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Théâtre populaire : entre culture et société
Mission portée par Hortense Archambault, directrice de la MC93,
menée par Arsinoé Duponchel, Habib Kundavyi et Alizée Thurneyssen,
Sous la direction de Xavier Guchet
Master 2 ETHIRES 2014 / 2015 - Semestre 2
Remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement notre porteuse de mission, Hortense Archambault, de
nous avoir proposé cette mission passionnante et de nous avoir fait confiance. Sa disponibilité, sa
curiosité et sa grande culture théâtrale ont contribué à faire de cette mission une belle aventure
humaine !
Merci également à notre tuteur Sébastien Descours pour son écoute attentive.
Merci à notre professeur Xavier Guchet pour son soutien et la rigueur de ses enseignements.
1
Enfin, un merci tout particulier à toutes les personnes que nous avons rencontrées, pour leur
bienveillance à notre égard, le temps qu’elles nous ont consacré ainsi que pour la pertinence de
leurs propos : Liliana Andreone, Bénédicte Boisson, Jean-Noël Bruguière, Léonor Delaunay, Rui
Frati, Didier Juillard, Jean-François Perrier, Pascal Rambert, Marie Sorbier et Fabiana Spoletini.
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Table des matières
Introduction : le théâtre public peut-il être “populaire” ?
I/ Le « théâtre populaire » de Jean Vilar
A) Contexte historico-politique et fondement philosophique1/ L’éducation populaire
2/ Une forme de kantisme
3/ Un idéal démocratique
B) La mise en pratique de la philosophie de Jean Vilar
C) Le bilan des réalisations d’André Malraux et Jack Lang
II/ L’idéal de Jean Vilar à l’épreuve de nos réalités socioculturelles
A) Un public, des publics
B) Une culture, des cultures
C) Le théâtre comme champ bourdieusien
III/ Sortir du champ...
A) Trouver la ligne de fuite du dispositif théâtral
B) Un désenclavement physique1/ Une nouvelle architecture
2/ Un travail dans les marges
C) Un désenclavement du savoir
D) Vers un désenclavement total : le bouleversement carnavalesque
Conclusion
Bibliographie
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Annexes
Introduction : le théâtre public peut-il être “populaire” ?
Notre mission nous a été proposée par Hortense Archambault, ancienne directrice du
festival d’Avignon, qui s’interroge sur la capacité du théâtre public actuel à être un lieu de
diversité et de lien social tout en conservant une programmation de haut niveau. Cette question,
qui nous a initialement été posée dans un contexte neutre -madame Archambault était alors en
recherche d’emploi-, s’est inscrite au cours de notre mission dans un contexte plus précis : celui
de la nomination de madame Archambault à la tête de la Maison de la Culture du 93. Il s’agit
d’un lieu de théâtre public, ce qui signifie que l’établissement, à la différence des théâtres privés,
perçoit des subventions de l’Etat en échange de son adhésion à une mission de “service public”,
à savoir sa participation au développement culturel du territoire dans lequel il s’inscrit.
La sphère politique influe donc sur la sphère culturelle, la soumettant à un impératif de
rentabilité et d’utilité matérialisé par la conquête d’un nouveau public1, dans un contexte où la
définition même de la culture en général -et du théâtre en particulier- est amenée à se modifier.
En effet, la part que prennent les nouvelles technologies dans la société ne cesse d’augmenter,
entraînant l’émergence de nouvelles pratiques au sein du théâtre comme par exemple un certain
métissage avec l’audiovisuel2. Cela génère alors le risque d’une certaine désaffection pour un
théâtre qui change de forme, et soumet le théâtre à l’impératif de reconquérir un public.
1 "Qu'un théâtre soit lié par l'Etat, par une convention, par un contrat de décentralisation dramatique, par un contrat d'objectif, par un statut d'établissement public ou par un simple financement, il doit, parce qu’il engage d'une certaine manière l'argent public et donc l'Etat, produire et diffuser, programmer et conquérir de nouveaux publics". Discours de Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé lors de la conférence de presse sur l'action en faveur du théâtre, le 5 octobre 2005, cité par Véronique BERNEX, in “Rencontre Théâtre public –théâtre privé : Identités et passerelles”, http://racine.cccommunication.biz/v1/wents/users/99645/docs/bull_ThPP.pdf
2 C’est par exemple le cas de la pièce Situation Rooms, du collectif Rimini Protokoll, où le spectateur est invité à déambuler sur scène muni d’une tablette tactile.
4
Toutefois, cet objectif de retour vers le public est assez mal défini par l’Etat lui-même :
on ne sait pas précisément quel public cibler, ni de quelle manière l’attirer au théâtre. Il incombe
alors aux directeurs de théâtre comme madame Archambault de trouver par eux-mêmes les
moyens de satisfaire cette exigence afin de pouvoir justifier l’utilité de leur théâtre et être
reconduits dans leurs fonctions.
Cependant, il serait réducteur de limiter cette exigence à son seul aspect économique,
puisqu’elle relève également d’un idéal moral selon lequel la culture participerait à l’élévation de
l’être humain. C’est alors au nom de cet idéal plus que d’un impératif politique que madame
Archambault nous a demandé de réfléchir à la possibilité de diffuser la culture par l’entremise du
théâtre public.
Le projet de Mme Archambault, très axé sur une conception vilarienne du théâtre, vise à
faire de cet art un art populaire, c’est à dire ‘pour tous’. Il s’inscrit ainsi dans une vision
universaliste de l’art que l’on pourrait qualifier de kantienne. Le théâtre de Jean Vilar est pensé
comme facteur de rassemblement par la création d’un sentiment d’appartenance. Pourtant, cette
volonté vilarienne de rassemblement conduit paradoxalement à une aporie : en effet, elle
présuppose une culture unique et un public uni. Ce faisant, elle oublie la réalité des faits : la
culture est plurielle et toute appartenance implique nécessairement l’exclusion.
Notre porteuse de mission constate au demeurant qu’aujourd’hui l’idéal vilarien n’est pas
réalisé. Le public réel du théâtre public rentre majoritairement dans certaines catégories
socioprofessionnelles bien déterminées : par exemple, les cadres et professions intellectuelles
supérieures sont surreprésentés. Nous soulignons cependant que la distinction à opérer ici n’est
plus à comprendre en termes de classes sociales au sens marxiste, qui se constituent
exclusivement par rapport à un capital économique. Nous choisissons plutôt d’adopter une vision
bourdieusienne où la société est configurée par une pluralité de capitaux : économique, social,
culturel… C’est ce dernier qu’il s’agira d’étudier dans notre cas.
5
Ce n’est donc pas prioritairement le prix des places qui nous empêche d’aller au théâtre
aujourd’hui ; ce sont les références culturelles que nous avons acquises par une éducation
scolaire mais surtout familiale. Nous pouvons donc soupçonner ce théâtre dit “populaire” d’être
en fait réservé à une élite, qui rétablirait une hiérarchie proprement sociale au sein de la culture.
Le théâtre serait ainsi un champ au sens bourdieusien du terme, ce qui signifie qu’il serait un lieu
de pratiques sociales codifiées et hiérarchisées. Structuré comme un champ, le théâtre risquerait
de perdre sa dimension questionnante vis-à-vis de l’ordre établi. Il se ferait paradoxalement
adhésion à des normes sociales, elles aussi établies. Ainsi donc il se transformerait en contenu
figé et viendrait se heurter à la diversité d’une société au sein de laquelle il devrait pourtant
s’inscrire. Dès lors, comment recréer le lien entre culture et société au sein du théâtre ?
Nous proposons de prendre le contre-pied de la tendance actuelle en proposant de penser
le théâtre non un lieu cloisonné où se partagent des références culturelles codifiées, mais un lieu
en mouvement tourné vers la société et non plus vers lui-même. Ainsi ouvert, il peut redevenir
questionnement et cristallisation des conflits de valeurs. Dès lors, les valeurs cessent d’être des
normes figées, et permettent de dés-appartenir et d’interroger.
Nos lectures et nos entretiens avec des gens de théâtre nous ont amené à construire notre
réflexion selon trois axes principaux. Nous débuterons par une perspective historique sur le
théâtre de Jean Vilar et nous en dresserons le bilan mitigé. Nous tenterons ensuite d’expliquer ce
constat par la mise en lumière d’une tension. En effet, le théâtre vilarien qui se veut universaliste
se heurte à la diversité des réalités sociales. Enfin, nous tenterons de penser à nouveaux frais le
lien entre culture et société en proposant des pistes de réflexion pour faire du théâtre un lieu qui
ne soit plus structuré comme un champ bourdieusien.
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I/ Le « théâtre populaire » de Vilar
A) Contexte historico-politique et fondement philosophique
1/ L’éducation populaire
Jean Vilar prend la direction du théâtre national populaire (T.N.P) en 1951. Selon la
célèbre formule d’Antoine Vitez, le but de ce théâtre était de faire du “théâtre élitaire pour tous”3.
Cette volonté de faire accéder la plus grande partie de la population à la culture en général, et
aux oeuvres artistiques habituellement réservées aux classes privilégiées de la société en
particulier, s'inscrit dans un courant de pensée qui s'appelle l'éducation populaire. Cette dernière
est définie en 2010 par Christian Maurel, sociologue, comme :
“l'ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui œuvrent à la transformation sociale et
politique, travaillent à l'émancipation des individus et du peuple, et augmentent leur puissance
démocratique d'agir4”
3 Cette expression oxymorique a été explicitée par Vilar lui-même le 10 mai 1982 comme une volonté d’élargissement du cercle des “connaisseurs du théâtre”. In Archives de l’INA, 10 mai 1982, ref. 00148 htp://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00148/antoine-vitez-a-propos-de-son-projet-a-chaillot.html
4 MAUREL, Christian, Éducation populaire et puissance d'agir. Les processus culturels de l'émancipation, Paris, Éditions L'Harmattan, 2010
7
Cette définition a posteriori de ce qu’est l’éducation populaire fait écho à la démarche de
Vilar, puisque, dans le cadre du théâtre, l’éducation populaire vise à permettre un meilleur accès
au savoir et à la culture pour le plus grand nombre afin de permettre à chacun de s'épanouir et de
trouver la place de citoyen qui lui revient. Elle est également pensée comme l'occasion de
favoriser le vivre ensemble en encourageant la confrontation des idées et le débat démocratique
entre les citoyens de tous les horizons. Il y a donc bien ici les germes d’une transformation
sociale et politique par le débat, ainsi qu’une émancipation des individus par une culture pensée
comme une et unie.
2/ Une forme de kantisme
Dans les faits, la philosophie de Vilar, institutionnalisée par Malraux, se présente comme
un kantisme assumé, lui-même à mettre en relation avec cette phrase de Schiller :
“Seules les relations fondées sur la beauté unissent la société, parce qu’elles se rapportent à ce qui
est commun à tous”5.
L’idée est qu’il existerait dans l’art, à entendre comme une forme de beau kantien,
quelque chose de partageable universellement. L'universel étant accessible à tous sans concept et
de manière immédiate, un chef d'oeuvre peut donc être reconnu comme tel par tous. La culture
est conçue par Malraux comme une communion d'individus à travers des expériences
universelles qu'après la religion, seul le génie artistique est capable d’immortaliser et d’évoquer à
tous6 .
5 SCHILLER, Friedrich, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1976, 27ème lettre, p.351
6 URFALINO, Philippe, L’invention de la Politique Culturelle, Paris, Editions Pluriel, 2010, p.50
8
Alexis Philonenko, un philosophe suisse néo-kantien, développe en outre l'idée selon
laquelle cette reconnaissance universelle implique un concept de communauté qui est plus
fondamental et plus originaire qu’une communauté scientifique ou morale7. Tout comme le beau
kantien est capable de créer l’unanimité entre les hommes, l’art, dans la mesure où il est lui aussi
susceptible de créer un consensus entre les hommes et ceci indépendamment de leur
appartenance sociale, est supérieur à la raison et à la morale car il nous transcende et nous unit.
3/ Un idéal démocratique
Dans la mesure où Vilar et Malraux soutiennent l'idée qu'il existe un lien naturel entre
l'homme et l'art, l’objectif de démocratisation culturelle qu'ils appellent de leurs voeux sera
atteint si l'on présente au public le plus large possible l'élite artistique et le meilleur du
patrimoine culturel français8. C'est le refus de l'idée que notre milieu social détermine notre
manière de comprendre et d'appréhender l'art qui motive l'action de Vilar et celle de Malraux une
fois à la tête du ministère des affaires culturelles. Puisque, comme Vilar, Malraux pense que
l'émancipation de l'individu se fait à travers l'art, il optera pour ce qu'on appelle la "haute culture"
qui repose sur les oeuvres dites classiques, c’est-à-dire sur les oeuvres qui sont inscrites au
patrimoine français et reconnues comme telles. Les Maisons de la Culture seront le fer de lance
de la politique culturelle impulsée par Malraux dès la création du ministère pour atteindre le
double objectif de démocratisation et de décentralisation qu’il s'est fixé.
B) La mise en pratique de la philosophie de Vilar
7 PHILONENKO, Alexis, Commentaire de la Critique de la Faculté de Juger, Paris, Vrin, 2010
8 Article premier du Décret n°59-889 portant organisation du ministère chargé des Affaires culturelles, 24 juillet 1959 : “Le ministère chargé des Affaires culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent.”
9
André Malraux puis Jack Lang ont le plus contribué au développement du théâtre en le
rendant accessible grâce à des politiques culturelles. Pour réaliser la volonté de son décret de
1959, Malraux a par exemple conçu les Maisons de la Culture, présentées comme un lieu de
rencontre entre le public dans toute sa diversité et les oeuvres artistiques. Il s’agit de lieux
pluridisciplinaires de rencontre entre l'homme et l'art. D’après Pierre Moinot, membre du cabinet
d’André Malraux, leur but est de faire :
“naître une familiarité, un choc, une passion, une autre façon pour chacun d’envisager sa propre
condition”9.
Dans les faits, elles mélangent plusieurs arts comme le théâtre, la danse, les arts plastiques pour
favoriser un meilleur accès à l’art sous toutes ses formes, centralisées en un endroit unique.
Sous Jack Lang, le budget du ministère pour la culture a quant à lui été doublé, passant de
0,4% à 0,8% du budget de l’Etat. Cela a permis des innovations, notamment architecturales,
puisque des théâtres modernes avec une nouvelle architecture où tout le monde peut voir la scène
ont été construits, en ville comme en banlieue. C’est par exemple le cas du Théâtre de la Colline
dans le XXème arrondissement de Paris, qui possède deux salles, une petite et une grande, toutes
deux modulables10. Citons enfin l’importance de la “médiation culturelle”, qui n’a cessé de
s’accroître dans les années 1980, puis dans les années 1990 ; il s’agit en fait d’envoyer dans des
quartiers dits “défavorisés” des professionnels du théâtre, pour le faire découvrir à une
population qui n’y a habituellement pas accès par l’entremise d’associations ou de partenariats
avec les écoles.
C) Le bilan des réalisations d’André Malraux et de Jack Lang
9 Augustin Girard, « 1961. Ouverture de la première maison de la culture », Infolettre no 43, 17 février 1999, http://www.culture.gouv.fr/culture/historique/rubriques/43ans.pdf
10 http://www.colline.fr/fr/page/quelques-reperes
10
Il est indéniable que, depuis l’ère Malraux, le théâtre est plus présent dans la vie des gens.
La fréquentation du théâtre par les jeunes entre 15 et 19 ans a par exemple augmenté de 5% ces
10 dernières années et, selon les chiffres d’un sondage de 2008 réalisé à l'initiative du ministère
de la culture11, nous constatons que le public du théâtre est majoritairement composé par les
jeunes de cette classe d’âge, qui représentent 32% du public, tandis que les classes d'âge des 25 à
34 ans, des 35 à 44 ans, des 45 à 54 ans et des 55 à 64 ans représentent respectivement 18%,
16%, 19% et 20% de ce public.
En ce qui concerne la plus grande accessibilité géographique du théâtre, nous pouvons
dire qu’il existe une nouvelle géographie culturelle, car de nombreux théâtres ont vu le jour hors
de Paris, surtout en banlieue et dans les grandes villes de province : citons par exemple le cas des
centres dramatiques régionaux de Tours et de Vire. En outre, il existe aujourd’hui 32 centres
dramatiques nationaux dont la grande majorité a été créée au cours de ces 60 dernières années.
Enfin, nous pouvons dire aujourd’hui qu’une classe moyenne importante mais cependant
majoritairement urbaine fréquente régulièrement les théâtres. Ainsi, si le but de la politique
culturelle initiée depuis Malraux était de rendre le théâtre plus accessible, le bilan est positif.
En revanche, si le but des politiques culturelles depuis Malraux était de démocratiser le
théâtre, c'est à dire d'en faire un lieu pour tous sans aucune distinction, alors le bilan est
beaucoup plus mitigé. Sartre disait déjà en 1955 dans la revue Théâtre Populaire :
”En fait le théâtre national populaire n'a pas de public populaire, de public ouvrier [...] Son public,
c'est un public petit-bourgeois12”.
11 Il s’agit de l’enquête PCF (Pratiques culturelles des Français) de 2008, disponible à cette adresse : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/08resultat_chap7.php
12 “Jean-Paul Sartre nous parle de théâtre”, entretien avec Bernard Dort, Théâtre populaire, no 15, septembre-octobre 1955.
11
La chose importante à retenir ici est qu’il existe déjà à l’époque de Jean Vilar une
inégalité d’accès à la culture selon les publics. Cette inégalité est entendue à l’époque en termes
de “classes sociales”, c’est-à-dire en termes de groupes sociaux définis par leur place dans le
système économique. Nous retrouvons ici la distinction de Marx entre le prolétariat (ici les
ouvriers) entendu comme classe dominée, et la bourgeoisie entendue comme classe dominante.
Pour Sartre, le “théâtre populaire” n’a de sens que comme théâtre ouvrier, fait par et pour le
prolétariat.
Par ailleurs, en nous rapportant aux données actuelles, nous constatons qu’il existe encore
aujourd’hui des inégalités d’accès au théâtre, mais qui se manifestent autrement qu’en 1955. En
effet, la différence entre les classes sociales n’est plus d’actualité : on ne parle plus en termes
d’argent ou de capital économique, mais plutôt en termes de diplômes. Toujours d’après les
données du sondage de 2008 , nous constatons que le public de théâtre se compose à 47 % de
personnes de niveau bac +4 et plus, et seulement à 9 % de personnes sans diplôme.
De plus, la décentralisation des théâtres publics est encore assez limitée : ces derniers se
limitent aux grandes villes et sont absents du milieu rural. Enfin, les théâtres restent relativement
cloisonnés, comme ils l’ont été depuis le XIXème siècle, notamment au niveau de leur
architecture qui se présente extérieurement sur le modèle de la boîte. Nous pouvons citer en
exemple le théâtre des Amandiers de Nanterre13.
Mais ce cloisonnement se manifeste également par l’existence au sein des théâtres de
règles à respecter, comme celle du silence pendant la représentation, qui appellent de fait un
public propre à les connaître et à les maîtriser. On a alors tendance à retrouver au théâtre un
public d’habitués : ce sont toujours les mêmes personnes que l’on retrouve dans les différents
théâtres14. Dans le cas où ces derniers sont relativement proches les uns des autres, comme en
région parisienne, cela a en outre tendance à entraîner un phénomène communautaire.
13 Voir annexe n°3
14 propos recueillis au cours de nos entretiens
12
Ainsi, bien que depuis 60 ans une réelle évolution ait marqué les politiques culturelles,
permettant un phénomène de décentralisation et de désenclavement de la culture, le bilan reste
mitigé au sens où l’idéal vilarien d’un théâtre pour tous n’a pas été réalisé. Nous essaierons donc
d’expliquer ce bilan dans notre seconde partie.
13
II/ L’idéal de Jean Vilar à l’épreuve de nos réalités socioculturelles
Nous allons dans cette partie nous concentrer sur l’idéal de Jean Vilar d’un théâtre
accessible à tous, et montrer à quelles difficultés se heurte cet idéal.
A) Un public, des publics
Pour mieux cerner le rapport entre l’oeuvre et son public qu’envisage Jean Vilar, il est
possible de se référer à la phrase suivante de Kant sur le beau dans sa Critique de la Faculté de
Juger : “Celui qui déclare une chose belle estime que chacun devrait donner son assentiment à l’objet considéré et
aussi le déclarer comme beau15.”
En d’autres termes, pour Kant, l’individu reconnaît le beau comme universel au nom d’un
principe a priori qui est à la fois tacite et commun à tous. L’existence d’un tel principe permet de
dépasser l’opposition apparente des subjectivités dans le jugement de goût, puisqu’il se pose en
tant qu’absolu originellement partagé par tout homme. Ce principe semble alors relever de la
nature même de l’être humain et se situer en-deçà de la formation d’un goût personnel et
subjectif. L’accord tacite de tous sur la beauté serait donc ici à considérer comme nécessaire.
Jean Vilar et ses successeurs, héritiers de cette vision kantienne, ont appliqué cette idée à
la pièce de théâtre et au rapport qu'elle entretient avec le spectateur. Ils accordent alors dans ce
cadre une importance moindre à la notion de beauté, pourtant prépondérante chez Kant, et se
concentrent sur l’idée d’une communauté sensible fondée sur des principes a priori. Ces
principes se feraient facteurs d’unité des spectateurs au sein d’une même communauté, appelée
“public”, et découleraient d’une appartenance commune à l’humanité.
Or c’est précisément ce que nous voudrions discuter à partir des analyses de Bourdieu et
en particulier de son concept d’habitus. Le sociologue en donne la définition suivante :
15 KANT, Emmanuel, Critique de la Faculté de Juger, Paris, GF, 1995, §19
14
« [...] L'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces
produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (ex. de la langue, de l'économie, etc.)
parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut,
si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les
mêmes conditions matérielles d'existence16. »
De façon plus explicite, l’habitus, pour Bourdieu, est la façon dont les structures sociales
s'impriment dans nos têtes et nos corps par intériorisation de l'extériorité. À cause de notre
origine sociale, c’est-à-dire de nos premières expériences puis de notre trajectoire sociale, se
forment, de façon le plus souvent inconsciente, des inclinaisons à penser, à percevoir, à faire
d'une certaine manière, dispositions que nous intériorisons et incorporons de façon durable. Il
s’agit ici de partir d’un « avoir » pour le transformer en « être ».
Le fait social est donc pensé comme influant fortement sur la construction de l’être, notre
nature se construisant relativement à un temps, à un lieu et à un milieu social dans lequel nous
évoluons.
Appliquée au jugement de goût, cette notion d’habitus revient à dire que la manière de
juger propre au milieu dans lequel nous naissons puis dans lequel nous nous inscrivons influe sur
la formation de notre propre jugement. Cela signifie alors que, suivant la communauté dont nous
faisons partie, nous n’aurons pas la même manière de juger une oeuvre d’art. Il apparaît donc
impossible ici de penser la communauté sensible comme a priori et universelle.
Si l’on accepte la proposition de Bourdieu, il n'y aurait donc plus "un" public uni voire
uniforme, mais "des" publics, soit plusieurs communautés qui ont chacune des manières
différentes d’aller au théâtre, de le recevoir et de l’apprécier. Aller ou non au théâtre, ou aller
voir telle ou telle forme de théâtre devient dès lors une manière de se différencier des autres et
non plus de communier avec eux.
B) Une culture, des cultures
16 BOURDIEU, Pierre, Esquisse d’une théorie de la Pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972, p. 282
15
Bourdieu, dans La Distinction, indique :
“[...] la représentation que les individus et les groupes livrent inévitablement à travers leurs
pratiques et leurs propriétés fait partie intégrante de leur réalité sociale. Une classe est définie par son être-
perçu autant que par son être, par sa consommation – qui n’a pas besoin d’être ostentatoire pour être
symbolique – autant que par sa position dans les rapports de production [...].17”
Cette remarque, appliquée au domaine culturel, revient à dire que la pratique culturelle -
c’est-à-dire, pour le dire vulgairement, la consommation de produits culturels-, est le reflet d’une
hiérarchie, elle aussi culturelle, à l’œuvre dans la société. Le termes de “classes” employé pour
Bourdieu est alors à comprendre différemment des “classes sociales” de Marx, définies
uniquement en termes de rapports économiques. Il s’agit ici de “classes culturelles” composant
une hiérarchie qui se mesure non plus en termes d’argent mais en termes de capital culturel.
L’exemple le plus marquant est celui de l’instituteur18 : doté d’un capital économique modeste, il
est néanmoins bien placé en termes de hiérarchie culturelle en raison de son accès privilégié à la
culture.
Cette hiérarchie culturelle s’observe alors dans le rapport privilégié à certaines formes de
culture par certaines catégories de la population : par exemple, tandis que les personnes les plus
diplômées auront davantage tendance à aller à l’opéra, les personnes dépourvues de diplômes se
tourneront vers des produits culturels de grande diffusion tels que la télévision ou le sport.
17 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979, p. 563-564.
18 voir annexe n°4
16
L’acceptation ou le rejet de certaines pratiques culturelles est alors un moyen, pour
certains groupes, de se construire une identité. Par exemple, Alain Badiou mentionne dans son
ouvrage Eloge du Théâtre que c'est par l’auto-exclusion volontaire du théâtre, mais aussi et
surtout des lieux dans lesquels il se manifeste, que les ouvriers se reconnaissent comme tels19 ; en
d’autres termes, le fait de ne pas aller dans les théâtres participe de leur identité.
L’idée de Jean Vilar d’amener tout le monde au théâtre semble donc relever d’une
utopie , voire d’une méconnaissance de la structure de champ de la culture et plus
particulièrement du théâtre. En effet, l’idéal vilarien suppose que les identités des différents
groupes sociaux peuvent se modifier pour intégrer comme facteur commun la fréquentation du
théâtre. Or c’est précisément en refusant la communauté que ces groupes sociaux peuvent se
construire, dans une opposition sans cesse réaffirmée des uns avec les autres. Il n’y a donc pas
dans les faits une culture, mais autant de cultures qu’il y a de groupes sociaux.
C) Le théâtre comme champ bourdieusien
Nous pouvons cependant observer, à travers l’expression paradoxale de « théâtre élitaire
pour tous », que cette idée d’une culture plurielle n’a pas été totalement prise en charge par Jean
Vilar et ses successeurs. En effet, en cherchant à rendre le théâtre accessible à tous, Vilar
propose ici d’étendre une certaine culture, appelée « élitaire », à l’ensemble de la population. Il
s’agit donc de convertir tout le monde à la culture d’un certain groupe social désigné comme
“l’élite”, qui rejetterait hors de lui une autre forme de culture entendue comme mineure. C’est
par exemple le cas des oeuvres de “divertissement”, que le théâtre public a tendance à considérer
comme une chose frivole et vide de sens qui nous amène non pas à nous élever mais à nous
oublier nous-mêmes. Cette fonction de délassement entre alors en contradiction avec un certain
idéal d’éducation populaire et d’élévation des individus qui incomberait au théâtre public20.
19 BADIOU, Alain (avec Nicolas Truong), Eloge du Théâtre, Paris, Flammarion, 2013, pp.77-85
20 d’après des propos recueillis au cours de nos entretiens. Nous choisissons volontairement ici de les rendre anonymes.
17
Nous voyons alors, à travers cette opposition marquée entre un théâtre public, sérieux ou
“de recherche”, et un théâtre privé “de divertissement”, se manifester une certaine hiérarchie au
sein de laquelle s’exercent des luttes de pouvoir entre une catégorie dominante : celle du théâtre
public, subventionné par l’état et “d’utilité publique”, et une catégorie dominée : celle du théâtre
de divertissement.
Cet exemple nous montre que le théâtre se présente comme un champ au sens
bourdieusien du terme, c’est-à-dire comme une institution qui configure des relations entre
agents individuels ou collectifs, et où se discerne un rapport de forces entre dominants et
dominés, relatif à un capital culturel21. Il s’inscrit donc dans un certain ordre social et se fait
adhésion implicite à des normes. Mais, ce faisant, il se fige et vient se heurter à la diversité d’une
société dans laquelle il est censé s’inscrire. Il semble donc qu’il y ait ici altérité radicale et quasi-
insurmontable entre le mouvement d’une société qui déborde toujours les cadres pour se
redéfinir, et le caractère normatif du champ qui limite et enferme.
Il s'agit alors de se demander si nous pouvons sortir de cette aporie pour refaire du théâtre
un lieu ouvert où le lien entre culture et société peut être redéfini.
21 BOURDIEU, Pierre, « Séminaires sur le concept de champ, 1972-1975 », Actes de la recherche en sciences sociales, 2013/5 N° 200, pp. 31-32
18
III/ Sortir du champs...
A) Trouver la ligne de fuite du dispositif théâtral
Nous l’avons démontré, le théâtre s’inscrit aujourd’hui encore dans un champ
Bourdieusien. Il existe en lui des rapports de pouvoir qui en font un lieu aux pratiques codifiées,
intériorisées et hiérarchisées. Dans ce lieu, la culture est en danger de se figer et de n’être
accessible qu’à ceux qui ont le capital culturel nécessaire pour la décrypter. Pierre Bourdieu écrit
d’ailleurs :
“L’Oeuvre d’art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu du code selon
lequel elle est codée. (...) La rencontre avec l’oeuvre d’art n’a rien du coup de foudre que l’on veut y voir
d’ordinaire et (...) suppose un acte de connaissance, une opération de déchiffrement, de décodage, qui
implique la mise en oeuvre d’un patrimoine cognitif, d’une compétence culturelle.”22
Notre but est alors de remettre la culture en mouvement et de sortir du champ en cassant
les codes du théâtre. Ainsi, la culture théâtrale pourra renforcer ses points de contact avec la
réalité d’une société plurielle. Pour ce faire, nous nous inspirons librement du concept de “ligne
de fuite23” de Deleuze et Guattari pour l’appliquer au champ théâtral. Une ligne de fuite, c’est
une déterritorialisation : c’est quitter une habitude, une sédentarité, et échapper à l’aliénation
pour mieux se re-territorialiser. Il s’agit donc d’un mouvement hors de soi pour retourner vers
soi, en ayant acquis un nouveau mode d’être au monde. On retrouve alors son propre territoire,
mais sous de nouvelles modalités.
Cette notion, appliquée au théâtre, revient à dire que le théâtre doit faire tomber les murs,
sortir de lui-même et se confronter à la société pour se désenclaver.
22 BOURDIEU, Pierre, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de minuit, 1979, p. 11
23 DELEUZE, Gilles, & GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980
19
B) Un désenclavement physique
En pratique, il s’agit donc en premier lieu d’un désenclavement physique : le théâtre
pourrait adopter une architecture plus ouverte ou bien sortir de ses lieux traditionnels.
1/ Une nouvelle architecture
L’architecture n’est pas neutre, elle parle des rapports de pouvoir qui se jouent au théâtre.
Les lieux du théâtre ne sont donc pas indifférents à ce qu’ils contiennent. En effet, pour Foucault,
“L’architecture ne constitue donc pas seulement un élément de l’espace : elle est précisément
pensée comme inscrite dans un champ de rapports sociaux, au sein duquel elle introduit un certain nombre
d’effets spécifiques.”24
Or, tout changement architectural permet de sortir des jeux de pouvoir actuels qui
contribuent à en faire un champ cloisonné, l’exemple le plus marquant étant celui d’un retour à
une architecture ouverte, à un théâtre de plein air à l’image des théâtres grecs, romains,
élisabethains ou bien encore du festival d’Avignon.25
2/ Un travail dans les marges
24 FOUCAULT, Michel, Dits et Ecrits, tome 4, texte n°310, ‘Espace, Savoir et Pouvoir’, Paris, Gallimard, 1994
25 voir annexe n°5
20
Mais ce désenclavement se retrouve aussi dans la sortie du théâtre hors de ses murs pour
aller vers des lieux qui ne lui sont pas dévolus. C’est, entre autres, ce que fait le Théâtre de
l’Opprimé dirigé par Rui Frati. Ce théâtre, qui se proclame ‘citoyen’, propose des créations de
théâtre-forum dans différentes structures parfois en marge de la société : maisons d’arrêt, écoles
et universités, centres sociaux, collectivités territoriales, entreprises, associations… Ce qui est
intéressant ici, c’est que ses interventions lui permettent de construire et fidéliser un public
nouveau, non coutumier des salles de théâtre. Son ouverture se traduit aussi par le fait que la
France n’est pas son seul terrain d’action. Italie, Brésil, Palestine, Burundi, Iran, Maroc,
Roumanie, Taiwan… sont quelques-uns des pays ou cette compagnie développe des projets
artistiques.
Qu’est-ce que le théâtre-forum ? Il s’agit comme le dit Rui Frati :
“d’aborder les conflits sociaux et humains par le théâtre : provoquer la discussion, réfléchir et
comprendre ensemble une scène, voilà notre parti-pris!”26
Pour l’expliquer simplement, le théâtre-forum présente des scènes de conflit où les
spectateurs peuvent à tout moment monter sur scène et remplacer un acteur pour tenter de
trouver des solutions. Nous avons eu la chance d’assister à une séance de théâtre-forum dans un
lycée professionnel en lointaine banlieue parisienne, dans lequel la majorité des lycéens a un
capital culturel modeste. L’adhésion à certaines valeurs n’était pas recherchée et chacun était
libre de s’exprimer comme il l’entendait, venant sur scène avec ses propres habitus. En
conséquence, les interventions étaient parfois à la limite de la violence.
Cet exemple nous montre qu’en sortant de ses lieux traditionnels et en allant parfois
jusque dans les marges, le théâtre peut se renouveler, se re-territorialise et redevient un espace de
conflits de valeurs et de questionnement sur le monde.
C) Un désenclavement du savoir
26 Entretien du 25 Février 2015, Rui Frati, Théâtre de l’Oppprimé
21
Dans un deuxième temps, ce désenclavement peut être pensé en termes de connaissance,
de savoir : le théâtre ne se prend plus seulement lui-même comme objet d’étude, mais porte son
attention sur la société qui l’entoure en se confrontant avec le réel.
En allant vers la société, le théâtre se remet en mouvement pour tracer sa propre ligne de
fuite. On sort alors d’une vision où ce sont les gens qui doivent s’approprier le théâtre ; ici le
théâtre s’approprie les gens. Pour Léonor Delaunay27, administratrice de la Société d’Histoire du
Théâtre et chercheuse, il est indispensable d’adopter une démarche qui n’a jamais été envisagée :
s’intéresser enfin aux goûts des personnes ayant un capital culturel peu important et à la manière
dont ils reçoivent les œuvres. Il s’agit donc de créer de nouveaux savoirs, notamment grâce à des
groupes de travail et des études sociologiques, pour apprendre à connaître la réalité des groupes
sociaux.
Fort d’une connaissance sur les spectateurs, le théâtre peut dès lors se re-territorialiser,
comme on le voit à travers l’exemple du Théâtre du soleil, héritier direct du Théâtre National
Populaire de Jean Vilar. En effet, cet établissement place l’humain au centre de son travail. Tout
repose sur la confiance et le rapport avec chaque spectateur est personnalisé grâce à un vaste
fichier contenant les renseignements personnels de chacun : cela contribue à recréer au sein du
théâtre une véritable relation de “famille”. Comme le dit Liliana Andreone, en charge des
relations publiques :
“il faut que chaque adresse soit quelqu'un qui devienne un ami.”28
En effet, tout se fait de personne à personne, par téléphone et non par Internet. En
conséquence, les spectateurs appellent tous les jours pour parler de sujets variés et parfois sans
rapport avec le théâtre. Par ailleurs, le public du Théâtre du Soleil soutient ce dernier dans ses
prises de position politiques ou leur vient parfois en aide en payant un prix solidaire, en achetant
des bons de soutien ou bien des billets ‘mécène’. Cette politique crée finalement un nouvel
agencement, inédit au théâtre. Il réussit donc à sortir du champ.
27 Entretien du 4 Mars 2015, Léonor Delaunay, Société d’Histoire du Théâtre
28 Entretien du 8 Mars 2015, Liliana Andreone, Théâtre du Soleil
22
D) Vers un désenclavement total : le bouleversement carnavalesque
Ce désenclavement est aussi politique. Pour Deleuze et Guattari :
“ Elles (les lignes de fuite) ne consistent jamais à fuir le monde, mais plutôt à le faire fuir, comme
on crève un tuyau, et il n’y a pas de système social qui ne fuit par tous les bouts, même si ses segments ne
cessent de se durcir pour colmater les lignes de fuite (...) Rien d’imaginaire, ni de symbolique, dans une
ligne de fuite. Rien de plus actif qu’une ligne de fuite (...) C’est sur ces lignes de fuite qu’on invente des
armes pour les opposer aux grosses armes d’Etat.29”
Le théâtre devient alors libération et remise en question du système politique dominant. Il se
réinscrit dans l’élan du carnaval, lequel, pour le sociologue Georges Balandier, est un moyen de
libération collective et d’expression populaire :
“ Il bouleverse les classements sociaux selon le hasard des rencontres et la conjonction insolite des
personnages imités. Il crée une vaste communauté temporaire où tout devient possible, où les hiérarchies et
les conventions de la vie ordinaire se dissolvent. Il libère dans le jeu et la farce jusqu’à la licence, il fait
place à l’improvisation, à l’invention débridée. Il produit l’effet d’une société d’où les coupures sociales,
les inégalités, les pouvoirs auraient été temporairement expulsés. (...) il retourne le système de rôles et de
position classant les individus.”30
L’idée n’est donc pas uniquement d’inverser les valeurs : c’est par cette inversion que les
sociétés rappellent périodiquement la fragilité de l’ordre institué qui repose sur un chaos qui peut
toujours revenir. Le théâtre retrouve alors sa puissance critique envers le monde.
29 DELEUZE Gilles & Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, p 249 - 250
30 BALANDIER Georges, Le pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006
23
Conclusion
En conclusion, nous recommandons à Madame Archambault d’interroger la tradition
vilarienne du théâtre dans laquelle elle s’inscrit à la lumière des écrits de Pierre Bourdieu et de
ses successeurs. Concernant son futur rôle au sein de la Maison de la Culture du 93, il pourrait
tout d’abord consister en une ouverture, un décloisonnement architectural afin que cet espace ne
soit pas le reflet d’une hiérarchie fixée en place dans la société. Parallèlement à sa
programmation, Madame Archambault pourrait par ailleurs envisager un travail dans les marges
(maison d’arrêt, association caritative, lycée, banlieue, campagne), à l’image du Théâtre de
l’Opprimé, afin de toucher un public ‘populaire’, non coutumier des salles de théâtre.
Par ailleurs, il semble désormais indispensable de mener des études sociologiques et de
terrain dans la durée. Nous recommandons notamment à Madame Archambault de repenser le
rôle du divertissement au sein de la société et de réfléchir à la place qui peut lui être accordée
dans le cadre d’un théâtre public. En effet, nous pensons que le divertissement peut constituer un
vecteur de diversité intéressant. A la suite de ces études, il sera nécessaire de construire et
d’appliquer une politique de relations publiques en accord avec sa volonté manifeste de
démocratisation du théâtre. Cette politique pourrait prendre exemple sur le travail mené par le
Théâtre du Soleil.
Enfin, au terme de cette argumentation, nous attirons l’attention de notre porteuse de
mission sur le fait que l’on ne peut penser une déterritorialisation totale du théâtre sans remettre
également en cause la programmation elle-même. En effet, celle-ci est condamnée à rester
l’expression des jeux de pouvoir à l’oeuvre au sein de la société si nous ne tentons pas également
d’y discerner des lignes de fuite pour faire de chaque pièce un événement questionnant, à la
limite de l’insolence. Nous invitons donc Hortense Archambault à réfléchir à la question
suivante, que nous laissons pour le moment ouverte : jusqu’où le théâtre peut-il se faire carnaval
et renversement des codes ?
25
Bibliographie
ARTAUD, Antonin, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard,1964
BADIOU, Alain (avec Nicolas Truong), Eloge du Théâtre, Paris, Flammarion, 2013
BANU, Georges, et Bruno TRACKELS coord., Le cas Avignon 2005, Vic-la-Gardiole, Editions
l’Entretemps, 2005
BALANDIER, Georges, Le pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006
BOQUET, Guy, “Éléments d'une sociologie du théâtre”, Annales, Économies, Sociétés,
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BORNSTEIN, Henri, Faire tomber les murs, Toulouse, Editions Erès, 2012
BOURDIEU, Pierre, Esquisse d’une théorie de la Pratique, précédé de trois études d’ethnologie
kabyle, Genève, Droz, 1972
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1979
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DEGAINE, André, Histoire du théâtre dessinée, Saint-Genouph, Nizet, 2000
DELEUZE Gilles, & Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980
DUFRESNE, Mikel, Esthétique et Philosophie, T2, Paris, éditions Klincksieck, 1976
FOUCAULT, Michel, Dits et Ecrits, tome 4, Paris, Gallimard, 1994
KANT, Emmanuel, Critique de la Faculté de Juger, Paris, GF, 1995
MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Les éditions de Minuit, 1968
MAUREL, Christian, Éducation populaire et puissance d'agir. Les processus culturels de
l'émancipation, Paris, Éditions L'harmattan, 2010
NEVEUX, Olivier, Politiques du spectateur, Paris, La découverte, 2013
26
NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la tragédie, trad. Geneviève BIANQUIS, Paris,
Gallimard, 1949
PASQUIER, Dominique, « La sortie au théâtre. Réseaux de conseil et modes
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PHILONENKO, Alexis, Commentaire de la Critique de la Faculté de Juger, Paris, Vrin, 2010
PIEPER, Josef, Le loisir, fondement de la culture, Paris, Ad Solem, 2007
SCHILLER, Friedrich, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne,
1976
URFALINO, Philippe, L’invention de la Politique Culturelle, Paris, Editions Pluriel, 2010
27
Annexes
Annexe 1 : Etude “Théâtre et spectacles” -Chiffres clés 2013, Statistiques de la Culture
Ministère de la Culture et de la Communication, Page 7
28
Annexe 2 : Tableau A1 : Fréquentation du théâtre selon le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, la CSP et le lieu de résidence (en pourcentages)
29
Jamais allé
de sa vie
Pas depuis
12 mois
1 ou 2 fois
depuis 12
mois
3 foiset plusdepuis
12 mois
TOTAL% et effectifs
Ensemble desFrançais
42% 39% 13% 6% 100%
Effectifs 2102 1952 650 300 5004
SEXE
Homme 43 39 13 5 100% (2394)
Femme 42 39 13 6 100% (2610)
AGES
15-17 45 25 21 8 100% (213)
18-24 36 36 20 8 100% (528)
25-34 46 37 11 7 100% (836)
35-49 49 36 11 4 100% (1293)
50-64 42 36 14 7 100% (1143)
65 et + 33 53 10 4 100% (991)
DIPLOME
Aucun 63 30 5 2 100% (611)
CEP 43 46 9 2 100% (562)
CAP/BEP 53 35 9 3 100% (1236)
BEPC 39 44 12 6 100% (306)
Bac et équivalent 32 48 14 7 100% (766)
1° cycle 21 50 18 11 100% (593)
2°-3°cycle 9 44 28 19 100% (515)
En cours d’études 32 31 26 11 100% (415)
CSP CHEF FAMILLE
Agriculteurs 47 43 7 3 100% (80)
30
Artisanscommerçants
44 36 19 2 100% (216)
Cadres etprof intell sup
14 43 26 17 100% (622)
Professionsintermédiaires
34 42 16 8 100% (706)
Employés 51 35 10 3 100% (523)
Ouvriers 63 28 8 2 100% (1071)
Retraités 37 47 11 5 100% (1460)
Autres inactifs 61 32 5 2 100% (326)
LIEU DERÉSIDENCE
Communes rurales 47 40 11 3 100% (1224)
Moins de 20.000 H 49 39 9 3 100% (840)
20.000 à 100.000 H 48 34 13 4 100% (660)
Plus de 100.000 H 38 43 13 5 100% (1440)
Paris intra muros 22 22 21 35 100% (180)
Reste agglo parisienne
34 39 18 9 100% (660)
31
Source : enquête PCF 2008. Pour la méthodologie de l’enquête voir Donnat O. (2009), Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris La Découverte, pages 227-230.
Repris par Dominique PASQUIER in « La sortie au théâtre. Réseaux de conseil et modes d’accompagnement. », Sociologie, 2012/1Vol. 3
Annexe 3 : Image extérieure du Théâtre des Amandiers de Nanterre
32
Annexe 4 : Schéma simplifié de l’espace social selon Bourdieu, extrait de Raisons pratiques ,
Seuil, coll. Points, 1996, p. 21
33
Annexe 5 : Exemples de théâtres ‘ouverts’
Le théâtre du Globe de Londres : un théâtre élisabéthain
Le Théâtre romain d’Orange
34