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BULLETIN THÉOLOGIQUE N°4 Carême 2016 Le Bulletin théologique est une revue éditée par des professeurs et étudiants du Centre Théologique Universitaire de Rouen Sommaire (Cliquer sur les titres pour accéder aux articles et (↑) pour revenir au Sommaire) Actualité théologique - « Vivre à Dieu seul » Hommage à Marcel Neusch (Dominique Moulin-Garrivier) - Qu'est-ce que la Miséricorde ? (Bernard Paillot) - La laïcité entre modèles « top down » et « bottom up » (Jean-Marc Goglin) - Enseigner la spiritualité (Yves Millou) - Vous avez dit radicalisme ? (Yves Millou) Contributions théologiques - Deux réceptions francophones de la pensée de Karl Rahner : Compte-rendu de lecture de Selon l’Esprit de sainteté de Christoph Theobald et L’expérience de Dieu chez Karl Rahner de David Sendrez (Jean-Baptiste Sèbe) L’art et la foi - Mère Geneviève Gallois, la fuite inutile (Adeline Gouarné) Lectures bibliques - La résurrection des disciples d’Emmaüs (Jean-Louis Gourdain) - Quand Jésus accomplissait les Ecritures (Yves Millou) Bibliographie et Sitographie La Laïcité (Paul Paumier) Liste des auteurs

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  • BULLETIN THOLOGIQUE

    N4 Carme 2016

    Le Bulletin thologique est une revue dite par des professeurs et tudiants du

    Centre Thologique Universitaire de Rouen

    Sommaire

    (Cliquer sur les titres pour accder aux articles et () pour revenir au Sommaire)

    Actualit thologique

    - Vivre Dieu seul Hommage Marcel Neusch (Dominique Moulin-Garrivier)

    - Qu'est-ce que la Misricorde ? (Bernard Paillot)

    - La lacit entre modles top down et bottom up (Jean-Marc Goglin)

    - Enseigner la spiritualit (Yves Millou)

    - Vous avez dit radicalisme ? (Yves Millou)

    Contributions thologiques

    - Deux rceptions francophones de la pense de Karl Rahner : Compte-rendu de lecture de Selon lEsprit de saintet de Christoph Theobald et Lexprience de Dieu chez

    Karl Rahner de David Sendrez (Jean-Baptiste Sbe)

    Lart et la foi

    - Mre Genevive Gallois, la fuite inutile (Adeline Gouarn)

    Lectures bibliques

    - La rsurrection des disciples dEmmas (Jean-Louis Gourdain)

    - Quand Jsus accomplissait les Ecritures (Yves Millou)

    Bibliographie et Sitographie La Lacit (Paul Paumier)

    Liste des auteurs

    http://www.ctu-rouen.fr/

  • Editorial

    Ci-dessus : un vitrail de Mre Genevive Gallois, lAbbaye de Saint Louis du Temple

    (Limon, 91430 Vauhallan), o lartiste a pass une partie de sa vie. Un ange se prcipite

    pour aller rechercher Jsus qui, ayant frapp la porte du monastre et ne stant pas fait

    ouvrir trs vite, a pass son chemin. Mais enfin la sur ouvre, et lange entre en action : Je

    cours le chercher ! (voir ici) Le Bulletin Thologique se rjouit de publier dans ses pages une

    introduction lart tonnant de cette artiste hors norme, qui mrite dtre encore mieux

    connue. Merci son auteur.

    Par ailleurs, avec ce n4, le centre de gravit du Bulletin a boug en direction de lactualit

    Anne de la Misricorde, dbats autour de la lacit, sans oublier un clin dil en direction

    de Marcel Neusch, professeur de thologie fondamentale, dcd le 27 dcembre dernier, et

    que beaucoup danciens du CTU ont connu et apprci.

    Enfin, vous trouverez une nouvelle rubrique intitule Lectures bibliques dont lune dentre

    elles, consacre la Rsurrection, nous permet dorienter ce Carme vers le grand

    vnement au cur de la foi chrtienne.

    Certains dentre vous reoivent ce numro sans lavoir demand nhsitez pas nous dire

    si cela vous incommode, nous vous retirerons de la liste de diffusion. Voici le lien utiliser :

    [email protected]. Naturellement, comme un certain nombre dentre vous lont

    dj fait, nhsitez pas nous transmettre vos ractions, vos commentaires, en bien ou en

    mal : le Bulletin se veut un lieu dchanges et de dbats. Bonne fin de Carme !

    mailto:http://www.service-des-moniales.cef.fr/abbaye-saint-louis-du-temple-a-vauhallan/mailto:http://jmsattohurepoix.blogspot.fr/2012/06/les-vitraux-de-mere-genevieve-gallois.htmlmailto:[email protected]

  • Actualit thologique ()

    Vivre Dieu seul ()

    Marcel Neusch (1935-2015)

    Dominique MOULIN-GARRIVIER

    Cette devise emblmatique du monde monastique

    aurait pu tre celle du Pre Marcel Neusch au

    mme titre que la devise des Augustins de

    lAssomption que ton rgne vienne . Car

    rarement en une personne auront t dclins

    sous toutes leurs formes et lamour de Dieu et

    lamour des hommes. Et cest avec beaucoup

    dmotion que je viens tracer ces quelques lignes

    en hommage un minent professeur dune rare

    profondeur et dune rare gnrosit. Aprs avoir

    suivi les cours du pre Marcel Neusch au Centre

    de thologie universitaire de Rouen, il ma t

    donn de le rencontrer Paris lors dune visite

    aux Oblates de lAssomption de la rue de la

    Convention. Et jai retrouv l loccasion dun

    repas parmi ses surs, dont Sur Claire, le

    pasteur, le thologien et le frre.

    Le pasteur : ma tche est dinstruire par mes homlies crivait St Augustin dans son

    sermon 232. Alors quil logeait encore dans la maison de retraite de lAssomption

    Vincennes, Pre Marcel prenait le mtro le dimanche matin pour rejoindre le couvent des

    Oblates missionnaires o il clbrait la messe dont nous gotions les homlies comme une

    gourmandise. Puis nous passions de la table de lautel la table fraternelle avant quil ne

    retourne travailler en travailleur infatigable une publication personnelle, faire la recension

    dun des derniers ouvrages reus, ou corriger un mmoire. Quil me soit permis de citer

    parmi ces dernires corrections, le mmoire dun religieuse cistercienne vietnamienne portant

    sur les parallles possibles entre le culte des anctres si prgnant dans les cultures

    asiatiques et les rites du christianisme. Autant dire son ouverture aux cultures trangres qui

    ont aussi nourri son uvre thologique.

    Le thologien : si pasteur prvenant et prenant soin des mes il tait, il tait aussi un

    thologien hors pair, lintelligence pntrante et incisive, infatigable veilleur et diffuseur de

    la parole au point mme de sintresser lathisme et de lenseigner. Il nous faut passer par

    cet athisme non seulement pour connatre le terrain vangliser, mais aussi pour essayer de

  • parvenir une foi purifie, ou en tous les cas dgage de ces reprsentations trop figes et

    devenues incroyables pour nos contemporains confiait-il Dennis Gira lors dun entretien

    en 2005. Paralllement ses tudes sur St Augustin, Marcel Neusch sest aussi intress

    parmi les questions de nos contemporains au problme du mal. Le seul qui aurait pu fournir

    une explication adquate du mal est le Christ. Il ne la pas fait. Au contraire, il a rcus toutes

    les explications en cours, mais aucun moment il ne sest dispens de vivre en solidarit avec

    ceux qui en sont les victimes. , aura-t-il loccasion de dire.

    Le Frre et lAmi : parce loin dtre inaccessible en dpit des sommes de travail quil

    gravissait en quelque sorte comme lalpiniste quil tait aussi, il se faisait pour tous ceux qui

    le rencontrait le Frre et lAmi parce que ctait le Christ qui vivait en lui . Et toute amiti

    commenait par un accueil fraternel jusqu venir vous attendre la porte de sa maison.

    Suivait un enseignement aprs quil se ft inquit de votre sant. Soit sous forme de cours

    individuel ou de prsentation dun ouvrage, soit loccasion des cours organiss pour les lacs

    associs des Oblates. Attentif la diffusion et la vulgarisation des connaissances pensant

    que la lutte contre lignorance tait un chemin de pacification il sest livr dans ce combat

    un dpouillement digne des Pres du dsert puisquau fil de ses derniers dmnagements de

    La Maison de Vincennes la Maison de retraite dAlbertville en passant la Procure de

    lAssomption, boulevard Denfert-Rochereau Paris, il a d abandonner progressivement sa

    bibliothque jusqu ce que la maladie ne le fasse plus vivre quen Dieu seul . ()

    Paris, 25 fvrier 2016 Dominique Moulin-Garrivier

    * * * * * * * * * * * *

    Qu'est-ce que la Misricorde ? ()

    Bernard PAILLOT

    Nous sommes entrs dans l'anne de la misricorde qu'a voulue notre pape Franois. Cet

    article s'appuie essentiellement sur sa lettre d'invitation, de convocation (bulle d'indiction)

    publie le 11/04/20151 Pour en comprendre le sens, commenons simplement par

    l'tymologie. Misricorde vient directement du latin "misericordia", adj. "misericors" : qui a le

    cur sensible la piti, la misre. Les mots grecs correspondant sont , et

    le verbe , qui signifie avoir piti, prendre en piti , bien connu en raison de son emploi

    dans le Kyrie : o nous disons, ou chantons : Kyrie eleison , cest dire Seigneur

    prends piti . Quant l'hbreu "RaHaMM", il dsigne le cur, les viscres, les entrailles en

    1 Disponible sur le site du Vatican consult le 08/01/2015

    http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/papafrancesco_bolla_20150411_misericor

    diae-vultus.html

    Disponible en version papier aux ditions du Cerf, Salvator, Tqui et autres et, accompagne de diffrents

    textes, discours et homlies sur la misricorde chez Bayard sous le titre 'Misricorde'. D'autres ouvrages sont

    parus dont un livre d'entretiens avec Andrea Tornielli intitul le nom de Dieu est misricorde et co-dit

    en France par R. Laffont et les Presses de la Renaissance.

    http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/papafrancesco_bolla_20150411_misericordiae-vultus.htmlhttp://w2.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/papafrancesco_bolla_20150411_misericordiae-vultus.html

  • mme temps que misricorde : RaHaM ou RHM est l'utrus de la mre. L'hbreu est donc

    plus fort encore plus raliste puisque il voque non seulement un sentiment, mais un

    mouvement venant des profondeurs, de nos entrailles.

    Avec notre pape Franois (appel simplement Franois dans la suite de cet article) allons au

    cur du sens thologique : Misricorde est le mot qui rvle le mystre de la Sainte Trinit.

    La misricorde, cest lacte ultime et suprme par lequel Dieu vient notre rencontre. La

    misricorde, cest la loi fondamentale qui habite le cur de chacun lorsquil jette un regard

    sincre sur le frre quil rencontre sur le chemin de la vie.

    Nous distinguerons deux aspects, comme deux faces d'une mme pice ou 2 profils d'un

    mme visage :

    - amour et pardon, le pardon tant sans doute la forme la plus haute de l'amour quand

    il concerne nos ennemis

    - compassion, le sentiment de gnrosit qui jaillit du cur devant une dtresse et qui

    gnre une action.

    Amour et pardon

    Selon Franois (9), la misricorde est, dans les Ecritures, le mot-cl pour indiquer lagir

    de Dieu envers nous .1 Il convoque l'aptre pour dclarer (8) que Dieu est amour (1 Jn

    4,8.16). Cet amour est rendu visible et tangible dans toute la vie de Jsus. (Ce sont, du reste,

    les premiers mots de la bulle, la lettre du pape misericordiae vultus : le visage de la

    misricorde du Pre, c'est Jsus-Christ !) Franois appuie en crivant : Tout en Lui parle de

    misricorde. Rien en Lui ne manque de compassion. Le regard fix sur Jsus et son visage

    misricordieux, nous pouvons accueillir lamour de la Sainte Trinit .

    Cet amour se manifeste par la recherche constante d'une alliance avec les hommes, recherche,

    invitation dont l'acm est l'incarnation du Verbe et le sacrifice que Jsus fait de sa vie. Cet

    amour du par les ruptures d'alliance des hommes (et des femmes!) s'exprime

    videmment dans le pardon, comme Franois nous invite (9) le (re)voir dans les paraboles

    de la misricorde o Jsus rvle la nature de Dieu comme celle dun Pre qui ne savoue

    jamais vaincu jusqu ce quil ait absous le pch et vaincu le refus, par la compassion et la

    misricorde . Nous connaissons ces paraboles, trois en particulier : celle de la brebis gare,

    celle de la pice de monnaie perdue, et surtout celle du pre et des deux fils (cf. Lc 15, 1-32)

    souvent appele l'enfant prodigue . Dans ces paraboles, Dieu est toujours prsent comme

    rempli de joie, surtout quand il pardonne. Arrtons nous au moment o le Pre aperoit son

    fils qui revient : Comme il tait encore loin, son pre laperut et fut saisi de compassion ; il

    courut se jeter son cou et le couvrit de baisers. Alors, le fils lui dit : "Pre, jai pch contre

    le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne dtre appel ton fils", mais le pre ne lui rpond

    pas, il a dj rpondu en courant vers son fils et en l'treignant, le couvrant de baisers. La

    rponse du pre, son pardon a prcd la parole, la confession du fils. Le pre ne relve pas

    l'aveu du fils mais s'adresse ses serviteurs : Vite, apportez le plus beau vtement pour

    1 Les citations de Franois sont toutes issues de sa lettre Misericordiae vultus dont je reprends la numrotation des paragraphes

  • lhabiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds, allez chercher le veau gras,

    tuez-le, mangeons et festoyons ! Pardonner est une joie (c'est moi qui souligne).

    Franois nous exhorte avoir confiance en la misricorde de Dieu et son pardon que nous

    pouvons :

    - recevoir dans le sacrement de rconciliation

    - exprimer en pardonnant nous-mmes, et ce jusqu'...77 fois 7 fois !

    Gardons nous cependant de ne voir dans l'anne de la misricorde qu'un encouragement la

    confession ! Ce quoi nous invite Franois est bien plus qu'une tentative de rhabilitation

    d'une pratique devenue obsolte. Voyons maintenant l'autre visage de la misricorde : la

    compassion.

    Compassion

    Dans son paragraphe 8 toujours, Franois cite l'vangile de Mathieu: Face la multitude qui

    le suivait, Jsus, voyant quils taient fatigus et puiss, gars et sans berger, prouva au

    plus profond de son cur, une grande compassion pour eux (cf. Mt 9, 36). Au chapitre 14,

    Mathieu nous dit aussi qu en raison de cet amour de compassion, il gurit les malades quon

    lui prsentait (14, 14) et, au chapitre 15, il ajoute : il rassasia une grande foule avec peu de

    pains et de poissons (15, 37).

    Franois voque aussi l'motion qui treignit Jsus quand, arrivant Nam, il vit une femme

    plore qui conduisait son fils la tombe : ctait un fils unique, et sa mre tait veuve. Une

    foule importante de la ville accompagnait cette femme , nous dit Luc et, voyant celle-ci, le

    Seigneur fut saisi de compassion pour elle et lui dit : Ne pleure pas (7,13) et, comme vous

    le savez, Jsus rendit le fils sa mre. Dans les vangiles, les rcits exprimant la

    compassion de Jsus sont nombreux... prcisment parce que la compassion, la misricorde,

    le pardon sont dans la nature mme du Dieu trinitaire qui est amour et veut, par Jsus, nous

    rvler et exprimer cet amour... et l'veiller, le susciter en nous. Soyez misricordieux

    comme votre Pre est misricordieux

    Dj les prophtes disaient : Dieu veut la misricorde plutt que les sacrifices (Ose 6,6).

    C'est ce que rvlent la vie, les paroles et les actes de Jsus qui reprend la parole prophtique

    lorsque, nous dit Mt (9,10 et s.), il tait table la maison, et voici que beaucoup de

    publicains (cest--dire des collecteurs dimpts) et beaucoup de pcheurs vinrent prendre

    place avec lui et ses disciples. Voyant cela, les pharisiens disaient ses disciples : "Pourquoi

    votre matre mange-t-il avec les publicains et les pcheurs ?" Jsus, qui avait entendu,

    dclara : "Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du mdecin, mais les malades.

    Allez apprendre ce que signifie : Je veux la misricorde, non le sacrifice. En effet, je ne suis

    pas venu appeler des justes, mais des pcheurs".

    Parole toujours d'actualit... de mme qu'est toujours d'actualit la merveilleuse parabole de

    misricorde, de compassion active qu'est la parabole du bon samaritain : le prtre et le lvite,

    fidles observant des rites religieux mconnaissent l'essentiel : la compassion et le geste de

    secours fraternel que le samaritain, lui le hors la loi ou du moins le dviant, le marginal,

  • va mettre en pratique, n'coutant que son cur. Nul doute que, comme le disait le prophte

    Jrmie, la loi d'amour tait au fond de son tre et inscrite sur son cur ! (Jr 31,33)

    C'est pourquoi Franois exprime au paragraphe 15 de sa lettre un grand dsir que le peuple

    chrtien rflchisse durant le Jubil sur les uvres de misricorde corporelles et spirituelles.

    Redcouvrons, nous dit-il les uvres de misricorde corporelles : donner manger aux

    affams, donner boire ceux qui ont soif, vtir ceux qui sont nus, accueillir les trangers,

    assister les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts.

    C'est ce que Matthieu exprime plus svrement puisque au chapitre 25 de son vangile, il en

    fait le critre du jugement, quand le Fils de l'homme viendra et prendra place sur son trne

    de gloire ! En effet, la misricorde, mme infinie, n'exclut pas la justice. Mais, crit

    Franois, Si Dieu sarrtait la justice, il cesserait dtre Dieu ; il serait comme tous les

    hommes qui invoquent le respect de la loi. La justice seule ne suffit pas et lexprience

    montre que faire uniquement appel elle risque de lanantir. Cest ainsi que Dieu va au-del

    de la justice avec la misricorde et le pardon. Cela ne signifie pas dvaluer la justice ou la

    rendre superflue, au contraire. Qui se trompe devra purger sa peine, mais ce nest pas l le

    dernier mot, mais le dbut de la conversion, en faisant lexprience de la tendresse du pardon.

    Dieu ne refuse pas la justice. Il lintgre et la dpasse dans un vnement plus grand dans

    lequel on fait lexprience de lamour, fondement dune vraie justice . (21) Justice et

    misricorde ne sont pas contradictoires ; ce sont deux dimensions dune unique ralit qui se

    dveloppe progressivement jusqu atteindre son sommet dans la plnitude de lamour ( 20)

    La misricorde nest pas contraire la justice, mais elle illustre le comportement de Dieu

    envers le pcheur, lui offrant une nouvelle possibilit de se repentir, de se convertir et de

    croire.

    Et noublions pas, ajoute-t-il, les uvres de misricorde spirituelles : conseiller ceux qui sont

    dans le doute, enseigner les ignorants, avertir les pcheurs, consoler les affligs, pardonner les

    offenses, supporter patiemment les personnes ennuyeuses, prier Dieu pour les vivants et pour

    les morts. De mme que le pardon des ennemis est le sommet du pardon, supporter

    patiemment les personnes ennuyeuses est certainement le sommet de la bienveillance. La

    bienveillance est une expression de l'amour de Dieu pour chacun d'entre nous. Elle est peut

    tre mise en uvre sans vertu hroque. Elle peut s'exprimer tout au long de la journe au

    travers de choses simples : une parole aimable, un geste de prvenance, un sourire etc.

    Voil quoi nous invite Franois au travers de ce jubil de la misricorde.

    Bon carme tous-tes ! ()

    Bernard PAILLOT

    * * * * * * * * * * * * * * *

  • La lacit entre modles top down et bottom up ()

    Jean-Marc GOGLIN

    La loi du 9 dcembre 19051 a t pense et vote comme une loi de conciliation.

    Aboutissement dun processus de lacisation entam depuis au moins le XVIIIe sicle, elle

    spare ltat et les glises catholique, protestante et juive2. Elle garantit la neutralit de ltat.

    Celui-ci ne doit ni ne peut privilgier aucun culte et garantit chacun la libert de

    consciences, c'est--dire la libert de croire ou de ne pas croire, et la libert de culte. Cette loi

    est un principe. Elle ordonne des comportements. Par exemple, tout agent de ltat doit

    respecter une stricte neutralit . En cela, comme toute loi, la loi de 1905 est normative.

    Conue ainsi, la loi de 1905 rpond un modle top down , c'est--dire un modle

    normatif, impos du haut au bas.

    Dans sa note dorientation du 27 mai 2014, lObservatoire de la lacit remarque que la

    France se caractrise aujourdhui par une diversit culturelle plus grande que par le

    pass 3. Il invite ltat faire face aux nouveaux enjeux contemporains. Le contexte a en

    effet chang depuis 1905 : la Convention europenne des droits de lhomme et des liberts

    fondamentales signe Rome le 4 novembre 1950, insiste sur la prservation des liberts

    individuelles et le refus de toute discrimination et notamment religieuses ; les pratiquants sont

    dsormais minoritaires et lislam est devenu la deuxime religion de France. LObservatoire

    dfinit la lacit comme ce qui garantit tous les citoyens quelles que soient leurs

    convictions philosophiques ou religieuses, de vivre ensemble dans la libert de conscience, la

    libert de pratiquer une religion ou de nen pratiquer aucune, lgalit des droits et des

    devoirs, la fraternit rpublicaine . Explicitement, il rappelle que la lacit nest pas une

    conviction mais le principe qui les autorise toutes, sous rserve du respect des principes de

    libert de conscience et de libert des droits . Selon cette approche, la loi de 1905 garantit

    les liberts individuelles. Elle permet donc ladoption dun nouveau modle bottom up ,

    c'est--dire un modle fond sur les initiatives de la base.

    Ces deux modles rpondent deux logiques inverses et suscitent des interrogations.

    Conue selon le modle top down , la loi de 1905 impose des comportements qui, pour

    tre bien vcus, doivent tre accepts, intrioriss. Elle ncessite donc un apprentissage et

    contribue construire les individus. Nanmoins, la lacit ne peut pas tre dfinie comme

    une valeur. Cela ne signifie pas quil est impossible individuellement, par choix et conviction,

    de ladopter comme telle. Mais la lacit ne peut tre impose collectivement comme telle.

    Toute valeur, quelle quelle soit, est indivisiblement lobjet dun dsir et lobjet dun

    jugement. Si lun ou lautre de ces facteurs manquent, indpendamment du fait daccorder la

    primaut lun ou lautre, la valeur disparait. Dfinir la lacit comme une valeur collective

    aurait men deux dangers : soit la rendre normative et donc conduire une restriction de la

    1 http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000508749

    2 J. LALOUETTE, La sparation des glises et de ltat, Paris, Seuil, 2005.

    3 (http://www.gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite).

    http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000508749http://www.gouvernement.fr/qu-est-ce-que-la-laicite

  • libert de pense, soit la rende relative et discutable et par consquent la soumettre une

    menace de disparition.

    Conue selon le modle bottom up , la loi de 1905 cre donc un espace de libert. Dfinie

    comme mancipatrice , la lacit autorise des comportements dont les seules limites poses

    sont le trouble lordre public et la remise en cause des principes rpublicains et de

    lacit. LObservatoire admet quil est possible quun comportement, sil est peru comme

    une menace ou une agression symbolique, puisse crer un sentiment dhostilit. Il promeut

    donc la tolrance et le dialogue entre les individus. Le modle bottom up montre ici sa

    limite. Comment dfinir le degr de perception de la menace ou de lagression symbolique ?

    Comment dfinir le ressenti , notion entirement subjective, qui combine motions et

    cognitions propres chacun ? Sil entend promouvoir un concept maximaliste de la lacit

    conu comme un vivre ensemble parfait, ce nouveau modle cre les conditions dune

    lacit minimaliste dans laquelle la tolrance reprendrait son sens originel inspir de la

    philosophie stocienne, savoir de supporter faute de pouvoir faire autrement 1.

    Les volutions actuelles sont intressantes observer mais elles ne sont pas sans susciter des

    inquitudes. Elles invitent sinterroger sur les comportements autoriss. Plus que jamais,

    une thique est ncessaire. Comme les philosophes analytiques amricains le rappellent, la loi

    sapplique mais aussi se pense2. Ce nest pas parce que lon peut que lon doit. chacun de

    rflchir ses actes et de trouver lquilibre. Mais laisser lindividu seul arbitre de son agir et

    mettre en avant lhomostasie comme moyen principal de rgulation des conflits est un pari

    optimiste mais aussi une prise de risque pour la vie socitale. ()

    Jean-Marc GOGLIN

    * * * * * * * * * * * * * * *

    Enseigner la spiritualit ? ()

    Yves MILLOU

    Il est urgent denseigner la spiritualit. La spiritualit nest pas la religion, ou lhistoire des

    religions. La spiritualit dsigne la fois ce besoin profond de sens qui habite tout homme,

    croyant ou non, et qui en mme temps dpasse tout homme, auquel tout homme aspire parce

    quil est homme, mais aussi qui dpasse sa seule humanit et quil reconnat comme essentiel

    sa vie. La spiritualit se rfre aussi aux pratiques spirituelles historiques, aux rponses que

    les cultures et les religions ont apportes pour satisfaire ce besoin. Nous avons tous des

    besoins spirituels, qui sont diffrents des rponses religieuses et il faut cesser, dans notre

    lacit, de faire comme si la spiritualit, linstar de la foi, ne concernait que la sphre prive :

    1 J. LECLER, Histoire de la tolrance au sicle de la Rforme, Paris, Albin Michel, 1994, nouvelle d.

    2 A. G. AMSTERDAM, J. BRUNER, Minding the law, Harvard University Press, 2002.

  • autant dire que lthique ou la citoyennet ne sont que des ralits individuelles. La lacit

    sparatrice a mis dans un mme sac, dans son entreprise de rorganisation de lespace public

    et priv, le domaine de la religion et celui de la spiritualit. Elle a oubli, en dbarrassant

    lducation nationale de la tutelle religieuse, que ltre humain est un tre spirituel, que ce

    besoin-l est aussi pressant que celui de libert, dgalit, et de fraternit.

    Une comprhension retrouve de la spiritualit comme besoin vital dune structure de sens

    dpassant le sensible est indispensable, et il faudrait manifester cela en la mettant au

    programme des cours de civisme, dducation la citoyennet, voire de philosophie. La

    spiritualit prend acte quil y a en lhomme un esprit, et un besoin de transcendance que

    dsire et attend cet esprit, parce quil est esprit. Les grands domaines de lart et de

    lexpression cratrice, de lengagement et du service, du dveloppement personnel, inter-

    individuel et inter-culturel appartiennent ce besoin de dpassement de lindividu, et font

    partie de programmes varis dans lducation, du primaire luniversit. Mais la spiritualit

    va plus loin : elle dpasse la personne, elle dpasse le groupe, elle va jusqu la source de ce

    qui nous unit, et nous propose de croire en un absolu, et que cette soif dabsolu nest ni

    absurde, ni catgorielle. Le besoin de spiritualit est raisonnable, car lesprit de lhomme est

    raisonnable. Les religions, en proposant leurs rponses en termes de foi en Dieu et de culte, ne

    sont pas les seules honorer le besoin spirituel. De nombreuses autres pratiques existent, qui

    sont tmoins que lhomme peut spanouir et slever vers la transcendance (ou labsolu)

    quil dsire, en apprenant comment reconnatre et valoriser le besoin spirituel humain.

    Lignorance publique de ce besoin a des consquences nfastes : par exemple celle de rduire

    ltre humain la seule dimension matrialiste ou biologique, comme si celle-ci tait la seule

    digne des attentions collectives. Mais aussi de limiter le collectif laddition des

    individualits. Elle laisse surtout aux pourvoyeurs dabsolu la place grande ouverte pour

    proposer leurs marchandises, sans que les jeunes puissent reconnatre en elles quels sont

    celles qui respectent lesprit humain dans sa grandeur et son originalit.

    Une reconnaissance publique de la spiritualit du citoyen permettrait de reconnatre le droit

    quil possde lexpression religieuse bien sr, mais aussi la diversit des modes

    dexpression spirituels, sans que ceux-ci soient bloqus par une lacit incapable de donner

    publiquement aux personnes leur dimension transcendante, ou bien de faire allusion celle-ci

    comme allant de soi. Le discours public, au contraire, devrait pouvoir se rfrer cette

    dimension humaine, par exemple pour expliquer telle ou telle dcision politique, telle option

    juridique, telle proposition sociale. Un enseignement la spiritualit permettrait de se rfrer

    aux ralits religieuses sans que celles-ci soient tronques de leur dimension transcendante

    indispensable, et donc assimiles des idologies. Sans un tel enseignement, comment les

    jeunes pourront-ils par exemple valuer un tant soit peu ltendue des composantes du terme

    Dieu ? Une simple histoire des religions (telle que celle qui est actuellement dispense)

    fait comme si ce mot tait transparent, comme si tout le monde savait de quoi on parle quand

    on prononce le terme, et ce quil recouvre dans les diffrentes traditions. Une comprhension

    laque du mot revient le plus souvent, en fait, celle du Dieu des philosophes dont les

    caractristiques abstraites sont au mieux dcevantes sur le plan dun vritable accueil de la

  • spiritualit dautrui, et surtout ne sont pas en mesure de servir daune pour tester les discours

    des religions ou des sectes.

    Sur le plan politique, les entits supra-individuelles telles que la patrie ou la nation, par elles-

    mmes aptes lever les individus au-del de leur sphre prive et de leurs intrts

    particuliers, sont trop souvent les seules proposer le dpassement collectif. Elles sont

    facilement offertes comme des aspirations spirituelles, mais peuvent bloquer ces aspirations

    leur niveau, alors que lhomme est en droit dtre combl par bien plus que le parti , la

    nation ou le peuple . De fait, la spiritualit humaine tend vers labsolu, luniversel et

    mme linfini. Il est vrai que les thmes de la fraternit universelle ou la solidarit

    internationale peuvent sonner creux, aprs tant et tant de programmes gnreux et dinitiatives

    fdratrices, qui ont si souvent t mis en chec. Mais si des chefs de partis nationalistes

    avaient face eux des citoyens dont le sens spirituel avait t duqu reconnatre les valeurs

    supra-individuelles et les aspirations lunit du genre humain, seraient-ils si couts ?

    Un enseignement de la spiritualit valoriserait ce que vivent dj les jeunes, eux qui ne

    censurent pas encore llan spirituel prsent en eux (tmoins nombre de mouvements, de

    rvoltes, de positionnements alternatifs, trop vite jugs idalistes), mais que trop souvent

    lEducation institutionnelle ignore ou mme dnigre. Elle leur rendrait service en leur

    permettant dvoquer sans honte devant leurs pairs leurs interrogations, leur identit, leur tre

    profond. Elle leur permettrait daccepter comme humaine, et pas seulement prive ou

    individuelle, cette aspiration universelle un sens qui dpasse (et inclut) notre raison finie.

    Elle leur donnerait loccasion de dcouvrir comment les diffrentes religions ont essay de

    rpondre cette aspiration fondamentale, et daller vers une plus grande tolrance concernant

    ces rponses millnaires. Enfin, elle leur permettrait de hisser ces grandes traditions

    spirituelles au-dessus des propositions passagres et primables, trop souvent acceptes

    comme concurrentielles car relevant, au nom du libre-arbitre, du choix personnel et non

    critiquable de chacun.

    Il faut le redire : lhomme est le seul tre fondamentalement spirituel, qui aspire labsolu et

    au bonheur durable. Il sait quil existe des rponses aux grandes questions de lexistence, mais

    les range vite dans lattirail du religieux partisan ou de la sphre purement prive o rgne

    larbitraire. Un enseignement qui miserait sur une anthropologie o le spirituel aurait toute sa

    place rendrait un service considrable une lacit malade de son neutralisme, et, peut-tre

    son corps dfendant, de son matrialisme. ()

    Yves MILLOU

    PS : Un lecteur de cet article mayant demand quoi ressemblerait un programme

    denseignement de la spiritualit, javais rapidement propos celui-ci, ci-dessous. Il est nest

    bien sr quune bauche, quil sagirait de confronter des pratiques dj existantes et

    lavis de spcialistes, mais je pense quil peut apporter la dmonstration quune forme

    concrte de cet enseignement est possible.

  • Proposition / Programme spiritualit

    A. Anthropologie spirituelle

    - lesprit humain : ses limites et ses aspirations

    - cerveau, esprit, me,

    - le sens moral et esthtique

    - le besoin de dpassement de soi : autrui, le monde, Dieu

    - le moi, lindividu, la personne

    - les ralits supra-individuelles : groupes, communauts, peuples, genre humain

    B. Les grandes traditions spirituelles

    - lhomme animal religieux / le totmisme

    - holisme et dualisme

    - lAsie (hindouisme, bouddhisme, confucianisme)

    - les monothismes

    - Lhumanisme, les lumires : foi et raison

    - lathisme et la spiritualit athe

    C. Une humanit coupe de ses racines spirituelles

    - autonomie et htronomie : libert et vrit

    - nihilisme et relativisme

    - les totalitarismes : lhomme superflu

    - quest-ce que le matrialisme ?

    - lhomo economicus

    * * * * * * * * * * *

    Vous avez dit radicalisme ? ()

    Yves MILLOU

    Radicalisme Quand ce mot rsonne dans les colonnes des journaux ou les contributions

    dintellectuels, il voque juste titre une tendance dangereuse des religions (ou des

    idologies) affirmer leur identit de manire unilatrale, intolrante et violente. La

    radicalisation des croyances ou des choix politiques signifie non seulement leur loignement

    dun centre o les options opposes sont comme quilibres, mais aussi leur affirmation

    intransigeante qui, sous prtexte den revenir lorigine (la racine, radix) du mouvement ou

    du positionnement, srige en absolu et en vient rompre avec les tenants dune version plus

    conciliante ou accueillante du mouvement. On parle ainsi de la radicalisation dune grve,

    quand les exigences des premiers temps et les moyens utiliser pour les obtenir sont jugs par

    certains insuffisants ou inutiles, et que des moyens violents sajoutent aux pratiques lgales ;

    ou bien du radicalisme de certains propos, quand leur niveau de violence ou de parti-pris,

    aussi justifi quil puisse tre en lui-mme, a pour consquence de braquer les destinataires,

    notamment par lutilisation de termes choquants et outranciers. Une utilisation dmontise a

  • cours dans le champ des partis politiques, o les radicaux de toute tendance sont connus

    depuis longtemps : le mot na plus le sens provocateur quil garde quand il sagit de croyances

    et dengagements religieux, par exemple.

    Dans le domaine religieux, prcisment, le radicalisme dsigne les tendances extrmistes,

    fondamentalistes ou encore intgristes, mme si les termes ne sont pas tout fait

    interchangeables. Lextrmisme se dit des tendances places au bout du spectre idologique,

    avec des caractristiques de poursuite arme des fins recherches, et de propagande muscle ;

    le fondamentalisme se distingue par son littralisme vis--vis des textes fondateurs et leur

    hantise de la libert de penser et de sexprimer, et lintgrisme concerne certains

    conservateurs qui veulent revenir une version ancienne de la croyance juge par eux

    acheve et parfaite. Ils sont ferms lide mme de progrs religieux. Il y eu, et il y a

    toujours du radicalisme dans toutes les religions. En rgle gnrale, ds quune religion (plus

    souvent lune des ses branches) use de moyens violents, soit verbaux soit physiques, pour

    imposer sa vrit, on peut dire quelle se radicalise, quelle met en uvre une version

    radicalise de son discours ou de son action. Ce radicalisme est aussitt compris comme une

    menace pour les tenants des autres religions, ou bien des hommes en gnral, puisquils y

    dtectent vite une emprise dans le domaine mdiatique, politique, ducatif et social. Les

    atteintes aux droits des femmes, notamment, sont caractristiques de cette phase

    expansionniste. Le radicalisme religieux a tendance se rigidifier sous forme de secte car il

    doit sans cesse vrifier lappartenance de ses membres la puret des dogmes rigs en

    absolus. En effet les exigences du radicalisme sont difficiles imposer 100% du groupe, et

    elles doivent donc tre constamment rappeles et revivifies par des discours et des rituels

    minutieux. La violence et la guerre sont logiques dans cette perspective, puisquil est plus

    facile de sassurer lallgeance de soldats-croyants qui ont vers le sang, que de personnes

    ayant rejoint lorganisation sur la seule base des ides. Enfin le fanatisme reprsente la

    dernire tape : le religieux fanatis voue un culte au chef qui reprsente pour lui linstance

    suprme ; il a abdiqu son libre arbitre et devient aveugle tout esprit critique. Il entre dans le

    cercle infernal de lauto-justification des moyens et des fins.

    On voit que le radicalisme peut menacer toute institution religieuse mise en difficult et quen

    ce sens il est ngatif et constitue un danger. Mais il existe une autre sorte de radicalisme

    religieux, ou peut-tre devrait-on dire de radicalit : les deux termes cependant sont voisins.

    Cest la position o le croyant se rapproche des exigences de la foi qui lanime et les applique

    selon un niveau de fidlit dpassant lordinaire. On parle du radicalisme vanglique,

    notamment, ou bien du radicalisme des mystiques. Il sagit alors de mettre en pratique, la

    lettre, ou bien de faon particulirement pousse, les prceptes jugs par beaucoup

    hyperboliques ou exagrment rhtoriques. Quon songe ce que Jsus dit des relations

    familiales : Je suis venu opposer l'homme son pre, la fille sa mre et la bru sa belle-

    mre : on aura pour ennemis les gens de sa famille. Qui aime son pre ou sa mre plus que

    moi n'est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi.

    (Mat 10,34-37) ou bien encore ceci : Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui

    perdra sa vie cause de moi, celui-l la sauvera. (Luc 9,23) Voici enfin un dernier exemple,

    peut-tre le plus frappant : Si ta main t'entrane au pch, coupe-la. Il vaut mieux entrer

  • manchot dans la vie ternelle que d'tre jet avec tes deux mains dans la ghenne, l o le feu

    ne s'teint pas. Si ton pied t'entrane au pch, coupe-le. Il vaut mieux entrer estropi dans la

    vie ternelle que d'tre jet avec tes deux pieds dans la ghenne. Si ton il t'entrane au pch,

    arrache-le. Il vaut mieux entrer borgne dans le royaume de Dieu que d'tre jet avec tes deux

    yeux dans la ghenne, l o le ver ne meurt pas et o le feu ne s'teint pas. (Marc 9,43-47).

    On a beau se dire que Jsus na pas pu vouloir enseigner ces choses littralement, quelles

    sont symboliques et exemplaires, que, par exemple, il na pas pu vouloir instituer la fois

    lindissolubilit du mariage (Marc 10,6-9) et le ddain des liens familiaux, malgr tout cela

    quelque chose demeure de cette exigence radicale dans lvangile quil proclame, et cest en

    cela qui ceux qui sen rapprochent davantage sont appels radicaux. Et que ceux qui

    transigent avec une foi de compromis savent quils sont viss par le mot de lApocalypse :

    Je sais tes oeuvres : tu n'es ni froid ni bouillant. Que n'es-tu froid ou bouillant ! Mais parce

    que tu es tide, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche. Il y a donc bien,

    semble-t-il, au moins dans le christianisme, un radicalisme assum et originel, qui vient du

    cur de lvangile et non pas de ses franges. Si lon prfre le mot de radicalit, pour le

    diffrencier de radicalisme, que lon prfre rserver aux formes de dviance dcrites plus

    haut, pourquoi pas, mais on voit bien cependant que cette radicalit spare ses tenants du reste

    des croyants presque aussi fortement que les formes violentes et extrmistes. La radicalit qui

    spare les jeunes de leur famille et les font senfermer derrire les murs dun monastre, ou

    bien celle qui poussent les martyrs refuser de transiger leur foi devant les tyrans athes, on

    sait bien quelle relve de lvangile le plus authentique. Mais on sait surtout que lorsque cet

    vangile nest pas pratiqu, soit par faiblesse, soit par opportunisme, il ne peut plus porter ce

    nom. En fait, il ny a pas le choix : lvangile est radical ou il nest pas. Et le christianisme

    vritable se doit, lui aussi, dtre radical : sinon il perd son me.

    Mais une fois quon a affirm ces principes, on na encore pas dit grand-chose. En quoi

    consiste, pratiquement, la radicalit vanglique pour le chrtien de base ? Il me semble

    quelle doit ressembler un certain aveuglement volontaire, qui dailleurs, bien compris, nest

    quun autre nom pour la foi. Le bon sens mondain, la logique humaine commande de faire

    nombre de choses selon des principes et des valeurs acceptables par tous, et il faut que ces

    principes soient levs, que ces valeurs soient exigentes. Lexercice de responsabilits

    professionnelles, civiques, familiales, et morales incombe chacun et demande beaucoup

    defforts. Mais tout cela est dict par une sorte de regard de la nature humaine sur elle-mme,

    qui, lucidement, sait que lhomme est faillible et sen tient des recommandations galitaires,

    inspires par une justice possible pour tous, au moins dans le principe. Laveuglement

    volontaire de lvangile, lui, retire, chez ceux qui le comprennent dans sa radicalit

    fondamentale, la vision humaine et rationnelle qui rgle les affaires religieuses courantes. Le

    croyant qui a dcid de mettre en uvre lintgralit de lvangile, sa radicalit, qui a dcid

    dy croire vraiment, ne fait plus confiance ses yeux humains qui le font redescendre au

    niveau de cette justice quilibre et moyenne dont il voit bien quelle consiste en un

    accomodement de lvangile. Il ne sert rien dessayer daugmenter lacuit de nos yeux : ce

    sont nos yeux humains qui nous trompent, ce sont eux qui nous font viter dentrer dans une

    comprhension des voies divines, que saint Paul dcrit si bien comme une folie au yeux des

  • hommes. Il faut accepter de saveugler, c'est--dire de renoncer au bon sens, la raison

    raisonnante et la logique humaine, pour tre guid par la foi en Christ. Cette attitude est la

    mme que celle recommande par Pascal quand il demande que lon sabtisse , que lon

    sagenouille , autrement dit que lon accepte de perdre le pouvoir que lhomme possde de

    par sa nature sur lui-mme et le monde. Lvangile dailleurs ne nous recommande pas, dans

    la ligne pascalienne, de privilgier le cur la raison : le cur peut autant, sinon plus, se faire

    la voix du bon sens que la raison. La foi serait davantage du ct dune raison qui aurait

    compris et accept ses propres limites, et sen remettrait la sagesse de Dieu, raison combien

    plus sense, sous les apparences de sa folie.

    La question quon pourrait se poser o point o nous en sommes arrivs est : sommes-nous

    toujours dans le christianisme, ou bien ne sommes-nous pas tombs dans une forme de

    mysticisme, ou dilluminisme, et lvangile ne doit-il pas ntre compris que comme tangente,

    comme idal, comme perfection, dont lhumanit peut certes essayer de se rapprocher, mais

    quil est sage de garder quelque distance ? En somme, quest-ce que le christianisme ? Est-il

    compatible avec lhumanisme, ou le combat-il ? Il suffit de frquenter un peu les vangiles

    pour comprendre que sil nest pas le moins du monde un illuminisme, car la voie quil

    propose est on ne peut plus concrte, il se dnature quand on le met au mme niveau quune

    philosophie ou quun art de vivre. Certains dentre vous connaissent sans doute le pre Marie-

    Dominique Molini, ce dominicain dcd en 2002 qui, comme converti et disciple de sainte

    Thrse, enseignait ce radicalisme vanglique1 si typique des saints, et dont jai entendu

    certains dire ah, cest le pre Molini ! (c'est--dire : la voie quil propose est quand

    mme trop excentrique, trop excessive) : pour lui, tout se jouait sur lamour, et la confiance en

    Dieu, pose comme sans conditions, au risque daller marcher sur leau, comme Pierre sur le

    lac la suite de Jsus. Voici un extrait dun entretien2 :

    Perdre pied ?

    Cest la condition obligatoire de la confiance. Pour suivre Jsus-Christ, il faut fermer les

    yeux, accepter de partir laventure, de perdre son me , de tout quitter emports dans

    un mouvement o nous sommes certains dtre dbords, de ne plus avoir pied. Or, cela, nous

    le refusons. Nous voulons bien courir, mais nous ne voulons pas voler. Nous disons Non,

    pas tout de suite .

    Ntes-vous pas trop radical ?

    Je crois que Dieu lest plus que moi. La flamme de la vie divine Je suis venu allumer un

    feu sur la Terre Acceptez-vous que cela aille jusquau feu ? -, si les chrtiens lui

    ouvraient leur cur, serait assez violente pour tout emporter. Nous, nous voulons bien aimer

    Dieu, mais condition que cela naille pas trop vite, pas trop fort, que ce ne soit pas trop

    droutant. En rsistant ainsi, nous nous rendons la vie plus difficile et plus pre : nous

    faisons des prouesses puisantes pour viter de devenir des saints !

    1 On trouvera ici le texte de sa rflexion intitule prcisment le radicalisme vanglique : http://pere-

    molinie.com/index_fr.php?nid=16 2 http://pere-molinie.com/index_fr.php?nid=26

    http://pere-molinie.com/index_fr.php?nid=16http://pere-molinie.com/index_fr.php?nid=16http://pere-molinie.com/index_fr.php?nid=26

  • Comment se convertir ?

    Se laisser couler. Nous sommes des nageurs qui coulent et qui essaient dsesprment de

    remonter la surface. Cest ce quil ne faut pas faire : il faut nous laisser emporter au fond

    alors seulement nous pourrons remonter. Nous ne sommes jamais assez au fond. Une prire

    qui jaillit des profondeurs de la dtresse est toujours exauce immdiatement. Cest pour cela

    que Dieu nous y accule parfois, parce quil a envie de nous exaucer.

    Peut-tre que le problme, cest que notre foi chrtienne a trop longtemps t accoutume au

    monde, cette vie et cette humanit. Le temps des concessions a t si long, et la patience

    de Dieu est si grande, infinie Alors on se dit que mieux vaut un christianisme hauteur

    dhomme que pas de christianisme du tout. Mais ce vieux christianisme, quels sont les jeunes

    qui il parlera ? Sil nest pas radical, peut-il attirer lui les curs et les intelligences qui

    cherchent la vrit ? Si sa douceur nest pas en mme temps brlante, elle ne sera que fade. Et

    tide. Et les paroisses, les mouvements, seront pleines de vieux chrtiens, ce qui ne veut pas

    dire gs ! mais dont le cur a perdu sa vitalit et son courage, et qui ne bat plus que

    doucement. Que faut-il prfrer ? Des curs qui battent doucement ? Ou bien qui se rvoltent

    et refusent un rythme habitu ? Si lon se tourne vers le Christ, on voit bien que le mot habitu

    ne lui correspond pas. Il na pas eu le temps de shabituer, dira-t-on. Mais en fait, cest le

    contraire : cest lhumanit qui na pas pris de temps de shabituer ce Dieu qui est venu lui

    montrer sa violence et son gosme : elle la vite et bien vacu.

    Terminons en redisant que le radicalisme religieux dont la violence se dchaine sur autre

    chose que notre suffisance, notre soif de pouvoir, et limage que nous avons de nous-mme, et

    par exaspration blesse et tue ceux qui ne les reconnaissent pas, cette attitude-l trahit le mal

    profond de lhomme. Seule la violence contre ce mal qui rside en nous, notre racine, doit

    tre encourage1. Contre ce mal-l, un radicalisme vigoureux doit nous habiter, si nous

    voulons par ailleurs pouvoir disposer de lnergie pour oser mettre en uvre lvangile. Le

    radicalisme religieux violent qui sabat sur autrui (et dans le cas des kamikazes, sur notre

    propre corps, don de Dieu) dtruit limage de Dieu en nous, et nous loigne de lui dans un mal

    strile et dsertique. Le radicalisme de lamour, voil, au risque de sembler prcher, ce vers

    quoi lhomme peut tendre pour ouvrir sa porte celui qui pourra le sauver. ()

    Yves MILLOU

    * * * * * * * * * * *

    1 Cest le sens du grand djihad que lislam recommande aux croyants, la lutte contre le mal tapi en nous (cf. aussi

    la parole de Dieu Can en Gen. 4,7 : Si tu n'agis pas bien, le pch, tapi ta porte, te dsire. Mais toi, domine-

    le. )

  • Contributions Thologiques ()

    Deux rceptions francophones de la pense de Karl Rahner :

    Compte-rendu de lecture de Selon lEsprit de saintet de

    Christoph Theobald1 et Lexprience de Dieu chez Karl Rahner de

    David Sendrez2. ()

    Jean-Baptiste SBE

    Deux thologiens franais viennent de publier un ouvrage dont tout ou partie est consacre

    la rception dans leur pense de luvre monumentale de Karl Rahner. Le thologien le plus

    g, Christoph Theobald, poursuit inlassablement son uvre initie dans Le christianisme

    comme style, et dans cette Gense dune thologie systmatique (sous-titre de son ouvrage), il

    dtaille sa dette Karl Rahner dans son propre cheminement de pense. Sur une cinquantaine

    de pages, le thologien jsuite dcrit les lments dune lecture actuelle de Karl Rahner.

    Le plus jeune (David Sendrez) publie sa thse volumineuse (2013) o il analyse les conditions

    de lexprience de Dieu dans luvre du thologien. On doit saluer ces deux publications tant

    luvre de Rahner semble sous le boisseau ou sujette de vives critiques qui ne sont pas

    toujours justifies3. Dans cette brve recension, nous souhaitons rendre compte de ces deux

    ouvrages en soulignant la richesse et le srieux de la pense de Rahner, sans doute avec

    Balthasar lun des thologiens les plus originaux du 20me

    sicle.

    Un des enjeux de la pense de Theobald est de permettre lhomme de penser concrtement

    aujourdhui le fait dtre chrtien. Le volume du Christianisme comme style visait la

    constitution dune thologie dogmatique partir du centre de la foi chrtienne en termes

    stylistiques, sans laisser pour autant de ct les formulations dogmatiques traditionnelles. Le

    nouvel opus de Theobald sintresse aux conditions de production dune thologie

    systmatique dans le contexte de ridentification nouvelle de la foi chrtienne dans notre

    situation actuelle (p.24). Karl Rahner se rvle aux yeux de Theobald un matre pour penser la

    situation dans laquelle nous sommes et que le thologien dcrit abondamment dans son

    introduction. A plusieurs reprises, Theobald souligne la provocation penser que constitue

    pour lui luvre de Karl Rahner. Elle le met dans lobligation de rflchir frais nouveaux en

    fonction de la situation. Le thologien souligne les lignes de crtes stimulantes sur lesquelles

    se tient le thologien allemand. Elles courent le long des trois chapitres consacrs lauteur,

    maintenant une tension qui oblige penser. Nous en relverons trois, en gardant lesprit la

    1 THEOBALD, C., Selon lEsprit de saintet, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 2015.

    2 SENDREZ, D., Lexprience de Dieu chez Karl Rahner, Paris, Parole et Silence, Collge des Bernardins, Essais,

    2013. 3 Voir les actes du colloque de Florence : Karl Rahner, Unanalisi critica La figura, lopera e la recezione

    teologica di Karl Rahner (1904-1984), A cura di Padre Serafino M. Lanzetta, Cantagalli, Sienne, 2009 ou

    larticle de Mgr Florian Kolhfaus, Les ambiguts thologiques de Karl Rahner. Le cas de lAssomption de

    la Vierge Marie consultable sur le site Catholica.

  • remarque de Thobald : Rahner reste un matre ; non pas parce quil nous aurait transmis sa

    thologie mais parce que, grce son uvre, il nous apprend faire de la thologie nos

    propres risques et prils 1.

    Theobald, au long de son uvre sattache un diagnostic thologique du moment prsent .

    Ce dernier recouvre un discernement fin des conditions de production dune thologie dans un

    contexte et une poque. Cest une des tches de lEglise. Il sagit l de son auto-ralisation

    en tension eschatologique. Depuis la Pentecte, lconomie divine est oriente singulirement

    dfinitivement vers la fin. Elle est vritablement prsence eschatologique de Dieu (p.48).

    Cette identit eschatologique (qui en passant la dissocie clairement du Royaume et des

    critiques sur lidentification entre Eglise et Royaume) squilibre dans lHistoire, l o

    lEglise est engage. Comme dit Rahner (que cite Theobald, p.49) : cette essence (de

    lEglise) possde elle-mme son histoire . Sans jamais perdre ce quelle est, sans rinventer

    frais nouveaux le christianisme, mais parce quelle est tendue vers la fin, lEglise est assigne

    redcouvrir son essence au fur et mesure de son passage dans lhistoire. Theobald

    commente : La figure que lEglise prendra demain ne se laisse jamais dduire

    intellectuellement de son essence eschatologique, prcisment parce que lHistoire la

    confronte sans cesse ce qui est unique et imprvisible ; mais elle ne pourra pas non plus tre

    le simple reflet de la situation historique qui est la sienne (p.49). Ceci appelle donc lEglise

    un discernement spirituel constant sur ses propres positions. Rahner prcise ce diagnostic

    qui repose sur un trpied : la globalisation, le pluralisme culturel, la scularisation. Ce triple

    diagnostic informe la situation de lEglise comprise comme en diaspora. Daprs Theobald,

    Rahner insiste sur lexprience effective de lEglise locale comme autoralisation de lEglise

    en quilibre avec lEglise entire, comme organisation mondiale. Autre ligne de crte dans

    lecclsiologie rahnrienne entre lEglise locale (qui assure les trois fonctions dannonce de

    lEvangile, de clbration du mystre de la Cne du Seigneur et de la charit fraternelle) et

    lEglise aux dimensions du monde, comprise dans Lumen Gentium comme sacrement du

    salut. Cette ligne de crte invite le chrtien en prendre conscience que la structure thologale

    et hirarchique de lEglise est la condition de possibilit lui permettant de devenir

    vnement historique, toujours ici et maintenant dans telle ou telle communaut effectivement

    rencontre (p. 54). Theobald mentionne les dbats que provoque une telle articulation entre

    Eglise mondialise et Eglise locale (cf. la note 3 de la page 55).

    Dernire ligne de crte de la pense de Rahner, mise en vidence par Theobald, celle de

    lexistence humaine face au mystre de Dieu. Plusieurs auteurs (Vincent Holzer, Yves

    Tourenne chacun leur manire) ont soulign la pente apophatique de Rahner la fin de sa

    vie. Dieu demeure sans cesse le mystre incomprhensible, ineffable, immaitrisable. Ceci

    nengage pas pour autant limpossibilit humaine de se laisser saisir par lui parce que Dieu

    veut que tous les hommes soient sauvs (1 Tim. 2,4). Un des points cardinaux de la

    thologie rahnrienne est le caractre dfinitif, rsolu et irrversible de loffre de salut en

    Jsus-Christ. Nous ne pouvons plus faire comme si elle navait pas eu lieu. La grce de Dieu

    est, en termes rahnriens, loffre que Dieu fait de lui-mme ainsi que des conditions de sa

    rception ( savoir laccs librant et infiniment bienfaisant de lhomme Dieu en sa

    1 THEOBALD, C., Selon lEsprit de saintet, p.47.

  • mystrieuse incomprhensibilit ). Plus lhomme shabite toujours plus lui-mme, en tant

    confront au mystre incomprhensible de Dieu, plus il crot en libert vis--vis de Dieu et

    galement en dpendance. Cette relation peut tre effectivement ralise dans lHistoire ou

    pas. Il importe quelle le soit ou bien quil soit possible quelle le soit. LEglise est le lieu o

    est manifeste la ralit effective de cette rencontre. La consquence est la ncessit dune

    anthropologie o grce et libert sont coextensives. Theobald commente ainsi : Si la grce

    est loffre que Dieu fait librement de lui-mme tout tre humain, seule la libert de tout un

    chacun peut tre la trace ultime de ce don divin (p.59). Cette dcision en faveur du mystre

    de Dieu se joue dans lhistoire de la personne, dans le registre de lexprience spirituelle. La

    thologie vise ds lors penser ces passages la limite (p.62). Lintgralit de la

    thologie de Rahner se joue dans cette conjonction relationnelle entre libert et grce en

    dpendances mutuelles lune de lautre. Cette relation entre libert et grce va jusqu donner

    forme la thologie trinitaire de Rahner (p. 59)1. La force de Theobald est de montrer la

    cohrence de Rahner. Lautoralisation de lEglise dans son discernement thologique du

    temps prsent et dans son effectivit dans lHistoire, comme Eglise locale sont appeles par

    lanthropologie thologale de Rahner. Celui pour qui la rencontre du Christ est le lieu de son

    accomplissement comme homme doit pouvoir trouver cet espace concret et situ o la

    rencontre et ses fruits sont effectivement attests. Ce lieu, cest lEglise. Ceci nous donne sans

    aucun doute des lments de rflexion pour penser la mission de lEglise. Comment tre ce

    lieu o rsonne lannonce de la Bonne Nouvelle gracieuse et gratuite de Dieu pour que chaque

    homme qui cherche puisse reconnatre la force de ce qui le porte tre plus humain. Il y a l

    un vrai service de lhumanit selon lexpression de Vatican II.

    La perspective de David Sendrez est diffrente. Il sagit dabord dune thse de doctorat : le

    style est donc particulier, autre que celui dune uvre thologique plus avance puisque les

    deux auteurs nont pas le mme ge ! Lobjectif de la thse est extrmement dlicat : mettre

    en lien lexprience transcendantale de Dieu et lexprience immdiate de Dieu. Ces deux

    expressions apparaissent deux endroits dans luvre de Rahner (Trait fondamental de la

    foi et Discours dIgnace de Loyola aux jsuites daujourdhui). Dans le cadre de cette courte

    recension, nous voudrions juste montrer comment Sendrez pense partir de Rahner (p.21).

    Quest-ce qui justifie le recours Rahner selon lui ? Comme le dit Sendrez ds son

    introduction : Luvre thologique de Rahner voudrait que raison et foi trouvent la

    rsolution de leur rapport problmatique dans la synthse dune exprience existentielle, et

    que cette synthse soit capable de rsister la crise pistmologique que nous connaissons

    aujourdhui 2. La crise dont il est question est une diffraction de la rationalit aboutissant

    une rgionalisation des savoirs, laquelle la thologie na pas chapp3. Sendrez ne regrette

    pas la diffraction de la raison et son rtrcissement scientifique, au contraire ! Cest de l quil

    1 Au passage, on aurait aim que Theobald dveloppe cette intuition.

    2 SENDREZ, D., Lexprience de Dieu chez Karl Rahner, p.20.

    3 Voir larticle de Alberto PIOLA dans la Nouvelle Revue Thologique, 134/2, p.233-252 : Elargir les espaces de

    rationalit. Une proposition pastorale de Benot XVI . Cet article retrace la gense dans les interventions de

    J. Ratzinger puis Benot XVI sur cette question. Lauteur montre trs bien que lon ne peut se contenter

    dune simple rfrence au discours de Ratisbonne en 2006. On peut lire galement les paragraphes 59 et

    suivants du dernier document de la Commission Thologique Internationale : La thologie aujourdhui,

    Cerf, 2012.

  • pense sereinement (p.22). Comment honorer dans la rflexion le fait que lhomme est un,

    quil aspire lunit, non comme la nostalgie dune vision unifie du monde dsormais

    perdue, mais comme une esprance ? (p.24) La balkanisation de lusage de la raison rend plus

    dlicate la rencontre du monde (clat en des mondes) et la foi transmise. Cest ainsi, mais en

    dautres termes, que Rahner au dbut du Trait fondamental de la foi (page 18) avait insist

    sur la ncessaire intelligibilit rationnelle du christianisme : Quest-ce quun chrtien ? Et

    quelle est la raison qui aujourdhui rend possible de donner corps ltre-chrtien en toute

    probit intellectuelle ? Ceci nest pas sans consquences sur lpistmologie thologique

    comprise comme interprtation des Ecritures : de quelle manire lire et avec quelle

    rationalit ? Si la rationalit est divise, peut-il y avoir, malgr tout un socle commun reposant

    sur la narrativit (Ricur) ou bien sur un discours ontologique (repris frais nouveaux

    comme dans Lhomme lcoute du Verbe ). Le corps tient, dans ce lien entre monde et

    Dieu, une place originale que le thologien Rahner met en avant. Cest l une des hypothses

    parmi dautres, que lauteur de la thse voque trs tt dans son ouvrage, et qui est stimulante

    pour penser les sacrements. Le travail de Sendrez sorganise en trois parties. Une lecture du

    Trait avec la catgorie dexprience qui invite (2me

    partie) prciser la porte spcifique du

    transcendantal rahnrien pour dgager une pistmologie thologique applique la

    prdication, lieu o sexprimente cette tension entre la foi et le monde. Notons pour finir, le

    travail trs approfondi des sources de la pense de Rahner et malgr la complexit du sujet la

    grande fluidit du style et de lcriture. ()

    Jean-Baptiste SEBE

    * * * * * * * * * * * *

  • Lart et la foi ()

    Mre Genevive Gallois, la fuite inutile ()

    Adeline GOUARN

    En avril 2004, on vit fleurir dans les rues de Rouen de curieuses affiches annonant la grande

    exposition propose cette anne-l par le muse des Beaux-arts : loin des douces imageries

    impressionniste ou classique auxquelles cette ville nous a habitus, on y voyait quelque chose

    de trs graphique, dans lequel se dtachait une silhouette de religieuse maniant sans onction ni

    componction un fer repasser des plus triviaux, dans un dcor peint en un froid camaeu de

    gris. Une criture acre, assurment de la mme main que le trait ayant dessin cette figure

    caricaturale, se dtachait ce commentaire concis : On repasse .

    Le titre de l'exposition n'tait gure plus explicite : Mre Genevive Gallois, le Gnie et le

    Voile , faon de mettre en lumire une personnalit atypique du sicle dernier. La vie de

    cette Bndictine, ne en 1888, entre en religion en 1917, et morte en 1962, est mettre au

    nombre des parcours les plus atypiques, propres illustrer comme aucune autre le mystre des

    vocations artistique et religieuse.

    Fuite inutile, telle est bien l'ide qui vient l'esprit devant la force avec laquelle cette femme a

    cherch fuir, en vain, devant le double appel qui a rendu sa vie particulirement

    tourmente : celui de l'art et celui de la profession religieuse.

    Ne dans un milieu bourgeois, elle a vcu une enfance semble-t-il traditionnelle, ceci prs

    que son pre, un sous-prfet franc-maon et anticlrical, s'est passionn pour son talent de

    peintre, vident ds son plus jeune ge. Loin de la dissuader de suivre un enseignement

    encore largement rserv aux hommes, il a pouss Marcelle (vrai prnom de la future

    religieuse), faire les Beaux-arts, avant de la prsenter son ami le clbre caricaturiste

    Adolphe Willette, qui lui a procur du travail dans les journaux satiriques en vogue dans le

    Paris de la Belle poque : Le Rire, Le Courrier FranaisVoici donc, partir de 1909, cette

    jeune fille moderne, indpendante, vivant dans le milieu de la bohme parisienne, agite dans

    ces annes-l par les mouvements d'avant-garde. Elle peut exercer son humour froce dans un

    style proche de celui de Steinlein ou de Willette. Parmi ses cibles favorites, les bigotes, les

    propos hypocrites ou niais de sortie de messe.

    C'est peu dire que rien ne pouvait laisser prvoir son volution. Et pourtant, dans ce Paris

    capitale du monde artistique, o Picasso, Matisse, Braque, Apollinaire et tant d'autres

    dployaient leurs activits entre les deux ruches qu'taient Montmartre et Montparnasse, les

    conversions religieuses n'taient pas rares. C'tait l'poque de tous les tourments, la

    repentance s'exprimait par des chantiers colossaux comme celui du Sacr-Cur, si proche des

    hauts-lieux de la vie plus ou moins dbauche de la Butte, comme le Lapin Agile et le Bateau

    Lavoir ; des conversions spectaculaires comme celle de Huysmans ou de Max Jacob, des voix

  • comme celles de Lon Bloy ou de Bernanos, montraient que Dieu pouvait bien se faufiler

    dans les failles ouvertes par la modernit

    Pour Marcelle, prise d'absolu au point de n'avoir pu supporter l'enseignement trop

    acadmique et conformiste de ses matres, aux Beaux-arts, la pratique de la drision

    professionnelle ne pouvait tre une voie satisfaisante. Elle a laiss des notes relatant la faon

    dont elle se sentait aspire dans une profonde dpression quand elle avait t amene, de

    faon fortuite, dcouvrir un foyer de la vie catholique : le monastre des Bndictines de la

    rue Monsieur, clbre pour la beaut de ses liturgies, et frquent par Huysmans et d'autres

    prestigieux artistes et crivains catholiques. Lorsque la guerre de 1914 a clat, rendant

    encore plus manifestes ses yeux l'absurdit du monde et les travers humains, Marcelle

    Gallois s'est trouve de plus en plus attire vers ce refuge o sa rencontre avec Dom Besse,

    devenu son directeur de conscience, fut dterminante pour sa deuxime vocation : la rigueur,

    l'exigence et l'humanit profonde de ce savant compltrent la sduction qu'exerait sur elle la

    beaut du costume et du chant religieux.

    Oui, l'origine de la vocation religieuse de

    cette artiste, il y a un choc esthtique, elle

    l'explique clairement dans ses notes : la

    sobrit de l'habit qui donne celui qui le porte

    une lgance proche de la statuaire, la force

    d'un chant qui synthtise tout ce qu'une me

    peut receler d'inexprimable douleur, le

    caractre de refuge qui s'attachait la modeste

    chapelle de la rue Monsieur o elle pouvait

    trouver se caser , d'aprs son expression,

    tout cela a concouru la convaincre que sa

    place tait l. Avec son humour caractristique,

    elle raconte que, se tenant prs du tabernacle,

    elle se dit : Jamais je ne pourrai croire que

    Dieu tienne dans cette bote ! et c'est alors

    qu'elle reut, fulgurante, cette rvlation en forme de rponse lapidaire : Je suis l'Unique

    Ralit.

    Et la voil, en 1917, aprs avoir dtruit une grande partie de son uvre picturale, dcide

    laisser pour toujours derrire elle cette passion qui avait t toute sa vie jusque l : adieu au

    monde et adieu aux crayons et pinceaux taient pour elle synonymes. Une vocation semble

    avoir mang l'autre. Son renoncement est d'autant plus douloureux que son pre, furieux de la

    voir abandonner sa carrire dans laquelle il s'tait tant investi, et, qui plus est, de se faire

    aspirer par la religion qu'il dteste, refuse dfinitivement tout contact avec elle, entre dans une

    profonde dpression qui le conduit vendre sa maison et tous ses biens et s'installer l'htel

    pour le restant de ses jours. Son pouse n'a qu' le suivre !

  • On imagine bien que le passage d'une vie d'artiste celle de religieuse n'a pas t simple, et

    encore moins dans ce contexte familial. Le non conformisme de Marcelle-Genevive lui vaut

    une grande svrit de la part des religieuses, en particulier de la mre suprieure et de celle

    qui dirige l'atelier de broderie. En effet, le monastre n'allait pas se priver d'un talent comme

    le sien : on l'emploie prparer des cartons de broderie. Et voil comment, petits pas, les fils

    de son destin se renouent : lors d'une vente de charit en 1931, l'amateur d'art Paul Alexandre

    repre une srie de dessins reprsentant l'histoire de Jeanne d'Arc. Il passe commande et, ds

    ce moment, achte tout ce qui sort de ses mains. Il lui offre une presse graver, lorsqu'elle

    peut enfin prononcer ses vux dfinitifs en 1939, l'abbesse obscurantiste ayant cd la place

    une personne plus clairvoyante capable d'apprcier les qualits de Genevive par-del son

    mauvais caractre Elle retrouve alors, se sentant soutenue et comprise, sa verve et son

    nergie, et elle se lance dans des sries sur la vie monastique, sur la messe, le chemin de

    croix. Humour, foi, sens du tragique,

    intelligence du texte souvent incrust dans les

    images, soutiennent son apptit de reprsenter

    ce qui fait sa vie depuis plus de vingt ans : une

    sorte d'Imago Mundi, le monastre soumis la

    rgle bndictine reprsentant un effort

    hroque pour ordonner l'absurdit de la

    condition humaine et la sublimer en lui

    proposant un sens transcendant. Interaction de

    la vie intrieure porte son paroxysme par

    l'enfermement volontaire, et de la vie

    quotidienne dans son prosasme vaguement

    grotesque, voil ce qui inspire celle qui peut

    enfin se faire appeler rvrende mre

    Genevive

    Cette uvre est unique en son genre : elle nous

    ouvre en quelque sorte le Saint des Saints, cette

    vie close tellement difficile comprendre pour

    l'homme de la rue. Et la force de ce tmoignage

    ressemble un cadeau offert par Marcelle Gallois ses surs dont elle dvoile le mode de

    vie, et nous qui, sa suite, poussons la porte interdite. Cette fonction de relais entre deux

    mondes, elle l'assume encore plus dans ses toutes dernires uvres : les vitraux de l'glise du

    Petit-Appeville, ct de Pourville-sur-mer, commande de son mcne Paul Alexandre, et

    ceux de son abbaye de Limon dans la valle de Chevreuse, construite aprs la seconde guerre

    mondiale. Elle y a mis son gnie et ses dernires forces, donnant un tmoignage d'une foi

    torture, grinante, sans concession et, par l-mme, lumineuse et libratrice.

    Artiste profondment solitaire et originale, elle est pourtant bien de son temps : elle a intgr

    le dpassement des normes classiques et acadmiques, puisqu'on peut trouver dans son uvre

    des parents avec celles de ses contemporains Rouault ou Picasso, mais elle est aussi hritire

    de Goya et de Daumier. Sa synthse montre que, si la voix de Dieu domine en elle toutes les

  • autres, elle n'a pas t sourde celles de certains de ses frres humains. Ses vocations se sont

    donc additionnes et compltes pour faire de sa vie une exprience mystique transmissible

    en termes plastiques. Il est vrai que ses notes crites reprsentent un prcieux complment

    pour comprendre sa spiritualit et son esthtique diamtralement oppose la mivrerie

    sulpiciarde dans laquelle l'art sacr se rfugie souvent.

    Se faisant, elle dpasse aussi les frontires du

    genre : son travail est d'une force toute virile.

    La force qui mane d'elle sduit d'ailleurs Marie

    Laurencin qui, alerte par Paul Alexandre, se

    dmne pour organiser une exposition dans la

    galerie de Marcelle Auclair dans les annes 50.

    Peut-on imaginer peintures plus opposes que

    celle, maniriste et presque doucetre de Marie,

    l'grie d'Apollinaire, et celle, expressionniste

    et dcapante, de mre Genevive ? Marie

    Laurencin se sent pourtant rconforte par cette

    religieuse qui a dpass son dsespoir et atteint

    une foi sans faux-semblants ; elle fait de

    frquents sjours Limon pendant ses dernires

    annes avant de mourir d'un cancer.

    Mre Genevive, quant elle, meurt quasiment

    la tche, en 1962, juste aprs l'inauguration des vitraux de son abbaye, ultime travail dans

    lequel on retrouve tout ce qui l'a travaille pendant cette existence marque par une

    souffrance morale comparable aux douleurs physiques endures et exprimes par une autre

    femme peintre expressionniste de la mme poque: Frida Kalho. L'une comme l'autre se sont

    reprsentes mortes, considrant que le passage l'autre vie ne pouvait tre qu'une dlivrance

    par rapport l'existence qu'elles avaient connue. L'une croyait au ciel, l'autre n'y croyait pas,

    mais toutes deux ont trouv dans l'expression artistique leur moyen de vivre et leur langage

    mystique. Inspiration, expiration ; vie, mort et dpassement de l'une comme de l'autre pour

    rejoindre une forme d'ternit travers cette fcondit spirituelle engendre par une soif

    d'amour inextinguible.

    Tout art authentique s'ancre sur une relation avec l'au-del de l'apparence qui mne sur des

    chemins dangereux. Mre Genevive en donne un exemple particulirement frappant. Elle

    aurait pu devenir folle comme Camille Claudel, interne dans un asile quatre ans avant

    l'entre de Marcelle au couvent ; se suicider comme Modigliani, l'autre protg du docteur

    Alexandre ; sombrer dans l'alcoolisme et la drogue, ou se ranger comme tant d'autres restes

    anonymes L'appel de Dieu, cette rvlation incomprhensible, l'a sauve de ces naufrages,

    et l'a en mme temps ajuste une mission, celle de faire tomber les murs du monastre pour

    rvler la vie monastique jusque dans ses dtails les plus anodins et dans ses rvlations les

    plus sublimes. Voil une source d'interrogations sans fin et bien tonique ! ()

    Adeline GOUARN

  • Bibliographie sommaire

    Ouvrages de Mre Genevive Gallois :

    Via Crucis, d. du Clotre, Jouques 1950

    La Vie du Petit St Placide, Descle de Brouwer, 1954

    Les Moniales, d. du Clotre, Limon, 1966

    Le Sacrifice de la Messe, d. Du Clotre, 1976

    Ralit unique et ternelle, d. Du Clotre, 1980

    Ouvrages sur Mre Genevive :

    Nol Alexandre : Mre Genevive Gallois, bndictine,

    peintre, graveur, verrier, ed.Marot, Bruxelles 1999

    Jrme Alexandre : Mre Genevive Gallois, Mystique

    et artiste, d. Parole et Silence, les Bernardins, 2015

    Bande-annonce du film Le gnie et le voile :

    http://www.dailymotion.com/video/xqpdnz_genevieve-gallois-le-genie-et-le-voile_webcam

    http://www.dailymotion.com/video/xqpdnz_genevieve-gallois-le-genie-et-le-voile_webcam

  • Lectures bibliques ()

    La rsurrection des disciples dEmmas ()

    Jean-Louis GOURDAIN

    Tous ceux qui en ont fait l'exprience le savent : lire un texte biblique dans la langue originale

    mnage toujours d'heureuses surprises. C'est ce qui mest arriv en prparant pour des

    tudiants du CTU le rcit clbre de l'apparition du Christ ressuscit aux disciples d'Emmas

    (Lc 24, 13-35). Certes je n'abordais pas ce texte tout fait innocemment. Je savais qu'il est

    construit la manire d'une liturgie. Aprs une premire tape o les deux disciples

    accueillent, sans le reconnatre, Jsus qui les rejoint sur leur route, celui-ci, passant en revue

    les critures, leur explique tout ce qui le concerne : magistrale leon d'exgse qui est dj

    une sorte de liturgie de la Parole. C'est ensuite la fraction du pain, esquisse d'une liturgie

    eucharistique, que Jsus se fait reconnatre avant de se drober la vue des deux disciples.

    Alors ceux-ci, comme envoys en mission, retournent Jrusalem pour annoncer aux Onze

    que Le Seigneur est vraiment ressuscit (v. 34).

    Mais c'est un terme employ au verset 22 qui allait plus particulirement attirer mon attention.

    Aprs avoir exprim leur dsarroi devant la mise mort de celui dont ils avaient espr qu'il

    dlivrerait Isral, les deux disciples mentionnent un vnement propre leur rendre espoir :

    des femmes ont en effet trouv le tombeau vide et des anges leur seraient apparus pour leur

    dire que Jsus est vivant. Mais cet espoir ne s'est gure concrtis : si certains sont bien alls

    au tombeau et l'ont effectivement trouv vide, ils n'ont pas vu Jsus. Pourtant l'moi provoqu

    par les dclarations des femmes les a branls : Toutefois, quelques femmes qui sont des

    ntres nous ont bouleverss , traduit la TOB, ou Quelques femmes qui sont des ntres nous

    ont, il est vrai, stupfis , selon la Bible de Jrusalem. Or le verbe grec rendu ici par nous

    ont bouleverss ou stupfis est exestsan (), un compos de histmi

    (), placer et du prverbe ex () hors de : littralement, elles nous ont

    dplacs ; ce qui peut certes s'entendre au sens figur : elles nous ont mis hors de nous-

    mmes sous le coup de la stupfaction , un sens au demeurant bien attest dans le

    dictionnaire de Bailly. Cependant on ne peut s'empcher de penser que cette forme verbale

    fait cho un autre compos du verbe histmi (), anistmi (), o le prverbe

    ana () indique un mouvement vers le haut : faire se lever , qui est un des deux termes

    employs pour dsigner la rsurrection. Et si ce dplacement n'tait pas seulement une

    stupfaction, mais plutt le prlude une mise en route des disciples encore bien incertaine

    et fragile, presque avorte aprs leur abattement initial ? Et si l'enjeu de ce rcit d'apparition

    du Christ ressuscit ctait aussi cette vritable rsurrection des disciples d'Emmas qui vont

    se relever, sortir de leur accablement pour devenir des aptres , des envoys ? Un indice au

    verset 33 semble confirmer cette intuition, bien que les traductions, dans leur platitude, n'en

    laissent rien souponner. A peine les disciples ont-ils reconnu Jsus la fraction du pain que

    celui-ci disparat. A linstant mme ils partirent et retournrent Jrusalem (TOB) ; A

  • cette heure mme ils partirent et s'en retournrent Jrusalem (BJ) : aucune de ces deux

    traductions ne rend convenablement le participe aoriste anastantes () forme

    intransitive de anistmi (): se levant cette heure mme ils retournrent

    Jrusalem . Certes ils se lvent puisqu'ils taient table, mais aussi et surtout ils se relvent

    eux qui taient plongs dans un total abattement, dans une vritable mort spirituelle, ils

    ressuscitent, faisant dans leur vie l'exprience de cette Rsurrection du Christ qu'ils

    sempressent d'aller proclamer : Le Seigneur est vraiment ressuscit . Et, curieusement,

    c'est ici l'autre verbe employ pour dire la rsurrection qui est utilis : gerth (),

    aoriste passif de geir (), il a t rveill , comme s'il fallait distinguer ici, par le

    vocabulaire, la Rsurrection du Christ des petites rsurrections de chacune de nos vies, tout en

    exprimant le lien de lune avec les autres. ()

    Jean-Louis GOURDAIN

    * * * * * * * * * * *

    Quand Jsus accomplissait lEcriture ()

    Yves MILLOU

    Jsus retourna en Galile, avec la puissance de l'Esprit, et une rumeur se rpandit par toute

    la rgion son sujet. Il enseignait dans leurs synagogues, glorifi par tous. Il vint Nazara o

    il avait t lev, entra, selon sa coutume le jour du sabbat, dans la synagogue, et se leva pour

    faire la lecture. On lui remit le livre du prophte Isae et, droulant le livre, il trouva le

    passage o il tait crit : L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacr par

    l'onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoy annoncer aux captifs la

    dlivrance et aux aveugles le retour la vue, renvoyer en libert les opprims, proclamer une

    anne de grce du Seigneur. Il replia le livre, le rendit au servant et s'assit. Tous dans la

    synagogue tenaient les yeux fixs sur lui. Alors il se mit leur dire : "Aujourd'hui s'accomplit

    vos oreilles ce passage de l'Ecriture." (Luc 4,14-21)

    Le prche que jcoute en ce dimanche 24 janvier est bas sur ce texte de saint Luc (articul

    habilement avec le tout dbut de lvangile, o lauteur dvoile son projet ditorial, et donc

    permettant dassocier le travail de lvangliste luvre daccomplissement opr ici par

    Jsus) et le prdicateur nous met en scne lpisode, en dcrivant comme lhabitude normale

    de ce qui se passait le sabbat le moment o Jsus selon la coutume procde la lecture, et

    o lassemble entend le prophte lu par lui. Jusque l, dit-il, tout est habituel. Mais plus

    rien nest habituel, continue-t-il, quand, se levant, Jsus dclare : Aujourdhui saccomplit

    vos oreilles ce passage de l'Ecriture . Lintention de ce prdicateur de vouloir magnifier la

    parole daccomplissement prononce, ainsi que le moment o Jsus, se saisissant de la

    prophtie, devient lui-mme Parole, est certes louable, et permet de simaginer Jsus dans

    cette posture, prt pour sa mission qui va commencer.

    Mais, et le lecteur attentif sen sera aperu tout de suite, ce nest pas tout fait ce que dit le

    texte. Et dans ce pas tout fait , il y a des diffrences notables qui permettent de mieux

    cerner comment fonctionne la pdagogie vanglique, et, par derrire, celle de Jsus lui-

  • mme. Dabord, Jsus ne se lve pas pour prononcer sa fracassante phrase didentification au

    Messie : au contraire, il sassoit. Et il y a ensuite un moment dattente dans la synagogue,

    puisque tous dans la synagogue tenaient les yeux fixs sur lui . Clairement, les gens ont

    dj compris quelque chose ; ils attendent quelque chose. Et de fait, on lit au v. 14 que Jsus

    arrive en Galile prcd par une rumeur le concernant. Celle-ci lannonce comme (au

    moins1) orateur dans les synagogues, et il est entour de gloire pour cela. En fait, lpisode se

    situe dans la perspective dveloppe au v. 22-24 qui ne faisait pas partie du dcoupage ce

    dimanche :

    Et tous lui rendaient tmoignage et taient en admiration devant les paroles pleines

    de grce qui sortaient de sa bouche. Et ils disaient : "N'est-il pas le fils de Joseph,

    celui-l ?" Et il leur dit : "A coup sr, vous allez me citer ce dicton : Mdecin, guris-

    toi toi-mme. Tout ce qu'on nous a dit tre arriv Capharnam, fais-le de mme ici

    dans ta patrie." Et il dit : "En vrit, je vous le dis, aucun prophte n'est bien reu dans

    sa patrie.

    On voit donc que les habitants de sa commune dorigine (nonobstant le v.23 qui les montrent

    admiratifs devant les paroles de Jsus) sont anims par un problme brlant : la confrontation

    entre cette rputation qui prcde leur illustre ressortissant, dont ils savent quil va revenir

    dans sa patrie, et leur propre connaissance du fils du charpentier (Marc 6,3) dont ils

    voudraient bien voir les hauts faits, pas seulement entendre les paroles. Dailleurs Marc

    enfonce le clou bien davantage que Luc :

    Celui-l n'est-il pas le charpentier, le fils de Marie, le frre de Jacques, de Joset, de

    Jude et de Simon ? Et ses surs ne sont-elles pas ici chez nous ?"

    Et aprs avoir rappel, selon le proverbe, qu un prophte nest mpris que dans sa patrie,

    parmi les gens de sa maison , lvangliste prcise que Jsus ne put faire l aucun

    miracle et stonnait de ce quils ne croyaient pas. On est donc loin dune triomphante

    reconnaissance de la messianit de Jsus, prise en charge par lui-mme dans un face face

    avec Isae, le plus grand prophte de la Loi dIsral. On est bien davantage dans une forme de

    provocation, Jsus sasseyant aprs la lecture de la prophtie le concernant, dont toute

    lassemble doit forcment sattendre ce quil prenne position par rapport elle, ou bien le

    confirme de faon clatante par un signe prodigieux, et ce geste de retrait tant suivi du temps

    dobservation de toute lassemble qui le regarde, les yeux fixs sur lui. Le suspense est enfin

    bris, mais en mme temps exacerb quand il dclare ce quil dit. Exacerb car cette

    dclaration concrtise le dilemme connaissance/reconnaissance mentionn plus haut : eux,

    Nazara (Nazareth) le connaissent, contrairement aux autres villages et rgions do il arrive,

    prcd de cette rputation quils ne comprennent pas, sil ne la prouve pas. Eux peuvent dire

    do il vient et qui il est. Ils savent quil nest pas le Messie, puisquil nest que le fils du

    charpentier (comparer avec Jean 7,27 : Est-ce que vraiment les autorits auraient reconnu

    1 On peut penser que la rputation de Jsus est dj celle dun thaumaturge, et que puisque ce passage, le premier

    de sa vie publique, qui fait comme si rien ne stait pass auparavant, mentionne la rumeur le concernant,

    admet donc implicitement des actes indits dignes dtre raconts (notamment ceux qui ont eu lieu

    Capharnam, v.24), et pas seulement des prches brillants.

  • qu'il est le Christ ? Mais lui, nous savons d'o il est, tandis que le Christ, sa venue, personne

    ne saura d'o il est. ).

    Provocation, car Jsus sait pertinemment ce quil y a dans la tte de toutes ces personnes

    devant lui la synagogue : il sassoit, alors quil aurait d rester debout pour leur annoncer

    cette nouvelle fondamentale de laccomplissement des Ecritures qui se produisait devant leurs

    yeux ce jour-l. Et sil sassoit et quil laisse le silence sinstaller (assez pour que lvangliste

    note tous les yeux fixs sur Jsus dans lautre face face de la scne) avant de dire ce quil a

    leur dire, cest probablement pour valuer quel chemin la rvlation de sa mission va prendre.

    Peut-tre mme sinterroge-t-il sur lopportunit de prononcer cette phrase-l ? Car lorsquil

    la prononce, il sait quil encourt la raction de colre et de frustration de ses auditeurs. Cette

    colre va devenir haine ouverte et volont de meurtre, comme on le sait, puisquen Luc 4,28-

    29, les gens se lvent, le jettent hors de la ville et certains le mnent mme vers un

    escarpement rocheux avec lintention de le prcipiter en bas. Il faut dire que Jsus avaient

    pouss le bouchon jusquau fond, puisquaprs lhistoire du mdecin qui se sauvait lui-mme,

    il leur avait parl dElie envoy une trangre Sidon et Elise qui navait sauv personne

    en Isral, mais bien cet tranger, Naaman le syrien.

    Bref, ce passage quaujourdhui nous chrtiens aurions tendance lire comme le geste dauto-

    intronisation de Jsus comme Messie, un Messie reconnu par tous ceux qui, dans la

    synagogue stonnaient du message de grce qui sortait de sa bouche , ce passage est en

    ralit beaucoup plus polmique. Bien recontextualis, il nous rvle un Jsus en butte

    lincrdulit de ses concitoyens, ceux qui sont les plus proches de lui, dont il aurait pu

    attendre intrt et comprhension, au lieu de mfiance et agressivit. Un Jsus qui ne peut pas

    gratuitement faire un miracle dans le seul but de confirmer sa messianit, et qui veut

    mettre en uvre une pdagogie dcoute de la Parole de Dieu (Shma Isral). Il aurait pu aussi

    viter le conflit, et, une fois assis aprs la lecture, laisser les paroles prophtiques faire leur

    effet toutes seules : mais aprs un court examen de cette option, il entre quand mme dans la

    confrontation, dune part parce quil vient dire sa vrit, la vrit quil se doit de rvler dans

    la mesure o les hommes peuvent lentendre, mais aussi parce que de toute faon, cest trop

    tard, ses concitoyens sont dores et dj contre lui, le mal est fait. Ces regards, fixs sur lui,