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06/04/13 Application de la Psychothérapie Institutionnelle: La Clinique de La Borde www.cliniquedelaborde.com 1/7 Réflexions / Ecrits / François TOSQUELLES Le Vécu de la fin du monde dans la folie François TOSQUELLES : (Extraits : Thèse de Médecine. Paris, 1948). Nantes 1986 0 I-L’ ATTITUDE DU MALADE DEVANT SA MALADIE. Nous limiterons volontairement notre sujet bien que l'étude générale et approfondie de l'attitude du malade devant la maladie soit indispensable dans toute introduction à la pratique médicale. Voulant arriver rapidement à envisager le cas des soi-disant malades mentaux nous ne ferons que dégager l'essentiel du sujet relatif aux malades physiques. Laissant de côté toute idée pathogénique, nous devons entendre ici comme maladie physique, une façon d'être malade qui ne comporte aucun bouleversement ni du système de valeurs ni de la conception du monde du patient. Dans le domaine des maladies physiques nous n'essaierons pas d'esquisser un schéma des attitudes concrètes de chaque malade telles qu'elles se rattachent au caractère ou au tempérament de celui-ci. Nous centrerons notre attention sur le malade moyen et banal. Ainsi, nous ferons abstraction des cas dans lesquelles le malade vit la maladie selon des modèles plus ou moins archaïques : conceptions de la maladie qui ont été significatives de cultures dépassées mais qui, cependant, subsistent encore fréquemment. Bien que nous parlions ici de maladie, ce concept n'est, pour nous, nullement antique. Nous aurions préféré employer à sa place : "événement morbide" pour bien indiquer la continuité phénoménale de la vie concrète du patient. Mais les malades eux-mêmes le plus souvent semblent se refuser à cette conception. Le malade ne conçoit pas sa maladie comme un de ses propres phénomènes, il lui donne au contraire une extériorité ; il attend du médecin non seulement une thérapeutique, mais surtout la confirmation de l'objectivité de la maladie. Cette affirmation va lui permettre d'intégrer le phénomène morbide dans son cadre de valeurs et dans la conception qu'il a de lui-même. Souvent le malade ne suit pas les ordonnances du médecin, non par méfiance à son égard, mais parce qu'il en attend autre chose. Le vieux médecin de campagne sait très bien que tout en donnant une thérapeutique adéquate, il faut savoir expliquer le caractère de sa maladie au malade et à sa famille. Son récit ne sera pas une simple traduction en langage populaire de ses connaissances étiologiques et pathogéniques, mais un vrai compromis entre le concept animiste pré-scientifique de la maladie et des conceptions personnelles plus ou moins scientifiques. Ce compromis tend à donner au malade l'assurance de son intégrité et de sa continuité historique. Il doit permettre de lui épargner le conflit social que sa façon actuelle d'être provoquerait inévitablement. Il lui est indispensable de projeter sa situation sur un "accident" provoqué par un objet étranger et animé de mauvaises intentions. 1 Que l'on ne s'y trompe pas, même lorsque le médecin parle de microbes, le patient comprend démons. C'est que la "conscience" ne peut être que fidèle aux cadres de la "personne", même si elle doit régresser et recourir aux mythes. Ainsi l'attitude du malade devant sa maladie suppose en premier lieu une sorte de travail intérieur d'ordre affectif qui l'amène à se considérer comme un terrain neutre où deux êtres mythologiques entrent en lutte : la santé et la maladie. Il existe des malades dont la conscience est obnubilée. Dans ce cas, il ne peut être question d'attitude d'aucune sorte. Le travail affectif que nous venons de décrire ne peut pas s'effectuer car, en somme, celui-ci se faisait sur la demande et au service de la conscience. Les malades mentaux peuvent se rapprocher de ces derniers malades, dans les limites que nous allons préciser. Il en est ainsi, sans doute, des cas aigus, spécialement au début. La clarté de conscience dans ces cas n'est pas constante, elle subit des oscillations très fréquentes. Les moments de lucidité, de vrais éclairs, peuvent être pratiquement considérés inexistants ; ils ne sont pas en tout cas suffisamment stables pour permettre d'édifier une vraie connaissance. Une grosse partie de l'angoisse présentée par le malade n'est-elle pas la conséquence de l'échec du travail affectif d'objectivation de la maladie ? C'est le cas des psychoses à début lent. Il faut toujours attendre la stabilisation d'un niveau de conscience suffisamment clair pour parler, à ce propos d'attitude du malade mental. Clarté de conscience ne veut pas dire nécessairement conscience normale. Dans bien des cas la conscience révélera au malade son changement existentiel. Cette conscience s’encadrera dans d'autres systèmes de valeurs et sera charpentée par de nouvelles intuitions spatio-temporelles, plus ou moins déterminées par la structure morbide neuro-humorale. Elle méconnaîtra son ancienne hiérarchie sociale et historique. Dès lors, le plus souvent le problème de la "maladie" ne se posera plus pour le sujet. Lorsque le médecin lui parlera de maladie, il la niera ou tout au moins s'en désintéressera. Il s'agit d'une notion sur laquelle le malade n'aura plus de prise, puisqu'elle ne servirait à rien. La structure nouvelle de sa conscience n'en a plus besoin, elle est sortie des cadres sociaux et historiques qui lui appartenaient. La notion de maladie n 'était utile qu'à cette structure. 2 On ne peut donc pas non plus parler d'attitude du malade devant sa maladie. Le travail d'objectivation de la maladie n'existe pas. Il y a, à sa place, un travail de remaniement de valeurs, souvenirs et connaissances qui doivent s'intégrer à la structure nouvelle de la personnalité : ils vont se transformer pour

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Réflexions / Ecrits / François TOSQUELLES

Le Vécu de la fin du monde dans la folieFrançois TOSQUELLES : (Extraits : Thèse de Médecine. Paris, 1948). Nantes 19860 I-L’ ATTITUDE DU MALADE DEVANT SA MALADIE.

Nous limiterons volontairement notre sujet bien que l'étude générale et approfondie de l'attitude dumalade devant la maladie soit indispensable dans toute introduction à la pratique médicale. Voulantarriver rapidement à envisager le cas des soi-disant malades mentaux nous ne ferons que dégagerl'essentiel du sujet relatif aux malades physiques.

Laissant de côté toute idée pathogénique, nous devons entendre ici comme maladie physique, une façon d'êtremalade qui ne comporte aucun bouleversement ni du système de valeurs ni de la conception du monde du patient.Dans le domaine des maladies physiques nous n'essaierons pas d'esquisser un schéma des attitudes concrètes dechaque malade telles qu'elles se rattachent au caractère ou au tempérament de celui-ci. Nous centrerons notreattention sur le malade moyen et banal. Ainsi, nous ferons abstraction des cas dans lesquelles le malade vit lamaladie selon des modèles plus ou moins archaïques : conceptions de la maladie qui ont été significatives decultures dépassées mais qui, cependant, subsistent encore fréquemment.

Bien que nous parlions ici de maladie, ce concept n'est, pour nous, nullement antique. Nous aurions préféré employerà sa place : "événement morbide" pour bien indiquer la continuité phénoménale de la vie concrète du patient. Mais lesmalades eux-mêmes le plus souvent semblent se refuser à cette conception. Le malade ne conçoit pas sa maladiecomme un de ses propres phénomènes, il lui donne au contraire une extériorité ; il attend du médecin non seulementune thérapeutique, mais surtout la confirmation de l'objectivité de la maladie. Cette affirmation va lui permettred'intégrer le phénomène morbide dans son cadre de valeurs et dans la conception qu'il a de lui-même.

Souvent le malade ne suit pas les ordonnances du médecin, non par méfiance à son égard, mais parce qu'il en attendautre chose. Le vieux médecin de campagne sait très bien que tout en donnant une thérapeutique adéquate, il fautsavoir expliquer le caractère de sa maladie au malade et à sa famille. Son récit ne sera pas une simple traduction enlangage populaire de ses connaissances étiologiques et pathogéniques, mais un vrai compromis entre le conceptanimiste pré-scientifique de la maladie et des conceptions personnelles plus ou moins scientifiques. Ce compromistend à donner au malade l'assurance de son intégrité et de sa continuité historique. Il doit permettre de lui épargner leconflit social que sa façon actuelle d'être provoquerait inévitablement. Il lui est indispensable de projeter sa situationsur un "accident" provoqué par un objet étranger et animé de mauvaises intentions.

1 Que l'on ne s'y trompe pas, même lorsque le médecin parle de microbes, le patient comprend démons.C'est que la "conscience" ne peut être que fidèle aux cadres de la "personne", même si elle doit régresseret recourir aux mythes.

Ainsi l'attitude du malade devant sa maladie suppose en premier lieu une sorte de travail intérieur d'ordre affectif quil'amène à se considérer comme un terrain neutre où deux êtres mythologiques entrent en lutte : la santé et lamaladie. Il existe des malades dont la conscience est obnubilée. Dans ce cas, il ne peut être question d'attituded'aucune sorte. Le travail affectif que nous venons de décrire ne peut pas s'effectuer car, en somme, celui-ci se faisaitsur la demande et au service de la conscience. Les malades mentaux peuvent se rapprocher de ces derniersmalades, dans les limites que nous allons préciser. Il en est ainsi, sans doute, des cas aigus, spécialement audébut. La clarté de conscience dans ces cas n'est pas constante, elle subit des oscillations très fréquentes.

Les moments de lucidité, de vrais éclairs, peuvent être pratiquement considérés inexistants ; ils ne sont pas en toutcas suffisamment stables pour permettre d'édifier une vraie connaissance. Une grosse partie de l'angoisse présentéepar le malade n'est-elle pas la conséquence de l'échec du travail affectif d'objectivation de la maladie ? C'est le casdes psychoses à début lent. Il faut toujours attendre la stabilisation d'un niveau de conscience suffisamment clair pourparler, à ce propos d'attitude du malade mental. Clarté de conscience ne veut pas dire nécessairement consciencenormale.

Dans bien des cas la conscience révélera au malade son changement existentiel. Cette conscience s’encadrera dansd'autres systèmes de valeurs et sera charpentée par de nouvelles intuitions spatio-temporelles, plus ou moinsdéterminées par la structure morbide neuro-humorale. Elle méconnaîtra son ancienne hiérarchie sociale et historique.Dès lors, le plus souvent le problème de la "maladie" ne se posera plus pour le sujet. Lorsque le médecin lui parlerade maladie, il la niera ou tout au moins s'en désintéressera. Il s'agit d'une notion sur laquelle le malade n'aura plus deprise, puisqu'elle ne servirait à rien. La structure nouvelle de sa conscience n'en a plus besoin, elle est sortie descadres sociaux et historiques qui lui appartenaient. La notion de maladie n 'était utile qu'à cette structure.

2 On ne peut donc pas non plus parler d'attitude du malade devant sa maladie. Le travail d'objectivationde la maladie n'existe pas. Il y a, à sa place, un travail de remaniement de valeurs, souvenirs etconnaissances qui doivent s'intégrer à la structure nouvelle de la personnalité : ils vont se transformer pour

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prendre le sens que cette personnalité requiert.

Nous avons vu le malade physique faire appel à la société représentée ou incarnée par le médecin, - pour s'aider dansson travail affectif d'objectivation de la maladie. Le malade mental post-processuel se trouvera seul pour faire le sien.Ce travail d'intégration cependant va décider de son passé et de son avenir. Il n'est pas donné à tous les maladesd'avoir le courage ou les possibilités de le faire. Il y en a beaucoup qui se limitent à constater cette solitude. Voiciquelques exemples :

M.A ... nous disait un jour :" J'ai compris que j'étais rejeté de tous côtés."

Nous lui avons demandé s'il était indésirable : "Non, non, répondit-il, pas indésirable !... proscrit ! ... Avant, j'ai lutté,maintenant, je suis un cadavre articulé."

M.P... répondait toujours à nos sollicitations : "Monsieur ... moi, je suis entièrement personnel".

Être personnel, être proscrit : deux façons d'exprimer cette solitude qui prend souvent les apparences de la mort.

Écoutons cette autre malade : "Depuis longtemps je suis morte. On peut mourir et être encore là, on sent pas quandon est mort. Ce n'est pas une mort apparente. Mais je n'existe pas quand même. Je ne suis plus moi-même, toutema famille est changée aussi. Cette mort s'est produite en me plongeant dans une nuit bien sombre."

La tragédie de cet isolement transpire encore dans cette courte conversation tenue avec la schizophrène, Melle C ... :

Demande : "Que voulez-vous faire ?"

Réponse : "On attend ..."

Demande : "Qui suis-je ?"

Réponse : "Personne."

D'autres malades risquent cette reconstruction ; ils la font dans la solitude et sur les bases structurelles de leurnouvelle existence. Ils l'expriment souvent dans un langage "approximatif" qui traduit leurs nouvelles possibilités. Voicideux exemples significatifs : "Nous sommes l'homme qui construit, nous allons de l'avant, selon l'intelligence de lapersonne. Il y en a qui vivent de l'avant, moi, je me suis basé sur la construction et surtout sur le plan social deconstruction : chemin de fer, écoles ..., métro ..." Le malade traduit son effort dans des termes qui révèlent l'espècede "matérialisation" ressentie ou vécue qui caractérise son existence dévitalisée actuelle. D'après ce texte on voit quele malade oppose lui-même cet effort à celui des hommes normaux, qui le réalisent "dans le progrès dutempérament" (sic).

"Mes intentions, dit un autre malade, seraient de me bâtir, de me finir, que mon corps revienne comme il étaitauparavant, il faut que tout mon corps passe dans mes mains." C'est donc une sorte de deuxième naissance que lemalade cherche, un enfantement de soi par soi-même C'est probablement ce qu'a réussi cette malade internée àSaint-Alban depuis 22 ans, avec laquelle nous avons tenu cette conversation :

Demande : "Il y a longtemps que vous êtes ici ?"

Réponse : "Oui, je ne suis pas étrangère, je suis née ici, à l'infirmerie du Château, ça a été mon pays de naissance, ily a 22 ans."

Les difficultés de ce travail sont parfois énormes, le malade peut les ressentir et accuser l'ambiance d'en êtreresponsable, ce qui d'ailleurs est en partie vrai. Ainsi, cette Mlle P ... qui écrit à sa famille une lettre où elle essaie deraconter ses difficultés ... "Enfin, dit-elle, on suggère et on voudrait annuler le fait présent de résurrection." Nous nevoyons aboutir ce travail que dans les cas "classés" comme des "délires paranoïaques ou paraphrénie". Ils peuventprendre la forme cosmogonique. Ces malades disent être métamorphosés en une nouvelle essence et parfois avoircréé le monde. Pourtant, fait remarquable, même dans les conditions actuelles de l'assistance psychiatrique, qui nesollicite que fort insuffisamment le travail et la responsabilité des malades, ils adoptent spontanément une attitudesociale et deviennent les meilleurs travailleurs de l'asile.

3 Ceci prouve que cette évolution délirante, - personnelle -, terminée, ils peuvent passer à volonté de leurmonde délirant au monde normal. Aussi, mènent-ils une double vie : tantôt aliénés, tantôt normaux ... àvolonté. Quel que soit le succès de cette tentative, nous devons apprendre à la dégager. Elle contient toutle drame de l'aliéné.

Lorsque les différences entre notre type d'existence et celui des fous, nous les rendent aliénés, nous sommes tentésde nier leur condition humaine. Par la constatation de ce drame qui éveille notre émotion, nous les replaçons dans

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notre humanité. Il n'y a donc pas dans la folie d'attitude en face de la maladie. Il y a attitude en face du vécu plus oumoins pathologique. Il n'y a pas de lutte contre la maladie mais lutte du malade pour l'affirmation de sa conditionhumaine. Ceci est d'ailleurs l'essence du drame humain. Par cet effort, le malade se place devant son destin, lefaçonne, l'observe et le juge. Il est évident que cette attitude du malade sera toujours conditionnée et par lapersonnalité pré-psychotique et par les particularités mêmes du changement existentiel subi.

Il est utile d'ajouter pour éviter les malentendus, que, lorsque nous parlons de personnalités pré-psychotiques, nousn'envisageons pas des schémas caractérologiques proposés par maints auteurs, mais nous parlons de lapersonnalité historique et concrète du malade. Dans ses oscillations qui suivent la trace des divers systèmes dedéfense et de sécurité éprouvés par lui dans d'autres circonstances, souvent des anciens de sa vie où souvent ladifférenciation du vécu interne, et des événements extérieurs n'est pas établie ou pas maintenue avec clarté. Parcontre, le malade mental guéri, s'il est bien guéri, aura à faire un travail affectif d'objectivation de la maladie identique àcelui du malade physique. On ne peut pas en méconnaître les difficultés. Il n'est facilité que par l'éventuelle amnésiedu vécu pathologique.

Il est intéressant de faire connaître ici la conduite des malades que nous considérons pratiquement guéris et quicependant éprouvent une certaine émotion inadéquate, si on leur parle de leurs expériences pathologiques. Ilsdonnent des réponses évasives. Ils s'excusent en disant que cela les énerverait, qu'ils ne veulent plus s’en occuper..., etc....Une de nos malades qui venait de subir un accès semblable à celui de NERVAL nous a dit en quittantl'hôpital : "Ce que j'ai vu dans la maladie peut être faux, ce que je sais c'est que je l'ai vécu". Par ces mots, la malademontrait qu'elle n'était pas arrivée à donner une objectivité absolue à sa maladie. "La personnalité de ces malades, ditJASPERS, est souvent, sans que l'on s'en aperçoive, atteinte d'une façon durable par les contenus de la psychose etelle est incapable de les considérer objectivement comme expérience étrangère, elle ne réussit qu'à les considérercomme quelque chose d'achevé, de révolu."

En conclusion : nous ne retrouvons l'attitude normale d'objectivation de la maladie que dans les cas de guérisoncomplète. Ce qu'on appelle attitude du malade devant sa maladie n'est qu'attitude devant son vécu pathologique. Lesexpériences vécues étudiées dans le prochain chapitre, en sont un cas particulier.

4 II - Quelques précisions sur la notion du vécu et d’expérience vécue

Pour un clinicien, il n'y a pas de problème abstrait du vécu et de l'expérience vécue, en soi. Ce qui peutdevenir un problème pour lui, c'est de définir les rapports entre ces notions et celles de symptômes etmaladies d'une part et l'action thérapeutique d'autre part.

C'est sous cet angle que nous allons développer notre pensée. A un certain niveau de l'évolution historique du conceptde maladie on définît celle-ci par le symptôme. C'est encore la conception de beaucoup de malades. La penséemédicale elle-même s'en détache parfois avec difficulté, surtout lorsqu'elle "régresse" devant des obstacles nés del'insuffisance de ses connaissances. C'est sans doute le cas des psychoses et des névroses. "Les maladiesmentales" se révèlent d'emblée en tant que bouleversements de la conduite, de la pensée, de "l’état d'âme" ou du"psychisme".

Le symptôme, le signe d'alarme, ce qui "annonce" la maladie, est pris souvent pour la maladie elle-même. Le nommême de "maladie mentale" nous révèle la difficulté qu'on éprouve dans certains cas pour élaborer le schéma abstrait,mais nécessaire, de "maladie". Notez que lorsqu'on a une fracture ou une typhoïde, personne ne dit spontanément :maladie physique. S'il n'y avait pas des névrosés, psychotiques et des psychiatres, on ne parlerait que de maladies,sans besoin d'expliciter davantage. L'emploi même du terme "maladie mentale" révèle que le médecin a été incapablede se détacher du symptôme d'alarme tel qu'il a été révèlé au contact spontané et primaire avec son malade.

Chaque fois qu'un médecin explore un malade, il utilise les notions de symptôme et de maladie avec des sensdifférents et ambigus. Ces variations de sens ne peuvent pas lui être reprochées comme révélant une insuffisancelogique de sa part. Il s'agit plutôt d'un fait très adhérent à la "situation" du couple médecin-malade. C'est grâce à cetteambiguïté qu'il nous est possible de maintenir le contact médecin-malade, d'engager notre personne dans un acte desympathie dans le sens Schellerien et de "travailler" en même temps avec des notions "génético-fonctionnelles".C'est seulement ainsi qu'on découvre d'autres symptômes tantôt conçus comme des résultats de processus partielsannonçant telle complication ou telle particularité, tantôt exprimant une attitude ou un état du malade.

Si, dans les maladies physiques le symptôme d'alarme, celui qui a amené le malade ou la famille à faire appel aumédecin, a été conçu par le patient comme quelque chose d'attaché, d'articulé, ou d'annexé à lui, dans lespsychopathies, il n'en est pas de même. Il se donne d'emblée comme "pénétrant" d'une façon intime, pour ainsi diresubstantielle, le malade. Autant il est facile d’objectiver la maladie lorsque le symptôme d'alarme est "articulé" à lapersonne, autant il est impossible au malade mental d'objectiver sa maladie. Chez le médecin, cette objectivation dela maladie, n'est qu'une étape de l'action médicale.

La maladie reste dans la pensée scientifique une abstraction schématique dont on se sert comme d'un outil pour

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découvrir des symptômes et permettre d'interpréter dans chaque malade concret des secteurs physio-pathologiques.Le médecin organise les données ainsi limitées en séries génétiques et en valeurs, l'évolution des faits lui permettantde confirmer ou de rectifier ses vues. Bref, la connaissance des maladies - "la nosographie" - n'est qu'une étape de lapensée médicale, étape qui est dépassée à chaque fois que le médecin agit, que le médecin est. Si le médecin a pufacilement "objectiver" les maladies physiques, c'est en grande partie parce que la situation médecin-malade quifonde sa pratique en donnant une objectivité articulable et pour ainsi dire toute extérieure au symptôme d'alarme,

engage d'elle-même ces développements.

On appelle un médecin parce qu'un homme éprouve un malaise ; le médecin, après avoir considéré ce malaise entant qu'expression de la personnalité du malade, l'interprète. Et ceci non sur le plan du vécu du malade, mais parrapport à un ulcère d'estomac par exemple. Il a dépassé la perspective du vécu. La clinique psychiatrique sedéveloppe dans d'autres conditions. On appelle un psychiatre parce que le malade qui dit éprouver un malaise essaie,pour s'en défendre, de tuer son père. Le psychiatre éprouve de fortes difficultés à dépasser le plan sur lequel lemalade ou son entourage met le "symptôme" d'alarme.

Les traits caractéristiques du contact médecin-malade sont très différents de ceux qui définissaient ce contact dansles maladies physiques, et c'est à partir de cet événement concret que la clinique s'élabore. Le symptôme d'alarmeayant été donné d'emblée sans le caractère d'annonce d'une maladie, sans l'articulation et l'objectivation que nousavons décrites plus haut, s'il arrive à se projeter comme un fait étranger au malade, ne le fait que sous la formeambigu de vice, possession, destin, don, châtiment, etc. Dès lors, on fixe et on limite l'événement au plan du vécu età la réaction du malade devant ce vécu. Les mesures de ségrégation et de défense sociale qui souvent s'imposentdonnent à l’événement pathologique une perspective toute particulière.

C'est dans cette situation spéciale que le médecin s'engage et se heurte. Sa formation "médicale" lui donne desschémas d'action qui ne s'adaptent pas aux caractéristiques du contact qu'on vient de décrire. Attaché par lescirconstances à une symptomatologie qui apparaît vécue, il ne peut facilement changer le sens du symptôme.

L'exploration dépasse avec difficulté ce plan ; la symptomatologie, le diagnostic, le pronostic même restent sur leplan "mental". La sémiologie sera "psychologique" et lorsqu'on a essayé dans un premier effort de la dépasser versune sémiologie du système nerveux, on a commencé par transposer dans un langage figuré, apparemmentneurologique, les données sémiologiques de la psychologie des fonctions (mentales). L'échec de ce travestissementneurologique a amené les psychiatres à un retour - conscient de lui-même - sur le vécu du malade. Ainsi est née laphénoménologie. Elle avait avec JASPERS un côté positif : l’observation concrète du vécu du malade tel qu'il l’éprouvecomme la première démarche d'une attitude qui pose la clinique objective avec la libération parallèle du médecin desidées psychologiques préconçues .

En fait, il s'agit du premier pas du médecin pour se libérer des interprétations morales de la société qui entoure lemalade donne au symptôme d'alarme pour pouvoir s'engager dans un travail placé sur des perspectives scientifiques.Mais une fois élevé à la catégorie d'objet d'observation et de science, le vécu, isole de l'ensemble de l'événementmorbide, et donne naissance à la "psychopathologie" : science de l'âme, science "pure", en face de la psychiatrieclinique devenu un "art" mineur. Les notions des phénomènes vécus, "delimités, précises, distingués et nommés pardes termes fixés" (JASPERS) n'ont plus pour but de saisir concrètement l'événement pathologique dans un de sesaspects. Elles deviennent des positions de départ pour pénétrer le courant unique de conscience, "la réalité vivante dela vie psychique".

5 La réalité visée par la psychopathologie, (devant laquelle le phénomène vécu ne joue le rôle que d'un"outil") n'est plus l'événement morbide pris dans son ensemble, mais cette réalité toute spéciale etmystérieuse qu'on appelle "psychique".

Le vécu n'est plus un fait clinique entre autres, ou si l'on veut -comme nous le croyons - un aspect structural de l'objetde la psychiatrie. Il est bien vrai que JASPERS, dans sa psychopathologie générale, a mis un accent sur la variabilitéméthodologique qui s impose au psychiatre. Il a même insisté sur le fait que son oeuvre a été cataloguée à tort parbeaucoup de psychiatres comme une oeuvre d'orientation exclusivement phénoménologique. Mais il n 'est pas moinsvrai qu'il a ouvert le chemin aux phénoménologues "purs" par le fait même d'avoir créé une pseudo-science, en limitantartificiellement un pseudo-objet. La "psychopathologie" née a la suite du piétinement de la clinique classique veut seplacer à côté de celle-ci ou au-dessus (comme le réclame MINKOWSKI). Cependant, malgré toutes les politessesqu'elle adresse à la clinique, si elle existe, c'est bien pour s'en différencier, la suppléer et même pour l'abandonner

dans son piétinement.

L'évolution de la clinique psychiatrique d'inspiration allemande en témoigne. Pratiquement, le psychopathologue, déçude la clinique, se détourne de celle-ci. Pour nous, le vécu n'est pas un objet limité dans le flot psychique dont ilpermet la compréhension statique. Notre but n'est pas d'atteindre la "totalité de l'âme". Cette recherche nous paraitsans aucune portée médicale et même mythique. Comme disent les phénoménologues eux mêmes : " devant lepsychique nous n'avons rien à faire, nous n’avons qu’a reconnaître ". Comprendre, chez Husserl, n’est ni faire nirefaire ; c’est dit G.BERGER, une vue ou si on veut un lien syntaxique entre divers cogitât.

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Le phénoménologiste n’opère pas, il a une position, il n'agit pas. Le vécu du malade - expression de la pensée "poursoi" - bien que restant parfois ou souvent sur le plan de la mystification, joue un rôle, dans l'ensemble de l'événementmorbide, plus important que celui que lui accorde EY lorsqu'il le définît comme l'expression humaine possible à uncertain niveau de dissolution. Je m'explique : chez EY, comme chez nous et à l’opposé des phénoménologistes, lefait psychiatrique ne se confond pas avec le vécu ; mais pour EY le vécu reste une superstructure nageant commepar miracle sur la dissolution. Il n y a pas d’influence sur le fait réellement pathologique la dissolution. Si dans laclinique on en tient compte, c'est bien pour le mettre de côté, au moins en théorie.

Nous croyons au contraire, que souvent le vécu conditionne la conduite et, par là, l'ensemble de l'événement morbide.D'ailleurs, il joue un rôle capital dans le premier acte du drame de la rencontre psychiatre-malade, acte quiconditionne en grande partie le déroulement postérieur de l'événement morbide. Il y a là un exercice précis où letransfert et le contre-transfert mobilisent et formulent le vécu des deux partenaires, et par là ouvrent ou bien refermentle processus psychothérapeutique. Rester sur le plan du vécu pour retrouver l'unité de l'événement morbide, c'est, pardéfinition, rester enchaîné à la pensée du malade. Rien d'étonnant que sur ce chemin, après un détour brillant et d'uneprofondeur sans rapport avec l'efficacité, on en arrive à une conception abusive de "l'être-différent" qui rassembleparadoxalement les points de vue des constitutionnalistes, celui des phénoménologistes et l’opinion publique.

Dans les trois cas, tout l'effort de rationalisation ne fait que refléter la stérilité thérapeutique dans laquelle ils se sontenfermés d'avance. Il est remarquable, même incompréhensible, de voir comment la démarche "logique" deHUSSERL a été transposée d'une façon mécanique à la psychopathologie. HUSSERL s'est efforcé en effet demontrer l'écart qui existe entre sa recherche logique et la psychologie. Les principes logiques, dit-il, les conditionsidéales de la connaissance ne doivent pas être considérées comme lois portant sur les faits qui, comme tels,intéressent la science. La démarche phénoménologique non seulement met le monde entre parenthèses, mais elle ymet aussi "le courant de conscience et toute la vie psychique". La recherche des "essences" apparaît pour laphénoménologie husserlienne comme un élargissement des vues au-delà de la philosophie de l'être et qui par sadémarche logique essaie en fin de compte de constituer l'être même. On comprend donc mal comment laphénoménologie husserlienne a pu donner naissance à une phénoménologie appliquée à la psychopathologie.

Si le travail de HUSSERL a une valeur dont je ne doute pas, il l'a précisément dans sa dialectique logique qui va de laréduction phénoménologique à la théorie de la constitution. Par contre, la phénoménologie servie par lespsychopathologues part de n'importe quel stade de la pensée husserlienne, se détourne de son ensemble et retombesur les positions intuitives et bergsoniennes que HUSSERL voulut déposer .

Ce glissement des notions logiques aux notions psychologiques; ne peut qu'augmenter la confusion régnant autourde ces sujets. Un autre élément de confusion a été apporté par la notion pourtant féconde d'expérience vécue(Erlebnis). La littérature psychiatrique en fait souvent état. Mais en employant ce terme les psychiatres lui donnentsouvent des sens différents. A l'occasion d'une conférence prononcée par ROUART à l'Evolution Psychiatrique, unetrès intéressante discussion s'éleva sur la traduction exacte du mot allemand Erlebnis. EY fit remarquer avecbeaucoup de justesse que, derrière la façade de la discussion sur le mot seul, se cachait une discussion beaucoupplus importante sur le concept même de l'Erlebnis.

6 Il s'agit à notre avis d'un des problèmes-clef de la psychopathologie. On sait que la phénoménologie aremplacé la notion atomistique et mécanique de fonction psychique par celle d'Erlebnis qui serait levéritable "élément" de la vie psychique : un morceau, un secteur du vécu du sujet. Il répondrait à la façondont un sujet "vit" une situation.

Le psychologue s'attache à saisir cette particularité où les facteurs intellectuels et affectifs se donnent pêle-mêledans un bloc inséparable. Ainsi, par exemple RORSCHACH a dégagé des signes révélant les possibilitésstructurales, pour un sujet, de vivre certaines situations. C'est ce qu'il appelle l'Erlebnistypus ou plus pittoresquement,la machine à faire les Erlebnis. Outre l'intérêt que peut présenter ce fait de dégager un style personnel de vivren'importe quelle situation, la clinique a évidemment avantage à connaître le vécu concret de beaucoup d'Erlebnis.Mais cette conception envisage l'Erlebnis dans un sens large. Il en existe un sens plus restreint qui s'est montré

fécond dans les études de psychopathologie.

Dans un sens large, nous décrivons la forme du vécu comme une qualité du vécu, et nous parlons d'expériencesvécues oniriques, imageantes, réelles, etc. ... selon la forme de la conscience qui saisit l'événement. Sur un autreplan, cette "forme de conscience est caractérisée par le sens que l'événement prend dans la vie du sujet, par laportée de vue de ce même vécu par rapport à l'ensemble du devenir personnel. Et c'est précisément ce deuxièmeaspect de l'Erlebnis que nous devons envisager.

L'Erlebnis éclôt, dit STERN, lorsqu'il y a dissociation entre le courant de la vie biologique et l'être vivant ; à cetteoccasion, on parle de tendance ; la vie psychologique naît sous la forme d'Erlebnis. Il s'agit là d'une théorie explicativeet génétique. Conçue comme telle, dirait MINKOWSKI, on sacrifie le phénomène étudié à notre besoin causal. Nousn’arrivons pas ainsi à dégager les caractères essentiels de l'expérience vécue. Cependant, la théorie de STERN peutapporter une lumière indirecte par le fait qu'elle pose le problème des rapports entre l'expérience vécue et l'ensemble

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de la vie. L'Erlebnis est vécu comme une figure détachée sur le fond de la vie . Mais cette conception structuraleselon laquelle l'Erlebnis ne saurait exister sans un fond, a besoin d'être précisée dans son aspect dialectique.

La différenciation maintenue par STERN entre Erlebnis et conscience peut nous être utile. D'après cet auteur, lephénomène de conscience serait uniquement le contenu conscient des expériences vécues. L'Erlebnis dépasse doncla conscience. En quoi la dépasse-t-il ? La conscience, disent les phénoménologistes, est conscience de quelquechose. Cependant, une conception concrète et totale de la conscience doit comprendre non seulement ce à quoi elles'adresse, mais aussi le sujet conscient. Il n'y a pas de conscience de quelque chose, mais quelqu'un-a-conscience-de-quelque-chose. Le dépassement de la conscience par l'Erlebnis n'est rien de plus que ce qui est personnel dans lephénomène dialectique de la conscience concrète".

La différenciation maintenue par STERN doit être interprétée comme une sorte d'accent mis sur le caractèrepersonnel de l'Erlebnis, c'est-à-dire sur le problème des rapports spéciaux entre l'Erlebnis et l'ensemble de la vie dusujet. Même sur le plan de la stricte clinique, les praticiens ont remarqué que s'il est un problème qui reste confusdans la notion d'Erlebnis, c'est bien celui de ses rapports spéciaux avec l'ensemble de la personnalité.

7 Ainsi, au cours de cette discussion de l'Evolution Psychiatrique, les cliniciens montrèrent commentl'expérience vécue peut être conçue comme subie par le malade ou comme tentée et agie. Et, danschacun de ces cas, sa valeur clinique est très différente.

L'expérience vécue n'est pas une expérience dans le sens empirique du mot. LANDSBERG a montré que l'expérienceempirique a un caractère d'événement mécanique. L'expérience vécue, par contre, est transcendante. L'événementpasse. L'expérience vécue dure et s'approfondit ; sa profondeur est illimitée. L'expérience vécue est en même tempsexpérience de nous et de quelque chose qui n'est pas nous. Le "JE" que l'on trouve par l'expérience vécue apparaîttoujours comme un "JE" différent de celui qui vit des événements de la vie quotidienne. Un événement peut nousrévéler l'expérience qu'il contient parfois longtemps après avoir eu lieu. Cette description parait correspondre aux faitssaisis en clinique psychiatrique sous le nom d'expériences vécues.

Nous voulons parler des expériences vécues que l'on envisage comme participant plus ou moins à la genèse de lapsychose : aux moments féconds de l'élaboration délirante, par exemple. L'expérience vécue suppose une révélationdu moi et du monde qui, même non formulée, n'en constitue pas moins la charpente de nos notions et de nospensées. C'est par là que l'expérience vécue dépasse la conscience stricte pour être un phénomène existentiel. Lesphénomènes se rattachent au moi, dirait MINKOWSKI, le dépassent dans deux directions : "Ils vont vers l'ambianceconcrète ; mais en même temps, sous forme d'un vaste arc susceptible d'englober aussi bien le moi que cetteambiance, ils nous révèlent, par dessus et au-delà, la contexture générale du cosmos".

Les expériences vécues qui intéressent le clinicien sont précisément caractérisées par cet attachement au moi et parla révélation cosmologique qu'elles distillent. Mais il y a plus : la révélation cosmologique n'est pas un simple faitintellectuel, elle a une action modificatrice sur le moi. Nous verrons, lorsque nous préciserons la valeur efficiente desErlebnis, quelle nuance il y a entre cette action et la psychogenèse. Lorsqu'on a une conception intellectualiste del'homme, on arrive à croire, en coupant la pensée de l'homme de son devenir que l'on pense pour penser, oubliant quel'on pense pour vivre et parce qu'on vit.

Dans la pensée existentielle, la véritable expérience vécue se situe à l'intérieur du devenir fou ou l'être. Le monde,d'après HEIDEGGER, est un projet de l'être à l'intérieur duquel il se tient et naît à l'existence. Pour bien saisir cemouvement, il nous semble utile de rappeler les notions hégéliennes sur la dialectique de la pensée et de l'être. Nouslisons dans l’Encyclopédie des philosopoischen Wissenschaften, p.587, des phrases dont nous n'avons qu'à effacerl'idéalisme inacceptable et garder le développement "Dans l’âme s'éveille la conscience ; elle se pose comme raisonqui devient immédiatement raison se connaissant, et celle-ci, par son activité, se libère et s'élève à l'objectivité, à laconscience de son concept."

"De même que dans le concept la determination qui apparaît en lui est progrès de développement, de même dansl'Esprit, chaque determination dans laquelle il se révèle, est moment du développement et par suite marche vers sonbut qui est de se faire et de devenir pour soi ce qu'il est en soi..." "La méthode psychologique ordinaire classe, à lamanière d'un récit, ce que l'esprit ou l’âme est, ce qui lui arrive, ce qu'il fait, si bien que l’âme est présupposéecomme sujet tout fait, dans lequel de pareilles déterminations ne se font jour qu'en tant que manifestations parlesquelles on doit connaître que cette âme est, ce qu'elle possède comme facultés et forces, sans se rendre compteque la manifestation le pose pour soi dans le concept ; et que par là cette âme a conquis une determinationsupérieure. Dans l'analyse philosophique de l'Esprit en tant que tel, il est considéré comme se formant et s'éduquantdans le concept, ces manifestations y sont des moments de son enfantement de lui-même par lui-même, de saréunion avec lui-même, dans laquelle seulement il est Esprit Actuel".

En psychopathologie, on ne peut pas méconnaître cette dialectique. Tous les psychologues accordent une valeur àl'expérience vécue de l'amour. La transformation du moi et du monde chez l'amoureux est évidente, non pas en tantque vécu momentané, mais parce que provoquant un bouleversement de toute la personnalité qui se traduit dans la

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conduite et dans la pensée de l'amoureux. En dévoilant la transformation du moi et du monde consécutive auxexpériences vécues, nous ne voulons pas dire que les psychoses ont une origine psychique. Il faut d'abord remarquerque l'expérience vécue, d'après STERN, plonge une racine dans la biosphère, puisqu'elle résulterait du conflit entrecelle-ci et l'être : Mais nous croyons que, au point de vue pratique, on n'a pas fait suffisamment attention à la notiond'efficacité des Erlebnis.

En effet, la valeur efficiente d'une expérience vécue est conditionnée :

1.- par l'Erlebnis lui-même ;

2.- par le passé en rapport avec celle-ci ;

3.- par la constitution ;

4.- par les facteurs dispositionnels et exogènes (états toxiques, par exemple).

Cette valeur efficiente présuppose un état d'ébranlement existentiel qui se trahit psychologiquement par la croyance. Ilne faut pas confondre la croyance avec un savoir intellectuel quelconque. Lorsque le contenu de la croyance devientobjectif, la croyance s'évanouit. La croyance est liée à la personne : "Ce que je crois, je le vis par ma personnalitémais comme mon essence pour laquelle je me reconnais responsable". La croyance est afvirmation à l'intérieur dumonde et, par là, nous permet de nous choisir nous-mêmes.

8 KIERKEGAARD et JASPERS affirment : la croyance est être. La véritable expérience vécue pose leproblème de la liberté, de l'être et de la responsabilité. Les conditions biologiques spéciales du maladerendent l'expérience vécue efficiente ; le fou, par son déficit, va piétiner dans les trois domaines précités.

Il faut voir dans ce piétinement la présence tragique de l'humain dans la folie. Une clinique anthropologique doitchercher à la dégager. Ainsi LACAN a pu écrire "On peut concevoir l'expérience vécue paranoïaque et la conceptiondu monde qu'elle engendre comme une syntaxe originale qui contribue à affirmer, par les liens de compréhension quilui sont propres, la communauté humaine". Nous voyons maintenant que le sens large donné à la notion d'expériencevécue, visant un vécu quelconque, ne correspond pas à l'expérience vécue existentielle qui intéresse le clinicien. Laforme de cette expérience et même son contenu ne sont pas caractéristiques.

Ce qui importe, c'est son dynamisme, surtout caractérisé par la manière spéciale qui fait naître l'expérience vécue dela personnalité et qui lui donne une efficacité existentielle. Qu'il soit rêve, phénomène imaginatif, produit objectif de làpensée logique ou spéculative, événement de la vie quotidienne, tout peut devenir expérience vécue et expériencevécue efficiente. L'homme se tient à l'intérieur de la conception du monde qu'il se fabrique. Un de nos malades,presque analphabète qui croyait être une araignée, disait "Je faisais des toiles avec ma salive pour me porter moi".C'est ainsi qu'il créa le monde en le mettant devant moi" ... "J'ai demande ce qui existe. En sortant de saWeltenschaungen, l'homme a l'impression de toucher le néant. Il peut y sombrer, comme certains schizophrènes. Ilpeut aussi renaître à une autre existence.

"Celui qui est né de nouveau est plus vieux que toute une éternité, il est devenu esprit et toute son immédiateté adisparu", disait KIERKEGAARD. Parallèlement, une de nos paraphrènes nous disait "Depuis la fin du monde, je suisl'éternité faite homme. C'est ainsi que je suis devenue spirituelle". Une autre malade se définît à soi-même commeêtre désincarné ; beaucoup se disent morts, d'autres vivant au paradis et devenus saints. Ne manquent pas non plusceux qui existent dans le purgatoire ou l'enfer.

L'expérience vécue manifeste et exprime cette nouvelle existence et tout en la manifestant, la crée. La manifestationet la création de moi est un seul acte de personnalité, et ceci non pas par un effet de la pensée magique mais par ladialectique interne de l'esprit. Que l'expérience vécue apparaisse superficiellement comme agie ou subie, elle reste unébranlement existentiel où le choix de soi-même se pose avec l'impératif de sa dialectique. Chez nos malades, lechoix est manqué par l'effet de sa puissance même. Ceci est évident chez les malades "atteints de délirepassionnel". Il en est de même chez ceux où l'expérience vécue apparaît sous la forme intuitive ou onirique. Dans ceséventualités, on pourrait parler, de choix inconscient. Le déficit biologique et social qui soutient la folie pose aumalade le problème du choix comme nécessité inéluctable. La folie est avant tout présence et expression humaines.Il est vrai que la folie annonce une maladie, mais la folie exprime aussi un homme et le fait.

François TOSQUELLES