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CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE Série III – N°1 2016 La classification comme pratique scientifique sous la direction de François Lê et Anne-Sandrine Paumier Centre François Viète Épistémologie, histoire des sciences et des techniques Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale Imprimerie Centrale de l'Université de Nantes Octobre 2016

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CAHIERS

FRANÇOIS VIÈTE

Série III – N°1

2016

La classification comme pratique scientifique

sous la direction de François Lê et Anne-Sandrine Paumier

Centre François Viète Épistémologie, histoire des sciences et des techniques

Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale

Imprimerie Centrale de l'Université de Nantes Octobre 2016

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Cahiers François Viète

La revue du Centre François Viète Épistémologie, Histoire des Sciences et des Techniques

EA 1161, Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale ISSN 1297-9112

[email protected]

www.cfv.univ-nantes.fr Depuis 1999, les Cahiers François Viète publient des articles originaux, en français ou en anglais, d'épistémologie et d'histoire des sciences et des techniques. Les Cahiers François Viète se sont dotés d'un comité de lecture international depuis 2016. Rédaction Rédactrice en chef – Jenny Boucard Secrétaire de rédaction – Sylvie Guionnet Comité de rédaction – Delphine Acolat, Frédéric Le Blay, Colette Le Lay, Karine Lejeune, Cristiana Oghina-Pavie, David Plouviez, Pierre Savaton, Pierre Teissier, Scott Walter Comité de lecture Martine Acerra, Yaovi Akakpo, Guy Boistel, Olivier Bruneau, Hugues Chabot, Ronei Clecio Mocellin, Jean-Claude Dupont, Luiz Henrique Dutra, Fernando Figueiredo, Catherine Goldstein, Jean-Marie Guillouët, Céline Lafontaine, Pierre Lamard, Philippe Nabonnand, Karen Parshall, François Pepin, Olivier Perru, Viviane Quirke, Pedro Raposo, Anne Rasmussen, Sabine Rommevaux-Tani, Martina Schiavon, Josep Simon, Rogerio Monteiro de Siqueira, Ezio Vaccari, Brigitte Van Tiggelen

ISBN 978-2-86939-242-7

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sommaire

Préface de François Lê et d’Anne-Sandrine Paumier

• françois lê et anne-sandrine paumier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9De la science comme classification à la classification comme pratique scienti-fique : quelques réflexions à partir de deux cas mathématiques

• charles braverman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35Pourquoi classer les facultés de l’esprit ? André-Marie Ampère : de la science àla philosophie et vice versa

• jean-marie chevalier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61La logique est-elle une science de classification ? Sur une crise de la classificationdans la logique au xix

e siècle

• maarten bullynck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83Classifications en transformation. Classifier les substances organiques en 1819 :tables, fiches, calculs et structures

• catherine goldstein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103«Découvrir des principes en classant » : la classification des formes quadratiquesselon Charles Hermite

• jenny boucard et christophe eckes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137Une classification selon l’ordre et la forme : Jules Bourgoin et l’art ornemental

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Cahiers François Viète, série III, 1, 2016, p. 83-102

Classifications en transformation.Classifier les substances organiques en 1819 :

tables, fiches, calculs et structures

Maarten Bullynck∗

RésuméOn trouve dans le livre Die Entwicklung der Pflanzensubstanz, physiologisch,chemisch und mathematisch dargestellt (1819) une recherche et une réflexionpoursuivies sur l’organisation et la classification des substances organiques qui illustrebien l’évolution dans la pensée classificatoire de l’époque. Le livre est le résultat d’unecorrespondance entre le botaniste et Naturphilosoph Nees von Esenbeck, le chimisteet géologue Bischof et le mathématicien Rothe. Dans leur dialogue, les supports pourorganiser les faits (fiches et tables) ainsi que les outils de papier qui permettent de lesmanipuler (tables et calculs) sont essentiels dans la réorganisation réitérée des faits.La négociation sur la classification passe par les formes arborescentes, les tables, lesfiches et les calculs pour trouver, finalement, des morceaux de structures chimiquesdans les transformations des données.

Mots-clés : classification, histoire de la chimie organique, histoire des mathématiques,analyse combinatoire, paper tools, fiches.

AbstractThe book Die Entwicklung der Pflanzensubstanz, physiologisch, chemisch undmathematisch dargestellt (1819) contains a consequently developed research pro-gramme and methodological meditation on the organisation and classification oforganic substances that illustrates well the evolution in classificatory thinking at thebeginning of the 19th century. The book is the result of a correspondence betweenthe botanist and Naturphilosoph Nees von Esenbeck, the chemist and geologerBischof and the mathematician Rothe. In their conversation, the material supportsfor organising the facts (cards and tables) as well as the paper tools that allow themto manipulate these (tables and computations) are essential to the reiterative reor-ganisation of facts. The negociation over the question of classification runs along thetree-like forms, the tables, the inventory cards and the computations to finally findpartial chemical structures within the transformations of the data themselves.

Keywords: classification, history of organic chemistry, history of mathematics, combi-natorial analysis, paper tools, cards.

∗ Département de mathématiques et histoire des sciences & Centre de rechercheshistoriques (EA 1571), Université Paris 8.

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La classification comme dispositif pour représenter des connaissances esten pleine transformation au tournant des xviiie et xixe siècles. Sous l’in-fluence des pratiques savantes changeantes ainsi que sous la pression d’un

monde (littéraire) qui se globalise et d’une croissance exponentielle des connais-sances s’opèrent des modifications de la classification classique qui ordonneencore par classes, genres, et espèces. Cette transformation n’a pas seulementlieu dans les sciences de la vie, de la langue et de l’économie1, mais égalementdans d’autres sciences comme la chimie ou les mathématiques.

Cette transformation au tournant du xixe siècle est ici étudiée via l’étude

d’un cas précis, un essai allemand de 1819 portant sur la classification des sub-stances organiques. Cet essai apparaît au moment où la chimie est en pleineévolution. À côté des évolutions importantes liées au nom d’Antoine Laurentde Lavoisier (1783), d’autres développements, au moins aussi (r)évolutionnaires,se déroulent en parallèle2. Nous pensons aux avancées dans l’outillage des ex-périences chimiques, et en particulier au passage d’une combustion contrôlée(rendue possible par des fours précis comme celui de Joseph Black développé en1770-1780) au procédé de l’électrolyse mis au point par Jöns Jacob Berzelius dès1802. Par ailleurs, dans l’espace allemand, Jeremias Benjamin Richter, avec sestravaux sur la stœchiométrie (1791), défend une conception de la chimie commeune science quantitative et qui pense en proportions de substances. Enfin, desspéculations sur la nature (discrète) des éléments apparaissent par exemple dansles travaux de John Dalton (1803) ou Berzelius (1802). La chimie est donc undomaine en pleine transformation où idées et pratiques ne sont ni stabilisées niinstitutionnalisées. A fortiori, cette caractérisation s’applique encore plus à lachimie des substances organiques. Déjà depuis le début du xviii

e siècle, l’étudede ces substances se développe au sein de plusieurs communautés, notammentcelle des chimistes et celle des pharmaciens. La tension mais aussi l’interaction

1 Ces sciences ont fait l’objet de l’ouvrage de Michel Foucault devenu classique Lesmots et les choses (Foucault, 1966). Évidemment, l’analyse de Foucault est aujourd’hui àretravailler en détail, des aspects matériels, régionaux, intra- et inter-disciplinaires jouantun rôle bien plus important que son analyse épistémologique et globale laisse entrevoir.2 Pour une introduction classique à l’histoire de la chimie qui décrit et relativise letravail de Lavoisier, voir (Bensaude-Vincent & Stengers, 1993).

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entre ces deux communautés fait la particularité de ce champ d’étude, difficilemais fécond (Klein, 1994 ; Tomic, 2010).

Dans le présent article, nous étudions l’ouvrage intitulé Die Entwicklungder Pflanzensubstanz, physiologisch, chemisch und mathematisch dargestellt (1819).Il s’agit d’une étude, de caractère théorique, cherchant à synthétiser les résultatsdu jeune xixe siècle sur les substances organiques en un ensemble structuré quiorganiserait en un système des faits expérimentaux des chimistes3. Le livre est lerésultat d’une correspondance entre trois scientifiques allemands : le botaniste etNaturphilosoph Christian Gottfried Daniel Nees von Esenbeck (1776-1858), lechimiste et géologue Carl Gustav Bischof (1792-1870) et le mathématicien Hein-rich August Rothe (1773-1842). La correspondance commence entre Bischofet Nees von Esenbeck, mais au cours de leurs discussions, ce dernier contacteson ancien professeur de mathématiques à Erlangen, Rothe, pour contribueraux échanges par ses mathématiques. L’ensemble est présenté en trois chapitresintitulés respectivement Spekulation, Empirie et Mathematik, les mathématiquesy étant « l’intermédiaire entre expérience et spéculation4 ». Il s’agit là d’un rarecas de recherche scientifique guidée par une méthodologie explicite tentant depasser de la conception aux expériences et des expériences aux conceptions,sorte de cercle herméneutique où les mathématiques jouent un rôle de cataly-seur traduisant et renforçant la systématique derrière les faits. La question declassification y est centrale, bien qu’abordée par les trois auteurs sous autantd’angles différents.

Le défi de Nees von Esenbeck et les limites de la classification arborescente

L’objectif du botaniste et philosophe Nees von Esenbeck est de coordon-ner les faits botaniques avec les faits chimiques. Il espère obtenir, par le suivi dudéveloppement organique des plantes et par une mise en correspondance avec lesobservations et expériences chimiques, un ensemble organique de faits reflétantla nature même des plantes vis-à-vis de leur croissance et de leur organisation.

[Je veux] démontrer comment l’organisation chimique des substances primairesqui constituent l’individualité des plantes se déduit de la combinaison quantitatived’éléments particuliers, et mettre cette organisation en correspondance avec les

3 Pour la place de ce livre singulier dans l’histoire de la chimie, voir (Nierenstein, 1934).4 « Vermittlerin zwischen Erfahung und Spekulation » (Nees von Esenbeck, Bischof &Rothe, 1819, p. 63).

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types de la croissance des plantes et avec le système des corps inorganiques5. (Neesvon Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 12)

Pour établir cette correspondance, Nees von Esenbeck emprunte unedichotomie développée dans les travaux de Louis Joseph Gay-Lussac et de LouisJacques Thénard (Gay-Lussac & Thénard, 1811). Ces auteurs avaient classé lessubstances organiques en trois catégories selon les proportions d’hydrogène(H) et d’oxygène (O)6. Dans la première classe des acides, la proportion hy-drogène/oxygène est plus grande que celle de l’eau7. Dans la deuxième classequi contient les substances alcooliques et huileuses, la proportion est plus pe-tite que celle de l’eau. Finalement la dernière classe est caractérisée par uneproportion qui égale celle de l’eau et contient les sucres, les caoutchoucs, lecellulose, etc. (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 33). À partir dece classement, Nees von Esenbeck veut partir des substances pour remonteraux « organes » de la plante. Pour les parties basiques d’une plante (la racineet la tige), il y aurait ainsi une prépondérance de l’oxygène, tandis que pourles parties s’y trouvant aux extrémités (les feuilles, les pollens, le nectar et lesrésines), il y aurait une prépondérance de l’hydrogène.

La réflexion de Nees von Esenbeck s’incarne dans une classification enaccolades qui fait paraître, en son centre, le couple dichotomique hydrogène etoxygène puis se différencie en des parties et substances de la plante à travers desproportions croissantes ou décroissantes, appelées les séries évolutives (« Evo-lutionsreihen ») (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 21) (voir lafigure 1).

L’effort de Nees von Esenbeck pour trouver une nouvelle coordinationentre les faits chimiques et les genres et espèces des plantes est typique de lapériode 1790-1830. Selon Klein (2005), une transformation profonde de la re-lation entre chimie et sciences du vivant est à l’œuvre durant cette période.

5 « [. . .] die chemische Gestaltung der in der Sphäre der pflanzlichen Individualitätliegenden Ursubstanzen aus der quantitativen Combination ihrer bestimmten Elementenachzuweisen und diese Combination sowohl mit den Urtypen der Pflanzenbildung,als auch mit dem System der unorganischen Körper in Beziehung zu setzen. »6 Les formules chimiques employant les lettres pour les substances élémentaires sontutilisées par Berzelius dès 1814 mais ne seront adoptées par d’autres chimistes que dansles années 1820-1830 (Klein, 2001a). Toutes les formules utilisées ici ne se trouvent doncpas dans les textes originaux, mais sont nos additions pour faciliter la compréhensionmoderne des textes.7 L’eau est analysée à l’époque comme HO.

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D’une chimie regardant les substances composées organiques, on passe à unechimie étudiant les agrégats de carbone. L’affinité ancienne entre les classifica-tions botaniques et chimiques est donc en train de se dissoudre. Par exemple, en1818, Berzelius trouve que l’analyse quantitative des proportions des substancesélémentaires ne suffit pas pour identifier et distinguer les genres de substancesvégétatives. En 1823, c’est Michel Eugène Chevreul qui insiste sur le fait queles espèces et individus physiologiques ne correspondent pas avec les espèceschimiques (Klein, 2005, p. 314-315).

Figure 1 – La classification par accolades de Nees von Esenbeck (Nees von Esenbeck, Bischof& Rothe, 1819, p. 21). L’hydrogène et l’oxygène sont représentés au milieu et leurs sériesde différenciation avancent par trois phases (nourriture, formation et excrétion). (Source :Bayerische StaatsBibliothek digital)

Ce que propose Nees von Esenbeck est donc une tentative de préserverl’affinité entre organisation organique et organisation chimique, en cherchantd’autres analogies exploitables. Mais Nees von Esenbeck sait très bien que saclassification est incomplète et ne couvre pas tous les faits. C’est pourquoiil demande à son ami chimiste Bischof d’étudier et de critiquer son travail,notamment de suppléer les lacunes (« Ergänzung der bedeutenden Lücken »),d’apporter les arguments stochiométrique (« was sagt die Stöchiometrie zu

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diesem Gebäude ») et de regarder comment les niveaux de liaison entre atomesse conjuguent avec les phases et parties dans l’évolution d’une plante (Neesvon Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 20).

Les soucis de Nees von Esenbeck sont liés aux défauts d’expression dela classification arborescente, en particulier ses lacunes vis-à-vis de possiblesarticulations avec le quantitatif et le discret. La forme arborescente se conjugueà merveille avec l’engrenage des ressemblances, mécanisme de la classificationde l’Âge classique enchaînant classes, genres et espèces. La hiérarchie des classes,genres et espèces s’allie avec la verticalité généalogique, et le lien unissant uneespèce (ou un genre ou une classe) horizontalement, souvent exprimé par desaccolades, renvoie à la ressemblance même entre entités. Les cascades d’accoladessont l’empreinte visuelle de la chaîne des générations, déployant un ordre local.

Mais même si la forme d’arbre séduit visuellement, elle est peu flexiblepour des classements plus complexes de données. Il n’y a moyen ni d’indiquer lemanque d’ordre qui peut se trouver dans les faits, ni de classer un membre isolédans la généalogie, et les arbres cachent plutôt les lacunes au lieu de les indiqueret les mettre en avant. De plus, les relations et distances entre une multitudede faits sont difficiles à visualiser ou reconnaître : ou bien les branches sonttrop éloignées, ou bien les relations entre branches et feuilles sont difficiles àidentifier et à évaluer, ne suggérant ainsi pas de nouvelles corrélations. Si ondoit restructurer une classification, un autre problème se présente : on peutfacilement ajouter des choses, mais il est laborieux de retravailler l’ensemble del’arbre. Dans un monde où les connaissances se multiplient exponentiellement,comme c’est le cas dans la seconde moitié du xviii

e siècle, il est souvent nécessairede repenser complètement la structure de ses données. Aussi, les arbres peuventdifficilement rendre compte des données quantitatives ou numériques, commec’est le cas dans la stœchiométrie. Ces inconvénients pourraient, selon nous,expliquer la tendance qu’ont les auteurs vers la fin du xviii

e siècle, à remplacer laforme arborescente par la forme tabulaire8.

Nous pouvons dégager d’autres caractérisques de la classification orga-nisée sous forme de table. Les deux dimensions9 selon lesquelles se décline laclassification ne sont pas ancrées dans une relation locale, mais dans une relationglobale de hauteur et longueur qui se laisse mesurer et sous-diviser a priori,indépendemment du contenu de la table. La relation entre deux éléments peut

8 Voir aussi les exemples évoqués dans la conclusion.9 En utilisant des renvois ou des indices, il est même possible de dépasser la restrictionde deux dimensions.

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être évaluée sans recours à d’autres éléments, mais par simple recours aux ligneset colonnes. Les lignes et colonnes à leur tour « synchronisent » des séries de don-nées et suggèrent des relations d’alignement, de contradiction ou de corrélationselon les cas. La structure particulière de la table avec sa linéarité systématiqueet sa double déclinaison en lignes et colonnes invite également à des opérationsd’invention. On peut trouver ou ajouter des informations, on peut trouver desstructures, des répétitions, des liens ou des corrélations entre les éléments repre-sentés. De plus, les cases vides invitent à compléter ce qui manque ou à explorerl’origine de ces lacunes. Un dernier élément en faveur de la table comme formede classification est le fait que des données numériques s’organisent bien, aucontraire de la forme arborescente. Cela constitute un avantage important dansun siècle où les sciences deviennent de plus en plus quantitatives, ou essaient dele devenir (Frängsmyr, Heilbron & Rider, 1990). Même si la table est loin d’êtreune forme parfaite pour organiser ses connaissances, elle est flexible, se laissebien retravailler et restructurer et peut bien servir comme outil exploratoirepour la reconnaissance des lois. C’est justement cet outil que Bischof et Rothevont utiliser pour relever le défi de Nees von Esenbeck.

Les tables de Rothe, les fiches de Bischof et l’intrusion du quantitatif

Bischof répond à Nees von Esenbeck que les recherches de Berzelius etd’autres ont montré qu’il est nécessaire de modifier la thèse de Gay-Lussac etThénard (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 34). Selon Bischof,la simple dichotomie hydrogène/oxygène ne suffit plus ; il propose de décriretoute substance végétative comme une combinaison proportionnée d’un nombrelimité de substances binaires — une idée qui lie le concept de l’atomaire (ou dumoléculaire) avec les expériences électrochimiques d’attraction et de répulsion àla Berzelius :

Un corps de mélange végétal contient seulement des liaisons binaires, qui, d’aprèsles expériences qu’on connaît, ont lieu entre l’oxygène, l’hydrogène et le carbone,c’est-à-dire l’eau [HO]10, le gaz carbonique [CO], l’acide carbonique [CO2 ], le

10 Ce ne sera que quelques années plus tard qu’on se rendra compte que l’eau correspondà H2O. Ce fait rend malheureusement tous les calculs de Rothe inutilisables pour leschimistes peu après publication du livre.

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gaz oléfiant [CH] et le gaz hydrogène carboné [CH2]11. (Nees von Esenbeck,

Bischof & Rothe, 1819, p. 45)

Bischof propose d’analyser quelles combinaisons de ces cinq substances binairespourraient expliquer les données quantitatives obtenues dans les expériences chi-miques de Gay-Lussac, Thénard, de Saussure et Berzelius. Pour cela, il s’adresseà Rothe :

Il faut maintenant déterminer toutes les combinaisons possibles entre ces liaisonsbinaires qui donnent des corps végétaux. Seule la doctrine des combinaisons peutnous aider ici, parce que non seulement elle nous donne toutes les associationsentre des choses données, mais elle nous apprend aussi à séparer les associationsutiles de celles qui ne le sont pas12. (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819,p. 64-65)

La résolution de cette question nécessite l’aide de la doctrine des combinaisonsparce que « cette science est, il me semble [Bischof], la forme dans laquelles’expriment les lois de la nature13 » (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819,p. 65).

La doctrine des combinaisons dont parle Bischof fait référence à l’analysecombinatoire. Cette dernière renvoie à un projet de renouveau et de théoréti-sation mathématiques initié par Carl Friedrich Hindenburg (1741-1808), unprofesseur de Leipzig qui fut très populaire dans les états allemands entre 1795 et182014. L’idée était de refonder l’ensemble des mathématiques sur les combinai-sons de signes élémentaires. Des expressions typiques de l’analyse combinatoire

11 « [E]in Körper von vegetabilischer Mischung [bestehe] nur aus den binären Verbin-dungen, welche nach den bisherigen Erfahrungen, zwischen Sauerstoff, Wasserstoffund Kohlenstoff Statt finden können, nämlich aus Wasser [HO], Kohlenoxydgas [CO],kohlensaurem Gas [CO2 ], ölerzeugendem Gas [CH] und Kohlenwasserstoffgas [CH2 ]gebildet werden. »12 « Die Aufgabe ist nun, alle die möglichen Zusammensetzungen der obige binärenVerbindungen zu Pflanzenkörpern zu bestimmen. Diess kann bloss durch Hülfe derCombinationslehre geschehen, indem uns selbige nicht nur alle möglichen Verbin-dungen gegebener Dinge, sondern auch, in so fern unter diesen Verbindungen einigevorkommen sollten, die in gewisser Hinsicht nicht brauchbar sind, die nützlichenabgesondert von jenen, darstellen lehrt. »13 « [D]iese Wissenschaft ist, wie es mir scheint, die Form, in der sich alle Gesetzmässig-keit der Natur ausspricht. »14 Pour une histoire de l’analyse combinatoire, voir (Bullynck, 2006, §3.2) et (Noble,2011).

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étaient les involutions, sortes d’arrangements croissants ou décroissants de signes,et les formules locales, qui sont des formules directes évitant la récursion ou l’in-duction. Les calculs en analyse combinatoire se faisaient par des manipulationsde tables consistant en des découpages de colonnes, lignes ou involutions (avecdes crochets), retraduisant des aggrégats de signes en un seul signe et réitérant laprocédure (voir la figure 2). La pratique de l’analyse combinatoire est portée parces outils de papier que sont les tables, les arrangements de signes et nombres surle papier et leurs transformations se faisant par recodage et découpage15. La voiechoisie par H. A. Rothe, ancien élève de Hindenburg, pour aborder les questionsde Bischof est exactement celle des tables de signes, leurs manipulations et leurstransformations.

Pour relier les résultats quantitatifs de la stœchiométrie avec les conceptsd’une chimie atomaire (ou moléculaire), Bischof pose (en termes modernes)la question : comment trouver, à partir des proportions de C, O et H lescomplexions16 que forment les chaînes binaires de OH, CH, CH2, CO et CO2 ?Rothe répond que cette question est loin d’être triviale mathématiquement etqu’elle se réduit à la résolution d’un système d’équations indéterminées linéairesen entiers :

a+ b + 2c = sa+ d + 2e = wb + c + d + e = k

où a, b , c , d , e sont les coefficients de OH, CH, CH2, CO et CO2, et s , w, k sontles proportions connues de O, H, et C. Le résultat calculé minutieusement parRothe est une table de trente pages qui détaille toutes les complexions qui sontdes solutions de ce système d’équations pour des proportions de s : w : k (Neesvon Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 133-163)17.

Avec les tables de Rothe d’un côté et les fiches des substances végétativesqu’il a tirées des travaux de ses collègues de l’autre, Bischof se met maintenant à

15 Pour l’importance des outils de papier en mathématiques, voir (Bullynck, À paraître) ;pour le concept de « paper tool » voir (Klein, 2001a,b).16 Les complexions sont une forme d’entité développée en analyse combinatoire (Bul-lynck, 2009). Par exemple, la complexion (2,4,1,0,1) est la substance correspondant àla combinaison de 2 fois HO, 4 fois CH, 1 fois CH2 et une fois CO2, ou encore, dans lanotation de Rothe, 2a+ 4b + c + e .17 Voir la figure 3. Notons que dans cette table et la suivante, les complexions sont notéespar un nombre entre 1 et 999, correspondant à leur position dans une énumérationcomplète des complexions.

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Figure 2 – Un exemple des symboles et leurs arrangements utilisés dans les calculs en analysecombinatoire, tiré de Stahl (1800). La table à gauche donne toutes les complexions de cinqéléments avec trois lettres en forme d’involutions (les crochets indiquent les « couches »d’involution), puis, au milieu, montre comment on peut les retravailler pour obtenir sixclasses (a0,a1,a2,a3,a4,a5) conjuguées avec les complexions (avec 2 lettres) de 0, 1, 2, 3, 4,et 5 éléments respectivement. Cette table peut être écrite en formule, comme celle en bas dela figure. (Source : Bayerische StaatsBibliothek digital)

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Figure 3 – Un extrait de la table de Rothe (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 135).Dans la troisième colonne, on trouve la complexion (a, b , c , d , e sont les coefficients de OH,CH, CH2, CO et CO2) ; dans la deuxième colonne, on trouve les nombres des complexionséquivalentes, et dans la quatrième, les proportions stœchiométriques de O, H, C. (Source :Bayerische StaatsBibliothek digital)

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l’œuvre pour déterminer les compositions possibles pour chaque substance. Sonanalyse, développée sur cinquante pages, associe à chaque substance un nombrede complexions, de compositions possibles (Nees von Esenbeck, Bischof &Rothe, 1819, p. 171-219). Ce nombre peut grandement varier : 2 pour l’acideoxalique (« Sauerkleesäure »), jusqu’à 30 ou 40 pour les substances les plusmultiformes, et notamment les sucres, ou encore 54 pour l’acide citrique18

(Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 191). Pour une seule substance,l’acide benzoïque, (« Benzoesäure », C7H6O2), l’analyse ne donne aucun résultat(Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 215)19.

Le travail de Bischof qui conjugue ses fiches standardisées de lecture avec lerésultat des calculs de Rothe évoque un autre aspect important de la classification,à savoir son fondement matériel ancré dans une pratique de collectionner, classeret sélectionner les connaissances par un système de notes et extraits20. Un registreétait utilisé comme point d’accès aux contenus enregistrés pendant la lecture (oupendant la recherche) et leur structure, normalement selon l’ordre alphabétiqueet par rubrique, préformait les ordres de l’écriture qu’on en pouvait tirer.

Il est évident qu’il n’y a non pas un seul, mais plusieurs ordres dans l’en-semble des extraits, et qu’un simple registre conditionne de fait trop strictementla séquence des extraits. Cela poussa certains auteurs à explorer des chevauche-ments d’indices. En parallèle, vers la fin du xviii

e siècle, le support en papierchange : l’ordre déterminé par la reliure de feuilles dans un cahier fut abandonnéen faveur de notes, cartes et fiches qu’on pouvait utiliser et manipuler séparémentet librement avant de les relier ou de les classer ensemble dans un dossier. Cetteévolution matérielle reporte le moment d’ordonner cartes ou fiches en dernière

18 En langage moderne : C6H8O7, acide 2-hydroxypropane-1,2,3-tricarboxylique.19 La structure particulière du benzène n’étant pas encore reconnue en 1819. Elle ne lesera que vers la fin du xix

e siècle par Kékulé.20 Voir (Decultot, 2003 ; Krajewski, 2011 ; Zedelmaier, 1992) pour l’histoire de cettepratique savante très utilisée du xvi

e au xviiie siècle. Cette pratique évolue dans le temps.

Au début, beaucoup d’auteurs-lecteurs notaient leurs extraits dans des cahiers préparésspécialement pour cette tâche et organisés selon les topiques classiques. Cette formeplutôt figée et peu flexible fut modifiée aux xvii

e et xviiie siècles, où le nombre et lesnoms des topiques n’étaient plus fixés à l’avance, mais ajoutés au fur et à mesure que lacollection des extraits se développait. Évidemment, cette organisation ne rendait pascompte de l’ordre auparavant engendré par les topiques classiques fixes (et le nombre,également fixe, de pages allouées). En conséquence, des registres et indexages furentdéveloppés comme interface.

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Figure 4 –Une fiche de Bischof contenant les données pour l’acide oxalique (« Sauerkleesäure »,HOOC−COOH) (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 202). Est d’abord présentéel’analyse chimique de Berzelius, puis Bischof en déduit l’approximation de s , w et k ainsi queles complexions possibles à partir des tables de Rothe. (Source : Bayerische StaatsBibliothekdigital)

instance21. C’est sur ce fonds de papiers organisés et leurs registres que s’appuiela fabrication d’une classification. Et c’est sur cette base que Bischof réorganiseles faits connus qu’il a rassemblés en un système de fiches, utilisant la grille delecture que lui offraient les tables de Rothe pour en tirer un nouvel ordre.

21 Cette évolution inverse la relation entre l’ordre et les connaissances typique du xvie

siècle, où l’ordre en topiques était fixé avant même de noter des extraits et de les classer.

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Groupes mathématiques, transformations chimiques et outils de papier

Après son analyse, Bischof commence à regarder les relations entre lessubstances et leurs compositions possibles, et il note une régularité. Si on inverseles proportions entre oxygène et hydrogène (ou si on inverse les proportions set w ), alors on obtient presque les mêmes complexions mais avec des nombrespermutés. Bischof voit dans cette propriété un moyen potentiel pour attaquer leproblème de transformation des substances en d’autres substances. Il demandealors à Rothe s’il est possible de trouver les groupes de complexions pouvantêtre mutuellement transformés (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819,p. 220). Rothe répond :

Deux complexions sont dites associées si elles s’engendrent mutuellement lors-qu’on échange b avec d et c avec e , mais qu’on laisse a inchangée. Par exemple,les complexions 2e + d + 3c + b + 2a et 3e + d + 2c + b + 2a sont associées.Il y a des complexions qui sont associées à elles-mêmes, comme par exemple2e+3d +2c +3b + a. On pourrait les appeler isolées. Quand on remplace, dansun groupe de complexions, chaque complexion avec son associée, on obtientencore un groupe ; deux groupes engendrés de cette manière seront dits associés.[. . .] Il y a des groupes qui sont associés à eux-mêmes. [. . .] On peut qualifierces groupes d’isolés. Quand un groupe contient une complexion isolée, alors legroupe entier est isolé22. (Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 221,226)

Cette analyse mathématique peut se traduire en langage chimique :

Comme toutes les complexions d’un même groupe ont la même proportions : w : k, pour les groupes associés, la proportion s : k dans un groupe égale laproportion w : k dans l’autre, et les proportions s : w sont réciproques. Doncsi un groupe est isolé, alors on a s : w = 1 : 1. Inversement, si deux groupes ont

22 « Man nenne zwei solche Complexionen verwandt, die dadurch aus einander entste-hen, dass man b und d, desgleichen c und e verwechselt, a aber ungeändert lässt. So sindz.B. die Complexionen 2e+d+3c+ b+2a und 3e+d+2c+ b+2a verwandt. Es giebtComplexionen, die sich selbst verwandt sind, z.B. 2e + 3d + 2c + 3b + a. Man kannsolche auch isolirt nennen. Setzt man in einer Gruppe gleichgeltender Complexionen,statt jeder Complexion die ihr verwandte, so bekommt man wieder eine solche Gruppe,und in einem ähnlichen Sinne kann man zwei Gruppen aus gleichviel gleichgeltendenComplexionen, deren jede aus der andern auf die angezeigte Art entsteht, verwandtnennen. [. . . ] Es giebt Gruppen, die sich selbst verwandt sind. [. . . ] Solche Gruppenkann man auch isolirt nennen. Kommt in einer Gruppe eine isolirte Complexion vor,so ist die ganze Gruppe isolirt. »

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des proportions s : k dans l’un et w : k dans l’autre qui sont égales, alors ils sontassociés et ont le même nombre d’éléments23. (Nees von Esenbeck, Bischof &Rothe, 1819, p. 226)

Rothe range alors sous forme de table tous les groupes et leurs affinités (voir lafigure 5).

La notation symbolique (empruntée à l’analyse combinatoire) que Rotheutilise ici aide considérablement à réorienter l’esprit de Bischof et lui permetd’envisager les transformations chimiques sous d’autres angles. Bischof peutainsi reprendre la question originale de Nees von Esenbeck. Parce que les sub-stances peuvent être classifiées selon leur proportion d’hydrogène et d’oxygèneen groupes de complexions avec une structure discrète et binaire particulière, etparce qu’on peut établir des affinités entre les groupes indicatives des transforma-tions chimiques, il est maintenant possible de classer les substances végétatives :

Parce que toutes les complexions pour chaque proportionnalité sont soit asso-ciées, soit isolées, elles se scindent en deux classes, et celles qui sont associéespeuvent être ordonnées selon que s est plus grand que w ou que w est plus grandque s . J’appellerai la première série la série-oxygène, et l’autre la série-hydrogène.[. . .] On retrouve ainsi la classification des substances végétales de Thénard etGay-Lussac [. . .] avec quelques modifications dues aux processus de végétation24.(Nees von Esenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 250-251)

Le potentiel de transformation des structures fournit exactement la base d’uneapproche voulant témoigner des procédés chimiques et intégrer l’aspect de déve-loppement et de croissance organique des plantes. Selon Bischof, les substances23 « So wie bei allen Complexionen, die zu einer Gruppe gehören, das Verhältniss : w : k dasselbe ist, eben so ist bei verwandten Gruppen das Verhältnis von s : k inder einen gleich dem Verhältnis von w : k in der andern, mithin ist das Verhältniss vons : w in beiden umgekehrt. Ist daher eine Gruppe sich selbst verwandt oder isolirt, somuss darinnen s : w = 1 : 1 sich verhalten. Umgekehrt sind zwei Gruppen so beschaffen,dass das Verhältnis von s : k in der einen gleich ist dem Verhältnisse von w : k in derandern, so sind sie verwandt und haben folglich gleichviel Complexionen. »24 « Da alle Complexionen für jede Anzahl von Verhältnisstheilen entweder verwandteoder isolirte sind, so zerfallen dieselben überhaupt in zwei Classen, und die verwandtenlassen sich wiederum danach ordnen, dass man alle diejenigen, in denen s grosser als w,in eine Reihe, und diejenigen, in denen w grösser als s, gleichfalls in eine Reihe stellt.Ich will jene die Sauerstoff-Reihe, diese die Wasserstoff-Reihe nennen. [. . . ] Sonachkämen wir auf die Classification der Pflanzensubstanzen, wie sie Thenard und Gay-Lussac angeordnet, wieder zurück [. . . ] mit einigen Modificationen, die sich unterBerücksichtigung des Vegetationsprocesses ergeben werden. »

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Figure 5 – La table de Rothe avec les groupes de complexions et leurs associés (Nees vonEsenbeck, Bischof & Rothe, 1819, p. 227). (Source : Bayerische StaatsBibliothek digital)

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basiques correspondraient aux complexions isolées, qui, au fur et à mesurequ’elles se différencient (vers plus d’hydrogène ou plus d’oxygène), perdent leurneutralité et commencent à enchaîner des affinités.

Les formules et tables de Rothe fonctionnent un peu comme catalyseurdans le dialogue entre mathématiques et chimie. Comme Ursula Klein l’a mon-tré, l’adoption de la notation des formules chimiques de Berzelius à la fin desannées 1820 contribue activement à penser de nouvelles réactions chimiques,et notamment la substitution (Klein, 2001a,b). Elle décrit la manipulation desformules et les voies d’exploration qui en découlent comme l’analogue de la ma-nipulation des instruments et de l’exploration expérimentale dans le laboratoire.Pour cette raison, on peut parler d’outils de papier (« paper tools ») tout commeon parle d’instruments scientifiques. Les lettres, transformations et formules deRothe, ainsi que leur tabulation sont également des outils de papier ; ils tissentdes connexions possibles entre éléments et, par leur recoupement avec les fichesde Bischof, engendrent des structures nouvelles entre substances. Les idées deRothe et Bischof, contrairement aux formules de Berzelius, n’auront malheureu-sement pas de suites. Elles resteront sans retentissement chez les chimistes d’unepart parce que les tables calculées sont vite devenues inutilisables25, d’autre partparce que Bischof va réorienter sa carrière vers la géologie et ne contribuera plusaux discussions en chimie.

Conclusion

Le cas particulier étudié ici illustre bien un passage d’une classification enforme d’arbre à une classification sous forme de cascades de tables, croisées avecune série de fiches contenant des faits expérimentaux. Cette forme de travail esttoutefois loin d’être exceptionnelle au début du xix

e siècle. En fait, on la voitdéjà apparaître dans les grandes classifications du xviii

e siècle, dans l’Encyclopédie,en histoire naturelle avec Linné ou encore en chimie avec Lavoisier. Comme celaa été récemment montré dans (Charmantier & Müller-Wille, 2014), l’évolutiondes classifications de Linné est exactement conditionnée par son usage de noteset de fiches : organisant ses informations sur le règne de la nature tout en yintégrant celles de ses collaborateurs ou d’autres chercheurs, Linné cherchait àchaque nouvelle édition de son système de la nature à reprendre intégralementsa classification à partir de ses fiches. Contrairement à sa volonté acharnée de

25 L’analyse de l’eau comme HO au lieu de H2O rend tous les résultats numériques faux.

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conserver ses premières tentatives de classifications, cette méthode a garantique ses classifications soient entièrement retravaillées et puissent intégrer avecsuccès les connaissances les plus actuelles. Par des registres et des tables derépérage qui centralisent les informations, Linné pouvait suivre les évolutionsde ses organisations et de ses classements de fiches. Cet énorme travail a conduitLinné à organiser et standardiser ses fiches de manière plus raisonnée, afin d’enconstituer une forme fixe contenant des vides à remplir ultérieurement, lorsquel’organisation des fiches commençait à se stabiliser. Une évolution semblable setrouve chez Lavoisier dans l’élaboration de sa nomenclature en chimie (Bustarret,2015). Des extraits organisés en cahiers étaient d’abord transformés en uneclassification avec accolades et arborescences. En retravaillant cette classificationplusieurs fois, cette forme arborescente fut alors abandonnée à la faveur d’unetable à deux entrées structurant les données selon deux dimensions sérielles aulieu de deux dimensions généalogiques. D’autres exemples seraient la chaînemanuscrite qui prépare le Tableau du progrès historique de l’esprit humain deCondorcet (Rieucau, 2006), ou encore les cascades de tables imaginées par lemathématicien saxon Hindenburg pour unifier calcul et notation dans unemathématique combinatoire. Ils indiquent tous une évolution et un passage à lalimite dans la pratique classificatoire autour de 1800, même si une histoire plusvaste et plus détaillée serait encore à faire.

Avec les débuts du xixe siècle, cette évolution s’accélère encore, favorisée

entre autres par l’utilisation ingénieuse d’outils de papier et de symbolismes,souvent tirés des mathématiques. Le va-et-vient entre les tables calculées parRothe d’une part, et les questions et les fiches de Bischof d’autre part, témoigned’un travail presque exemplaire en recherche scientifique où une synthèse (mêmesi elle est spéculative) s’établit lentement entre une structure mathématique et lesdonnées quantitatives. L’ordre classique des ressemblances (ou des métaphoresde la Naturphilosophie) est ici remplacé par l’ordre calculé et recalculé mathémati-quement. Ce travail aboutit toutefois à une conclusion inattendue, des structuresinternes dans les formes calculées se révélant pouvoir être interprétées commedes transformations chimiques. Les tables et leurs réarrangements sont la grillede lecture dont Bischof a besoin pour les découvrir. Mais ce genre de symé-tries et ressemblances ne sont obtenues qu’après plusieurs versions retravaillées,elles ne se présentent plus directement — voire même « gratuitement » — auregard du savant ou du lecteur : elles deviennent le résultat d’une coordinationpoursuivie entre faits et calculs, obtenue seulement après plusieurs itérations.Le symbolisme (discret) des mathématiques, les tables et leurs réarrangements,

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ainsi que les manipulations avec des outils de papier contribuent de manièreimportante à découvrir, à façonner et à explorer les concepts et structures quipeuvent émerger de ce travail.

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