blanché sur la trivalence

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SUR LA TRIVALENCE Robert BLANCH t Ce qui déconcerte dans la logique trivalente de Lukasie- wicz ('), ce nest pas tant qu'elle soit trivalente, ce serait plutôt quelle ne lest pas assez, ayant laissé subsister des traces de bivalence; d'où un certain manque d'homogénéité, qui entraîne à son tour des distorsions et des bizarreries. La matrice de la négation étonne. Désignons, pour abréger, par V, F et P les trois valeurs que Lukasiewicz fait correspondre respectivement au vrai, au faux et au possible. Que la néga- tion de V donne F, cela est certes normal dans un système bivalent, mais cesse de l'être avec l'introduction d'une troi- sième valeur, qui modifie l'équilibre du système: comme si rien n'était changé dans les rapports entre les deux termes d'un duo quand on les intègre a un trio. Dans un système bi- baient, il y a équivalence entre V —p et — Vp, car ici les con- traires (négation postposée au foncteur) se confondent avec les contradictoires (négation préposée), de sorte qu'on a: V—p - V p gation du faux. Mais avec la trivalence, ces deux opposées se différencient, de sorte que la négation de l'une des trois va- leurs nest plus équivalente à l'une des deux autres, mais a leur disjonction. Dénier a p la valeur du vrai, c'est dire qu'il a celle du faux ou celle du possible. Si l'on peut maintenir —p F p , on ne voit pas comment conserver — Vp F p , car V p équivaut alors, en vertu même de la trivalence, a Fp\lPp. D'autre part, il y a aussi quelque chose de choquant dans la façon dont est introduite la négation de la troisième valeur. On peut sans doute admettre l'équivalence Pp P - car dire qu'il est seulement possible que je sois demain a Varsovie, revient à dire qu'il est possible aussi que je n'y sois pas. Mais non pas l'équivalence —Pp ---- Pp; car pour un pos- sible qui est conçu comme un possible-contingent, occupant une position médiane entre les deux autres valeurs dont il est la négation conjointe - V p . -

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un autre article difficilement accessible du grand logicien français Robert Blanché.

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SUR L A TRIVALENCE

Robert BLANCHt

Ce q u i déconcerte dans la log ique triva len te de Lukasie-wicz ('), ce n e s t pas ta n t qu 'e lle so it triva lente , c e se ra itplutôt q u e lle ne le s t pas assez, ayan t la issé subsister destraces de bivalence; d 'où un certa in manque d'homogénéité,qui entraîne à son tour des distorsions e t des bizarreries. Lamatrice de la négation étonne. Désignons, pou r abréger, p a rV, F et P les tro is valeurs que Lukasiewicz fa it correspondrerespectivement au vra i, au faux et au possible. Que la néga-tion de V donne F, ce la est certes normal dans u n systèmebivalent, ma is cesse de l'ê t re avec l' in troduction d'une t ro i-sième va leur, q u i mod if ie l'équ ilib re d u système: comme s irien n 'é ta it changé dans les rapports entre les deux termesd'un duo quand on les intègre a un trio . Dans un système b i-baient, i l y a équivalence entre V —p et — Vp, ca r ic i les con-traires (négation postposée au foncteur) se confondent avecles contradicto ires (négation préposée), d e so rte qu 'on a :V—p -V p F p; et de même, a na lo gi qu em en t, pour la né-

gation du faux. Ma is avec la trivalence, ces deux opposées sedifférencient, de sorte que la négation de l'une des t ro is va -leurs n e st p lus équivalente à l'une des deux autres, ma is aleur disjonction. Dénier a p la va leur du vra i, c'est d ire qu ' ila ce lle du faux ou ce lle du possible. S i l 'o n peut main ten ir

—p F p , o n n e vo i t pas comment conserver — Vp F p ,car V p équivaut alors, en ve rtu même de la trivalence, aFp\lPp. D'autre part, i l y a aussi quelque chose de choquantdans la façon dont est in troduite la négation de la tro isièmevaleur. On peut sans doute admettre l'équivalence Pp P-p ,car d ire q u ' i l est seulement possible que j e so is demain aVarsovie, revient à d ire qu 'il est possible aussi que je n 'y soispas. Ma is non pas l'équivalence —Pp ---- Pp; ca r pour un pos-sible qu i est conçu comme u n possible-contingent, occupantune position médiane entre les deux autres valeurs dont i l estla négation conjointe -V p . -F p ) , s a n é g a t io n n o r ma l e

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devrait aussi se trouver, toujours en raison même de la t riva -lence, dans la d isjonction des deux autres va leurs: -P p =-.VpV.Fp. O n évite ra it a insi cette première b izarre rie d 'unenégation qui soit équivalente à l'affirmation, e t dont on se de-mande a lo rs à quo i e l le peut b ien se rvir, e t cette secondebizarrerie d 'un tra itement hétérogène p a r rapport a u x deuxautres valeurs, puisque, pour aucune de celles-ci, la négationn'a pour effet de la ramener ainsi sur elle-même.

Ces considérations d'équilibre interne peuvent sembler pure-ment formelles, e t donc hors de propos ici, puisque le desseindéclaré de Lukasiewicz était de construire un calcul qui, con-trairement à ce lu i de Post, fû t exactement adapté a une cer-taine interprétation in tu it ive. I l s'agissait d'élaborer un calculpropositionnel ou fû t réservée une place, a coté des proposi-tions vra ies e t des propositions fausses, a celles q u i portentsur des futurs contingents, e t de présenter a insi une logiqueaccordée à u n e métaphysique non-nécessitaire. L e s basesaxiomatiques d'un système formel pur sont affaire de conven-tion, e t pourvu qu'elles soient consistantes entre elles, i l n 'y arien de plus à. exiger, abstraction faite des qualités quasi-esthé-tiques qu 'on peu t souhaiter te lles que l'élégance, u n e ce r-taine symétrie dans les structures, une richesse finale à pa rt ird'une simplicité in it ia le, etc. Ma is quand aux symboles a lgo-rithmiques on fa it correspondre des mots du langage courant,ces mots von t maintenant prendre le sens d icté pa r l'emplo iqui en est fa it dans les axiomes; e t si l'on peut admettre quecelui-ci n e coïncide p lus exactement avec le sens habituel,toujours un peu flottant, du moins est-on en dro it de demanderqu'il ne s'en écarte pas trop sensiblement, comme i l nous sem-ble que c'est le cas ici. Car, à moins qu'on ne les entende ausens épistémique de «connu comme vra i» e t «connu commefaux», u n v ra i e t u n faux q u i cessent de fo rme r a lternativeperdent un de leurs tra its caractéristiques. Et surtout, la nou-velle négation revient à dissocier au moins implicitement, maisde façon paradoxale, les deux notions de négation et d 'exclu-sion. En effet, tandis que la position de l'une quelconque destrois valeurs revient, en vertu même de la trivalence, à exclureles deux autres, ou bien elle équivaut à ne n ie r que l'une des

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deux autres, ou bien e lle équivaut à se n ie r elle-même.Devant ces difficultés, nous nous demanderons s' il n'est pas

possible de construire un système à base ternaire qui possèdeles t ro is propriétés suivantes: 1 ° Indépendamment d e tou teinterprétation concrète, e t notamment de ce lle que Lukasie-wicz entendait lu i donner, posséder une structure qui so it une«bonne forme», b ien équilibrée, sans lacunes n i distorsions.2° Etre susceptible de recevo ir une ou même plusieurs in te r-prétations in tu it ives dans l e domaine logique, ê t re apte e nparticulier à se réaliser dans le modèle qui gravite autour desnotions du possible et du contingent. 3° Etre te l qu ' il permettede conserver la b ivalence d u v ra i e t d u faux: ce pourquoinous éviterons de le qualif ier de trivalent, e t parlerons p lu tô td'un système ternaire ou triadique. Nous désignerons les te r-mes de cette triade par les voyelles A, E et Y, entendues d'abordcomme de purs symboles.

Par un tel propos, nous ne prétendons n i corriger le systèmede Lukasiewicz, ce qu i sera it outreduidant, n i même propre-ment le remplacer. Ca r nous renonçons à l'ambit ion qu i é ta itla sienne: non seulement de construire une logique qui réservâtune place aux propositions qu i portent su r les fu turs contin-gents, ce qu i eû t été assez banal, ma is de la constru ire endemeurant sur le plan du calcul propositionnel assertorique, enintégrant à ce système vérifonctionnel la notion du possible;en d'autres termes, de s'épargner d 'avo ir à sura jouter un ca l-cul modal au calcul assertorique classique, à condition d'élar-g ir ce dern ier pa r l'abandon de la bivalence. Ma lg ré le mé-lange des deux vocabulaires, la va leu r du «possible» deva itdonc y ê t re entendue comme une va le u r aléthique, s u r l emême plan que le «vrai» e t le «faux». I l est permis de nou rrirquelques doutes sur les chances de succès d'un tel projet. Nouspensons qu'on ne fera it plus trop de diff icultés aujourd 'huiadmettre q u e l'a lte rna t ive d u v ra i e t d u fa u x domine to u tcalcul, de même que toute langue est dominée par une méta-langue. On peut certes d ire de te lle fo rmule d 'un ca lcu l t r i -valent qu'elle a la valeur tierce, mais alors cette nouvelle pro-position qui porte sur la formule est tenue pour vra ie ou pourfausse, et donc soumise à la bivalence; et si l'on s'arrange pour

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introduire la valeur tierce dans la métalangue, la bivalence seretrouvera au niveau de la méta-métalangue. C'est pourquoinotre dessein sera bien plus modeste, e t mieux à la mesure denos propres moyens.

Avec la bivalence, c-A-cl. avec une dyade te lle que celle duvrai e t du faux classiques, i l y a a lternative entre les deuxvaleurs: la négation ou exclusion de l'une quelconque équivautà l'a ff irmation ou position de l'autre. Un te l système n'est passeulement bien équilibré, on peut aussi le qualif ier de parfait,en ce sens que ses termes sont à la fois mutuellement exclusifs(sans recouvrements) e t co llect ivement exhaustifs (sans la -cunes). Le rapport entre les deux valeurs y est celui qui règneentre des contradictoires. Ma is dès qu'on in t rodu it une t ro i-sième valeur, c-à-d. quand d la dyade on substitue une triade,on ne peut plus, de toute évidence, main ten ir entre ces t ro isvaleurs u ne alternative. O n n e saura it conserver dans u nsystème ternaire une propriété qu i est vra iment un propre dusystème binaire. Pour que le nouveau système demeure équi-libré, i l faut substituer à l'alternative, qui ne peut jouer qu'en-tre deux termes, l' incompatib ilité qui, symétrique comme l'a l-ternative, peu t jouer, e lle , en tre u n nombre quelconque determes. Ceux-ci se comporteront donc entre eux comme descontraires, te ls que, s ' i l s'ag it d 'un système simplement te r-naire, la position de l'un quelconque d'entre eux so it équiva-lente à la négation de l 'u n e t l'au tre des deux autres, e t lanégation de l'un quelconque équivalente d la position de l'unou l'autre des deux autres. I l reposera donc sur les équivalencessuivantes:

I

II

47*

A . . . —E . —YE . . . ~ A . ~ YY . . . —A . —E

— A . . . E V Y— E . . . A V Y— Y . . . A V E

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En regard du système ternaire de Lukasiewicz, où la néga-tion manque d'homogénéité, n e donnant pas d e s résu lta tscomparables pour ses t ro is termes, e t para it f lo t te r entre lescontradictoires e t le s contra ires, o n a u ra a in si reconstituéun système qui, comme celui de la négation binaire classique,soit à la fo is homogène e t parfait. L 'exp licita t ion d u n t ro i-sième terme Y se justif ie par le besoin que nous avons souventde penser e t d 'exprimer la négation conjo inte des deux pre-miers contraires puisque, en tant que contraires, i ls peuventêtre tous les deux faux e t laissent donc une p lace p o u r laposition et la vérité dun tertium. Partout où nous le rencontre-rons, Y assurera a insi l'indispensable o ff ice d 'un neutre, n etiter: ni A ni E.

Maintenant, si les tro is termes de notre triade se comportententre eux comme des contraires, quel est, pour chacun d'eux,son contradictoire ? On sait qu'Aristote, après a vo ir confondupendant un temps (Métaph. A ) le s deux, é ta it v ite parvenu

distinguer entre ces deux formes de l'opposition, ce lle qu ise fa it contradictoirement, a r r i g-a r r n i i i . ; , e t c e l l e q u i s e f a i t p a r

contrariété, l'avrt65-.,:; i l a v a i t a l o r s e n s e ig n é , à p r op o s p r éc i sé -

ment du possible, que la vra ie négation est la négation prépo-sée, qui donne la contradictoire, et non la postposée, qui donnela contraire (ou la subcontraire quand on passe a la triade dessubcontraires, à laquelle nous allons a rrive r). La négation deI l est possible que cela soit n'est pas I l est possible que cela nesoit pas, mais b ien I I n'est pas possible que cela so it ( 1-I c r m .XII, 21 b). S i l ' o n ve u t é v it e r la confusion con tre laque lleAristote nous a mis en garde, i l faut donc s'interdire de cher-cher la négation contradictoire de l'un des termes d'un systèmetriadique dans l'un des deux autres, qu'on ne saurait d 'ailleurscomment choisir, et encore moins dans lui-même; e lle consiste

poser la disjonction des deux autres, comme i l apparait dansnos équivalences I I ci-dessus. Rien n'empêchera alors d'affec-ter un symbole simple à chacune de ces tro is disjonctions, e tde compléter décisoirement nos équivalences I I pa r les équi-valences suivantes, qui sont autant de définitions des nouveauxtermes U, I et 0 :

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574 R . BLANCHE

I — A . E V Y . = . 0III I — E A V Y = I

1 — Y A V E U

Ces t ro is contradictoires forment une nouvelle triade UIO,complémentaire de la précédente. No n que lle y ajoute vra i-ment quelque chose q u i l u i manquait, pu isque ce lle -ci e stdéjà p a r elle-même u n système complet, sans lacunes. E llepermet seulement de substituer, p a r une convention de lan -gage, u n terme simple nouveau à u n te rme complexe fo rméavec des éléments de la triade in it ia le. Ce qu i ne lu i apporteproprement aucun élément supplémentaire, ma is se bornebaptiser une certaine composition de ses éléments. De sorte quesi l'on combine les deux systèmes, on aura naturellement desrecouvrements, puisque, d e deux manières différentes, c'estle même terra in qu 'ils découpent. Dans cette nouvelle triade,considérée seule, le rapport entre deux quelconques de sestrois termes est ce lu i de disjonction, q u i caractérise la sub-contrariété. Comme la triade des contraires comporte un élé-ment vra i e t deux faux, de sorte qu'on peut y conclure de lavérité de l'un quelconque de ses termes à la fausseté des deuxautres (e), i l en résulte que la triade de leurs contradictoirescomporte nécessairement un élément faux e t deux vra is, desorte qu'on peut y conclure de la fausseté de l'un quelconquede ses termes à la vérité des deux autres. Le rapport de néga-tion con trad icto ire n ' in te rvien t n u l le p a r t à l ' in té rie u r d echaque triade, i l règne seulement en tre les deux systèmes,chacun d'eux trouvant dans l'autre le contradictoire de chacunde ses termes. Le tableau I I I nous a donné les contradictoiresdes termes d u t rio des contraires, le tableau I V remp lira lemême off ice p o u r le t r io des subcontraires:

. 0IV

/ — I . -=- .E . - = . 0 . L I— O . = . A .-- - . I . 0

On a pu vo ir (tableau I I I ) que le contradictoire de chacundes termes de la première triade équivaut à la disjonction des

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deux autres termes de cette même triade: s' il est faux, l'un oul'autre de ses autres termes est vra i. On vo it maintenant (ta-bleau I V ) que le contradictoire de chacun des termes de ladeuxième t riade équivaut à la conjonction des deux autrestermes de cette même triade: s' il est faux, l'un et l'autre de sesautres termes sont vrais.

Si l'on veut, pour rendre la chose plus parlante à l' imagina-tion, représenter chacune de ces triades par un diagramme, onchoisira naturellement un triangle équilatéral ayant pour som-mets les tro is valeurs, et pour chaque côté la re lation de con-trariété o u incompatib ilité p o u r la première triade, d e sub-contrariété ou disjonction pour la seconde. Et si l'on réduit enune seule structure plus complexe ces deux triangles complé-mentaires, on obtiendra la figure suivante, où se combinent letriangle des contraires e t ce lu i des subcontraires:

Y

On reconnaît aussitôt en f ilig rane su r cette figure, commeune partie de celle-ci, le carré classique des propositions opoo-sées, e t l'on comprend pourquoi nous avons choisi, pour sym-boliser les termes de nos triades, les voyelles traditionnelles,quitte à y ajouter deux voyelles supplémentaires pour les deuxtermes nouveaux. Cependant, s i notre f igure 'est, en un sens,plus riche que celle du carré d'Apulée, e lle paraît à d'autreségards plus pauvre puisqu'elle ne dessine pas les rapports decontradiction ni de subalternation. Mais i l n'est pas d iff icile deles y ajouter , et même de préciser les lignes de la subalterna-tion en marquant par des flèches le sens dans lequel elle joue.On aura ainsi constru it un hexagone qu i f igurera la systèmehexadique constitué par la composition de nos deux triades (3):

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576 R . B LA NCHE

(AVE)

(U I ) A ' E (U 0 )

pAlly(A VY)I 0 ( E V Y )

( 1 .0 )

Dans cette figure, la relation de chacun de ses six termes auxcinq autres est exactement précisée. On y distingue nettementl'étoile des contradictoires, le triangle des contraires, celui dessubcontraires, en f in l a chaîne annulaire des subalternes p a rlaquelle chaque terme est re lié a ses deux voisins. On y vo itaussi comment, en ra ison de ces subalternations, chacun destermes est définissable p a r la combinaison, a lternativementdisjonctive ou conjonctive, des deux termes qu i l'avoisinent,c-a-d. de ceux de l'autre triade qu i ne lu i sont pas contradic-toires.

Avec ses t ro is axes de symétrie, ce système hexadique aassurément une meilleure forme que le carré logique qui n'enest qu'une ébauche lacunaire; i l l'achève en explicitant deuxpostes qu i lu i manquaient e t dont l'absence déterminait ce r-taines dissymétries, dont la ra ison n'apparaissait pas cla ire -ment. Ces particularités s'expliquent a l'examen de la f igureci-dessus qui, en dégageant les postes U et Y, fa it apparaîtreune symétrie qu i resta it auparavant dissimulée pa r l'absencede certains éléments constitutifs.

* **

Si d e ce schéma abstra it o n passe maintenant a u x in te r-prétations in tu it ives qu ' il admet dans le domaine logique, e ttout particulièrement a celle qui s'organise autour de la notion

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du possible, c-b.-d. a u système classique des modalités, o nobtiendra le tableau suivant:

nécessaire A

possible

SUR L A TR1VALENCE 5 7 7

(nécessaire ou impossible)déterminé

U

Yindéterminé

(possible et contingent)

E impossible

0 contingent

Comparée à ce tableau, la théorie traditionnelle des moda-lités classiques apparaît comme lacunaire. Sa présentation laplus usue lle respecte apparemment l a f o rme quadratique.Mais ce n e st généralement qu'une apparentce, en ra ison dela coalescence le p lus souvent admise d u «possible» e t d u«contingent»: on a alors réellement affaire à une triade, dontl'un des termes se trouve porter un double nom. On sait quecette quasi-synonymie du possible e t du contingent remonteà Aristote, e t l'on sa it également que ce lu i-ci a hésité entrediverses manières d 'art icu ler ce possible-contingent au néces-saire et à l'impossible. I l commence (Herm. XII I ) pa r entendreson possible-contingent au sens d'un pur possible, qui se situe-rait à. notre poste I , puis lu i donne (An . p r. X I I I , 32 a 18-19),sans souligner le changement, le sens b ila téra l, q u i le situealors en Y. Dans le p remier cas, o n é ta it en présence, avecquatre vocables, d'une structure ternaire, et bancale. C'est cetteforme que les médiévaux consacreront dans le u r théorie qu ideviendra classique. Dans le second cas, on est b ien en pré-sence d 'une t riade régu liè re AEY, parfa itement symétrique,dont les termes sont reliés entre eux par un rapport de contra-riété. Seulement, l'absence de la triade complémentaire, fou r-

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578 R . BLANCHE

nissant les contradictoires, crée des embarras; en part icu lier lalatence d'un poste U entraine des diff icu ltés pour la négationdu possible-contingent. D'autre part, le raccord se fait mal avecla conception quadratique des propositions opposées, a ve claquelle cependant on combine la théorie des modales.

On s'étonne qu'avec le renouveau de la logique modalenotre époque e t l'application q u i y est fa ite des méthodesformelles, celle-ci n'ait guère réussi à se dégager de ces vie illesstructures. A in s i G . H. v o n Wrig h t (4), d i s t i n g u a n t e n t r e l e

«possible» e t le «contingent», constru it un système expressé-ment e t réellement quaternaire, ma is n o n pas quadratique:car, entendant le possible au sens unilatéral d'un pur possible,et le contingent au sens b ila téra l du non-nécessaire e t non-impossible, i l aboutit à un quaterne bizarrement irrégulier, destructure AEIY. Bizarrement irrégu lier, pu isqu 'il est surabon-dant (I) pa r rapport à un triangle de contraires, déficient pa rrapport à la structure hexagonale (U et 0 ), et à la fois partie l-lement déficient (0 ) e t partiellement surabondant (I ) pa r rap-port au carré classique des opposées. I l laisse a insi échappercertains rapports essentiels en t re ses termes, sans r ie n d esystématique dans ces déficiences. Ainsi, tandis qu'on y trouvele couple de contradictoires El, on n 'y trouve n i le contradic-toire de A qui serait 0 , n i celui de I qui serait LI; tandis qu'ony trouve le système des trois contraires AEY, on ne trouve quel'un des éléments, I , du système des subcontraires; m ê m e a b -sence d'organisation pour les rapports de subalternation. Tousces rapports, au contraire, son t cla irement marqués dans lastructure hexagonale, ce qu i permet, en toute objectivité, dequalifier d'achevée e t parfa ite l a f o rme d e ce t te dern iè restructure, tandis que la forme de l'autre en est une mutilation.

Le système modal où l'on se rapproche le plus des notionsproprement aléthiques, le v ra i e t le faux, est ce lu i des no -tions épistémiques. Le vra i y devient un vra i reconnu commetel, u n «vérifié», e t le faux un faux reconnu comme te l, u n«falsifié». Chacune de ces deux notions dispose d'ailleurs, pourla désigner, d'un jeu de vocables qui permettent de la nuancer,tels que «démontré», «établi», «reconnu», «avéré», «confirmé»,etc., ou «réfuté», «exclu», «démenti», etc. Ma is avec cette tra-

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duction des notions aléthiques e n notions épistémiques, l esystème q u i é ta it b ina ire e st devenu terna ire , l'a lte rna t ivedes contradictoires y est remplacée p a r l' incompatib ilité descontraires. Ainsi, si l'on entendait les valeurs 1 e t 0 de Luka-siewicz en ce sens épistémique, i l faudrait, pour l'homogénéitédu système, affecter de la même interprétation épistémiquela valeur 1/ 2 , e t l u i f a ir e s i gn i fi e r ce qui n'est ni connu comme

vrai n i connu comme faux, c-d-d. ce qui demeure douteux, in -certain, ce devant quoi nous restons indécis. O r la négationdu douteux ne ramène pas au douteux lui-même, e lle consistedans le décidé, entscheidet, ce qu i est connu comme vra i oucomme faux, autrement d it ce qui a non pas la valeur 1/ 2 , m a i sla valeur: 1 ou 0 (1. A insi se reconstituerait la triade des sub-contraires, complémentaire d e l a précédente, p o u r abou t ir

la structure hexagonale complète, qu'on pourra aussi bien,si l'on part du carré, considérer comme une mutation enrichis-sante et équilibrante:

établivérifié

plausible(non exclu)

SUR L A TRIVALENCE 5 7 9

(établi ou exclu)décidé

Yindécis

(plausible et contestable)

excludémenti

contestable(non établi)

Est-il nécessaire de fa ire remarquer que la trivalence épisté-mique, simp le o u redoublée, n 'affecte e n rie n l a b iva lencealéthique ? A ve c l' in terprétat ion épistémique des modalités,la b ivalence in te rvien t deux fo is: d 'abord dans l'a lte rna t iveproprement épistémique du connu e t de l'inconnu, pu is uneseconde fois, maintenant dans le domaine du connu, selon quecela est connu comme vra i ou comme faux.

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580 R . BLANCHE

La composition des notions épistémiques en une triade decontraires e s t te llement nature lle , qu 'e lle s'est imposée àvon Wrigh t, chez qui les tro is termes «vérifié», «falsifié», « in-décis», forment une triade régulière AEY. On demeure seule-ment surpris qu'ayant atteint, dans un cas où e lle sautait auxyeux, l a me illeu re structure, l 'au teu r n 'a i t pas v u qu 'e lleconvenait aussi bien aux cas voisins. D'où une double d if fo r-mité dans sa théorie. L'une qui porte sur l'ensemble: alors queson propos é ta it manifestement d e sou ligner l'analogie d estructure fo rme lle en tre ses modalités «aléthique», oépisté-mique» e t «déontique», so n tab leau d e s moda lités ép isté -miques échappe à l' isomorphisme q u i règne entre le s deuxautres tableaux; de sorte que c'est le système norma l A E Yqui paraît exceptionnel. Et d if fo rmité à l' in té rieu r de chacundes deux autres tableaux, d e structure AEIY : nous l'avonsdéjà relevée pour son système «aléthique», nous allons la re -trouver avec son système odéontique».

Avec les modes déontiques, o n vo i t en e ffe t vo n Wrig h trevenir à la structure boiteuse AEIY, où l'oindifférent» occupeune place intermédiaire entre le poste du «permis» dune partet, d'autre part, un poste qu i demeure inoccupé, e t qu i sera itcelui d'un non-obligatoire, c-à-d. d 'un facultatif. Pour en fa ireapparaître les défauts, le mieux sera de dessiner, ic i encore,la structure hexagonale où l'on reconnaîtra aussitôt les lacuneset les dissymétries de la structure quaternaire de notre auteur:

permis

(obligatoire ou interdit)reglementé

U

obligatoire A E in te rd it

indifférent(permis et facultatif)

0 fa lcutatif

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Université de Toulouse

SUR L A TRIVALENCE 5 8 1

Si on laisse de côté les constructions purement formelles, oùtout est permis sous la seule condition de la consistance in -terne, et dans lesquelles s'exténuent pour finalement s'évanouirles notions de vra i et de faux; si l'on considère seulement lessystèmes p a r lesquels o n se propose d'organiser, d e façonaxiomatique ou axiomatisable, des ensembles de notions q u itombent dans l e champ d'études d u log icien, co mme so n tdepuis longtemps les notions modales traditionnelles, et depuispeu les notions épistémiques e t déontiques: a lors on trouverafacilement des systèmes q u i reposent su r une base ternaire,plus ou moins symétrique, et l'on pourra dire, si l'on ne limitepas la notion de va leur aux seules valeurs aléthiques, qu'aveceux on a affaire, dans le domaine de la logique, à des systèmestrivalents. Ma is une te lle triva lence n'entre pas pou r autanten conflit avec la bivalence aléthique, celle du vra i et du faux.Si l 'on cro it assister à l'éclatement de cette bivalence, c'estparce que les notions de vrai et de faux ont plus ou moins glisséde leu r sens proprement aléthique vers des sens voisins. Cequ'on peut alors souhaiter, outre cette d iscrimination entre ledomaine proprement aléthique e t ceux qu i l'avoisinent, c'estqu'une te lle organisation ternaire prenne la meilleure forme,c-à-d. la plus régulière et la moins fallacieuse. Cette forme estcelle d 'une triade de contraires, appelant pour la compléter,en raison même de l'a lternative du vra i e t du faux, la triadedes subcontraires, où ils se reflètent en négatif.

NOTES

Robert BLANCHE

(t) Rappelons que ses Philosophische Bemerkungen... de 1930 sont repro-duites, e n t raduc t ion anglaise, dans l e rec ueil d e Storrs MCCALL, Polis hlogic 19204939, Oxford, 1967, p. 40-65.

(2) On aura compris que c'est pour abréger le discours que nous parlons

de la v érité ou de la tausseté d'un terme. Nous pensons par la au change-ment éventuel de la v aleur de vérité d'une propos it ion quand, dans celle-c i,

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on substitue l ' un des termes-c lés de s on système de concepts à l ' un desautres: p. ex. tout à quelque, ou nécessaire à impossible, ou plus grand que

égal a, ou accepté à refusé, etc.(3) On trouvera une étude plus poussée de cette structure, tant du point

de v ue de son analyse formelle que de celui de ses applicat ions concrètes,dans not re l iv re Struc tures intellec tuelles , Paris , V r in , 1966; M . G. K a l i -nowski en a donné une présentat ion ax iomat ique dans les Etudes ph ilo -sophiques, 1967, p. 201-209.

(4) An Essay in modal logic, Amsterdam, North Holland, 1951, p. 2 et

suiv.(5) C'est ici l'occasion d'appliquer la discrimination introduite par Aris-

tote entre les deux formes de la négation, préposée ou postposée, la pre-mière étant la forme authent ique de la négation. La négat ion de «Savoir»n'est pas «Savoir que non» mais «Ne pas savoir». Et de même la négat ioncontradic toire de 1 nes t pas 0, mais : 0 ou 112 ; c e l l e d e 0 n ' e s t p a s 1 , m a i s :

1 oui/2.