article créolisation urban culture

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20 La Creolisation du Monde Un metissage culturel en mouvement C'est l'auteur Édouard Glissant, né en Martinique en 1928, qui développe et défend le premier cette notion dans ses écrits, avec d'autres, tels que Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé ou Raphaël Confiant pour ne citer qu'eux. Ils font l'éloge de la "créolité" et s'inscrivent dans la reconnaissance de la spécificité antillaise dans l'histoire et le contexte mondial actuel, celui d'une culture sans frontière. En effet, plusieurs peuples dans le monde sont issus d'un métissage, de savants mélanges de cultures et d'origines géographiques et ethniques différentes. La "créolité" se constitue ainsi d'un rapprochement d'éléments culturels réunis par l'Histoire sur un même territoire. Paul Gilroy affirme que cette capacité des peuples à réécrire l'histoire d'une terre est "l'un des traits mêmes de la Modernité". Force ou souffrance ? Bouleversements, pertes de repères… On note parmi certains individus créolisés, métissés, un chaos intérieur, une forme de perte d'identité, selon les conditions préalables au métissage en question. Pour comprendre cela, il faut revenir à un tournant particulier de l'Histoire du monde occidental et de sa pensée sur lui- même. Nous pouvons synthétiquement le dater au moment des diverses conquêtes européennes de la fin du XV e siècle (Christophe Colomb, Marco Polo,…) - qui entraîneront, de fait, le système esclavagiste et son commerce triangulaire - . Les pays occidentaux européens commencent alors à prendre conscience de leur propre place au sein du Monde, et plus généralement de leur prétendue supériorité. Ils ont souvent imposé un prisme culturel unique, le leur, comme dominant, et une puissance internationale dévastatrice. Les peuples qui ne sont pas reconnus comme "légitimes" deviennent rapidement sous-représentés dans et par la société, soumis à un système tout entier, leur propre culture enfouie sous cette "occidentalisation". Notamment en Europe, les "États- Nations" n'eurent qu'une idée en tête : faire jaillir avec fierté les "valeurs de communauté", culturelles ou religieuses, considérées comme acquises et admises par toute la population. Ces valeurs sont mises en avant pour permettre la cohésion entre tous et devenir des symboles à part entière de la collectivité. Traduisons que ces valeurs sont souvent énoncées pour exalter la supériorité de la nation, et la mettre sur le devant de la scène internationale. C'est pour cela que bon nombre de nations occidentales européennes ont mis en place des systèmes d'exportation et d'imposition de leurs structures et idéologies sociales à l'extérieur, notamment par des processus de colonisation. Ces ensembles de valeurs, considérés arbitrairement comme les plus légitimes, n'en La créolisation est un concept qui s'adapte plutôt bien au monde actuel. Dans beaucoup de pays et dans nombre de mégapoles, le métissage est aujourd'hui la base constituante de la vie sociale. Prenez la culture antillaise, par exemple, construite sur la cohabitation entre des populations aux origines caribéennes, européennes, africaines, asiatiques et autres. Celles-ci habitent et vivent la créolisation, ce mélange mouvementé et imprévisible, recette de ce cocktail détonnant aux saveurs si subtiles. ´ ´

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La Creolisation du Monde

Un metissage culturel en mouvement

C'est l'auteur Édouard Glissant, né en Martinique en 1928, qui développe et défend le premier cette notion dans ses écrits, avec d'autres, tels que Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé ou Raphaël Confi ant pour ne citer qu'eux. Ils font l'éloge de la "créolité" et s'inscrivent dans la reconnaissance de la spécifi cité antillaise dans l'histoire et le contexte mondial actuel, celui d'une culture sans frontière. En effet, plusieurs peuples dans le monde sont issus d'un métissage, de savants mélanges de cultures et d'origines géographiques et ethniques différentes.La "créolité" se constitue ainsi d'un rapprochement d'éléments culturels réunis par l'Histoire sur un même territoire. Paul Gilroy affi rme que cette capacité des peuples à réécrire l'histoire d'une terre est "l'un des traits mêmes de la Modernité".

Force ou souffrance ?Bouleversements, pertes de repères… On note parmi certains individus créolisés, métissés, un chaos intérieur, une forme de perte d'identité, selon les conditions préalables au métissage en question.Pour comprendre cela, il faut revenir à un tournant particulier de l'Histoire du monde occidental et de sa pensée sur lui-même. Nous pouvons synthétiquement le dater au moment des diverses conquêtes européennes de la fi n du XVe siècle

(Christophe Colomb, Marco Polo,…) - qui entraîneront, de fait, le système esclavagiste et son commerce triangulaire - . Les pays occidentaux européens commencent alors à prendre conscience de leur propre place au sein du Monde, et plus généralement de leur prétendue supériorité. Ils ont souvent imposé un prisme culturel unique, le leur, comme dominant, et une puissance internationale dévastatrice. Les peuples qui ne sont pas reconnus comme "légitimes" deviennent rapidement sous-représentés dans et par la société, soumis à un système tout entier, leur propre culture enfouie sous cette "occidentalisation". Notamment en Europe, les "États-Nations" n'eurent qu'une idée en tête : faire jaillir avec fi erté les "valeurs de communauté", culturelles ou religieuses, considérées comme acquises et admises par toute la population. Ces valeurs sont mises en avant pour permettre la cohésion entre tous et devenir des symboles à part entière de la collectivité. Traduisons que ces valeurs sont souvent énoncées pour exalter la supériorité de la nation, et la mettre sur le devant de la scène internationale. C'est pour cela que bon nombre de nations occidentales européennes ont mis en place des systèmes d'exportation et d'imposition de leurs structures et idéologies sociales à l'extérieur, notamment par des processus de colonisation. Ces ensembles de valeurs, considérés arbitrairement comme les plus légitimes, n'en

La créolisation est un concept qui s'adapte plutôt bien au monde actuel. Dans beaucoup de pays et dans nombre de mégapoles, le métissage est aujourd'hui la base constituante de la vie sociale. Prenez la culture antillaise, par exemple, construite sur la cohabitation entre des populations aux origines caribéennes, européennes, africaines, asiatiques et autres. Celles-ci habitent et vivent la créolisation, ce mélange mouvementé et imprévisible, recette de ce cocktail détonnant aux saveurs si subtiles.

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demeurent pas moins imposés, souvent par la force, dans un déni des colonisés ou " autochtones" et de leurs avis. Le métissage culturel va ici avoir une résonance désastreuse.

Les Nations occidentales ont en effet cherché à astreindre les communautés dites "minoritaires" à un effacement de leurs valeurs et à une soumission à l'identité présentée comme supérieure, et surtout unique. L'assimilation du système donné devient alors inévitable et moralement bouleversant. La défi nition exacte du fait de s'assimiler est de "se rendre semblable en perdant ses caractéristiques". C'est en ce sens que plusieurs auteurs parlent d'"aliénation" et de "refoulement" des peuples colonisés. C'est particulièrement ce qui s'est produit aux Antilles où, pendant longtemps, la majorité de la population se composait d'esclaves aux multiples origines, illégitimes aux yeux des occidentaux qui les dénigrent et les rabaissent. Cette arrivée déstabilisante au sein d'un espace inconnu est une problématique vécue par la majorité des esclaves, tous territoires confondus. L'exil physique et la réimplantation brutale dans un nouvel environnement les déstabilisent et les bouleversent de façon irréversible. Les exilés doivent abandonner ce qui forge leur

culture d'origine - leur langue, croyances ou coutumes - tout en se réinventant une identité, autour d'un rapprochement culturel soudain. L'image d'une "mosaïque constitutive" est signifi cative de ce métissage culturel, vers un "vivre ensemble", et surtout un "construire ensemble" le plus complet possible, malgré les différences.

Les ingrédients de ce savant mélange La totalité est alors constituée d'un regroupement improbable d'origines éclatées, diversifi ées. Des peuples ont en effet été déracinés de leur territoire de "base" pour être installés sur un territoire inconnu dont ils n'avaient préalablement aucun repère. Ces populations quelquefois radicalement différentes doivent composer, en contact les unes avec autres, pour permettre une nouvelle construction de la collectivité. Leurs interactions sont basées sur de nouveaux repères et normes culturelles. Édouard Glissant illustre positivement la relation entre les peuples par cette formule : "Je peux changer en échangeant avec l'autre sans pourtant me perdre ni me dénaturer."

C'est l'Afrique du Sud après l'Apartheid, et Nelson Mandela plus particulièrement, qui a réussi à repenser au mieux l'organisation

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sociale, en fonction des diverses identités culturelles. Malgré les diffi cultés politiques et sociales qui perdurent encore aujourd'hui dans ce pays, c'est une vision du monde basée sur l'échange que l'on pourrait appeler une "identité-relation" qui devient l'idéal social. Le multiculturalisme est pris en compte et sert de base pour reconsidérer la vie en société. Mais aussi, et surtout, c'est l'universalité de l'ensemble des individus qui prime. Ce dénominateur commun qui nous permet de vivre ensemble, au-delà de toutes différences."L'identité-relation" met en exergue une diversité élargie. Chaque participant à la vie sociale a conscience de tous les peuples, de toutes les cultures et de toutes les langues. L'identité relationnelle est une sorte de mise en relief de l'humanité dans toute sa diversité.

Pour revenir à la dynamique de Créolisation, ses principales caractéristiques sont celle du mouvement et d'une continuité indéterminable. En effet, nous ne pouvons défi nir les limites, ni les déterminations propres de ce "tout social" nouvellement créé. La créolisation du monde et de l'individu se vit dans le mouvement, dans le questionnement permanent, par le contact entre les cultures. Le métissage n'est-il d'ailleurs pas en lui-même un mouvement particulier, échappant à toute logique fi xe et stable ?

Édouard Glissant défi nit le processus de métissage et de mélange socioculturel comme basé sur "l'impensable en tant que principe énergétique". Pour lui et Patrick Chamoiseau, la relation entre les peuples n'est possible et solide que par le renoncement à la Toute-puissance d'une culture donnée. L'important est d'accepter les ressources et richesses que peuvent apporter chaque peuple et chaque culture dans l'espace social. La culture en question n'est alors plus un simple assemblage de divers éléments, mais plutôt une "nouveauté culturelle", un agrégat constitutif.

C'est en cela que la créolisation trouve sa force. Les peuples dont nous parlons furent obligés de se forger une nouvelle identité. Pour leurs descendants, c'est une toute nouvelle origine dont il est alors question, tournée vers le futur, et non vers le passé, historique et souvent douloureux. La langue créole, par exemple, est un élément exemplaire de l'innovation culturelle. En effet, elle est une véritable synthèse de plusieurs langages, et donc inévitablement des syntaxes et des lexiques qui en résultent. Le créole s'est constitué par un mouvement imprévu et indéfi nissable, mais surtout sans qu'aucun des éléments constitutifs d'une langue ne soit privilégié au profi t d'une autre. À l'image de cette langue, plutôt récente, il existe un nombre infi ni de relations possibles entre les diverses identités, comme autant de combinaisons relationnelles constructives.

Les peuples "créolisés" ne sont plus obligés de s'attacher à une normalité culturelle extérieure, issue de territoires devenus mythiques, tels que l'Afrique, l'Europe, ou encore l'Inde ou l'Amérique, souvent la terre de leurs ancêtres, lointaine et pour

certains intemporelle, indéfi nissable. Ils ne se défi nissent plus par rapport à leurs origines ou leurs lieux de vie, ni par rapport à des nations, à des patries et à leurs histoires, ils s'identifi ent à une toute nouvelle identité issue du métissage. Celle qu'ils souhaitent construire à leur façon, basée sur des espaces, des réalités sociales ou humaines auxquelles ils ont choisi personnellement de s'attacher et sur leurs choix, leurs relations et leurs actions.

"Changer en échangeant revient à s'enrichir au haut sens du terme et non à se perdre. Il en est ainsi pour un individu comme pour une nation." Édouard Glissant

Aude Béliveau

Les Books : ● Éloge de la créolité , (BERNABE Jean, CHAMOISEAU Patrick, CONSTANT Raphaël) Gallimard, édition bilingue, Mayenne, mai 2008

● Le Traité du Tout-Monde (GLISSANT, Édouard, Traité du Tout-Monde, Gallimard, Paris 1997)

● L'Atlantique noir - modernité et double conscience,(GILROY Paul), éditions Cargo, Cahors, mai 2003

● Quand les murs tombent - l'identité nationale hors-la-loi ? (GLISSANT Édouard, CHAMOISEAU Patrick), Éditions Galaade, Institut du Tout-Monde, Paris, septembre 2007

● Traité du Tout-Monde, (GLISSANT Édouard), éditions Gallimard, Paris, 1997

● L'intraitable beauté du monde - Adresse à Barack Obama,(GLISSANT Édouard, CHAMOISEAU Patrick), Éditions Galaad, Institut du Tout-Monde, Lonrai, février 2009

● Peau noire, masque blancs, (FANON Frantz), Éditions du Seuil, Septembre 1971

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