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ArticleLes vies de Jacques Derrida Ouvragerecens :Cahier de LHerne Derrida, sous la direction de Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, ditions de LHerne, no83, 628p.

par Isabelle DcarieSpirale : Arts Lettres Sciences humaines, n 201, 2005, p. 28-29.

Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante :http://id.erudit.org/iderudit/18732ac Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

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V) CD

LES VIES DE JACQUES DERRIDACAHIER DE L'HERNE DERRIDA CA/-//LK U t L H t K I V t U t K K iditions de L ' H e m e , n 83, 628 p

sous la direction de Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud

L

'UVRE exigeante, inventive et volumineuse (plus de soixante-quinze livres) de Jacques Derrida s'est engage dans une nouvelle voie depuis la disparition du philosophe au mois d'octobre 2004. Malgr tout malgr l'interruption d'une des voix du philosophe , l'uvre demeure et avec elle, avec chaque lecture, se renouvelle l'importance de la dconstruction. Dornavant commente, accompagne, porte et transmise par ses seuls lecteurs, l'uvre prendra sans doute des tours et des dtours heuristiques autant qu'inattendus qu'il faudra mesurer le temps venu. Le Cahier de L'Heme, qui renferme de trs nombreux textes et tmoignages mais aussi des documents, des uvres d'art offertes au philosophe par Camilla et Valerio Adami, Simon Hanta, Grard Titus-Carmel, des photographies, de nombreux indits, est un exemple de taille de ce qui se fait de plus fructueux autour des travaux de Derrida. En consacrant une livraison au philosophe, le Cahier affirme la place centrale qu'il occupe en tant que figure intellectuelle incontournable au xxc sicle. La diversit des articles et les nombreuses participations trangres dcrivent dj l'influence de la pense derridienne sur tous les continents, sur les sciences humaines, mais aussi sur les arts, la religion, la psychanalyse et mme l'architecture. Les auteurs y rappellent, chacun sa faon, quel moment ils ont pris connaissance des travaux de Derrida, comment un mot ou une phrase est venu branler leur savoir et les assises de la discipline dans laquelle ils uvrent (comme une sorte de dtrioration incessante de notre confort intellectuel , selon l'expression de Barthes), pourquoi ils se sont sentis chez eux dans cette uvre dont l'hospitalit se gagne au prix d'un long et patient travail de dchiffrement. Michal Levinas, musicien, compositeur et interprte (et dont l'extrait d'une page de la partition des Ngres de Genet est offert au Cahier), raconte le jour o, alors qu'il avait vingt ans, Glas est arriv la maison, suscitant chez mon pre fascination et tonnement face ce qu'il appelait la modernit puissante de Derrida. [...] J'ai entendu, dans ce livre, la musique d'une musique, une polyphonie revisite qui rsultait de deux espaces suscits comme par le balancier d'une cloche. Cette polyphonie naissait de cette relation complexe et trouble entre l'cho, sa consquence directe, le canon, le contre-sujet et le

sujet et toutes les figures spatialises du contrepoint . Je ne rsiste pas ici la tentation de rapprocher quelques scnes intimes et singulires qui rsonnent entre elles dans ce Cahier, comme celle-ci o Derrida entre dans la maison des Levinas par le biais de son Glas, comme cette autre o Louis Althusser, dans une lettre manuscrite, crit : Cher Jacques, Ton Glas est sur la table basse dans la grande pice; quatre lettres presses les unes contre les autres, "agglutines" pour se garder sans doute du grand espace muet qui les entoure, o leur cho s'entend. Je pense une autre scne encore qui se trouve dans le texte de Ginette Michaud, o elle crit qu'aucun philosophe n'a si bien parl du pome, o elle avoue que, en tant que littraire , elle s'est enfin trouve chez elle en lisant cette d-finition de la littrature comme cette chose qui est, qui dit, qui "fait toujours autre chose, autre chose qu'elle-mme, elle-mme qui d'ailleurs n'est que cela, autre chose qu'ellemme" . L'arrive de l'uvre la maison qui transforme le dcor, arriver chez soi dans l'uvre : en contrepoint les unes aux autres, ces scnes de rception redisent combien l'uvre derridienne en a sonn plus d'un, plus d'une, o se sentir chez soi dans une uvre revient tre accueilli par une inquitante tranget, par une dfinition qui dfait bien tout confort de lecture et d'criture. Le commentaire de Michal Levinas qui renvoie surtout une micro-histoire de la philosophie, un moment o la philosophie ne sait encore comment lire/entendre ce double texte si littraire, une date (1974) laquelle mme les amis philosophes dj fidles font preuve d'tonnement vaut aussi pour ce qui se joue dans le Cahier o, justement, la question du canon, dans son acception musicale, parcourt plusieurs textes (mais on trouve aussi, de manire plus tnue, le canon dans son sens de modle car certains, comme Michel Deguy, se demandent s'il est possible aujourd'hui de donner quelque chose Derrida, lui qui fut si gnreux).

style, sa langue inventive et complexe, une langue performative qui interroge chaque fois la possibilit mme de la performativit, dans laquelle il faut dj entendre, par cho et en rsonance, l'une des manifestations de la voix de la pense derridienne en mouvement. Les textes indits de Derrida, publis dans le Cahier, sont pour la plupart consacrs ces actes de langage complexes que sont le parjure, le pardon, la feinte, le mensonge, ces actes qui problmatisent dans leur manifestation mme la ligne de risque, de vie et de partage entre soi et l'autre. Le philosophe redploie les termes mmes d'une dfinition de la performativit en reliant ces vnements de la langue une problmatique de l'humanit, en faisant intervenir Dieu et surtout l'animal cette figure anime qui traverse tant de textes du philosophe et dont il faudrait un jour mesurer toutes les occurrences et les affects qui s'y inscrivent pour interroger ces motifs prtendument propres l'homme. Mais c'est surtout au cur mme de la fabrique des mots que Derrida met souvent l'preuve ses interrogations, comme c'est le cas dans Potique et politique du tmoignage , un texte indit en franais, o est longuement vrifie une hypothse proprement parler en anglais extravagante : tout tmoignage responsable engage une exprience potique de la langue. partir d'un pome de Celan, le philosophe rflchit sur l'acte mme de commenter un pome tout autant que sur ce qui arrive dans le pome, comment sa potique peut aussi devenir sa politique : Cela se produirait dans l'vnement mme, dans le corps verbal de sa singularit : telle date, l'instant la fois unique et itrable d'une signature qui ouvre le corps verbal sur autre chose que lui, dans la rfrence qui le porte au-del de luimme, vers l'autre ou vers le monde. On le voit, la langue, la posie, la littrature ne sauraient tre vinces d'un dbat philosophique ou politique, qu'il s'agisse de tmoigner d'un moment historique ou de faire l'histoire du mensonge. C'est aussi dans cette perspective d'ouverture au littraire que lean-Luc Nancy donne au Cahier un texte potique et ludique sur les initiales inverses de ce disk-jockey ou jedi d'un autre temps. Jean-Pierre Moussaron, quant lui, nomme logopoise les alliances

Philosophie, langue et littratureEn effet, nombreux sont les auteurs qui ont t retenus par le rythme musical, par le son inusit de la philosophie derridienne, par son28

indites de sons et de sens qu'il trouve dans les textes derridiens, identifiant l'intrt du philosophe pour les strates tymologiques d'un mot qui transforment parfois son sens en son contraire, remarquant l'usage indit du trait d'union et des assemblages plurivoques de termes (faufilature, clandestinerrance, artfactualit), mesurant le spectre musical de quelques anagrammes et paronomases. Il rappelle ce que le philosophe disait dj de lui-mme dans Le monolinguisme de l'autre ou La prothse d'origine, de son mal du timbre et du ton, une folie du rythme ou de la prosodie mais d'abord une sorte d'hyperbolite gnralise . L'organe atteint, amplifi, malade de la langue, c'est d'abord l'oreille pour laquelle le philosophe a un penchant certain. Les titres de ses ouvrages, comme le signale Marie-Louise Mallet, portent la marque de cette lection, qu'on pense L'oreille de l'autre, D'un ton apocalyptique adopt nagure en philosophie, Otobiographies, entre autres, comme c'est le cas aussi pour le gramophone ou le tlphone, deux appareils de transmission du son dont Derrida a dmont les mcanismes, embotant le pas Joyce et Proust, pour en montrer toutes les ambiguts. C'est bien la question de la prsence qui est remise en cause chaque fois que le philosophe se penche sur des manifestations sonores et vocales, visuelles aussi avec l'chographie, o la voix (mais aussi le chant, le rire, les larmes) se redouble d'un enregistrement, un cho qui nous dit quelque chose du phnomne autant que du phantasme de la prsence pleine. Parce que la trace est premire pour le philosophe, et non pas seulement le rsultat d'une prsence (une trace dit en fait beaucoup plus l'absence que la prsence), certains essentialistes ou empiristes, remarque Claude Lvesque, ont cru que le langage dans cette optique tait sans rfrent, sans renvoi la ralit, immanent et referm sur lui-mme. Mais Derrida, en vrit, rcusait une conception navement "raliste" du rel et du rfrent, sans annuler pour autant tout rapport (sans rapport) un dehors, savoir l'autre dans sa singularit et son irrductibilit . En d'autres termes, c'est au moment o le contact se fait entre le mot et la chose (Lvesque crit avec grande justesse qu'on n'a pas choisir entre les mots et les

choses : il n'y a de choses que p a r la distance que nous procurent les mots ) que l'vnement du rel se produit dans et par la langue, mais toujours dans un rapport l'autre, un rapport interrompu par l'innommable, par l'universel ou le singulier, le possible et l'impossible. L'oreille de l'autre en sait toujours plus sur moi que moi-mme : c'esf l'autre, crit Lvesque, qui est source de ma responsabilit.

Dconstruire, faire revivreSur un tout autre plan, ce rapport l'autre a pris plus d'une fois dans les travaux de Derrida le chemin du cur et de l'affection. Difficile de ne pas se projeter dans les envois amoureux de La carte postale, dans lesquels le tutoiement me tutoie, ou encore de ne pas entendre pour soi le Viens qui ouvre le texte Pas dans Parages consacr Blanchot et qu'Anne-Emmanuelle Berger et Peggy Kamuf revisitent chacune de faon diffrente, n'oubliant jamais que ces effets de lecture, entre toi et moi, sont aussi des mises en scne qui participent de l'analyse. Et ces dialogues, dans lesquels les voix tresses font entendre l'ambigut de tout rapport, rappellent aussi en quoi Derrida est un commentateur hors pair auquel rien n'chappe, un lecteur dont l'il et l'oreille sont attirs par les dsajointements les plus minimes pour en faire voir les tremblements, les vacillements infimes, leur fragilit dans ce qu'elle a de plus humaine et de plus vivante. C'est en ce sens qu'on peut dire, avec Michel Deguy, que [l] e style de la dconstruction est le contraire de la destruction : une reviviscence . Mais c'est aussi l, peu de diffrences prs, ce que Derrida prescrit pour la traduction dans son beau texte Qu'est-ce qu'une traduction "relevante"? . Toute traduction devrait tre exemplairement et par vocation relevante : Elle assurerait ainsi la survie du corps de l'original car [n]'est-ce pas ce que fait une traduction ? , demande le philosophe, [e] n levant le signifiant vers son sens ou sa valeur, mais tout en gardant la mmoire endeuille et endette du corps singulier, du corps premier, du corps unique qu'elle lve et sauve et relve aussi? Offrir une vie de plus serait donc l'une des faons de comprendre la dconstruction et le

commentaire derridien, lequel est avant tout, pour Georges Leroux, le lieu du toucher et de l'affect, une faon de lire qui touche et affecte son lecteur parce qu'elle est guide elle-mme par l'affection; elle est accueil de l'criture de l'autre , accueil p u r . Au-del de l'appropriation, cette lecture se donne comme l'incorporation de la voix et du texte , mais une incorporation qui s'oblige aussi maintenir l'insistante interrogation d'une telle affection. De manire encore diffrente, le philosophe confronte cet accueil de l'autre une certaine ide de la psychanalyse aux prises avec des justifications qui l'empchent aujourd'hui de prendre la place qui lui revient. Pour le philosophe, selon Ren Major, s'il existe un discours qui puisse se soustraire tout alibi, ce serait la psychanalyse, un discours dont l'avenir tient sans doute son objet le plus propre que le philosophe n o m m e la cruaut psychique ou le mal pour le mal, un objet que la psychanalyse devra embrasser sans aucune arrire-pense. Un long travail reste faire sur ces questions si difficiles, d'abord d'un point de vue politique, o il semble urgent de penser ensemble cruaut psychique et dmocratie, o il faut imaginer la possibilit de l'impossible, soit une inconditionnalit sans souverainet , poursuit Ren Major. Ces questions sont relies d'autres encore, que ce soit une universit sans condition, o l'on aurait le droit de tout dire et dont le temps, grce au dtour par la littrature, serait out of joint (Michel Lisse), que ce soit au contexte philosophique o il existe ce que Derrida appelle (aprs Adorno) des victimes sans dfense qu'il faut pouvoir soustraire la cruaut de l'interprtation traditionnelle , des victimes telles que l'enfant, l'inconscient, le Juif, la femme ou le rve, convoques nouveau par Hlne Cixous dans son texte sur ce gnie de la langue . On le voit, le Cahier foisonne de lectures qui se croisent et accompagnent d'un pas de plus les uvres du philosophe, un philosophe qui n'a jamais hsit non plus rflchir aux choses en apparence les plus simples, faisant par exemple, crit Georges Leroux, du regard de son chat le premier langage de son motion d'tre-vivant .

Isabelle Dcarie

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