aspects des problÈmes de stratification sociale dans l'ouest africain

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ASPECTS DES PROBLÈMES DE STRATIFICATION SOCIALE DANS L'OUEST AFRICAIN Author(s): Paul Mercier Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 17 (Juillet-Décembre 1954), pp. 47-65 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688891 . Accessed: 12/06/2014 10:24 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.77 on Thu, 12 Jun 2014 10:24:38 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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ASPECTS DES PROBLÈMES DE STRATIFICATION SOCIALE DANS L'OUEST AFRICAINAuthor(s): Paul MercierSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 17 (Juillet-Décembre1954), pp. 47-65Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688891 .

Accessed: 12/06/2014 10:24

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ASPECTS DES PROBLÈMES DE STRATIFICATION SOCIALE

DANS L'OUEST AFRICAIN

par Paul Mercier

L'étude des problèmes de stratification sociale dans les socié- tés de type colonial n'a été entreprise que récemment. Les théories directrices, dans le domaine de la sociologie des peuples dépen- dants (1), n'ont également pris forme que dans des essais récents, dont toutes les possibilités n'ont pu encore être exploitées (2). Quant aux théories particulières, essayant de définir un nombre limité de concepts, et qui doivent être les intermédiaires entre théorie générale et recherches concrètes sur le terrain, elles font encore défaut dans de nombreux cas. La terminologie demeure souvent hésitante ; nombre de termes sont employés sans réfé- rence conceptuelle précise. Ainsi, dans la conclusion d'une étude, d'un grand intérêt d'ailleurs, sur un complexe urbain d'Afrique de l'Ouest (3), l'auteur signale l'opposition d'une « nouvelle structure de classes » et d'une « ancienne structure de classes ». Or rien ne permet, dans son exposé, de voir quel sens il donne au mot « classe » dans le contexte de la ville actuelle. Encore moins voit-on dans quelles conditions il applique ce terme à des grou- pements traditionnels (et c'est là pourtant une adaptation bien délicate...). On ne saurait s'entourer de trop de précautions dans l'emploi de tels concepts, qui ont fait dès longtemps l'objet

(1) Nous avons préféré ce terme plus concret (utilisé par exemple dans notre petite brochure de vulgarisation publiée par l'Institut français d'Afrique noire : Les tâches de la sociologie, Dakar, 1951) à celui de : Sociologie de la dépendance, utilisé par G. Balandier (par exemple dans les Cahiers interna- tionaux de Sociologie, XII, 1952).

(2) Certes il y eut des précurseurs ; les études de contacts et de changements culturels ont rassemblé de précieux ensembles de faits. Mais une sociologie spécifique dans ce domaine n'apparaît qu'après la dernière guerre. La contri- bution de notre ami G. Balandier a été essentielle.

(3) K. A. Busia, Report on a Social Survey of Sekondi-Takoradi, Londres, s. d.

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d'importants efforts de définition (1). On verrait plus diffici- lement de telles imprécisions dans le cadre d'une étude de société occidentale (2). Il nous paraît donc important de situer concrè- tement les problèmes que pose, en Afrique de l'Ouest, et parti- culièrement en milieu urbain, l'étude de la stratification sociale actuelle (3). - Quelques textes récents apportent une contribution, d'inégal intérêt, à cette étude (4). Les difficultés terminologiques y sont bien marquées par l'emploi, séparément ou simultanément, des mots : classe, catégorie, groupe, groupement, etc., sans que le problème soit abordé au fond. En général, et avec plus ou moins de précautions, les strates sociales que l'on distingue sont placées le long d'un axe de changement social, qui donne à chacune un contenu d'occidentalisation croissante (il ne s'agit ici que de la population africaine). Elles sont donc définies par un ensemble de critères dont l'homogénéité est ou affirmée ou supposée ; cet ensemble est parfois traité, par simplification, comme un critère unique (5). La manifestation la plus évidente de cette occiden- talisation est le niveau d'instruction, au sens européen du terme ; c'est donc là le critère essentiel de distinction entre les strates (6). Il n'est pas contestable que ce soit un fait important, et nous aurons l'occasion d'y revenir. Mais cette distinction est trop proche de celle du sens commun - qu'elle soit faite par les membres européens ou africains de la société coloniale, pour

(1) L'un des plus récents et des plus féconds étant dû à G. Gurvitch. Cf. La vocation actuelle de la sociologie, Paris, 1950. Et son cours : Le concept de classes sociales de Marx à nos jours. Paris, 1954.

(2) Elles n'en sont pourtant pas absentes. Voir par exemple l'article cri- tique de L. Gross, «The Use of the Class Concepts in Sociological Research», The American Journal of Socioloau. LIV. mars iy49. d. 409-421.

(3) La Section de Sociologie de l'Institut français d'Afrique noire, que nous dirigeons, a entrepris une série d'études sur les centres urbains du Sénégal (Dakar, Thiès, Saint-Louis du Sénégal). La publication des résultats ne commencera pas avant la fin de 1954.

(4) K. Little, « The Study of Social Change in British West Africa », Africa, XXIII, 4, oct. 1953, et « Social Change and Social Class in the Sierra Leone Protectorate », The American Journal of Sociology, IV, 1, juil. 1948. J. J. Maquet, «The Modem Evolution of African Populations in the Belgian Congo », Africa, XIX, 4, oct. 1949. J. Ghilain, « La naissance d'une classe moyenne noire dans les centres extra-cou tumiers du Congo belge », Bulletin de Γ Institut royal colonial belge, 1952, 2, p. 294-301, divers textes de F. Grévisse dans le bulletin du C. E. P. S. I. Et maints autres textes qui soulèvent, ne fut-ce qu'en passant, ce problème.

(5) Ces essais rentreraient, si l'on reprend les distinctions de l'intéressant exposé de L. Gross, déjà cité, dans le cadre conceptuel qu'il définit ainsi : « subdivision of a population into class intervals constructed according to the degree to which individuals possess more or less amount of a single quality », par opposition à l'emploi « substantif » du mot classe (op. cit., p. 410).

(6j Prolétaires, évolués et européanisés de J. J. Maquet, illiterate et lite- rate natives de K. Little, etc.

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STRATIFICATION SOCIALE DANS VOUEST AFRICAIN

qu'on ne doive pas l'étudier avec une attention particulière (1). Les remarques critiques que suggère l'examen de ces quelques textes permettront de définir les cadres de l'exposé qui va suivre.

1) L' « évolution de la population africaine » ne peut évidem- ment être envisagée à part. Il est indispensable de replacer les faits étudiés dans la situation globale, et non pas seulement de sous-entendre celle-ci. Le rapport colonisateur-colonisé (2), sous ses diverses formes, et quelles que soient les transformations qu'il ait subies en ces dernières années, est un fait essentiel de cette situation (3). Le concept d'une société coloniale qu'il faut consi- dérer comme un tout est bien marqué par K. Little, sans qu'il en tire cependant toutes les conséquences (4). Il affleure dans des textes tels que ceux de G. Gré visse, de J. Ghilain ; mais cela est plus à rapporter à la thèse coloniale belge à laquelle ils souscrivent qu'à des préoccupations scientifiques (5).

2) Le contenu du terme de « classe sociale » - utilisé comme un mot de sens commun, en effet assez commode, ou tiré d'un voca- bulaire politico-social devenu fort imprécis (6) - est rarement explicité. Un effort important de conceptualisation est encore nécessaire. De plus l'observateur, européen dans la presque tota- lité des cas, n'évite pas toujours la contamination, plus ou moins complète, plus ou moins consciente, des points de vue du système colonial auquel il participe, et qui sont le plus souvent rien moins qu'objectifs.

3) L'aspect proprement sociologique des faits est le plus souvent négligé au profit de l'aspect culturel. Critique à laquelle n'échappe pas entièrement le concept de « groupement socio- culturel » de K. Little. Il y a là une tradition de la recherche ethnographique, qui ne s'élargit que lentement. Certes on peut

(1) Sur la position des Européens qui distinguent en gros « évolués » et non-évolués, nous aurons à revenir. Celle des Africains même les moins «moder- nisés, par exemple les Somba du Nord-Dahomey, est comparable quant à l'extension des termes sinon quant à leur contenu : bèniiisoo (les hommes noirs) bèpèisoo (les noirs des blancs).

(2) Qu'il soit indispensable de le considérer pour atteindre à une définition même sommaire des problèmes qui se posent au sociologue africaniste, G. Balandier l'a suiïlsamment démontré dans les divers articles qu'il a publiés dans ces Cahiers.

(3) L'effacement progressif des structures coloniales, par exemple en Gold Coast, exigera sans doute de poser certains problèmes sous une forme un Deu différente.

(4) Cependant il envisage partiellement, et de façon valable, les rapports entre le divers « groupements socio-culturels » composant la société coloniale. Cf. K. Little, od. cit.

(5) C'est un article de caractère concret et pratique, que nous avons cité cependant à titre d'exemple ; d'autres textes, montrant plus d'ambition scien- tifique, sont également marqués par des théories colonisatrices particulières.

(6) Voir dans de nombreux textes l'emploi de « classes moyennes », « pro- fessionnal classes », etc. Nous reviendrons sur la justification que donne K. Little de l'emploi du terme « classe ».

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observer une tendance, peut-être provisoire, à la différenciation des populations africaines en plusieurs milieux culturels à carac- tères plus ou moins tranchés. C'est un ordre de faits qu'il est important d'étudier. Mais il faut d'abord que l'accent soit mis sur les conditions de formation de groupements, s'il en est, plus ou moins directement comparables à des classes ; non seulement au niveau de la bipartition primaire Blancs-Noirs, immédiate- ment saisissable, mais aussi au niveau de chacun des éléments composants de la société coloniale.

4) L'étude des faits de tension et d'antagonismes a en consé- quence été négligé (1). Leur importance est cependant capitale, aux deux niveaux que nous venons de distinguer, et ils s'enche- vêtrent de façon plus ou moins complexe selon le contexte parti- culier dans lequel ils se placent (importance numérique relative de l'élément européen, degré de détribalisation, existence de groupes autres que les Européens et les Africains, etc.). Leur étude ne peut enfin être séparée de celle des faits de « prise de conscience ». Les divers « groupements socio-culturels » - pour reprendre provisoirement l'expression de K. Little - que l'on distingue dans la société colonisée peuvent-ils être placés sur une échelle de prise de conscience croissante de leur situation de dépendance (2) ? Et dans quelle mesure les membres de ces grou- pements, s'ils sont objectivement définissables, prennent-ils cons- cience (de façon positive ou par opposition) de leur appartenance à ceux-ci, ce qui leur donnerait éventuellement un caractère tendanciel de classe sociale ?

Les recherches que nous avons menées en Afrique occidentale française, dont certaines sont encore en cours, nous ont permis d'évaluer les difficultés nombreuses auxquelles on peut se heurter, et de compléter ces quelques remarques. Il apparaît que l'emploi du terme « classe sociale » risque dans la majorité des cas de fausser complètement les perspectives. Tout au plus peut-on parler dans certains cas de classes sociales en germe (3).

La première démarche de la recherche, dans ce domaine, consiste à définir, par leurs caractères les plus manifestes, les catégories entre lesquelles se répartit la population étudiée.

(1) A la lecture de l'article de J.-J. Maquet, on douterait même qu'il existe une tension quelconque entre colonisateurs et colonisés...

(2) G. Balandier a tenté de dresser une telle échelle en sériant les types de comportement qui expriment la réaction à la présence du colonisateur [Cahiers internationaux de Sociologie. XII, 1952, p. 54 sq.).

(3) Cette expression est employée dans un sens un peu différent, et dans un contexte différent de celui de l'article de G. Gurvitch, « Groupement social et classe sociale », Cahiers internationaux de Sociologie, V II, 1949, p. 40.

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C'était le premier objet des travaux que nous avons cités. Mais ils n'étaient pas - ou insuffisamment - complétés par un effort d'interprétation. Ainsi l'identification de ces catégories avec des groupements proprement dits était dans l'ensemble plus affirmée que prouvée. Le problème est complexe. Nous ne pré- tendrons ici qu'à poser quelques-unes de ses données, sans oublier qu'il s'est présenté, et se présente, sous des aspects variés selon le contexte de chaque colonisation particulière. Nous nous réfé- rerons surtout, mais non exclusivement, à des recherches entre- prises au Sénégal, au niveau urbain.

Les enquêtes, d'abord de caractère extensif, réalisées en particulier dans l'agglomération dakaroise (1), nous ont amené à délimiter, pour l'exploitation même de nos documents et à titre d'hypothèse de travail, une série de catégories socio-profession- nelles. Des comportements-types se sont révélés constants, ou dominants, dans chacune d'elles. De façon générale, les compor- tements observés ont pu être répartis en deux séries. D'une part, ceux qui sont essentiellement déterminés par l'appartenance à un groupe ethnique, à une confession religieuse (2), etc., leurs variations d'une catégorie socio-professionnelle à l'autre demeurent de faible amplitude. D'autre part, des comportements plus ou moins indépendants de ces facteurs, et qui peuvent être retenus comme caractéristiques des diverses catégories. Rare- ment de brutales discontinuités sont apparues entre elles ; les limites n'ont donc été posées que pour la commodité de l'analyse. A première vue, elles se répartissent, de façon différente d'ail- leurs selon les critères envisagés (structure du groupe familial, rôle des groupements structurés de type nouveau, genre de vie, loisirs, etc.), entre deux pôles que l'on peut grossièrement définir comme celui de la tradition et celui de l'occidentalisation (3). L'on n'en peut déduire l'existence de deux groupements que ces éléments définiraient. Les catégories socio-professionnelles en effet se pénètrent encore profondément les unes les autres. La mobilité sociale demeure grande dans une population qui, en majorité, est récemment urbanisée (4). Près de la moitié des

(1) Cf. P. Mercier, Un essai d'enquête par questionnaires dans la ville de Dakar, Communication à la Conférence sur les effets de l'industrialisation et de l'urbanisation en Afrique, Abidjan 1954 (sous presse), et : Groupes de parenté et unités de voisinage, dans : V agglomération dakaroise : quelques aspects socioloaiaues et démoaraphiaues, I. F. A. N.. Dakar {sous presse).

(2) Ce facteur revêt une importance considérable dans le cas des Musulmans. Les réactions xénophobes sont chez eux plus aisément suscitées en cas de crise. Elles restent cependant tout à fait sporadiques en Afrique occidentale française.

(3) Remarquons que la vie urbaine, au Sénégal, est également facteur d'islamisation, au moins vis-à-vis des catégories les moins stabilisées.

(4) Cf. Un essai d'enquête par questionnaires...

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enquêtes étaient fils de cultivateurs, et ties recherches ultérieures ont permis de constater qu'au moins trois quarts d'entre eux étaient petits-fils de cultivateurs. Déjà on décèle pourtant cer- taines cristallisations. Au niveau des ouvriers d'une part : parmi les enquêtes dont le père était ouvrier, 60 % sont ouvriers eux- mêmes (1) ; au niveau des employés, fonctionnaires, membres de l'enseignement, médecins, etc., d'autre part : parmi ceux dont le père appartenait à ces catégories, 75 % y sont demeurés (2). Il n'y faut pas voir plus que la simple expression du processus d'urbanisation, dans une société qui ne fait encore qu'approcher les limites posées à son développement (3). Deux catégories ne sont que précairement urbanisées, celle des manœuvres, et dans une mesure moindre celle des commerçants (4).

Voici les faits que nous avons retenus pour un premier examen, sommaire, des caractères de nos catégories socio-professionnelles.

Le genre de vie présente des variations considérables. Celles-ci ne sont pas régulièrement fonction du niveau des ressources. D'autres facteurs interviennent en effet : la persistance plus ou moins affirmée des traditions d'hospitalité et d'entraide familiales (5), le degré d' « évolution » de la femme, etc. Seuls quelques éléments du genre de vie seront retenus ici à titre d'exemple. L'alimentation reste, dans toutes les catégories, à base traditionnelle, quoique des éléments européens (pain, lait condensé, conserves) aient pénétré même chez les moins euro- péanisés. Les seules catégories des employés et fonctionnaires supérieurs, et des professions libérales (G), sont marquées par un mélange plus profond des deux traditions. La tendance est la même quant aux cadres matériels de vie : confort, etc. Par exemple les besoins nouveaux en mobiliers se manifestent par- tout, même chez les manœuvres (7). Là encore, le changement

(1) Malgré le prestige, que nous signalons plus loin, des emplois de bureau, du fonctionnariat, etc. (2) Le rôle du niveau de vie apparaît ici. (3) Le point critique est cependant près d'être atteint : absence de débou-

chés pour les jeunes gens ayant achevé leurs études ou reçu une formation spécialisée. Cf. infra.

(4) Dans ces deux catégories, les saisonniers sont nombreux, venant de tous les points du Sénégal et même du Soudan français et de Guinée, et la popu- lation permanente elle-même est mal stabilisée.

(5) S'étendant jusqu'aux extrêmes limites du groupe de parenté au sens large (lignage). Leur maintien en ville crée les situations dites, de façon contes- table, de « parasitisme familial ».

(6) Ce terme n'est employé que par commodité pour désigner les membres de l'enseignement, les médecins, etc. Quant aux employés et fonctionnaires supérieurs, ce sont ceux qui ont une fonction spécialisée et de responsabilité.

(7) Les évaluations de « minimum vital » sont souvent en retard sur l'évo- lution des besoins. Ainsi on ne met souvent au compte du manœuvre que l'achat d'une natte, alors qu'il acquiert, dès qu'il le peut, un lit.

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STRATIFICATION SOCIALE DANS L'OUEST AFRICAIN

n'est complet que dans les deux catégories que nous venons de mentionner. Les transformations dans le rythme de vie, l'orga- nisation de la vie à la maison, sont moins affirmées. L'utilisation des loisirs est un critère important. Parmi les distractions nou- velles, le cinéma a pénétré toutes les catégories, mais son impor- tance tend plutôt à diminuer dans les catégories les plus euro- péanisées où l'élément choix intervient. Par contre les sports (pratique et spectacle) ne jouent qu'un rôle réduit chez les manœuvres, les commerçants, les ouvriers, alors qu'ils sont deve- nus chez les employés, fonctionnaires, etc., une part importante des loisirs.

L'étude de la structure des groupes de parenté révèle également une gamme étendue de situations. C'est là un critère essentiel pour l'étude des niveaux de désintégration des sociétés tradi- tionnelles (1). En ville, maisonnée et famille restreinte tendent à coïncider. Mais cette tendance n'est complètement actualisée qu'au niveau des catégories : employés et fonctionnaires supé- rieurs, professions libérales (2). Par contre, chez les manœuvres, domestiques, commerçants, artisans, ouvriers, la tendance aux regroupements familiaux traditionnels est encore très vivante (3). Les faits de « parasitisme familial », en tant que frein à l'élévation du niveau de vie, y sont beaucoup plus manifestes. Une impor- tante catégorie occupe une position intermédiaire, celle des employés et fonctionnaires subalternes. Elle est très composite, et d'ailleurs on y constate les plus faibles corrélations entre niveau de vie et genre de vie. Il n'y a pas un exact parallélisme entre ces faits et la répartition des monogames et des polygames. La polygamie reste un idéal pour la grande majorité de la population islamisée (4), idéal qui ne peut être réalisé, dans le cadre de chaque genre de vie, qu'à partir d'une certaine position matérielle. D'où une progression du nombre des polygames, des manœuvres aux agents de maîtrise en passant par les ouvriers, des employés subalternes aux employés supérieurs, des petits aux grands commerçants. Au seul niveau des professions libérales on cons-

(1) Les études ethnologiques ont mis en relief le rôle capital des groupes de parenté dans les sociétés africaines. C'est parfois même le seul facteur de structuration.

(2) Nous négligeons ici les facteurs secondaires, cause de variations de détail : attitudes particulières à certains groupes ethniques, importance des rapports avec la région d'origine, etc.

(3) Dans la limite des possibilités financières (nombre maximum de per- sonnes que peut supporter un nombre donné de salariés), et même au delà de cette limite : le niveau de vie est alors au-dessous du niveau de vie moyen de la catégorie.

(4) La presse islamique réplique vigoureusement aux critiques de la presse chrétienne en insistant sur le fait que la polygamie est inséparable de la reli- gion musulmane - bien qu'en fait, au Sénégal, elle soit plutôt la transposition dans un nouveau cadre de la polygamie traditionnelle.

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täte une tendance marquée à la monogamie, indépendamment des facteurs ethniques, religieux, de niveau de vie, etc. L'étude, chez les éléments jeunes, des opinions concernant la polygamie, donne d'ailleurs un tableau plus nuancé : la dominante en faveur de la monogamie s'étend aux employés et fonctionnaires supé- rieurs, et, dans une mesure moindre, aux employés et fonction- naires subalternes (1).

L'étude de la configuration des réseaux d'appartenances sociales (à des groupements plus ou moins structurés) met en relief des différences significatives. Sur le rôle joué par l'appartenance ethnique, dans des villes essentiellement hétérogènes, nous aurons à revenir. Liens ethniques et liens de parenté, qui ne peuvent être séparés, paraissent revêtir une importance maxima chez les commerçants, et chez les cultivateurs et pêcheurs qui subsistent en ville. C'est le rôle des groupements structurés à but particulier qui nous retiendra ici. Si les catégories sont placées dans l'ordre : cultivateurs et pêcheurs, manœuvres et domes- tiques, artisans, ouvriers, employés et fonctionnaires subalternes, employés et fonctionnaires supérieurs, professions libérales, les variations peuvent être schématisées de la façon suivante. Le pourcentage des individus appartenant à un parti politique est partout élevé - plus de 40 % (2) ; fait inattendu, il diminue légèrement, et progressivement, d'une catégorie à l'autre (3). La courbe est exactement inverse pour les syndicats ; fait impor- tant (4), ils jouent un rôle moins important chez les travailleurs manuels que chez les autres. Il en est de même pour les associa- tions culturelles et pour les associations sportives et récréatives (5). On revient à une courbe descendante, mais de façon moins sen- sible, pour les associations à caractère religieux, et à base pure- ment ethnique (6). Remarquons enfin que le nombre de groupe- ments auxquels appartiennent en moyenne les membres de

(1) Cependant une certaine ambiguïté n'est pas absente des attitudes et opinions dans ce domaine. Des individus peuvent avoir choisi la monogamie, et cependant défendre le principe de la polygamie dans le cadre d'une défense générale des valeurs africaines. On touche ici aux réactions à contenu culturel contre la situation de colonisation. Cf. infra.

(2) En ce qui concerne le parti socialiste, le seul pour lequel on dispose de quelques renseignements statistiques, rappelons que le Sénégal se place parmi les 5 fédérations les plus importantes quant au nombre des adhérents, avant donc la plupart des départements métropolitains. Et ses membres sont surtout concentrés dans les villes.

(3) Nous avons signalé dans nos articles déjà cités le caractère en quelque sorte traditionnel que prenait au Sénégal, et surtout dans les « quatre communes » (où l'instauration de systèmes électifs est plus ancienne), le parti politique. Seuls des partis à audience plus limitée demeurent des cadres vivants d'actions revendicatives.

(4) Nous y reviendrons plus loin. (5) II y a ici corrélation directe avec le niveau d'instruction française. (6) Le rôle des autres groupements, par exemple des associations d'anciens

combattants, est beaucoup moins significatif.

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STRATIFICATION SOCIALE DANS L'OUEST AFRICAIN

chacune des catégories croît régulièrement de Tune à l'autre, dans l'ordre où nous les avons placées. La catégorie des commer- çants a été placée à part ; très composite, il faudrait y distinguer plusieurs niveaux. On y relève la grande importance des appar- tenances à un parti politique et à une association ethnique, le rôle très réduit joué par toutes les autres formes d'associations.

En ce qui concerne le maintien du groupe ethnique en tant que cadre social, nous ne retiendrons ici que les variations de deux critères simples, mais qui se sont avérés très significatifs. D'abord les mariages interethniques (1). Peu fréquents (au-dessous de 20 %) chez les cultivateurs et tes pêcheurs, les manœuvres, les commerçants, ils prennent une importance croissante dans l'éven- tail qui va des employés et fonctionnaires subalternes aux pro- fessions libérales (de 35 à 45 %) ; artisans et ouvriers sont ici dans une situation intermédiaire. L'étude de la composition des groupes d'amis donne une courbe de même sens, bien que moins accusée : importance croissante du rôle des amis qui appartiennent à un groupe ethnique différent, mais qui ont été connus au travail, durant les études, dans le cadre du voisinage ou d'une association.

Enfin, la fréquence et la nature des situations conflictuelles où se trouvent placés les individus, les groupes familiaux, etc., sont elles-mêmes extrêmement variables. Les catégories socio- professionnelles permettent de fixer un premier cadre de classe- ment typologique. La suite de cet exposé en fera apparaître certains aspects.

Tels sont les résultats que l'on peut attendre d'un premier effort purement descriptif, indispensable. Mais quelle est la réalité sociologique de ces importantes différences de compor- tements ? Les variations constatées sont en continuité d'un niveau à l'autre de la population africaine. Dans certains cas seulement des limites sont posées ; encore ne coïncident-elles pas selon les domaines envisagés. Mais des groupements se des- sinent-ils selon ces limites, auxquels des faits d'antagonisme réciproque donneraient une première réalité ? L'étude des atti- tudes et opinions prévalant dans la société coloniale permet une première approche du problème (2). Dans la population africaine, le sentiment d'une division et d'une opposition entre deux ou plusieurs groupes n'est vécu avec netteté que dans des cas extrêmes ; par exemple lorsqu'elles coïncident avec des divisions

(1) On trouvera un premier exposé à ce sujet dans : L'agglomération dakaroise...

(2) Sa valeur ne doit pas être surestimée ': on sait à quels excès de nomi- nalisme ont atteint certaines études américaines des « classes sociales » basées uniquement sur de telles recherches. Elle permet cependant de réunir des indices de la transformation dans le temps des situations profondes.

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ethniques (1). Moins marqué dans les autres cas, sa vigueur varie avec les phases de l'histoire coloniale (2), et s'atténue jusqu'à disparaître en temps de crise grave. L'opinion européenne, elle, tend à considérer comme acquise une opposition fondamentale entre « évolués » et non-évolués (et, à un autre niveau, entre les villages et les campagnes demeurées traditionnelles) ; mais elle est soumise, avec un certain retard, aux mêmes variations (3). Nous aurons à revenir sur ces attitudes et opinions, et sur les mécanismes dont elles sont la manifestation.

Au moins se trouve-t-on en présence d'une hiérarchie de statuts, sentie comme telle par l'ensemble de la population. Les diverses catégories, et les professions qui, pour la masse, les symbolisent, peuvent être placées selon un ordre de prestige croissant, qui correspond à celui que nous avons adopté dans les paragraphes précédents. Des données intéressantes ont été réunies dans les villes du Sénégal lors de nos enquêtes sur les professions souhaitées pour les enfants. La précision des desseins était plus grande dans les catégories pourvues d'un niveau d'ins- truction relativement élevé. Mais partout on relevait les mêmes réponses dominantes. A côté du fonctionnariat (sans autre pré- cision), les réponses les plus fréquentes étaient : instituteur, professeur, médecin, avocat, plus rarement ingénieur. La réponse : ouvrier était très rare, même chez les personnages n'ayant pas atteint ce niveau. Il y a donc une échelle généralement admise des rangs sociaux (4). Les catégories : employés, fonctionnaires, professions libérales, sont les plus prestigieuses (5). Cette échelle correspond effectivement à des types de situations sociales, et à des faits spécifiques de tension, dont nous verrons qu'ils peuvent prendre des formes sensiblement différentes selon les cir- constances.

Il faut souligner d'abord le caractère d'ambiguïté fondamentale des statuts et des situations individuels (et éventuellement des

(1) Cf. infra. (2) Nous reviendrons plus loin sur l'aspect discontinu de cette histoire. (3) II est à remarquer que, dans la phase actuelle, maints points de vue

officiels tendent, plus ou moins explicitement à faire état, pour l'ensemble de la société coloniale, de l'existence d'une classe ouvrière, d'une classe moyenne, d'une bourgeoisie, etc. D'où, par exemple, des appels à la fraternisation entre éléments africains et européens de même niveau, etc. Il s'écartent sensible- ment de l'opinion commune du milieu européen. Les thèses optimistes belges, bien que le contexte social, légal, etc., soit différent, sont à placer dans cette même direction. Il ν a là un asDect de mvstification au sens marxiste du terme.

(4) Le problème de la persistance des statuts traditionnels, qui peuvent être ou non en opposition à ceux-ci sera évoqué dans la dernière partie de ce travail.

(5) Conséquence directe de la première phase de la période coloniale, où servir le Blanc dans le fonctionnariat apparaissait comme une compensation à la situation de dépendance.

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groupements). On l'observe dans la population européenne comme dans la population africaine qui composent la société coloniale (1). Obstacle capital au maintien de groupements à caractère de classe dans la première, à leur apparition dans la seconde. Nous avons posé dès l'abord le problème du cadre de référence dans lequel s'inscrivent les faits de stratification sociale que nous devons étudier. Or il n'y a pas un, mais plusieurs cadres de références à considérer. Individus et groupes sont placés à la fois dans plusieurs systèmes sociaux, inégalement vigoureux, dont les structures sont hétérogènes, et les valeurs radicalement différentes. Dans la population africaine en particulier, les statuts individuels résultent de déterminations multiples, parfois en contradiction, et dont l'importance relative est très variable selon les circonstances. Nous nous sommes placés jusqu'à présent dans le cadre de la société coloniale proprement dite. Là, les rapports de domination établis à l'origine ont favorisé la nais- sance d'une nouvelle stratification sociale qui tend en apparence vers le type classe (sur la base de la profession, du niveau de vie, du genre de vie, etc.) ; mais ils sont en eux-mêmes un frein à la constitution d'un système diversifié de classes. Cependant le monde traditionnel, même s'il est en voie de déstructuration, reste présent par beaucoup plus que des vestiges en Afrique de l'Ouest. Ses valeurs peuvent reprendre à certains moments assez de force pour que les statuts déterminés, et éventuellement les groupements constitués en dehors de son cadre de référence puissent perdre temporairement toute consistance. On voit enfin se dessiner, tandis que la marche vers l'autonomie politique et le processus de « décolonisation » se réalisent en certains points d'Afrique, un troisième cadre, encore virtuel, qui est celui de la société africaine libérée de la tutelle européenne (2). Que l'on considère la détermination et la reconnaissance des statuts d'individus ou de collectivités, que l'on considère l'éventuelle cristallisation de strates sociales douées d'une certaine stabilité, on doit donc distinguer trois séries de composantes des situations concrètes, et trois sources de valeurs. Leurs rôles respectifs varient dans le temps et l'espace. Les conflits de valeurs, à l'intérieur des groupes ou des individus eux-mêmes, permettent d'utiles repérages des faits de tension plus profonds ; une grande place doit être accordée à leur étude. Ainsi apparaît, en même temps que l'ambiguïté des statuts individuels, la précarité des

(1) Nous pensons ici surtout à des villes comme Dakar, où réside une popu- lation européenne nombreuse et diversifiée. (2) Rappelons Γ influence très grande que commence à exercer en Afrique occidentale française le fait de l'émancipation progressive de la Gold-Coast.

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« groupements » (1) que certains auteurs ont cru pouvoir définir, et couvrir un peu rapidement du terme de « classe sociale ».

La bipartition de la société coloniale selon des lignes raciales, qu'elles soient ou non officiellement reconnue, et affirmée par une politique de ségrégation (2), demeure, dans le système considéré, un fait plus important que toute autre division en groupements plus diversifiés. En période de crise aiguë, elle passe au premier plan et tend à effacer, dans les deux populations en présence, les antagonismes internes. L'étude de telles crises est essen- tielle (3). L'unité de la population africaine se reforme immédia- tement ; au sentiment d'une menace répondent des réactions de violence généralisée (4). Le groupe européen en même temps retrouve une homogénéité temporaire : une certaine communauté des attitudes se manifeste (5), les différences de classe s'effacent, les règles de moralité généralement admises cèdent devant un sentiment d'urgence plus fort (6). On conçoit qu'un système à deux classes ait pu être évoqué, correspondant aux colonisateurs et aux colonisés, dont les rapports étaient comparés aux rapports capital-travail (7). Si cette comparaison a puissamment aidé aux efforts de conceptualisation de la situation coloniale, elle est d'un caractère trop général pour qu'elle soit le seul instrument de travail à utiliser (8). D'une part, il ne faut pas négliger les

(1) L'important travail critique de G. Gurvitch dans l'article déjà cité, repris dans La vocation actuelle de la sociologie, montre avec quelle prudence on doit manier ce terme.

(2) II n'y a pas en Afrique occidentale française de telle politique. Cer- taines ségrégations de fait n'en existent pas moins. Cf. V agglomération dakaroise...

(3) Par exemple celle de la période de rupture de Γ immédiat après-guerre, où les changements institutionnels furent interprétés dans la masse comme le sierne du départ des Blancs.

(4) Une émeute comme celle de Porto-Novo (Dahomey), à laquelle nous avons assisté en 1950, permettait une analyse assez complète de cette situation. Il s'agissait d'incidents déclenchés par le décès, à la suite d'un interrogatoire brutal, d'un employé africain suspecté de vol, et dont l'innocence fut ensuite reconnue. A la pointe de l'action de protestation se trouvèrent les parents, les voisins, les coreligionnaires de la victime ; mais l'unanimité de la ville était réalisée. Après que les manifestants eurent été dispersés par la force, et non sans pertes dans leurs rangs, des attaques eurent lieu contre tout Européen (ou personne au service direct des Européens) circulant dans les rues (attaques assez bénignes d'ailleurs).

(5) II se donne dans certains cas des structures improvisées : groupes de vigilance, etc. Ceci ne caractérise pas seulement une situation coloniale pro- prement dite, mais également toute opposition aux réactions d'une minorité.

(6) Ainsi à Porto-Novo, inobservation des règlements sur le maintien de l'ordre, progrès temporaires d'une opinion en faveur d'actions de force géné- ralisées, faux témoignages plus ou moins conscients au cours de l'enquête qui suivit les incidents, etc.

(7) Non seulement par les sociologues marxistes, mais dans un recueil d'inspiration chrétienne tel que : Peuples et civilisations dOulre-Mer (Semaines sociales de France, 1948), dans divers articles de la revue Esprit, etc.

(8) Des sociologues américains ont également avancé la notion de caste, qui ne peut être retenue. Cf. par exemple, la discussion de G. E. Simpson et

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tensions intérieures aux deux populations, et qui peuvent, à certaines phases de l'histoire coloniale, prendre un plus grand relief. D'autre part, il faut considérer les aspects culturels de la situation : les cultures africaines restent étrangères à l'énorme majorité des Européens (1) ; chez les Africains, on constate soit le maintien spontané des valeurs traditionnelles à titre d'élément de protection (plus ou moins confusément senti comme tel (2), soit, dans un autre type de situation, l'utilisation de ces mêmes valeurs (vécues alors d'une façon toute différente) comme symboles de résistance à l'ordre colonial.

Cependant toute étude de la stratification sociale en société coloniale doit être accompagnée d'une étude des relations raciales (3). Elle n'a été que timidement ébauchée en Afrique de l'Ouest (4). On peut y observer pourtant toute une gamme de situations, selon l'importance numérique de la population européenne, la composition de celle-ci (professionnelle, de classe), etc. Situations extrêmes, et récentes, celles des grandes villes : à Dakar, par exemple, les Européens représentaient envi- ron 10 % de la population totale. La composition de cette popu- lation a subi, surtout depuis la dernière guerre, de profondes altérations. L'éventail des professions, et des classes de la société d'origine, s'est étendu et diversifié. Le degré d'ouverture de cha- cune de ces classes s'est progressivement réduit (5). Leur effa-

J. M. Younger, dans Racial and Cultural Minorities : An Analysis of Prejudice and Discrimination. New York. 1953.

(1) Ce qui entraîne, dans la plupart des cas, des jugements péjoratifs : voir, par exemple, l'importance de concepts tels que « se bougnouliser » (pour un Blanc, adopter totalement ou partiellement le genre de vie des Noirs) et « se rebougnouliser » (pour un Noir « évolué », réadopter totalement ou partielle- ment son genre de vie traditionnel). Ces mots tendent à disparaître chez les « jeunes coloniaux », mais les jugements Qu'ils traduisent s'effacent moins vite.

(2) Cas extrême, celui de groupes ethniques dont l'histoire est celle de leur résistance aux influences extérieures, celles des empires noirs d'abord, celles de la colonisation ensuite, et où l'on trouve, très conscient et parfaitement explicité par maints notables, le souci de la conservation de l'homogénéité de leur culture, comme condition de survie ; la « coutume » étant d'ailleurs identifiée à la « nature » des hommes. Position qui, bien entendu ne peut être que temporaire.

(3) Bien que la limite entre les deux populations ne coïncide pas exactement avec une limite de couleur. Entrent dans la catégorie des Blancs, les Antillais, même très colorés, et certains éléments métis. En brousse, par exemple, ce qui domine, c'est la notion de « fonction de Blanc », de genre de vie des Blancs (la différence de « coutume » exprimant beaucoup mieux aux yeux des Afri- cains que la couleur de la peau la différence de nature). Les réactions africaines à base raciste, lorsqu'elles existent, sont d'aDDarition très récente.

(4) Elle s'est développée d'abord dans les régions où ces relations revêtent une acuité particulière, par exemple en Afrique du Sud.

(5) Existence, par exemple d'une « Société » dakaroise assez fermée. Il faut noter que les Européens qui sont censés évoquer la « vie dakaroise » minimisent ces séparations ou n'en tiennent pas compte : il suffît de lire cer- tains articles sur l'accueil qu' « on » reçoit à Dakar, où se survit ce qui est devenu un mythe de la vie coloniale ; ou bien la chronique d'un journaliste dakarois

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cement, dans le sens que nous avons évoqué plus haut, ne reste que virtualité dans la vie quotidienne (1 ). Nous sommes à nouveau en présence de situations d'ambiguïté. Par exemple, les premières observations faites à Dakar semblent montrer, chez les ouvriers et artisans européens, à la fois un indice de fréquentation des Africains (dans et hors la profession) assez élevé (2) et une mobi- lisation plus aisée des préjugés raciaux.

En effet, des situations de compétition entre Blancs et Noirs s'instaurent dans le domaine professionnel ; c'est un élément important du contexte urbain, en particulier au Sénégal. Le problème, ailleurs étudié, du « poor white », est ici observable en quelque sorte à l'état naissant. Le nombre des Européens - et des Européennes - occupant des positions subalternes, qu'elles soient ou non spécialisées, c'est accru dans les dernières années (3). D'où une série de conséquences. Une forme nouvelle du chô- mage africain, que l'on pourrait appeler chômage de compétition, est apparue (4). Des situations de ressentiment s'affirment, qui renforcent celles qui se développent dans d'autres domaines, et auxquelles les syndicats donnent un moyen d'expression. Les actions revendicatives des travailleurs africains et européens dans le domaine professionnel sont séparées, quand elles ne sont pas en opposition (étant données les différences de statut et de salaires qui subsistent) ; les Européens se trouvent là en position conservatrice et défensive (5). La vie syndicale, en profondeur, exprime cette séparation à peu près complète des éléments euro- péen et africain. En apparence, elle l'exclut : elle s'exprime en majorité dans le cadre des diverses centrales métropolitaines : G. G. T., F. 0., C. F. T. C. En fait, l'activité syndicale des ouvriers, cadres et employés européens s'exerce presque totalement en dehors de ces organismes, en des syndicats autonomes. Actions revendicatives et grèves ne sont jamais communes. Nous avons vu, d'autre part, que les catégories socio-professionnelles que l'on peut distinguer en première approximation dans la popu-

dans une revue coloniale, où la vie dakaroise est réduite non seulement aux dimensions de la population européenne, mais à celles de la « Société » dakaroise.

(1) II se manifeste avec la nécessité de prendre une attitude qui s'oppose à Γ « autre » : incidents dans un lieu public, etc.

(2) II ne s'agit que des premiers résultats d'une enquête en cours. La fré- quentation des Africains paraît la plus affirmée dans ce que Ton pourrait appeler la « petite bourgeoisie intellectuelle ».

(3) Plus vite sans doute que ne se développait la vie économique et admi- nistrative dakaroise.

(4) Nombre de jeunes gens africains qui vont terminer leurs études géné- rales ou professionnelles sont déjà des chômeurs virtuels.

(5) Où, à l'extrême, se développent des sentiments de frustration. Ceux-ci ont pu être décelés en divers domaines et à différentes époques. Cf. après la guerre, où l'on entendait, de la part de maints Européens (alors que les nou- velles législations leur paraissaient une liquidation du système colonial clas- sique), la curieuse expression d'une mentalité de minorité brimée.

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lation africaine sont pénétrées de façon très variable par l'activité syndicale. La syndicalisation paraît être pour la population africaine des villes du Sénégal, un sûr indice de la prise de cons- cience de la situation coloniale (1).

Elle est de plus en plus affirmée, nous l'avons vu, d'une caté- gorie à l'autre dans l'échelle que nous avons établie. Les apports extérieurs (intellectuels, politiques, syndicaux, etc.), ont condi- tionné cette prise de conscience plus rapide chez les employés, fonctionnaires, membres des professions libérales (et dans une mesure moindre chez les ouvriers). Leurs réactions en face de la colonisation se sont progressivement différenciées de celles des masses, dont les éventuelles résistances étaient essentielle- ment passives, et caractérisées par un repli sur les valeurs tradi- tionnelles (spécifiquement africaines ou islamiques). Mais en même temps les attitudes et les buts collectifs qu'ils se définissaient les menaient à tenir compte de plus en plus des liens qui les unissaient à ces masses. La rupture d'après-guerre dans le rythme de l'évolution coloniale s'est accompagnée d'un changement de signification et d'orientation des élites. On parlait volontiers avant la guerre de la coupure entre « les élites et la masse » (2). L'élite acceptait plus ou moins, en Afrique occidentale française, de se placer dans un contexte d' « assimilation » ; la conscience d'appartenir à une société mise en situation de minorité demeurait confuse. Elle visait à se séparer plutôt qu'à guider. Cette coupure s'est atténuée. D'où, au niveau des réactions réfléchies, une revalorisation plus ou moins théorique de la « tradition », juri- dique, religieuse, etc. ; à la limite on assiste à la création de mythes nouveaux, récupérant de façon plus ou moins confuse les valeurs anciennes (3). Au niveau des réactions plus spontanées, l'adoucissement, après la guerre, de certaines formes du pouvoir colonial, n'a pas amené seulement dans les masses non accultu-

(1) Celle-ci en effet se manifeste à divers niveaux selon les circonstances. C'est pourquoi le mot de nationalisme dont on recouvre ces processus apparaît beaucoup trop étroit. Elle peut en effet prendre forme sur le plan politique (partis nationalistes proprement dits, bien que ce mot, même ainsi limité, ne soit pas sans équivoque), sur le plan économique (c'est la plate-forme de reven- dication essentielle en Afrique occidentale française, où des partis de type nationaliste ne peuvent en fait être constitués), sur le plan religieux (par exemple en Afrique du Sud où ni l'expression politique, ni l'expression syndi- cale libres ne sont possibles).

(2) Et certes des faits d'antagonisme, d'incompréhension mutuelle, d'exploi- tation, etc., pouvaient, et peuvent encore être repérés. Mais les opinions coloniales ont tendance à les surestimer, à la fois pour se confirmer dans leur attitude de protecteurs des masses et pour affirmer que les élites ne sont pas représentatives. Les situations concrètes ont changé beaucoup plus vite que les opinions...

(3) Tel, chez les intellectuels, celui de la négritude, qui n'est d'ailleurs pas né parmi les Africains. Notons ici que les mouvements de type messianique jouent en Afrique de l'Ouest un rôle beaucoup moins important qu'en Afrique centrale.

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rées une réaction globale contre tous les éléments imposés (renou- veau des religions, des sociétés à caractère initiatique, abandon des cultures d'exportation, etc.) : cette réaction s'est étendue aux élites. Ainsi dans certaines régions du Dahomey, les valeurs regardées comme caractéristiques des élites, qui supposaient un désaveu au moins formel des religions traditionnelles, s'ef- facèrent momentanément. Ce ne fut qu'une crise. Cependant, les incompatibilités qui tendaient à diviser la population afri- caine, et à donner à l'élite occidentalisée (et à la « masse » par voie de conséquence) un aspect de classe sociale, se sont largement atténuées. Chaque fois qu'il y a brusque accélération du rythme de l'histoire, les éléments les plus occidentalisés doivent opérer des réajustements parfois pénibles (1 ). Écartons les faits extrêmes. Même dans un contexte de tension peu affirmée, les symptômes ne manquent pas : par exemple, le retour aux noms africains dans des populations christianisées, ou (dans les éléments très occi- dentalisés) le retour à la langue maternelle dans ̂ 'education des enfants. Ainsi se dessine en territoire français le mouvement qui conduit de l'acceptation au refus de l'assimilation, de ce que l'on a pu appeler une « mystique de l'égalité » à une mystique de l'indépendance. L'étude des changements d'attitude des élites, dont le rythme se précipite, apparaît donc essentielle.

Cependant, les conflits, les situations d'antagonisme, n'ont pas toujours disparu. Ils subsistent en particulier dans les cas extrêmes où les catégories que nous avons distinguées coïn- cident, dans une population hétérogène, à des ethnies différentes. Ainsi, à Kumasi (Gold-Coast), M. Fortes signale un étroit paral- lélisme entre l'origine ethnique, la profession, le niveau de vie, le degré d'occidentalisation, etc. (2). Il observe la rareté des contacts, les réactions à base de mépris entre gens de niveau différent. On a là affaire à de véritables groupements, structurés et placés en opposition. Mais on voit que cela se place dans un contexte sensiblement différent de celui d'une structure de classe (3). Une telle situation se retrouve fréquemment dans les

(1) L'interview d'un Africain d'un territoire aujourd'hui particulièrement troublé est très significative à cet égard. Ayant étudié en Europe, il avait cru possible de faire prédominer l'appartenance à une classe (définie dans son esprit par un genre de vie, un certain type de vie intellectuelle, etc.) sur l'appar- tenance ethnique et raciale. Ce qui lui semblait un progrès, il n'avait pu le réaliser, et avait admis qu'il ne pouvait que « retourner à son peuple ». Mais ce qu'il devait faire pour le manifester complètement (et des organisations politiques le pressaient de le faire), c'est-à-dire changer d'habitudes alimen- taires, vestimentaires, esthétiques, etc., lui semblait particulièrement pénible.

(2) Cf. M. Fortes, R. W. Steel, P. Ady, Ashanti Survey, 1945-46 : An Experiment in Social Research, The Geographical Journal. GX, 4-6, avril 1948.

(3) II faut noter aussi l'existence de populations telles que les « Créoles » de Sierra-Leone, les « Brésiliens » du Dahomey, etc., noirs ou métis revenus d'Amérique, et qui présentaient, jusqu'à la période actuelle, un caractère

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villes de la côte du golfe de Guinée, Cotonou par exemple - et surtout dans les zones rurales (1). Elles est beaucoup moins nette dans les villes du Sénégal, où la plupart des ethnies numérique- ment importantes sont représentées à tous les niveaux que nous avons définis (2). Les diverses catégories sont alors plus ouvertes, et leur tendance à prendre le caractère de groupements structu- rables est moins affirmée ; attitudes ethniques et attitudes liées aux statuts sociaux nouveaux ne se renforcent pas réciproque- ment. Au contraire, des clivages à base ethnique peuvent à tout moment reparaître au cours de toute action collective. L'étude, dans des milieux hétérogènes, des degrés de cohésion des groupes ethniques, et des persistances de comportement spécifique de leurs membres, apparaît essentielle. Nous avons retenu, dans nos premières enquêtes sur la ville de Dakar, un petit nombre de critères de la cohésion ethnique : en particulier l'importance relative des mariages interethniques et de l'appartenance à des associations à base ethnique. Des variations significatives appa- raissaient, en fonction de l'importance numérique du groupe dans la ville, de l'éloignement de la région d'origine, de certains fac- teurs particuliers de fermeture (préjugés raciaux, religion, etc.).

Les statuts nouveaux, et les prestiges qui leur sont reconnus, peuvent enfin être en opposition, à l'intérieur d'un même groupe ethnique, avec les statuts traditionnels appuyés sur des systèmes de valeurs qui ne sont pas encore effacés. D'où un nouvel aspect d'ambiguïté qui est d'ailleurs plus nettement observable en milieu rural. L'observation, au Dahomey, des relations entre l'élite héréditaire et la catégorie, aux limites d'ailleurs assez vagues, des akawé (« ceux qui écrivent »), en fournit maints exemplaires : à des manifestations du désir de participer au prestige, différent, de l'autre, se mêlent des manifestations de repli sur ses propres

de fermeture qui les a fait comparer à des castes. Là encore, il n'y avait pas réellement structure de castes. (1) Par exemple dans les régions septentrionales de la Gold-Coast, du

Togo, du Dahomey, etc. Les fonctionnaires, les employés, les ouvriers souvent, sont originaires des régions côtières, et restent considérés avant tout comme des étrangers, leur niveau de vie plus élevé, leur genre de vie partiellement occi- dentalisé, leurs réactions de mépris, etc., renforçant ces attitudes. Il est aisé d'y mobiliser des réactions « anti-sudistes » (émeutes au Niger, en Nigeria du Nord ; échecs généralisés des candidats « du Sud » aux élections du Dahomey, du Togo, et tout récemment de Gold Coast).

(2) Ainsi à Dakar les groupes soit autochtones soit originaires de régions proches (Lébou et Wolof) ne sont nullement cantonnés dans les catégories à niveau de vie supérieur ou genre de vie plus occidentalisé. Les Lebou repré- sentaient 9 % de nos enquêtes ; ils se trouvaient entre 8 et 1 1 % dans toutes les catégories (mais comptaient cependant beaucoup plus de cultivateurs (25 %) et moins de manœuvres (3 %), ce qui s'explique puisqu'ils ont la pro- priété du sol). Quant aux Wolof au sens large, ils représentaient 43 % de nos enquêtes, et on les retrouvait dans toutes les catégories entre 33 et 50 %. Seuls certains groupes ethniques, généralement de faible importance numérique, étaient, pour des raisons diverses répartis de façon moins régulière.

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valeurs. Des conflits plus ou moins ouverts pour les formes modernes du pouvoir se développent (1). L'attitude de l'aristo- cratie traditionnelle varie dans le temps : ainsi, en Gold-Coast, après avoir été à la tête de ce qu'on pourrait appeler les mouve- ments pré-nationalistes (2), elle a hésité entre une position conser- vatrice (3) et la participation aux actions nationalistes des der- nières années (4). A cette ambiguïté répond d'ailleurs celle des positions politiques et idéologiques des élites nouvelles (5). Ces types de conflits sont évidemment beaucoup moins apparents dans les milieux urbains, plus ou moins « extra-coutumiers ». Les situations individuelles peuvent cependant y être très com- plexes, dans les régions surtout où le système social comportait des groupes castes. L'appartenance à la fois à une caste inférieure et à une catégorie nouvelle prestigieuse, ou inversement, est à l'origine de situations conflictuelles (6). Dans un cas comme dans l'autre, on observe des attitudes de compensation dont l'étude serait à entreprendre : rôle des fiertés tribales, des réactions de mépris envers les castes inférieures, etc.

Nous n'avons donné que quelques aperçus des problèmes que soulève l'étude des situations concrètes. On voit dans quelles directions essentielles doivent être menées des enquêtes détaillées, et dans quels cadres. Les sociétés coloniales sont, considérées dans leur ensemble, des sociétés à faible degré d'intégration, et le clivage entre Européens et Africains domine trop la scène pour qu'on voie s'organiser un système diversifié de classes. L'hété- rogénéité culturelle demeure essentielle.

Aussi les statuts individuels dans la société coloniale - et surtout dans la population africaine - ne peuvent-ils être définis par une approche unique. Les hiérarchies de statuts qui coexistent sont fréquemment en situation de tension.

(1) Au Dahomey, par exemple, les chefs traditionnels, après la période de désarroi qui fut celle de l'installation d'institutions nouvelles, en 1946, for- mèrent une association de défense, où d'ailleurs les intérêts apparurent trop divergents pour que des actions communes fussent entreprises. Ils tentèrent, avec un succès inégal, de s'assurer, par personnes interposées, des mandats électifs.

(2) Confédération Fanti de 1868, etc. (3) Qui devient la seule position de défense lorsque les nouveaux leaders

politiques les accusent de compromission avec le régime colonial. (4) Par exemple à la campagne de boycott des produits britanniques (1948)

qui précipita l'évolution politique récente de la Gold-Goast. (5) Cf. l'article de Rupert Emerson, Paradoxes of Asian Nationalism in The

Far Eastern Quarterly, vol. XIII, n° 1. (6) Qui se manifestèrent dès le début de la période coloniale, où, dans

maintes régions, ce furent les enfants des castes inférieures qui furent envoyés à l'école, ce qui était une forme de résistance passive.

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STRATIFICATION SOCIALE DANS L'OUEST AFRICAIN

On a affaire, surtout en milieu urbain, à des sociétés déjà hautement différenciées. Mais des différences qui paraissent importantes à la fois au niveau de l'observation objective et à celui de la conscience des membres de ces sociétés peuvent s'ef- facer, plus ou moins complètement, plus ou moins instanta- nément, ou ne jouer jamais qu'un rôle secondaire.

La division de la population africaine en catégories sociales, si elle est un précieux instrument de travail général, ne peut être directement interprétée en termes de classes (1). Sans doute ces catégories peuvent tendre à la cristallisation en groupements à caractère de classes dans certains types sociologiques - et idéo- logiques - de colonisation (et selon les phases qu'elle traverse). L'expression de la prise de conscience de la situation de dépen- dance se manifeste aussi à des niveaux variables selon ces types. Il y a enfin des discontinuités considérables dans la ligne d'évo- lution de la société coloniale. Nous en avons vu une manifestation dans les changements de signification des « élites ». C'est dans ce contexte que doit être interprété l'aspect d'ambiguïté qui caractérise les statuts individuels.

Institut Français d'Afrique Noire, Dakar.

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CAH1XRS INTKKN. DE SOCIOLOGIE 5

(1) La plupart des approches américaines de la notion de classe franchissent aisément ce pas. Elle font disparaître la spécificité de cette notion, pour ne plus voir, à la limite, dans un système de classes qu' « a social-status continuum or gradient along which the stomized statuts bearing objects are arranged » (Gf. O. G. Cox, Caste Class and Race, New York, 1948).

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