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Article de la rubrique « Entretien » Mensuel N° 196 - août-septembre 200 Nos p!c"!s capitau# $our une ant"ropolo%ie de la %lobalisation Rencontre avec Marc Abélès $our Marc Ab!l&s' la %lobalisation modi(ie notre rapport ) autrui' au temps et ) l*espace+ ,es indi idus' d!sormais interconnect!s' produisent de nou elles (ormes de culture' in entent d*autres discours politiques mais aussi une iolence in!dite+ Faut-il voir la globalisation comme une bénédiction favorisant l des marchés financiers ? Ou comme un rouleau compresseur servant à fabr inégalités ? Marc Abélès suggère une tout autre voie! dans son dernier ouvrage! Anthropologie de la globalisation "#a$ot! %&&'(! loin des clichés médiatiues) *a globalisation! fait nouveau dans l’histoire de l’humanité! n’est « ni bonne, ni mauvaise » + elle est un ob,et d’étude! ui se pose comme un défi pour les a invités urgemment à reformuler leurs anciens cadres d’anal$se) *’anthrop ue ce phénomène a transformé nos cro$ances et nos pratiues! à l’échell conséuences en sont à la fois une nouvelle fa on de faire de la politiu l’apparition de nouvelles formes de violence. Qu’est-ce que la globalisation ? Ce phénomène est-il une réalité ou un mythe ? En quoi est-il une nouveauté ? *a première idée ue ,e développe dans ce livre est ue la globalisation m$the! ni d’un concept fourre-tout à la mode+ elle est une réalité concrète) *’internationalisation des échanges économiues! ue l’on nomme la mondi pas en soi une nouveauté + des auteurs comme /u0anne 1erger "2 première mondialisation à la veille de la #remière 3uerre mondi Fernand 1raudel et plus récemment /erge 3ru0ins5i "%( font remonter la m l’époue de la Renaissance. #ar contre! la perception u’ont tous les in

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Article de la rubrique Entretien

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Mensuel N 196 - aot-septembre 2008Nos pchs capitaux

Pour une anthropologie de la globalisation

Rencontre avec Marc Abls

Pour Marc Abls, la globalisation modifie notre rapport autrui, au temps et lespace. Les individus, dsormais interconnects, produisent de nouvelles formes de culture, inventent dautres discours politiques mais aussi une violence indite.

Faut-il voir la globalisation comme une bndiction favorisant lpanouissement des marchs financiers? Ou comme un rouleau compresseur servant fabriquer misre et ingalits? Marc Abls suggre une tout autre voie, dans son dernier ouvrage, Anthropologie de la globalisation (Payot, 2008), loin des clichs mdiatiques. La globalisation, fait nouveau dans lhistoire de lhumanit, nest selon lui ni bonne, ni mauvaise: elle est un objet dtude, qui se pose comme un dfi pour les anthropologues, invits urgemment reformuler leurs anciens cadres danalyse. Lanthropologue suggre que ce phnomne a transform nos croyances et nos pratiques, lchelle plantaire. Les consquences en sont la fois une nouvelle faon de faire de la politique, mais aussi lapparition de nouvelles formes de violence

Quest-ce que la globalisation? Ce phnomne est-il une ralit ou un mythe? En quoi est-il une nouveaut? La premire ide que je dveloppe dans ce livre est que la globalisation na rien dun mythe, ni dun concept fourre-tout la mode: elle est une ralit concrte. Linternationalisation des changes conomiques, que lon nomme la mondialisation, nest pas en soi une nouveaut: des auteurs comme Suzanne Berger (1) ont identifi une premire mondialisation la veille de la Premire Guerre mondiale; dautres comme Fernand Braudel et plus rcemment Serge Gruzinski (2) font remonter la mondialisation lpoque de la Renaissance Par contre, la perception quont tous les individus lchelon le plus local de la plante dappartenir un monde global, cela est un phnomne mon avis beaucoup plus rcent: la globalisation se distingue donc de la mondialisation.

Cela mamne avancer quil existe aujourdhui une exprience anthropologique de la globalit: celle-ci passe non seulement par un nouveau rapport lespace et au temps (tous deux dsormais comprims voire abolis), mais aussi par linterconnexion gnralise, via les rseaux de communication. Cest cette nouvelle faon qua lindividu de se situer dans le collectif qui appelle je crois une analyse anthropologique. La gographie, la world history et lconomie permettent bien danalyser la mondialisation; mais les outils de lanthropologue sont dterminants pour analyser la globalisation. Et je dirais mme que la globalit est le grand dfi auquel est confronte lanthropologie actuelle

Alors justement, pour que lanthropologue puisse analyser la globalisation, il faut, dites-vous, rviser lapproche classique dans la discipline Pourquoi? Le dfi actuel pour les anthropologues consiste effectivement repenser leur mthode. On ne peut pas continuer tudier une population en la considrant comme un isolat culturel (cest--dire coupe du reste du monde). On ne peut pas non plus en tirer une monographie qui passerait en revue de manire acadmique tous les aspects de lorganisation sociale Lobjet dtude a tellement boug que plus personne ne croit que lon puisse dcrire et interprter la ralit de cette faon jajouterais mme que a nintresse pas non plus le grand public. Nous sommes en effet entrs de plain-pied dans une re o le rapport des populations leur pass nest plus le mme: un peuple ne peut plus se dfinir comme authentique ou traditionnel, moins de verser dans lidologie politique. Tous les produits culturels sont aujourdhui le rsultat de parodies, de pastiches, de collages. Chacun joue avec les valeurs du pass, dans un va-et-vient permanent avec le prsent.

Ajoutez cela que le chercheur doit aussi faire un retour rflexif sur sa position, et vous ne pouvez plus ds lors dcomposer le monde entre un chercheur neutre et des informateurs omniscients qui vous livrent la vrit dune culture. Je vois bien cela dans mes recherches: quand jenqutais lAssemble nationale, je suscitais des questions, voire des attentes, cela crait un rapport dinteraction avec les hommes et femmes politiques. Je crois mme que nous serons de plus en plus appels entrer dans lespace public, titre dexperts.

Mais, concrtement, comment pratiquer une anthropologie de la globalisation? Il faut dcentrer son regard de la forme vers le contenu du politique. Non que la question des formes ne soit pas importante: face ltat-nation, on assiste lmergence de nouveaux pouvoirs (les organisations internationales comme lOMC) ou contre-pouvoirs transnationaux (les ONG). Mais surtout, le contenu du politique a chang avec la globalisation: on est pass de la convivance la survivance.

Je mexplique. Jusqu une priode rcente (la fin des annes 1980), il tait question dans les discours politiques de coexister, dtre ensemble sur des sols nationaux, et la grande valeur internationale, porte par les marxistes, tait celle du progrs social gnralis. Je nomme cela la convivance. Laprs-guerre voit lapparition de la socit civile internationale, sorte dinternationale de la vertu civique. Dsormais, on prend en compte une valeur dterminante, qui cre des formes indites de politique au niveau global: le risque, les menaces, lcologie, le principe de prcaution, le dveloppement durable. Je nomme cette valeur la survivance. Par exemple, la question du climat et de ses drglements sest pose demble un niveau mondial: on a discut de cela dabord dans des sommets internationaux (le sommet de la Terre Rio en 1992) ou au sein dorganisations internationales comme la Communaut europenne Et seulement aprs, ces rflexions influrent sur les politiques nationales. Il sagit donc l dune faon nouvelle de faire de la politique, prise en charge dailleurs par des lites qui sont elles-mmes transnationales.

Votre livre est un plaidoyer pour une ethnographie du transnational. Comment cela se passe-t-il pratiquement? Je suis en train de mener, avec dautres chercheurs issus de continents diffrents, une enqute sur lOMC. La question que nous nous posons est de savoir comment les cadres dirigeants de lOMC arrivent un consensus sur des questions incroyablement protocolaires et techniques. On se rend compte que les dcisions se prennent dans un lieu o cohabitent, en se superposant, des croyances et reprsentations trs diverses. Dun ct, vous avez les reprsentations culturelles issues de chaque nationalit qui cohabitent (la diffrence est nette entre big players tats-Unis, Europe et pays mergents); de lautre, les fonctionnaires internationaux partageant un langage et une technicit spcifiques et homognes. Notre enqute nous permet de nous faire une opinion sur les reprsentations et les fonctionnements propres cette institution. On voit aussi comment lconomique, le politique et le technique (droit, procdures administratives) sont imbriqus. Et de ce point de vue, mme si les fonctionnaires internationaux ne sont pas supposs faire de la politique, les enqutes montrent que laspect technique na rien de neutre, quil est travaill par des questions minemment politiques: voyez les ngociations qui se mnent sur le commerce du coton ou sur la proprit intellectuelle dans des domaines comme celui des mdicaments. Ajoutez cela que nombre de ces fonctionnaires sont extrmement bien forms aux techniques actuelles de la communication, et lon conviendra que cela rend la fois ncessaire mais difficile lanalyse anthropologique de leurs discours.

Quel regard portez-vous sur la violence dans le monde globalis? Au dpart, la violence nest pas ma spcialit, mais jai cherch dans ce livre identifier les grands objets dtude affects par la globalisation. Or la violence ma sembl subir des transformations spectaculaires. On entre alors dans un dbat assez vif, y compris chez les anthropologues. Dun ct, les conditions de pauvret dues la globalisation crent une violence structurelle: Hati, par exemple, rgnent une grande inscurit, une forte malnutrition, un taux important de victimes du sida mais aussi une corruption des lites. ct de cette misre, des entreprises amricaines sont venues simplanter car la main-duvre y est peu onreuse Dans une telle situation, la violence apparat comme le fruit de dsquilibres conomiques induits par une logique globale. Mais il se trouve quil existe aussi des situations de violence extrme qui ne sont pas particulirement dues la globalisation: par exemple, la condition catastrophique des paysans en Inde provient surtout dlments locaux Loin dtre la consquence des agissements nfastes de mchantes firmes internationales, comme le veut une doxa altermondialiste simpliste, cette violence est une consquence de la fragilit financire des paysans. En effet, ceux-ci sont surendetts, notamment parce quils sont obligs de constituer une dot pour marier leurs filles.

Mon opinion est donc que la globalisation nest ni bonne ni mauvaise: elle est un tat de fait quil faut analyser. Cela dit, mme si la globalisation nest pas responsable de tous les maux, jai essay didentifier la violence spcifique quelle engendre. La premire nouveaut, ce sont les trafics dorganes. Tout dabord, il est techniquement possible aujourdhui quun mir du Golfe commande, via Internet puis grce un rseau organisationnel global, un rein au Brsil, qui sera prlev sur un enfant et ce rein aura un prix cot, un peu comme la Bourse. En outre, nous sommes entrs dans une reprsentation du monde o il apparat normal de faire commerce dorganes humains. Sil apparat souhaitable, pour quelque raison que ce soit, un individu daller vendre une partie de soi-mme, cest que nous sommes dans un nouveau rapport au corps, et dans un nouveau type de violence, que je nomme auto-organique.

Lautre type de violence spcifique la globalisation est, ct dune classe internationale de riches, la production de marges dans lesquelles des masses dindividus se retrouvent laisses pour compte: voyez les camps de rfugis comme celui de Dadaab au Kenya (tudis rcemment par Michel Agier (3)). Les camps sont des espaces hors lieux et hors temps. Les individus ny sont pas lis par un sentiment dappartenance communautaire mais plutt par une exprience commune de la violence subie. Et comme les rfugis ne peuvent plus se rinscrire dans un espace citoyen et lgaliste, ils nous montrent les limites de lutopie globaliste. Par contre, la violence ethnique ne me parat pas spcifique la globalisation: elle existait dj dans la priode coloniale, et mme avant.

NOTES(1) Suzanne Berger, Notre premire mondialisation. Leons dun chec oubli, Seuil, 2003.(2) Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde. Histoire dune mondialisation, La Martinire, 2004.(3) Michel Agier, Aux bords du monde, les rfugis, Flammarion, 2002.

Marc Abls

Marc Abls est un anthropologue du monde contemporain. Directeur dtudes lEHESS et directeur du Laios (CNRS/EHESS), il a dcortiqu les mcanismes politiques nationaux comme la vie politique en Bourgogne (Jours tranquilles en 89, 1989), les rituels de Franois Mitterrand (Anthropologie de ltat, 1990) et ceux de lAssemble nationale (Un ethnologue lAssemble, 2000). Puis il a dcentr son regard en enqutant sur les crateurs de start-up et adeptes de la philanthropie aux tats-Unis (Les Nouveaux Riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, 2002), ou encore en dambulant dans les arcanes dorganismes transnationaux comme le Parlement europen (La Vie quotidienne au Parlement europen, 1992).