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Genevive Flchon (CNRS-ATILF)

Genevive FLCHON, ATILF-CNRS

Paolo FRASSI, Universit di Verona

Alain POLGURE, Universit de Lorraine & ATILF-CNRS

Les pragmatmes ont-ils un charme indfinissable?Notre tude porte sur les pragmatmes, noncs phrasologiques du type Et avec a? [dit par un commerant au client dun caf/magasin], qui prsentent la particularit dtre intimement associs un contexte dnonciation spcifique conditionnant leur emploi. Aprs avoir propos une notion largie de pragmatme, pour y inclure les lexies (lexmes et locutions) valeur pragmatique, nous examinons le problme de la modlisation lexicographique des pragmatmes.

Introduction

Les noncs les plus courants et les plus anodins font partie de ceux dont il est le plus difficile de rendre compte en linguistique. Quoi de plus ordinaire quun panneau indiquant Voie sans issue, ou un orateur entamant son discours par Mes chers amis? Tout en tant dune grande banalit du point de vue de leur contenu, de leur forme et des contextes de la vie ordinaire dans lesquels ils semploient, ces noncs sont en ralit trs singuliers. En effet, ils sont rituellement mis dans des situations courantes auxquelles ils sont prototypiquement associs. Il sagit de formules toutes faites que le rdacteur dun panneau, la personne qui fait un discours, etc., doit utiliser pour exprimer, dans une situation donne, un contenu donn. Le caractre smantiquement transparent de telles expressions empche quon les considre comme des units lexicales. Cependant, leur nature fige impose quon les associe la connaissance lexicale au sens large.

Nous prsentons une rflexion sur ce type dexpressions, appeles pragmatmes, en nous focalisant sur le problme de la modlisation de leur contenu dans les dictionnaires ou autres modles de nature lexicographique. Nous procdons pour cela en quatre tapes. Aprs avoir explicit dans la prsente introduction la terminologie de base sur laquelle nous nous appuyons, nous enchanons (section1) sur la caractrisation linguistique des pragmatmes, en largissant la notion de pragmatme, telles quoriginellement dfinie par Igor Meluk (cf. section1.1), aux units lexicales pragmatiquement contraintes qui fonctionnent comme noncs: lexmes (Allo!) ou locutions (Chaud devant!). Nous valuons ensuite (section2) la faon dont les pragmatmes sont dcrits en lexicographie franaise, en nous focalisant sur une srie de pragmatmes relevant de linteraction commerant-client. Finalement (section 3), nous avanons plusieurs propositions pour une meilleure prise en charge lexicographique de ces entits lexicales bien particulires, fortement ancres dans le fonctionnement pragmatique de la langue.

Notre tude repose sur un systme notionnel (et, donc, une terminologie) bien spcifi, emprunt la Lexicologie Explicative et Combinatoire, la branche lexicale de la thorie Sens-Texte. Avant dentamer la discussion, il est utile de brivement introduire quelques notions fondamentales sur lesquelles nous nous appuierons. Nous nous inspirons pour cela de la prsentation qui est faite par Polgure des diffrents types dentits lexicales.

Parmi toutes les entits linguistiques de nature lexicale, lunit dtude en lexicologie et de description en lexicographie est lunit lexicale, ou lexie. On distingue deux types de lexies: les lexmes et les locutions.

1. Un lexme par exemple, baguette1 (fin morceau de bois) est une entit lexicale correspondant un regroupement de mots-formes que seule distingue la flexion pour baguette1, il sagit des mots-formes (signes linguistiques) baguette1 et baguettes1. Bien entendu, dans les cas de flexions analytiques (comme les temps composs), lensemble des signes constituant un lexme inclut aussi des syntagmes ; ainsi, ai abandonn est une des formes flchies du lexme abandonner.

2. Une locution par exemple, se tourner les pouces (ne rien faire alors quon devrait tre actif) est un regroupement de syntagmes non libres non compositionnels que seule distingue la flexion.

La lexie baguette1 mentionne ci-dessus prsente une parent formelle et smantique vidente avec une autre lexie du franais, baguette2, qui signifie approximativement pain de forme troite et allonge qui voque celle dune baguette1. Les deux lexies baguette1 et baguette2 forment un ensemble naturel appel vocable. Un vocable est donc un ensemble de lexies 1) qui sexpriment par les mmes formes et 2) qui prsentent une intersection de sens significative. Un vocable regroupant plus dune lexie est dit polysmique et les lexies dun vocable sont les acceptions de ce vocable.

Comme on peut le voir dans ce qui prcde, nous avons recours aux conventions dcriture suivantes:

- les noms de lexies (lexmes ou locutions) scrivent en petites majuscules, suivis dun numro dacception lorsque cela savre ncessaire pour la bonne comprhension de lexpos;

- les noms de vocables scrivent aussi en petites majuscules; ils sont parfois suivis de numros distinctifs mis en exposant, dans les cas dhomonymie par exemple, le vocable polysmique avocat1, construit autour du lexme signifiant homme de loi, vs le vocable monosmique avocat2 (fruit).

Ces mises au point terminologiques tant faites, nous entrons maintenant dans le vif du sujet: les pragmatmes.

1. Le pragmatme : une bte lexico-sociale

Nous commenons par introduire la notion de pragmatme, tout dabord dans sa conception troite dexpression non libre, smantiquement compositionnelle, mais pragmatiquement contrainte, du type Tu viens chri? [nonc par une prostitue pour accoster un client] ou Ne quittez pas [nonc au tlphone pour faire patienter linterlocuteur]. Nous verrons ensuite que cette notion troite de pragmatme peut tre largie pour intgrer (i) des locutions donc, des expressions non compositionnelles dont lusage est pragmatiquement contraint, comme Chaud devant! [nonc par un serveur pour demander le passage], et (ii) des lexmes eux aussi associs une situation pragmatique bien spcifique, comme Allo! [nonc en dcrochant le tlphone pour tablir le contact avec la personne appelant]. Aprs avoir mis laccent sur la double nature la fois linguistique et socio-culturelle des pragmatmes, nous mentionnerons plusieurs problmes thoriques et descriptifs soulevs par la prise en compte lexicographique de ces entits lexicales.

1.1 Pragmatme au sens troit

Le terme de pragmatme a t propos par Igor Meluk pour dsigner des entits lexicales trs particulires du type de celles apparaissant en gras dans le texte ci-dessous :

Cest pour quoi ? questionna le gardien en se tournant vers moi. [] Je dois minscrire. Monsieur Gilles Cest pour lembauche ? [] Une grande pancarte disait Dfense de fumer et ctait imprim, en dessous, en lettres arabes.(Claire Etcherelli, lise ou la vraie vie, 1967, pp. 7677, Frantext)

Des syntagmes comme Cest pour quoi? et Dfense de fumer sont remarquables dans la mesure o ils prsentent simultanment les trois caractristiques suivantes.

1. Ils sont figs: il sagit de syntagmes non libres ou phrasmes, mis la disposition du locuteur par le lexique de la langue et non construits par le locuteur lui-mme en situation de parole. De ce point de vue, ils se rapprochent des locutions.

2. Contrairement des locutions, Cest pour quoi? et Dfense de fumer sont des phrasmes tout fait compositionnels: en effet, ces phrasmes veulent bien littralement dire, respectivement, Cest pour quoi? et Dfense de fumer. Ils sopposent aux phrasmes non compositionnels que sont les locutions comme passer larme gauche, pomme de discorde, poule mouille, etc. qui, bien entendu, peuvent pour certains reposer sur des mtaphores transparentes, mais ne vhiculent pas littralement le sens de leurs composants lexicaux. Cest pour quoi? et Dfense de fumer ne sont donc pas des lexies, contrairement aux locutions, et cest pour cela que nous ne les nommons pas en utilisant les petites majuscules, qui sont la convention de nommage des lexies (lexmes ou locutions).

3. Finalement, et cest la caractristique la plus remarquable, Cest pour quoi? et Dfense de fumer sont associs chacun une situation dnon-ciation bien spcifique, qui impose lusage de ces expressions particulires, plutt que dautres qui pourraient pourtant a priori convenir tout autant, comme De quoi avez-vous besoin? et Fumer est interdit. Il est bien entendu toujours possible dutiliser ces dernires dans le texte ci-dessus. Simplement, puisque les locuteurs natifs franais ne tendent pas spontanment les utiliser dans la situation dnonciation en question, leur usage sera peru comme peu idiomatique.

On reconnat donc un pragmatme, tel que caractris ici, par le fait quil sagit dune expression tout fait compositionnelle, mais que le locuteur slectionne en bloc pour rpondre un but de communication associ une situation dnonciation spcifique. Ainsi, Cest pour quoi? semploie par un locuteur ayant une fonction sociale de service pour tablir le contact avec une personne en vue de lui offrir, justement, une aide, mais en manifestant tout de mme une certaine rudesse (sinon, on dirait, par exemple, Puis-je vous aider?). Dfense de fumer nest utilisable de faon neutre que sil est inscrit sur un panneau, dans un lieu public. La nature fige de ces pragmatmes se remarque notamment par le fait quils ne se traduisent pas ncessairement littralement dune langue lautre: en anglais, on dira Can I do something for you? et No smoking, en italien, Di cosa ha bisogno? et Vietato Fumare, en espagnol, Digame? et Prohibido fumar.

Dans les publications relevant de la Lexicologie Explicative et Combinatoire, on prend soin de distinguer les pragmatmes dautres phrasmes compositionnels qui, eux, ne sont pas associs des situations dnonciation des contextes pragmatiques spcifiques. De tels phrasmes sont appels clichs linguistiques. Il sagit, par exemple, de Quelle heure est-il? Angl. What time is it? ou Comme il vous plaira Angl. As you wish. Bien entendu, ces phrasmes ne seront pas noncs par nimporte qui, nimporte quand et nimporte o. Ils sutilisent dans des contextes appropris vis--vis du contenu quils expriment et des intentions communicatives des locuteurs qui les utilisent. Cependant, il ne sagit pas doutils linguistiques que le locuteur se doit dutiliser dans des contextes dnonciation tout fait contraints. Que lon soit nimporte o et que lon soit nimporte qui, on utilise Comme il vous plaira pour exprimer notre indiffrence vis--vis dun choix oprer. Le mdium aussi importe peu: on le fait par crit (lettre, courriel, etc.) ou loral. La libert demploi est totale, cest le sens exprimer qui motive le locuteur dans lemploi de ces clichs. Dans le cas des pragmatmes, cest la situation dnonciation elle-mme avec ses participants et/ou son mdium caractristiques qui conditionne et, mme, impose lemploi de ce type de phrasme. Pragmatmes au sens troit et clichs linguistiques sont donc trs proches formellement; mais les pragmatmes sont fonctionnellement trs particuliers.

Nous considrons que la parent formelle entre pragmatmes et clichs linguistiques justifie que lon considre les pragmatmes comme un cas particulier de clichs, plutt que comme une classe de phrasmes entirement spare. Autrement dit, nous postulons ici une classe unique de phrasmes compositionnels les clichs linguistiques , classe dont les pragmatmes au sens troit clichs pragmatiquement contraints reprsentent une sous-classe.

On pourra de la mme faon considrer que les proverbes sont aussi une sous-classe particulire de clichs linguistiques. Bien entendu, tout lart de la distinction entre pragmatmes au sens troit et simples clichs linguistiques non pragmatiquement contraints revient lidentification de ce que lon pourrait considrer comme relevant de la situation dnonciation spcifique. Nous mentionnerons ici deux paramtres pragmatiques clairs dont la prsence dans les conditions demploi dun clich lidentifie comme pragmatme:

1. Le mdium est spcifi dans une lettre (Bien cordialement), sur un panneau daffichage (Peinture frache), au tlphone (Ne quittez pas), etc.

2. Le locuteur et le destinataire sont spcifis en fonction de paramtres qui ne sont pas normalement encods linguistiquement, de faon courante, dans la langue en question une prostitue son client (Tu viens, chri?), un locuteur situ dans une pice parlant quelquun situ lextrieur de la pice derrire une porte (Qui est l?), etc.

Parce quils sont associs des situations typiques de la vie quotidienne, les pragmatmes ont une forte charge socio-culturelle. Leur emploi est dclench par des situations qui sont suffisamment typiques et rcurrentes pour que la langue ait dvelopp des outils qui leur sont intimement associs. Ce que lon considre comme tant une situation typique varie dune socit lautre: un pragmatme comme Tu viens chri? ne peut exister dans la langue et en parole que dans une socit o le racolage par des prostitues est un fait courant; un pragmatme comme Je vous remets a? ne peut exister que dans une socit ayant une certaine culture du dbit de boisson; etc.

En conclusion, les pragmatmes sont trs importants linguistiquement du fait 1) de leur nombre trs lev dans chaque langue, 2) de leur usage trs courant dans le quotidien et 3) de leur importance pour les relations sociales. notre connaissance, Igor Meluk est le premier avoir clairement identifi et conceptualis les pragmatmes et la Lexicologie Explicative et Combinatoire est la seule approche lexicologique et lexicographique qui les prend explicitement en compte dans la typologisation des entits lexicales avec les lexmes, locutions, collocations, etc. Soulignons, ce propos, que les pragmatmes au sens troit et, de faon plus gnrale, les clichs linguistiques, ne sont pas, dans notre terminologie, des lexies (des units lexicales) ; seuls les lexmes et les locutions le sont. Cela nimplique bien entendu aucunement quil ne faille pas dcrire ces phrasmes compositionnels en tant quentits lexicales spcifiques. Le but du prsent article est justement doffrir une rflexion sur la faon la plus approprie de mettre en uvre une telle description.

1.2 Pragmatmes au sens large

La notion de pragmatme au sens troit, qui vient dtre introduite, est apparue sur les crans radar de la linguistique Sens-Texte dans le cadre de la thorisation de la notion de phrasme et, plus prcisment, de la typologisation des phrasmes. Une telle typologisation est absolument ncessaire, notamment, dans le contexte de la Lexicologie Explicative et Combinatoire, pour assurer que chaque phrasme reoive la modlisation qui lui convient, en fonction de sa nature propre. Ainsi, il est essentiel de clairement distinguer locutions et collocations dans un modle lexicographique. Les premires, en tant que lexies part entire, doivent recevoir le mme type de modlisation que les lexmes. Les secondes, en tant que syntagmes compositionnels relevant de la combinatoire lexicale dun de leurs composants, doivent tre dcrites dans la modlisation de leur base. Les pragmatmes au sens troit et, plus gnralement, les clichs linguistiques se sont rvls tre des phrasmes bien particuliers : des touts non construits par le locuteur, mais que leur compositionnalit smantique interdit de considrer comme des lexies. Selon cette perspective, cest la nature compositionnelle des pragmatmes au sens troit qui semble remarquable, plutt que le fait que leur usage soit conditionn par une situation dnonciation bien dtermine.

Il est cependant lgitime dexaminer les pragmatmes avant tout sous langle de leur nature pragmatiquement contrainte. Dans ce contexte, ils forment une classe naturelle avec dautres entits lexicales pragmatiquement contraintes du type lexmes ou locutions. En effet, le lexique de toute langue contient un certain nombre de lexmes ou locutions dont lemploi est contraint/dtermin par une situation dnonciation bien spcifique, exactement comme lest lemploi des pragmatmes au sens troit. Voici deux exemples de lexies de ce type, un lexme et une locution:

1. Allo! [Snonce pour tablir le contact dans une communication tlphonique.]

2. Chaud devant! [Snonce par un serveur dans un caf/restaurant pour quon lui laisse le passage alors quil transporte quelque chose (sur son plateau).]

Comme on le voit, il sagit de lexies valeur dnoncs des clausatifs, dans la terminologie Sens-Texte qui sont prototypiquement utilises dans des situations dnonciation bien prcises. Du point de vue du locuteur, le recours de telles lexies se fait exactement sur la mme base que le recours aux pragmatmes au sens troit.

Nous proposons donc dadopter ici une notion de pragmatme au sens large laquelle nous ferons rfrence lorsque nous utiliserons seul le terme pragmatme: un pragmatme au sens large est soit un pragmatme au sens troit soit une lexie (lexme ou locution) donc lusage par le locuteur est fonctionnellement identique celui dun pragmatme au sens troit.

Comme on le voit, nous proposons de dfinir la notion de pragmatme au sens large partir de celle de pragmatme au sens troit. Ce choix peut bien entendu tre discut ; il nous semble cependant que le pragmatme au sens troit reprsente le prototype du pragmatme: un nonc, par ailleurs normal, qui est prconstruit dans la langue pour communiquer un contenu donn dans une situation bien prcise. Les pragmatmes lexies, vraisemblablement moins nombreux que les pragmatmes au sens troit, sont en quelque sorte une excroissance lexicale de la pragmatmique de la langue.

Dans ce qui suit, nous utiliserons la terminologie suivante pour distinguer les diffrents types de pragmatmes, lorsque cela sera ncessaire:

- pragmatme clich = pragmatme qui est un clichcest--dire, pragmatme au sens troit;- pragmatme lexmique = pragmatme qui est un lexme;- pragmatme locutionnel = pragmatme qui est une locution.Tel que mentionn plus haut, il est trs utile, pour bien apprhender la notion de pragmatme, de lexaminer sous un angle interlinguistique. Cest dans ce contexte que lon peroit le mieux le caractre contraint de lusage des pragmatmes. On pourra ainsi se reporter ltude de Blanco, notamment pour ce qui est des quivalents de Esp. Buen provecho! Bon apptit!, et au projet dtude comparative des pragmatmes qui y est prsent. Faute de place pour dvelopper la question, nous nous concentrons ici sur les donnes du franais.

Finalement, mentionnons que nous ne pouvons entreprendre ici une mise en correspondance de la notion de pragmatme avec les diffrentes notions proposes en linguistique dans la gigantesque littrature sur la phrasologie et sur linteraction pragmatico-smantique. La notion de pragmatme clich, notamment, est trs lie, sans y quivaloir, celle de strotype.

1.3 Problmes poss par la modlisation lexicographique des pragmatmes

Nous introduisons brivement plusieurs problmes thoriques et descriptifs poss par la modlisation lexicographique des pragmatmes, problmes qui seront abords dans la suite de larticle.

1.3.1 Problmes thoriques

Il assez ais de percevoir intuitivement quil existe une situation dnonciation typiquement lie un pragmatme clich comme On peut vous aider? Cette situation se dcrit approximativement par Dans un magasin, vendeur tablissant le contact avec un client potentiel. Cependant, lexpression On peut vous aider? peut tre associe au moins un autre contexte fort distinct, ce qui semble indiquer une sorte de polysmie de lexpression, mme si lusage du terme polysmie est videmment ici un abus de langage. Il est en effet possible dutiliser cette expression pour, tout en demandant si lon peut aider une personne, lui signifier quelle nous semble tre une intruse dans un lieu dont on est responsable et, quen consquence, il faut quelle sen aille si sa prsence nest pas justifie. On peut penser au cas dun surveillant dcole qui sapprocherait dun adulte quil voit dambuler dans ltablissement scolaire et lui dirait dun ton un peu imprieux On peut vous aider? Si lon multiplie les contextes dnonciation associs un pragmatme clich, cela revient diluer la contrainte pragmatique prsidant lemploi de lnonc par le locuteur, et donc affaiblir sa nature de pragmatme vritable. On peut alors se demander si On peut vous aider? est bien un pragmatme.

De faon plus gnrale, il est parfois difficile dtablir avec certitude quun clich ou une lexie fonctionnant comme nonc est vritablement un pragmatme. Le clich Quelle heure est-il? nest pas un pragmatme parce que nimporte qui, dans nimporte quelle situation, peut demander lheure nimporte qui en utilisant le clich en question. Le lexme Allo!, quant lui, est un pragmatme (au sens large), parce que cest seulement en rpondant au tlphone, pour tablir le contact, quil sera employ. Mais il existe de nombreux autres noncs, comme On peut vous aider?, que nous venons dexaminer, pour lesquels on peut lgitimement se demander si leur emploi est associ un contexte dnonciation suffisamment spcifique pour leur confrer le statut de pragmatmes. Il conviendrait disoler un ensemble de critres opratoires de diagnostic de la nature de pragmatme dun clich ou dune lexie. Selon nous, ces critres ne pourront tre proposs avec une certaine rigueur que lorsquune exprience suffisamment large de la modlisation lexicographique des pragmatmes aura t acquise.

1.3.2 Problmes descriptifs

Il est ncessaire de prendre systmatiquement en compte les pragmatmes dans la modlisation lexicographique, puisque ce sont des entits lexicales mises la disposition du locuteur par le systme linguistique. Se pose alors le problme de la forme que doit prendre leur description. Il est clair que les pragmatmes lexmiques et locutionnels, en tant que lexies part entire, ont dj leur place dans les dictionnaires et bases lexicales. Mais comment introduire les pragmatmes clichs? Il a t propos par I.Meluk de fonctionner par ancrage lexical des clichs: cest--dire, de prendre en charge la description des pragmatmes clichs, et des clichs en gnral, dans les articles lexicographiques de lexies fonctionnant comme leurs cls daccs au niveau lexical, leurs ancres lexicales. Par exemple, un pragmatme clich comme Bien cordialement (formule concluant une lettre), serait dcrit sous son ancre lexicale LETTRE (dans le sens de texte adress qqn). Mais une telle approche na pas t teste grande chelle dans une description lexicographique. Il nest pas assur quelle permette de rendre efficacement compte de tout ce qui doit tre dit sur chaque pragmatme clich, tout en assurant leur visibilit dans le modle du lexique de la langue (possibilit pour le locuteur daccder simplement cette information). Nous reviendrons plus bas sur la solution propose par I. Meluk (section 3.1.1).

Au-del de la localisation dans le modle lexical de la description des pragmatmes, se pose aussi le problme du contenu de cette description. Quelle forme doit prendre la caractrisation du contexte dnonciation? Est-il certain quaucune dfinition ou explicitation smantique nest fournir pour les pragmatmes clichs du fait de leur compositionnalit smantique? Comment rendre compte de la grande variabilit formelle des pragmatmes clichs? Vous faites une affaire vs Cest une affaire: un clich ou deux? On le voit, la prise en compte rigoureuse et systmatique de la description des pragmatmes pose potentiellement de nombreux problmes. Faute de pouvoir vritablement les rsoudre, nous tenterons de mieux les circonscrire dans la suite de larticle.

2. Les pragmatmes dans les dictionnaires du franais

Le traitement lexicographique des pragmatmes au sens large (clichs ou lexies) est loin dtre uniforme. Si, dune part, ces entits lexicales trouvent leur place dans les dictionnaires, nous constatons que les lments qui devraient contribuer leur description, tels lattribution dune partie du discours, la valeur communicationnelle, la situation dnonciation (types dinterlocuteurs et valeur de lacte nonciatif), non seulement varient dun dictionnaire lautre, mais sont souvent absents. Aprs avoir prsent un chantillon de pragmatmes relevant de linteraction commerant-client, nous nous attacherons l'analyse du traitement de trois de ces pragmatmes dans des dictionnaires de langue dans le Trsor de la Langue Franaise, dsormais TLF, et le Petit Robert 2010, dsormais PR2010 ainsi que dans des dictionnaires d'expressions et locutions la Base de phrasologie du Franais Familier de G. Flchon ( paratre), dsormais BPFF, et le Robert des expressions et locutions (1997), dsormais REL. Cela nous permettra, par la suite, davancer des remarques sur la place qui est accorde aux pragmatmes dans la macrostructure et dans la microstructure des ouvrages lexicographiques (notamment sur lattribution dune partie du discours et sur leur description pragmatique et smantique) et de relever ainsi les failles et les discordances ventuelles.

2.1 Pragmatmes de linteraction commerant-client

Nous avons voulu appuyer notre rflexion non sur une multitude dexemples un peu dconnects les uns des autres, mais sur un ensemble cohrent de pragmatmes, lis par la situation dnonciation dans laquelle ils sinsrent. cette fin, nous avons choisi le contexte de linteraction commerant-client, car il prsente lavantage dtre, dans toutes les langues, un terreau particulirement fertile au dveloppement de pragmatmes. Notons que nous incorporons ici des pragmatmes qui ne relvent pas, strictement parlant, dun change entre commerant et client. Il peut aussi sagir dun change, plus gnralement, entre personne offrant un service au public et personne susceptible de recevoir ce service, la situation de linteraction commerant-client tant prise comme le cas le plus prototypique dchanges de ce type.

Afin de runir un ensemble de donnes attestes, nous nous sommes appuys sur le corpus Frantext et sur la BPFF, partir desquels nous avons isol 25 pragmatmes relevant de linteraction commerant-client, dont 21 pragmatmes clichs (=pragmatmes au sens troit) et 4 pragmatmes locutionnels. Dans tous les cas, il sagit de pragmatmes qui sont, formellement, des noncs produits par la personne offrant ses services (gnralement, un commerant). Nous numrons ci-dessous les pragmatmes retenus. Sauf indication explicite du contraire, tous ces pragmatmes sont mentionns dans les deux dictionnaires de rfrence que nous avons consults, le TLF et le PR2010.

A) Pragmatmes clichs

1. qui le tour?2. Tu viens, chri? [absent du TLF]

3. Quy a-t-il pour votre service?4. Que puis-je pour votre service? [absent du PR2010]

5. Quest-ce que je peux (faire) pour vous?6. Je peux faire quelque chose pour vous?7. Je peux vous aider?8. Puis-je vous tre utile?9. On soccupe de vous?10. C'est pour quoi?11. Quest-ce que ce sera? 12. Je suis vous dans un instant ; Un moment / instant s'il vous plat; Et avec a / cela?; Au suivant!) et 2 pragmatmes locutionnels (Chaud devant! ; Enlevez / Enlev / Emballez / Emball cest pes !).

Nous avons choisi, pour notre analyse, les pragmatmes clichs Tu viens, chri? et Que puis-je pour votre service? ainsi que le pragmatme locutionnel Chaud devant! Pour ce qui est des dictionnaires de langue, Tu viens chri? et Chaud devant! ne sont traits que dans le PR2010; inversement, Que puis-je pour votre service? ne se trouve que dans le TLF. (Le PR2010 ne mentionne que la variante Quy a-t-il pour votre service?). Quant aux dictionnaires dexpressions et locutions, les trois pragmatmes se trouvent dans la BPFF, alors que seuls Tu viens, chri? et Chaud devant! font partie de la nomenclature du REL.

2.2 Descriptions lexicographiques de trois pragmatmes

2.2.1 Tu viens, chri?

Le pragmatme clich Tu viens, chri? se trouve dans le PR2010 sous lentre du vocable chri (sous-article 2, pour lacception nominale). Il est suivi dune glose qui dcrit la situation d'nonciation et ne fournit, de la sorte, quune description pragmatique:

2. N. (XIXe) Cest le chri de ses parents chouchou Terme daffection entre intimes, spcialt entre poux. Mon chri, ma petite chrie, mes chris. Oui, chri. Tu viens, chri? (invite classique dune prostitue).Il se trouve galement dans la BPFF, sous venir :

tu viens (mon) chri ?, loc. phrast. Strotype de linvite dune prostitue racolant un client. 6. [] une petite bien carrosse [] dpassa Ggne en frtillant de la croupe, puis revint sur ses pas et laborda franchement :

Tu viens, mon chri ? (M.-. Grancher, Pas de bgonias pour madame Dugommier, 1950, p. 119-120.

7. Tu viens, chri ?

La voix sortie dun porche portait son manteau de douceur. (M. Le Chaps, Le Pcheur de serpents, 1953, p. 224)

8. Tu viens ? [] Chri ? [] Les putes de la rue aux Ours ne craignent pas plus Dieu que la neige, pas plus le diable que la pluie ou le soleil. (R. Fallet, Paris au mois daot, 1972 [1964], p. 8)

au style indirect.

9. Une fille, ni jeune ni vieille, poste un coin de rue, me demande si je viens, chri ? (P. Carrese, Trois jours dengatse, 1995, p. 126)

Dans ce cas, notons que le pragmatme clich, auquel est attribu la partie du discours locution phrastique, et qui se prsente avec une variante (l'adjectif possessif mon), est accompagn dune description de la situation dnonciation, dans laquelle sont spcifies la caractrisation des interlocuteurs (prostitue sadressant un client potentiel) ainsi que la valeur (invite) et la description de l'acte nonciatif (racolant). Larticle ne nous fournit pas de description du sens du pragmatme, ce qui semble justifi du fait de sa nature compositionnelle.

2.2.2 Que puis-je pour votre service?Cest sous les vocables service, lexie 1, et pouvoir, lexie 1, que nous retrouvons le pragmatme clich Que puis-je pour votre service? dans le TLF.

Dans larticle consacr au vocable service, le pragmatme clich est considr comme une variante de Quy a-t-il pour votre service? et trait simultanment avec le pragmatme clich votre service! La description smantique ne concerne que le lexme service1, alors que toute rfrence la description de lacte nonciatif associ au pragmatme clich est entirement nglige:

1. Fait de servir un tre vivant.a) Un, des service(s). Action susceptible d'tre utile, de faire plaisir quelquun. Que puis-je, quy a-t-il pour votre service? votre service! (formule de politesse). Demander un service; proposer ses services; offre de services. Un homme moiti dshabill vint ouvrir. Je vous souhaite le bonsoir, Monsieur, dit Stephen. Comment vous portez-vous? Je vous remercie. Quy a-t-il pour votre service? (KARR, Sous tilleuls, 1832, p. 175).Le mme traitement lexicographique lui est rserv dans larticle consacr au vocable pouvoir, o le pragmatme clt une srie de syntagmes verbaux types:

I. B. 1. [Le suj. dsigne qqn] Avoir lautorit, la puissance de faire quelque chose. Pouvoir qqc., tout, beaucoup pour qqn, auprs de qqn; que puis-je pour votre service? Le comte pouvait tout sur lesprit de son matre, on en eut Parme une preuve qui frappa tous les esprits (STENDHAL, Chartreuse, 1839, p.111).Quant la BFFF, larticle consacr Quest-ce quil y a pour votre service (qui se trouve uniquement sous lentre service) se prsente de la manire suivante:

quest-ce quil y a pour ton service ? // quest-ce qu'il y a pour votre service ? loc. phrast. je suis ta ( votre) disposition. Correspond aux tours quy a-t-il pour votre service ? // que puis-je pour votre service ? rapprocher de je suis* vous // quest-ce que je peux faire pour toi ?

14. Replet, le pre tienne sigeait derrire sa caisse :

Bonjour, Juju, a va, Juju, quest-ce quil y a pour ton service ? Tu veux trier cent kilos de lentilles ?

Juju savana, la lvre retrousse sur les dents :

Pre tienne, tes un fumier. (R. Fallet, La Grande ceinture, 1956, p. 62).

15. ... Attention, madame, vous voyez bien que...

... Un 58, Porte-de-Vanves-Rpublique, prend la rue Dauphine. Dans l'autre direction, encore un 58, service partiel, Chtelet-Porte-de-Vanves, attend rue Mazarine...

... Quest-ce quil y a pour votre service ?

Dites-moi, monsieur lagent, un tout dernier renseignement. Ce petit garon, l,...

Oui, eh bien ? Allons, circulez, circulez... (C. Mauriac, La Marquise sortit cinq heures, 1961, p. 227, Frantext).

16. L'homme mit une espce de grognement, puis demanda :

Et quest-ce quil y a pour ton service, petit ? Je ne t'ai jamais vu, mais tu sais que je me suis dj occup de toi.

Je vous remercie, dit Julien. (B. Clavel, La Maison des autres, 1962, p. 531, Frantext).

17. Je viens vous demander quelque chose, dit Bastienne.

Je tcoute. Qu'est-ce quil y a pour ton service ?

Voil. Jai besoin d'un revolver. (V. Thrame, Bastienne, 1985, p. 106).

Lintrt de cet article ne rside pas tellement dans la partie descriptive qui fournit une glose du pragmatme clich mais plutt dans lindication dun ensemble de variantes de cette expression.

Le REL traite uniquement le pragmatme clich Quy a-t-il pour votre service? (sans donner la variante Que puis-je pour votre service?) sous lentre service:

Quy a-t-il pour votre service? quoi puis-je vous tre utile, que puis-je faire pour vous? [1792] La formule appartient au style familier. [...] Suzanne me fit signe et me dit:

- Jacques, nas-tu rien faire? - Non, voisine, quest-ce quil y a pour votre service?

- Je voudrais... je voudrais... que tu prisses notre serpe et que tu vinsses dans la commune maider couper deux ou trois bourres.

Diderot, Jacques le Fataliste, p. 678.

Si, dune part, larticle nous offre la description du contenu travers deux gloses du pragmatme, nous ne retrouvons aucune rfrence au contexte dnonciation, si ce nest mais il ne sagit l que dun corollaire lacte nonciatif une rfrence au registre de langue.

2.2.3 Chaud devant!Le pragmatme locutionnel Chaud devant ! est trait dans le PR2010 sous l'entre de chaud (adjectif); il est simplement prcd de la mention Loc., et nest accompagn ni d'une description smantique, ni d'une description de la situation dnonciation. Il est suivi de la prsentation du syntagme parfaitement compositionnel rendre chaud, ce qui nest pas sans introduire une certaine confusion quant la nature justement non compositionnelle de Chaud devant !

I. Adjectif

A. (Sensation physique de chaleur)

1. (Oppos froid, frais) Qui est une temprature plus leve que celle du corps; dont la chaleur* donne une sensation particulire (agrable ou douloureuse; brlure). Eau chaude. Prendre un bain chaud. peine chaud ( tide), trs, trop chaud ( bouillant, brlant). Attention, cest chaud! Loc. Chaud devant! Rendre chaud. chauffer, rechauffer. Le radiateur est chaud. Repasser avec un fer chaud. Bouche dair chaud.Examinons maintenant le traitement que rserve le REL Chaud devant !:

Chaud devant! Exclamation des serveurs de restaurant rclamant le passage (attention, devant cest chaud!). Semploie pour demander le passage, et aussi pour a va chauffer.Asperge me sauve la mise en avanant reculons sur le palier, tenant les pieds de la table et criant attention. chaud devant. Jimagine dici la gargote dans laquelle il a d les faire, ses tudes de sociologie. J.-L. Benoziglio, Cabinet Portrait, p. 39.

[...] brusquement, Jrmy, debout dans sa flaque, et sa bouteille toujours la main, se met gueuler: Chaud devant, bordel, on na pas que a faire! D. Pennac, La Fe Carabine, p. 147.

On remarque que cette locution est introduite sous lentre chaud (acception nominale) et quelle est dcrite du point de vue 1)de la situation dnonciation Exclamation des serveurs de restaurant (...) et 2) du point de vue de son contenu smantique (...) rclamant le passage; Semploie pour demander le passage, et aussi pour a va chauffer. Suit une paraphrase qui vise implicitement expliquer la prsence de l'adjectif chaud dans la locution : attention devant, c'est chaud!Dans la BPFF, la locution Chaud devant ! est traite comme une seule et unique unit et jouit, de la sorte, d'un traitement indpendant du point de vue de la macrostructure:

chaud devant ! loc. phrast. Formule employe par le personnel charg du service de table dans les brasseries et restaurants populaires, invitant librer le passage.

15. Les garons allaient, venaient, dans leur long tablier blanc, le bras droit recourb en forme de pare-choc : chaud devant ! (Raymond Gurin, LApprenti, 1946, p. 103, Frantext)

16. Les derniers clients en taient aux hors-duvre quand les premiers entamaient le dessert [...]. Dix fois je redoutai le grand embouteillage [...]. Tous esquissaient des entrechats, faisaient des pas de deux pour ne pas se rentrer dans le lard. Chaud devant ! murmuraient les plus bruyants. (Pierre-Marie Doutrelant, La Bonne Cuisine et les Autres, 1986, pp. 32-33).

Dans dautres situations, pour faire librer le passage.

17. Asperge [un dmnageur] me sauve la mise en surgissant reculons sur le palier, tenant les pieds de la table et criant : Attention, chaud devant. (Jean-Luc Benoziglio, Cabinet portrait, 1980, p. 39, Frantext)

18. [...] Jrmy [...] se met gueuler :

Chaud devant, bordel, on na pas que a faire ! (Daniel Pennac, La Fe carabine, 1987, p. 147).

L'article prend en compte deux situations nonciatives diffrentes. Dans la premire, le locuteur fait partie du personnel charg du service de table et lacte dnonciation a lieu dans des brasseries et restaurants populaires, alors que la deuxime concerne les autres situations. Ce qui relie ces emplois dans deux contextes diffrents est le contenu communiqu, qui ne change pas: la formule Chaud devant! est en effet, dans un cas comme dans lautre, utilise pour demander de librer le passage. Nous pensons quil nexiste dans les faits quun seul pragmatme locutionnel Chaud devant!, mais que celui-ci peut semployer dans des situations autres que la situation dnonciation qui lui est associe afin produire un effet plaisant: on parle comme si lon tait un serveur dans un caf ou un restaurant. La mme technique peut tre employe avec nimporte quel pragmatme, pour effectuer une sorte de clin dil linguistique.

2.3 Failles dans le traitement lexicographique des pragmatmes

Il ressort assez clairement de notre rapide examen des descriptions lexicographiques que les dictionnaires consults, tout en contenant une grande partie des pragmatmes envisags (clichs et locutionnels), prsentent des points critiques du point de vue de la cohrence de leur traitement ainsi que de leur description. Dans le PR2010 et le TLF, les pragmatmes reoivent le mme type de modlisation : ils sont enchsss dans la microstructure des dictionnaires sans aucune distinction quant leur statut respectif; le BPFF assigne une place individuelle au pragmatme locutionnel Chaud devant!, considr comme une lexie part entire, alors qu'il situe Tu viens (mon) chri? sous l'article venir. Le REL ne contient que le pragmatme locutionnel Chaud devant!, quil traite d'aprs le principe denchssement dans larticle dun lexme constitutif: il se trouve, en effet, sous chaud, entre nominale.

Dans tous les cas, la description du contenu est trs pauvre : la mod-lisation ne prvoit pas de distinction nette entre le contexte d'nonciation et la description du contenu.

3. Propositions

Cest partir des trois classes de pragmatmes dfinies plus haut que nous allons faire nos propositions quant la modlisation lexicographique de ces entits lexicales. Ces propositions qui reposent sur la distinction fondamentale entre les pragmatmes clichs, dune part, et les pragmatmes lexmiques et locutionnels dautre part prennent en compte des outils dj disponibles en smantique lexicale, notamment ceux que nous proposent la Lexicologie Explicative et Combinatoire et le Natural Semantic Metalanguage, et concernent deux aspects de la modlisation des pragmatmes : leur accessibilit dans le modle lexicographique et le contenu lui-mme de la description de chaque pragmatme.

3.1 Accessibilit de la description du pragmatme dans le modle lexicographique

3.1.1 Meluk et les pragmatmes au sens troit

Comme nous lavons indiqu au dbut de larticle (section1.3.2), I. Meluk a non seulement introduit la notion de pragmatme, mais il a galement prvu un modle pour son traitement lexicographique partir du principe de lancrage lexical. Les pragmatmes au sens troit (pragmatmes clichs), se trouvent dcrits par enchssement dans larticle, non dun de leurs lexmes constitutifs, mais dans celui dau moins une ancre lexicale, qui reprsente une cl daccs smantique au pragmatme. Par exemple:

tablissementII.2(public)

[Cet tablissement est] ouvert

de Num1 heures Num2 heures : Heures douverture : de Num1 h Num2 h [sur la porte]

lettreIII.1 (texte adress Y)

Je vous envoie lexpression de mes

sentiments les meilleurs: trs formel Veuillez agrer lexpression de mes sentiments les meilleurs [concluant une lettre]

Je vous envoie mes salutations: formel Salutations distingues [concluant une lettre]

Je te/vous envoie mes salutations: neutre Salutations amicales [concluant une lettre]peindreI.1

[Cet objet a t] peint rcemment: Peinture frache [sur un signe, pour prvenir quon peut se tacher]

Lancre lexicale peut correspondre soit la dsignation du contexte dnonciation (cf. tablissement pour une pancarte indiquant les heures douverture), soit celle du mdium ou canal (cf. lettre pour une phrase de conclusion). Il se peut, galement, que lancre ait un rapport dordre formel aussi bien que smantique avec le pragmatme clich, comme dans le cas de Peinture frache, qui se trouve sous lentre peindre(dont peinture est un driv morphologique); mais un tel rapport est tout fait fortuit et non ncessaire. Remarquons au passage que, dans les exemples donns ci-dessus, nous ne voyons pas, dentre de jeu, le pragmatme clich, mais sa glose; le support est, en outre, toujours signal entre crochets et lindication du registre de langue est galement prvue.

3.1.2 Les cultural scripts comme cl daccs

Le Natural Semantic Metalanguage considre plusieurs types dentits lexicales qui sont pertinents dans le contexte dtude des pragmatmes sous des tiquettes appeles scripts culturels (Angl. cultural scripts), qui reprsentent des normes et des valeurs culturelles concernant diffrents aspects de la pense, du dire et du comportement. Quelques-unes de ces units et, notamment, les common sayings and proverbs (She is like a rose), conversational routines (Excuse me), varieties of formulaic or semi-formulaic speech (By sheer coincidence), correspondent, tout au moins partiellement, ces units que nous avons classes sous le nom de pragmatmes. Or, lobjectif du Natural Semantic Metalanguage nest pas de rpertorier des entits lexicales par rapport leur lien plus ou moins troit avec le contexte dnonciation, mais de dmontrer 1) que la description des scripts culturels est possible travers un inventaire de primitifs smantiques dont chacun est dot dun certain nombre de proprits grammaticales et 2) que les scripts culturels fonctionnent comme un principe de classement, chacun pouvant renvoyer un ensemble dentits lexicales.

Les scripts culturels rejoignent partiellement notre propos, en ce sens quils pourraient tre exploits pour lorganisation lexicographique des pragmatmes. Ainsi, titre dexemple, You might like to..., Perhaps you could..., I would suggest... rentreraient dans le cadre du script culturel Personal autonomy que Goddard & Wierzbicka dcrivent, travers le langage des primitifs smantiques, de la manire suivante:

an Anglo cultural script connected with personal autonomy

[people think like this]

when a person does something, it is good if this person thinks like this:

I am doing this because I want to do it.

Clairement, les scripts culturels peuvent tre vus comme des outils de classement des pragmatmes qui implmentent linguistiquement les scripts en question, et donc servir de cls daccs ceux-ci. Contrairement aux ancres, quils compltent, les scripts relvent dun accs vritablement conceptuel, et non lexical, aux pragmatmes.

3.2 Contenu de la description lexicographique dun pragmatme

Les lments dont nous allons tenir compte pour la description lexicographique seront les suivants: 1) lventuelle dfinition ; 2) lindication du but communicationnel et du contexte dnonciation ; 3) la combinatoire grammaticale et les variantes.

3.2.1 Le pragmatme clich nest pas une lexie mais...

Le fait quun pragmatme clich soit une expression compositionnelle nous permet de nous passer de la dfinition analytique, qui serait alors tautologique et napporterait rien la caractrisation du pragmatme: le sens de Quy a-t-il pour votre service? est tout fait vident. Ce qui est vraiment indispensable dans la description dun pragmatme clich, cest la caractrisation (i)du but communicationnel et (ii)du contexte dnonciation. Dans le cas du pragmatme clich Tu viens chri?, le locuteur ne veut pas simplement inviter son interlocuteur le rejoindre: il sagit dun nonc que prononcent les prostitues pour racoler leurs clients. Le contexte dnonciation [un premier interlocuteur, savoir une prostitue, sadresse un second interlocuteur, son client] ne peut tre entirement spar dans la description du but communicationnel [racoler].

Dautres problmes se posent, dans la description de cette classe de pragmatmes, sur le plan de la combinatoire grammaticale et des variantes ventuelles. Puisque les pragmatmes clichs jouissent dune grande libert syntaxique et/ou combinatoire, lindication des variantes possibles est envisager dans le cadre de leur traitement lexicographique: ct de Quy a-t-il pour votre service ? il faudra mentionner Quy a-t-il pour ton service ?, Quest-ce quil y a pour votre service ?, Quest-ce quil y a pour ton service ?, Que puis-je pour votre service ?Il ne sagit l que dune partie de tout ce qui doit tre spcifi propos dun pragmatme clich et qui, selon nous, rend sa description par enchssement dans des articles dancres lexicales impossible. Il serait irraliste de rpter sous chaque ancre une telle quantit dinformation, sans compter les problmes que poseraient la mise jour du modle lexicographique: une modification mineure dans la description dun pragmatme clich devrait tre rpercute dans toutes les entres dancres o cette description apparat. Il est bien vident quun pragmatme clich, sans tre une lexie, est une entit lexicale de haut niveau, qui doit possder une description dveloppe et unique dans le modle du lexique. Au pragmatme clich doit donc tre consacr un article lexicographique. Selon nous, toute lexie (lexme ou locution) doit tre dcrite au moyen dun article lexicographique, mais tout article lexicographique ne doit pas ncessairement tre un article de lexie. Un rseau de pointeurs, gouverns et par le principe de l'ancrage lexical et par celui de l'ancrage culturel (par scripts culturels), permettrait de lier larticle consacr au pragmatme clich telle ou telle ancre sur la base de liens smantiques et/ou conceptuels.

3.2.2 Les pragmatmes lexmiques et les pragmatmes locutionnels

Contrairement aux pragmatmes clichs, les pragmatmes lexmiques et locutionnels ne peuvent se passer dune dfinition analytique. Cela ne vaut pas uniquement pour les pragmatmes locutionnels dont le sens est, par dfinition, non compositionnel il est trs difficile, pour un locuteur non natif du franais de comprendre de manire immdiate le sens de Chaud devant! , mais galement pour les pragmatmes lexmiques. Quant ces derniers, rappelons quen gnral, dans un dictionnaire, tout lexme se doit dtre accompagn dune dfinition analytique paraphrasant son sens de faon explicative. De ce fait, pour les deux cas de pragmatmes locutionnels et lexmatiques, une dfinition, comme par exemple Je vous signale que je porte quelque chose et que vous gnez mon passage pour Chaud devant ! ou Je suis disponible pour couter ce que vous avez dire pour Allo! serait aussi ncessaire que lindication du but communicationnel et du contexte dnonciation qui la dterminent, le sens particulier de ces units lexicales ntant activ que par rapport une situation pragmatique particulire. Le contexte dnonciation serait alors exprim par [Dans une brasserie ou un restaurant populaire, le personnel charg du service de table sadresse aux clients] pour Chaud devant! et par [en rpondant au tlphone, le locuteur sadresse la personne qui a appel] pour Allo!, tandis que le but communicationel serait [Le locuteur sadresse son/ses destinataire(s) pour demander de librer le passage] dans le premier cas et [le locuteur sadresse au destinataire pour lassurer que le contact a bien t tabli] dans le second.

Le problme de la combinatoire grammaticale ainsi que des variantes se pose moins que dans le cas des pragmatmes clichs : on aurait difficilement des variantes de ce type relativement un pragmatme lexmique et encore moins dans le cas de pragmatmes locutionnels. Dautres cas de variantes (par exemple la diffrence entre un nonc exclamatif et un nonc interrogatif Allo ! vs Allo?) sont galement envisager.

En tant que lexies, les pragmatmes locutionnels et lexmiques ont droit de cit dans la nomenclature dune ressource lexicale; cela reprsente, de notre point de vue, le systme de classement le plus cohrent vis--vis de leur statut. Cela n'empche pas pour autant, l'instar de ce que nous proposons pour les pragmatmes clichs, d'tablir, au moyen de pointeurs, des liens avec d'autres lexies qui pourraient reprsenter soit des ancres lexicales, soit des ancres culturelles.

Conclusion

En conclusion, on voit que lexamen du problme de la description lexicographique des pragmatmes nous conduit considrer, de faon plus gnrale, celui de la modlisation des entits lexicales qui sont vs ne sont pas des lexies. Nous pensons quune avance importante en lexicographie sera daccepter dassocier des articles lexicographiques vritables des entits lexicales qui ne sont pas lexies les clichs linguistiques tout en maintenant une distinction claire entre les lexies (lexmes et locutions) et les autres types dentits lexicales. De ce point de vue, la nomenclature du modle reste lensemble des lexies pour lesquelles le modle contient un article lexicographique. Mais tout article lexicographique ne doit pas ncessairement tre larticle dun lment de la nomenclature. Ces articles orphelins , pour trouver leur place dans le modle, doivent y tre fixs au moyen dancres lexicales pointeurs smantiques issus des lments de la nomenclature et ancres culturelles pointeurs conceptuels issus de scripts associs au contexte culturel dans lequel la langue fonctionne. Lancre lexicale modlise le fait quun individu est normalement amen utiliser une entit lexicale pour satisfaire le besoin dexprimer un contenu ; le script culturel modlise le fait que lindividu peut aussi tre amen utiliser/slectionner une entit lexicale pour manifester le fait quil adopte un certain type de comportement rpondant une norme sociale.

Rfrences bibliographiquesX. Blanco, Los frasemas composicionales pragmticos, in S. Mejri, P. MogorrnHuerta (ds.) Opacit, idiomaticit, traduction = Opacidad, idiomaticidad, traduccin, Alicante, Universit d'Alicante, 2010, pp. 19-32.

G. Flchon, Base de phrasologie du franais familier. Travaux de lancienne quipe Usages et Marges du Franais contemporain de lATILF revus, corrigs et augments par G. Flchon (en prparation) [Ouverture prochaine sur le site du CNRTL, ATILF, Nancy]

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A. Rey, S. Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Paris, Le Robert, 1993.

P. Robert, Le nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabtique et analogique de la langue franaise. Texte remani et amplifi sous la direction de J. Rey-Debove et Alain Rey, Paris, Le Robert, 2010. Cf. I. Meluk, A. Clas, A. Polgure, Introduction la lexicologie explicative et combinatoire, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1995.

Cf. A. Polgure, Lexicologie et smantique lexicale, nouvelle dition, coll. Paramtres, Montral, Les Presses de lUniversit de Montral, 2008, p. 58.

Cf. I. Meluk, Phrasemes in Language and Phraseology in Linguistics, in M. Everaert, E.-J. Van Der Linden, A. Schenk, R. Schreuder (ds.), Idioms. Structural and Psychological Perspectives, Hillsdale, N.J./Hove, U.-K., Lawrence Erlbaum Associates, 1995, pp. 167232.

Nous employons le terme syntagme dans son acception la plus large de construction linguistique constitue de mots-formes qui sont tous connects directement ou indirectement par des dpendances syntaxiques. Une phrase syntaxique comme Cest pour quoi?, mentionn ici, est alors bien un cas particulier de syntagme.

Le test de la traduction est toujours utile dans le cas des expressions dont on veut dmontrer la nature phrasologique. On voit que les clichs doivent tre considrs comme des touts dans un contexte de traduction. Leur traduction mot--mot pourra parfois fonctionner, de faon tout fait ponctuelle, pour une paire de langues et un clich donn Quelle heure est-il? ~ It. Che ora ?, mais cela sera pure concidence. Ainsi, en anglais, on dit What time is it?, comme en franais et en italien (si lon considre ici une acception de heure qui est une traduction peu prs exacte de lacception de time utilise ici). Cependant, le franais et litalien offrent aussi les clichs Est-ce que vous avez lheure? ~ It. Ha lora?, non traduisibles littralement en anglais.

Cette nouvelle classification est adopte dans I. Meluk, Tout ce que nous voulions savoir sur les phrasmes, mais..., Cahiers de lexicologie ( paratre) et dans I. Meluk, A. Polgure, Lexicologie thorique et descriptive, Paris, HermsLavoisier (en prparation), chapitre 2.

Cf. X. Blanco, Los frasemas composicionales pragmticos, in S. Mejri, P. MogorrnHuerta (ds.) Opacit, idiomaticit, traduction = Opacidad, idiomaticidad, traduccin, Alicante, Universit d'Alicante, 2010, pp. 1932.

Cf. M. Kauffer, Actes de langage strotyps en allemand et en franais. Pour une redfinition du strotype grce la phrasologie, Nouveaux Cahiers dallemand, 29, 1 (2011), pp. 3573.

La situation est plus complexe en franais du Qubec, o Allo! existe aussi comme synonyme de Salut! (ALLO!!!!! Comment a ce passe le grand tour??? sur Internet). Il faut cependant considrer que lon est ici en prsence dun cas de polysmie du vocable Allo!, lacception utilise au tlphone demeurant un pragmatme lexmique part entire.

Cf. I. Meluk, Phrasologie dans la langue et dans le dictionnaire, Repres & Applications, VI (2008), pp. 187200.

Nous navons pas identifi de pragmatme lexmique pour ce type de situation dnonciation.

Cf. I. Meluk, A. Clas, A. Polgure, op. cit.

Cf. C. Goddard, A. Wierzbicka, Semantic primes and cultural scripts in language learning and intercultural communication, in G. Palmer, F. Sharifian (ds.), Applied Cultural Linguistics: Implications from Second Language Learning and Intercultural Communication, Amsterdam, John Benjamins, 2007, pp. 105-124.

Cf. I. Meluk, Phrasologie dans la langue..., cit.

Les exemples qui suivent se trouvent dans Ibid.

Cf. C. Goddard, A. Wierzbicka, op. cit.

Ibid., p. 112.

La dfinition analytique, savoir une dfinition par genre prochain et diffrences spcifiques, ne semploie pas uniquement pour des lexies qui sont des units lexmiques, mais galement pour les propositions. Dans notre cas, les deux pragmatmes locutionnel et lexmique sont des noncs au style direct et le genre prochain de leur dfinition est donc aussi un nonc au style direct.