Chapitre 11L’abnégation

À la suite de sa première séance de photographie, Édith avait finalement pas mal compris le manège. Pas folle pour son âge ! La lecture furtive de magazines au foyer lui en avait appris passablement, sauf certains détails qu’il vaut mieux taire, évidemment. Il était grand temps aussi de saisir la portée de toute cette bienveillance de la part d’étrangers qui, du jour au lendemain, s’intéressaient à elle d’une façon si magnanime, mais malheureusement trop tard pour reculer. D’une certaine manière, pour un bout de temps du moins, la pauvre enfant, piégée d’une drôle de façon, acceptait son sort. Toutefois, pleine de ressources et d’audace et s’étant quand même aisément sortie d’une multitude d’autres situations compliquées, Édith possédait le don d’analyser les options qui s’offraient à elle comme des choix plausibles. Dans des moments souvent moins corsés, la plupart d’autres adolescentes auraient flanché bien avant elle, il n’y a pas de doute.

– Puis, après tout… en y réfléchissant… on me traite bien ici. Je suis au chaud, j’ai un lit douillet dans un décor enviable, je mange bien et à ma faim tous les jours et je n’ai plus à subir les châtiments de David, ni de repousser les avances d’Éric. Je reconnais que c’est vraiment une amélioration de ma condition de vie. Je me trouve chanceuse… Elle en discuta longuement avec Hélène, maintenant devenue sa confidente. Cette dernière lui fit comprendre qu’elle risquait de tout perdre si un jour, l’envie lui prenait de fuir la demeure. Ça, c’est sûr ! Les représailles de ‘son hôte’, Monsieur Goldberg, seraient sévères et sans pitié à son endroit. Profitant de ce moment particulier, la conseillère confessa honteusement à la petite le récit de son vécu : une histoire fort pathétique lorsque de semblables circonstances l’amenèrent dans cette maison plusieurs années auparavant.

Au début, elle aussi s’était objectée à se dévêtir lors de ces fameuses séances photographiques, mises en scène de Monsieur Goldberg. N’ayant cependant pas la force de caractère d’Édith, elle eut tôt fait de se résigner et sombra dans cette monstrueuse galère. Sans quand même avouer tous les détails sordides à Édith qui observait avec une attention soutenue la moindre de ses attitudes, elle arriva à surmonter son hésitation. Elle se crut moralement contrainte d’admettre, hélas, que les supposées séances de photos n’étaient en réalité que de simples préambules à d’autres gestes plus sérieux qu’elle sera éventuellement obligée de subir ou d’accepter volontairement. Maintenant, pour chasser la tension qu’elle lisait dans les yeux de la jouvencelle et la rassurer de son mieux, elle avait changé la poursuite du tête-à-tête en faisant reluire les avantages pécuniaires qu’elle pourra dorénavant en retirer. Tant de gens d’âge mûr sont attirés par l’argent, raison de plus pour une jeune qui n’en a jamais eu à sa disposition !

D’une voix rassurante, elle ajoute :– Tu verras, ma jolie, dans quelques mois, tu auras la permission de sortir, de visiter la ville et ses grands magasins. Tu pourras alors jouir de ce qui t’a toujours fait défaut. Imagine, dorénavant, selon tes désirs, ta nouvelle fortune te permettra de te procurer des vêtements griffés, des accessoires à la mode, n’est-ce pas alléchant ? Toutefois, un garde du corps de Monsieur Goldberg t’accompagnera. Ça fait partie des consignes. La pauvre Hélène, se sentant déjà mieux après avoir réconforté la petite, se remémorait en silence son passé. Eh, oui, une fois descendue aux entrailles de l’enfer, elle avait sombré dans la déchéance durant plusieurs années. Quel monde superficiel ! Ainsi, pour apaiser sa peine et son dégoût d’elle-même, elle s’était adonnée dans un premier temps à la boisson et inévitablement les années suivantes, à la drogue. Elle avait vieilli prématurément.

À peine âgée de 40 ans, son visage était sillonné de profondes rides ; sa peau ramollie n’avait plus le charme requis pour se pavaner devant une caméra et encore moins pour plaire aux clients de Monsieur Goldberg ; abonnés vicieux et avides de chair fraîche.Très condescendant, Monsieur Goldberg en avait eu pitié et décida de la garder à son service à titre de conseillère et de surveillante pour les jeunes ‘recrues’ afin de les initier à cet étrange et vieux métier. Démunie alors physiquement et financièrement, n’ayant aucune autre alternative, elle accepta son destin. Heureusement, par souci d’être utile à cette jeunesse contingentée et rescapée par cette horde d’individus sans scrupules, elle s’était jurée de toujours décourager ses ‘petites’, comme elle se plaisait à les nommer, de l’usage de la boisson et de la drogue. Surtout ne pas tomber dans ces abîmes ! De cette manière, la triste expérience de sa déchéance servirait aux autres…, à moins qu’elles n’en tiennent pas compte…

Fin du Chapitre 11

À suivre…

2020Peintures de : Léo BeaulieuTrame musicale : Bilitis de Francis Lai