l'enfant ?
Quelles sont les limites du réel et du fictif ?
Quant à notre démarche elle consiste à analyser la présence du narrateur
enfant et celle du narrateur adulte dans le récit et de suivre leur évolution en faisant
appel à des notions tels les niveaux narratifs, les registres de langue, les
modalisations, etc. que nous expliciterons au fur et à mesure que nous progressons.
Notre outil méthodologique sera notamment l'analyse du discours et la
narratologie pour étudier la polyphonie énonciative dont se caractérise L’Enfant et
de relever les caractéristiques et les traces des voix qui gouvernent et organisent le
récit (voix enfantine et voix adulte). Nous essayerons également de voir le type de
narrateur et de voir ses différentes intrusions dans la diégèse.
Aussi, nous ferons recours à la sociocritique pour revoir le parcours qu'a fait
Jules Vallès pour arriver à bâtir son style et quelles en sont les spécificités.
12
Nous allons organiser notre travail autour de trois axes, l’autonomie du
narrateur-enfant par rapport au narrateur-adulte, l’évolution de la prise de parole de
l’enfant selon qu’elle est statique ou au contraire évolutive. Le choix de la première
personne, fait par Vallès, et l’affranchissement tant de la tutelle narrative que de
celle intra-diégétique des personnages adultes, suppose, chez cet auteur, une volonté
d’affirmation de l’enfant comme individualité en construction. Et même, comme le
souligne E. Zola la construction d'une parole sur l'enfance: "c'est la première fois
qu'on parle de nos enfants sans phrases, en disant nettement ce qu'ils sont".
De même la puissance subversive du verbe vallésien, tient à la fois de
l’indocilité de Jacques, que la confusion des voix élève jusqu’à l’impertinence, et de
l’énonciation ironique qui traverse le roman.
Afin de mener à bien notre recherche, nous l’avons segmenté en deux
parties, composée chacune de deux chapitres.
Dans la première partie, nous nous efforcerons d’abord dans le premier
chapitre d’expliciter les fondements théoriques et l’appareil conceptuel
relatifs à notre travail ; et nous donnerons ensuite, dans le second chapitre, un
aperçu biographique sur l’auteur ainsi qu’une présentation succincte de
L’Enfant avant de clore cette première partie par un retour sur le contexte
sociohistorique qui, à notre avis, avait un impact certain sur l’évolution de
l’écriture vallésienne.
Dans la seconde partie nous nous attacherons, dans le premier chapitre, à
présenter l'auteur et sa Trilogie, et à montrer l'atypicité de l'œuvre
vallésienne. Nous nous interresserons ensuite, dans le second chapitre
intitulé : "L’Enfant, une analyse narrative", à relever et à recenser les indices
et les marques textuelles qui témoignent de la présence et de l’implication
des deux narrateurs, enfant et adulte, au sein du récit. Autrement dit, tout ce
13
que Catherine Kerbrat-Orecchioni nomme les lieux de l’inscription de la
subjectivité langagière 1
Notre choix s'est porté sur cet auteur non dans un but d'originalité, mais à
notre humble appréciation, L'Enfant constitue un champ d'investigation intéressant
sur le plan narratif et permet des observations fructueuses. Cette écriture
autobiographique qui s'étend sur la vie d'enfance de son auteur offre un monde
romanesque où les voix narratives son multiples et difficilement attribuables et où la
subjectivité langagière est fortement présente.
1 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, Armand Collin, Paris, 2002, p. 39.
14
15
Chapitre 1 : Cadrage théorique et conceptuel
1- 1- La voix narrative
Partant de la définition que donne G. Genette dans Discours du récit 1 qu'un
récit est "le développement (…) donné à une forme verbale, au sens grammatical
du terme: l'expansion d'un verbe", il convient de voir quelle est la source de cette
forme verbale et comment se fait son expansion. Ou, autrement dit, qui parle dans le
récit et comment ? Aussi faut-il s'interroger sur les relations qu'entretient le
narrateur avec les personnages de son récit.
Pour aborder la question des voix narratives, nous partons des distinctions
qu'établit G. Genette entre : histoire, récit et narration.
Les énoncés narratifs prennent en charge une histoire ou diégèse, donc une
intrigue et des personnages qui évoluent au sein d'un univers spatio-temporel réel ou
fictif. C'est "le signifié ou contenu narratif " 2 qui est structuré et organisé selon ce
que peut offrir le récit "signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même" 3
comme cadre structural.
Cette histoire qui évolue au sein et selon les possibles du récit (variation
temporelle, mode d'accès vers le monde raconté) nous est racontée par un narrateur
qui peut choisir de confier sa narration (acte narratif producteur, et par extension
l'ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place"3) à l'un des
personnages de sa diégèse, un personnage présent dans l'histoire qu'il raconte, c’est
à dire à un narrateur homogiégétique, ou de la confier à un narrateur étranger, donc
à un narrateur hétérodiégétique. 4
1 G. Genette, Discours du récit, cité par P. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction,
Paris, Seuil, 2004, p. 141. 2 G. Genette, Figure III, Paris, Seuil, 1972, p. 183.
3 Idem. 4 Idem.
16
Et entre ces deux "attitudes narratives" 1, le romancier, dans la narration de
son récit, dont la fonction n'est pas de "donner un ordre, de formuler un souhait,
d'énoncer une condition etc., mais simplement de raconter une histoire"2, a le choix
entre les "deux grandes formes de l'organisation du message"3, qui sont le discours
et le récit.
En effet, ces deux formes dont la fréquence et la domination sont à prendre
de façon relative dans le récit, se caractérisent, l'une et l'autre, par des marques de
narration distinctes :
- L'énonciation de discours : elle se caractérise par la présence des traces de
l'énonciation telles les marques de la première et de la deuxième personne
( je / tu; nous / vous) , des indicateurs spatio-temporels qui se réfèrent au
moment et au lieu de l'énonciation (ici, maintenant, aujourd'hui, hier, ce
mois-ci etc.), des pronoms possessifs et démonstratifs (mon, ton, ce, cette
etc.), et de verbes dont le temps réfère à la situation d'énonciation: présent,
futur, passé composé. Tous ces éléments dénotent la subjectivité
- Le récit : il propose en revanche une plus grande objectivité dans la narration
des faits dans la diégèse. Objectivité dans la mesure où, en effet,
l'énonciation est moins marquée par les traces que laisse la narration. Les
pronoms renvoient plutôt aux personnages déjà cités dans les énoncés
narratifs (il / ils, elle / elles) donc le narrateur n'est pas nécessairement
impliqué dans les événements de son histoire. Les indicateurs et les adverbes
spatio-temporels s'organisent par rapport aux repères posés dans les énoncés
(la veille, le lendemain, à sa gauche, ce mois-là etc.).
Quant aux temps, ils sont agencés selon ces repères et n'ont pas de relation
directe avec l'énonciation (l'imparfait, le plus-que-parfait et le passé simple).
1 Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 45.
2 G. Genette, Figure III. Paris, Seuil, 1972, p. 183. 3 Yves Reuter, op. cit., p. 45.
17
L'Enfant, notre objet d'étude, est caractérisé par une forte présence du
discours avec un emploi extensif du présent de la narration.
Dans sa valeur temporelle, le présent indique la coïncidence de l'action
dénotée par le verbe avec le moment même de l'énonciation. Cette valeur procure
chez le lecteur l'impression de l'immédiateté en donnant à voir les faits et les
événements comme s'ils se produisaient au moment même de leur énonciation.
Vallès, grâce à son expérience journalistique, a pu loin de ses contemporains
(H. Malot, A. Daudet, J. Renard, Hervé Basin…etc.) se forger une écriture aux
effets stylistiques particuliers. Il alterne présent et temps du passé lorsqu'il s'agit
d'exacerber le caractère dramatique des actions et des événements représentés.
Les phrases hachées, les paragraphes courts pénètrent le lecteur et le font
pénétrer immédiatement dans les souvenirs et au plus profond de la conscience du
narrateur.
Revenir sur son enfance, ses tribulations et ses sentiments et les faire
connaître au grand public tel était le dessein de J. Vallès tout en essayant de
préserver l'image parentale, car il s'est vu interdire les joies de l'enfance par une
mère trop soucieuse des apparences et un père trop peureux du Système.
Pour arriver à un haut degré de véridicité, l'auteur de L'Enfant a préféré
alterner discours et récit. A l'instar d'une technique cinématographique qui repose
sur l'alternance entre témoignage et scènes reconstituées1. L'Enfant nous offre ainsi
cette possibilité de vivre réellement ce que vit le personnage-narrateur, Jacques
Vingtras.
Par exemple dans le passage qui raconte la remise des prix (Chapitre V, p.
54) la scène qui montre la maladresse de l'enfant lors de la distribution des prix est
présentée au lecteur successivement à l'imparfait, au passé simple, au plus-que-
1 Donc récit et discours dans la mesure où les témoignages adoptent les caractéristiques du récit quant au
temps, aux repères spatio-temporels; et où les scènes reconstituées empruntent les caractéristiques du
discours notamment lorsqu'il s'agit du présent et des déictiques.
18
parfait et au présent avec une intervention de la mère au style direct sans médiation
du narrateur, afin d’éliminer la distance qui sépare le lecteur du récit et lui procurer
l'effet du réel.
Ce procédé nous ouvre progressivement les portes fermées derrière
lesquelles on découvre non seulement les faits et les actions relatées mais aussi les
pensées et les sentiments des personnages.
Autre effet stylistique permis grâce à cette technique narrative, la rapidité et
la brièveté des scènes narrées. Proche de l'article journalistique, les phrases courtes,
conduites au présent de la narration, temps de l'énonciation de discours, tiennent
éveillées les sensations du lecteur et lui procurent le sentiment d'un vécu immédiat.
La narration est "l'acte de production du récit"1. C'est le fait de raconter des
événements. Elle désigne "les grands choix techniques qui régissent l'organisation
de la fiction dans le récit qui l'expose". 2
Ces choix techniques se résument dans la manière que le narrateur a choisi
pour présenter son univers romanesque : les modes narratifs (raconter ou diégésis ;
montrer ou mimésis ou selon la terminologie anglosaxonne de H. James showing vs
telling), la ou les voix, les perspectives, l'instance narrative, la gestion du temps.
Pour ne pas nous éloigner de notre objectif de recherche, nous parlerons ici
des modes narratifs.
1- 2- Les modes narratifs
Toute histoire peut être raconté de différentes façons et ce selon les buts que
l'on vise.
Selon Émile Littré, (1801-1881), philosophe, homme politique et philologue
français (auteur d'un dictionnaire de la langue française Dictionnaire alphabétique
1 J. M. Adam et F. Revaz, L'analyse des récits, Paris, Seuil, février 1996, p. 78. 2 Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 19.
19
et analogique de la langue française, 1950) le mot mode est le "nom donné aux
différentes formes du verbe employées pour affirmer plus ou moins la chose dont il
s'agit, et pour exprimer […] les différents points de vue auxquels on considère
l'existence ou l'action" 1
Raconter "plus ou moins la chose" et selon "tel ou tel point de vue", dit G.
Genette, c'est reconnaître à "l'information narrative des degrés".2 Car le narrateur
peut présenter l'information avec plus ou moins de détails et de manière
relativement directe, ou au contraire marquer une certaine distance entre lui et
l'histoire qu'il raconte en réglant l'information narrative selon le point de vue de telle
ou telle partie prenante.
Ainsi les événements peuvent être relatés par la médiation d'un narrateur qui
est alors "présent" dans l'histoire qu'il raconte et facilement repérable. C'est le mode
du "raconter" ou diégésis où les sommaires résument en quelques lignes ou pages
une existence mouvementée qui s'étend sur de longues années.
Les paroles des personnages sont présentées dans ce mode au style indirect
ou au style indirect libre. Ils passent par la conscience du narrateur, subissent son
jugement et prennent la forme de "paroles narrativisées"3 . La narration est alors
fortement subjective et cumule les traces de l'intrusion du narrateur (les modalités
d'énonciation: l'exclamation, l'interrogation, etc. les modalités d'énoncé : adjectif,
adverbe etc., l'usage de l'italique, l'ironie, les figures de rhétoriques: la comparaison,
la métaphore, etc.)
L'autre mode narratif selon lequel le narrateur peut organiser son monde
romanesque et qui, pour sa part, peut être considéré comme plus objectif que le
premier, c'est le mode du montrer ou "mimésis".
Se voulant plus proche de la réalité, dans ce mode, la narration semble se
dérouler naturellement sans passer par l'intermédiaire d'un narrateur, qui est alors
1 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.183.
2 Idem. 3 Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 40.
20
judicieusement dissimulé, ce qui donne au lecteur "l'illusion d'une présence
immédiate". 1
Comme au théâtre ou au cinéma, le lecteur voit se dérouler sous ses yeux les
événements et se défiler en sa présence le personnel romanesque sans l'intervention
du narrateur. Cela étant possible grâce aux techniques narratives propres à ce mode.
Les scènes "passages textuels qui se caractérisent par une visualisation forte
accompagnée notamment des paroles des personnages et d'une abondance de
détailles"2 procurent chez le lecteur le sentiment de tout savoir sur les lieux, les
personnages, leurs relations, ce qu'ils font, etc.
Les paroles des personnages sont rapportées "telles quelles" au style direct
sans la médiation du narrateur, sous forme de dialogue ou de monologue.
On peut comprendre par là que le narrateur, dans ce mode, n'accomplit que
les fonctions de base: la fonction narrative qui consiste à raconter, introduire et
animer les personnages dans l'histoire; et celle de régie qui consiste dans
l'organisation du texte lui-même: rappels, renvois, articulations, etc.
Dans un récit cette bipartition en scènes et sommaires n'est pas absolue, ni
exclusive dans la mesure où il y a une alternance complémentaire qui donne au récit
une durée et un rythme.
En effet, les scènes et les sommaires ralentissent et accélèrent le récit et
produisent des effets de réel et des effets de dramatisation. Dans le roman classique,
le tissu narratif est constitué de sommaires dont la fonction est de faciliter des
"économies narratives". 3
Mais dans notre texte, L’Enfant, ce qu'on peut remarquer c'est la rapidité
dans laquelle les actions sont présentées où les phrases, brèves et concises imitent le
réel et l'écoulement de la vie. 1 Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 39.
2 Ibid, p. 40. 3 Ibid, p. 40.
21
1- 3- L'instance narrative
"Innombrables sont les récits du monde. C'est d'abord
une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués
entre des substances différentes, comme si toute matière
était bonne à l'homme pour lui confier ses récits". 1
Raconter des histoires; tel était, depuis longtemps, le plaisir de l'homme. Se
vanter, se distraire, glorifier ses acquis et ses actions, conserver ses traditions et ses
mœurs, telles étaient ses ambitions.
Le faisant sur la pierre, le bois, les parchemins, le papier et d'autres support,
sculptant, dessinant, écrivant, et autres moyens de le faire, l'homme a vu dans sa vie
l'espace ouvert où s'animent, sans s'arrêter ou se lasser, une infinité d'événements et
de faits, dignes et indignes, d'être racontés et donc conserver dans la mémoire
humaine.
L'écriture est le moyen universel pour transcrire, de diverses façons, le non-
verbal en verbal. Et c'est le moyen qui a acquis plus de noblesse et de prestige que
les autres moyens d'expression.
Les histoires racontées peuvent appartenir à l'un des deux genres: au genre
fictionnel tel le roman, le conte, la nouvelle, ou au genre référentiel telle l'Histoire
et l'autobiographie.
Fictionnel dans la mesure où, textuellement transcrits, les événements, les
actions, les lieux qui animent le récit sont de l'ordre de l'imaginaire, de
l'imagination, du non réel et n'ont pas en principe d'existence hors du texte.
Autrement dit, l'univers fictionnel ne peut et ne doit pas dépasser la dernière
ligne de la dernière page du texte même.
1 R. Barthes, Communication n 8, p. 1. Cité dans J.M. Adam et F. Revaz, L'analyse des récits, Paris, Seuil,
février, 1996. p. 24.
22
En revanche, le genre référentiel s'étend au-delà des limites textuelles. Il
trouve son enracinement dans le monde des hommes et non pas dans celui des "êtres
de papier". Les lieux, les actions, les événements, les personnages renvoient à la
réalité et garantissent l'authenticité et la véridicité de l'histoire.
Le roman, quant à lui, est un genre fluctuant qui n'a cessé de s'adapter aux
exigences du monde littéraire. Il intègre les caractéristiques des deux genres,
fonctionnant à la charnière entre le réel et le fictif. Ce qui a été depuis longtemps la
source et la cause d'ambiguïté et de confusion donnant au procureur Pinard, par
exemple, l'occasion de rendre Flaubert, disait Balzac, "complice des sentiments
coupables d'Emma Bovary" et de condamner la même année les poèmes de
Baudelaire.
L'Enfant de Jules Vallès, étant un récit d'enfance d'inspiration
autobiographique, il appartient au genre référentiel, mais il peut se trouver
également classé dans le rang des textes narratifs fictionnels dans la mesure où
l'identité onomastique entre le hèros-narrateur et l'auteur censé être un critère de
l'autobiographie selon la définition de Ph. Lejeune, est transgressée avec la présence
de traits propres au genre fictionnel.
Les genres narratifs à la première personne tel que : Mémoire, lettres, journal
intime, autobiographie ont eu, dit P. Lejeune, "un statut extérieur à la littérature
avant de s'y intégrer plus ou moins".1
En effet, ces genres appartenaient au domaine "de la chronique, du
particulier, de la non-littérature" 2 et accumulaient aux yeux des critiques des
"défauts". 3
D'abord, la distinction d'Aristote entre poésie et chronique insistait sur le
caractère individuel de la chronique. Or "aucun art n'envisage un cas individuel."1
1 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 1996, p. 312.
2 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p.10. 3 Ibid, p 9
23
Ainsi, du fait qu'elle relate des faits particuliers qui ne sont nullement
"généralisables", la chronique ne saurait relever d'une appréciation esthétique.
Deuxième "tare"2, selon Ph. Gasparini, c'est leur "bâtardise"
3. Ces genres
sont à la charnière du référentiel et du fictionnel. Ils accumulent les critères de
l'autobiographie et du roman, ce qui les rend aux yeux des critiques, inclassables
sous telle ou telle catégorie. Enfin, le troisième "handicap" se révèle dans le
classement "a posteriori, à l'issu d'un processus aléatoire de lecture et
d'interprétation"4 de ces textes. Autrement dit, l'ambiguïté qui caractérise ces textes
a fait qu'ils ont eu une certaine difficulté à se faire une place dans le domaine
littéraire et leur particularité n'a pu être reconnue que "dès le milieu du XIXe
siècle, par l'apparition de termes tels que «roman autobiographique» ou «roman
personnel»5.
Après ce bref aperçu historique, nous nous intéresserons ici à définir les
instances narratives et nous reviendrons, plus loin, sur la catégorisation de notre
texte et sa classification :
1- 3- 1- Auteur / Narrateur
Que peut-on répondre à l'interrogation de W. Krysinsky : "le "je" de
Meursault exprime-t-il sa propre idéologie ou celle de Camus ?"6
Autrement posée la question serait : faut-il toujours distinguer l’auteur du
narrateur ? Et si le roman est conduit à la première personne, peut-on répondre
catégoriquement par non ou par oui ?
1 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p.10. 2 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p.10. 3 Idem. 4 Idem. 5 Idem.
8 Citation de W. Krysinsky dans Papo E. et Bourgain D avec la collaboration de Peytard J., Littérature et
communication en classe de langue. Une initiation à l’analyse du discours littéraire, Paris, Hatier, Coll.
LAL, 1989, p. 47.
24
Toute histoire contée présuppose un conteur, cela va de soi. La question est
de savoir qui raconte : l'auteur ou le narrateur. Il importe donc ici de procéder à
quelques distinctions théoriques.
1- 3- 2- L'auteur
Dans un entretien publié dans Le Monde le 26 juillet 1991, l'écrivain
américain Paul Auster affirme qu'il y a une rupture entre les deux instances à
l'origine du livre:
" Il y a une chose dans les romans qui me fascine : on voit un
nom sur la couverture, c'est le nom de l'auteur, mais on ouvre
le livre, et le voix qui parle n'est pas celle de l'auteur. A qui
appartient cette voix ? Si ce n'est pas celle de l'auteur en tant
qu'homme, c'est celle de l'écrivain, c'est-à-dire une invention.
Il y a donc deux protagonistes."1
Et il continue plus loin :
"Il y a dans ma vie une grande rupture entre moi et l'homme
qui écrit les livres. Dans ma vie, je sais à peu près ce que je
fais; mais, quand j'écris je suis tout à fait perdu et je ne sais
pas d'où viennent ces histoires."
Balzac distinguait clairement, bien avant lui, entre les trois instances du récit
: les personnages-acteurs, le narrateur et l'auteur puisqu'il note dans la préface de
1836 du Lys dans la vallée :
"Beaucoup de personnes se donnent encore aujourd'hui le
ridicule de rendre un écrivain complice des sentiments qu'il
1 Citation de Paul Auster dans Adam et Revaz, L'analyse des récits, Paris, Seuil, février, 1996, p. 78.
25
attribue à ses personnages, et, s'il emploie le je, presque
toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur"1
Dans Contre Sainte-Beuve, Proust souligne de son côté que "le livre est le
produit d'un autre moi que celui nous manifestons dans nos habitudes, dans la
société, dans nos vies." 2
Toutes ces déclarations insistent sur le fait que le Moi biographique et le Moi
créateur sont deux réalités distinctes qu'il ne faut jamais confondre :
"L'écrivain est l'être humain qui a existé, qui existe, en chair
et en os, dans notre univers son existence se situe dans le
hors-texte"3
L'auteur est donc la personne réelle qui écrit le texte, ce "n'est qu'une
machine qui a produit le texte"4
Son étude ne relève pas d'une analyse narrative. Mais il peut faire l'objet
d'une étude biographique ou historique qui peut révéler des remarques et des
observations sur les relations possibles entre la vie de l'écrivain et ses écrits
notamment dans les récits à la première personne.
L'Enfant, étant un récit d'inspiration autobiographique, conduit à la première
personne, peut-il accepter un retour à la vie de son auteur dans la mesure où, le
faisant, nous nous proposons de distinguer le réel du fictif dans la trame narrative.
1- 3- 3- Le narrateur
Le texte narratif est le produit d'un écrivain, d'une "machine", d'une instance
extra-textuelle.
1 Cité dans Adam et Revaz, L'analyse des récits, Paris, Seuil, février, 1996, p. 78. 2 Adam et Revaz, L'analyse des récits, Paris, Seuil, février, 1996 p 78.
3 Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 13. 4 Laurent Danon-Boileau, Produire le fictif, Paris, Klincksieck, 1982, p. 43.
26
C'est par l'intermédiaire d'une autre conscience, d'une autre instance intra-
textuelle baptisée le narrateur que le lecteur reçoit le discours narratif :
"Le narrateur - qu'il soit apparent ou non Ŕ n'existe que dans
et par le texte, au travers de ses mots. Il est en quelque sorte,
un énonciateur interne: celui qui, dans le texte raconte
l'histoire."1
Il s’agit donc d’un être de papier constitué par l'ensemble des signes
linguistiques. Cet être de papier est doté, contrairement à l'auteur, d'une faculté plus
qu'humaine2 qui lui permet d'être omniscient et omniprésent dans l'histoire et de
s'infiltrer dans la conscience des personnages et d'en révéler le contenu au lecteur.
"Il (le narrateur) est maître absolu du temps et de l'espace… Il peut ce que peut la
pensée" affirmais Otto Ludwig et il ajoute plus loin "il a tous les pouvoir de la
nature et aussi de l'esprit".3
Cherchant plus de liberté, d'autonomie et de champ de manœuvre, l'auteur va
s'inventer une voix, une présence dans le texte qu'il écrit, une instance qui peut être
où bon lui semble dans sa diégèse: "le narrateur n'est jamais l'auteur mais un rôle
inventé et adopté par l'auteur"4
Sa fonction première, "naturelle", est de narrer, fonction "dont aucun
narrateur ne peut se détourner sans perdre en même temps sa qualité de narrateur"5.
Une fonction qui n'est pas "nécessairement identique et invariable au cours d'une
même œuvre narrative".6
1 Yves. Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 13. 2 W. Kayser, Qui raconte le roman ? in Barthes, 1977, p. 74. 3 Cité dans Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 81. 4 W. Kayer, Qui raconte le roman ? in Barthes, 1977, p. 74.
5 G. Genette, Discours du récit, Figures III, Seuil, 1972, p.261 6 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 227.
27
Cette instance narratrice laisse dans le récit des traces qui témoignent de sa
présence. Ses traces ou signes "sont immanent du récit et par conséquent
parfaitement accessible à une analyse sémiologique".1
1- 3- 4- Le narrataire
A l'auteur, personne réelle qui vit ou qui a vécu dans un temps et un lieu
déterminés, et qui peut faire l'objet d'une enquête biographique ou historique,
correspond un lecteur tout aussi réel mais qui peut appartenir ou non aux mêmes
temps et lieu que l'auteur.
Ce lecteur, aussi éloigné soit-il de l'époque et du temps de l’auteur, ne peut
être considéré comme un simple "récepteur de message", 2 car il participe, via sa
lecture, à l'enrichissement de l'œuvre et ce par l'interprétation qu'il en donne.
De l'autre côté, dans l'univers fictionnel, et comme dans toute situation de
communication3 le narrateur communique avec une instance, "un destinataire
fictif"4 dont le rôle est d'écouter ou de lire l'histoire.
Cette instance baptisée par G. Genette le narrataire, "n'existe que dans et par
le texte". Son univers est celui du narrateur et des personnages. Sa présence est
repérable grâce aux signes textuels qu'elle laisse dans le récit ("tu", "vous"). Elle
permet à l'écrivain de projeter "textuellement l'image de son lecteur"5 ce qui l'aide à
construire et à faire progresser sa diégèse.
Elle remplit également la fonction de relais : "Le rôle le plus évident du
narrataire, un rôle qu’il joue toujours en un certain sens, est celui de relais entre
narrateur et lecteur(s) ou plutôt entre auteur et lecteur(s)." 6
1 R. Barthes, op. cit., p.40.. 2 J.P. Goldenstein, Pour lire le roman, Paris, Duculot, 1985, p. 31. 3(Dans la communication linguistique, je et tu sont absolument présupposés l'un par l'autre; de la même
façon, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur (ou lecteur)). Poétique du récit, Paris, Seuil,
1977, p 38. 4 Y. Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 13.
5 Idem 6 G. Prince, Introduction à l’étude du narrataire, in Poétique n°14, 1973, p.192.
28
1- 3- 5- Les personnages
"Superstitions littéraires ŔJ'appelle ainsi toues
croyances qui ont de commun l'oubli de la condition
verbale de la littérature. Ainsi existence et psychologie
des personnages, ces vivants sans entrailles".1
La deuxième fonction de base du narrateur est celle "de régie ou de
contrôle"2. Il l'exerce dans l'univers qu'il représente et sur les personnages qui le
peuplent et l'animent.
Le terme de "personnage" désigne en général une personne, un être humain.
Son rôle, "essentiel dans l'organisation des histoires"3, celui d'agir, d'assumer, de
subir les actions et de relier entre elles peut être également rempli par un animal ou
même un objet d'où le terme, plus englobant et plus général d'actants proposé par
Greimas.
Comme le narrateur et le narrataire, les personnages sont "une constructions
textuelle"4 constituée de signes linguistiques. Ils appartiennent au monde fictionnel
et n'ont pas d'existence hors-texte. Mais dans le récit autobiographique, les
personnages ont un caractère un peu à part, car, existant dans la réalité, ils sont
transfigurés par l'écriture et par le point de vue du narrateur qui leur donne des
caractéristiques, physiques ou morales, selon son attachement ou son détachement à
eux.
1 P. Valéry, Tel Quel, Cité par Ph. Hamon, Pour un statut sémiologique du personnage, in Poétique du récit,
Seuil, 1977, p. 115. 2 Y. Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 42.
3 Ibid., p 27. 4 Ibid., p. 27.
29
1- 4- La notion de point de vue
Perspective narrative, point de vue, vision, aspect, focalisation sont des
termes qui, pour l"essentiel, ont été proposés pour traiter d’une seule réalité, celle
qui concerne "la relation qu'entretient le narrateur avec son récit".1
En effet, si la question des voix narratives s'interrogeait sur l'origine des
énoncés (sous la formule simple de : qui parle et comment ?), celle des perspectives
concerne, en revanche, le sujet percepteur (qui répond à la question : qui perçoit et
comment ?)
Car dans les récits, il n'y a pas de relation "mécanique entre percevoir et
raconter":
"En effet, il n'existe pas dans les récits de relation mécanique
entre raconter et percevoir : celui qui perçoit n'est pas
nécessairement celui qui raconte et inversement" 2
Ainsi, peut-on, à la suite de Mieke Bal, distinguer d'un côté le narrateur et l'objet
de sa narration et d'un autre côté le focalisateur et l'objet de sa focalisation :
1. Le sujet de la narration : le narrateur.
2. L’objet de la narration : le narré.
3. Le sujet de la focalisation : le focalisateur.
4. L’objet de la focalisation : le focalisé.3
La question de point de vue est très importante dans la mesure où le lecteur
n'accède pas à l'univers romanesque directement, par lui-même, par ses propres
1 P. Lubbock, in The Croft of fiction, cité par Lintvelt, Pour une typologie de l'énonciation écrite, p. 68.
2 Y. Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 46. 3 M. Bal, Narratologie, Paris. klincksiek. 1977, p. 4.
30
sens; mais il le fait selon "un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la
nature et la quantité des informations" 1 qui lui sont fournies.
Si les termes de perspective, vision, point de vue, aspect, insistent sur le seul
sens du regard, l'entrée du lecteur dans l'univers fictif peut également se faire par
l'ouïe, l'odorat, le goût ou le toucher et l'exemple du roman Le Parfum de Patrick
Süskind, dont il y a une adaptation cinématographique, est le plus représentatif.
Dans ce roman, l'accès au monde raconté se fait à travers un extraordinaire sens
olfactif et non pas par la perception visuelle des choses, des animaux et même des
personnes. Le lecteur est en présence, tout au long du roman, d’un vaste inventaire
de parfums et de senteurs qui le font pénétrer dans un monde régit par les objets et
leurs émanations odoriférantes.
Pour éviter l’ambiguïté que peut soulever le terme de perception, G. Genette
reprend le terme de Brooks et Warren et rebaptise la notion de point de vue
focalisation :
"Pour éviter ce que les termes de vision, de
champ et de point de vue ont de trop
spécifiquement visuel, je reprendrai ici le terme
un peu plus abstrait de focalisation, qui répond
d’ailleurs à l’expression de Brooks et Warren
«focus of narration » ".2
"Du choix du narrateur dépend le point de vue selon lequel les faits nous
sont présentés"3. Car sa fonction de régie et de contrôle l'amène à choisir sous quel
angle va-t-il présenter les personnages, les événements, les scènes de sa diégèse.
Le dictionnaire électronique Le Grand Robert donne les définitions suivantes
de point de vue:
1 M. Bal, Narratologie, Paris. klincksiek. 1977, p.47.
2 G. Genette, Discours du récit, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 206. 3 J. P. Goldenstein, Pour lire le roman, Paris, Ducolot, 1985, p. 32.
31
1. Endroit où l'on doit se placer pour voir un objet, une scène, le mieux possible
(place de l'observateur).
2. Manière particulière dont une question, une affaire peut être considérée.
De la première on retient les mots se placer et objet, ce qui veut dire, stricto
sensu, que sur un objet déterminé, un bon point de vue, une bonne prise, selon la
terminologie des photographes, dépend nécessairement de l'endroit où l'on se place.
Comme la précision et la quantité des informations que nous avons d'un tableau,
note G. Genette, dépend de la distance qui nous en sépare et de la position que nous
avons par rapport à tel ou tel obstacle.
De la seconde, on retient le mot manière qui rejoint, au sens large, la
définition que donne Wayne C. Booth de point de vue : "Nous sommes tous
d'accord: le point de vue est en un certain sens un «truc» technique, un moyen pour
parvenir à des fins plus ambitieuses"1
Ce truc technique, ce moyen va permettre à l'auteur via son invention : le
narrateur, à qui revient d'ailleurs, la tâche de structuration et de construction du
monde romanesque, de conduire son récit de telle ou telle manière dans le but de
produire tel ou tel effet suivant ainsi "le raisonnement qu'Aristote utilisait dans sa
Poétique: si tel ou tel effet est souhaité, alors tel point de vue est bon, tel autre est
mauvais" 2
Cependant, ce choix de la part de l'auteur n'est pas naïf ou innocent. Il
témoigne d'une idéologie, d'une philosophie :
"Chaque modalité de point de vue renvoie à une anthologie".3
La narration s'organise selon un ou plusieurs points de vue. Et c'est
l'articulation et la combinaison entre narrer et percevoir qui donne à l'univers
fictionnel un ton (ironique, sérieux, etc.) une tournure (dramatique, comique, etc.) et 1 Barthes et Alii, Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977. p. 87.
2 Barthes et Alii, Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977. p. 87. 3 Bruce Morissette, De Stendhal à R. Grillet : Modalité du point de vue, CAIEF, 14, 1962, p. 143.
32
produit des effets sur le lecteur (identification, projection, haine envers tel
personnage, respect ou pitié pour tel autre, etc.)
Ainsi, à la suite de Jean Pouillon (Temps et Roman, 1946) et de Tzretan
Todorov (Les catégories du récit littéraire), les théoriciens et critiques distinguent
trois grand types de visions :
- La vision par derrière ou "vision illimitée" revient à un narrateur omniscient
qui possède le don d'ubiquité. Connu selon la terminologie de genetteinne sous
le nom de focalisation zéro (ou récit non focalisé). C'est le cas des récits
classiques où le narrateur sait et dit plus qu'aucun personnage (Narrateur >
Personnage).
- La vision avec. Ici, le narrateur ne raconte que ce que sait, voit, ressent l'une
des partie prenante de l'histoire. On reconnaît ici la focalisation interne de G.
Genette. Elle est dite fixe si l'histoire est percée par un seul personnage; variable
lorsque la perception varie entre deux ou plusieurs personnages; ou enfin,
multiple quand un même événement est présenté par des personnages différents.
Somme toute, dans la focalisation interne, qu'elle soit fixe, variable ou multiple
l'information narrative qui nous est donnée coïncide toujours avec le champ de
conscience de l'un des protagonistes.(Narrateur = Personnage).
- La vision du dehors, enfin, est limitée aux perceptions d'une sorte de témoin
objectif et anonyme. Appelée focalisation externe chez Genette, elle ne permet
pas au lecteur les pensées, les sentiments et les désires des acteurs de l'histoire.
Car "la caméra narrative" se contente de présenter du dehors ce qui se passe. Le
narrateur, conclut T. Todorov, en dit moins qu'en sait le personnage (Narrateur <
Personnage).
Il faut souligner maintenant que l'accès au monde raconté ne se fait pas
toujours et entièrement par un seul type de focalisation. En vue d'obtenir des effets
différents sur le lecteur, "l'instance narrative va articuler entre les formes
33
fondamentales du narrateur (homodiégètique, hètèrodiégétique) et ses trois types de
perspectives.
Ainsi, nous le fait remarquer G. Genette:
"La formule de focalisation ne porte donc pas toujours sur
une œuvre entière, mais plutôt sur un segment narratif
déterminé, qui peut être fort bref".1
1 G. Genette, Discours du récit, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.208.
34
Chapitre 2 : Un auteur, une œuvre, un contexte
2- 1- L’itinéraire d’un révolté
Quand il n'était pas ignoré ou maudit, Jules Vallès (1832-1885) était, dans les
manuels de littérature, relégué dans le coin des "écrivains réalistes". Ses opinions
politiques et idéologiques lui ont ouvert béantes les portes de l'histoire de son
temps. Journaliste puis écrivain, il est un témoin important des événements de son
pays.
Jules Vallès, de son vrai nom Vallez, est né au Puy-en-Velay, dans une
famille à la frontière des classes, entre la paysannerie et la petite bourgeoisie. Il eut
une enfance malheureuse dont il ne guérit jamais entièrement. Son père a cru voir
dans l'enseignement un instrument de promotion sociale, mais il ne devint qu'à
grande peine un universitaire besogneux, subissant tout en bas de l'échelle le mépris
de ses supérieurs et vécut dans le monde culturel de l'Antiquité. Sa mère, Madame
Vallez, mal acculturée, est hantée par le désir de paraître bourgeoise et s'y forçant
elle ne parvint qu'à se ridiculiser. Le fils a vécu alors, dans une famille de petits
bourgeois qui a voulu lui imposer l'expérience de la pauvreté soigneusement
dissimulée et surtout l'expérience de la contrainte et de l'oppression.
Son enfance fut sevrée de tendresse et de gaieté, et sa révolte se nourrit de
ses besoins inassouvis. Elle développe en lui une attitude d'opposition à la famille, à
l'école et à toutes les formes contraignantes des idées reçues.
Vallès commence ses débuts dans le monde de l'écriture en tant que
journaliste, une vocation qu'il n'a jamais reniée même du temps qu'il fut écrivain et
romancier. Le journalisme, au contraire, l'a aidé à inventer une écriture nouvelle
avec une parfaite maîtrise du langage culturel et classique appris à l'école. Les
paragraphes courts, la rapidité des notations, le sens aigu du présent d’écriture et de
lecture rendent intense l'écriture vallésienne.
35
L'œuvre de Vallès, fortement autobiographique, nous propose non seulement
de lire sa vie mais de la vivre avec lui, car son engagement est à la fois d'idées et
d'écriture. Une écriture qui rend le premier volet de la Trilogie Jacques Vingtras,
objet de ce modeste travail, atypique et moderne au sens où la narration est
constamment brouillée, narration aux voix multiples qui puise ses ressources autant
dans la littérature populaire comme Les Misérables de V. Hugo ou Les mystères de
Paris de Marie-Joseph, dit Eugène Sue que dans l'écriture journalistique.
Atypique aussi dans la mesure où dans le récit autobiographique classique
c'est le narrateur adulte qui domine et organise le texte et s'il met en scène la
perspective de l'enfant il ne lui donne guère la parole. L'Enfant est construit en
courtes séquences liées entre elles selon des critères d'analogie, de ressemblances ou
d'opposition. Ces séquences sont agencées selon une logique thématique; surtout au
début, et plutôt chronologique sur la fin.
Ensuite, le narrateur est à la fois présent et absent. Absent du fait qu'il
n'organise pas explicitement l'histoire, qu'il n'assume pas l'ensemble des fonctions
établies par Genette: ne fait aucun effet d'annonce, de rappel, aucune instance ne
semble avoir le souci de la continuité narrative. Ainsi la présentation des
personnages n'est pas assurée. Ils interviennent comme d'eux-mêmes.
Autre caractéristique qui rend l'œuvre de Vallès atypique c'est l'emploi
fréquent du présent de narration dans le récit ce qui écrase les distances temporelles
et abolit l'écart entre le temps de l'énonciation et celui de l'énoncé. Le présent du
narrateur et celui des personnages se confondent.
2- 2- L’Enfant, l’œuvre d’un écrivain-journaliste
L'Enfant, roman de Jules Vallès (1832-1885), publié à Paris en feuilleton
sous le titre Jacques Vingtras I et sous le pseudonyme de La Chaussade dans le
Siècle du 25 juin au 3 août 1878, et en volume sous le pseudonyme de Jean La Rue
chez Charpentier en 1878 et 1879. Le sous-titre l’Enfant et le nom de Vallès
apparaissent dans la troisième édition, chez le même éditeur en 1881.
36
Ce premier volet de la trilogie de Jacques Vingtras, dont le héros ressemble
tant à l’auteur, fut précédé par plusieurs récits d’inspiration autobiographique,
notamment «Jean Delbenne» (en feuilleton dans l’Époque en 1865), et esquissé
dans le Testament d’un blagueur (en feuilleton dans la Parodie en 1869). Il devait
s’inscrire dans un vaste ensemble qui eût porté le titre d’Histoire de vingt ans, et
couvert la période 1848-1871. C’est durant son exil à Londres que Vallès rédige en
quatre mois ce manuscrit dont son ami Hector Malot va se charger auprès des
éditeurs. Vallès, communard condamné à mort par contumace, ne pouvait en effet
publier sous son nom à Paris lequel, de ce fait, ne paraîtra qu’après l’amnistie
de 1881.
Synopsis
Le récit s’organise en vingt-cinq courts chapitres organisés selon une logique
thématique au début et plutôt chronologique sur la fin. Le premier chapitre «Ma
mère», fait le portrait d’un personnage sournois, oppressif et injuste qui ne cesse de
fouetter son fils. Celui-ci a cependant dans «la Famille» (deuxième chapitre) un
certain nombre d’oncles et de tantes plus agréables et pittoresques, des cousines
aussi, qu’il regarde énamouré. «Le Collège», dans le troisième chapitre, est une
autre oppression: on y mange mal, on y est surveillé et puni. Le narrateur décrit
aussi les rues et les magasins de «la Petite Ville» dans le quatrième chapitre, ainsi
que «la Toilette» ridicule dont sa mère l’affuble (chapitre cinq). Aux «Vacances»
(chapitre six) en revanche, Jacques Vingtras retrouve un univers naturel, plein de
liberté et de sauvagerie. Dans «Les Joies du foyer», chapitre sept, la maison
parentale ne lui proposent que des plaisirs peu chers ou gâchés. C’est à «Saint-
Étienne», chapitre neuf, qu’une nouvelle nomination amène la famille du narrateur:
occasion d’une scène entre le mari et sa femme. Il y a heureusement de «Braves
Gens», un cordonnier et une épicière grâce auxquels on peut parfois jouer (chapitre
dix). «Le Lycée» est pénible: Jacques y apprend la sournoiserie et l’ennui dont il
n’est sauvé que par la lecture rêveuse des aventures de Robinson Crusoé (chap.
onze). «L’Argent», chap. treize, est épargné férocement. La mère trop autoritaire et
injuste, prive le pauvre enfant de dépenser à sa guise son argent. Un «Voyage au
37
pays» lui donne un peu plus de liberté: on y mange et aime à son gré. D’où certains
«Projets d’évasion» (chap. quinze). Mais, agitée par «Un drame», au chapitre seize:
celui des infidélités du père, l’enfant se trouve dans un tourbillon de doutes et de
craintes dont il ne sort qu’avec le sentiment d’être trahi et abandonné. Puis c’est «le
Départ» vers Nantes où la mère du narrateur ne cesse de faire honte à son fils tout
en exploitant cruellement ses domestiques successives (chap. dix-huit). Le dix-
neuvième chapitre intitulé «Louisette» (la fille d’un ami de la famille meurt des
mauvais traitements de son père) fait référence à Jeanne-Marie, la propre fille de
l’auteur ; une fille qu’il a eu d’une institutrice anglaise1. Le narrateur rapporte aussi,
dans «Mes humanités», ses réussites de bon élève (chap. 20) prêt, cependant à une
aventure (chap. 21, «Madame Devinol») à la suite de laquelle il est envoyé à «la
Pension Legnagna» de Paris (chap. 22). Après son échec, «Madame Vingtras à
Paris» vient chercher son fils, avant «le Retour» à Nantes. Le vingt-cinqième
chapitre : «la Délivrance» relate l’ultime affrontement du narrateur avec sa mère et
expose l’envie, inacceptable par ses parents, de devenir ouvrier.
Dès la Dédicace «À tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit
pleurer dans la famille», est affirmé la double oppression dénoncée. Celle d’abord
d’une mère horrible, avare, ridicule et sadique, flanquée d’un mari faible dans une
constellation familiale totalement inversée par rapport à la normale et qui annonce
Poil de Carotte. La mère, paysanne, s’est mariée à un petit professeur inquiet pour
sa carrière, et elle se venge de son inadaptation sociale en brimant son enfant dans
ses joies et ses désirs, et en l’incitant ainsi à une révolte permanente. Deuxième
pouvoir oppressif, celui de l’école où la plupart des adultes sont eux-mêmes
infantilisés et où l’enfant apprend seulement le mensonge et la bassesse: on y
trafique les fausses exemptions, on y flatte l’inspecteur et les pouvoirs politiques.
1De Beaumarchais J.-P. , Couty D., Rey A, Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas,
1984, p. 2381.
38
À la bêtise, à l’avarice et surtout à une cruauté qui ne peut qu’en susciter une
autre en retour, le héros-narrateur oppose les plaisirs naturels et simples de la
liberté: quand des vacances lui permettent de retrouver une campagne odorante,
savoureuse, quand l’absence de la mère ou son inattention lui permettent d’aller au
cirque, de rencontrer une jolie cousine, quand les paysans ou les artisans l’intègrent
dans une vie souriante et pratique (elle l’attirera tant, qu’il voudra la partager pour
toujours). Mais cette lecture serait réductrice car elle ignorerait le vrai charme du
livre qui est avant tout celui d’un style aigu et poétique: point de narration suivie,
mais des anecdotes, des instantanés, des «moments» rassemblés dans des chapitres
souvent hétéroclites, des séquences rapides, ponctuées d’exclamations, d’éléments
ironiques, humoristiques (l’autodérision est permanente) ou sarcastiques (la pension
Legnagna!). Une poésie toute particulière, enfin, sensible aux odeurs et aux images,
qui fait voir les brioches comme de gros nez et sentir la poudre d’un jour d’orage...
Battant en brèche les clichés littéraires, les Grecs et les Latins, faisant découvrir un
monde social vrai, des sentiments forts, même durs, l’Enfant propose une vision
décapante, qui laissa la critique partagée, mais à laquelle furent sensibles des
lecteurs aussi différents que Barbey d’Aurevilly ou Paul Bourget.
2- 3- Contexte socio-historique de L'Enfant
La lecture de Vallès ne peut se faire loin de la vie qu'il a eue et de l'homme
qu'il a été. Car son œuvre entière tient à sa conception de l'écriture et à sa conviction
que les idées ne peuvent et ne doivent exister sans les actions qui les réalisent. Sa
trilogie autobiographique peut aussi être considérée comme un témoignage sur une
génération en crise et une société en mutation.
Dans cette partie de notre travail, nous voulons nous arrêter sur les
évènements historiques qui ont marqué notre auteur et qui ont eu une influence sur
sa carrière littéraire. Autrement dit, il nous a été suggéré par nos lectures de la
biographie de Vallès que ses choix stylistiques et son sillage littéraire sont
étroitement liés à l'itinéraire politique et révolutionnaire qu'il a pris.
39
En effet, le projet de L'Enfant, publié en mai 1879, remonte à 1876, Vallès
est alors un exilé politique à Londres1.
C'est le premier volet d'un vaste projet romanesque qui eut été L'Histoire
d'une génération ou L'Histoire de vingt temps (de 1848 à1871). Du titre envisagé,
on peut lire la visée historique du livre et son ancrage collectif.
Mais l'exil, le manque d'argent et la situation dans laquelle il se trouvait, l'ont
contraint à revoir son titre et à opter pour L'Histoire d'un enfant 2 pour suggérer le
caractère individuel, autobiographique ou romanesque de son livre. Et c'est son ami,
H. Malot qui s’est chargé auprès des éditeurs.
Comme nous l'avons déjà évoqué, L'Enfant a été publié d'abord sous des
pseudonymes (La Chaussade, Jean La Rue) et ce pour échapper à la censure et pour
pouvoir s'assurer des ressources. Mais avant L'Enfant, Vallès a composé deux récits
d'inspiration autobiographique : La Lettre de Junius en 1861, et le Testament d'un
blagueur en 18963. Et c'est dans ce dernier qu'il a pu trouver une solution qui va lui
permettre de raconter librement ses souvenirs et son enfance. Le texte commence
ainsi :
« Un matin, on vint me dire dans un café : «vous savez, le
blagueur s'est tué »."4
Le blagueur s'appelle Ernest Pitou. Il a laissé un testament et c'est son
exécuteur testamentaire qui va prendre en charge de révéler le contenu de ce
Testament. Le faisant à la première personne, les voix des deux narrateurs sont, à
première vue, distinctes et clairement séparées. La première est celle de l'exécuteur
testamentaire. La seconde est celle d’Ernest Pitou, le blagueur, le défunt qui raconte
dans ses Mémoires « ses souvenirs par tranches et miettes dans quelques bouts de
1 Roger Bellet, (article), Universalis, Encyclopédie Electronique. 2 Idem.
3 Ph. Lejeune, Vallès et les voix narrative, (article). 4 J. Vallès, Le Testament d’un blagueur, (doc pdf), p. 5.
40
papier froissés » 1. Le livre se présente sous forme de journal intime et il constitue la
première ébauche de L’Enfant.
A première vue, avons-nous dit. Car l’exécuteur va lire "quelques bouts de
papier froissés" qu’il a "déchiffré comme" il a "pu"2. Là, on sent que les frontières
qui ont pu se dresser entre les deux voix ne sont plus imperméables et que les
souvenirs dont il sera question ne sont que celles de "l’exécuteur testamentaire", et
donc de l’auteur lui-même.
Le Testament d’un blagueur a d’abord paru en feuilleton en 1869 dans La
Parodie. Il constitue la première ébauche de L’Enfant. Maints fragments narratifs du
Testament d’un blagueur sont repris dans L’Enfant mais avec plus de détailles.
Toujours en action, Vallès ne se laisse pas vaincre par les censures et les
condamnations, il fonde son propre journal : (1er juin 1867 : La Rue, février 1869 Le
Peuple, mai 1869 Le Réfractaire, 22 février 1871 Le Cri du peuple) pour se donner
la possibilité d’exprimer en toute liberté ses idées et ses opinions politiques. Il est
condamné à plusieurs reprises à des amendes, à la prison et même à mort sans
pouvoir l’arrêter ou le détourner de son objectif principal celui d’être aux côtés du
peuple et de condamner les injustices sociales.
Dans les trois volets de la trilogie Jacques Vingtras, Vallès n’a cessé de
montrer ses positions inébranlables contre le régime en place. Fervent défenseur des
pauvres et des démunis, il participe activement aux manifestations et aux
soulèvements contre le gouvernement.
Il faut souligner maintenant un évènement majeur dans la vie de notre auteur.
Décembre 1875, Vallès assiste impuissant à la mort de sa petite fille Jeanne-Marie
qu’il a eu d’une institutrice anglaise. Le chapitre "Louisette" reprend cette histoire
dans un contexte dramatique où il dénonce la barbarie d’un père cruel et sans cœur.
1 J. Vallès, Le Testament d’un blagueur, (doc pdf), p. 6 2 Idem.
41
R. Bellet commente en ces termes le rapport qu’il y a entre l’évènement
biographique et sa transcription textuelle :
« La mémoire de Vallès écrivant L'Enfant joue (…) en
fonction d'un présent d'exilé, où se loge (…) la douleur de la
perte d'une petite fille, le 2 Déc. 1875, à Londres : Vallès était
père. L'Enfant est écrit avec une souffrance de père, la mort
de Jeanne-Marie est au cœur du chapitre "Louisette" : Vallès
lui-même l'a précisé. »1
Aussi faut-il signaler que l’engagement de Vallès se lit dès les
dédicaces des trois volets de la trilogie Jacques Vingtras. Ainsi il dédie
Le bachelier :
"A ceux qui, nourris de grec et de latin sont morts, je dédie ce
livre".2
Et il dédie L’insurgé
"Aux morts de 1871, a tous ceux qui, victimes de l’injustice
sociale, prirent les armes contre un monde mal fait et
formèrent, sous le drapeau de la commune, la grande
fédération des douleurs, je dédie ce livre".3
Ainsi, dans ce bref aperçu biographique, nous étions poussé par la
volonté de relever les circonstances qui ont, à notre sens, constituées à la
fois le prétexte et le pré-texte de l’écriture de L’Enfant.
1 R. Bellet, Trois images vallèsiennes d'une enfance, Colloque de Lyon, 1975, Presse universitaire de Lyon,
1976, p.81. 2 Dédicace de Le bachelier, Jules Vallès, Le bachelier, ENAG Editions, 1987 3 Dédicace de L’Insurgé, Jules Vallès, L’Insurgé, ENAG Editions, 1987
42
43
Chapitre 1 : L’Enfant, autobiographie, autofiction ou
roman autobiographique ?
Avant d’entamer cette partie de notre travail et non dans un but purement
classificatoire, nous nous proposons maintenant de voir dans quel type de textes
L'Enfant peut être rangé. Vu la multitude de textes qui sont écrits à la première
personne, et les ressemblances qu'on peut relever entre eux, il nous parait pertinent
de voir leurs caractéristiques, leurs différences et leurs points communs.
1-1- De l’autobiographie à l’autofiction
Ecrire sa vie n'est nullement évident. La distance temporelle, les effets de la
mémoire, la sélection des souvenirs et la manière de les narrer imposent une
orientation et donnent un autre sens aux événements déjà vécus.
Mémoire, journal intime, poème autobiographique, roman personnel,
autobiographie, roman autobiographique, autobiographie fictive, autofiction, etc.
sont des genres consacrés à cette activité, celle de se dépeindre qui, semble-t-il, a
toujours occupé une place centrale dans les littératures mondiales.
Aujourd'hui, il n'est aucune personnalité médiatiquement connue qui ne se
sente tenue de faire part au public de son enfance et des événements qui ont marqué
sa carrière en publiant le récit de sa vie.
Jules Vallès était, à son époque, un témoin actif qui n'a pas seulement vu les
événements qui ont bouleversé la société française du début de la IIIème
République
(1870-1940) mais qui les a vécus pleinement. Son caractère réfractaire et son
tempérament de révolté se reflètent dans son écriture fortement autobiographique.
L'Enfant, l'objet de cette modeste étude, retrace les premières années du
héros-narrateur, Jacques Vingtras, avec un constant mélange de révolte à vif et
d’humour. Ce héros ressemble tant à l'auteur et lui emprunte même ses initiales.
44
Le choix de l'auteur de faire parler un double fictif et de lui confier le récit de
sa vie peut avoir, à notre sens, plusieurs interprétations dont nous tenterons de
parler plus loin. Mais avant d'avancer davantage dans notre travail, nous pensons
utile de procéder à quelques éclaircissements touchant la typologie et le classement
de notre récit. Non pas par prodigalité littéraire, mais le fait de savoir qu'une
multitude de textes, ayant un seul but, celui de se raconter, peuvent être
différemment catégorisés et que L'Enfant se trouve lui-même l'objet de débats et de
réflexions toujours d'actualité. Ainsi, Philippe Gasparini s’interrogeait sur la
manière d’analyser certaines œuvres vue leurs caractéristiques et leur appartenance
générique :
"Comment analyser David Copperfield, Henri le Vert,
Jacques Vingtras, Martin Eden, Portrait de l'artiste en jeune
homme, Les carnets de Malte, Laurids Brigge, les œuvres de
Colette, de Céline, de Knut Hamsun, de Henri Miller sans
aborder leur problématique générique ?" 1
Nous nous intéresserons dans cette partie à essayer de voir dans quel
type de textes L’Enfant peut-il être répertorié.
1-1-2-L’autobiographie
Dans Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune définit l'autobiographie
comme suit:
"Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa
propre existence, lorsqu' elle met l'accent sur sa vie
individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ". 2
1 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, mars 2004, p.11. 2 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 1996, p. 14.
45
Et il situe l'émergence de ce genre à la fin du 18ème
siècle, en choisissant
comme point de repère Les Confessions de Jean Jacques Rousseau (1782) quoique
cette délimitation historique ait été fortement contestée par Georges Gusdorf qui
mentionne les travaux de certains chercheurs en Allemagne et en Angleterre, qui
recensent de nombreux récits de vie au 16ème
siècle, au Moyen Age et dans
l'Antiquité. P. Lejeune répond à ces objections en soulignant l'anachronisme sur
lequel elles reposent et tâche de ressaisir son travail dans une réflexion sur le genre,
en rappelant que celui-ci est indissociable d'un horizon d'attente (ch. Hans Robert
Jauss).
Cette définition propose des traits définitoires dont la présence, dans un
texte, est à prendre, selon Ph. Lejeune, sur une échelle de "proportion et de
hiérarchie" :
1. Forme du langage :
a) récit
b) en prose
2. Sujet traité : vie individuelle, histoire d'une personnalité.
3. Situation de l'auteur : identité de l'auteur (dont le nom renvoie à une
personne réelle) et du narrateur.
4. Position du narrateur :
a) identité du narrateur et du personnage principal.
b) perspective rétrospective du récit. 1
On peut conclure donc, qu' "est une autobiographie toute œuvre qui remplit à la
fois les conditions indiqués dans chacune des catégories".
1 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 1996, p. 14.
46
Certains genres ne remplissent pas toutes les conditions, tels les mémoires
(2), les biographies (4a), les romans personnels (3).
Les Confessions de J. J. Rousseau constitue une œuvre autobiographique
prototypique, dans la mesure où elle se conforme aux critères énoncés par P.
Lejeune dans sa définition.
En effet, les douze livres que comporte l'ouvrage, retracent l'histoire d'un
"homme dans toute la vérité de la nature" 1
Dans quelle mesure, alors, L'Enfant, objet du présent travail, constitue une
œuvre autobiographique aux regards des conditions énoncées par Lejeune ?
L'Enfant est "principalement" un récit en prose qui relate la vie personnelle
de Jules Vallès devenu Jacques Vingtras dans le roman mais où le discours occupe
une place importante dans la narration autobiographique.
La perspective est principalement rétrospective ce qui n'a pas empêché le
narrateur de conduire sa diégèse au présent qui mime le simultané ou oscille entre le
simultané et le rétrospectif.2
Le sujet est la vie individuelle de J. Vallès qui parle de ses joies, de ses
souffrances, de ses rêves, et de ses tribulations, mais aussi de celle de ses
contemporains et de " tous ceux qui crevèrent d'ennui au collège ou qu'on fit pleurer
dans la famille, qui, pendant leur enfance furent tyrannisés par leurs maîtres ou
rosés par leurs parents". 3
Le fait qu'il soit en prose n'enlève rien à l'aspect littéraire et esthétique. Car
L'Enfant, par un style aigu et une narration intensifiée est arrivé à bâtir un univers
1 J. J. Rousseau, Les Confessions.
2 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 1996, p. 15. 3 Jules Vallès, Dédicace de L'Enfant, ENAG éditions. Algérie, 1987.
47
romanesque presque réel. Maints procédés stylistiques font de L'Enfant un récit
d'enfance qui "n'a jamais existé sous cette forme" 1
La transgression de l'identité onomastique entre auteur / narrateur / héros
peut avoir plusieurs interprétations.
On peut penser que le nom fictif accordé au personnage a, surtout pour
fonction, d'atténuer le caractère scandaleux de ce récit d'enfance où la violence des
rapports familiaux et sociaux éclate au grand jour. En lui donnant une touche
irréelle, on en désamorce le caractère documentaire et subversif. On remarquera
cependant, que Vallès a choisi pour son personnage les mêmes initiales et dernières
lettres que les siennes (J, s / V, s.), comme pour suggérer le caractère très relatif de
cette fictivité.
On peut croire aussi, que ce nom correspond à la volonté de l'auteur de se
cacher derrière un voile qui lui permet de mettre en place une stratégie censurante
dont l'objectif, est de dénoncer et de critiquer des agissements parentaux et des
réalités sociale, politique ou économique que le nom réel rendrait difficile, sinon
impossible surtout en sachant que l'auteur était un vif opposant du système régnant.
Ainsi, la révolte crue du héros est projetée sur un quasi personnage de fiction, ce qui
la rend sans doute plus acceptable et mois problématique.
Outre le fait qu'il n'y a pas une identité onomastique entre la triade héros-
narrateur-auteur, L'Enfant cumule un certain nombre de procédés stylistiques qui
ont aidé à créer un effet de démarcation et "d'abandonner le code de la
vraisemblance (du "naturel") autobiographique et entrer dans l'espace de la
fiction". 2
Remarquons aussi, que les noms des personnages ont eux aussi fait l'objet
d'une transformation et de fictionnalisation. Ainsi le nom du père n'est plus Louis
mais Antoine et la tante Agnès n'est que la version vallèsienne de sa cousine Bette.
1 Ph. Lejeune, Vallès et la voix narrative.
2 Ph. Lejeune, Vallès et la voix narrative.
48
En choisissant de mener le récit de sa vie à la première personne, mais sous
un autre nom, Vallès nous fait pénétrer dans une autre sphère que P. Lejeune
n'excluait pas, celle où le nom fictif du héros-narrateur empêcherait de classer
L'Enfant sous l'appellation "autobiographie". Car cette dernière "suppose qu'il y ait
identité de nom entre l'auteur (tel qu'il figure, par son nom, sur la couverture) le
narrateur du récit et le personnage dont on parle" 1
Serait-il donc plus juste de parler d'une fiction qui retrace la vie de son
auteur, ou du moins d'un essai de fictionnalisation de son identité, puisque le mot
fiction s'impose de force.
En acceptant ce fait, on se trouve devant un genre nouveau baptisé par Serge
Doubrovsky : autofiction.
1- 1-3- L’autofiction
Le terme d'autofiction est un néologisme apparu en 1977, sous la plume du
critique et écrivain Serge Doubrovsky, qui l'a employé sur la 4e de couverture de
son livre Fils. Ce néologisme a connu depuis un succès grandissant aussi bien chez
les écrivains que dans la critique. Il est intéressant de remarquer que la paternité du
terme revient à quelqu'un qui a été à la fois un critique universitaire français
enseignant à New York (spécialiste de Corneille) et un écrivain menant une carrière
littéraire (après Fils, il a publié une suite de livres d'inspiration autobiographique :
Un amour de soi (1982), La Vie l'instant (1985), Le Livre brisé (1989), L'Après-
vivre (1994).
Niant la catégorisation autobiographie pour un certain nombre de textes dont
la finalité est de raconter la vie de l'auteur, le concepteur du néologisme autofiction
donne la définition suivante pour cette nouvelle classe :
"Autobiographie ? Non. […] Fiction d'évènements et de faits
strictement réels; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le
1 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 1996, p. 23-24.
49
langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse
et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau." 1
En effet, pour revenir sur les faits et les évènements qui ont peuplé sa vie,
l'auteur peut les présenter avec un style qui, selon Alain Robbe-Grillet, peut
apparaître comme une falsification d'une vie antérieure.
Dans Le miroir qui revient (1984), Alain Robbe-Grillet se livre à une
impitoyable critique de sa propre manière de dire sa vie :
"Quand je relis des phrases du genre Ma mère veillait sur
mon difficile sommeil, ou Son regard dérangeait mes plaisirs
solitaires, je suis pris d'une grande envie de rire, comme si
j'étais en train de falsifier mon existence passée dans le but
d'en faire un objet bien sage conforme aux canons du regretté
Figaro littéraire: logique, ému, plastifié. Ce n'est pas que ces
détails soient inexacts (au contraire peut-être). Mais je leur
reproche à la fois leur trop petit nombre et leur modèle
romanesque, en un mot ce que j'appellerais leur arrogance.
Non seulement je ne les ai vécus ni à l'imparfait ni sous une
telle appréhension adjective, mais en outre, au moment de
leur actualité, ils grouillaient au milieu d'une infinité d'autres
détails dont les fils entrecroisés formaient un tissu vivant.
Tandis qu'ici j'en retrouve une maigre douzaine, isolés chacun
sur un piédestal, coulés dans le bronze d'une narration quasi
historique (le passé défini lui-même n'est pas loin) et
organisés suivant un système de relations causales, conforme
justement à la pesanteur idéologique contre quoi toute mon
oeuvre s'insurge ". 2
1 S. Doubrovsky, Fils, in Ph. Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, mars,
2004, p.23 2 Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient (1984), p.17.
50
Le fait est que le retour aux sources originelles, tant qu'il est confié au
langage, ne peut jamais retranscrire la vie telle qu'elle a été autrefois. Les mots ont
certes ce pouvoir de faire perdurer les expériences et les évènements vécus, mais ils
laissent aussi sur eux une empreinte qui n'est pas forcément déformatrice. La mise
en forme verbale du récit de vie demande une certaine compétence et une un talent
inné sinon travaillé, car il s'agit de toute façon d'une vie reconstituée. Et c'est dans
ce processus de re-construction et de récupération de l'information, et sa mise en
texte, que va se faire, sciemment ou inconsciemment, l'intrusion de faits et
d'évènements fictifs. Les tournures syntaxiques et le monde romanesque dans lequel
va évoluer le héros-narrateur, double fictif de l'auteur, facilitent le penchement vers
une romanisation et une auto-fictionnalisation qui se trouve encouragée par le
langage et l'écart temporel.
L'autofiction est ce qu'on appelle un mot-valise qui suggère une synthèse de
l'autobiographie et de la fiction, du réel et du non-réel, du fictif qui traite de
l'affectif.
"Dans tous les cas, écrit Laurent Jenny1, l'autofiction
apparaît comme un détournement fictif de l'autobiographie.
Mais selon un premier type de définition, stylistique, la
métamorphose de l'autobiographie en autofiction tient à
certains effets découlant du type de langage employé. Selon
un second type de définition, référentielle, l'autobiographie
se transforme en autofiction en fonction de son contenu, et du
rapport de ce contenu à la réalité".
Cette métamorphose de l'autobiographie peut se faire de diverses façons.
Ainsi, définie par des traits référentiels, l'autofiction peut comporter des
inexactitudes référentielles relatées par le héros-narrateur et que le lecteur averti
peut déceler s'il a des connaissances concernant la biographie de l'auteur:
1 Laurent Jenny, L'autofiction, (article), Dpt de Français moderne ŔUniversité de Genève, 2003
51
"L'autofiction serait un récit d'apparence autobiographique
mais où le pacte autobiographique (…) est faussé par des
inexactitudes référentiels."1
C'est une autofiction qui joue sur les écarts entre réalité et fiction en
brouillant les frontières entre le réel et le fictif.
Laurent Jenny présente un autre type de fictionnalisation; celui de l'histoire
du personnage-narrateur et elle avance l'exemple de La Divine Comédie où le
personnage porte le même nom que l'auteur, mais où les évènements racontés ne
peuvent être reçus que comme mythiques ou légendaires; ou encore celui de La
Recherche du temps perdu où Marcel est le prénom que partage le personnage et
l'auteur, il y a donc une identité onomastique entre la triade auteur-narrateur-
personnage, mais l'écrivain, nous dit Laurent Jenny, "s'est plu à modifier les noms
de lieux réels ressemblant à ceux de son enfance pour leur substituer des noms
fictifs" 2
Le détournement fictif de l'autobiographie peut se faire également au niveau
de narrateur dont l'identité peut être l'objet de modification, et ce dans le but de se
dissimuler derrière un autre nom pour pouvoir dire et exhiber certaines réalités que
le nom réel rend impossible sinon honteuses. Dans le même article de Laurent
Jenny, on trouve l'exemple de L'Autobiographie d'Alice Toklas, de la romancière
américaine Gertrude Stein (1874-1946). Se cachant derrière le nom de sa
confidente, Alice B. Toklas (1877-1967), devenue narratrice dans le roman,
l'écrivaine retrace sa propre autobiographie et revient sur les évènements de son
existence. Mais pour le faire la narratrice, Alice Toklas, s'adressant à son amie
Gertrude Stein, introduit sa volonté de lui écrire son autobiographie, une suggestion
qui révèle la vraie identité du narrateur:
"Il y a six semaines environ, Gertrude Stein m'a dit : On dirait
que vous n'aller jamais vous décider à écrire cette
1 Laurent Jenny, L'autofiction, (article), Dpt de Français moderne ŔUniversité de Genève, 2003 2 Idem.
52
autobiographie. Savez-vous ce que je vais faire ? Je vais
l'écrire pour vous. Je vais l'écrire tout simplement comme
Defoe écrivit l'autobiographie de Robinson Crusoë. C'est ce
qu'elle a fait et que voici." 1
Par ce petit jeu de changement de rôle, la romancière s'est fait le porte parole
de sa propre vie mais en gardant la distance nécessaire qui lui permet de se regarder
en face et de faire son portrait.
S'inspirant de cette technique, Christine Angot publie en 1998 Sujet Angot,
dont la narration est tenue, cette fois, par une autre instance narrative qui est
Claude; l'ex-mari de Christine. Ainsi l'auteur étant une femme n'hésite pas à
déléguer un homme et lui confier la narration de sa vie.
Quant à notre texte, on peut dire que le nom fictif du narrateur-personnage
suit aussi cette attitude vis-à-vis de l'instance narratrice qui consiste à lui donner un
nom autre que celui qui figure sur la couverture. Cette fictionnalisation aide l'auteur
à rester sur la frontière du fictif et du réel dans un objectif double. D'un côté s'offrir
la possibilité de se conter et de se faire connaître par le publique, et d'un autre côté
assurer une réception pondérée par ceux qui ont joué, à un moment donné de la vie
de l'auteur, un rôle "négatif".
Notre récit comporte des traits et des caractéristiques qui peuvent, en effet, le
classer sous le titre autofiction. Et même Laurent Jenny le cite comme exemple de
l'auto-fictionnalisation de l'identité du personnage, et ce vue la concordance des
évènements et des lieux du narrateur-personnage avec ceux de l'auteur.
Jacques Vingtras, le héros de notre texte n'a fait que suivre l'existence de son
auteur. Sa destinée n'est autre que celle de Jules Vallès. Et les deux autres volets de
la trilogie confirment la relativité de cette histoire qui s'étend sur les trois phases de
l'évolution de l'individu, à savoir l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte. Le nom
1 Autobiographie d'Alice Toklas, p.264 in Laurent Jenny, L'autofiction, (article), Dpt. de Français moderne Ŕ
Université de Genève, 2003.
53
fictif donné au héros peut se justifier par le fait que J. Vallès avait écrit son récit en
exile et la publication s'est faite sous des pseudonymes La Chaussade et Jean La
Rue et ce n'est qu'après l'amnistie en 1881 que le nom J. Vallès apparaît sur la
couverture. Cette interprétation n'exclut pas, peut être, la volonté de l'auteur à
présenter une version romancée de sa vie en lui injectant un caractère plutôt
livresque et imaginatif.
Acceptant cette interprétation, une autre classification se présente à nos yeux,
celle de mettre L'Enfant sous l'appellation Roman autobiographique d'autant plus
que le titre Roman qu'on trouve sur la couverture nous le suggère.
1-1-4- Le roman autobiographique
Dans Le pacte autobiographique, P. Lejeune définit le "roman
autobiographique" en ces termes :
" J'appellerai ainsi tous les textes de fiction dans lesquels le
lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des
ressemblance qu'il croit deviner, qu'il y a identité de l'auteur
et du personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette
identité, ou du moins de ne pas l'affirmer (…); il se définit au
niveau de son contenu." 1
Notre récit présente un degré élevé de vraisemblance quant aux évènements
et aux lieux relatés et peut facilement convaincre le lecteur de la véracité des faits et
du caractère autobiographique de l'histoire. Mais il contient également des
inexactitudes quant aux noms des personnages présents dans l'univers diégétique ce
qui peut avoir plusieurs interprétations dont la plus plausible est celle suggérée par
Laurent Jenny, de l'intention de l'auteur d'atténuer le caractère scandaleux de ce
récit d'enfance où la dénonciation des relations, des agissements familiaux et
sociaux et du système éducatif se fait de manière âpre et mordante.
1 Ph. Lejeune, Le Pacte Autobiographique, Paris, Seuil, 1975, 1996, p. 25.
54
Par ce petit aperçu théorique on voit que L’Enfant ne peut être définitivement
classé ou rangé dans l’une ou l’autre catégorie. Les études universitaires ont essayé
en vain de lui coller une étiquette, mais ce premier volet de la Trilogie Jacques
Vingtras reste fidèle à l’image de son auteur ; rebelle et inclassable.
Le tableau ci-dessous nous montre les différents rapports auteur / narrateur /
héros dans les divers types de récit à la première personne : 1
Identité
onomastique
autteur-narrateu-
héros
Autres opérateurs
d'identification
Identité
contractuelle ou
fictionnelle
(vraisemblance)
Autobiographie
(Confessions)
nécessaire nécessaires contractuelle
Autobiographie
fictive
(La vie de
Marianne)
disjonction disjonction Disjonction
Autofiction
(D'après Kosinski)
facultative nécessaires fictionnelle
Roman
autobiographique
(René)
facultative
(souvent partielle,
parfois complète)
nécessaires ambiguë
(indices
contradictoires)
Notre objectif n'était nullement d'essayer de loger exclusivement et
définitivement L'Enfant à telle ou telle enseigne, mais la lecture du livre soulève
spontanément maintes questions vue les possibilités qu'offrent les différentes
catégories du récit autodiégétique à la première personne selon la terminologie
genettienne. Le faisant, il nous a été possible de relever les principales distinctions
entre des genres voisins dont la finalité est multiple; celle de se dissimuler derrière
un masque, celle de s'offrir une autre vie ou celle de présenter une version romancée
de sa propre vie.
1 Ph. Gasparini, Est-il je? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, mars, 2004, p. 27.
55
Cette vie, Vallès nous la raconte en jouant principalement sur un échange
constant entre les voix et les points de vue des narrateurs adulte et enfant. Dans la
partie qui suit, nous nous proposons de relever et de repérer les indices des deux
voix.
56
Chapitre 2 : L’Enfant, une analyse narrative
2-1- Narrateur adulte / narrateur enfant
En formulant le projet de raconter sa vie, et en commençant par son enfance,
Vallès propose au lecteur de L'Enfant un récit intime, à émotions naïves dont les
études n'arrivent pas à épuiser les richesses. Il avait écrit à Hector Malot lui
exposant ses desseins :
"Ce que je veux faire, c'est un bouquin intime, à émotion
naïve, de passion jeune (…)et qui aura cependant sa portée
sociale (…) Ce sera l'histoire d'un enfant (…) je m'en tiendrai
aux souffrances d'un enfant brutalisé par son père et blessé,
tout petit, dans le fond de son cœur. Mon histoire, mon Dieu,
ou presque mon histoire".1
L'auteur dont "La plume a été trempée dans le fiel ou le vitriol" 2, comme
disait Calvet, a voulu que son écriture soit le signe de sa révolte contre tout ordre
établi; la société, les mœurs, l'école et surtout contre le regard que portait la société
française d'alors sur les enfants.
S'inscrivant dans un genre qui se développe pendant la seconde moitié du
XIXème
siècle, le Récit d'enfance, L'Enfant ne se contente pas de suivre les règles
établies du récit autobiographique où "le narrateur adulte domine et organise le
texte".3 Il veut "reconstituer la parole de l'enfant et (…) lui déléguer la fonction de
narration" 4
Or c'est par la mémoire de l'adulte que va se reconstituer la vie qui fut, et
dont la présence ne se fera qu'en miettes et morceaux, sans respect, aucun, d'une
chronologie bien déterminée.
1 A Hector Malot, 12 mars 1876. Cité dans l'introduction de L'Enfant, Paris, GF,1968, p.35-36
2 L'Enfant dans la littérature française des origines jusqu'à nos jours (1930), 2ème volume, Paris VIe, F.
Lanore, 1930, p. 54 3 Ph. Lejeune, Vallès et la voix narrative, p. 3. 4 Idem.
57
Et si le temps est la seule créature qui s'est toujours refusée à l'homme, le
laissant impuissant devant son écoulement éternel, l'écriture, lui propose son
pouvoir d'actualisation qui rend possible un retour aux origines tout en contournant
les contraintes temporelles et les effets de la mémoire.
Ainsi, de l'enfance on peut avoir, à la rigueur, conscience de sortir. Les
changements qui s'opèrent dans nos corps et le regard de la société peuvent nous y
aider. Y accéder est plus difficile. Face à cette difficulté, l'écriture nous offre
l'occasion de revoir nos fautes et maladresses, nos réussites et nos échecs, nos amis
et nos ennemis; de les juger et d'interpréter leurs actes. Ayant pour juge un autre
Moi, ce retour peut dévoiler bien des surprises
Cherchant à atteindre le plus haut degré d'intensité et d'expressivité, Vallès
"transgresse systématiquement les oppositions du récit classique"1
Ainsi, l'histoire de Jacques Vingtras, nom fictif de l'auteur, nous est contée
selon un type de narration où les deux voix de l'enfant et de l'adulte sont sciemment
confondues dans l'objectif de produire sur le lecteur non seulement l'effet du réel
mais aussi, comme le dit P. Lejeune, d'inventer "peut-être une nouvelle forme du
naturel"
La confusion des voix est rendue possible grâce à l'articulation systématique
de quatre éléments :
L'emploi de la première personne où le "je" renvoie au narrateur adulte et au
personnage enfant, au sujet de l'énonciation et celui de l'énoncé.
L'usage fréquent du présent de la narration qui introduit une perturbation
temporelle entre antériorité et simultanéité.
Le style indirect libre, qui organise l'intégration (et éventuellement la
confusion) de deux énonciation différentes.
L'emploi, dans un récit écrit, de traits propres à l'oralité et le mélange des
niveaux de langage.
1 Ph. Lejeune, Vallès et la voix narrative, p.18
58
Dans Vallès et la voix narrative, P. Lejeune expose clairement, et en le
détaillant, comment s'opère cette confusion des voix et comment l'auteur construit-
il son univers romanesque.
Loin de reproduire ici son analyse, incontournable d'ailleurs, et qu'il a voulu
comme "une sorte d'étude, de «poétique appliquée», qui puisse servir de référence et
d'instrument de travail pour la lecture de Vallès" 1, nous essayerons dans le présent
chapitre de déceler d'autres faits.
En effet, si cette ambiguïté rend difficile l'attribution de tel ou tel fragment
narratif à telle ou telle partie prenante, il reste néanmoins des indices et des marques
textuels repérables de l'activité du narrateur adulte et d'autres qui témoignent plutôt
d'une présence enfantine.
Ainsi, nous nous intéresserons au repérage des voix : adulte et enfantine tout
en essayant de relever l'effet que produit l'une ou l'autre sur le lecteur.
2-1-1- Narrateur adulte
"Je ne puis à aucun instant négliger la présence du
narrateur dans l'histoire qu'il raconte"2
L'histoire qui nous est racontée dans L'Enfant est celle d'un enfant; Jacques
Vingtras, dont l'enfance s'est résumée dans des maltraitances et des injustices de la
part des personnes les plus proches; ses parents.
Cette fictionnalisation de soi, sème dans le texte des traces et des indices de
la présence du narrateur-adulte dont la tâche est d'élire, dans le foisonnement de sa
mémoire, les faits qui vont peupler son récit.
1 Ph. Lejeune, Vallès et la voix narrative, p.4. 2 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 225.
59
La parodie, l'ironie et certaines figures de rhétorique telles la métaphore, le
chiasme, l'oxymore, etc. sont des éléments "compliqués et culturellement marqués"
et dans lesquels Hélène Giaufret Colambani voit une fonction distanciatrice :
"Ce n'est pas un hasard si nous trouvons ces images en écho,
visant des objectifs absolument contraires : les unes chargées
d'émotivité et destinées à susciter chez le lecteur la passion
même qui les habite, les autres les mettant à distance,
rétablissent les relais au moyen de l'humour, de l'ironie, voire
de la parodie. Là où il y avait des élans d'émotion, nous
trouverons réserve et jugement".1
Qualifiés "d'expressionnistes", les figures sont l'attestation de la présence
d'une conscience adulte :
"L'expressionnisme naît donc d'une conscience claire de ce
qu'a été l'enfance racontée. Le narrateur-auteur donne à
posteriori à travers certaines images un sens à l'intrigue, il
charpente et structure par là cette histoire exemplaire d'un
enfant malheureux qui devient un homme engagé et un
écrivain".2
2-1-1-1- La parodie
Etymologiquement, le mot parodie vient du grec parôdia 3 constitué de para
qui veut dire à la fois "contre" et "à côté" et de ôdé qui signifie "chant". C'est donc
ce "contre-chant" par lequel on transforme, on travestit une œuvre dans une
intention plaisante voire satirique". Dans l'Antiquité, elle se résumait en "un simple
procédé de citation comique"4. En effet, pour les grammairiens et rhétoriciens grecs,
"est parodie toute insertion dans une comédie d'un bref passage tragique, lyrique ou
1 Denis Labouret, Rémi et Jacques : La prise de parole comme marque de l'évolution de l'enfant.(article). 2 Denis Labouret, Rémi et Jacques : La prise de parole comme marque de l'évolution de l'enfant.(article).
3 Dictionnaire électronique Le petit Robert. 4 Encyclopédie électronique Universalis.
60
épique avec ou sans transformation, la simple recontextualisation suffisant à
produire l'effet comique escompté" 1.
Dans le Traité des tropes du grammairien Du Marsais (1730), la parodie
serai "un ouvrage en vers dans lequel on détourne, dans un sens railleur des vers
qu'un autre a faits dans une vue différente".2
Pour l'esthétique romantique, au XIXème
siècle, est qualifiée "de parodique
tout ce qui relève d'une représentation déformante et moqueuse", c'est alors le
synonyme de caricature Ŕ le critique et romancier Champfleury (1821- 1889) utilise
indifféremment l'un pour l'autre dans son Histoire de la caricature antique (1865) Ŕ
ou de satire d'où le choix du titre La Parodie d'André Gill (1869) pour son
hebdomadaire satirique.
Définie en outre, de manière péjorative par Delepierre dans Essai sur la
parodie (1868-1869) Ŕ qui représente un ouvrage encyclopédique et érudit qui va de
l'Antiquité au XIXème
siècle et qui explore la parodie dans toutes les cultures
européennes- comme :
"l'amusement des littératures vieillissantes qui commence à ne
plus respecter leur plus belle œuvres" elle apparaît comme la
dégradation des grands textes et le parodiste comme "un
parasite animé par la haine et l'envie".
Considéré ensuite par les formalistes russes, au XXème
siècle, comme une
pratique qui met un texte en relation avec un autre texte et qui témoigne de la
vitalité d'une littérature en évolution.
Pour Iouri Tynianov, la pratique de la parodie "empêche une sclérose de la
littérature" 3
1 Encyclopédie électronique Universalis.
2 Encyclopédie électronique, Universalis. 3 Iouri Tynianov, Destruction, parodie, 1921, trad. Franç. in Change, no 2, 1969.
61
Pour M. Bakhtine, qui a élaboré les notions de dialogisme et de polyphonie
(signes de l'interaction et de la présence de l'altérité soit dans les discours quotidiens
ou dans les représentations romanesques), la parodie serait une pratique, parmi
d'autres, de l'intertextualité.
Dans sa typologie des formes de l'intertextualité, G. Genette distingue deux
types de relations entre les textes :
- Celle qui s'appuie sur une relation de coprésence (la citation, la référence, le
plagiat et l'allusion)
- Celle qui s'appuie sur une relation de dérivation (la parodie et le pastiche)
Dans ce bref aperçu historique de la notion de la parodie, nous étions poussés
par l'ambition de déceler les fondements et les fins d'une telle pratique.
Peut-on conclure que la parodie est la manifestation d'une habitude
fondamentale dans toutes les cultures humaines, celle de redire, de transformer et de
travestir le déjà-existant dans des fins burlesques ou satiriques.
Ne se limitant pas au genre littéraire, elle touche toutes les pratiques
artistiques et même quotidiennes. Les toiles de peintres célèbres, les sculptures, les
morceaux de musique, les affiches de films, les publicités tout comme nos échanges
discursifs quotidiens sont les cibles diverses de ce jeu d'appropriation qui montre en
un bref moment combien nous sommes prisonniers du déjà-là et combien nous en
sommes libres.
Car, la parodie jouit de ce pouvoir double qui fait qu'elle reprend l'ancien
mais sous une autre forme et dans d'autres fins.
Et c'est justement dans ce sens que Vallès emploie la parodie. Loin d'avoir un
refus gratuit ou une haine arbitraire des formes anciennes, il suggère de défier
l'antique non pour le détruire, mais pour s'en libérer et inventer une nouvelle forme.
Il écrit en novembre 1865 :
62
"Pourquoi se moquer de la mythologie antique si l'on refait
une mythologie moderne ? Défions-nous des apothéose, et que
la caricature, pas plus que la philosophie, ne noie pas dans
les limbes la liberté." 1
Ironie citationnelle, la parodie chez Vallès repose sur la subversion ludique
de la culture classique. Certaines sont explicitement soulignées par l'auteur lui-
même :
" Je me sens grandir; j'oublie les anciens. Je songe plus à ce
que je deviendrai qu'a ce qu'est devenu tel empereur romain.
Ma facilité, mon imagination s'évanouissent, meurent, sont
morte !!! (Bossuet, Oraisons funèbres)." 2
Et plus loin :
"Il aime ces allusions antiques, je le sais"(imité de Bossuet) 3
Mais la parodie la plus vive et la plus la plus longue est celle qui conclut le
chapitre intitulé Le Lycée. Elle reprend et parodie le ton de l'œuvre prototypique de
l'autobiographie : Les Confessions de J.J. Rousseau. La présence même du mot
confession désigne la relation parodique entre les deux textes :
" Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais
non ! Je livre aujourd'hui, aujourd'hui seulement mon secret,
comme un mourant fait appeler le procureur général et lui
confie l'histoire d"un crime. Il m'est pénible de faire cette
confession, mais je le dois à l'honneur de ma famille, au
respect de la vérité, à la banque de France, à moi-même.
J'ai été faussaire ! " 1
1 Jules Vallès, Œuvres, Paris: La Pléiade, 1975, ed. R.Bellet, 1: 585
2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.119. 3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p236.
63
Ce passage parodie celui des Confessions :
" Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont
l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes
semblable un homme dans toute la vérité de la nature; et cet
homme, ce sera moi. (…) Etre éternel, rassemble autour de
moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent
mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils
rougissent de mes misères." 2
Remarquons que dans L'Enfant les parodies sont signalées par des notes ou
des parenthèses qui explicitent toute la relation culturelle. C'est, peut-on le suggérer,
la volonté de Vallès de monter que sa révolte contre les textes anciens n'est pas par
ignorance, mais par un désir de produire d'autres textes avec une autre esthétique.
Cette ironie citationnelle, Jacques Migozi la définie comme " les procédés
par lesquels une énonciation démystificatrice joue à imiter une autre énonciation; à
feindre de l'assumer"3
Elle consiste à citer sobrement des paroles et des maximes sans conviction et
dans des contextes qui les font tourner en dérision. Le héros narrateur feindrait ainsi
de reprendre à son compte les valeurs et les principes sociaux et moraux. Produisant
le rire, cette ironie fonctionne comme une arme de dénonciation et d'attaque contre
les injustices parentales et sociales.
Ainsi, à force de reprendre et d'imiter le discours de la mère, du père et des
professeurs, le narrateur-adulte le tourne en ridicule.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 110.
2 J.J. Rousseau, Les Confessions, Livre premier, p.13.
3 Jacques Migozi : L'écriture de l'Histoire dans la trilogie romanesque de Vallès : L'Enfant, le Bachelier,
l'Insurgé : thèse de doctorat, Paris VIII, sous la direction de Levaillant et de R. Bellet, février 1990, p. 341.
64
2-1-1-2- L'ironie
En abordant la notion d'ironie, nous avons été hâté par le désir d'établir
précipitamment des passerelles entre cette pratique, dont la présence est aussi
familière que trompeuse, et la voix adulte qui tisse les trames de notre récit.
Mais, notre première approche de l'ironie a révélé bien des problèmes relatifs
au procédé lui-même et à son emploi. Des questions donc se posaient en vu
d'éclaircir l'essence de l'ironie et de délimiter notre champ d'investigation : quand
est-ce que l'écrivain a recours à l'ironie ? Que sert-elle à exprimer ? Et qu'offre-t-
elle par son emploi ?
L'ironie fait certainement partie des mots qui se refusent à toute définition
close et statique. Le vocable lui-même semble n'exister que lié de manière
consubstantielle à un adjectif qualificatif épithète (l'ironie moqueuse, ironie
mordante, ironie amère etc.) ou à un complément de nom (l'ironie du sort, l'ironie
du destin, l'ironie de la vie etc.) afin de canaliser au maximum le flot des acceptions
possibles et des dérivations certaines.
En parlant de la pratique de l'ironie, nous tenons à mettre en lumière non
seulement les cibles visées (les personnages) par l'ironiste dans notre texte, mais
aussi et surtout de dégager les différents procédés comiques utilisés par Jules Vallès
pour condamner et stigmatiser les oppressions sociales et culturelles et "démasquer
les hypocrisies de la socialité".1
Avant d'arriver à une définition de l'ironie telle qu'elle nous est donnée par
les ouvrages rhétoriques et les dictionnaires, nous jugeons utiles de revoir les
différentes acceptions du mot chez les anciens et les modernes.
Remontant à l'origine de l'ironie, on s'aperçoit qu'elle n'appartenait pas au
domaine littéraire. Selon la définition d'Aristote, elle se situe dans le cadre d'une
analyse systématique des comportements individuel. Employée selon le principe de
1 Philippe Hamon, L'ironie littéraire: Essai sur les formes de l'écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, p.110.
65
la maïeutique de Socrate dans toutes les situations conversationnelles, elle a pour
but d'analyser les attitudes fondamentales de l'être humain.
Bed Allemann ajoute que :
" (…) pour autant qu'elle se rapporte à un champ déterminé
de l'activité humaine, elle a plus avoir avec la philosophie (à
partir du principe de la maïeutique de Socrate) qu'avec la
littérature".1
Considérée comme trope, donc appartenant à la sphère littéraire, elle est
définie par Pierre Fontanier dans les mots suivants:
" L'ironie est une figure par laquelle on veut faire entendre le
contraire de ce que qu'on dit: ainsi les mots dont on se sert
dans l'ironie ne sont pas pris dans le sens littéral. (…) Ainsi
l'ironie fait une satire avec les mêmes paroles dont le discours
ordinaire fait un éloge". 2
Selon cette définition, l'ironie en tant qu'activité assumée par une instance
énonciatrice suggère la présence de deux niveaux sémantiques :
"- le sens littéral (premier, patent, inscrit en langue) = connoté.
- le sens dérivé (second, latent, plus ou moins inédit) = dénoté."3.
Dans cette hiérarchie des niveaux sémantiques, un seul et unique signifiant
se trouve enrichi, investi de deux signifiés (Sa: Sé1 + Sé2), le premier littéral à
valeur positive est rejeté, écarté au profit du second qui constitue le "vrai" sens
compatible avec l'intention de l'énonciateur.
1 Bed Allemann, De l'ironie en tant que principe littéraire, in Poétique no 36,(numéro spécial sur l'ironie),
Paris, Seuil, novembre 1978, p.385. 2 Pierre Fontanier, Les figures du discours, 1ère édition, 1830, nouvelle édition, Flammarion 1968, p.141. 3 C. Kerbrat-Orecchioni, L'ironie comme trope, in Poétique no 41, février, 1980, p. 110.
66
Elue comme un mode de pensée, l'ironie requiert un statut particulier au
XIXè siècle. Nombreux sont les écrivains qui ont été fascinés par le contre discours
qui s'attaque aux discours officiels et aux discours sérieux de la politique, de la
religion, des meurs et traditions trop rigides. Selon Ph. Hamon :
"Le XIXè
siècle, en son début, coïncide pourtant avec des
divers romantismes, donc avec une référence non française, à
l'Allemagne.(…) L'ironie devient un mode de pensée plus
qu'un mode de discours, une attitude philosophique plus
qu'une position éthique, et le "styleoxymore" devient, sous la
plume des écrivains, comme sous celles des critiques et
théoriciens qui la décrivent, la seule manière adéquate,
semble-t-il d'en traiter :"gaîté mélancolique", "cruauté
tendre" (…). D'où l'image du "soleil noir" comme image
récurrente chez de nombreux écrivains (Ex : Raimbaud) .(…)
L'ironie et le comique ne sont plus contonnés dans des genres
déterminés (le burlesque, l'héroïcomique, le pamphlet, la
comédie), et dans une hiérarchie fixe de ces mêmes genres
mis au service d'une rhétorique persuasive et pédagogique,
mais devienne une composante générale du réel et un "mode"
de représentation de ce réel qui transcende et traverse la
hiérarchie et l'ensemble des genres". 1
Vallès fait partie de cette génération fascinée par les ressources qu'offre
l'écriture ironique pour dénoncer et démasquer les hypocrisies sociales et familiales.
Ne manquant pas une occasion pour la revendiquer comme arme esthétique et
stylistique. Ainsi, il proclame dans l'article du Figaro du 23 novembre 1865: " Voilà
(…) pourquoi j'aime toutes les formes de l'ironie, adoucies, violentes, polies,
barbares. Elle ne fait peur qu'aux faibles et elle est la leçon d'honneur des forts" 2
1 Ph. Hamon, L'ironie littéraire : Essai sur les formes de l'écriture oblique, Hachette, Paris, 1996, p.129. 2 Jules Vallès, La caricature, in Le Figaro, 23 novembre, éd. Pléïade, Tome 1, Gallimard, 1975, p.583.
67
Son intérêt pour l'ironie a précédé même la rédaction de L'Enfant, il déclare:
"on a assez d'armes contre nous, nous n'en demandons qu'une qui sera notre
baïonnette : l'ironie"1. Deux ans après son Histoire d'un enfant, le projet de L'Enfant
a mûri et il annonce à Arthur Arnould ses intentions à propos de son récit :" Mon
bouquin est hardi comme tout -sous une forme gaie- on voit les dents sous le rire, et
il y a des pères qui voudrons me tuer (…) avec l'ironie plein les coins (…)"2.
Toujours en parlant de son livre, il confie à Hector Malot :
" Je le pense très drôle et très hardi. Ce n'est pas du talent,
c'est la bonne fortune du souvenir, un stock de sensations
vertes: c'est le procès de la famille. Je vais faire celui de la
religion, de la patrie, de la propriété et du succès, avec l'arme
de l'ironie toujours, un poignard à manche poli, à reflet de
lame bleue, avec une petite larme blanche au bout et des
taches de sang dans le fil" 3
Le lecteur de L'Enfant aura donc la confirmation de ces déclarations et
savourera pleinement la palette des souvenirs ingénieusement présentés sous les
diverses formes de l'ironie, des plus gaies aux plus blessantes.
Loin de vouloir nous étaler inutilement sur la pratique de l'ironie, et pour ne
pas perdre de vue notre propos, celui de relever les traces de la présence d'une voix
adulte dans le texte, il nous a paru utile de revenir sur les dires de l'auteur
concernant la place de cette pratique dans l'écriture de son récit.
L'innocence enfantine ne peut dire que ce qu'elle pense ou ce qu'elle voit,
même si c'est blessant ou inconvenable. Elle n'a pas cette capacité qu'a l'hypocrisie
adulte à cacher et à masquer une réalité laide et méprisable en l'enveloppant dans le
1 Jules Vallès, La caricature, in Le Figaro, 23 novembre, éd. Pléïade, Tome 1, Gallimard, 1975, p.588.
2 Août, 1876, p. 135, EFR. Le proscrit. 3 Jules Vallès, Correspondances avec H.Malot, Lettre du 17 juillet, 1876, EFR, 1968, p. 176.
68
voile enjoliveur des paroles bien choisies. Ainsi: " Hypocrite, l'ironiste est quelqu'un
qui parle de dessous un masque pour démasquer les hypocrisies de la socialité". 1
L'ironie, en tant que pratique littéraire, a justement ce pouvoir double de dire
et de critiquer, tout en feignant l'indifférence, les injustices et les bizarreries de la
vie. C'est, peut-on le dire, une manière de traiter du monde, de répondre ou de réagir
à une situation perçue et vécue, bref elle permet à l'individu qui, ayant atteint une
certaine maturité, de critiquer et douter de tout.
C'est une vision du monde qui permet de restructurer l'échelle des valeurs
dans un monde dévoilé par un esprit adulte et non plus dupe.
Elle témoigne donc d'une présence et d'une voix adulte qui, en se livrant à la
rétrospection, s'auto-analyse et cherche à se défouler, à se libérer des fantasmes liés
à son enfance et à régler des comptes avec un passé douloureux.
Nous reprenons ici la classification des divers types d'ironie établie par D.C.
Muecke et Beda Allemann et reprise par Jacques Migozi. Elle nous parait
pertinente dans l'étude et l'analyse de l'ironie chez notre auteur.
La première est celle citée et définie plus haut; l'ironie citationnelle et qui
relève de la parodie.
La deuxième, l'ironie anti-phrastique, considérée comme une figure de sens
et de pensée, consiste dans l'emploi d' "un mot …dans un sens contraire à celui qui
lui est… naturel"2. Ce type d'ironie repose sur un jeu et une opposition entre le sens
dénoté et le sens connoté. L'énonciateur cherche à faire comprendre le contraire de
ce qu'il dit. Ainsi en reprenant à son compte les leçons "pédagogique" et "morale",
il dénonce le système éducatif carcéral et mutilant et les attitudes tyranniques de
parents trop impressionnés par le désir d'élever leur enfant selon les leçons "de
comme il faut", tandis que les autres enfants de son âge, ceux du cordonnier et de
1 Ph. Hamon, L'ironie littéraire : Essai sur les formes de l'écriture oblique, Hachette, Paris, 1996, p.129. 2 Fontanier, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions, 1984, p.56
69
l'épicier, ses voisins et parmi qui une nouvelle vie s'offre à lui, ont le droit de jouer,
de s'amuser, de crier, de se battre tout en s'aimant : (chapitre X "Braves gens")
" Ils sont heureux dans cette famille !-C'est cordial, bavard,
bon enfant : tout ça travaille, mais en jacassant, tout ça se
dispute, mais en s'aimant (…)
Je trouve des pères qui pleurent, des mères qui rient : je n'ai
jamais vu pleurer, jamais rire; on geint, on crie. (…) c'est que
ma mère est une mère courageuse et ferme qui veut m'élever
comme il faut". 1
Ou dans le chapitre IV intitulé "La petite ville", où le narrateur-adulte, se
rappelant une des privations de son enfance, exagère le discours dénoté au point
d'en faire une caricature :
"(…) et je me demande tout bas si ces parents qui laissent
ainsi leurs enfants jouer à ces jeux-là ne sont pas tout
simplement des gent qui veulent que leurs enfants se tuent.
Des assassins sans courages ! Des monstres ! Qui, n'osant
pas noyer leurs petits, les envoient au trapèze -et à la
balançoire!"2
Ou encore au chapitre XV; "Projets d'évasion", où il formule le projet de
s'évader ne pouvant tenir et supporter plus longtemps les injustices de la maison et
du collège :
"Je n'y peut plus tenir; il faut que je m'échappe de la maison
et du collège. (…) Mon père peut me faire pleurer et saigner
pendant toute ma jeunesse : je lui doit l'obéissance et le
respect.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.95. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.48.
70
Les règles de la vie de famille lui donne droit de vie et de mort
sur moi.
Je suis un mauvais sujet, après tout !" 1
Les phrases portent nécessairement la trace de l'attitude du locuteur face à ce
qu'il dit (c'est-à-dire le mode de présentation de son contenu). L'emploi de la
modalité exclamative "répond principalement à la fonction émotive (ou expressive
au sens strict) du langage (fonction centrée sur le locuteur (…)"2. Il exprime ici la
réaction et le désappointement du héros-narrateur face au comportement de son
père. En feignant de prendre à son compte le discours de ce dernier, donc ses
valeurs, ses convictions et ses principes, le narrateur-adulte le critique au point d'en
faire une caricature.
Et reprochant à son père de ne point respecter ses rêves d'enfant et se
moquant presque de lui (l'emploi de l'italique suggérant cette interprétation), il
continue :
"On est fainéant et un drôle, quand on veut être cordonnier,
vivre dans la poix et la colle, tirer le fil, manier le tranchet, au
lieu de rêver une toge de professeur, avec une toque et de
l'hermine.
On est insolant vis-à-vis de son père, quand on pense qu'avec
la toge on est pauvre, qu'avec le tablier de cuir on est libre !
C'est moi qui ai tort, il a raison de me battre. " 3
Ou plus loin, quand il condamne l'attitude de sa mère qui, au lieu de le
défendre contre les coups de son père ou au moins le consoler, lui demande s'il l'a
senti :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.148-149 2 Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions, 1984, p.206. 3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.149.
71
"(…) il faut bien avouer que ma mère est logique. Si on bat les
enfants, c'est pour leur bien, pour qu'ils se souviennent, au
moment de faire une faute, qu'ils auront les cheveux tirés, les
oreilles en sang, qu'ils souffrirent quoi !... Elle a un système,
elle l'applique.
Elle est plus raisonnable que les parents de ce petit à qui on
donne dix sous quand on lui a envoyé une taloche (…)
Je suis tombé sur une mère qui a du bon sens, de la
méthode."1
Etant une reprise caricaturale des paroles de l'Autre, l'ironie anti-phrastique
relève de la polyphonie énonciative. Elle repose sur une apparente volonté de la
superposition de deux voix tout en gardant une distance entre le sujet parlant et
l'énonciateur. Et cette distance est rendue possible du fait que le discours ironisé ne
"colle" pas à la situation d'énonciation.
J. Migozi dit justement à ce sujet :
"(…) l'anti-phrase dans L'Enfant suppose inévitablement une
feinte candeur ou une adoption factice du raisonnement
d'autrui, donc une polyphonie énonciative placée sous le
double signe du mime et de la distanciation. L'anti-phrase
suppose bien la rencontre de plusieurs discours, rencontre
langagière par laquelle et dans laquelle l'ironisé (ou plutôt
son discours) est acculé par l'ironiste dans l'impasse de ses
propres contradictions." 2
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 153-154.
2 J. Migozi, L'écriture de l'Histoire dans la trilogie romanesque de Vallès : L'Enfant, le Bachelier, l'Insurgé,
thèse de doctorat, Paris VIII, sous la direction de Levaillant et de R. Bellet, février 1990, p.341.
72
2-1-1-3-Les figures de rhétorique
Parmi les figures de rhétorique que le narrateur-adulte utilise pour renforcer
ses expressions ironiques et exagérer davantage le sens dénoté; l'hyperbole "qui
consiste à mettre en relief une idée au moyen d'une expression qui la dépasse" 1 et
dans laquelle "on peut observer un emploi ironique (…) dont le résultat est une
diminution"2. Au chapitre X "Braves gens" où il s'élève contre le comportement
incompréhensible de sa mère qui n'hésitait jamais à faire pleurer son enfant :
"Ma mère avait plus de courage. Elle se sacrifiait, elle
étouffait ses faiblesses, elle tordait le cou au premier
mouvement pour se livrer au second. Au lieu de m'embrasser,
elle me pinçait; - vous croyez que cela ne lui coûtait pas !- Il
lui arriva même de se casser les ongles. Elle me battait pour
mon bien, voyez-vous. Sa main hésita plus d'une fois; elle dut
prendre son pied."3
Ou un peu plus loin, dans la page suivante :
"Je sentais si bien l'excellence des raisons et l'héroïsme des
sentiments qui guidaient ma mère (…)"4
Le troisième type d'ironie, fortement présent dans notre récit, est l'ironie
situationnelle distinguée par D. C. Muecke de l'ironie verbale et définie comme
suit:
" Au premier abord, la distinction semblerais parfaitement
évidente, aussi évidente que la distinction entre les mots et les
choses. D'une part nous avons un ironiste qui a l'intention
d'être ironique, et qui emploie quelque forme d'anti-phrase
dans un vecteur quelconque de communication. De l'autre
1 Le Petit Robert, Dictionnaire électronique. 2 Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions, 1984, p.238.
3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.96. 4 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.97.
73
côté, nous avons une situation ou un évènement qui peut
éventuellement frapper quelqu'un et lui sembler ironique, sans
qu'il y ait d'ironiste, ni aucune intentionnalité".1
Cette forme d'ironie concerne des situations communicationnelles et des
scènes comiques et caricaturales par lesquelles le narrateur adulte dénonce et
stigmatise les pouvoirs oppressifs de la société incarnés par la figure du père, de la
mère, des professeurs, des voisins, etc.
Selon Jaques Migozi ces scènes comiques "stigmatisent par le rire les
totalitarismes et les fossilisations de toute sortes (…). Mais aussi elle suggèrent
mutilation affective de Jacques et de ses parents dans leurs relations mutuelles".2
Cette ironie ne peut échapper à la représentation verbale car les situations
comiques ne peuvent surgir dans l'imagination du lecteur que s'il y a lieu d'une
textualisation de ces scènes. Ainsi ces scènes ironiques sont accompagnées de
procédés d'ironie verbale. Elles ont pour objectif de théâtraliser de manière
burlesque les diverses situations d'oppression notamment familiale qui reflètent un
système éducatif borné et rigide.
Des scènes dialoguées montrent la rigidité de l'enseignement maternel quant
au comportement à prendre chez les autres, comme au chapitre XVI "Un drame" où
Jacques, après une retenue, invité à manger chez M. Laurier, l'économe, donne des
réponses contradictoires, fait des gestes maladroits qui témoignent de l'embarras et
de la confusion dont il est victime. Car, pourtant loin de sa mère, il ne peut échapper
à ses recommandations :
"La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M.
Laurier.
-Te voilà, gamin ?
1 DC Muecke, Analyse de l'ironie, in Poétique no, 36 (no spécial sur l'ironie), Paris, Seuil, novembre 1978,
p.478-494. 2 Jacques Migozi, L'écriture de l'Histoire dans la trilogie romanesque de Vallès : L'Enfant, le Bachelier,
l'Insurgé, thèse de doctorat, Paris VIII, sous la direction de Levaillant et de R. Bellet, février 1990, p.356.
74
-Oui, m'sieu.
-Toujours en retenue, donc ?
-Non, m'sieu.
-Tu as faim ?
-Oui, m'sieu.
-Tu veux manger ?
-Non m'sieu !
Je croyais plus poli de dire non : ma mère m'avait bien
recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait
pas dans le monde."1
Ou encore, quand l'économe lui offre du poisson :
"L'économe m'offre du poisson. Ŕ Ah ! Mais non !
Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup,
comme un paysan.
"Tu veux de la carpe ?
-Non, m'sieu !
-Tu ne l'aimes pas ?
-Si, m'sieu !"2
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.167. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.168.
75
Et il finit par déconcerter son hôte avec ses gestes gauches et
incompréhensibles. Parce qu'on a l'air d'avoir les doigts trop sales si on s'essuyait
les mains trop souvent, il préfère le faire sur son pantalon :
"Je m'essuie sur mon pantalon par -derrière geste qui
déconcerte l'économe quand il le surprend du coin de l'œil- il
ne sait quoi penser !
Ça te démange ?
-Non m'sieu !
-Pourquoi te grattes-tu ?
-Je ne sais pas !"1
Rapportés au style direct, les discours de la mère, du père, des professeurs et
des autres parties prenantes bâtissent ces scènes dialoguées et enrichissent la
polyphonie énonciative dont se caractérise notre roman.
Ses vêtements sont aussi source de situations bizarres, ridicules et mêmes
douloureuses. Au chapitre V intitulé justement "La toilette" le narrateur adulte se
livre à une critique sévère des goûts de sa mère et de la façon dans laquelle elle
tenait que son fils soit habillé élevant la description exagérée à l'apparition
angélique :
"Un jour un homme qui voyageait m'a pris pour une curiosité
du pays, et m'ayant vu de loin, est accouru au galop de son
cheval. Son étonnement a été extrême, quand il reconnu que
j'étais vivant. Il a mis pied à terre, et s'adressant à ma mère,
lui a demandé respectueusement si elle voulait bien lui
indiquer l'adresse du tailleur qui avait fait mon vêtement.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 169.
76
"C'est moi", a-t-elle répondu, rougissant d'orgueil.
Le cavalier est reparti et on ne l'a plus revu.
Ma mère m'a parlé souvent de cette apparition (…)" 1
On notera aussi, l'emploi de l'hyperbole qui contribue à l'exagération des
sentiments de l'énonciateur dans le but de produire plus d'impression sur le lecteur :
"(…) l'étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon se sèche
et se racornit m'écorche et m'ensanglante.
Hélas ! Je ne vais plus vivre mais me traîner.
Tous les jeux de l'enfance me sont interdits. Je ne puis jouer
aux barres, sauter, courir, me battre. Je rampe, seul,
calomnié des uns, plaint par les autres, inutile ! Et il m'est
donné au sein même de ma ville natale, à douze ans, de
connaître, isolé dans ce pantalon, les douleurs sourdes de
l'exile".2
Cet habit est également à l'origine des confusions dont il est l'objet. Ainsi
dans la même page, au bal costumé, habillé en charbonnier, Jacques est confondu
avec le petit Choufloux, le laveur de vaisselle, un quiproquo qui le condamne à
laver la vaisselle toute la nuit n'osant décliner sa véritable identité :
"On m'avait invité pendant le carnaval à un bal d'enfants. Ma
mère m'a vêtu en charbonnier. Au moment de me conduire,
elle a été forcée d'aller ailleurs (...) Je ne savais pas le chemin
et je me suis perdu dans le jardin; j'ai appelé.
Une servante est venue et m'a dit :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.50. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 50-51.
77
"C'est vous le petit Choufloux, qui venez pour aider à la
cuisine?"
Je n'ai pas osé dire que non, et on m'a fait laver la vaisselle
toute la nuit." 1
Aussi, lors de la distribution des prix, le narrateur adulte, toujours en
humoriste, se remémore la scène et en fait une caricature. Revêtu d'une redingote
que sa mère a faite d'une étoffe criante, qui a des reflets de tigre au soleil qu'elle a
trouvé dans l'armoire et coiffé d'un chapeau haut de forme, il a dû recevoir son prix
dans une situation inconfortable et même humiliante :
"Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut et me
chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva les
mains au ciel. (…)
Mais en voulant montre par-dessus un banc pour arriver du
côté de ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et la
jambe du pantalon qui remonte comme un élastique : Mon
tibia se voit -j'ai l'air d'être en caleçon cette fois- les dames
que mon cynisme outrage, se cache sous leur éventail …
Les autorités se parlent à l'oreille, le général se lève et
regarde: on se demande le secret de ce tapage.
"Jacques, baisse ta culotte" dit ma mère à ce moment, d'une
voix qui me fusille et part comme une décharge dans le
silence.
Tous les regards s'abaissent sur moi.
Il faut cependant que ce scandale cesse. Un ordre :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 51.
78
"Enlevez l'enfant aux cornichons!"1
Même si les passages choisis sont d'une certaine longueur, il nous paraît
important de les rapporter dans leur contexte et ce dans l'ambition de respecter leur
essence et afin de pouvoir revivre les situations et déceler l'effet ironique recherché
par l'auteur.
Ce rire dont voulait tant Vallès, est loin d'être sans objectifs. Il remplit une
fonction double, d'un côté, cherchant à produire sur le lecteur l'effet brechtien de la
distanciation, "l'effet V" (Verfremdungseffekt), il utilise des techniques de
théâtralisation qui immunisent le lecteur contre l'émotion facile et le désir de
s'identifier au personnage. Aussi ces scènes sont représentées avec un humour
exagéré, plus proche de l'étrangeté et de la bizarrerie que de la réalité possible.
Et, d'un autre côté, il accomplit une fonction thérapeutique. Il a pour objectif
d'atténuer ses souffrances psychologiques. En effet, selon l'expression du journaliste
et animateur français Michel Drucker, auteur d'un roman autobiographique, dont le
titre est une interrogation tant répétée par son père: "Mais qu'est-ce qu'on va faire
de toi ?"; "nul ne guérit de son enfance". Ainsi, ce pèlerinage aux sources et ce
revirement sur les faits et les évènements d'un passé douloureux, que le temps et les
effets de la mémoire ont déformé, se fait avec un détachement et une distance qui
offre à l'auteur la capacité de parler de son Jacques Vingtras comme d'un
personnage insignifiant, ridicule, indigne de pitié.
Réduit à traîner l'argent d'une récompense que sa mère lui a donné parce qu'il
a été le premier, Jacques, dont la volonté était, cette fois, plus grande que la peur de
sa mère, eut le courage d'aller dans un bazar, de se payer une paire de bretelles, de
gagner un lapin dans une baraque de tir forain et de jouir enfin de son argent. Cette
scène comique, détaillée sur trois pages au chapitre XIII L'argent, surgit dans
l'imagination du lecteur grâce à la capacité prodigieuse de l'auteur à créer, par les
mots et par de courtes phrases, l'atmosphère et l'effet de réalité.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 53-54.
79
Même les occasions familiales, sont pour le narrateur adulte, source de
situations ironiques dont son enfance est peuplée. Ainsi l'épisode de la fête de la
Saint-Antoine, au chapitre VII, reprend les maladresses de l'enfant Jacques bridé par
les protocoles de la cérémonie :
"Reste à régler la cérémonie.
Le papier comme ceci, le pot de fleur comme cela, tu
t'avances (…)"
Je m'avance et je casse deux vases qui figurent le pot de fleur-
C'est quatre gifles, deux par vase."1
Ou encore plus loin, lorsqu'il va lire le compliment et embrasser
son père :
"Je m'avance.
Je tiens le géranium de onze sous et le rouleau, ce qui me
gêne pour grimper.
Mon père m'aide, il me trouve lourd; je monte une jambe, -je
glisse. Mon père me rattrape, il est forcé de me saisir par le
fond de la culotte, et je tourne un peu dans l'espace.
Ce n'est pas ma figure qu'il a devant les yeux, moi-même je ne
trouve pas son visage. Quelle position !"2
Certaines figures de style peuvent aussi être considérées comme des
éléments de différenciation entre le narrateur-enfant et le narrateur-adulte. Ainsi, on
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 75. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.76-77.
80
trouve l'oxymore "qui consiste à allier deux mots de sens incompatibles pour leur
donner plus de force expressive." 1
"J'ai sauté d'un monde mort dans un monde vivant"2
La métaphore considérée "comme le plus élaboré des tropes, car le passage
d'un sens à l'autre a lieu par une opération personnelle fondée sur une impression ou
une interprétation et celle-ci demande à être trouvée sinon revécue par le lecteur." 3:
"J'ai touché la vie de mes doigts plein d'encre."4
Le chiasme qui consiste à "placer en ordre inverse les segments de deux
groupes de mots syntaxiquement identiques." 5
Ces figures de style du fait de leur complexité demande une certaine maîtrise
de la part du narrateur. Ce sont donc les marques qui trahissent la présence du
narrateur-adulte.
2-1-2- Narrateur enfant
Entreprendre d'écrire son enfance, c'est s'aventurer dans un univers
désormais mémoriel et où le narrateur-adulte doit, pour y accéder, céder une grande
place au narrateur-enfant et lui reconnaître une conscience, une voix et une présence
qui lui permet de se trouver partout dans l'univers diégétique. Cette voix laisse dans
le récit des indices et des traces qui la rendent repérable et décelable.
Dans la présente partie de notre travail, nous nous attacherons à relever les
procédés qui permettent à l'enfant de communiquer et de se faire entendre à travers
le lexique, les thèmes qu'il véhicule, la vision qu'il a du monde qui l'entour et ses
différentes positions vis-à-vis des évènements qui animent sa conscience.
1 Le Grand Robert de la langue française (Dictionnaire électronique). 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 111. 3 Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions, 1984, p. 286.
4 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 111. 5 Ibid. p. 111.
81
Dans l'autobiographie classique, telle Les Confessions de J.J. Rousseau, le
narrateur-adulte domine et organise la narration de sa diégèse. Etant la personne,
directement concernée par les faits qui ont animé l'histoire de sa vie, l'auteur-
narrateur-personnage, poussé par ce besoin insurmontable d'autrui, dévoilera,
devant le lecteur, ses intimités, ses sentiments et même ses faiblesses les plus
enfuies.
Or, dans L'Enfant, l'identité auteur-narrateur-personnage est transgressée.
L'information narrative nous est transmise par plusieurs sources énonciatives. Le
regard témoin de l'enfant cherche à se fabriquer une voix, une place dans ce flux
incontrôlable de souvenirs. Car quoi de plus intéressant et plus efficace que de
refaire, encore une fois, une place à son enfance et la laisser flâner librement sans
brides dissimulée sous un autre nom.
Cette voix fabriquée qui défie toute ressemblance, couvre un nombre
important des passages de notre texte. Mais, remarquons avant d'aller plus loin dans
notre analyse, que les passages dominés par l'une ou l'autre voix; adulte ou
enfantine, ne sont pas totalement éloignés. Il est question ici de fragments
relativement courts où tantôt, c'est le narrateur-adulte qui domine, tantôt c'est le
narrateur-enfant. Dans d'autres passages les deux voix s'entremêlent et
s'enchevêtrent pour nous transmettre les dires, les sentiments et les pensées des
autres personnages.
Ainsi, la présence de la voix enfantine nous est suggérée par ce sentiment de
vérité dont Emile Zola fut surpris en découvrant le texte : "C'est la première fois
qu'on parle de nos enfants sans phrases". Cette force dans l'évocation des
sentiments, Vallès l'a gagné en sélectionnant son lexique et en façonnant sa
rhétorique sur le regard et sur les impressions de l'enfant.
L'emploi de procédés littéraires tels l'onomatopée, la comparaison, la
présence des verbes qui évoquent une approche sensitive de la conscience de
l'enfant, le présent de narration, le jeu sur les registres de la langue et l'emploi de
structures disloquées propres à l'énonciation orale ou enfantine, ainsi qu'une
82
présence du merveilleux témoignent, à notre avis, de l'existence d'une voix
enfantine qui prend part dans le développement de l'univers diégétique.
2-1-2-1- L'onomatopée
L'onomatopée est la "formation d'un mot dont le son est imitatif de la chose
qu'il signifie"1. Phénomène subjectif, l'onomatopée est utilisée pour suggérer
l'approche sensitive et enfantine du bruit. Le narrateur-enfant, ne possédant la
richesse lexicale de l'adulte, fera fréquemment et dès la première page, recours aux
onomatopées pour rendre compte de la réalité qui l'entoure :
"Mlle Balandreau m'y met du suif.
C'est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure
au-dessus de nous. D'abord elle était contente : comme elle
n'a pas d'horloge, ça lui donnait l'heure. «Vlin ! Vlan ! Zon !
Zon! Ŕ voilà le petit Chose qu'on fouette : il est temps de faire
mon café au lait.»"2
Ou plus loin :
"Il y a un chaudronnier en train de taper (…) et qui fait
«dzine, dzine» sur le carreau (…)"3
L'onomatopée, ce langage enfantin qui reproduit le son des choses et des
animaux, est le signe réaliste de la représentation enfantine et innocente d'un vécu
concret et sensible :
"(…) le parapluie m'échappe- je me penche pour le rattraper;
mon père se tournait Ŕ pan ! Nous nous cognons Ŕ nous nous
1 Littré, in Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions, 1984,
p.316. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.20. 3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.58.
83
relevons comme deux Guignols ! Encore un faux mouvement
Ŕ pan, pan !- C'est en mesure."1
Ou encore au chapitre XVI, intitulé "Un drame", où son père ne peut fuir le
charme de leur voisine Mme Brignolin qui fait au piano Boum, boum, hi hi…et qui
se trouve être la cause de la jalousie de la mère et du chômage qui a fait envolé les
pif-paf et les v'li, v'lan signes de l'affection maternelle. 2
Ailleurs, on trouve l'onomatopée lexicalisée qui renvoie à la simplicité
enfantine et qui réfère aussi aux rêveries et aux fantasmes dans lesquels se trouve le
narrateur-enfant :
"Je me mets à la fenêtre et regarde au loin s'éteindre les
hameaux. Un rossignol froufroute dans un tas de fagots et se
met à chanter. Il a le coucou qui fait hou-hou ! Dans les
arbres du grand bois, et les grenouilles qui font croa-croa
dans les herbes du marais."3
Aussi, les mots qui renvoient au monde des odeurs sont fréquents et,
renforcés par le procédé d'énumération, ils conservent la facture enfantine et
dévoilent la présence de la voix du narrateur-enfant qui se voie ainsi confier la
narration de certains faits. Chez l'enfant, les odeurs, les bruits et les images
contribuent à développer ses capacités sensorielles et constituent ses premiers
rapports avec le monde environnant :
"Mais la rue !... Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme des
hommes, le long des murs. Il y a dans l'air la poussière fine de
la farine et le tapage des marchés joyeux." 4
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.88 2 Ibid. p.159
3 Ibid. p.144 4 Ibid. p.45
84
Ou encore au chapitre VIII "Le fer-à-cheval" :
"J'aspire à plein nez des odeurs de nature : la marée, l'étable,
les vergers, les bois…
Il y a des parfums âcres et des parfums doux, qui viennent des
paniers de poissons ou des paniers de fruits, qui s'échappent
des tas de pommes ou des tas de fleurs, de la motte de beurre
ou du pot de miel." 1
2-1-2-2- La comparaison
L'enfant qui découvre le monde en se heurtant aux choses va organiser, peu à
peu, le réel à travers des approximations et des rapprochements fondés sur
l'analogie.
Ainsi, parmi les figures de styles qui témoignent de la présence d'un
narrateur-enfant, on trouve la comparaison dans laquelle "on rapproche deux entités
quelconque du même ordre, au regard d'une même action, d'une même qualité,
etc."2
Le fait de comparer tient, dans la vie de l'enfant, une grande place dans la
mesure où la comparaison constitue son premier rapport et son premier
rapprochement avec la réalité. Ayant une force évocatrice, qu'elle a perdue pour
l'adulte, la comparaison révèle ce réalisme psychologique et cette simplicité naïve
dont se caractérise le monde de l'enfant et renforce aussi la présence des sensations.
Ainsi, devant La Messagerie, où il passait pour faire durer plus longtemps
son plaisir d'être loin de la surveillance de sa mère: "Tout le monde remuait, courait,
s'échappait comme les insectes quand il soulevait une pierre au bord d'un champ."3
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.81 2 Littré, in Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions,
1984, p.121. 3 Jules Vallès, op. cit., p.62.
85
Ou au chapitre VIII, Le fer-à-cheval, en automne, quand il fait ses
promenades dans l'Aiguille, où de grands peupliers "de loin font du bruit comme
une fontaine."1
Ce qu'il aime "c'est le soleil qui passe à travers les branches et fait des
plaques claires, qui s'étalent comme des taches jaunes sur un tapis; puis les oiseaux
qui ont des pattes élastiques comme des fils de fer, avec une tête qui remue
toujours; Ŕ et surtout cet air frais, ce silence !"2
La description des vêtements des paysans ou des ouvriers, est aussi, riche de
comparaisons qui conservent l'essence enfantine par des approximations fondées sur
l'analogie entre le comparant et le comparé donnant libre cours à l'imagination du
narrateur-enfant :
"Les vestes des hommes se redressent comme des queues
d'oiseaux, les cotillons des femmes se tiennent en l'air comme
s'il y avait un champignon dessous.
Des cols de chemise comme des œillères de cheval, des
pantalons à ponts, couleur de vache avec des boutons larges
comme des lunes, des chemises pelucheuses et jaunes comme
des peaux de cochons, des souliers comme des troncs
d'arbres…"3
Ou encore lorsqu'il peint les garçons boulangers :
"Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme des
femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les épaules.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.79.
2 Ibid. p.80. 3 Ibid. p.81.
86
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe
blonde comme de la croûte."1
Des fois, les comparaisons sont d'une image caricaturale qui empêche et
immunise le lecteur contre son désir inconscient d'identification ou de projection ce
qui le tient éloigné et conserve également la charge comique et humoristique.
"La famille" (chapitre II) comprend des individus qui sont proie à
l'imagination de l'enfant. Ainsi, le mari de la tatan Mariou :
"est bien un bouvier ! Un beau laboureur blond, cinq pieds,
sept pouces, pas de barbe, mais des poils qui luisent sur son
cou, un cou rond, gras, doré; il a la peau couleur de paille,
avec des yeux comme des bleuets et des lèvres comme des
coquelicots(…)"2
La tante Agnès, la version vallèsienne de sa cousine Bette, vieille fille,
sourde, marginalisée, est aussi la victime de la vision imaginative d'un narrateur-
enfant :
"Elle a bien soixante-dix ans (…) elle a toujours un sert tête
noir qui lui colle comme du taffetas sur le crâne (…) la barbe
grise, un bouquet de poils ici, une petite mèche qui frisotte
par là, et de tout côté des poireaux comme des groseilles, qui
ont l'air de bouillir sur sa figure.
Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut (…) une pomme
de terre brûlée et, par le bas, une pomme de terre germée;
j'en ai trouvé une gonflée, violette, l'autre matin, sous le
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.46. 2 Ibid. p.29.
87
fourneau, qui ressemblait à la grand-tante Agnès comme deux
gouttes d'eaux."1
2-1-2-3-La description
Autre indice de la présence du narrateur-enfant, les descriptions des
personnages, des lieux ou des évènements qui sont soumis à la subjectivité de
l'enfant, à son humeur, à son état d'esprit; à son attachement à tel personne ou à tel
lieu. Ainsi :
"Le collège (…) donnait, comme tous les collèges, comme
toute les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était pas
loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où était
la mairie, le marché aux fruits, le marché aux fleurs, le
rendez-vous de tous les polissons, la gaieté de la ville. (…) A
deux minutes de là, le collège moisit, sue l'ennui et pue
l'encre; les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur
regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline,
troubler le silence, déranger l'étude.
Quelle odeur de vieux !..."2
De cette description, le lecteur peut lire tout l'ennui et toute la déception que
couvre le souvenir de l'école. Cette dernière, trop soumise à un model figé
d'enseignement, n'arrive pas à intéresser un enfant qui n'y voit qu'une prison.
Sa perception est motivée par son tempérament et sa situation psychologique.
Rendu triste à cause des dires des autres pions sur son père et des moqueries qui
animent leurs discussions à son sujet, il voit dans le fait d'aller demander un livre ou
de porter un mot tout un voyage et sa peur travaille son imagination enfantine et la
nourrit de toute sorte de rêveries :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.30. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.30.
88
"(…) j'entends ce qu'ils disent de mon père, comment ils
l'appellent; ils se moque de son grand nez, de son vieux
paletot, (…) je souffre sans qu'il le sache.
Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir, demander un
livre, porter un mot à un des autres pions qui est au bout de la
cour, tout là-bas… il fait noir, le vent souffle, de temps en
temps, il y a des étages à monter, un corridor, un escalier, un
escalier obscur, c'est tout un voyage : on se cache dans les
coins pour me faire peur. Je joue au brave, mais je ne me sens
bien à l'aise que quand je suis rentré dans l'étude où l'on
étouffe."1
L'univers de Jacques-enfant, est complètement gouverné par sa sensibilité
émotionnelle. S'il est ennuyé, solitaire dans l'étude, quand les élèves sont allés
souper et que Mlle Balandreau est en retard, le personnage qui survient est à l'image
de son ennui :
"Comme le temps me semble long ! C'est vide, muet, et s'il
vient quelqu'un, c'est le lampiste qui n'aime pas mon père non
plus, je ne sais pourquoi : un vieux qui a une loupe, une
casquette de peau de bête te une veste grise comme celle des
prisonniers : il sent l'huile, marmotte toujours entre ses dents,
me regarde d'un œil dur, m'ôte brutalement ma chaise (…)"2
Les moments les plus heureux pour Jacques-enfant, sont ceux qu'il passe en
vacances, chez ses tantes à Farreyrolles. Là-bas, loin de l'œil handicapant de sa
mère, il trouve toute sa liberté à manger, à courir, à jouer; à se réjouir de son
enfance. Ainsi la description du repas, à laquelle le narrateur-enfant consacre un
long passage, se fait selon l'état euphorique dans lequel le plonge son arrivée chez
ses tantes :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 40, 41. 2 Ibid. p. 41
89
"J'arrive souvent au moment où l'on se met à table (…).
Sur les deux bancs s'abattent la famille et les domestiques.
On mange entre deux prières.
C'est l'oncle Jean qui dit le bénédicité.
Tout le monde se tient debout tête nue, et se rassoit en disant :
«Amen !».
Amen ! et le bruit des cuillers de bois commence; un bruit
mou, tout bête.
Viennent les grandes taillades de pain comme des coups de
faucille. Les couteaux ont des manches de corne, avec de
petits clous à cercle jaune, on dirait les yeux d'or de
grenouilles.
Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long, ils se
mouchent avec leurs doigts, et s'essuient le nez sur leurs
manches.
Ils se donnent des coups de coude dans les côtes (…) Ils rient
comme de gros bébés (…) ils remettent le couteau à œil de
grenouille dans la grandes poches qui va jusqu'aux genoux, se
passent le dos de la main sur la bouche, se balayent les lèvres,
et retirent leurs grosses jambes de dessous la table.
Je les aime tant avec leur grands chapeau (…)"1
Ou avec ses cousines lorsqu'il passe ses vacances chez elles, au pays. La
description du temps qu'il fait se fait suivant le sentiment de bonheur qui le noie :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 63, 64.
90
"Comme il fait beau ! Un soleil d'or ! De larges gouttes de
sueur me tombent des trempes, et elles ont aussi des perles qui
roulent sur leurs joues roses. Le bourdonnement des abeilles
qui ronflent autour des ruches, derrière ces groseilles, met
une musique monotone dans l'air…"1
Pour le narrateur-enfant, tout évènement est source d'inspiration et peut se
transformer, grâce à son imagination, en une expérience digne d'être racontée tout
en lui ajoutant certaines touches irréelles pour rendre compte de sa gaieté ou de sa
tristesse.
Mis aux arrêts donc pour avoir roulé sous la poussée d'un grand, entre les
jambes d'un petit pion, il se réfugie dans une rêverie que lui inspire la lecture des
tribulations de Robinson Crusoë, un livre qu'il a trouvé dans une fente dans l'étude
où il a été enfermé :
"(…) il m'a enfermé lui-même dans étude vide, a tourné la
clef, et me voilà seul (…)
Dans une fente, un livre (…) je tiens le volume et regarde le
titre :
ROBINSON CRUSOË
Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps
que je suis dans ce livre ? ŔQuelle heure est-il ?" 2
Complètement absorbé par la lecture du livre, le narrateur-enfant n'arrive
plus à se détacher du volume et sa conscience enfantine se laisse emporter par la
magie des aventures du naufragé et, ne faisant plus de distance entre la réalité et le
monde livresque, il interprétera les évènements réels suivants par l'intermédiaire du
filtre de la fiction :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 140. 2 Ibid. p. 106-107.
91
"La faim me vient; j'ai très faim.
Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la
cale de l'étude ? Comment faire du feu ? J'ai soif aussi. Pas
de bananes ! Ah ! lui, il avait des limons frais ! Justement
j'adore la limonade !
Clic, clac ! On farfouille dans la serrure.
Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ?"1
2-1-2-4- Une vision naïve
Nous pouvons ajouter à ces indices, une vision naïve que Jacques-enfant
porte sur un certain nombre de faits et d'évènements. Les passages qui rapportent
ces évènements sont, à notre avis, gouvernés par la voix du narrateur-enfant et ce
parce qu'ils représentent une vision naïve, innocente et enfantine des relations et des
sentiments des autres à son égard.
Ainsi, il tombe amoureux d'une écuyère de cirque dont le regard n'a
rencontré le sien que par pur hasard :
"Elle arrive ! Ŕje ne vois plus rien ! Il me semble qu'elle me
regarde…
Elle crève les cerveaux, elle dit : Hop ! hop !
Elle encadre sa tête dans une écharpe rose, elle tord ses reins,
elle cambre sa hanche, fait des poses; sa poitrine saute dans
son corsage, et mon cœur bat la mesure sous mon gilet (…)
Je suis amoureux de Paola ! Ŕc'est le nom de l'écuyère."2
Et il s'aventure même pour aller la voir au cirque sachant qu'il n'a pas un sou :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 107. 2 Ibid. p. 83.
92
"J'ai envie de la voir encore. Il le faut ! (…)
Je n'ai pas dix sous, rien, rien !... que mon amour !" 1
Ou de la fiancée de l'oncle Josef à qui il fera une déclaration d'amour et lui
demandera de l'attendre jusqu'à ce qu'il soit grand :
"N'épouse pas mon oncle Joseph ! Dans quelque temps, je
serai un homme: attends-moi, jure-moi que tu m'attendras !
C'est de rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui ?" 2
Ou encore de sa cousine Apollonie :
"(…) Je la dévore des yeux quand elle s'habille Ŕje ne sais pas
pourquoi Ŕje me sens tout chose en la regardant retenir avec
ses dents et relever sur son épaule ronde sa chemise qui
dégringole, les jours où elle se couche dans notre petite
chambre (…)" 3
Aussi s'est-il épris de sa cousine Marguerite :
"Ah ! C'est Marguerite que je préfère décidément ! (…)
Elle me donne son front à embrasser, rien que son front. Ces
deux jours-ci, elle se laissait embrasser sur les lèvres; elle a
l'air toute sérieuse, et je la vois de loin, debout, qui agite son
mouchoir, comme font les châtelaines dans les livres, quand
leur fiancé s'en va (…)"4
Ces "aventures amoureuses" constituent pour Jacques-enfant, d'un côté une
sorte d'échappatoire, de lieu où il se donne la possibilité de vivre dans un monde
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 83. 2 Ibid. p. 35.
3 Ibid. p. 36. 4 Ibid. p. 144.
93
autre que celui régi par sa mère, et d'un autre côté, son premier pas vers son
affranchissement et son autonomie.
Ces passages témoignent de l'éveille de la sensualité chez Jacques-enfant et
rend compte de son évolution psychologique et physiologique. Conduits à la
première personne "je", et choisissant le présent comme temps de narration, ils sont
autonomes et se laissent lire comme émanant d'une voix d'enfant.
Le narrateur-adulte n'est pas pour autant absent, mais il reste en arrière plan,
non pour orienter la narration mais pour en être témoin. C'est précisément ce jeu de
rôles qui rend le récit intéressant. Les deux voix se confondent mais laissent des
traces et des indices pour leur attribution; elles se répondent, s'entremêlent,
s'associent pour un seul et unique objectif, non celui de conter l'enfance mais de lui
offrir la possibilité de se conter elle-même. Car Vallès refuse l'évocation
nostalgique, mélancolique ou heureuse, de l'enfance parce qu'il considère que cette
étape de la vie ne peut passer sans influence sur l'adulte.
Cette intrication des deux voix confirme que l'adulte d'aujourd'hui ne peut
échapper à l'enfant d'hier et qu'on ne passe pas de l'enfance à l'âge adulte comme on
passe une porte. C'est tout un processus d'évolutions psychologiques et de
changements comportementaux que Vallès a voulu suivre et partager avec son
lecteur. C'est une parole d'un enfant qui évolue et grandit en se heurtant au monde et
aux épreuves de la vie.
Certaines représentations sont de l'ordre de "la magie" comme la peur des
cuves qu'éprouve Jacques-enfant suite au décès de M. Garnier, noyé en faisan le
vin:
"La maison appartient à une dame de cinquante ans qui n'a
que deux dents, l'une marron et l'autre bleue (…). Son mari
94
s'est noyé en faisant le vin dans une cuve, ce qui me fait
beaucoup rêver et me donne grand-peur des cuves (…)" 1
Le fait de manger un œuf est pour la sensibilité de l'enfant un crime, car il y
a toujours un petit poulet dedans :
"Il y a de temps en temps un œuf.
On tire cet œuf d'un sac, comme un numéro de loterie, et on le
met à la coque, le malheureux ! C'est un véritable crime, un
coquicide, car il y a toujours un petit poulet dedans."2
Ou encore celui d'aller acheter un bouquet de géranium pour l'anniversaire de
son père. Poussé par sa mère qui, après s'être disputé avec les jardiniers pour avoir
dérangé les étalages, troublé les classifications, brouillé les familles par son
indécision et son avarice, elle lui demande de revenir chez le botaniste, ce qui le met
dans une situation embarrassante :
"Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers ce gros-là;
c'est justement celui qui m'a appelé «avorton».
J'en ai la chair de poule, j'y vais tout de même; j'ai l'air de
chercher une épingle par terre; je marche les yeux baissés, les
cuisses serrées, comme un ressort rouillé qui se déroule mal,
et j'offre mes onze sous.
Il a pitié, ce gros, et il me donne le géranium sans trop se
moquer de moi."3
Ces scènes sont décrites selon la vision du narrateur-enfant et ce, parce
qu'elles reproduisent les craintes et les suspicions d'une conscience immature et
toujours en proie facile à ses angoisses et à son tempérament.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 25.
2 Ibid. p. 32. 3 Ibid. p. 75.
95
On notera également les observations que porte l'enfant sur les relations
amoureuses des adultes. L'emploi du pronom indéfini "On", dont le référent
fluctuant peut changer selon l'énonciation, marque une naïveté et une incertitude
quant aux dires et aux rumeurs qui animent les discours qui l'entourent. Ce pronom
indéfini abolit les frontières entre les différentes personnes, mais il garde la trace de
l'énonciateur, car il renvoie toujours à la communauté des hommes, ici les
personnes adultes parmi laquelle Jacques évolue (contrairement au pronom "Il" qui
peut, lui, référer à un non animé).
L'enfant Jacques se trouve à répéter ce qu'il entend sans savoir vraiment le
sens des mots. Ainsi à propos de Mlle Henriette, la bonne de l'abbé, "on parle
quelquefois d'elle et de lui dans les coins".1
Ou de Mme Grélin, leur voisine, dont "on dit qu'elle a des «amants». Je ne
sais pas ce que c'est (…)"2Ŕles guillemets jouent ici le rôle de l'intonation à l'orale.
Le narrateur-enfant emploie le mot comme une citation qu'il prend de la bouche
d'un autre énonciateur Ŕ
Le fait de reprendre, au style direct, les paroles des autres a pour objectif de
suggérer une énonciation enfantine qui cherche à comprendre les comportements
des adultes sans y parvenir:
"Les gens de la maison ont l'air de l'éviter un peu, mais sans
le lui montrer.
«Vous dites donc qu'elle est bien avec l'adjoint ?
ŔOui, oui, au mieux !
ŔAh ! Ah ! Et ce pauvre Grélin ?»
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 25. 2 Ibid. p. 26.
96
J'entends cela de temps en temps, et ma mère ajoute des mots
que je ne comprends pas." 1
Peut-on ajouter aussi l'emploi des modalités interrogative et exclamative,
dont le but est de manifester une pensée enfantine, qui se développe et qui cherche
des réponses pour éclaircir des relations obscurcies par l'hypocrisie du monde
adulte:
"Est-ce que Mme Grélin n'est pas honnête ? Que fait-elle ?
Qu'y a-t-il ? Pauvre Grélin !" 2
Certaines de ses interrogations portent sur les sentiments de ses parents
envers lui ou sur les relations qui le lient avec eux. Elles servent également à
manifester la colère et la déception de l'enfant quant aux exigences de sa mère et à
son rejet de le laisser jouir des plaisirs de son âge.
Inspirant au lecteur la naïveté et la candeur enfantine, "l'interrogation est,
selon Pierre Fontanier, propre à exprimer l'étonnement, le dépit, l'indignation, la
crainte, la douleur, tous les autres mouvements de l'âme, et l'on s'en sert pour
délibérer, pour prouver, pour décrire, dissuader, enfin pour mille divers usages."3.
Elle permet au narrateur-enfant de dévoiler sa révolte contre le sadisme de sa mère
qui l'empêche de goûter aux plaisirs de son âge :
"Car enfin, pourquoi ma mère m'aurait-elle condamné à ne
point faire ce que font les autres ?
Pourquoi me priver d'une joie ?
Suis-je donc plus cassant que mes camarades ?
Ai-je était recollé comme un saladier ?
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 26.
2 Idem. 3 Pierre Fontanier, Les figures du discours, 1ère édition, 1830, nouvelle édition, Flammarion 1968, p.370.
97
Y a-t-il un mystère dans mon organisation ?
J'ai peut être le derrière plus lourd que la tête !" 1
Des fois c'est pour comparer sa famille avec les autres. Car, élevé dans une
famille où les "convenances" et les attitudes de "comme il faut" régnaient au
détriment du bien être et l'amour parental, dans une vie où l'on ne rit jamais, il avait
le désir de s'éloigner et de vivre loin de sa mère :
"Ils sont heureux dans cette famille ! (…)
Si mon père m'avait promis cela, et, on plus de m'emmener
loin de ma mère ! S'il m'avait pris avec lui, sans la redingote
à olives et le chapeau tuyau de poêle, quel soupir de joie
j'aurais poussé ! (…) Oh ! Oui je serais parti !" 2
Dans d'autres passages, ces modalités sont utilisées par le narrateur-enfant
pour s'auto-corriger après avoir dit ou pensé du mal à propos de ses parents. Ainsi,
en parlant d'une femme qui est montée avec eux dans la diligence, lors de leur
arrivée à Saint-Etienne (chapitre IX) :
"Comme elle est plus gaie que ma mère, celle-là !
Que viens-je de dire ? …Ma mère est une sainte femme qui ne
rit pas, qui n'aime pas les fleurs, qui a son rang à garder
(…)."3
Dans son récit, Vallès joue délibérément sur la confusion des voix et explore
au maximum les effets qu'il peut tirer d'une telle pratique. Nous avons essayé de
relever les procédés qui marquent le passage de l'une à l'autre, mais il reste difficile
d'attribuer avec précision tel fragment à tel ou tel narrateur.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.48-49.
2 Ibid. p. 94. 3 Ibid. p. 87.
98
Sous cette confusion des voix, Vallès a réussi à introduire dans sa diégèse un
narrateur-enfant dont la voix évolue tout au long du texte pour s'affranchir, se
libérer, et s'affirmer non seulement comme une voix d'un enfant mais celle d'une
voix sur l'enfance.
Car on peut lire à travers la dédicace "A tous ceux qui crevèrent d'ennui au
collège ou qu'on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent
tyrannisés par leurs maîtres ou rosés par leurs parents…"1 la volonté de Vallès
d'écrire un récit généralisable sur toute une génération.
Dans cette partie de notre travail, nous avons essayé de relever les indices et
les empreintes que laissent les voix adulte et enfantine dans le développement de la
diégèse. Ayant chacune une vision, un langage et un monde différent, les deux voix
permettent au lecteur d’accéder à un monde où la vie bat de tout son éclat.
Mais l’accession à ce monde ne peut se faire sans le recours au matériau
premier qu’est « la mémoire », sans quoi le récit aura une autre valeur et touchera
autre sphère ; celle des textes imaginaires, romanesques et fictifs.
Dans la partie suivante nous nous proposons d’étudier les procédés et les
techniques de remémoration.
1 Jules Vallès, Dédicace de L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987.
99
2- 2- Le récit à la première personne et le retour au passé
"Le génie c'est l"enfance retrouvée à volonté"
Charles Baudelaire.
"Le roman d'une enfance est, aux dires de Colette, un
sujet plus grand et plus difficile que le récit d'une
histoire d'amour. Comment pénétrer dans le mystère de
l'enfance ? C'est un adulte qui écrit, ses souvenirs sont
sans doute trompeurs; souvent, ils se sont déjà
constitués en roman."
Michel Raimond.
En choisissant d'écrire un récit relatant son enfance, l'auteur se propose de
faire un voyage dont il est le seul passager et dont sa mémoire est le seul moyen qui
peut le conduire à travers le flux incontrôlable des souvenirs et l'emmener à bon
port. Cette entreprise demande, certes, une grande capacité de remémoration et
d'organisation, car les souvenirs ne se présentent pas à l'auteur de manière cohérente
et harmonieuse. Il aura devant lui, un nombre indéterminé de faits et d'évènements à
recomposer et à réordonner. Mais, elle demandera également tout le talent, toute
l'intelligence et toute l'ingéniosité dont il dispose. Il aura à créer des relations et des
liens logiques entre les fils de sa trame romanesque. Des images et des évènements
se précipiteront dans sa mémoire pour gagner le droit d'être conté, il sera dans
l'obligation de trier, choisir, supprimer et même d'ajouter pour combler un vide
occasionné par un trou de mémoire ou pour passer sous silence certains faits.
Contrairement aux autres genres avoisinants tels les Mémoires (où on peut
consulter des références extérieures pour vérifier et prouver la véracité des
évènements et des faits relatés), ou le Journal qui transcrit les expériences vécues au
jour le jour, et où le problème de la mémoire ne se pose pas vraiment et ne constitue
nullement une difficulté, le roman autobiographique repose, lui, en grande partie sur
100
la faculté de remémoration et de réorganisation. Mais peut-on dire qu'il suffit de se
souvenir pour écrire un roman autobiographique ? Le fait d'avoir une bonne ou une
mauvaise mémoire joue, certes, un rôle majeur dans la mise en formes des
souvenirs, mais il est aussi question d'imagination et de fabulation puisqu'on est
toujours dans le cadre du romanesque et du littéraire.
Une autre question se pose ici : pourquoi faut-il étudier la mémoire dans un
texte littéraire ? Ou autrement dit quel rapport y a-t-il entre les souvenirs, la
mémoire et le texte littéraire ?
Le texte littéraire est un support, parmi d'autres, de cette mémoire et de ces
souvenirs. Et c'est par un travail sur le langage que se fait son apparition et sa
manifestation.
Dans Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris, Bruno Vercier cite à
propos de Leiris : "(…) Chez Leiris, c'est dans l'écriture que tout se passe : si
l'individu est mémoire, la mémoire, elle, est langage" 1
Et remarquons le, dans notre texte, l'emploi fréquent des verbes "se
rappeler", "se souvenir", "croire" (sous toutes les formes : affirmative, négatives,
interrogatives, etc.), qui ont pour but de stimuler la mémoire, évoquent la volonté de
l'auteur à respecter le contrat de vraisemblance et de "vérité" qui le lie à ses lecteurs.
La vérité dont il est question ici n'est autre que celle de l'énonciateur, c'est une
vérité complètement soumise à sa subjectivité. Car le récit autobiographique reste
un récit profondément personnel. Il revient à l'énonciateur le droit et la capacité de
trier et de choisir les souvenirs dont il sera question et la forme syntaxique et
stylistique dans la quelle ils seront présentés.
Ajoutons à cela, le fait que Jules Vallès consacre tout un chapitre à ses
souvenirs et lui donne même le titre de "Souvenirs" (chapitre XVII, p.178), nous
incite, non seulement à étudier l'attitude mémorielle de l'auteur, mais aussi de se
1 Bruno Vercier, Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris, Revue de l'Histoire Littéraire de la France
(Numéro spéciale : l'Autobiographie), Paris, Armand Colin, 1975, p. 131.
101
demander dans quel but l'auteur a-t-il rassemblé certains souvenirs dans un seul
chapitre quand le texte complet raconte des souvenirs d'enfance et des expériences
vécues dont l'interprétation ou l'explication se trouvent être déformée ou
transformée par le temps.
Est-il donc nécessaire et important, puisqu'il s'agit d'une rétrospection et
d'une auto-analyse, de consacrer cette partie de notre travail à l'étude de la
manifestation de la mémoire et de son fonctionnement à travers notre texte. Car
c'est par le biais d'un langage que la mémoire va se manifester et c'est par ce même
biais que le lecteur aura à apprécier le talent et l'écriture de l'auteur.
Les passages dont il sera question dans la présente partie sont, a priori,
attribuables au narrateur-adulte, car plus proche temporellement, de la personne
biographique, qu'est l'auteur, ils montrent le comportement de ce dernier vis-à-vis
des évènements qui ont un jour gouverné ses réactions, ses positions et ses
sentiments.
Avant d'aller plus loin, il nous paraît pertinent de se demander : de quelle
vérité s'agit-il ? Et est-il possible de vérifier ce qu'avance l'auteur ?
Ici, croyons-nous, qu'une parenthèse psychanalytique s'impose. Selon Freud :
"nos souvenirs d'enfance nous montrent les première années
de notre vie, non comme elles étaient, mais comme elles sont
apparues à des époques ultérieures d'évocations, (…) Les
souvenirs n'ont pas émergé; ils ont été formés et toute une
série de motifs, dont la vérité historique est le dernier souci,
ont influencé cette formation (…)" 1
Cette série de motifs transformera de manière consciente ou inconsciente les
premières impressions et leur donnera une autre valeur.
1 S. Freud, Souvenirs-écrans, in Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F.1973, p. 113 à132.
102
Quoique recherchée par l'auteur, la vérité historique et objective est
difficilement retrouvée. Car l'écrivain, face à l'écart temporel et aux souvenirs
éloignés, ne peut garantir la fiabilité et la précision du seul matériau de la mémoire
:"pour les données de notre mémoire, il n'y a absolument aucune garantie." 1
Il devra, pour reconstituer le passé, accepter que la mémoire ne peut en
aucun cas retranscrire exactement les évènements et les souvenirs tels qu'ils se sont
déroulés. Mais il a à sa disposition le langage qui peut l'aider à combler le manque
et les hésitations occasionnés par les oscillations de ses capacités mnémoniques.
Ajoutons à cela que les souvenirs comportent une charge émotionnelle et affective
qui rend relative et subjective la vérité relatée. Il s'agit alors pour lui de trouver un
juste équilibre entre la vérité historique et objective, celle qu'on peut vérifier en
revenant à la vie de l'auteur et en consultant sa biographie; et la vérité relative et
subjective, invérifiable, celle que le lecteur doit accepter de l'auteur et la lui
accorder. Le roman autobiographique, contrairement à la biographie, assure cet
équilibre et permet à l'auteur de faire appel à tout son talent et à un style poétique
où, peu lui chaut, de respecter la notion d'objectivité historique, pour s'offrir et offrir
à ses lecteurs le récit de sa vie.
Venons maintenant à l'analyse de notre œuvre. La première remarque qu'on
peut faire c'est que L'Enfant respecte et suit la succession et le schéma habituel
logiquement tracé par ce genre de récit. En effet, l'auteur-narrateur évoque les
évènements et les souvenirs de son enfance en commençant par sa mère, puis la
famille, l'école et les professeurs, la ville natale, les résidences de la famille, …etc.
Cette succession des souvenirs correspond aux différentes étapes de la vie de
l'enfant et de son évolution physique et psychologique.
Il faut souligner aussi, que la narration des évènements et l'évocation des
souvenirs s'articule autour des résidences successives de la famille.
1 S. Freud, Souvenirs-écrans, in Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F.1973, p. 125.
103
Ainsi, les premiers souvenirs sont ceux des jours qu'il a passés dans sa ville
natale Le Puy. Il y peint sa vie familiale, celle de collégien, se rappelant ses
camarades de classe, ses voisins, ses vacances et les Joies du foyer qui, semblent-
ils, sont assez rares. Puis au chapitre IX (p. 86), le père, appelé à enseigner à Saint-
Étienne, toute la famille fait le déplacement pour une autre vie dont l'entrée se fait la
nuit et dans la dispute ce qui inaugure mal ce premier changement de lieu. Le
deuxième se fait au chapitre XVIII intitulé Le Départ (p.184). A Nantes, c'est une
nouvelle expérience qui se présente. Là, avec son père, il se permet quelques folies
comme celle de boire ou de jouer aux cartes.
Le troisième lieu dans lequel Jacques va vivre et qui sera pour lui l'endroit
élu où il veut passer le reste de sa vie, c'est Paris. La pension Legnagna est son
premier refuge où il commence une vie de pauvreté et d'humiliation. 1
Ces quatre lieux sont pour le narrateur-adulte les axes autour desquels vont
graviter ses souvenirs et ses réminiscences et vont l'aider à organiser son monde
romanesque.
Au début du roman l'organisation des souvenirs se fait plutôt selon un ordre
thématique: Ma mère, La famille, Le collège, La petite ville …etc. Ce classement
des souvenirs correspond à une analogie entre les réminiscences et non pas à une
catégorisation qui suit un rythme temporel bien précis. On est en présence d'un flot
de faits et d'évènements anarchiques que le narrateur laisse surgir sans une
apparente volonté de contrôle ou de hiérarchisation. Même les indications
concernant son âge ne sont données qu'au chapitre II "La famille" (p. 35)
Mais, au fur et à mesure qu'on avance dans le roman, cette organisation cède
la place à une autre, plus chronologique. On peut même relever un emploi fréquent
des indications temporelles, et de la datation.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 213.
104
On trouve aussi la mémoire associative; procédé dont l'objectif est de réunir
le plus grand nombre d'idées et de souvenirs. M. Leiris utilisait ce procédé dans sa
grande fresque autobiographique et explique son emploi dans ces termes :
"J'ai fait de l'association des idées […] un de mes modes
favoris d'investigation intérieure : une idée appelle une autre
idée, une image une autre image, un souvenir un autre
souvenir et l'on doit arriver à faire le tour de soi-même"1
L'agencement des chapitres obéit justement à ce principe. Les objets, les
images, les lieux et les odeurs sont ainsi, des sources inépuisables de souvenirs et
d'évènements. C'est tout un réseau de souvenirs, cachés les uns sous les autres:
"cette capacité qu'a une idée d'en attirer une autre et celle-ci une autre encore sans
que […] les séries puissent jamais être épuisées, la vie de notre esprit parait ne plus
connaître aucune entrave." 2
Ainsi, l'odeur de la tannerie est pour la mémoire un prétexte pour raconter un
souvenir nostalgique inoubliable :
"Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe,
ses peaux qui sèchent, son odeur aigre.
Je l'adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte, -sil l'on
peut dire verte,- comme les cuirs qui faisande dans l'humidité
ou qui font sécher leur sueur au soleil.
Du plus loin que j'arrivais dans la ville du Puy, quand j'y
revins plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du
Breuil,-Chaque fois qu'une de ces fabriques s'est trouvé sur
1 M. Leiris, Frêle bruit, Gallimard, 1976, p.34. 2 M. Leiris, Frêle bruit, Gallimard, 1976, p.34.
105
mon chemin, à deux lieues à la ronde, je l'ai flairée, et j'ai
tourné de ce côté mon nez reconnaissant …"1
En retraçant les lieux de sa vie, Vallès objective d'expliquer son avenir par
son passé, de trouver les raisons et de revenir sur les circonstances qui ont fait de lui
un vif réfractaire et un opposant inlassable des injustices sociales et de l'ordre
établi.
Dans son but, la mémoire lui offre le matériau qui va garantir la continuité
temporelle et de jeter les ponts entre un passé révolu et le présent du Moi adulte.
Mais, cette mémoire préfère pour son enchaînement, des procédés narratifs et des
techniques dont le lecteur n'aura qu'à apprécier de la part d'un auteur qui voit dans
l'écriture, non seulement le moyen et l'outil qui l'aide à mettre à jour sa vie ou ses
idées, mais aussi un objet à travailler et un sujet à enrichir.
Pour commencer son récit, le narrateur autodiégétique peut choisir n'importe
quel point de repère dans le tourbillon des souvenirs qui veulent gagner le droit
d'être contés. Il suivra, s'il le veut, l'ordre chronologique en commençant par son
enfance, ou peut-il, à son gré, brouiller cet ordre et amorcer son texte en prenant un
point temporel plutôt avancé dans sa vie et faire, par la suite, un va-et-vient pour
couvrir les étapes de sa vie.
Vallès a, pour sa part, choisi, dans les trois volets de sa trilogie
autobiographique, de respecter l'ordre temporel dans lequel se sont déroulées les
différentes étapes de sa vie à savoir l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte.
Le premier souvenir qui inaugure notre texte, est celui d'une fessée. Introduit
par la modalité interrogative, il interpelle le narrataire en faisant de lui un acteur
actif tout au long de l'acte narratif. Ce premier souvenir, est étroitement lié à un
évènement douloureux qui a marqué psychiquement la vie de l'enfant et que l'adulte
rumine, dans un style bâti comme un abri contre tout évènement cherchant à le
paralyser ou à l'anéantir. Car tout au long du livre, le narrateur aura une attitude non
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.59-60.
106
pas d'une victime du temps passé mais comme un rival qui ne se laisse pas
gouverner par les sentiments d'injustice et d'impuissance face à une vie non point
clémente et ce, par une dérision et une ironie qui défie tout désir du lecteur de faire
de Jacques une victime passive. Les modalités interrogative et exclamative
cherchent à prendre le lecteur comme témoin de la victoire du narrateur contre les
personnages qui ont tant voulu le rabaisser et avoir raison de son tempérament :
"Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m'a
donné son lait? Je n'en sais rien. Quel que soit le sein dans
lequel j'ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps
où j'étais tout petit; je n'ai pas été dorloté, tapoté, baisoté; j'ai
été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants, et elle me
fouette tous les matins; quand elle n'a pas le temps le matin,
c'est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.
Mlle Balandreau m'y met du suif.
C'est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure
au-dessus de nous. D'abord elle était contente : comme elle
n'a pas d'horloge, ça lui donnait l'heure (…)."1
Ce premier souvenir gagne son importance et son droit de citer de son
contenu et du fait qu'il soit justement le premier à se présenter à la mémoire. Bruno
Vercier lui donne même une valeur mythique et sacrée : "le contenu du premier
souvenir peut être futile, insignifiant, il deviendra sacré du seul fait qu'il s'agit du
premier souvenir"2 et il ajoute un peut plus loin :" je n'en veux pour témoignage que
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.20.
2 Bruno Vercier, Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris, Revue de l'Histoire Littéraire de la France
(Numéro spéciale : l'Autobiographie), Paris, Armand Colin, 1975, p. 1031-1032.
107
le souvenir qui, parmi tout ceux que j'ai conservé, représente à coup sûr l'un des
plus émouvants. Peut être seulement parce que, de tous, il est le plus éloigné"1
Les indications temporelles qui constituent les points de repère et qui
assurent la continuité du texte se font jour au fur et à mesure que l'on avance dans le
récit. On peut expliquer cela par le fait que le narrateur ressent, de plus en plus, le
besoin d'avoir des dates, des jours et des heures pour s'en appuyer et pour consolider
et rassurer le lecteur de la véracité des faits relatés :
- 1er
janvier, p. 71
- Vendredi soir, p.76
- Minuit, p.121
- Mardi matin, p.147
On trouve aussi des indications concernant des lieux que sa mémoire a
retenus car abritant des souvenirs, et la réminiscence de ses lieux l'aide à se
remémorer l'évènement, comme par exemple au chapitre VI intitulé "Vacances" où
l'évocation de La Messagerie lui rappelle le souvenir de la femme qui s'était noyée2
Ou au chapitre VIII "Le fer-à-cheval", le Breuil lui rappelle le cirque et
surtout l'écuyère cette femme3 dont son cœur d'enfant s'est épris :
"SUR LE BREUIL
J'ai eu bien des émotions au Breuil.
On a planté une tente de toile comme une grosse toupie
renversée (…)
C'est le cirque de Bouthors (…)
Une écuyère a laissé tomber sa cravache.
1 Bruno Vercier, Le mythe du premier souvenir : Loti, Leiris, Revue de l'Histoire Littéraire de la France
(Numéro spéciale : l'Autobiographie), Paris, Armand Colin, 1975, p.1031-1032. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 61. 3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 82.
108
Nous nous somme jeté dix pour la ramasser (…) L'écuyère
riait; son œil a rencontré le mien et j'ai senti comme quand
ma tante de Bordeaux m'embrassait…"1
Des indications concernant notamment son âge sont mentionnées
explicitement dans, par exemple, les chapitres :
-I "Ma mère" où il a cinq ans :
"Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide."2
-III "Le collège" où il a dix ans :
"J'écoute sans paraître les avoir entendues, les moqueries qui
atteignent mon père : c'est dur pour un enfant de dix ans." 3
-V "La toilette" où il a douze ans :
"Tous les jeux de l'enfance me sont interdits. (…) Et il m'est
donné, au sein même de ma ville natale, à douze ans, de
connaître, isolé dans ce pantalon, les douleurs sourdes de
l'exile."4
- XVI "Un drame" il a treize ans :
"Depuis treize ans, je n'avais pas pu me trouver devant elle
cinq minutes Ŕnon pas cinq minutes, sans la pousser à bout,
sans exaspérer son amour."5
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.82. 2 Ibid. p. 22. 3 Ibid. p.41.
4 Ibid. p.51 5 Ibid. p.165
109
Relevons aussi que certains chapitres sont ponctués par des dates et dérivent
même au "journal intime" parce qu'on y trouve des références chronologiques
minutieusement détaillées. Ce phénomène est signalé entre autre par Jean
Starobinski qui y voit une contamination de l'autobiographie par le journal intime1.
Comme par exemples au chapitre XVI (p.159), intitulé "Un drame". Ce chapitre
annonce dès l'abord un drame qui va arriver. Le lecteur suit les évènements avec
l'exactitude d'un témoin. Le narrateur-adulte tient à lui présenter non seulement le
jour, mais aussi l'heure exacte et les détails que la mémoire a retenus vu leur
importance :
" 7 heures et demi.
Je suis étendu tout habillé sur mon lit; un bout de lune perce
les vitres; pas de bruit ! (…)
9 heures.
Deux heures de sommeil; le mal de tête est parti. (…)
10 heures.
J'avais allumé la chandelle, et je lisais; mais la chandelle va
finir, il n'en reste plus qu'un bout pour mes parents quand ils
rentreront. (…)
Minuit.
Je m'étais assoupi !-je me suis réveillé brusquement !
Un bruit confus, des cris déchirants (…) C'est la voix de ma
mère. (…)"2
1 Cité dans Maricela Strungariu, Le récit autobiographique et les problèmes de la mémoire : le cas de Michel
Leiris, (article). 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.170-171.
110
L'importance de ce souvenir réside dans le fait que la mère, dans un mouvement
de tristesse, de désespoir et de tendresse, se laisse emporter et envahir par son cœur
et sa nature maternelle, fait que Vallès n'a jamais ressenti auparavant :
"C'est dans l'escalier que le drame se passe; entre ma mère
qui est renversée sur la rampe, les yeux hagards, et mon père
qui la tire à lui, pâle, échevelée. (…)
Je me penche sur ma mère évanouie; (…) [elle] ouvre tout
d'un coup les yeux (…) elle dit :"Jacques ! Jacques !"-Elle
prend ma main dans sa main, et elle la presse. C'est la
première fois de sa vie.
Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l'acier de ses
yeux et le vinaigre de sa voix : en ce moment, elle eut une
minute d'abandon, un accès de tendresse, une faiblesse d'âme,
elle laissa aller doucement sa main et son cœur.
Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l'effroi
dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes bons
auraient raison de moi dans la vie."1
Il expliquera plus loin pourquoi il a gardé ce souvenir:
"J'ai connu souvent des situations douloureuses; mais je n'ai
jamais tremblé comme je tremblais ce jour-là, quand je me
demandais comment on allait m'accueillir, de quel œil me
regarderait mon père qui avait dit si pâle :"Non, non,
n'appelle pas !
(…) Instinctivement, on sent qu'il ne faut pas à ces douleurs
un accueil cruel, le cœur ne saurait l'oublier et il garderait,
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.171.
111
noire ou rouge, une tache ou une plaie, une tristesse ou une
colère."1
C'est donc l'image du père qui a occupé le cœur de l'enfant et qui trouve
toujours sa place et ses effets dans la mémoire de l'adulte. Ni le temps ni les
évènements de la vie, n'ont pu effacer ou adoucir le choc de savoir que son père,
celui qui représentait l'honneur et la loyauté, serait lui aussi un menteur :
"Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant ?
L'inspecteur doit arriver dans quelques temps, il ne s'agit pas
de me faire honte, comme l'an passé, et de nous faire souffrir
tous de ta paresse !
Quelle honte ? Quelle paresse ?
Mon père m'avait menti."2
Ce souvenir s'est tellement ancré dans la mémoire du narrateur qu'il s'y fait
une place et un nom "ce dimanche de malheur"3. On soulignera ici l'emploi de
l'adjectif démonstratif "ce" qui rend identifiable et plus précis un jour parmi tant
d'autres et le classe parmi les évènements les plus marquant dans la vie de l'auteur,
telle la "Terreur", cet évènement qui a marqué l'histoire de la révolution française et
qui reçoit son nom de la peur collective qui a régné du 5 septembre 1793 au
27 juillet 1794.4
Minutieusement détaillé, il devient une obsession et dévoile l'identité du
narrateur-adulte qui essayait de se dissimuler derrière le narrateur-enfant. Car,
témoignant d'une lucidité et d'une clairvoyance mature, il présente un aveu et une
autoanalyse qu'il étale sous les yeux du lecteur:
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 172. 2 Ibid. 177.
3 Ibid. p. 173. 4 Universalis, Encyclopédie électronique.
112
"Je ne pouvais questionner personne; d'ailleurs, le souvenir
seul de ce moment m'obsédait comme un mal, et je le chassais
au lieu d'essayer de le savoir ! (…)
Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remord, la
honte ou le regret ?), mon père a changé pour moi.
Mon père a besoin de rejeter sur quelqu'un sa peine et il fait
passer sur moi son chagrin, sa colère. (…)"1
Et il essaye en vain de trouver une issue à l'impasse dans laquelle toute la
famille est plongée :
"Je suis bien malheureux, mais j'ai toujours à contre cœur le
reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier
ma faute, en courbant la tête sous les coups et en bûchant
pour que sa situation universitaire, déjà compromise, ne
souffre pas encore de ma paresse !"2
Et dès cet évènement, le narrateur se considère comme n'étant plus enfant et
que "le dimanche de malheur" l'a transformé et l'a fait grandir :
"Ah ! J'ai grandi maintenant; je ne suis plus l'enfant qui
arrivait du Puy tout craintif et tout simple. (…) J'ai touché la
vie de mes doigts pleins d'encre.
(…) Je n'ai plus l'innocence d'autrefois (…)"3
Sur le plan de l'écriture, on remarque un changement de niveau et de style.
Les narrateurs enfant et adulte se distinguent par un ton et un registre langagier qui
permet à chacun des narrateurs d'employer des tournures phrastiques et des figures
de rhétorique bien différentes. En effet le narrateur-adulte fait recours, sous
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 174.
2 Ibid. p.176 3 Ibid. p 178-179.
113
l'impulsion des souvenirs opaques et attristants, aux images poétiques et aux figures
de rhétorique :
"Je regarde mourir la nuit et arriver le matin; une espèce de
fumée blanche monte à l'horizon.
J'ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi les
heures sombres; j'ai tenu les yeux ouverts tandis que les
autres enfants dorment; j'ai suivi dans le ciel la lune ronde et
sans regard comme une tête de fou; j'ai entendu mon cœur
d'innocent qui battait au-dessus de cette chambre silencieuse.
Il a passé un courant de vieillesse sur ma vie, (...)"1
Le fait que Vallès insiste sur quelques évènements et note tout les détails : le
temps qu'il faisait, les vêtements qu'il portait, les sentiments qu'il eut, renforce son
récit et le rend, même si la couverture du livre stipule l'appartenance au genre
romanesque, crédible et acceptable aux yeux du lecteur.
Dans certains passages, on peut relever que Vallès favorise l'emploi des
tournures imprécises quant aux indications temporelles telles : "un jour…" p. 152,
"une fois …" p. 113, "je crois …" p.106-130, "il parait que …" p.173
Ces tournures témoignent d'une mémoire oscillante que le narrateur-adulte
présente comme incertaines.
Quoique par là, le narrateur-adulte objective aussi de gagner la confiance du
lecteur et de le rassurer de sa fiabilité.
Le XIXème
chapitre, intitulé "Louisette", est un autre chapitre qui semble
particulièrement occuper la mémoire de l'adulte. Il raconte la mort d'une petite fille
sous les coups violents et sans réserves de son père. Ici, un détail biographique très
important s'impose. Vallès a eu une petite fille, Jeanne-Marie, d'une institutrice
anglaise (décembre 1875). R. Bellet revient sur cet évènement et précise que le
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p 172.
114
chapitre, "Louisette", ne peut se lire comme une imagination ou une fabulation de la
part d'un romancier, mais comme l'évocation d'un souvenir aussi douloureux que les
autres. Car, Vallès, enfant n'a pu vivre son enfance que dans le chagrin et
l'affliction; adulte et père, il n'a pu transmettre son amour et son affection à un être
de sa chair :
"La mémoire de Vallès écrivant L'Enfant joue (…) en
fonction d'un présent d'exilé, où se loge (…) la douleur de la
perte d'une petite fille, le 2 Déc 1875, à Londres : Vallès était
père. L'Enfant est écrit avec une souffrance de père, la mort de
Jeanne-Marie est au cœur du chapitre "Louisette" : Vallès lui-
même l'a précisé."1
Dans ce chapitre on peut relever l'utilisation répétée et fréquente des mots:
douleur, mal, coups, etc. qui ont pour effet de mettre à jour une obsession et un mal
profond que même la blancheur d'une feuille ne peut éclaircir. Ce mal et cette
tristesse profonde, Vallès ne peut les éviter ou les contourner, car ils se sont ancrés à
jamais dans sa mémoire et qu'une simple voix peut les faire resurgir :
"Elle criait comme j'avais entendu une folle de quatre-vingts
ans crier (…)
Le cri de cette folle m'était resté dans l'oreille, la voix de
Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela !"2
Sa mémoire est tatouée par cet évènement monstrueux, celui d'un père qui,
de coups, de sadisme et de cruauté innommable, tua sa petite fille :
"Mon cœur a reçu bien des blessures, j'ai versé bien des
larmes, j'ai cru que j'allais mourir de tristesse plus d'une fois,
mais jamais je n'ai eu devant l'amour, la défaite, la mort, des
1 R. Bellet, Trois images vallèsiennes d'une enfance, Colloque de Lyon, 1975, Presse universitaire de Lyon,
1976, p.81. 2 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 233.
115
affres de douleur, comme au temps où l'on tua Louisette
devant moi."1
L'emploi du passé simple et la brièveté des passages relatant ce fait, imitent,
ici, la brièveté de la vie qu'eut la petite fille et fait penser aux techniques narratives
de la nouvelle. Le passage furtif de la petite fille dans ce monde, qui ne s'est même
pas laissé apprécier, est conté dans de courtes phrases où la profondeur sémantique
est garantie dans la concision et le choix des mots. Des images poétiques, et une
grande capacité de manipulation du verbe se laisse lire, provoquées par la
remémoration de ce souvenir :
"(…) elle était blanche comme la cire, je vis bien qu'elle
savait que toute petite encore elle allait mourir, -son sourire
avait l'aire d'une grimace- Elle paraissait si vieille, Louisette,
quand elle mourut à dix ans (…)."2
D'après cette petite parenthèse nous avons essayé de voir comment se fait le
retour au passé et sur quels fondements repose le "récit autodiégétique" dans
l'opération de la remémoration. Les souvenirs ou, selon Freud les impressions que
l'écrivain garde dans sa mémoire sont ceux qui ont activement joué un rôle dans la
vie de l'enfant et qui l'ont marqué à jamais. Le choix que fait la mémoire parmi les
souvenirs et les réminiscences respecte un ordre bien précis : chronologique,
associatif ou thématique, un ordre qui reçoit son importance de celle de l'évènement
lui-même. Les évènements qui n'ont pas pu s'extérioriser appartiennent à la sphère
du refoulement et de la répression. Car on ne peut croire qu'un individu quelconque
soit capable de revenir sur tout les faits qui ont un jour peuplé sa vie. L'écrivain
autobiographe, dans son but, aura, consciemment ou inconsciemment, à favoriser tel
évènement à tel autre, à écarter tel fait et garder tel autre, se munissant du pouvoir
inventif de son imagination et de se que peut lui offrir l'écriture comme un outil aux
multiples possibilités d'emploi.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.132 2 Ibid. p.134.
116
Le retour en arrière demande, de la part de l’écrivain, une grande capacité de
remémoration et une maîtrise parfaite des techniques de narration lui permettant de
proposer au lecteur un revirement, presque réel, au passé lointain. Cet aperçu
nostalgique de l’enfance se fait dans un langage dont l’objectif est de mimer la
réalité et de la dépeindre dans ses moindres détails. Par son emploi ingénieux des
temps verbaux, Vallès a réussi à bâtir un monde romanesque qui défie toute réalité
où le lecteur peut apprécier le talent de l'écrivain et revivre une enfance à la fois
réelle et romanesque.
La manipulation des temps verbaux et leur emploi correspondent aux états de
l’auteur, à ses intentions et à ses opinons. Nous essayerons dans la partie suivante
de notre travail de les relever et d’en donner les interprétations.
2- 3- Temps et modes
"Car l'homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la
faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup
d'années plus jeune, et qui, entouré des parois du temps
où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le
niveau changerait constamment et le mettrait à la portée
tantôt d'une époque, tantôt d'une autre" (Marcel
Proust.)1
Tout récit conté doit, a priori, s'appuyer sur un axe temporel pour rendre
compte de l'enchaînement et de l'écoulement des faits et des évènements. Dans le
récit autobiographique, qu'il soit fictionnel, réel ou qu'il agence les deux attitudes, il
est question de deux axes temporels selon lesquels le récit remémoré se développe :
"un axe de progression-regression qui est le temps remémoré, le temps du récit au
passé, et un axe, un point, ou un moment dans lequel s'exerce l'activité
d'énonciation."2
1 Cité dans J. Ricardou, Problèmes du nouveau roman, collection Tel Quel, Paris, Seuil, 1967, p.161. 2 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, mars 2004, p.185.
117
En effet, dans sa tentative de reconstitution du passé, le narrateur
autodiégétique devra choisir entre deux attitude temporelles : raconter sa vie au
passé puisqu'il s'agit d'une rétrospection, ou la conter au présent en se mettant au
temps de l'évènement et en installant, ainsi, des raccourcis qui auront pour effet de
produire une perturbation dans "la distinction entre le moment de l'énonciation et le
temps remémoré"1
Pour sa part, Vallès fait un emploi extensif du "présent de narration". P.
Lejeune qui a emploi ce qualificatif dit que le présent de narration ou présent
historique, est une très classique figure narrative2. Mais ce qui fait l'originalité et le
génie de Vallès c'est qu'il, ajoute P. Lejeune, associe à cette figure le style indirect
libre. Ces deux procédés narratifs ont pour effet d'augmenter la confusion des voix
et de plonger le lecteur dans un univers polyphonique où les voix du personnage et
du narrateur se superposent au point de devenir les deux tons d'une même instance.
Car, l'autobiographe qui essaye de saisir les souvenirs dans leur vole
incessant et leur offrir un voile de mots qui les fait surgir, en utilisant la première
personne je, "se divise en instance narrante et instance narrée"3. Le style indirect
libre associé au présent de narration l'aide à introduire les paroles des personnages
sans intermédiaire linguistique ou marque textuelle (verbe introducteur, guillemets,
etc.). Et c'est aussi un moyen de distanciation et de dissimulation. Le narrateur a
alors la capacité d'émettre un jugement, une opinion tout en gardant l'écart
nécessaire pour atténuer la violence de ses pensées ou de ses dires concernant
notamment ses parents.
Loin de nous l'idée de reproduire ici l'analyse de Ph. Lejeune se rapportant
aux effets gagnés par l'association du style indirect libre et du présent de la
narration. La présente partie se propose de voir l'attitude de Vallès face au temps
remémoré. Autrement dit, nous essayerons de relever les difficultés face auxquelles
se trouve l'auteur autobiographe dans l'évocation des souvenirs et des
1 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, mars 2004, p189.
2 Ph. Lejeune, Vallès et la voix narrative, p.8. 3 Laurent Jenny, Méthodes et problèmes : Dialogisme et polyphonie, université de Genève. (Article).
118
réminiscences, à travers l'exemple de Vallès. Car le matériau mémoriel dont dispose
l'auteur ne peut se concevoir loin d'une temporalité dans laquelle il se développe et à
travers de laquelle il apparaît.
En effet, il nous semble pertinent de nous interroger sur la valeur et la
signification des temps verbaux utilisés et ce parce que le choix de mener la
majorité du texte au présent de narration n'est, de la part d'un journaliste et d'un
écrivain engagé et révolté contre tout ordre établi, nullement hasardeux, mais un
choix narratif réfléchi et conscient.
2- 3- 1- Présent de la narration : valeur et signification
"Dans le sens strict, le présent indique que le fait a lieu au moment même de
la parole"1. Dans son emploi narratif, il produit un effet qui met les deux moments,
de l'énoncé et celui de l'énonciation, sur le même point de la durée temporelle.
Dans un récit autobiographique, où les temps du passé s'imposent
logiquement puisqu'il s'agit d'une rétrospection, l'utilisation du présent peut avoir
plusieurs interprétations et peut produire des effets stylistiques particuliers.
En effet, le premier effet stylistique gagné est l'hypotypose qui, selon
Fontanier, "peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en
quelques sortes sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un
tableau, ou même une scène vivante."2.
Ainsi, dans le passage suivant, l'emploi du présent dans la description de la
tante paternelle, Mélie, associé à une ponctuation qui rythme la lecture et l'accélère,
met presque l'image de cette tante, sourde-muette, cherchant le geste approprié, la
mimique correspondante à telle idée ou à tel sentiment :
"Ma tante Mélie est muette. Ŕ avec cela bavarde, bavarde !
1 Le petit Grevisse, Grammaire française, Bruxelles, de boeck, 2005, p. 185. (31e) 2 Bernad Dupriez, Gradus : Les procédés littéraires (Dictionnaire), Union générale d'Editions, 1984, p.240.
119
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses nerfs,
ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase,
interroge, répond; elle vous harcèle de questions, elle
demande des répliques; ses prunelles se dilatent, s'éteignent;
ses joues se gonflent, se rentrent; son nez saute ! Elle vous
touche ici, là, lentement, brusquement, pensivement,
follement; il n'y a pas moyen de terminer la conversation. Il
faut y être, avoir un signe pour chaque signe, un geste pour
chaque geste, des reparties, du trait, regarder tantôt dans le
ciel, tantôt à la cave, attraper sa pensée comme on peut, par
la tête ou par la queue, en un mot se donner tout entier, tandis
qu'avec les commères qui on une langue on ne fait que prêter
l'oreille : rien n'est bavard qu'un sourd-muet."1
On peut ajouter à cela, l'emploi fréquent des déictiques spatio-temporels qui
ont pour effet d'actualiser l'énoncé et de le mettre "à porté de vue" si l'expression
nous le permet :
"Je regarde avec admiration ce trapèze et cette balançoire :
seulement il m'est défendu d'y monter."2
Mais, la narration au présent se trouve, dans maints lieux, coupée par l'un des
temps du passé (imparfait, passé simple, passé composé). Cette alternance peut, à
notre sens, marquer des allées et retours qui font, d'un bond, passer le lecteur d'une
scène à une autre, d'une étape de la vie de l'auteur à une autre ou d'un narrateur à un
autre :
"(…) Il sortait des ces bouchons un bruit de querelles, un goût
de vin qui me montait au cerveau, m'irritait les sens et me
faisait plus joyeux et plus fort.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.29. 2 Ibid. p48.
120
Ce goût de vin !-la bonne odeur des caves !- j'en ai encore
le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.
Les buveurs faisaient tapage; ils avaient l'air sans souci,
bons vivants, avec des rubans à leur fouet et des agréments
plein leur blouse. ŔIls criaient, topaient en jurant, pour des
ventes de cochons ou de vaches.
Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les
bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier !
Le soleil jette de l'or dans les verres, il allume un bouton sur
cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le cabaret
crie, embaume, empeste, fume et bourdonne."1
On notera ici la présence de l'adjectif démonstratif "ce" et de l'adverbe
"encore" qui actualisent l'évènement et lui redonnent vie. Dans ce cabaret, que
Vallès aimait tant, il y avait de la vie et de l'action contrairement à l'école qui ne
pouvait se libérer des exigences d'un système éducatif inflexible et trop rigide.
Le présent a aussi, dans certains de ses emplois, une valeur de fait habituel,
itératif, qui se répète jusqu'à devenir un comportement machinal, "une manie"
même, faut-il dire, quand il s'agit de parler de Mme. Vingtras qui a pris le pli de
contrôler les moindres mouvements de son fils et qui ne peut, même au dernier
moment du livre, au moment où il va la quitter, s'empêcher d'accomplir son devoir
maternelle :
"«Tu vas me quitter !» dit-elle en sanglotant.
Je veux me lever tout de suite pour ramasser un peu mes
livres, faire ma petite malle, et je lui demande des habits.
(…)
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.39-40.
121
Ma mère me les apporte. Elle aperçoit mon pantalon avec un
trou et taché de sang.
Je ne sais pas si le sang s'en ira …la couleur partira avec,
bien sûr…
Elle donne encore un coup de brosse, passe un petit linge
mouillé, fait ce qu'il faut -elle a toujours eu si soin de ma
toilette !-mais finit par dire en hochant la tête :
«Tu vois, ça ne s'en va pas …Une autre fois, Jacques, mets au
moins ton vieux pantalon !»"1
Peut-on lire à travers ce passage l'éternel amour d'une mère qui n'a su, à
cause d'un tempérament difficile et d'une exigence maladive, transmettre son
affection et son grand attachement à un fils qui, quoique maltraité et incompris par
ses parents n'est nullement ingrat.
On peut dire que le présent répond à ce besoin urgent dans lequel la mémoire
du narrateur se trouve, assaillie par l'enchaînement désordonné des souvenirs et des
réminiscences. Plus proche du vécu, de la réalité, et de la vivacité du langage parlé,
le présent offre un champ temporel vague où la narration s'écoule et s'enchaîne
laissant ouverte toute scène contée :
"Le proviseur conseille à mon père de m'éloigner.
«Si vous voulez, mon beau-frère le prendra à Paris, à un prix
réduit, comme il est fort, dit le professeur de seconde. Voulez-
vous que lui écrive?».
-«Oui, mon Dieu, oui», dit mon père, qui a envie d'aller à
Paris; et c'est une occasion.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 318.
122
On fixe le chiffre. Je me jette dans les bras de ma mère; je
m'en arrache, et en route !
Nous courons sur Paris."1
2- 3- 2- Opposition : imparfait, passé simple, passé composé
L'opposition entre l'imparfait et le passé simple se trouve au niveau dit
aspectuel. "L'aspect constitue, selon Dominique Maingueneau, une information sur
la manière dont le sujet énonciateur envisage le déroulement d'un procès, son mode
de manifestation dans le temps."2 L'aspect concerne donc l'intention et le sens que
veut donner l'énonciateur au verbe qu'il emploie.
2-3-2-1- L’imparfait
L'imparfait montre, en général, "une action en train de se dérouler dans une
portion du passé, mais sans faire voir le début ni la fin de cette action, il la montre
en partie accomplie, mais non achevée."3. C'est un temps imperfectif. Il décrit le
procès de l'intérieur4 le présentant comme duratif dans le passé sans limites
temporelles. C'est le temps de la description et de la mise en scène ou, selon le
linguistique Harald Weinrich, l'imparfait est "le temps de l'arrière-plan"5. Il forme
avec le passé simple, le plus que parfait et le conditionnel les temps narratifs.
Dans un récit, les verbes à l'imparfait sont utilisés pour installer le décor et
remettre les personnages dans leur situation spatio-temporelle où vont se greffer,
pour faire progresser les évènements et les actions, les verbes au présent, au passé
simple et au passé composé. Ces derniers, sont, selon la distinction d'Harald
Weinrich, les temps commentatifs.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 255-256. 2 Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, 4ème éd. Armand Colin, juin 2005. 3 Le petit Grevisse; Grammaire française, 31
e éd. 31
e éd. De Boeck, 2005, p. 186.
4 Jean Kaempfer et Raphaël Micheli, La temporalité narrative, Université de Lausanne (article). 5 Idem.
123
2- 3- 2-2- Le passé composé :
"Le passé composé, […] c'est un temps imprécis, médiocre,
bête et mou : "Nous avons été réveillés par la fusillade…"
Bon. Et alors ? L'histoire est finie avant d'avoir commencer.
Tandis que :"Nous fûmes réveillés par la fusillade…"Tu vois?
Tu as dressé l'oreille. Tu attends la suite."1
Ces propos, attribués à l'écrivain Marcel Pagnol, montrent l'incapacité
narrative2 du passé composé qui, dans sa valeur d'accompli et d'antérieur, clôt
l'évènement en le rapportant. L'exemple le plus célèbre d'un roman où la narration
est conduite au passé composé est celui de L'Etranger d'Albert Camus. Dans ce
choix temporel, Dominique Mainguemeau voit une vision du monde marqué par le
sentiment d'absurdité et du non-sens :
"En préférant le passé composé au passé simple, L'Etranger
ne présente pas les évènements comme les actes d'un
personnage qui seraient intégrés dans une chaîne de causes et
d'effets, de moyens et de fins, mais comme la juxtaposition
d'actes clos sur eux-mêmes, dont aucun ne parait impliquer le
suivant (…)"3
Par ce petit aperçu théorique, nous avons voulu voir quelles valeurs et
quelles significations peuvent prendre les verbes utilisés dans tel ou tel temps. Dans
notre récit on est en présence d'une constellation de temps verbaux dont l'emploi en
alternance produit des effets particuliers.
Ainsi, dans le passage suivant l'alternance entre le présent, le passé simple, le
passé composé et l'imparfait nous fait passer d'un narrateur à l'autre en nous donnant
à voir les craintes innocentes du narrateur-enfant et le regard rétrospectif et
conscient du narrateur-adulte :
1 Jean Kaempfer et Raphaël Micheli, La temporalité narrative, Université de Lausanne (article).
2 Idem. 3 Dominique Maingueneau, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 43.
124
"Il paraît que j'en tombai amoureux fou. Je dis «il paraît», car
je ne me souviens que d'une scène de passion, d'épouvantable
jalousie.
Et contre qui ?
Contre l'oncle Joseph lui-même (…)
L'aimait-elle ?
Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question; aujourd'hui
que la raison est revenue que le temps a versé sa neige sur ces
émotions profondes. (…)
Elle allait être la femme d'un autre ! Elle me refusait, moi si
pur. Je ne savais pas encore la différence qu'il y avait entre
une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants
naissaient sous les choux. (…)
Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me
tapotait les joues et me parlait en bordelais. (…)
J'étais déjà grand : dix ans. C'est ce que je lui disais :
«N'épouse pas mon oncle Joseph ! Dans quelque temps je
serai un homme: attends-moi, jure-moi que tu m'attendras !
C'est pour de rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui ?».
Ce n'était pas pour de rire, du tout ; ils étaient mariés bel et
bien, et ils s'en allèrent tous les deux.
Je les vis disparaître."1
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 34-35.
125
Le passé simple vient clore les espérances et les rêves de l'enfant et le mettre
devant une réalité amère et décevante.
2- 3- 2- 3- Le futur
"Le futur sert, quant à lui, à exprimer un fait à venir"1. Dans son ordre des
faits et des évènements, le narrateur peut se sentir le besoin d'anticiper sur un
souvenir ou sur une réalité que le lecteur va découvrir dans un moment avancé du
récit. Ce phénomène appelé prolepse, est plus fréquent dans les Mémoires et les
autobiographies2 que dans les autres récits. Car, le narrateur, qui se trouve être
l'auteur même, sait évidemment quel sillage sa vie a pris et quelles changements ont
contribués à faire de lui ce qu'il est. Il fait alors, de temps en temps, des bonds dans
le temps pour permettre à son lecteur de connaître des détailles concernant des
évènements qui n'ont pas encore eu lieu dans le texte, ou des sentiments trop forts et
trop pressants qui ne peuvent rester sous voile jusqu'au moment de la délivrance.
Ainsi dans les passages suivants, la prolepse sert à résumer une période de la
vie de l'auteur. Celle d'un collégien courageux supportant les coups et les tortues de
ses maîtres :
"(…) On m'a appris qu'il ne fallait pas «rapporter». Je ne le
fais point, je ne le ferai jamais dans le cours de mon existence
de collégien, ce qui me vaudra bien des tortures de la part de
mes maîtres."3
Et celle d'une existence malheureuse où la joie et le bonheur ne sont que des
invités furtifs :
"Ce que nous faisons ?...Nous sommes heureux, heureux
comme je ne l'ai jamais été, comme je ne le serai jamais"4
1 Le petit Grevisse; Grammaire française, 31e ed. De Boeck, 2005, p. 190. 2 Jean Kaempfer et Raphaël Micheli, La temporalité narrative, Université de Lausanne (article).
3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.41. 4 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 141.
126
Ou plus loin :
"Elle me donne son front à embrasser, rien que son front. Ces
deux jours-ci, elle se laissait embrasser sur les lèvres; elle a
l'air toute sérieuse (…) je tâte le bouquet qu'elle a fourré dans
ma poitrine et je me pique le doigt à ses épines. J'ai sucé ce
doigt-là.
Nous le retrouverons, ce bouquet, avec des larmes dans les
fleurs sèches."1
La prolepse oriente le récit et lui dessine son chemin en délivrant des
indications et des précisions qui vont fonctionner comme des repères tout au long
du texte, et qui vont présenter une sorte de poids destinal2 qui dévoile la fin de
l'histoire ou lui sert de révélateur.
En effet, dans la fin du XIIème
chapitre intitulé "Le lycée", la dernière phrase
qui clôt un long passage confessionnel instaure par sa modalité, sa ponctuation et
par l'emploi au futur du verbe "aller", une sorte de suspens quant à l'avenir de
l'auteur :
"(…)Je n'ai jamais pensé aux billets : c'est peut-être que
j'avais autre chose à faire, que je suis paresseux, ou que je
n'avais pas d'encre chez moi; mais si la contre-façon des
exemptions mène au bagne, je devrais y être.
Et qui te dit que je n'irai pas !"3
La prolepse peut également, présenter un souvenir nostalgique que l'auteur
gardera toujours, et marquer une mémoire en suspend :
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 144
2 Jean Kaempfer et Raphaël Micheli, La temporalité narrative, Université de Lausanne (article). 3 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p.112.
127
"Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière
frissonnante, l'air tiède et le grand aigle…"1
Le choix que fait l’auteur dans son emploi des temps verbaux n’est
nullement gratuit. Il correspond à ces intentions et à ces desseins. Les temps du
passé servent à relater les faits et leur donner un caractère historique et
documentaire. Le présent sert, quant à lui, à faire re-vivre les moments les plus forts
et les plus touchants de la vie de l’auteur, ceux qui ont marqué, dans son cœur, leur
passage inoubliable.
Le futur offre au lecteur la possibilité d'anticiper sur quelques évènements à
venir. Il projette, devant lui, quelques détails de la destinée de l’auteur avant même
de terminer la lecture du texte sans pour autant le clore.
La narration de ces faits et évènements va se faire, selon notre sens et notre
analyse, suivant principalement les perceptions des deux narrateurs adulte et enfant.
Ceci dit, il n’est pas exclu de relever des passages où la perception passe par le biais
d’une autre partie prenante. Dans la partie suivante, nous tenterons de voir quel type
de focalisation ou de perception la diégèse nous est présentée et à qui appartient
elle.
2- 4- Point de vue et vision du monde
Comme nous l'avons précédemment défini, la question de percevoir ne
concerne pas obligatoirement celle de raconter. En effet, le narrateur peut, fort bien,
raconter des scènes qu'il n'a pas vues lui-même et dont il n'était pas un témoin : "La
question des voix narratives concernait le fait de raconter. Celle des perspectives
(ou focalisations, ou visions, ou points de vue) porte sur le fait de percevoir. En
effet, il n'existe pas dans les récits de relation mécanique entre raconter et percevoir
: celui qui perçoit n'est pas nécessairement celui qui raconte et inversement."2
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 38. 2 Y. Reuter, L'analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, p. 46.
128
Mais dans le récit autobiographique, la voix autodiégétique qui assure la
continuité et l'enchaînement des évènements doit, logiquement parler, se restreindre
à la focalisation interne. Car, étant le personnage même de l'histoire qu'il raconte, le
narrateur rapportera les évènements et les faits selon son point de vue et selon
l'angle dans lequel le met la nature même du récit autobiographique. Mais, si le
narrateur se contente de rapporter seulement ce qu'il a vu, entendu ou ressenti rien
ne peut s'écrire selon l'expression de Ph. Gasparini : "Contention draconienne si l'on
réfléchit bien : rien ne peut s'écrire qui n'ait été vu, entendu, senti, conceptualisé par
cette conscience unique."1 . Et pour élargir l'angle de vision, la narration ne se fera
pas selon un seul point de vue mais s'articulera sur les diverses structures narratives
(hétérodiégétiques, mixtes et homodiégétiques2).
En effet, peu de choses sont à la portée perceptive du narrateur, comparé aux
informations qu'il peut glaner dans son entourage en le faisant participer à l'acte
narratif. Ainsi, beaucoup d'informations peuvent être rapportées par une autre
source narrative dont l'objectif est d'enrichir le récit et de le rendre plus fiable et
plus crédible. Aussi, on peut relever dans le texte l'emploi des locutions
modalisantes telles que "peut-être, sans doute, comme si, sembler, paraître"3 qui
sont considérées selon l'expression de Marcel Muller comme des «alibis du
romancier»4. Le romancier a, en effet, la capacité de s'introduire dans le cours de la
diégèse pour des raisons de commentaire, de correction ou de rectification. Ainsi
dans le passage suivant, le jeu de rôle entre le narrateur-enfant et le narrateur-adulte
permet de produire un effet de focalisation où la description du père qui a reconnu
Béranger, un vieil homme pour qui il a du respect et de la vénération, nous est
présentée avec une observation quant au sentiment du narrateur-enfant :
"Il a ôté son chapeau, je crois, et il a pris un air grave, comme
s'il faisait sa prière. Il est plein de respect pour les gloires,
mon père, et il s'enrhumerait pour les saluer. Il n'a pas encore
1 Ph. Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, mars 2004, p.168. 2 Ibid. p.168.
3 G. Genette, Discours du récit, Figures III Paris, Seuil, 1972, p. 217. 4 Idem.
129
réussi à m'inspirer cette vénération, et tandis qu'on regarde
Béranger sur le pont, je regarde au loin, dans un champ, des
oiseaux qui font des cercles autour d'un grand arbre (…)"1
Dans la polyphonie énonciative qui caractérise notre récit, les transgressions
de la focalisation interne se font selon les besoins de la narration et selon les
distances temporelles du narrateur-enfant et celles du narrateur-adulte. Autrement
dit, le narrateur-enfant adopte une focalisation interne puisqu'il s'agit du "Je" narré
dont les connaissances sont limitées par la conscience et par l'âge :
"Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me
rafraîchisse ou me réchauffe, comme la gerbe qui moisit dans
un coin, au lieu de palpiter sous le fléau, comme l’oie qui,
clouée par les pattes, gonfle devant le feu. (…)
Ce chômage m’inquiète.
Que se passe-t-il donc ?
Je ne comprends guère, mais il me semble que Mme Brignolin
est pour quelque chose dans cette tristesse noire de la maison,
dans cette colère blanche de ma mère".2
Quant au narrateur-adulte, plus éloigné temporellement et dont le savoir
dépasse logiquement et naturellement celui du narrateur-enfant, les capacités
focales se trouvent élargies. Le "Je" narrant adopte alors une focalisation zéro où le
narrateur donne des informations et des détails qu'il est sensé connaître car se
rapportant à une vie antérieure qui fut dans le temps sienne. Ainsi les prolepses et
les sauts dans l’avenir dans un texte rétrospectif représentent le pouvoir du
narrateur-adulte de régler et de contrôler l’univers diégétique.
1 Jules Vallès, L'Enfant, ENAG éditions, Algérie, 1987, p. 200. 2 Ibid. p. 165.
130
La transgression de la focalisation est motivée aussi par l'impossibilité du
souvenir, et par le manque de détails concernant des périodes antérieures qui ont
échappé à la capacité mémorielle du narrateur qui va jusqu'à décrire les sentiments
et les pensées des autres personnages. Comme dans le chapitre XVI intitulé "Un
drame", où le narrateur-enfant, ne pouvons savoir exactement ce qui s’est passé
entre ses parents, rapporte avec un ton incertain l’évènement :
"Il y avait longtemps que c’était le matin. Ŕ Mon père se levait
d’ordinaire à sept heures afin d’être prêt pour la classe de
huit heures. Je me levais aussi.
(…) Il ne venait aucun bruit de leur chambre : un silence de
mort.
Enfin, au quart avant huit heures, mon père m’appela.
Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt ; à travers la
porte il me demanda du papier et de l’encre ; écrivit une lettre
au censeur et une autre à un médecin, et me chargea de les
porter.
« Tu reviendras dès que tu les auras remises.
-Je n’irai pas en classe ?
-Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te
demande ce qu’elle a, tu lui diras qu’elle été prise de frayeur
dans la compagne, et qu’elle est au lit avec la fièvre … »
Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de vulgarité
dans la tournure, -il traînait ses pantoufles sur le parquet et
rajustait son pantalon.
Que s’est-il passé ?
131
Je ne l’ai jamais bien su. (… )"1
Dans d'autres lieux, le passage de la première à la troisième personne aide à
produire un effet de point focal plus large d'un narrateur omniscient pour qui ni les
dialogues des personnages ni leurs sentiments n'ont aucun secret. Le besoin aussi de
raconter certaines réminiscences qui n'ont pas pu être vues ou vécues par le
narrateur lui-même, favorise le recours à des moyens divers pour contourner la
focalisation interne dont le champ de perception est limité et ne peut couvrir la
totalité du récit. En effet, la narration peut fort bien être léguée à l'un des
personnages pour lui permettre de rapporter des faits et des évènements loin de la
perception du narrateur.
1 Jules Vallès, L’Enfant, ENAG Edition, 1987, p. 173.
132
CONCLUSION
Au terme de notre modeste travail de recherche, nous espérons avoir atteint
notre objectif, celui d’essayer de repérer les indices et les empreintes que laissent
les voix narratives dans notre texte et qui témoignent d’une polyphonie énonciative
judicieusement déguisée. Mais si par inattention des lacunes et des questions n’ont
pas pu être éclaircies, nous espérons en donner suite dans des travaux ultérieurs.
Notre préoccupation première, était d’essayer de ranger L’Enfant dans une
catégorie qui saurait nous donner les outils de recherche et d’analyse dont nous
avions besoin. Mais ce premier volet ne se laisse pas cerner par les principes
théoriques et les classifications restrictives.
Néanmoins, dans notre tentative nous avons pu voir quelles sont les
différences des genres avoisinants écrits à la première personne du singulir :
l’autobiographie, l’autofiction, et le roman autobiographique. Mais le fait d’être
conté à la première personne n’empêche en rien L’Enfant de présenter une
polyphonie énonciative constituée par d’un côté des voix adulte et enfantine et d’un
autre côté des voix des autres personnages : tantes, oncles, cousines voisins etc. et
notamment celles de sa mère et de son père.
Dans la partie consacrée à l’étude du contexte sociohistorique de L’Enfant
nous avons voulu dévoiler les relations étroites entre la vie de l’auteur, son parcours
politique et militant, et son écriture. Car, à la lecture des deux textes Le testament
d’un blagueur qui fut la première ébauche et de L’Enfant nous avons pu relever une
certaine évolution et une plus grande maîtrise quant à l’écriture et au style employé.
L’intention d’écrire un récit autobiographique commencée dans Le testament d’un
blagueur s’est confirmée, et s’est concrétisée dans L’Enfant.
Pour rendre compte de son vécu et de son enfance, Vallès a opté pour une
narration à la première personne du singulier. Mais le lecteur se trouve dans
l’embarra de constater que le JE narrant n’est nullement naïf, il joue sur les diverses
133
possibilités que lui offrent les styles direct, indirect et indirect libre ; le présent de la
narration et les registres de langage.
En effet la combinaison entre ses éléments a permis aux différents
protagonistes : parents, voisins, cousines, professeurs, amis etc. de participer à
l’acte énonciatif et d’inscrire leurs voix dans l’univers diégétique.
Le JE de L’Enfant se dissocie en un JE narrant et JE narré. La narration se
fait, selon nos conclusions, suivant une complémentarité entre les deux narrateurs
"enfant" et "adulte". Le narrateur adulte ayant vécu l’histoire qu’il raconte est
omniscient et omniprésent dans la diégèse. Il se garde le droit et la possibilité de
juger, d’orienter, ou de corriger les dérives du narrateur-enfant. Ce dernier, ayant
son propre langage, ses propres visions et opinions, jouit d’une présence
relativement autonome.
L’étude de la mémoire nous a permis de mieux comprendre le processus de
remémoration et de retour en arrière. Car, dans ce genre de texte, à visée
rétrospective, la mémoire est le matériau de référence qui assure la continuité des
souvenirs et l’enchaînement des actions. Son étude est donc incontournable.
Transposés dans un texte littéraire, les souvenirs, la vie de l’auteur,
parsemées tout au long d’un livre, montre à quel point il est difficile, presque
impossible, de restituer parfaitement son passé. Les failles de la mémoire et l’oubli
contraignent l’auteur à recourir aux impressions et à la fiction pour combler le
manque des informations et le flou des souvenirs d’où l’emploi répété des tournures
telles que : je crois ; il paraît ; je ne me rappelle pas, etc. des formules qui
accréditent le récit et lui donne un poids documentaire et historique.
Quant à l’ironie, considérée comme une source de polyphonie, étant la
reprise sous des formes burlesques des paroles et dires d’autrui, est fortement
présente dans notre texte. Cette forme de discours subjectif, véhicule en elle la
présence d’au moins deux consciences : celle de l’ironisé et celle de l’ironisant.
134
Elle permet à l’écrivain de s’offrir une certaine distance vis-à-vis des pensées et des
convictions contenues dans les énoncés qu’il rapporte.
Ce phénomène permet aussi d’avoir un regard critique sur le monde et sur le
passé mis à nu, ce qui lui accorde le pouvoir de dévoiler et de démasquer les
relations hypocrites de la société.
L’étude de la perspective narrative nous a montré que les deux narrateurs ont
chacun un angle de vue et une perception propre, qui leur donne une certaine
autonomie et une sorte de liberté quant aux opinons et aux positions prises touchant
les différents évènements de la vie. Néanmoins, le narrateur-adulte conserve un
point de vue omniscient et omniprésent, qui lui permet de contrôler et de porter des
jugements et des rectifications concernant les opinions du narrateur-enfant,
notamment celles se rapportant à ses parents. Nous avons pu voir également,
comment se fait la transgression de la perspective narrative en vue d’obtenir plus
d’informations et pour justifier la présence de certains détails se rapportant à des
faits et à des évènements qui n’ont pas pu être enregistrés par la perspective du
narrateur-enfant.
Pouvons-nous conclure ainsi, que notre œuvre tend à être une œuvre
polyphonique et dialogique. Le fait qu’elle soit autobiographique, n’empêche en
rien la présence de voix multiples qui participent au développement de la diégèse.
Les deux narrateurs : adulte et enfant se remplacent et se complètent pour donner un
récit étonnamment proche du réel. Dans L’Enfant, Vallès a voulu s’offrir et offrir au
lecteur, le récit d’une vie, la sienne, telle qu’elle a été, avec ses douleurs et ses joies.
135
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