Pierre Bourdieu

Une classe objetIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 17-18, novembre 1977. La paysannerie, une classe objet. pp. 2-5.

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Bourdieu Pierre. Une classe objet. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 17-18, novembre 1977. La paysannerie,une classe objet. pp. 2-5.

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Pague pay sa ! * (Paie paysan !) S'il y a une vrit, c'est que la vrit du monde social est un enjeu de luttes : parce que le monde social est, pour une part, reprsentation et volont ; parce que la reprsentation que les groupes se font d'eux-mmes et des autres groupes contribue pour une part importante faire ce que sont les groupes et ce qu'ils font. La reprsentation du monde social n'est pas un donn ou, ce qui revient au mme, un enregistrement, un reflet, mais le produit d'innombrables actions de construction qui sont toujours dj faites et toujours refaire. Elle est dpose dans les mots communs, termes performatifs qui font le sens du monde social autant qu'ils l'enregistrent, mots d'ordre qui contribuent produire l'ordre social en informant la pense de ce monde et en produisant les groupes qu'ils dsignent et qu'ils mobilisent. Bref, la construction sociale de la ralit sociale s'accomplit dans et par les innombrables actes de construction antagonistes que les agents oprent, chaque moment, dans leurs luttes individuelles ou collectives, spontanes ou organises, pour imposer la reprsentation du monde social la plus conforme leurs intrts ; luttes bien sr trs ingales puisque les agents ont une matrise trs variable des instruments de production de la reprsentation du monde social (et, plus encore, des instruments de production de ces instruments) et du fait aussi que les instruments qui s'offrent immdiatement eux tout prpars, et en particulier le langage ordinaire et les mots de sens commun sont, par la philosophie sociale qu'ils vhiculent l'tat implicite, trs ingalement favorables leurs intrts selon la position qu'ils occupent dans la structure sociale.

C'est pourquoi l'histoire sociale des reprsentations sociales du monde social fait partie des pralables critiques de la science du monde social qui vhicule, en particulier dans les oppositions qu'elle met en oeuvre (Gemeinschaft/ Gesellschaft,

* Expression barnaise qui est utilise, dans des contextes trs diffrents, pour dire simplement qu'il faut payer les pots casss ou, en un sens plus spcifique, que c'est toujours le faible, le pauvre, le paysan, qui paye, qui trinque, qui se fait rouler, qui a tort. Selon l'tymologie populaire, sans doute fonde dans le cas particulier, il s'agirait de l'exclamation que l'on profre quand l'Etat impose de nouvelles charges.

folk/urban, etc.) pour penser le monde social ou dans les divisions selon lesquelles elle s'organise (sociologie rurale et sociologie urbaine, etc.), toute la philosophie sociale qui se trouve inscrite dans les oppositions les plus ordinaires de l'exprience ordinaire du monde social (ville/campagne, rural/ urbain, etc.). L'inconscient, disait peu prs Dur- kheim, c'est l'histoire : il n'y a pas d'autre moyen de s'approprier compltement sa propre pense du monde social que de reconstituer la gense sociale des concepts, produits historiques des luttes historiques que l'amnsie de la gense ternise et rifie. L'histoire sociale ou la sociologie historique ne vaudrait (peut-tre) pas une heure de peine si elle ne s'inspirait de cette intention de rappropriation de la pense scientifique par elle-mme qui est constitutive de l'intention scientifique la plus actuelle et la plus active (1).

Cette sociologie historique des schemes de pense et de perception du monde social s'oppose, tant dans ses intentions que dans ses mthodes, aux diffrentes variantes au got du jour de l'histoire des ides et en particulier celle qui se donne des airs de radicalisme critique en pourfendant des adversaires morts et enterrs. Il ne cote pas grand chose, disait Engels, de partir en guerre avec des formules gnrales contre l'esclavage et autres choses semblables, et de dverser sur une telle infamie un courroux moral suprieur. Malheureusement on n'nonce l rien que ce que tout le monde sait, savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus nos conditions actuelles ni aux sentiments que dterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous apprend rien sur la faon dont ces institutions sont nes, sur les causes pour lesquelles elles ont subsist et sur le rle qu'elles ont jou dans l'histoire (2). Faute d'tre capable de ressaisir les

1 Cela signifie concrtement que lorsqu'elle se mue en une accumulation positiviste d'informations plus ou moins anec- dotiques sur les spcialistes d'autrefois, en dehors de toute rfrence aux oeuvres qu'ils ont produites, l'histoire sociale des sciences sociales est peu prs totalement dpourvue d'intrt. 2 F. Engels, Anti-Dhring, Paris, Editions sociales, 1971, pp. 213-214. On aurait pu citer aussi Antonio Gramsci, Oeuvres choisies, Paris, Editions sociales, 1959, pp. 1 53- 155.

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ncessits qui confrent aux institutions et aux conduites leur ncessit historique, la recherche historique qui devrait fournir les moyens de traquer l'inconscient de classe, lui fournit un masque -qui devient d'ailleurs assez transparent lorsque, par exemple, on entend dmontrer que l'Ecole, cette invention des prtres et des pasteurs, mise au point par des petits-bourgeois, fonctionne grce des petits-bourgeois rpressifs pour transformer les ouvriers en bourgeois plus bourgeois que les bourgeois (3). Ce qui, en ce cas comme ailleurs, rend possible et, quoi qu'on en puisse penser, ncessaire, l'indignation bourgeoise contre les petits-bourgeois et contre les proltaires qu'ils embourgeoisent avec leurs coles ou leurs syndicats, c'est, outre les dispositions de l'habitus bourgeois, Yignorance des conditions sociales de production des agents et des institutions qu'ils font fonctionner ou, plus prcisment, l'indiffrence aux formes spcifiques que revt Y exploitation dans les diffrentes catgories d'exploits et tout spcialement chez les petits- bourgeois dont l'alination spcifique rside dans le fait qu'ils sont souvent contraints de se faire les complices la fois contraints et consentants de l'exploitation des autres et d'eux-mmes (4).

C'est ainsi que les histoires faire peur des grand-mres bourgeoises deviennent l'histoire dormir debout des petites filles en rupture (de ban) avec la bourgeoisie. Mais ce n'est pas tout : l'indignation rtrospective est aussi une manire de justifier le prsent. En effet, en dnonant, comme tel autre (5), la manire forte l'ge de la manire douce, la dame d'oeuvres qui lisait le Baron de Gerando l'ge de l'assistante sociale qui cite son Lacan, cette histoire libre (du travail de recherche historique) contribue lgitimer le dernier tat des institutions de domination qui doivent la part la plus spcifique de leur efficacit au fait qu'elles restent profondment mconnaissables -entre autres raisons parce qu'elles se dfinissent prcisment contre l'arrire-garde dpasse (6).

Pour que l'histoire sociale ait la valeur d'une psychanalyse de l'esprit scientifique et de la conscience sociale, il faut qu'elle reconstruise compltement, c'est--dire par un travail proprement

3 Cf. A. Querrien, Gnalogie des quipements collectifs, les quipements de normalisation, l'Ecole primaire. Paris, CERFI, 1975. Ceux qui trouveraient le rsum sommaire (ou primaire...) pourront se reporter aux pages 111 et 135, pour le portrait de l'instituteur comme scribouillard abruti par le remplissage des registres ou comme petit-bourgeois onaniste et sado-masochiste, aux pages 140 et 145 pour la leon de savoir-vivre bourgeois aux instituteurs petits-bourgeois et leurs rves de pouvoir. 4 L'intention mme de ressaisir les raisons d'tre, outre qu'elle est exclue par le mpris de classe, suppose tout autre chose que la consultation de quelques textes pittoresques rencontrs au hasard des catalogues de la Bibliothque nationale. Il suffit de savoir au prix de quels efforts les historiens (cf. J. Ozouf, Nous les matres d'coles, Paris, Gallimard Julliard, 1967, et F. Furet et J. Ozouf, Lire et crire, 2 vol., Paris, Ed. de Minuit, 1978) ont pu rpondre telle question tranche en passant (p. 151) pour se convaincre que, comme chez Jean-Baptiste de la Salle et Freinet selon Anne Querrien, l'innovation est, chez Anne Querrien et chez tous ies auteurs de la mme veine, le produit de la volont de ne pas se fatiguer (p. 145). 5 J. Donzelot, La police des familles, Paris, Ed. de Minuit, 1977.

parler interminable, les conditions sociales de production des catgories sociales de perception et de reprsentation du monde naturel ou social qui peuvent tre au principe de la ralit mme de ce monde lorsque, transforme en tableau artistiquement construit et en paysage architecturalement amnag, la nature elle-mme impose les normes de sa propre perception, de sa propre appropriation et que la perspective cesse d'tre un point de vue ordonnateur sur le monde pour devenir l'ordre mme du monde. Le mrite du trs beau livre de Raymond Williams, The Country and the City (7), est de rappeler non seulement que la perception du monde naturel lui-mme n'a rien de naturel -ce que l'on sait depuis longtemps, en particulier grce la vritable gnalogie sociale des catgories de perception du monde naturel que nous a donne Erwin Panofsky (8)-, mais aussi qu'elle est indissociable d'un rapport au monde social ; que le point de vue sur le monde naturel et, a fortiori, sur le monde social dpend de la hauteur sociale d'o il est pris. C'est ainsi que la reprsentation bourgeoise du monde, qu'il s'agisse du paysage naturel du landscape gardening ou de la psychologie apparemment anhistorique des romans de Jane Austen et de George Eliot tels que les analyse Raymond Williams, livre sous une forme objective la vrit du rapport bourgeois au monde naturel et social qui, comme le regard distant du promeneur ou du touriste, produit le paysage com-

6 Et naturellement, comme autrefois, c'est sur les familles ouvrires, les familles 'dmunies', qu'elles vont exercer leur missionnariat dans la propagation de ces nouvelles normes qui les font si bien vivre. La 'libert sexuelle', le contrle des naissances, l'exigence relationnelle, la psycho-pdagogie seront diffuss suivant les mmes modalits, selon le mme interventionnisme technocratique dont on a us autrefois pour vendre les caisses d'pargne et la scolarisation : l'incitation promotionnelle et la culpabilisation consquente des familles qui, par leur rsistance, gchent les chances de leurs membres. Dans le lancement du Planning familial retentit l'cho d'un discours vieux de plus de deux sicles (...)(c'est nous qui soulignons) (J. Donzelot, op. cit, pp. 199-200). Cette histoire en survol runit toutes les conditions d'un haut rendement symbolique sur le march des produits culturels : le va-et-vient incessant entre les allusions complices au prsent -propres produire l'effet de grande critique- et les rfrences dcousues et dcontextualises au pass -bien faites pour donner les apparences de la grande culture- et le chass- crois d'exigences qui en rsulte dispensent la fois de toute enqute systmatique sur le prsent -qui ne ferait qu'ter au discours sa hauteur philosophique- et de toute recherche approfondie sur le pass -qui, en replaant les institutions et les pratiques dans le systme dont elles reoivent leur sens et leur ncessit socio-logique, constituerait le pass comme pass et annulerait l'objet d'indignation rtrospective. Et, pour fonder le survol objectiviste qui vacue compltement l'tude des agents et les recherches parfois interminables qu'elle impose, il suffit de s'en remettre cette sorte de finalisme du pire qui rduit l'histoire au devenir quasi mcanique d'instances intemporelles et impersonnelles aux noms allgoriques : Bref, essayer de comprendre l'effet socialement dcisif du travail social [appel ailleurs l'assistanciel] partir de l'agencement stratgique des trois instances qui le composent, le judiciaire, le psychiatrique et l'ducatif (J. Donzelot, op. cit. , pp. 93-94). 7 R. Williams, The Country and the City , Londres, Chatto and Windus, 1973. 8 E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique , Paris, Ed. de Minuit, 1975.

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me paysage, c'est--dire comme dcor, paysage sans paysans, culture sans cultivateurs, structure structure sans travail structurant, finalit sans fin, oeuvre d'art. Le mystre du charme ternel de l'art bourgeois s'vanouit si l'on voit que tout ce qui, dans la littrature ou la peinture (sans parler de la musique) fonctionne comme une dngation (au sens de Freud) des rapports sociaux, prdispose l'oeuvre d'art tre ractive sinon indfiniment, du moins aussi longtemps qu'on ne lui demande rien d'autre que ce qu'elle est originairement prdispose offrir, c'est--dire une vocation neutralise du monde social qui parle de ce monde sur un mode tel que tout se passe comme si elle n'en parlait pas.

Domines jusque dans la production de leur image du monde social et par consquent de leur identit sociale, les classes domines ne parlent pas, elles sont parles. Les dominants, ont entre autres privilges, celui de contrler leur propre objectivation et la production de leur propre image : non seulement en ce qu'ils dtiennent un pouvoir plus ou moins absolu sur ceux qui contribuent directement ce travail d 'objectivation (peintres, crivains, journalistes, etc.) ; mais aussi en ce qu'ils ont les moyens de prfigurer leur propre objectivation par tout un travail de reprsentation, comme on disait autrefois, c'est--dire par une thtralisation et une esthtisation de leur personne et de leur conduite qui visent manifester leur condition sociale et surtout en imposer la reprsentation. Bref, le dominant est celui qui parvient imposer les normes de sa propre perception, tre peru comme il se peroit, s'approprier sa propre objectivation en rduisant sa vrit objective son intention subjective. Au contraire, une des dimensions fondamentales de l'alination rside dans le fait que les domins doivent compter avec une vrit objective de leur classe qu'ils n'ont pas faite, avec cette classe-pour-autrui qui s'impose eux comme une essence, un destin, fatum, c'est--dire avec la force de ce qui est dit avec autorit : sans cesse invits prendre sur eux-mmes le point de vue des autres, porter sur eux-mmes un regard et un jugement d'trangers, ils sont toujours exposs devenir trangers eux-mmes, cesser d'tre les sujets du jugement qu'ils portent sur eux-mmes, le centre de perspective de la vue qu'ils prennent d'eux- mmes. Entre tous les groupes domins, la classe paysanne, sans doute parce qu'elle ne s'est jamais donn ou qu'on ne lui a jamais donn le contre- discours capable de la constituer en sujet de sa propre vrit, est l'exemple par excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre subjectivit partir de son objectivation (et trs proche en cela des victimes du racisme). De ces membres d'une classe dpossde du pouvoir de dfinir sa propre identit, on ne peut mme pas dire qu'ils sont ce qu'ils sont puisque le mot le plus ordinaire pour les dsigner peut fonctionner, leurs yeux mmes, comme une injure -le recours l'euphmisme, agriculteur, propritaire terrien, en tmoigne. Affronts une objectivation qui leur annonce ce qu'ils sont ou ce qu'ils ont tre, ils n'ont d'autre choix que de reprendre leur compte la dfinition (dans sa version la moins dfavorable) qui leur est impose ou de se dfinir en

tion contre elle : il est significatif que la reprsentation dominante soit prsente au sein mme du discours domin, dans la langue mme avec laquelle il se parle et se pense, le bouseux , le cul terreux , le pquenot, le plouc, le pouze qui parle avec un accent du terroir a son correspondant peu prs exact (en barnais) dans le paysanas em-* paysanit, le gros paysan empaysann, dont on raille les efforts pour parler le franais en l'corchant (franc imande ja) et qui sa lourdeur, sa maladresse, son ignorance, son inadaptation au monde citadin valent d'tre le hros favori des histoires drles les plus typiquement paysannes.

La formation d'une identit foncirement ht- ronome, ractionnelle, donc parfois ractionnaire, est d'autant plus difficile que les images avec lesquelles elle doit compter sont elles-mmes contradictoires comme les fonctions auxquelles ceux qui les produisent les font servir. Il est certain que l'on ne pense peu prs jamais les paysans en eux- mmes et pour eux-mmes, et que les discours mmes qui exaltent leurs vertus ou celles de la campagne ne sont jamais qu'une manire euphmise ou dtourne de parler des vices des ouvriers et de la ville. Simple prtexte prjugs favorables ou dfavorables, le paysan est l'objet d'attentes par dfinition contradictoires puisqu'il ne doit d'exister dans le discours qu'aux conflits qui se rglent son propos. Ainsi, aujourd'hui, les diffrents secteurs du champ de production idologique lui proposent au mme moment les images de lui-mme les plus incompatibles. Paradoxe particulirement clatant dans l'ordre de la culture' et surtout de la langue o certaines fractions des intellectuels, ports par la logique de leurs intrts spcifiques, leur demandent par exemple de retourner leurs langues vernaculaires au moment o les exigences tacites des marchs conomique, matrimonial et scolaire leur imposent, plus brutalement que jamais, de les abandonner. Mais peut-tre la contradiction est-elle plus apparente que relle, les divisions les plus irrductibles subjectivement pouvant s'organiser objectivement en une division du travail de domination : la folklorisation, qui met la paysannerie au muse et qui convertit les derniers paysans en gardiens d'une nature transforme en paysage pour citadins, est l'accompagnement ncessaire de la dpossession et de l'expulsion. Ce sont en effet les lois du profit diffrentiel, la forme fondamentale du profit de distinction, qui assignent aux paysans leurs rserves, o ils auront tout le loisir de danser et de chanter leurs bourres et leurs gavottes, pour la plus grande satisfaction des ethnologues et des touristes citadins, aussi longtemps que leur existence sera conomiquement et symboliquement rentable.

On comprend qu'il est sans doute peu de groupes qui entretiennent des relations moins simples avec leur propre identit, qui soient plus condamns en un mot l'inauthenticit que ces simples en qui toutes les traditions conservatrices cherchent le modle de l'existence authentique. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les paysans, sans cesse affronts la domination insparablement conomique et symbolique de la bourgeoisie urbaine n'ont pas d'autre choix que de jouer, pour les citadins et aussi pour eux-mmes, l'une ou l'autre

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des figures du paysan, celle du paysan respectueux qui fait dans le populisme populaire, parlant de sa terre, de sa maison et de ses btes avec des accents de rdaction d'cole primaire, ou celle du paysan heideggerien qui pense cologiquement, qui sait prendre son temps et cultiver le silence et qui tonne les rsidents secondaires par sa profonde sagesse, venue on ne sait d'o, ou encore celle du paysan empaysann qui assume, non sans un soupon d'ironie et de mpris, le rle du simple, du cul- terreux, du bon sauvage ou mme celle du braconnier, parfois un peu sorcier, qui pate autant les citadins par son habilet dcouvrir les champignons ou tendre des lacets que par ses talents de rebouteux ou ses croyances d'un autre ge.

Et la constitution de l'identit collective pose aux paysans {et la science sociale) des problmes qui ne sont pas plus simples que ceux de l'identit individuelle. On sait l'histoire exemplaire de ces paysans du Bocage qui, porteurs des revendications les plus radicales en 1789, fournirent quelques annes plus tard ses partisans les plus acharns la Contre-Rvolution vendenne (9). Obligs de se constituer contre, d'abord contre le clerg et ses proprits, ensuite contre la bourgeoisie urbaine, grande accapareuse de terres et de rvolutions, les paysans (auxquels il faut ajouter les fractions du monde rural qui en reprsentent en

9~P. Bois, Paysans de l'Ouest, Des structures conomiques et sociales aux opinions politiques depuis l'poque rvolutionnaire, Paris-La Haye, Mouton, 1960.

quelque sorte la limite, comme les travailleurs des forts, antithse absolue des habitants du bourg), paraissent vous ces combats d'arrire-garde contre les rvolutions qu'ils ont parfois servies, parce que la forme spcifique de la domination qu'ils subissent fait qu'ils sont dpossds aussi des moyens de s'approprier le sens et les profits de leur rvolte : sans prtendre y voir des invariants d'une condition paysanne dont seule la ccit citadine ignore l'immense diversit, il reste que l'troitesse du champ des rapports sociaux, qui, en favorisant la fausse contextualisation, oriente souvent tort la rvolte, la fermeture de l'horizon culturel, l'ignorance de toutes les formes d'organisation et de discipline collective, les exigences de la lutte individuelle contre la nature et de la concurrence pour la possession du sol, et tant d'autres traits de leurs conditions d'existence prdisposent les paysans cette sorte & individualisme anarchiste qui leur interdit de se penser eux-mmes comme membres d'une classe capable de se mobiliser en vue d'imposer une transformation systmatique des rapports sociaux. C'est pourquoi, mme quand ils jouent leur rle de force de rvolution, comme dans tant de rvolutions rcentes, ils ont toutes les chances d'apparatre, tt ou tard, comme ractionnaires, faute d'avoir pu s'imposer comme force rvolutionnaire

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