cahiers franÇois viÈte - université de nantes

36
CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE Série III – N°1 2016 La classification comme pratique scientifique sous la direction de François Lê et Anne-Sandrine Paumier Centre François Viète Épistémologie, histoire des sciences et des techniques Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale Imprimerie Centrale de l'Université de Nantes Octobre 2016

Upload: others

Post on 17-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

CAHIERS

FRANÇOIS VIÈTE

Série III – N°1

2016

La classification comme pratique scientifique

sous la direction de François Lê et Anne-Sandrine Paumier

Centre François Viète Épistémologie, histoire des sciences et des techniques

Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale

Imprimerie Centrale de l'Université de Nantes Octobre 2016

Page 2: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

Cahiers François Viète

La revue du Centre François Viète Épistémologie, Histoire des Sciences et des Techniques

EA 1161, Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale ISSN 1297-9112

[email protected]

www.cfv.univ-nantes.fr Depuis 1999, les Cahiers François Viète publient des articles originaux, en français ou en anglais, d'épistémologie et d'histoire des sciences et des techniques. Les Cahiers François Viète se sont dotés d'un comité de lecture international depuis 2016. Rédaction Rédactrice en chef – Jenny Boucard Secrétaire de rédaction – Sylvie Guionnet Comité de rédaction – Delphine Acolat, Frédéric Le Blay, Colette Le Lay, Karine Lejeune, Cristiana Oghina-Pavie, David Plouviez, Pierre Savaton, Pierre Teissier, Scott Walter Comité de lecture Martine Acerra, Yaovi Akakpo, Guy Boistel, Olivier Bruneau, Hugues Chabot, Ronei Clecio Mocellin, Jean-Claude Dupont, Luiz Henrique Dutra, Fernando Figueiredo, Catherine Goldstein, Jean-Marie Guillouët, Céline Lafontaine, Pierre Lamard, Philippe Nabonnand, Karen Parshall, François Pepin, Olivier Perru, Viviane Quirke, Pedro Raposo, Anne Rasmussen, Sabine Rommevaux-Tani, Martina Schiavon, Josep Simon, Rogerio Monteiro de Siqueira, Ezio Vaccari, Brigitte Van Tiggelen

ISBN 978-2-86939-242-7

Page 3: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

sommaire

Préface de François Lê et d’Anne-Sandrine Paumier

• françois lê et anne-sandrine paumier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9De la science comme classification à la classification comme pratique scienti-fique : quelques réflexions à partir de deux cas mathématiques

• charles braverman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35Pourquoi classer les facultés de l’esprit ? André-Marie Ampère : de la science àla philosophie et vice versa

• jean-marie chevalier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61La logique est-elle une science de classification ? Sur une crise de la classificationdans la logique au xix

e siècle

• maarten bullynck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83Classifications en transformation. Classifier les substances organiques en 1819 :tables, fiches, calculs et structures

• catherine goldstein . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103«Découvrir des principes en classant » : la classification des formes quadratiquesselon Charles Hermite

• jenny boucard et christophe eckes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137Une classification selon l’ordre et la forme : Jules Bourgoin et l’art ornemental

Page 4: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

Cahiers François Viète, série III, 1, 2016, p. 103-135

« Découvrir des principes en classant » :la classification des formes quadratiques

selon Charles Hermite

Catherine Goldstein∗

RésuméTout au long du xix

e siècle, la classification des formes algébriques occupe une grandeplace dans les domaines de l’algèbre et de l’arithmétique en particulier. Elle empruntesouvent son vocabulaire (classe, genre, types) aux sciences de la nature. Se concentrantsur lesDisquisitiones arithmeticae de Carl Friedrich Gauss et sur certains travaux deCharles Hermite, cet article analyse deux pratiques classificatoires distinctes, montrantcomment chacune d’elles transpose les caractères des objets naturels aux formes et auxconcepts mathématiques associés et comment elle gère l’innovation et la création denouveaux objets.

Mots-clés : Charles Hermite, classification, formes quadratiques, formes hermitiennes,transformations linéaires, Carl Friedrich Gauss, histoire de la théorie des nombres,création en mathématiques.

AbstractDuring the nineteenth century, the classification of algebraic forms plays a key role inthe fields of algebra and number theory in particular. It often borrows its vocabulary(class, genus, types) from the natural sciences. Focussing on Carl Friedrich Gauss’sDisquisitiones arithmeticae and on the work of Charles Hermite, this article analysestwo distinct classificatory practices. It shows how each of them transfers the charactersof natural objets to forms and other associated mathematical concepts and how itdeals with innovation, in particular the creation of new mathematical objects.

Keywords: Charles Hermite, classification, quadratic forms, Hermitian forms, lineartransformations, Carl Friedrich Gauss, history of number theory, mathematicalcreation.

∗ CNRS, Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche, UMR 7586, Sor-bonne Universités, UPMC-Univ Paris 06, Univ Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité.

Page 5: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

104 catherine goldstein

«Le besoin des classifications est un besoin inné dans l’esprit humain »,écrit Camille Dareste, futur directeur du laboratoire de tératologie auMuseum d’histoire naturelle, dans la copie qui lui vaut le premier prix

d’histoire naturelle au concours général de 1841 (Dareste, 1841, p. 435). Celieu commun d’élève bien doué est un témoignage parmi des centaines d’autresde la place qu’occupe l’entreprise de classification au xix

e siècle. On classe desanimaux et des plantes, bien sûr. Mais aussi des opérations de la pensée, desunités linguistiques, des éléments chimiques. Les classifications n’apparaissentpas seulement comme des résultats de la plupart des sciences : celles-ci mêmessont interprétées globalement comme de vastes entreprises de classification.En 1843, dans sa Création de l’ordre dans l’humanité, Pierre-Joseph Proudhondéclare ainsi que « Toute science est, objectivement, perception de rapports,subjectivement, classification d’idées » (Proudhon, 1873, § 580, p. 382) ; en 1877,George Henry Lewes définit la science dans sa Physical Basis of the Mind comme« the systematic classification of experience » (Lewes, 1893, p. 4).

Les mathématiques ne sont pas exemptées. Bien avant le xixe siècle, ony trouve d’ailleurs des classifications emboitées de certaines catégories d’objets,analogues jusqu’au vocabulaire utilisé à celles élaborées en histoire naturelle.Gabriel Cramer, par exemple, établit en 1750 les « Divisions générales des LignesCourbes, fondées sur la nature, le nombre et la position de leurs branchesinfinies ». Il souligne les mérites d’une approche algébrique à la géométrie, car,écrit-il, « L’algèbre seule fournit le moyen de distribuer les Courbes en Ordres,Classes, Genres et Espèces : ce qui, comme dans un Arsenal où les armes sontbien rangées, met en état de choisir, sans hésiter, celles qui peuvent servir dansla Résolution d’un Problème proposé » (Cramer, 1750, p. xvi). Suivant lestravaux d’Isaac Newton, Cramer « réduit les Courbes du troisième Ordre àquatre Classes, qui se subdivisent en quatorze Genres » (p. xix). Son ouvrage metaussi en évidence des caractères principaux, qui lui permettent de déterminerla classification d’une courbe : « c’est par les branches infinies [qu’il] diviseles courbes de chaque ordre en leurs genres et par les points singuliers qu[’il]subdivise en Espèces les Courbes de chaque Genre » (p. xvi). Quant à CarlFriedrich Hindenburg, il propose1 en 1781 une classification des complexions,

1 Dans le Novi systematis permutationum, combinationum ac variationum primae lineaeet logisticae serierum formulis analytico-combinatoriis per tabulas exhibendae conspectus

Page 6: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 105

c’est-à-dire des combinaisons de signes, par classes, ordres, genres, espèces ouformes (Classes, Ordines, Generes, Species sive Formae). Ici les classes sont associéesau nombre de signes d’une combinaison, les ordres aux signes initiaux, le genreau nombre de signes différents et à celui de leurs répétitions, l’espèce (ou forme)au nom et au nombre des signes, indépendamment de leur disposition : lacomplexion « aabbbbccc » est de la classe 9, de l’ordre « a » (mais aussi de l’ordre« aa », « aab », etc.), du genre (2,4,3), etc. Vingt ans plus tard, ce sont les formesquadratiques à deux variables et à coefficients entiers qui sont réparties en classes,ordres et genres, dans les Disquisitiones arithmeticae de Carl Friedrich Gauss(1801). Nous reviendrons sur cet ouvrage qui constitue un point de référencepour les recherches sur les formes, et plus généralement le travail algébrique,tout au long du xix

e siècle. Notons simplement que dans ce cas, les ordres selisent sur les coefficients des formes et que chaque genre réunit plusieurs classes.La similitude de la terminologie masque donc une grande diversité des modes declassement, tant dans l’enchevêtrement des divisions que dans la manière de lesdéfinir.

Nous ne nous intéresserons pas tant ici à la classification des objets enelle-même ou aux catégories selon lesquelles elle opère, qu’aux rôles qu’a pujouer l’activité de classification dans l’économie des mathématiques, leurs pra-tiques et leur développement conceptuel. Ceci requiert néanmoins d’entrer dansle détail des mathématiques et je me restreindrai ici à un exemple principal,lié aux recherches de Charles Hermite sur les formes quadratiques. Pour cemathématicien au centre de la vie scientifique française, membre de l’Académiedes sciences dès 1856, professeur à l’École polytechnique et à la Sorbonne autout début de la Troisième République, les opérations de classification sontd’autant plus fondamentales qu’elles rapprochent encore des sciences naturellesles mathématiques, qu’il considère comme des sciences d’observation. À soncollègue allemand, Leo Königsberger, il déclare ainsi2 :

Le sentiment exprimé dans ce passage de votre dernière lettre où vous me dites :« plus je réfléchis sur toutes ces choses, plus je reconnais que les mathématiquesforment une science expérimentale, aussi bien que toutes les autres sciences » etdans cet autre passage : « Il me semble que la tâche principale, actuellement, demême que pour l’histoire naturelle descriptive, consiste à amasser le plus possible

et specimina (Hindenburg, 1781, p. vii-viii), un exemple que j’ai découvert grâce à(Bullynck, 2006, p. 260–261).2 Lettre d’Hermite datée du 2 mars 1876, H 1850 (6), Handschriftenabteilung, Staatsbi-bliothek zu Berlin.

Page 7: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

106 catherine goldstein

de matériaux, et à découvrir des principes en classant et décrivant ces matériaux »,ce sentiment, dis-je, est aussi le mien, et sous une forme simple et précise vousavez résumé à l’égard des mathématiques l’intime et profonde conviction detoute ma vie de géomètre.

Cette citation même témoigne de ce que le point de vue d’Hermite n’est pas isoléet nous croiserons d’autres mathématiciens impliqués dans les classificationsde formes algébriques ou adoptant une vision naturaliste des mathématiques.Hermite est toutefois particulièrement explicite dans le rapprochement qu’il faitentre les deux. Comme nous allons le voir, c’est à ce programme de classificationque peut être directement liée la genèse des formes algébriques maintenant ap-pelées hermitiennes ; l’œuvre d’Hermite permet aussi de suivre le déplacementd’intérêt, partagé par plusieurs de ses contemporains, des formes vers les trans-formations3 entre formes, qui définissaient des catégories de leur classement.Alors que ces programmes semblent amalgamer mathématiques et sciences dela nature, cet exemple rend néanmoins explicite une difficulté importante àl’intégration des mathématiques dans l’histoire des classifications scientifiques.

Les formes quadratiques dans les Recherches arithmétiques de Gauss

Hermite a été un lecteur assidu et passionné des Disquisitiones arithmeticaede Gauss, traduites dès 1807 en français (Goldstein, 2007) ; nous devons faire undétour par ce livre pour comprendre le point de départ d’Hermite et la manièredont il s’en démarque ensuite. La longue section V des Disquisitiones contientune étude détaillée des formes quadratiques binaires à coefficients entiers, c’est-à-dire des expressions ax2 + 2b xy + cy2, dont les coefficients a, b , c sont desentiers relatifs ; le terme « binaire » se refère au nombre de variables, ici x et y, leterme « quadratique » au degré de l’expression par rapport à ces variables, ici 2.

L’étude de telles expressions prend dès le milieu du xviie siècle le relais des

classifications des nombres issues de l’Antiquité, nombres carrés (c’est-à-dire descarrés d’entiers comme 4, 9, 16 . . .) et nombres cubes (comme 8, 27, 64 . . . ) : onétudie d’abord les sommes de carrés ou de cubes, puis des combinaisons linéairessimples de tels nombres, avec des énoncés comme « tout nombre premier dela forme 3n+ 1 est la somme d’un carré et du triple d’un carré, tout nombrepremier de la forme 8n + 1 ou 8n + 3 est somme d’un carré et du double

3 Les contemporains d’Hermite parlent souvent de « substitutions » au lieu de « trans-formations » linéaires et il en sera parfois de même ici.

Page 8: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 107

d’un carré » (Fermat, 1894, [Lettre à K. Digby (1658)], p. 403-405). Reste ainsilongtemps au cœur de la recherche la question de déterminer, les coefficientsa, b , c étant fixés, quels nombres entiers peuvent être exprimés sous la formeax2+ 2b xy + cy2 pour des valeurs entières particulières correctement choisiesdes variables x et y : on dit alors que le nombre est représenté par l’expressionax2+2b xy+cy2, ou parfois que celle-ci est une forme (quadratique) du nombrereprésenté.

La première étude systématique connue de ce problème date de 1773 et estdue à Joseph-Louis Lagrange. Celui-ci parle indifféremment d’« expressions », de« formules » ou de « formes » des nombres. Il souligne d’abord que si tout nombreentier peut être représenté par une expression du premier degré B t +C u, avecB et C des entiers fixés premiers entre eux4, il n’en est plus de même pour lesexpressions de degré supérieur. Il s’agit donc d’étudier les nombres représentéspar une forme (quadratique) donnée, et même, plus généralement, les nombresdivisant les valeurs d’une forme donnée ax2+ b xy + cy2, pour x et y premiersentre eux. Lagrange montre que ces nombres se représentent nécessairement,grâce à un changement de variables linéaire adéquat, par une autre expressionp x ′2+q x ′y ′+r y ′2 à coefficients entiers, vérifiant deux conditions : (i) 4 p r−q2 =4ac − b 2 et (ii) la valeur absolue du coefficient médian |q | est inférieure à cellesdes deux coefficients extrêmes |p| et |r |. Par exemple, « les diviseurs impairs desnombres de la forme t 2− 9u2 ou 9u2− t 2 seront toujours de quelqu’une de cesformes y2− 9z2, 9z2− y2, 3y2− 3z2 » (Lagrange, 1773, p. 719). Ce résultat meten relief la quantité 4ac − b 2 : la condition (i) indique qu’elle reste invariantedans le changement de variables. De plus, Lagrange montre qu’il n’existe, pour4ac − b 2 donné, qu’un nombre fini de formes p x ′2 + q x ′y ′ + r y ′2 vérifiantles deux conditions (i) et (ii). Le texte de Lagrange est tout entier orientévers la représentation des entiers, c’est-à-dire in fine la résolution en nombresentiers d’équations du type n = ax2+ b xy + cy2 et il n’y est jamais question declassification5.

4 C’est ce qu’on appelle maintenant dans l’enseignement secondaire le théorème deBézout : si B et C sont premiers entre eux, on peut trouver des valeurs t0 et u0 de t etde u telles que B t0+C u0 = 1, et donc, en multipliant par n, représenter tout entier npar l’expression B t +C u.5 Il en est de même pour un successeur direct de Lagrange sur ces problèmes, Adrien-Marie Legendre, qui écrit par exemple : « il n’est pas de théorème sur les nombres quine soit relatif à la résolution d’une ou de plusieurs équations indéterminées » (Legendre,an VI=1798, p. ix), situant ce type de recherches dans le cadre de l’analyse algébrique.

Page 9: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

108 catherine goldstein

La situation est toute différente dans la section V desDisquisitiones arithme-ticae, où Gauss organise différemment, étend et raffine les résultats de Lagrangeet de ses successeurs immédiats6. Il y distingue deux problèmes à traiter, et s’ilrésout lui aussi celui de la représentation des nombres entiers par les formes qua-dratiques binaires, il n’assigne à ce problème que la seconde place. La premièreest occupée par une classification des formes elles-mêmes ; le terme « forme »est adopté définitivement dans l’introduction de la section, Gauss désignantsimplement par (a, b , c) la forme ax2+2b xy+ cy2 ( il normalise ces expressionsen imposant un coefficient médian pair). C’est donc l’objet « forme », et nonses valeurs, qui est mis en avant. La quantité b 2− ac (à un multiple près, cellemise en évidence dans la condition (i) de Lagrange) est cette fois nommée :elle est baptisée « déterminant » (determinans, car en « dépendent en grandepartie les propriétés de » la forme (Gauss, 1801, § 154, p. 119). Les changementsde variables autorisés sont également explicités : ce sont les transformationslinéaires inversibles7, x = αx ′ +βy ′ et y = γ x ′ +δy ′, où α,β,γ ,δ sont desnombres entiers, tels que (αδ −βγ )2 = 1. La forme quadratique exprimée dansles variables x ′, y ′ et déduite de (a, b , c) par un tel changement de variables estdite « équivalente » à (a, b , c) ; elle a en particulier le même déterminant. Lorsqueαδ −βγ = 1, l’équivalence est dite par Gauss propre, lorsque αδ −βγ =−1,impropre. La transformation étant inversible, tout nombre représenté par uneforme (a, b , c) l’est d’ailleurs aussi par les formes équivalentes à (a, b , c). SelonGauss, le premier problème à résoudre est alors :

Étant données deux formes quelconques qui ont le même déterminant, cherchersi elles sont équivalentes ou non, si elles le sont proprement ou improprement,ou des deux manières à la fois, ce qui est possible. [. . . T]rouver toutes lestransformations tant propres qu’impropres de l’une dans l’autre. (Gauss, 1801,§1̃58, p. 123)

Une fois fixés le degré et le nombre de variables de la forme (ici 2),le déterminant est donc le premier élément clé ; puis, parmi les formes demême déterminant, c’est l’équivalence, propre ou impropre, qui organise les

6 Les références à l’ouvrage de Gauss seront données par les numéros de paragraphes,conservés dans les différentes éditions, ainsi que par le numéro de page de l’éditionfrançaise de 1807, d’où sont tirées les citations.7 Gauss s’intéresse en fait au cas plus général où les transformations ne sont pasinversibles, ce qui lui permet un début de comparaison entre formes de déterminantdifférent. Nous laissons de côté cette situation.

Page 10: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 109

rapprochements entre formes. Gauss distribue les formes en « classes » : uneclasse donnée rassemble les formes proprement équivalentes à l’une d’entre elles,et donc en fait à toutes celles de la classe. Il distingue aussi dans chaque classedes formes privilégiées, les formes réduites : les conditions qui les caractérisentraffinent la condition (ii) de Lagrange. Par exemple, pour un déterminant −D =

b 2 − ac négatif, une forme (a, b , c) est réduite lorsque a ≤ 2q

D3 , 2b ≤ a et

a ≤ c . Toute forme est proprement équivalente à une forme réduite8. Pour undéterminant donné, le nombre des formes réduites, donc a fortiori le nombre declasses, est fini. De plus, Gauss souligne que certaines propriétés peuvent êtretransférées des formes aux classes. Par exemple, en appelant « primitive » uneforme (a, b , c) telle que les trois entiers a, b , c sont premiers entre eux, il montreque toutes les formes équivalentes à cette forme partagent la même propriété :la classe de (a, b , c) tout entière en hérite donc et peut être appelée une « classeprimitive ». Il définit aussi une opération de composition des classes.

Le niveau des classes n’est qu’une étape du classement des formes. Toutd’abord, Gauss propose un « principe qui servira à distribuer par ordres toutesles classes de formes de déterminant donné » (Gauss, 1801, § 226, p. 229) :deux formes (a, b , c) et (a′, b ′, c ′) sont dans le même ordre lorsque a, b , c eta′, b ′, c ′ d’une part, a, 2b , c et a′, 2b ′, c ′ d’autre part ont le même plus granddiviseur commun. Cette relation se transmet aux classes, qu’elle permet doncde regrouper en ordres. Il existe ainsi un ordre rassemblant toutes les formes(a, b , c) telles que le p.g.c.d. de a, 2b , c est 1, appelé par Gauss ordre proprementprimitif.

Mais un niveau intermédiaire peut encore être mis en lumière : « un ordreentier de classes peut se subdiviser en genres » (Gauss, 1801, § 227, p. 230). Pourcela, Gauss remarque et prouve que les nombres entiers représentables par uneforme ont tous une relation particulière aux nombres premiers impairs divisantle déterminant de la forme. Illustrons le phénomène par un exemple, le casdes deux formes (2,1,81) = 2x2+ 2xy+ 81y2 et (11,2,15) = 11x2+ 4xy+ 15y2,

8 Pour un déterminant négatif, la condition est ensuite renforcée pour obtenir uneforme réduite unique par classe ; pour D positif, Gauss organise les formes réduiteséquivalentes en périodes finies, des transformations explicites simples opérant entreformes réduites d’une même période. Les détails de cette théorie de réduction sontmaintenant classiques et je ne les reproduis pas ici, voir par exemple (Smith, 1859–1865, § 86–95) pour un exposé incluant les simplifications apportées par les successeursimmédiats de Gauss, et (Goldstein, Schappacher & Schwermer, 2007, ch. I.1) pour uneprésentation d’ensemble de la section V.

Page 11: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

110 catherine goldstein

Figure 1 – La distribution des classes en genres pour les formes de déterminant −161 (Gauss,1801, § 231, p. 235). Les symboles R et N indiquent respectivement les signes + et −. Lecaractère 1,4 (resp. 3,4) signifie que la classe représente seulement les nombres impairs congrusà 1 modulo 4 (resp. 3 modulo 4).

toutes deux de déterminant −161=−7.23 (Gauss, 1801, § 231, p. 235). Gaussmontre que tout nombre entier, premier à 161, qui est représentable par laforme (2,1,81) est égal à un carré modulo 7 et modulo 23. En revanche, toutnombre premier à 161 représentable par la forme (11,2,15) est égal à un carrémodulo 7 et à l’opposé d’un carré modulo 23. Ce type de relation9, pour chaquediviseur premier du déterminant, est appelée par Gauss un « caractère » ; icichaque caractère est associé à un signe (+ si les nombres représentés par la formedonnent des carrés modulo le diviseur considéré, − sinon). Cette notion setransfère aux classes et l’ensemble des caractères d’une forme (ou de sa classe),pour tous les nombres premiers impairs divisant le déterminant (ainsi que desconditions supplémentaires si le déterminant est pair), définit ce que Gaussappelle le genre de la forme, ou de la classe de formes. Gauss montre également(§ 252) que, pour un déterminant donné, les différents genres d’un même ordrecontiennent un même nombre de classes.

Situer dans ce classement une forme (du deuxième degré à deux variables)passe donc par des opérations bien définies : calcul du déterminant et de l’ordre ;utilisation d’un algorithme donné par Gauss (et dans une variante, par Lagrangeavant lui) pour expliciter une transformation de la forme donnée en une forme

9 Dans notre exemple, 85 illustre le premier cas et 11 le deuxième : 85, représentépar 2x2+ 2xy + 81y2 pour x = y = 1, est congru au carré 1 modulo 7 et au carré 16modulo 23 ; en revanche, 11, représenté par 11x2+ 4xy + 15y2 pour x = 1, y = 0, estégal au carré 4 modulo 7, mais à −92, l’opposé d’un carré donc, modulo 23.

Page 12: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 111

réduite, ce qui détermine sa classe ; calcul des caractères associés pour la détermi-nation du genre. Le vocabulaire de Gauss — classes, genres, caractères, ordres. . .ou classes, genera, characteres, ordines. . . dans l’original latin — souligne la cen-tralité de l’entreprise de classement. Plus remarquable encore, celle-ci affectela manière dont Gauss décrit rétroactivement la généalogie de sa thématique :Lagrange, comme nous l’avons vu, n’emploie pas le mot « classe », ni aucun autremot pour désigner les parties d’un classement ; il n’utilise les transformationsentre formes que pour simplifier sa recherche sur les représentations des entiers,et ne leur consacre aucune étude particulière. Pourtant, Gauss réinterprète lesrésultats de Lagrange dans un cadre classificatoire, écrivant par exemple (Gauss,1801, § 222, p. 221) : « Lagrange a fait des Recherches générales sur l’équivalencedes formes [. . .] où il prouve [. . .] que toutes les formes d’un déterminant donnépeuvent se distribuer par classes ».

Les Disquisitiones arithmeticae fournissent donc les moyens de disposer enun tableau organisé toutes les classes de formes, incarnées par les formes réduites,pour des valeurs plus ou moins étendues du déterminant. Mais cet affichagesystémique, d’ailleurs rare10, ne semble pas toujours une fin en soi. Dans unelettre à l’astronome Heinrich Christian Schumacher du 17 mai 1841, Gaussexplique à propos d’une table de Thomas Clausen11 :

S’il s’agit en effet d’un canon de la classification des formes binaires pour quelquesmilliers de déterminants, c’est-à-dire de la détermination des formes réduitespour chaque classe, je ne verrais vraiment aucun intérêt sérieux à la publication.[. . .] En ce qui me concerne, je n’ai jamais trouvé opportun de conserver mesdéveloppements mêmes, seulement le résultat final pour chaque déterminant.Par exemple, pour le déterminant −11921, je n’ai pas conservé le système entier,

10 On trouve une table des formes réduites pour des déterminants de l’ordre de lacentaine en appendice du livre de Legendre, dès la première version (Legendre, anVI=1798). Le Catalogue of Scientific Papers ne recense pour le xixe siècle qu’une seulepublication de table pour les formes quadratiques binaires : (Cayley, 1862), voir (Figure2). Mais il en existe aussi pour d’autres types de formes, par exemple (Eisenstein, 1847).11 « Ist es nemlich ein Canon der Classification der binairen Formen für einige TausendDeterminanten, d. i. die Ansetzung der zu jeder Klasse reducirten Formen, so würdeich der Publication ganz gar keinen irgend erheblichen Nutzen beilegen. [. . . ] Alleinich habe es nicht zweckmässig befunden, meine Entwicklungen selbst auch nur aufzu-bewahren, sondern bloss das Endresultat für jeden Determinanten. So ist z. B. für denDeterminant −11921 nicht das ganze System aufbewahrt, welches jedenfalls mehrereSeiten füllen würde, sondern nur die Anzeige, dass acht Ordnungen jede zu 21 Klassenda sind. » La traduction française est la mienne.

Page 13: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

112 catherine goldstein

qui remplirait de toute façon plusieurs pages, mais seulement l’indication qu’il ya dans ce cas 8 genres, chacun avec 21 classes. (Gauss & Schumacher, 1860–1865,vol. iv, p. 30)

De manière cohérente, ce que Gauss appelle une « classification » dansles Disquisitiones arithmeticae est simplement la donnée d’un nombre de classeset de genres. La classification I.3 désigne ainsi le cas, dans l’ordre proprementprimitif, d’un genre unique regroupant 3 classes ; Gauss le rencontre pour lesdéterminants −11,−19,−23,−27,−31,−43,−67,−163. Plus généralement, lesobservations de Gauss sur de longues listes d’exemples lui suggèrent plusieursproblèmes nouveaux. Le premier est de prouver que les déterminants possiblespour une classification donnée sont en nombre fini et d’expliciter ces détermi-nants ; c’est un problème toujours ouvert. Une autre question est l’estimation dunombre de genres et de classes de formes pour un déterminant donné, avec ousans conditions supplémentaires ; elle occupera les successeurs de Gauss, sous demultiples variantes, jusqu’à aujourd’hui. Par ailleurs, se pose aussi le problèmed’étendre ces classifications aux formes quadratiques à n variables (une étude déjàentamée pour n = 3 par Gauss lui-même dans les Disquisitiones arithmeticae),à des formes de plus haut degré que 2, ou à des formes dont les coefficients nesont plus nécessairement entiers. Nous allons maintenant examiner commentCharles Hermite aborde certaines de ces questions et quel nouvel éclairage estalors apporté à la classification des formes.

Les premiers travaux d’Hermite sur les formes et la classification des nom-bres algébriques

Malgré l’investissement attesté d’Hermite dans les Disquisitiones arithme-ticae, ses premiers thèmes de recherche — les fonctions complexes, les équationsalgébriques — ne concernent pas la classification des formes. Comme il l’écrità Carl Gustav Jacob Jacobi en 1847, c’est dans un article de ce dernier sur lesfonctions complexes qu’Hermite repère une nouvelle méthode d’approximationet se propose de l’« étudier, sous un point de vue bien éloigné de son origine.C’est dans quelques propriétés très élémentaires des formes quadratiques, à unnombre quelconque de variables, que j’ai rencontré les principes d’Analyse dontje vous demande la permission de vous entretenir » (Hermite, 1905–1917, vol. 1,p. 101).

Le résultat central, connu maintenant sous le nom de « théorème d’Her-mite-Minkowski », concerne les valeurs minimales prises par les formes quadra-

Page 14: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 113

Figure 2 – Extrait d’une Table des formes quadratiques binaires, (Cayley, 1862). Pourchaque déterminant, des formes réduites représentant les différentes classes sont donnéespar leurs trois coefficients. Les caractères associés sont listés ensuite : ici les déterminantsont au plus deux diviseurs premiers impairs distincts, les caractères α et éventuellementβ sont ceux correspondant à ces diviseurs, γ et δ sont les caractères complémentairespour les facteurs pairs. La dernière colonne (Cp) indique comment les classes s’obtiennentpar composition à partir de certaines d’entre elles. (Source : Bibliothèque MIR — ParisMathématiques Informatique Recherche)

Page 15: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

114 catherine goldstein

tiques pour des variables entières. Hermite considère une forme quadratiqueréelle à n variables, c’est-à-dire une expression

f (x1, x2, . . . , xn) = a1,1x21 + 2a1,2x1x2+ · · ·+ 2an−1,n xn−1xn + an,n x2

n

dont les coefficients ai , j sont maintenant des réels quelconques. Mais il s’intéressetoujours aux valeurs prises par cette forme lorsque x1, x2, . . . , xn sont des entiers.

Hermite prouve qu’on peut choisir x1, x2, . . . , xn de manière à obtenirune valeur de la forme plus petite qu’une borne donnée, borne qui ne dépendque du nombre n de variables et du déterminant de la forme12, mais pas descoefficients ai , j . Plus précisément, Hermite prouve qu’il existe n entiers nontous nuls α,β, . . . ,λ tels que

| f (α,β, . . . ,λ)| ≤ (43)

n−12 np

|D | (1)

où D est le déterminant de la forme f .Tant l’énoncé que le cadre de ce théorème semblent éloignés des Disqui-

sitiones arithmeticae de Gauss. En fait, il se trouve bien dans cet ouvrage, dansle cas des formes à deux variables et coefficients entiers, mais sous une autreformulation13 et un lien direct l’unit à la théorie de la réduction des formes,et donc à leur classification. En effet, nous avons expliqué plus haut que touteforme quadratique binaire à coefficients entiers est proprement équivalente àune forme réduite, c’est-à-dire par exemple si le déterminant −D = b 2− ac est

12 Hermite et ses contemporains définissent ce déterminant comme celui du systèmelinéaire associé au changement linéaire de variables

X1(x1, . . . , xn) =12

d fd x1(x1, . . . , xn), . . . , Xn(x1, . . . , xn) =

12

d fd xn(x1, . . . , xn).

En termes actuels, c’est le déterminant de la matrice de la forme bilinéaire associée à laforme quadratique f . Cette construction généralise le cas des formes binaires rencontréchez Lagrange et Gauss. En effet, si f (x1, x2) = ax2

1 + 2b x1x2 + c x22 est une forme

quadratique binaire, on a : X1(x1, x2) =12

d fd x1= ax1+b x2, X2(x1, x2) =

12

d fd x2= b x1+ c x2

et le déterminant du système associé est ac − b 2, c’est-à-dire au signe près celui définipar Gauss.13 L’idée de base pour la preuve, par récurrence, qu’en donne Hermite s’y rencontreaussi. Les détails sont donnés dans (Goldstein, 2007), qui plus généralement examine lalecture attentive des Disquisitiones arithmeticae dont témoigne l’œuvre d’Hermite.

Page 16: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 115

négatif, une forme (a, b , c) telle que a ≤ 2q

D3 , 2b ≤ a et a ≤ c . Or, le coefficient

a de la forme réduite f (x, y) = ax2 + 2b y + cy2 est aussi une valeur de cetteforme en des entiers puisque a = f (1,0) : par changement de variable, a estdonc aussi une valeur en des variables entières (α,β) de toute forme proprementéquivalente à f , c’est-à-dire de toute forme de la même classe. Autrement dit, laclassification des formes de Gauss montre que toute forme de déterminant −D

prend, en des entiers (α,β) convenables, une valeur a, telle que a ≤ 2q

D3 : cette

inégalité est exactement celle annoncée par le théorème d’Hermite.Inversement, Hermite utilise ce théorème sur les minima de formes pour

obtenir des résultats nouveaux sur la classification des formes à coefficientsentiers. Par exemple, si nous considérons encore une fois le cas le plus simple,celui d’une forme quadratique à deux variables à coefficients entiers, le théorèmegarantit, pour toute forme de déterminant −1, qu’une valeur non nulle de laforme en des entiers bien choisis est inférieure à 2p

3, c’est-à-dire à 1,154 ; la

forme étant à coefficients entiers et définie positive, cette valeur est un entierstrictement positif, donc ne peut être que 1. C’est aussi, comme nous venons del’expliquer, le coefficient le plus petit (a ) de la forme réduite associée. Les autresconditions d’inégalités sur les coefficients de la forme réduite entraînent alors quecette forme est nécessairement x2+y2, il n’y a donc qu’une seule classe. Avec desraisonnements analogues et une bonne théorie de la réduction pour des formesà plusieurs variables, Hermite réussit à étendre ce résultat aux formes à 3, 4, 5et 6 variables avec |D |= 1, montrant donc dans chaque cas qu’elles ne formentqu’une seule classe, représentée par les formes x2+ y2+ z2, x2+ y2+ z2+ u2,x2+ y2+ z2+ u2+ t 2, x2+ y2+ z2+ u2+ t 2+ v2, respectivement.

Le théorème sur les minima, entre les mains d’Hermite, s’avère en faitd’une grande versatilité : il lui sert tant dans des questions d’approximationou de réduction des formes que pour factoriser des nombres algébriques oupour montrer qu’une fonction d’une variable complexe ne peut avoir plus dedeux périodes indépendantes. Dans chaque cas, Hermite construit une formequadratique définie adaptée, ou une famille de formes, puis lui applique lethéorème. Par exemple, pour l’approximation simultanée de deux nombres réelsdonnés, A et B , Hermite introduit la famille de formes quadratiques définiesà trois variables f∆(x, y, z) = (y − Ax)2 + (z − B x)2 + x2

∆, où ∆ est un réel

strictement positif. Le déterminant de f∆ est 1∆

. Le théorème d’Hermite luifournit donc, pour chaque réel ∆, trois entiers m∆, m′

∆, m′′

∆tels que

Page 17: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

116 catherine goldstein

f∆(m∆, m′∆, m′′∆) = (m′∆−Am∆)

2+(m′′∆−B m∆)2+

m2∆∆≤ 4

3 3p∆

.

Il en résulte facilement l’approximation simultanée des nombres réels A et B par

des nombres rationnels�

m′∆

m∆,

m′′∆

m∆

de même dénominateur, puisque :

m′∆

m∆−A

<2p

24p

27

1

|m∆|p

|m∆|,

m′′∆

m∆−B

<2p

24p

27

1

|m∆|p

|m∆|.

Or, quand Hermite commence ces recherches, la voie usuelle pour obtenirdes approximations rationnelles de nombres réels était celle des fractions conti-

nues. Tout nombre réel A s’écrit sous la forme A= a0+1x1

, avec a0 un entier

relatif et x1 un nombre réel supérieur à 1 ; puis x1 = a1+1x2

, avec a1 un entier

strictement positif et x2 un nombre réel supérieur à 1, et de même x2 = a2+1x3

,

etc. Finalement, A se développe en fraction continue

A= a0+1

a1+1

a2+1

a3+ · · ·

,

encore notée [a0,a1,a2,a3, . . .]. Les fractions rationnelles a0, a0+1a1

, etc. obte-

nues en tronquant ce développement au terme an , pour n = 0,1, . . . , constituentune suite d’approximations rationnelles de A.

Par ailleurs, le développement en fraction continue peut refléter certainespropriétés algébriques de A. En particulier, il est périodique (à partir d’uncertain rang) exactement lorsque A est un nombre quadratique, c’est-à-dire estsolution d’une équation du deuxième degré à coefficients entiers. Par exemple,le nombre −7+

p79

2 , solution de l’équation 2x2+ 14x − 15= 0, se développe enla fraction continue

Page 18: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 117

−7+p

792

=1

1+1

16+1

1+1

7+1

1+1

16+ · · ·

,

soit −7+p

792 = [1,16,1,7,1,16,1,7, . . .], où les quatre nombres 1,16,1,7 se ré-

pètent périodiquement.Non seulement cette périodicité de la fraction continue associée carac-

térise les nombres quadratiques, mais la période elle-même constitue un ou-til de classement plus fin pour ces nombres : deux nombres A et B ayant lamême période, à permutation circulaire près14, sont équivalents dans le sensqu’il existe une transformation homographique de l’un dans l’autre, c’est-à-direque A= αB+β

γB+δ , avec des coefficients entiers α,β,γ ,δ tels que αδ −βγ = ±1.

Par exemple,p

79= [8,1,7,1,16,1,7,1,16,1,7, . . . ] est équivalent à −7+p

792 , qui

a même période, mais −5+p

796 = [1,1,1,5,3,2,1,1,1,5,3,2, . . . ] ne l’est pas.

Or, une forme quadratique binaire f (x, y) = ax2+ 2b xy + cy2 à coeffi-cients entiers indéfinie, c’est-à-dire de déterminant positif, s’écrit aussi f (x, y) =ax2 + 2b xy + cy2 = a(x − Ay)(x − By), où A et B sont deux nombres qua-dratiques réels conjugués. Les développements en fraction continue de cesnombres peuvent donc être utilisés pour déterminer une classification desformes. Les formes x2− 79y2 et 2x2+ 14xy − 15y2, de même déterminant79 et dont les nombres quadratiques positifs correspondants, respectivementp

79 et −7+p

792 , ont tous deux pour période de leur développement en fraction

continue [1,16,1,7], sont de fait des formes proprement équivalentes au sensde Gauss : l’application linéaire X = 9x − 8y,Y = −x + y, de déterminant 1,transforme l’une en l’autre. En revanche, elles ne sont pas équivalentes à laforme 6x2+ 10xy − 9y2, de même déterminant, mais dont le nombre quadra-tique positif associé −5+

p79

6 a un développement en fraction continue de période[1,1,1,5,3,2]. Ceci est d’ailleurs la base des simplifications apportées à la théorie

14 Ceci revient d’ailleurs à dire que les développements de A et B sont les mêmes à partird’un certain rang. Sur ces résultats, voir (Cahen, 1924, § 171).

Page 19: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

118 catherine goldstein

de la réduction de Gauss par Gustav Lejeune-Dirichlet au milieu des années 1850(Lejeune-Dirichlet, 1854 ; 1863).

Hermite, quant à lui, utilise une variante de la même idée plus adaptéeà sa construction favorite : il associe à une forme indéfinie f (x, y) = ax2 +2b xy + cy2 = a(x −Ay)(x − By) la famille des formes quadratiques définiesφ∆(x, y) = (x −Ay)2+∆(x −By)2, où ∆ est un nombre réel positif. Il en dé-duit une nouvelle théorie de la réduction pour les formes indéfinies, la forme fétant pour lui réduite lorsque l’une des formes φ∆ l’est, au sens rappelé plushaut de la réduction des formes définies. Comme nous l’avons expliqué, cetteréduction est associée à la recherche de minima, ici ceux des formes quadratiques(x−Ay)2+∆(x−By)2. Les opérations de réduction fournissent en fait un déve-loppement en fraction continue de A et B . Lorsque la forme f est à coefficientsentiers, les nombres A et B sont des nombres quadratiques : Hermite montre15que les transformations réduisant une forme de la famille φ∆(x, y) se répètentpériodiquement lorsque le paramètre ∆ croît de 0 à l’∞.

Comme l’écrira dans sa thèse en 1880 un étudiant d’Hermite, LéonCharve :

On est alors conduit à se demander si quelque mode d’approximation des quanti-tés ne donnerait pas une périodicité analogue pour les irrationnelles d’un degrésupérieur au second. C’est la considération des formes quadratiques qui conduità cette extension de la théorie des fractions continues, et donne ces nouvellesméthodes d’approximation. (Charve, 1880, p. 37)

De façon analogue à sa construction pour les nombres quadratiques,Hermite associe à tout nombre algébrique une famille de formes quadratiquesdéfinies : le degré du nombre détermine le nombre de variables des formes à

15 La construction purement analytique d’Hermite a été interprétée géométriquementà la fin du xix

e siècle : chaque forme définie φ∆(x, y) est représentée par la racine del’équation φ∆(x, 1) = 0 de partie imaginaire positive, c’est-à-dire par un point du demi-plan complexe supérieur. La famille des formes φ∆(x, y) associée à f est représentéepar l’ensemble de ces points, dont on montre qu’ils constituent un demi-cercle coupanten A et B l’axe réel horizontal. Une forme définie comme φ∆ est réduite si le pointreprésentant est situé dans un certain domaine, dit fondamental, du demi-plan supérieur.La forme f indéfinie est alors réduite au sens d’Hermite si le demi-cercle de diamètre ABcoupe le domaine fondamental. Notons que le développement en fraction continueissu de ce procédé de réduction diffère légèrement du développement ordinaire. Desexplications détaillées, ainsi qu’une comparaison entre la réduction de Gauss-Dirichletet celle d’Hermite, sont données dans (Cahen, 1924, ch. 21).

Page 20: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 119

considérer. Si par exemple α est la racine réelle de l’équation x3−N = 0, où N estun entier naturel qui n’est pas le cube d’un entier, Hermite introduit la famille deformes définiesφ∆(x, y, z) = (x+αy+α2z)2+∆(x+βy+β2z)(x+γ y+γ 2z),βet γ étant les deux autres racines, complexes conjuguées, de l’équation x3−N = 0,et ∆ un nombre réel positif. Dans ce cas, Hermite parvient effectivement, dès lafin des années 1840, à mettre en évidence une périodicité des transformationsutilisées pour fournir les minima des formes. Mais c’est bien d’un programmeglobal de classification des nombres algébriques dont il rêve :

Peut-être parviendra-t-on à déduire [de l’étude des formes dont les coefficientsdépendent des racines d’équations algébriques à coefficients entiers] un systèmecomplet de caractères pour chaque espèce de ce genre de quantités analogue parexemple à ceux que donne la théorie des fractions continues pour les racines deséquations du second degré. On ne peut du moins faire concourir trop d’élémentspour jeter quelque lumière sur cette variété infinie des irrationnelles algébriques,dont les symboles d’extraction des racines ne nous représentent que la plusfaible partie. [. . .] Quelle tâche immense, pour la théorie des nombres et lecalcul intégral, de pénétrer dans la nature d’une telle multiplicité d’êtres deraison, en les classant en groupes irréductibles entre eux, de les constituer tousindividuellement, par des définitions caractéristiques et élémentaires ! (Hermite,1905–1917, vol. 1, p. 130–131)

La date de ces recherches est significative : en 1846, Joseph Liouville aremis sur le devant de la scène mathématique les travaux d’Evariste Galois enles publiant, de manière posthume, dans son Journal de mathématiques pures etappliquées. Ernst Kummer vient de commencer la publication de ses travaux surles nombres cyclotomiques, des entiers algébriques formés à partir des racines del’unité. Les lettres d’Hermite à Jacobi, dans lesquelles il évoque son programmede classification, témoignent qu’il connaît ses recherches : il y mentionne unrésultat de Galois sur les équations modulaires, y prouve un énoncé de Jacobisur la décomposition des nombres premiers de la forme 5n+ 1 en un produitde nombres complexes formés à partir des racines cinquièmes de l’unité et s’yinforme sur la notion de nombre idéal apparu dans les travaux de Kummer16.16 L’histoire de la réception de Galois a récemment été renouvelée par Caroline Ehrhardtaux ouvrages de laquelle je renvoie, en particulier à (Ehrhardt, 2012) ; voir aussi lenuméro spécial de la Revue d’histoire des mathématiques, vol. 17 n° 2, consacré à Galoisen 2011. Sur les efforts pour mettre au point une arithmétique adéquate sur les nombrescomplexes algébriques, à la suite de Gauss, voir (Goldstein, Schappacher & Schwermer,2007). La place d’Hermite dans ces développements est étudiée dans (Goldstein, 2007 ;2011).

Page 21: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

120 catherine goldstein

Hermite s’inscrit donc dans une enquête collective sur les nombres algébriques,leurs relations, leurs propriétés caractéristiques. Toujours en s’appuyant sur laclassification de formes, il montre aussi par exemple que pour un degré et undiscriminant donné, les équations algébriques « ne contiennent qu’un nombreessentiellement limité d’irrationalités distinctes17 », étendant même ce résultataux racines d’équations dont les coefficients sont des entiers de Gauss, c’est-à-diredes nombres complexes de la forme a+ b

p−1, avec a et b des entiers.

Un autre aspect rapproche Hermite de mathématiciens contemporains :l’importance prise par les opérations de classement elles-mêmes, c’est-à-dire lestransformations linéaires. George Boole consacre à leur théorie plusieurs articlesdans les années 1840, décisifs pour le développement de la théorie des invariants(Crilly, 2006, p. 84–92). Les Disquisitiones arithmeticae de Gauss ne considé-raient, pour classer les formes quadratiques, que des transformations linéairesà coefficients entiers. D’autres auteurs, James Joseph Sylvester, Carl Borchardt,Hermite lui-même, considèrent aussi des changements de variables linéaires àcoefficients quelconques, c’est-à-dire, à cette époque, réels ou complexes selonle cas : ils démontrent que toute forme quadratique peut être ramenée, par unetransformation à coefficients complexes, à une somme de carrés ; le déterminantdes formes est invariant sous cette transformation.

Hermite explique ainsi :

Deux formes sont équivalentes lorsqu’on peut obtenir l’une d’elles en faisant dansl’autre une substitution linéaire et homogène, à coefficients entiers et déterminantun. C’est en cela du moins que consiste l’équivalence arithmétique. En admettantdes quantités quelconques pour les coefficients de la substitution, on aura lanotion de ce qu’on peut appeler l’équivalence algébrique. Dans le cas des formesquadratiques à un nombre quelconque n d’indéterminées, [. . .] un seul et mêmefait analytique très simple découle de cette notion. Ces formes, en effet, sonttoujours algébriquement équivalentes, [. . .] comme réductibles à une sommede n carrés, x2

0 + x21 + · · ·+ x2

n−1. [. . .] De là résulte [. . .] l’existence d’un seulinvariant, c’est-à-dire d’une seule fonction des coefficients, qui la reproduit dansune transformée obtenue par une substitution algébrique. (Hermite, 1905–1917,vol. 1, p. 220)

En « particularisant » à des nombres réels les coefficients des formes etdes transformations prises en compte, dit ensuite Hermite, on obtient n + 1

17 Autrement dit, les équations, et donc les nombres algébriques qui en sont racines, seréduisent par transformation homographique à un nombre fini (Hermite, 1854, p. 335 ;1905–1917, vol. I, p. 225, p. 415).

Page 22: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 121

« types » de formes, correspondant aux n+ 1 formes ±x20 ± x2

1 ± · · ·± x2n−1, avec

un nombre fixé, entre 0 et n, de signes «− » (ce nombre de signes négatifs estappelé par Hermite l’indice du type) ; c’est le résultat maintenant bien connusur la signature d’une forme quadratique réelle18.

Ce déplacement de focus se manifeste aussi dans la théorie des nombreselle-même. Rappelons que pour les formes quadratiques binaires à coefficientsentiers, le classement en genres faisait appel chez Gauss à des caractères, quiétaient définis à partir de relations de congruence vérifiées par les nombresreprésentés par les formes. Afin d’unifier les critères développés ensuite en degrésupérieur, Gotthold Eisenstein propose en 1852 :

Un des auxiliaires les plus efficaces pour la construction d’une théorie des fonc-tions homogènes (formes) est sans conteste la transformation linéaire appliquéed’abord par Lagrange aux formes quadratiques binaires [. . .], un auxiliaire grâceauquel il devient possible de dériver d’une forme donnée une infinité de nouvellesformes et réciproquement d’unifier une infinité de formes sous un point de vuecommun. D’après la nature des coefficients intervenant dans la substitution, cetinstrument analytique se trouve au service de deux disciplines mathématiquesà la fois, l’algèbre et la théorie des nombres. [. . .] On a jusqu’à présent négligéles substitutions avec des coefficients rationnels. Grâce à leur introduction, ondisposera d’un point de vue commun applicable aux formes de tous les degréspour la distribution si importante en genres, alors que le principe de distributionhabituel d’après les relations quadratiques ou de degré plus élevé des nombresreprésentables par les formes nécessite une modification particulière pour chaquedegré, et même pour chaque nombre de variables19. (Eisenstein, 1852, p. 350–351)

18 Hermite n’explicite que rarement le problème du rang, sous-entendant en généralque les formes à n variables considérées sont de rang n.19 « Eines der wirksamsten Hülfsmittel für die Ausbildung der Lehre von den homo-genen Funktionen (Formen) ist unstreitig die zuerst von Lagrange bei den binärenquadratischen Formen angewandte lineare Transformation [. . . ], ein Hülfsmittel, durchwelches es möglich wird, aus einer gegebenen Form unendlich viele neue abzuleiten, undumgekehrt unendlich viele Formen unter einem gemeinschaftlichen Gesichtspunkte zuvereinigen. Es steht dieses analytische Instrument, je nach der Natur der in der Substitu-tion vorkommenden Coëfficienten [. . . ] zugleich im Dienste zweier mathematischerDisciplinen, der Algebra und der Zahlentheorie. [. . . ] So hat man die Substitutionenmit bloss rationalen Coëfficienten bisher völlig vernachlässigt. Durch ihre Einführungwird ein auf Formen aller Grade anwendbarer gemeinschaflicher Gesichtspunkt fürdie so wichtige Eintheilung in Genera an die Hand gegeben, während der gewöhnlicheEintheilungsgrund nach den quadratischen und höheren Relationen der durch die For-

Page 23: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

122 catherine goldstein

Nous retrouvons la distinction faite plus haut par Hermite entre équivalencealgébrique (celle établie par les transformations à coefficients quelconques) etarithmétique (celle établie par les transformations à coefficients entiers). Eisen-stein introduit un autre cas, et avec lui un autre critère de classement, reposantaussi sur la nature des coefficients pris en compte dans les transformations li-néaires entre formes à coefficients entiers : si les transformations à coefficientsentiers de déterminant 1 en définissent la distribution en classes, « deux formesquelconques, qui sont transformées l’une dans l’autre par une substitution àcoefficients rationnels [de déterminant 1] appartiennent au même genre etréciproquement20 » (Eisenstein, 1852, p. 352).

À sa suite, Hermite montrera que les diverses classes de formes à deuxvariables et à coefficients entiers, de degré donné impair supérieur ou égal à 5 etde système donné d’invariants, forment un genre unique, c’est-à-dire qu’elles sonttoutes transformables en l’une d’elle par des substitutions linéaires inversibles àcoefficients rationnels (Hermite, 1905–1917, vol. 1, p. 351).

Formes hermitiennes : analogie ou opérations de classement ?

Les programmes de classification d’Hermite l’amènent aussi à introduirede nouvelles formes. Comme nous allons le voir, c’est le fait de centrer les cri-tères des classifications sur les transformations qui lui donne l’occasion de mettreà jour ces objets mathématiques inédits, très vite connus comme « formes d’Her-mite » ou « formes hermitiennes ». Ce point est d’autant plus intéressant que lemathématicien exclut nettement une création ad hoc de concepts nouveaux21 :

On doit dire des mathématiques, qu’elles sont une science d’observation. Jerepousse comme de toute fausseté que les géomètres soient les créateurs de leurscience, et les mathématiques, et tout spécialement l’Analyse abstraite, sont leproduit, sont le résultat de l’observation, et non une création arbitraire de notreesprit.

men darstellbaren Zahlen für jeden Grad ja sogar für jede Anzahl von Variabeln einerbesonderen Modification bedarf ».20 « Je zwei Formen, die durch eine Substitution mit rationalen Coëfficienten [fürwelche die Determinante 1 ist] in einander übergehen, gehören zu demselben Genus,und umgekehrt ».21 (Hermite, 2003, p. 24), Lettre du 19 février 1880. Sur cette question, voir plusgénéralement (Goldstein, 2011).

Page 24: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 123

Ce point de vue rapprochant les mathématiques des sciences naturellesest, comme nous l’avons indiqué, loin d’être isolé. Dans sa biographie d’ArthurCayley, avec qui Hermite a eu de nombreux échanges sur les formes algébriqueset leurs invariants, Tony Crilly décrit Cayley comme un « naturalist mathemati-cian — explorer, collector, and classifier ». Les formes algébriques représentaient,explique-t-il, la réalité de ces mathématiciens, dont la tâche était de décrire leurspropriétés, et de les organiser dans des classifications précises et complètes22.Introduire un nouveau type de formes passe donc par des procédures qui lefassent apparaître comme naturel. Hermite insiste sur la nécessité de mettre :

[. . .] tout le soin possible à montrer de quelle manière une nouvelle notion résultedes notions antérieures, et à faire assister le lecteur à l’origine, à la naissance despropositions plus générales, comme suite des cas particuliers connus, sans jamaisquitter, si je puis dire, la réalité objective. (Hermite, 1984–1989, vol. 2, p. 94)

Gauss avait montré dans les années 1820 comment l’arithmétique (fac-torisation en nombres premiers, division euclidienne en particulier) peut êtreétendue des entiers ordinaires aux nombres complexes de la forme a+ b

p−1, a

et b étant des entiers ordinaires (Goldstein, Schappacher & Schwermer, 2007,ch. 1, sec. 3.2). En 1841, Dirichlet entame l’étude arithmétique des formes qua-dratiques binaires lorsque les coefficients ne sont plus des entiers ordinaires, maisces entiers complexes de Gauss : il leur adapte des critères de classification, enparticulier les notions d’équivalence et de réduction, inspirés des Disquisitiones23.C’est dans ce contexte qu’Hermite s’inscrit en 1853, lorsqu’il écrit :

On sait avec quelle facilité on a pu étendre aux nombres complexes de la formea + b

p−1, la plupart des notions arithmétiques fondamentales relatives aux

nombres entiers réels [. . .] Nous nous proposons d’en offrir un exemple, auquelnous avons été conduit en étudiant la représentation d’un nombre par une sommede quatre carrés. Voici d’abord la méthode nouvelle que nous avons suivie danscette question. (Hermite, 1905–1917, vol. 1, p. 234)

22 Voir (Crilly, 2006, p. 194) dont la citation est aussi extraite. On pourrait aussimentionner James Joseph Sylvester, (Parshall, 2006, p. 201–207 ; 1997). Voir aussi(Ferreirós, 2004).23 Une première synthèse se trouve dans (Lejeune-Dirichlet, 1842). Il faut par exempletenir compte des quatre racines de l’unité ±1, ±i au lieu des deux racines ±1 des entiersordinaires, ou de ce que 2 a aussi 1+ i comme diviseur, ce qui nécessite de nouvellessubdivisions.

Page 25: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

124 catherine goldstein

Cette représentation d’un entier (ordinaire) comme somme de quatrecarrés d’entiers (ordinaires) est d’abord pour Hermite une simple applicationde son théorème fondamental sur les minima de formes. Soit donc A un entierquelconque (qu’on peut toujours supposer non divisible par 4, quitte à toutmultiplier ensuite par une puissance de 2). Hermite commence par montrer qu’ilexiste des entiers α et β tels que α2+β2+1≡ 0 mod A. Suivant la méthode quenous avons rencontrée plusieurs fois, Il introduit ensuite une forme quadratiquedéfinie adaptée à la situation, en l’occurrence :

f (x, y, z, u) = (Ax +αz +βu)2+(Ay −βz +αu)2+ z2+ u2. (2)

Le déterminant de f est A4. Grâce au choix de α et β, il est facile de vérifier quesi x, y, z, u sont des entiers, la valeur f (x, y, z, u) de la forme est un multipleentier de A. Hermite applique alors son théorème sur les minima : il existedes entiers m, n, p, q non tous nuls tels que | f (m, n, p, q)| ≤ ( 43 )

32

4pA4, c’est-à-dire | f (m, n, p, q)| ≤ 1,54A. Le seul multiple non nul de A inférieur à 1,54Aest A. Hermite obtient donc

f (m, n, p, q) = (Am+α p +βq)2+(An−βp +αq)2+ p2+ q2 =A

ce qui est bien une représentation de A en une somme de quatre carrés d’entiers.Nous avons vu précédemment que recherche des minima et réduction,

donc classification, des formes, sont des questions liées. Hermite reformule sapreuve, en utilisant les mêmes principes, mais en l’exprimant plus directementpar la classification des formes. Il récrit pour cela l’équation (2) de la façonsuivante :

1A

f (x, y, z, u) =A(x2+ y2)+ 2α(z x + y u)+ 2β(x u − zy)+

+α2+β2+ 1

A(z2+ u2). (3)

Le déterminant de 1A f est 1. Selon un résultat d’Hermite déjà mentionné, toute

forme quadratique à 4 variables et à coefficients entiers de déterminant 1 estéquivalente (arithmétiquement) à la forme réduite X 2+Y 2+Z2+U 2.

Page 26: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 125

Autrement dit, il existe des entiers m, m′, . . . , n, n′, . . . tels que le change-ment de variables

X = mx +m′y +m′′z +m′′′u

Y = nx + n′y + n′′z + n′′′u

Z = p x + p ′y + p ′′z + p ′′′u

U = q x + q ′y + q ′′z + q ′′′u

transforme X 2+Y 2+Z2+U 2 en la forme 1A f . Par identification du coefficient

de x2, par exemple, on obtient A= m2+ n2+ p2+ q2, donc une représentationde A comme somme de 4 carrés.

Au-delà d’une nouvelle preuve de ce résultat classique, l’usage de la clas-sification des formes a donc pour effet d’attirer l’attention d’Hermite sur lesformes à quatre variables A(x2+ y2)+2α(z x+ y u)+2β(x u− zy)+C (z2+ u2),dont la forme (3) est un exemple. Il cherche en particulier à déterminer lestransformations linéaires de variables qui les préservent. Or, dans l’écriture deces formes, les variables x, y d’une part, z, u de l’autre, jouent des rôles paral-lèles ; il y apparait aussi des expressions comme x2+ y2, produit d’un nombrecomplexe x+

p−1y et de son conjugué. Ce sont ces particularités qui suggèrent

à Hermite de transposer au domaine complexe l’étude de ces formes.Il interprète donc x et z, y et u, α et β comme parties réelles et ima-

ginaires de nombres complexes, respectivement v = x + i y , w = z + i u,B = α+ iβ. La forme quadratique à 4 variables réelles A(x2 + y2) + 2α(z x +y u)+2β(x u− zy)+C (z2+u2) devient alors une forme à 2 variables complexesv et w :

f (v, w) =Avv0+Bvw0+B0wv0+C ww0, (4)

dans lesquelles les coefficients extrêmes A et C sont réels, tandis que les coeffi-cients moyens B , B0 sont imaginaires conjugués. Suivant Hermite, on note iciv0 et w0 les nombres complexes conjugués de v et w.

Déterminer les transformations qui opèrent sur ces variables complexesconduit à restreindre les substitutions linéaires réelles autorisées entre les 4variables réelles, x, y, z, u. Plus précisément, Hermite propose :

Représentons par v et w des variables imaginaires

x + yp−1, z + u

p−1

Page 27: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

126 catherine goldstein

et par v0 et w0 leurs conjuguées

x − yp−1, z − u

p−1.

Soit de même

V =X +Yp−1, W = Z+U

p−1, V0 =X −Y

p−1, W0 = Z−U

p−1,

on pourra distinguer dans l’ensemble des substitutions réelles entre les deuxgroupes de variables x, y, z , u d’une part, X , Y , Z , U de l’autre, celles qui sontexprimables ainsi :

v = aV + bW , w = cV + dW , v0 = a0V0+ b0W0, w0 = c0V0+ d0W0,

où a, b , c , d sont encore des quantités imaginaires quelconques, et a0, b0, c0, d0leurs conjuguées respectives. On obtient de la sorte une classe parfaitementdéfinie de substitutions réelles. (Hermite, 1905–1917, vol. 1, p. 237–238)

En effet, si, de manière naturelle, nous considérons une transformation àcoefficients complexes a, b , c , d opérant sur deux variables complexes

vw

=�

a bc d

��

VW

,

elle s’exprime aussi comme une transformation réelle d’un type particulier,opérant sur quatre variables réelles :

xyzu

=

Re (a) − Im (a) Re (b ) − Im (b )Im (a) Re (a) Im (b ) Re (b )Re (c) − Im (c) Re (d ) − Im (d )Im (c) Re (c) Im (d ) Re (d )

XYZU

.

Cette famille de transformations délimite, inversement, les formes qu’Her-mite propose donc de prendre en considération : les formes f (v, w) =Avv0+Bvw0+B0wv0+C ww0, avec A et C des nombres réels, et B ,B0 des nombrescomplexes conjugués. Exprimées avec des variables réelles, ces formes deviennentles formes f (x, y, z, u) = A(x2+ y2) + 2Re(B)(z x + y u) + 2Im(B)(x u − zy) +C (z2+ u2), généralisant bien, avec C quelconque, les formes utilisées par Her-mite pour la représentation d’un nombre en somme de 4 carrés.

Page 28: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 127

Hermite commente :

Considérées par rapport aux variables primitives x, y, z, u, ces formes sont en-tièrement réelles, mais leur étude, du point de vue des substitutions que nousavons précédemment définies, repose essentiellement sur l’emploi des nombrescomplexes. On est alors conduit à leur attribuer un mode d’existence singulière-ment analogue à celui des formes quadratiques binaires, bien qu’elles contiennentessentiellement quatre indéterminées. Les considérations suivantes, que nous pré-sentons comme une première esquisse d’une théorie vaste et féconde sur laquellenous reviendrons à l’avenir, offriront plusieurs exemples de cette analogie avecles formes binaires. (Hermite, 1905–1917, vol. 1, p. 238)

Hermite entame ensuite l’étude de ces formes, que nous appelons mainte-nant hermitiennes24, et de leur classification : il définit par exemple un invariantassocié, ∆ = BB0 −AC , ainsi que les formes réduites pour l’équivalence algé-brique. Il discute les différentes possibilités pour l’équivalence arithmétique(le déterminant des transformations autorisées pouvant maintenant être l’unedes quatre racines de l’unité ±1,±

p−1) et montre que si l’on se restreint aux

formes à coefficients entiers (entiers ordinaires pour A et C , entiers de Gausspour B ), les formes de même invariant peuvent se distribuer en un nombrefini de classes de formes arithmétiquement équivalentes (Hermite, 1905–1917,vol. 1, p. 257). Dans chacune d’elles se trouve (au moins) une forme, dite réduitearithmétiquement, telle que A ≤ C , |2Re(B)| ≤ A, |2Im(B)| ≤ A. « Puis, enfaisant de ces résultats [sur la réduction de ces formes] les éléments de prin-cipes nouveaux pour l’étude des fonctions homogènes à deux indéterminéeset à coefficients complexes », Hermite étend la théorie de l’approximation parles fractions continues aux nombres complexes (Hermite, 1905–1917, vol. 1,p. 256–258) : plus précisément, la théorie de la réduction de la famille de formeshermitiennes fδ(u, v) = (v − au)(v0− a0u0)+

u u0δ2 , pour un nombre complexe

a donné, de conjugué a0, et un nombre réel δ variable, lui fournit comme aupa-ravant dans le cas réel des minima des valeurs de ces formes en des entiers, cettefois des entiers de Gauss, et finalement des approximations de a par des fractionsmδnδ

, mδ et nδ étant des entiers de Gauss, « de sorte que la norme de mδ − anδsoit moindre que toute quantité donnée » ; le lien entre deux approximationssuccessives et la limite de l’erreur peuvent aussi être précisés.

24 Notons que contrairement aux naturalistes et même à d’autres mathématiciens,comme Cayley ou Sylvester, Hermite n’invente pas une nouvelle nomenclature, nimême de nouveaux noms en général.

Page 29: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

128 catherine goldstein

Les formes complexes de Dirichlet ax2+2b xy+cy2 étaient construites paranalogie directe avec les formes à coefficients entiers, en transposant l’analogieétablie par Gauss entre les entiers usuels et ses entiers complexes : Dirichletavait simplement remplacé les entiers usuels a, b , c par des entiers de Gauss. Lesformes d’Hermite, quant à elles, ne peuvent apparaître naturelles que par lanouvelle focalisation sur les procédures de classement et comme conséquence dela classification des formes quadratiques à quatre variables : les transformationslinéaires distinguées par Hermite justifient la mise en évidence de ces formesspécifiques à l’intérieur de la famille des formes réelles à quatre variables etpermettent de détecter leur analogie avec des formes à deux variables, une foistransposées au domaine complexe. Le pouvoir heuristique de la classificationopère donc ici pour créer, ou détecter si l’on adopte la perspective naturalisted’Hermite, de nouvelles formes intéressantes, et grâce à leur construction, denouveaux principes pour étudier les nombres.

Transformer pour classer

Tous les auteurs évoqués, Gauss, Eisenstein, Cayley ou Hermite, par-tagent un héritage commun, parfois des concepts, des preuves et des résultats, ets’engagent dans un même projet de classification des formes. Mais des différencessont apparues dans leurs pratiques classificatoires. Dans certains cas, la classi-fication repose sur le choix de propriétés ou de quantités directement lisiblessur l’expression des formes, comme le degré ou le pgcd des coefficients. Dansd’autres, ce sont les transformations entre formes qui définissent les procéduresde regroupement, leurs emboîtements successifs déterminant l’échelle de la classi-fication. Comme nous l’avons vu avec les travaux d’Hermite, ce deuxième pointde vue conduit lui aussi à la détection de nouvelles formes. Ces prédilectionssemblent avoir été tout à fait perçues par les contemporains. Dans sa nécrologiede Jules Tannery, qui fut l’élève d’Hermite, Émile Picard écrit par exemple :

Ce qui frappa surtout Tannery dans l’enseignement d’Hermite, c’est qu’il donnaitaux abstractions mathématiques la couleur et la vie ; il montrait les fonctions setransformant les unes dans les autres, comme l’eût fait un naturaliste retraçantl’évolution des êtres vivants. (Picard, 1925, p. v)

Page 30: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 129

Il est de fait tentant de rapprocher cette conception d’Hermite25 de cellesde spécialistes d’autres disciplines, avec lesquels il a été en contact. Hermite a ainsirédigé en 1866 une note sur l’observation en mathématiques (Hermite, 1905–1917, vol. 4, p. 586–587), à la demande du chimiste Michel Eugène Chevreul, quila publie en bas de page d’un mémoire sur la « Distribution des connaissanceshumaines ». Chevreul explique par exemple dans ce mémoire :

La méthode naturelle, toute scientifique, [de faire des classifications] repose surles rapports mutuels des espèces. Aussi le but qu’elle se propose explique-t-ill’importance qu’elle attache à la prééminence des attributs choisis comme carac-tères. La connaissance approfondie des choses concrètes exige impérieusementque l’étude soit comparative, en examinant la propriété, le fait, l’abstraction quel’on étudie dans une série d’objets concrets qui présentent la même propriété, lemême fait, la même abstraction. (Chevreul, 1866, § 54)

Ces rapports entre objets — formes ou espèces — incarnés dans le cas desmathématiques par les transformations qui les lient deviennent alors un point dedépart de la classification et de la mise en évidence des caractères pertinents. Cettepiste comparatiste est d’ailleurs confortée par l’intérêt témoigné par Hermiteà la linguistique. Cet intérêt est ancré dans des liens personnels et intellectuelsdont Gaston Darboux rappelle les contours dans sa nécrologie d’Hermite : cedernier habita en effet

place de l’Odéon, la même maison qu’Eugène Burnouf, avec qui il eut beaucoupde relations. Le souvenir du grand philologue lui était resté très vif. Il étudiaalors le sanscrit et le vieux persan. Il suivait les cours du Collège de France etfréquentait le salon de M. Mohl. Ce n’est pas qu’il eût, pour les langues, unemémoire très heureuse ; mais il aimait à étudier le mécanisme grammatical ety trouvait le même plaisir que dans une transformation algébrique. (Darboux,1912, p. 131)

Or, la description des recherches de Burnouf que donne son proprebiographe, Théodore Pavie, est en parfaite résonance avec celles d’Hermite quenous avons décrites plus haut :25 Je ne préjuge pas d’ailleurs d’une conception unifiée d’Hermite. Par exemple, dansune note à la 6e édition du Calcul différentiel et intégral de Silvestre-François Lacroix,parue en 1861–1862, les propriétés spécifiques semblent prévaloir pour classer : Hermitey évoque « une infinité de fonctions nouvelles, distinctes essentiellement les unes desautres, offrant pour chacune d’elles un ordre de notions analytiques propres, en mêmetemps que des caractères communs qui les réunissent en grandes catégories », (Hermite,1905–1917, vol. 2, p. 125).

Page 31: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

130 catherine goldstein

Comme Œdipe devant le Sphinx, il se place devant les manuscrits qui cachent lalettre et l’esprit d’une civilisation effacée. Ses études sur la philologie comparée,qu’il avait professée tout jeune encore à l’École normale, le guident dans l’examend’une langue dont il n’existe ni grammaire, ni dictionnaire. Pour s’aider, ilpossède une traduction sanscrite du texte zend, faite sur la version pelhvi, auquinzième siècle, par Nérioseng. Dans le zend, il reconnaît une langue sœur etcontemporaine du sanscrit ancien des Védas ; à mesure qu’un mot se rencontre, ille dépouille de ses formes grammaticales pour le réduire au radical simple, puis,comme une plante qu’on regarde croître et se développer jusqu’à la fructification,il le suit de nouveau dans ses transformations, notant à chaque pas les règles envertu desquelles s’opèrent les changements de lettres. (Pavie, 1853, p. 7–8)

Patrick Tort a consacré un ouvrage à La Raison classificatoire, qu’il analysecomme bipolaire :

La plupart des grands systèmes classificatoires qui portent sur des objets apparte-nant à la nature ou à l’histoire sont fondés soit sur la similarité (métaphore), soitsur la connexité (métonymie). [. . .] Le rapport métonymie/métaphore n’est pasun simple rapport d’opposition ou de différence externe. Chacun de ces deuxschèmes renferme son opposé au titre de composante ou de relais interne. (Tort,1989, p. 11–12)

Selon Tort, cette bipolarité, et la prévalence d’un pôle sur l’autre dans unsystème donné, rendent compte, sans les endosser exactement, des changementsdans les classifications au cours du xix

e siècle : l’avènement de l’idéal de la « mé-thode naturelle » en botanique correspond ainsi à la dominance de comparaisonsmorphologiques globales (système métaphorique), remplaçant les classificationsfondées sur une multitude de propriétés (critères métonymiques) (Tort, 1989,p. 210).

Cette bipolarité paraît se transposer aisément aux mathématiques. Dans laclassification des combinaisons de signes d’Hindenburg mentionnée au début decet article, chaque subdivision est fondée sur un aspect partiel des combinaisons(nombre de signes, signe initial. . .) : le représentant d’une combinaison donnéedans une subdivision apparait bien en ce sens comme une synecdoque et lapratique classificatoire associée comme métonymique. On peut aussi penserà la classification des courbes de Cayley fondée sur la nature des singularités(Crilly, 2006, p. 298). En revanche, la substitution d’une forme réduite à la formeinitiale, grâce à une transformation adéquate, relève a priori de la métaphore.Ce rôle des transformations linéaires de déterminant unité et à coefficientsdans différents anneaux ou corps rapproche d’ailleurs Hermite d’autres projets

Page 32: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 131

« métaphoriques », comme celui d’Évariste Galois sur les équations algébriquesou le programme d’Erlangen de Felix Klein et sa classification des géométriesd’après les groupes de transformations qui en conservent les propriétés26. Lescritères, ou caractères, éventuellement retenus le sont in fine et se dévoilentau cours de l’étude, au lieu d’être imposés au départ de la classification ; lestransformations qui établissent un « réseau de rapports aussi complets quepossibles27 » entre objets sont au centre du processus. Dans le cas des formes,ce sont d’ailleurs les transformations qui donnent accès et sens aux invariants,comme le déterminant, c’est-à-dire à des clés des nouvelles classifications, mêmesi ceux-ci s’expriment à partir des coefficients des formes. Cette configurationinstalle donc Hermite dans la mouvance comparatiste et sa pratique classificatoiredu côté de l’ordre génétique et de la méthode naturelle.

Pourtant un autre aspect floute la transposition aux mathématiques descatégories de classement des sciences naturelles. Les classes28 apparaissent chezGauss comme des objets (de second niveau) à part entière : alors qu’ellescontiennent une infinité de formes quadratiques, elles sont elles-mêmes glo-balement dotées de structures et d’opérations, se composent entre elles parexemple. Hermite, fidèle quant à lui à une vision naturaliste des objets mathéma-tiques, écarte autant que possible tout travail direct sur les classes (ou les genres),pour privilégier leurs représentants concrets, comme le sont les formes réduites(Goldstein, 2011, p. 136). Pour filer la métaphore naturaliste, il s’agit doncd’avoir accès aux organismes mêmes, pas aux versions abstraites que seraient lesclasses ; ceci s’applique encore lors de la mise en évidence de nouveaux spécimens,comme les formes hermitiennes. L’accent mis par Hermite sur les transforma-tions évite toute ontologisation des regroupements, telle qu’elle se dessinait dansles Disquisitiones arithmeticae. En revanche, les propriétés des transformationsen elles-mêmes deviennent de plus en plus centrales : nous avons vu par exempleque, dans l’étude des nombres cubiques, leur périodicité remplaçait celle dudéveloppement en fraction continue des nombres quadratiques. À l’horizon se26 Vu l’abondance de la littérature sur ces deux programmes, je me contenterai ici derenvoyer à (Ehrhardt, 2012) pour le premier et à (Gray, 2005 ; Hawkins, 1984) pour ledeuxième, et à leurs bibliographies.27 Voir (Tort, 1989, p. 294). Tort décrit ici la classification des sciences d’André-MarieAmpère et souligne qu’une telle méthode est liée à une historiographie, et à une adé-quation chez l’auteur entre l’ordre de la classification, celui de l’apprentissage et ledéveloppement historique. Cette adéquation est aussi exprimée par Hermite.28 Rappelons que la terminologie initiée par Gauss met les classes en bas du classementet les groupe en genres et ordres, contrairement aux usages en histoire naturelle.

Page 33: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

132 catherine goldstein

profile la question de la classification des transformations elles-mêmes : ce quiétait outil de regroupement devient à son tour objet possible. Une spécificité desmathématiques n’est-elle pas alors de brouiller la bipolarité des classifications eneffaçant jusqu’à la différence entre objets à classer et procédures de classement ?

Remerciements

Je voudrais remercier François Lê et Anne-Sandrine Paumier pour m’avoirpermis de participer à ce projet sur les classifications, ainsi que les rapporteurspour leurs pertinentes suggestions.

Références

Bullynck Maarten (2006), Vom Zeitalter der Formalen Wissenschaften, Thèse dedoctorat, Université de Gand.

Cahen Eugène (1924), Théorie des nombres. Le second degré binaire, Paris, Her-mann.

Cayley Arthur (1862), « Table des formes quadratiques binaires », Journal fürdie reine und angewandte Mathematik, vol. 60, p. 357–372.

Charve Léon (1880), « De la réduction des formes quadratiques ternaires posi-tives et de leur application aux irrationnelles du troisième degré », Annalesde l’École normale supérieure, 2e sér., vol. 9, p. 3–156. Repr. Paris, Gauthier-Villars, 1880.

Chevreul Eugène (1866), « Distribution des connaissances humaines du ressortde la philosophie naturelle conforme à la manière dont l’esprit humainprocède dans la recherche de l’inconnu en allant du concret à l’abstrait etrevenant de l’abstrait au concret », Mémoires de l’Académie des Sciences del’Institut de France, vol. 35, p. 519–585.

Cramer Gabriel (1750), Introduction à l’analyse des lignes courbes algébriques,Genève, Frères Cramer & Cl. Philibert.

Crilly Tony (2006), Arthur Cayley, Mathematician Laureate of the Victorian Age,Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Darboux Gaston (1912), Éloges académiques et discours, Paris, Hermann.Dareste Camille (1841), « [Copie de concours général] », Journal général de

l’instruction publique, vol. 10-73, p. 433–437.Ehrhardt Caroline (2012), Itinéraire d’un texte mathématique. Réélaborations

d’un mémoire de Galois au xixe siècle, Paris, Hermann.

Page 34: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 133

Eisenstein Gotthold (1847), « Neue Theoreme der höheren Arithmetik », Jour-nal für die reine und angewandte Mathematik, vol. 35, p. 117–136.

Eisenstein Gotthold (1852), « Vergleichung von solchen ternären quadratischenFormen, welche verschiedene Determinanten haben », Bericht über diezur Bekanntmachung geeigneten Verhandlungen der Königlich PreußischenAkademie der Wissenschaften zu Berlin, p. 350–389.

Fermat Pierre (1894), Œuvres complètes, Charles Henry & Paul Tannery (éds.),vol. 2, Paris, Gauthier-Villars.

Ferreirós José (2004), « The Motives Behing Cantor’s Set Theory. Physical,Biological and Philosophical Questions », Science in Context, vol. 17, no 2,p. 49–83.

Gauss Carl Friedrich (1801), Disquisitiones arithmeticae, Leipzig, Fleischer.Traduction française par A. C. M. Poullet-Delisle : Recherches arithmétiques,Paris, Courcier, 1807.

Gauss Carl Friedrich & Schumacher Hans Christian (1860–1865), Briefwechsel,Christian August Friedrich Peters (éd.), 3 tomes, Altona, Esch.

Goldstein Catherine (2007), « The Hermitian Form of Reading the D. A. »,dans Catherine Goldstein, Norbert Schappacher & Joachim Schwer-

mer (éds.), The Shaping of Arithmetic after C. G. Gauss’s DisquisitionesArithmeticae, Berlin, Springer, p. 375–410.

Goldstein Catherine (2011), « Un arithméticien contre l’arithmétisation : lesprincipes de Charles Hermite », dans Dominique Flament & PhilippeNabonnand (éds.), Justifier en mathématiques, Paris, MSH, p. 129–165.

Goldstein Catherine, Schappacher Norbert & Schwermer Joachim (éds.)(2007), The Shaping of Arithmetic after C. G. Gauss’s Disquisitiones Arith-meticae, Berlin, Springer.

Gray Jeremy (2005), « Felix Klein’s Erlangen Program », dans Ivor Grattan-

Guinness (éd.), Landmark Writings in Western Mathematics 1640–1940,Amsterdam, Elsevier, p. 544–552.

Hawkins Thomas (1984), « The Erlanger Programm of Felix Klein: Reflectionson Its Place In the History of Mathematics », Historia Mathematica, vol. 11,p. 442–470.

Hermite Charles (1854), « Sur la théorie des formes quadratiques », Journal fürdie reine und angewandte Mathematik, vol. 47, p. 313–368.

Hermite Charles (1905–1917), Œuvres, 4 tomes, Paris, Gauthier-Villars.Hermite Charles (1984–1989), « Lettres à Gösta Mittag-Leffler », Cahiers du

séminaire d’histoire des mathématiques, vol. 5 (1984), p. 49–285 (1re partie :

Page 35: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

134 catherine goldstein

1874–1883) ; vol. 6 (1985), p. 69-217 (2e partie : 1884–1891) ; vol. 10 (1989),p. 1-82 (3e partie, 1891–1900).

Hermite Charles (2003), Le Lettere di Charles Hermite a Angelo Genocchi (1868–1887), G. Michelacci (éd.), Quaderni matematici, vol. 546, Trieste, Dipar-timento di scienze matematiche.

Hindenburg Carl Friedrich (1781), Novi systematis permutationum, combinatio-num ac variationum primae lineae et logisticae serierum formulis analytico-combinatoriis per tabulas exhibendae conspectus et specimina, Leipzig, Cru-sius.

Lagrange Joseph-Louis (1773), « Recherches d’arithmétique », Nouveaux Mé-moires de l’Académie des sciences et belles-lettres de Berlin, p. 265–312. Repr.dans Œuvres, J.-A. Serret (éd.), vol. 3, Paris, Gauthier-Villars, 1869, p. 695–758.

Legendre Adrien-Marie (an VI=1798), Essai sur la théorie des nombres, Paris,Duprat.

Lejeune-Dirichlet Peter Gustav (1842), « Recherches sur les formes quadra-tiques à coefficients et à indéterminées complexes », Journal für die reineund angewandte Mathematik, vol. 24, p. 291–371.

Lejeune-Dirichlet Peter Gustav (1854), « Vereinfachung der Theorie der bi-nären quadratischen Formen von positiver Determinante », Abhandlungender Königlichen Preußischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, p. 99–115. Traduction française avec additions dans Journal de mathématiquespures et appliquées, 2e sér., vol. 2, 1857, p. 353–376.

Lejeune-Dirichlet Peter Gustav (1863), Vorlesungen über Zahlentheorie, Braun-schweig, Vieweg.

Lewes George Henry (1893), The Physical Basis of Mind, 2e éd., London, K. Paul,Trench, Tubner & Co. Première édition : 1877.

Parshall Karen Hunger (1997), « Chemistry through Invariant Theory? JamesJoseph Sylvester’s Mathematization of the Atomic Theory », dans PaulHarold Theerman & Karen Hunger Parshall (éds.), Experiencing Nature:Proceedings of a Conference in Honor of Allen G. Debus, Dordrecht, Kluwer,p. 81–111.

Parshall Karen Hunger (2006), James Joseph Sylvester: Jewish Mathematician ina Victorian World, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Pavie Théodore (1853), Notice sur les travaux de M. Eugène Burnouf, Paris, P. Du-pont.

Picard Émile (1925), La Vie et l’œuvre de Jules Tannery, Paris, Institut de France.

Page 36: CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE - Université de Nantes

« découvrir des principes en classant » selon hermite 135

Proudhon Pierre-Joseph (1873), Création de l’ordre dans l’humanité, Paris,Lacroix. Première édition : 1843.

Smith Henry John Stephen (1859–1865), Report on the Theory of Numbers,British Association for the Advancement of Science. Repr. New York,Chelsea, 1965.

Tort Patrick (1989), La Raison classificatoire, Paris, Aubier.