yoko ogawa. une parfaite chambre de malade

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  • YKO OGAWA

    UNE PARFAITE CHAMBRE DE MALADE

    suivi de

    LA DSAGRGATION DU PAPILLON

    Nouvelles traduites du japonaispar Marie-Rose Makino-Fayolle

  • Titre originaux : KANPEKINA BYOSHITSU (Une parfaite chambre demalade) AGEHACHO GA KOWARERU TOKI (La Dsagrgation du

    papillon) diteur original : Fukutake Shoten, Tky

    Yko Ogawa, 1988 (La Dsagrgation du papillon) et 1989 (Une parfaitechambre de malade), reprsente par le Japan Foreign-Rights Centre

    ACTES SUD, 2003pour la traduction franaise

    Photographie de couverture : Kimiko Yoshida, Marie shinto (dtail),2002.

  • UNE PARFAITECHAMBRE DE MALADE

  • Quand je pense mon jeune frre, mon cur saigne comme une grenadeclate. Je me demande pourquoi. Peut-tre parce que nous tions deux etque nous navons pas reu beaucoup daffection de nos parents. Je croisaussi que cest parce quil est mort terriblement jeune. La mort dun garonde vingt et un ans est difficile imaginer. Cest lge auquel on a le moins deliens avec la mort.

    Cest pourquoi je regrette tellement lexistence de mon frre. Je naijamais ressenti un tel regret pour personne. Ni pour mon pre, ma mre,mon mari, ni mme pour moi.

    Lorsque pour une raison ou pour une autre je me sens triste, je meremmore les heures paisibles passes prs de lui. Un vent doux de findautomne passe travers la dentelle du rideau et vient caresser son lit.Assis, le dos soutenu par un oreiller de plumes, il moffre son profil. Je leregarde, confortablement installe dans le fauteuil ct du lit. Laprs-midi est si tranquille que pour un peu on entendrait tomber les gouttes de laperfusion. Et la chambre est propre et bien range. Le sol et lmail ducabinet de toilette ont t nettoys, et les draps, amidonns, sontimpeccables. Nous avons toutes sortes de sujets de conversation. Lesrsultats de la coupe du Japon de base-ball professionnel, la perestroka enUnion sovitique, la manire daccommoder les avocats. Ou alors latristesse, la souffrance. La voix de mon frre menveloppe dun voile dlicat.Quand nous sommes fatigus de parler, nous prenons le silence bras-le-corps pour le rchauffer de notre prsence. Le contour du profil de monfrre est aussi mystrieusement transparent que la surface dun mollusque.Rien ne vient troubler mon cur. Cest un samedi irrprochable.

    Mon frre est toujours prsent dans la mmoire de ce samediirrprochable. Aujourdhui encore, je me rappelle trs nettement sasilhouette comme si elle tait cisele sur un morceau de verre.

    Je ne suis pas encore habitue ne le rencontrer que de cette maniredans mon souvenir. Je ne sais que faire de cette boule dmotion quimtouffe ce moment-l. Elle grossit vue dil quelque part derrire mesctes, comme si le sang stagnant cet endroit faisait des nuds encoagulant. Quand cela marrive, je calme ma respiration pour ne pasexploser bruyamment. Aprs, je pleure. Je mimprgne du souvenir de sapaisible chambre de malade en souhaitant tre capable un jour de loublierplus facilement.

  • Je passe des heures et des heures penser mon frre. Cela ne mtaitjamais arriv jusqu prsent de penser aussi longuement lui. Avant detomber malade, il existait la manire dun thorme lintrieur duncadre bien dfini intitul frre cadet, et je navais aucun besoin dy rflchir.Surtout aprs son dpart pour luniversit dune petite ville sur la merIntrieure. Mais je crois que cette relation a commenc voluer partir dujour o il ma appele son secours par tlphone.

    Le mdecin du quartier a dit quil valait mieux que je me fasse soigner lhpital. Tu crois que tu pourrais marranger un rendez-vous au centreuniversitaire o tu travailles ?

    Il parlait dune manire incroyablement rserve. Cest cette retenue,plus encore que linquitude pour sa maladie, qui ma t difficile supporter. En plus, il ne se proccupait que de choses totalementinsignifiantes. Des ufs ou du ketchup rests dans le rfrigrateur, de lacarte du club de natation quil venait juste dacqurir, du classement desdocuments demand par son directeur de sminaire. Des problmes de tousles jours, qui pouvaient toujours tre remis plus tard. Pensait-il pouvoir sedbarrasser de ces fardeaux si lourds et si soudains que sont la maladie,linterruption des tudes, le retour au pays, aussi facilement que sil jetait lesrestes du rfrigrateur dans un sac-poubelle ?

    De toute faon, il nest plus l. Jai pu le vrifier plusieurs reprises. larrive de ses frais de scolarit impays, en rangeant dans le fond duplacard son pyjama lav et repass, la vue dune autre tiquette glisse surla porte de sa chambre. Chaque fois jai murmur : Je sais. Je sais. Jaicompris, maintenant, il faut me laisser tranquille.

    Dans le lit de sa chambre dhpital, il tait toujours aussi gentil et doux.Sa nuque tait parfaitement veloute, lair quil expirait parfaitementlimpide. Cest pour cela que je suis triste. La tristesse arrive par -coups,comme si javais une crise.

    Cest par une magnifique journe dautomne que mon frre est revenu Tky. La ville donnait limpression dtre tout entire enveloppe dunemince couche de verre transparent.

    Je lai attendu assise sur lune des banquettes de la salle dattente dans lehall dentre, o il ny avait pratiquement plus personne car lesconsultations de la matine taient termines. Toutes sortes de genspassaient prs de moi. Jai vaguement vu les pieds dune infirmire

  • poussant un chariot avec des draps vers la blanchisserie, la poitrine duneemploye de ladministration bavardant debout avec un rceptacle entre lesmains, les doigts dune jeune femme de la rception feuilletant lannuaireinterne de lhpital. Toutes ces scnes mtaient familires. Un assistantchercheur du laboratoire de pathologie sest aperu de ma prsence et mademand ce que je faisais l, mais comme je navais pas envie de me lancerdans de longues explications je me suis contente de lui rpondre dunvague sourire.

    Louverture automatique de la porte principale laissait entrer un peu delair frais automnal. Chaque fois je relevais la tte pour chercher mon frre.Il tardait faire son apparition. Je ne cessais de refaire mentalement letrajet du quai du Shinkansen{1} jusqu lhpital universitaire, les yeux rivssur les aiguilles de ma montre. Javais limpression quil tait dj lheure laquelle il pouvait arriver dun instant lautre.

    Javais dj remis mon patron, professeur de chirurgie digestive, lesrsultats des examens pratiqus lhpital de la petite ville de la merIntrieure, qui avaient t transmis au professeur dhmatologie, puis S, lemdecin qui allait le prendre en charge. Pendant ce temps-l, on lui avaitpris des rendez-vous pour des examens complmentaires et prpar unechambre particulire au quinzime tage de laile ouest. Je navais pas pufaire autrement que regarder se drouler, sans pouvoir men mler, toutesces formalits administratives. Les prparatifs pour accueillir la maladie demon frre sorganisaient presque trop parfaitement.

    Lappel des patients seffectuait sans interruption partir des micros dela comptabilit et de la pharmacie. On nonait tout dabord le patronymesur un ton ascendant avant de rpter le nom en entier. Celui de la personnene stant pas prsente au bout de quelques dizaines de secondes taitrpt avec la mme intonation. Le rythme en tait inchang, comme celuides vagues. Certains noms taient jolis, dautres doux, dautres encore dursou modestes. Il y en avait de toutes sortes. Jai essay de chercher quellemaladie ils me faisaient penser. Pour chaque nom javais une maladie quiallait parfaitement. Et jai pens que chacun deux correspondait unmalade.

    La dernire fois que javais vu mon frre, ctait lt prcdent, aumoment du premier anniversaire de la mort de notre mre. Un tout petitanniversaire. Dans un minuscule temple au cur de la fort de Musashino,

  • au milieu du tourbillon ininterrompu du chant des cigales. Tous les trois,mon frre, mon mari et moi, nous nous tions retrouvs assis en tailleur,isols dans lil de ce tourbillon, couter les soutras de longues heuresdurant. Ensuite, nous avions mang en silence la cuisine vgtarienne dutemple, nos tympans trpidant de la stridulation des cigales. Et mon frretait reparti directement son universit. Cest pour cela que javaislimpression de ne pas avoir vraiment parl avec lui depuis si longtemps. Jecrois plutt que jtais incapable de me remmorer une seule scne o noustions tous les deux en train de bavarder tranquillement et ceci depuis lgeadulte.

    Derrire la rception en forme de U o se trouvaient le guichet pour lesnouveaux malades, celui des habitus, la comptabilit et la pharmacie,sagitaient les silhouettes des employs en blouse blanche. gauche de larception on distinguait trs nettement, travers la grande baie vitre quiallait du sol jusquau plafond, un jardin soigneusement entretenu. Lhommequi sen occupait tait en train de lancer des petits morceaux de pain auxcanards sur la pice deau. Je me suis redresse lentement en enfonant lesmains dans les poches de ma blouse. Une gomme, des trombones et unefeuille de cours chiffonne y chuchotrent. Jai march entre les banquettesjusquau bout de la salle dattente et me suis appuye de lpaule droitecontre la baie vitre. La clart du jardin qui baignait une moiti de monvisage tait tide et je me sentais bien comme si je somnolais. Les canardspicoraient les dbris de pain qui flottaient. Lhomme nen avait plus quunpetit morceau. Il la jet dans sa bouche, la mch avec nergie. cemoment-l, des doigts ont effleur mon paule.

    Je suis content de te voir.Lorsque je me suis retourne, il tait l, comme sil avait toujours fait

    partie du lieu. Sa voix se dtachait sur le brouhaha alentour. Elle avait desaccents si doux quun instant jai cru quun inconnu venait de madresser laparole.

    Euh, moi aussi. Tu vas bien on dirait.Aprs avoir rpondu, jai eu limpression davoir dit quelque chose de

    compltement idiot. Jai dtaill lentement partir du haut les diffrentesparties de son corps, cheveux, joues, lobes des oreilles, ongles, chevilles.Puis jai essay de me rappeler ce que je ressentais lorsque nous tions tousles deux.

  • Je suis dsol de te causer des ennuis, ma-t-il dit en posant son petitsac de voyage ses pieds.

    Je me suis demand sil mavait dj manifest autant dereconnaissance.

    Tu nas pas tinquiter. Jai fait intervenir mon patron auprs duprofesseur dhmatologie. On a aussi choisi le mdecin qui soccupera detoi. Je ne lui ai pas encore parl personnellement, mais il a trs bonnerputation, on peut lui faire confiance.

    Dans quel service es-tu ?Celui de chirurgie digestive. Comme jy fais des heures de secrtariat, jai

    du temps et je pense que je pourrais moccuper assez facilement de toi.Je voulais lui faire comprendre quil navait aucune raison de mtre

    reconnaissant.Le jardinier qui avait fini de mcher son morceau de pain avait entrepris

    darroser au jet les massifs et les plantes en pots qui bordaient la picedeau. Nous entendions leau gicler faiblement travers la vitre.

    a me fait tout drle, vraiment, a dit mon frre dans un lger soupir,en baissant les yeux. Est-ce que tout le monde ressent cela avant dtrehospitalis ?

    Tu as peur ? lui ai-je demand en cherchant son regard. Non, ce nest pas a. Mais jai limpression que cest le commencement

    de quelque chose de trs particulier. Jai des palpitations, tu vois, je me sensun peu oppress.

    Jai hoch la tte. En plus, ce nest pas moi qui ai voulu venir ici. Cest mon corps qui

    sest dtraqu. Cest pour cela que je suis tout dsorient.Il a tourn son visage vers le jardin en passant ses doigts longs et souples

    dans ses cheveux. Les massifs arross tincelaient jusquau moindre grainde pollen. Il clignait des yeux trs lentement. Chacun de ses cils captaitlclat du pollen. Il mapparaissait aussi frais quun fruit tout juste cueilli,encore recouvert de rose.

    Jai cherch des paroles dencouragement. Mais les mots me pesaient, sibien que jai gard le silence.

  • Mon frre semblait analyser ses sentiments, les approfondir, les peser,pour essayer de leur trouver une cohrence.

    Une plage de calme sest tendue entre nous. Mais je crois que je finirai bien par y arriver, a-t-il dit soudain dune

    petite voix. Quand papa et maman ont divorc, puis quand maman estmorte, jai t troubl, mais jy suis arriv quand mme. Et tu ntais pasloin, a-t-il ajout en sadressant mon reflet sur la vitre.

    Mais oui, a va bien se passer, tu vas voir. Le plus important, cestdabord de shabituer. Cest seulement que tu ne les pas encore. Aux chosescomme la maladie, ou lhpital. Il va falloir thabituer progressivement toutes sortes de choses.

    Oui.Il a hoch la tte comme un enfant. ce moment-l, pour la premire fois, jai senti slever en moi un

    sentiment de piti. Dans un premier temps, jai eu envie de le toucherquelque part sur son corps. Jai fait un pas vers lui, jai pos la main sur sondos bien droit. Et jai essay dimaginer la peau, les vaisseaux et les musclesde ce dos, ils devaient tre frais et vivants.

    Avant darriver sa chambre, il nous a fallu signer une dcharge parlaquelle nous nous engagions ne pas poursuivre lhpital ni les mdecinsen cas de problme et un formulaire spcifiant quen cas de vol lintrieurde la chambre nous en assumerions la responsabilit, puis couter lesexplications dune infirmire concernant le rglement dtaill de la vie lhpital. Pendant tout ce temps, nous sommes rests silencieux.

    On nous a enfin conduits sa chambre, mais il a fallu quil redescendeaussitt subir un examen. Jai dcid de lattendre. Toutes les chambres delaile ouest du quinzime tage sont individuelles et, avec larrive de monfrre, toutes taient dsormais occupes.

    Au centre se trouvait le lit, garni de draps frachement repasss. Il taittrapu, comme un gros animal blanc blotti l. Sa blancheur ressortait trsnettement dans cette pice aux murs recouverts de papier crme. Toutessortes de choses taient places autour de ce lit dun blanc clatant. ladiffrence dune chambre ordinaire ou dune chambre dhtel, toutes ceschoses me paraissaient avoir une signification beaucoup plus profonde.

  • Javais limpression que cette chambre de malade se dployait autour deson lit.

    Il y avait gauche de lentre un cabinet de toilette et droite un rchaud gaz et un vier. Prs de la fentre, un petit sofa recouvert de toile, unetable ronde en bois prs du lit, et dans un coin de la pice, un rfrigrateuraux allures de coffre-fort. Tous ces lments taient sobres et nets, maissans froideur. Sans doute tait-ce parce quils ntaient pas neufs, quilstaient utiliss bon escient et gardaient les traces dun entretien rgulier.

    Je me suis assise au bord du lit, ai pos le sac de mon frre sur loreiller.Sur le couvre-lit bien tendu, des plis se sont forms comme des ridesprovoques par le vent.

    Jai pens que la journe serait longue. Mon frre allait devoir ranger sesobjets de toilette sur ltagre de la salle de bains, se mettre en pyjama,tendre sa couverture. Et moi, je rentrerais sans doute la maison, jeraconterais mon mari ce qui stait pass dans la journe et luidemanderais de me soutenir dans les jours venir. Tout cela me semblaitterriblement ennuyeux.

    Le soleil commenait lentement dcliner. Sous la fentre stendait unecolline en pente douce o se chevauchaient les barres dimmeubles dungrand ensemble municipal. Plus loin, on apercevait le btiment principal deluniversit entour dune alle de ginkgos. Ctait calme.

    Mon frre serait long revenir. Jai enlev mes chaussures, me suisallonge sur le lit. Et, le visage contre les draps, je me suis tire autant quejai pu. Les ressorts ont grinc lintrieur du matelas.

    La nettet de cette chambre de malade me rassurait. Le canap et lafentre, le rfrigrateur et les murs, la table et le lit. Tout tait soit angledroit, soit cent quatre-vingts degrs. Rien sur le rchaud, ni dchets deviande brle, ni pluchures de lgumes, ni grains de poivre, rien qui ptfaire penser de la cuisine. Il restait seulement les traces brillantes dupassage de lponge. Jusqualors, je navais jamais eu la possibilitdapprcier une propret aussi paisible.

    Jai crois mes mains sous ma tte avant de fermer doucement les yeux.Mon corps tait lger, comme si le lit me serrait gentiment dans ses bras.Javais limpression de pouvoir rflchir toutes sortes de choses. Un bruitde tubes de verre sentrechoquant et le glissement de sandales dune

  • infirmire sont passs derrire la porte.Je me souvenais des lvres de ma mre. La raison pour laquelle, quand je

    pensais elle, ctait toujours ses lvres qui me revenaient en premier,tenait sa maladie. La situation tait trs embarrassante, et beaucoup degens autour delle en ont t blesss. Elle avait une maladie mentale.

    Tout dabord, elle avait perdu toute son nergie. Elle ne pouvait plus trierni ranger correctement les factures, les lettres ou les friandises quon luioffrait. limage de ce quelle ressentait, la maison tout entire sestretrouve plonge dans la plus grande confusion. Un concombrepourrissant tait abandonn sur le meuble chaussures, ses cheveuxflottaient la surface de laquarium aux poissons tropicaux. Au bout dequelques mois, elle tait devenue terriblement nerveuse, se raccrochant nimporte qui, la famille, des amis ou des inconnus, pour parler toute lajourne. Elle parlait dune manire tellement saccade quelle donnaitlimpression dtre harcele par langoisse de ne plus pouvoir respirer sijamais elle sarrtait, ce qui puisait toute personne lui servantdinterlocuteur. Et toujours, dans la maison, on trouvait des bas en boulesur la table de la salle manger ou une orange moisie tombe dans le lave-linge.

    Je ne voyais que ses lvres lorsquelle parlait sans discontinuer. Seslvres au rouge caill, dune ple couleur chair, grasses, mouilles desalive. Cest pour cela quaujourdhui encore je suis capable de menrappeler trs nettement le contour et les crevasses. Elles taient commedeux larves remuant au milieu dun cloaque immonde.

    Ctait son mari qui la craignait le plus. Cest pour cette raison quil adivorc. Cest trs difficile daimer quelquun dont lesprit est drang. Monfrre et moi, nous lavons sincrement plaint. Ensuite, il nest plus restentre lui et nous que le seul lien financier.

    Finalement, elle est morte brutalement, dune manire qui luiressemblait. Elle a t victime de lattaque dune banque o elle tait entrepar hasard, et a reu un coup de fusil. Elle tait alors assez surexcite. Ilsemble quelle se soit approche sans aucune hsitation du malfaiteur quibrandissait son fusil, debout sur le comptoir. Et elle a commenc duneseule traite parler de la stupidit dune attaque main arme, delgosme des malfaiteurs et de la douleur des familles. Un employ de labanque a tmoign que le contenu de son discours tait tout fait

  • raisonnable. Il parat qu lintrieur de la succursale trouble par desgmissements, des bruits divers et une certaine agitation, sa voix seule avaitrsonn comme une sirne dalarme. Elle avait sans doute eu lintrpidit devouloir persuader le malfaiteur, en tentant de lhypnotiser, les yeux fixs surlui, tortillant sans arrt les muscles de ses lvres. Personne navait pusopposer aux consquences de son sentiment maladif dinjustice.

    Jvoquais distraitement tous ces souvenirs. Jai ralis ensuite quectait cause de cette vie avec ma mre, malpropre et dsordonne, quejapprciais ce point la propret impeccable de cette chambre de malade.

    Je perdais lentement, lun aprs lautre, les membres de ma famille.tait-ce mon frre que jallais perdre cette fois-ci ? Soudain, je me suissentie dborde par langoisse. Une angoisse telle que javais limpressionquon venait de menfoncer la tte dans un sac noir. Jai prouv un lgervertige. La chambre tait toujours aussi tranquille. Jai inspir plusieurs foisprofondment afin de goter pleinement cette puret.

    Plusieurs jours se sont couls en un clin dil. Mon frre stait bienacclimat sa chambre. De mon ct, je mtais tout de suite habitue madouble vie, chez moi et dans la chambre. Dans le bureau du professeur duservice de chirurgie digestive, comme dhabitude, je recopiais au propre letexte illustrant des diapositives destines un colloque, tapais la machinele rsum dune thse, recevais les visiteurs mdicaux.

    Le professeur se souciait de ltat de sant de mon frre. Il ma racontque pendant la guerre sa petite sur tait morte de malnutrition. Il ma ditque le moment le plus prouvant de sa vie avait t celui o il avait bu encachette le lait destin sa petite sur. Il semblait, aujourdhui encore, nepas avoir oubli lacclration des battements de son cur en dcouvrant lelait, son hsitation avant de tremper son doigt pour y goter, et la sensationdu liquide coulant dans sa gorge aprs quil neut pu sempcher de le boire.Je nai pas su quoi lui rpondre, car il me parlait rarement de sa vie prive.

    Quand quelquun meurt, ceux qui restent doivent vivre avec le poids detoutes sortes de regrets le concernant, a-t-il conclu dun ton docte avant departir, avec ses craies et ses cartes de prsence, faire son cours sestudiants.

    Un moment plus tard, jtais en train de changer le ruban de la machine crire lorsque le tlphone a sonn. Jai dcroch aprs avoir vrifi duncoup dil ma montre le temps quil restait avant la fin du cours. Mais

  • ctait S, et le coup de tlphone tait pour moi.Il ma dit dans lordre quil devait mexpliquer ltat de la maladie de

    mon frre, quil disposait maintenant dun peu de temps et se demandait silny avait pas un endroit o nous pourrions parler tranquillement. En butantdeux fois sur les mots. Je lui ai propos la salle de confrences n2 quidevait tre libre ce moment-l, et il ma rpondu : Euh, oui, en bgayantencore une fois. S est entr en poussant la porte avec sa hanche, une tasse encarton du distributeur automatique dans chaque main. Je me suis aussittapproche de lentre, et je lai salu en retenant la porte.

    Ctait la premire fois que je le voyais daussi prs. Il tait grand, etmme sous sa blouse blanche on pouvait deviner lpaisseur de sa poitrine.Il avait un corps merveilleusement quilibr qui faisait penser celui dunchampion de natation. Jai pens que, mouill, son corps devait tremagnifique. Quand je vois un homme, je limagine toujours les musclesmouills. Je me figurais les innombrables gouttes deau transparentestombant le long de ses paules hles et fermes, de ses pectoraux et de sescuisses. Cest sans doute parce que mon premier amour faisait partie dunclub de natation. En gnral, jprouvais une certaine sympathie pour leshommes de ce type, au physique capable dvoquer avec aisance cette imagede gouttes deau. En ce sens, celui de S tait irrprochable.

    Nous nous sommes assis lun en face de lautre sur les siges de cettesalle de confrences, pourvus dune tablette permettant de prendre desnotes.

    Jai pens que ce serait mieux en buvant un th.Il ma tendu lune des tasses en carton. Ses doigts taient longs et se

    dcoupaient nettement, comme dessins au crayon.Limpression floue que javais garde de lui en le croisant seulement dans

    les couloirs commena se prciser partir de ce genre de petits dtails. Vous Vous ne ressemblez pas beaucoup votre frre, a-t-il

    commenc aprs avoir bu une gorge de th, en me regardanttranquillement, les deux bras poss sur la tablette. Son propos taittellement direct que cela ma un peu tendue.

    Cest vrai. Nos caractres aussi sont diffrents. Comme les livres quenous lisons ou nos ides politiques.

  • Jai baiss les yeux vers ma tasse. Le liquide verdtre, perdant peu peusa chaleur, commenait se dposer. Je lai fait couler dans le fond de magorge. Il avait un got pouvantable. Il en manait mme une imperceptibleodeur doignon.

    Cest un jeune homme poli, calme et qui garde son sang-froid. Je suiscertain que son traitement se droulera bien.

    Il a crois les jambes, et jai aperu entre les pans de sa blouse le contourde ses cuisses moules dans son pantalon blanc. Je me suis reprsent lesmuscles bands recouverts dune pellicule deau tincelante.

    Mais il est dans une situation assez di difficile.Il avait terriblement bgay sur difficile, comme si ce mot avait une

    signification particulire. Difficile ? ai-je murmur tout en suivant des yeux le contour de ses

    cuisses.Javais limpression davoir t projete dans une scne particulire.

    Jtais dans le mme tat desprit que lorsque dans les vestiaires du club denatation le garon que jaimais stait serr en maillot de bain mouillcontre mon uniforme, ou quand javais vu les lvres affaisses et dcoloresde ma mre la chapelle ardente de la police. Bien des annes plus tard, jemen souvenais encore comme de moments particuliers, comme de scnespnibles et douloureuses. Les fentres de la salle de confrences donnaient, quelques dizaines de centimtres, sur le mur de lcole voisine, aussi nepouvais-je laisser chapper mon regard vers lextrieur. Je me suis donclaiss entirement submerger par cette scne particulire.

    Combien de temps lui reste-t-il vivre ?Pour moi, ctait la question la plus importante et rien dautre ne me

    venait lesprit. Disons entre treize et seize mois. TreizeIl ma fallu un peu de temps pour digrer ce chiffre. Parce que,

    jusqualors, je navais jamais vraiment rflchi ce que cela signifiait. Quepouvait-on faire en treize mois ? Cela permettait un bb dapprendre setenir debout et marcher. un redoublant de devenir tudiant, desamoureux de se marier. Jai essay de mesurer ce chiffre toutes sortes

  • dchelles. Mais quand jai voulu imaginer ce que pouvaient reprsentertreize mois pour mon frre, je nai pas russi car je me suis sentie aussi malque si mon cur tait devenu un fruit trop mr la chair clate.

    Autour de nous, une dizaine de chaises tablette taient regroupes endsordre, face une vitrine. Au pied de celle-ci tait tombe une feuille decahier dexercices. Une silhouette humaine y tait imprime lencre bleueavec des annotations en criture alphabtique. Jattendais que S disequelque chose.

    Il sest lev en sappuyant des deux mains sur la tablette, a approch letableau mobile qui se trouvait prs du mur.

    Pensons dabord la vie. Pour lui comme pour vous, moi et toutelquipe, nous allons faire de notre mieux.

    Lexpression quil venait demployer tait si belle que jtais incapable dele regarder en face. Lui me regardait depuis le dbut.

    Il a commenc mexpliquer la maladie de mon frre en utilisant troiscraies de couleurs diffrentes. Il a racont en dtail comment les cellulessouches fabriques par la moelle osseuse prolifraient de maniredsordonne, les dgts entrans par la diffusion de ces cellules malignesdans le corps, et le rythme dvolution de la maladie suivant lutilisation desmdicaments. Javais limpression que ce quil me disait arrivait par vaguessuccessives jusqu moi. Tous les mots spcialiss taient additionns dunebrve explication mon intention. Pendant ce temps-l, il a cass deuxcraies et a bgay plusieurs fois.

    Chaque fois quil retenait les mots lintrieur de sa bouche en avalantson souffle, javais envie de caresser ses joues avec mes mains pour essayerde dcontracter sa langue. Comme je me sentais toujours aussi mal etoppresse, jtais dans lincapacit de comprendre ses explications. Lesmots taient comme emptrs dans le fil de son discours. Cest pourquoi jeme laissais bercer par le rythme de ses paroles qui de temps autresemballait dangereusement.

    Aucune question, mme la plus insignifiante ne me drange. Avez-vous quelque chose qui vous angoisse ou que vous voudriez me demander ?a-t-il dit en secouant la poussire de craie sur ses mains. Puis il sest appuylgrement sur le tableau en attendant ma rponse.

    Je vous remercie beaucoup, ai-je commenc sans rflchir, mais ne

  • vous inquitez pas pour moi. Je mexprime peut-tre bizarrement, mais jepense que je peux comprendre cette situation, dailleurs, ma mre est mortesans atteindre la moiti de lge moyen desprance de vie. En plus, dunemort trs bizarre, elle a t tue dun coup de fusil. Et puis vous savez, dansle service de chirurgie digestive, je tape des tas dexemples de maladies entout genre. Jen ai tap un nombre incalculable, avec explications sur lesantcdents, tableaux rcapitulatifs, graphiques et, la fin, une croix pourles symptmes. Je tapais sur la touche de la croix en me disant que cettepersonne tait morte elle aussi. Alors a va. Je sais bien que la mort estpartout dans ce monde.

    L, jai repris mon souffle, en ayant conscience davoir un peu trop parl.S a hoch la tte plusieurs fois. Les tubes de son stthoscope qui

    dpassaient de la poche de sa blouse blanche ont trembl chaque fois. Je nai pas envie de me demander pourquoi il faut que a tombe sur

    mon frre. Sinon, ce serait trop insupportable. En tout cas, essayez de tenir le coup. Vous devez pouvoir, vous et votre

    frre, tre le plus calme possible. Oui, ai-je rpondu en caressant le fond de ma tasse en papier qui avait

    compltement refroidi. Le carillon annonant la fin dun cours a sonn aufond de laile universitaire.

    Vous avez des frres et surs ? lui ai-je demand soudain. Non, pas de vritables, avec lien du sang. Mais, dans un autre sens,

    jen ai beaucoup.Il sest cart du tableau, est venu se rasseoir sur la chaise en face de

    moi. Chez moi, cest un or orphelinat. Un orphelinat ?Le mot avait pour moi toute la fracheur dun mot inconnu. Oui, mais cela ne signifie pas que je suis orphelin, mes parents

    dirigeaient un orphelinat. Dirigeaient un orphelinat ?Javais du mal mhabituer la sonorit du mot.

  • Oui. Cest pour cela que je nai aucun frre ou sur de sang, mais quejen ai tout un tas en dehors. Il y en a qui ne sont rests chez nous quunejourne car ils ont tout de suite trouv une nouvelle famille, dautres quivenaient tout juste darriver, dont le visage ne mtait pas du tout familier, etqui du jour au lendemain faisaient partie de la famille.

    Je vois.Jessayais dimaginer comme je le pouvais le mcanisme de cet

    orphelinat o le nombre de frres et surs pouvait augmenter ou diminuerdun seul coup.

    Alors vous pouvez peut-tre me dire ce que a fait de perdre un frre ?Quest-ce quon devient aprs ?

    Quand ils trouvaient une nouvelle famille, ils quittaient toutsimplement notre maison, enfin lorphelinat. Discrtement, au moment oles autres enfants se lavaient les dents ou faisaient la sieste.

    Ils ne disaient pas au revoir ? Non. Ni mon pre, ni ma mre, ni aux autres enfants. Parce que

    plus vite ils oublieraient lorphelinat plus vite ils seraient heureux. Mon prefaisait une dernire prire et un dernier sermon, et ctait fini.

    S poursuivait ses explications sur un ton aussi neutre que sil lisait lemode demploi dun appareil mnager.

    Pour moi, perdre un frre, cest cela finalement. La sparation est tellequil faut se rjouir de lui avoir trouv une nouvelle famille, et se faireoublier le plus vite possible.

    Quelle sorte de sparation dois-je vivre avec mon frre ? Que dois-jefaire pour lui ? Je suis presque aussi inquite, peut-tre mme plus, pourmoi que pour sa maladie. Je me demande si je ne vais pas avoir des regretsquand je me souviendrai de lui beaucoup plus tard, et que jaurai un telpoids sur la poitrine que rien, sauf peut-tre des hurlements, ne pourra mesoulager. Cest pnible et je finis par me dtester de ne penser qu moi,alors que cest mon frre qui est malade.

    Plus jessayais dexpliquer mes tats dme, plus je sentais langoisseprolifrer en moi.

    Je crois que ce nest pas bien de penser dune manire aussi absabstraite. La conclusion dune rflexion abstraite ne peut tre quabstraite,

  • donc inefficace. Dautant plus que la situation dans laquelle se trouve votrefrre est bien concrte, elle.

    S a fait grincer sa chaise en sapprochant pour se rasseoir bien en face demoi. Il se trouvait si prs que je percevais sa respiration et sa chaleur.

    Cest pour a quil faut rflchir beaucoup plus concrtement. ParPar exemple, si votre frre vous dit quil a mal au dos, vous pouvez luifrotter le dos, nest-ce pas ?

    Oui, toute la soire sil le faut. Et puis, vous pouvez lui rappeler quil est lheure de prendre ses

    mdicaments, voquer de vieux souvenirs, ou encore parler de linfirmire,nest-ce pas ? Je suis sr quil y a des tas de choses concrtes que vouspouvez faire.

    Je le regardais hauteur de la poitrine. Dans la mesure o vous tes sa sur ane, cest trs im important

    pour lui.Quand il a prononc le mot important, jai failli tendre la main pour lui

    toucher la joue. Elle paraissait humide et tide. Vous tes trs dou pour rassurer les gens. Je suis heureuse que vous

    puissiez me soutenir ainsi alors que cest la premire fois que je vous vois. On a beau dire, chez moi cest un orphelinat vous savez. Un orphelin a

    toujours envie dtre rassur. Cest pour a que je suis beaucoup plus doupour soutenir les gens que pour les gurir.

    Il a esquiss un sourire. Je lai regard avec lil mal assur et fragiledun orphelin.

    partir du moment o mon frre a t hospitalis, jai pass presquetout mon temps dans sa chambre. Le soir cinq heures, je me dpchais dequitter le bureau du professeur pour monter par lascenseur au quinzimetage de laile ouest. Et les week-ends, je passais tranquillement mon tempsavec lui depuis le matin jusqu lheure o lon teignait les lumires.

    Jaimais beaucoup cette chambre de malade. Dedans, je me sentais aussirassure quun bb plong dans son premier bain. Lintrieur de moncorps y devenait pur et transparent jusque dans sa moindre anfractuosit.

    Si jaimais tellement cette chambre de malade, cest parce que la vie ny

  • avait pas sa place. Il ny avait pas de restes de repas, pas de traces de gras,pas de rideaux gorgs de poussire. Et bien entendu pas de concombrepourri, ni dorange moisie.

    Une fois par jour la mme heure, deux femmes de mnage arrivaient,qui nettoyaient impeccablement la chambre de fond en comble. Ellesentraient en poussant devant elles un chariot bringuebalant sur lequeltaient rangs en bon ordre balais franges, ponges et poudres rcurer.Puis, aprs avoir dit deux ou trois mots mon frre et moi, elles semettaient au travail en silence, chacune de son ct. Lordre suivre taitparfaitement tabli, elles navaient aucun geste inutile. Pendant que lunenettoyait lmail du cabinet de toilette, lautre changeait les draps et les taiesdoreiller, avant de passer le chiffon sur les vitres, le rfrigrateur, lesmontants du lit, les poignes de porte, bref, tous les endroits qui devaienttre nettoys. Leur travail se terminait pratiquement en mme temps, ce quimmerveillait chaque fois. Ensuite, celle qui avait nettoy la salle de bainspassait laspirateur, un modle professionnel qui ressemblait un monstrede fer, en suivant consciencieusement le trac des carreaux sur le sol, suiviede lautre qui tendait une mince couche de cire brillante avec le balai franges.

    Pendant ce temps-l, mon frre et moi tions assis, dsuvrs, sur lesofa. Nous humions innocemment lodeur de vie dune journe entire entrain de disparatre sous leffet conjugu de lponge, du chiffon et delaspirateur. Les regarder sactiver avec nergie et en bon ordre nousapaisait. Aprs leur dpart, la chambre ptillait comme un excellentchampagne.

    Les jours pouvaient bien se succder, cette chambre ne changerait pas.Les draps, le rchaud et lmail du cabinet de toilette resteraient toujoursaussi pimpants. Il ny aurait ni dnaturation, ni dgnrescence, niputrfaction. Cela me rassurait.

    Mais, ct de lattachement que jprouvais pour cette chambre, lamaladie tait en train denvahir lourdement lintrieur du corps de monfrre. Pour lui, manger tait devenu un problme important. La liste desaliments quil pouvait encore assimiler se rduisait vite.

    Je choisissais des petites pommes acides, que, aprs les avoir coupes enhuit sur le plan de travail en inoxydable, je faonnais en fines lamelles enforme de feuilles de ginkgo. Elles taient fragiles et menaaient de se briser

  • lorsque je les prenais dlicatement entre le pouce et lindex pour les tartinerde fromage la crme. Je priais pour que la blanche finesse du fromage lacrme mle la fracheur de la pomme se mlange harmonieusement enlui. Il le portait prcautionneusement sa bouche comme sil manipulait unobjet de prix.

    Excuse-moi, lchait-il un quart dheure plus tard en descendant du lit,avant de claquer la porte du cabinet de toilette derrire lui. O il vomissaitavec grce, paisiblement. Jentendais simplement leau couler derrire laporte.

    a na pas pu passer, murmurait-il ensuite en regagnant son lit. ce moment-l, je me sentais oppresse par toutes sortes de sentiments

    qui me submergeaient dun coup. Piti, dsespoir, tristesse, tous cessentiments insupportables se mlangeaient jusqu tout brouiller.

    Sur le plan de travail, le reste de la pomme commenait dj soxyder.La part entame de fromage la crme attendait. Je fourrais le tout, lapomme, les pluchures, le fromage la crme et son emballage dans un sacen plastique noir que je fermais hermtiquement. Aprs avoir vrifi que lesaliments qui ntaient pas passs avaient tous disparu de la surfaceinoxydable, jemportais le sac en plastique dans le local poubelles, tout aubout du couloir.

    Je ne pouvais pas supporter quil reste le moindre corps organiquedans la chambre. Je dtestais quils se dnaturent, comme lorange moisiedans le lave-linge ou le concombre moiti pourri sur le meuble chaussures, du temps o je vivais avec ma mre. Je mettais tout le plus vitepossible dans un sac en plastique noir que jemportais aussitt dans le local poubelles.

    La porte du local tait paisse et lourde. Ses gonds manquaient degraisse et elle couinait comme un chat. Lintrieur tait satur dune odeurbizarre. Chaque fois que jy pntrais, jessayais de lidentifier, mais je nyarrivais jamais. Deux normes poubelles en plastique o trois personnesauraient pu tenir allonges, poses lune ct de lautre, permettaient detrier les ordures qui brlent et celles qui ne brlent pas. La poubelledestine aux ordures qui ne brlent pas contenait le plus souvent des flaconsde mdicament vides et des ampoules aux extrmits brises.

    Je tenais fermement la poigne du sac en plastique que je lanais en

  • direction de la poubelle destine aux ordures qui brlent. Sa chuteproduisait un son bref, et je quittais la pice non sans avoir vrifi quilstait bien ml aux autres dtritus. En refermant hermtiquement lalourde porte dans un couinement de chat, je ressentais le mmesoulagement que si javais rsolu un grave problme.

    Quil sagt de chtaigne bouillie tartine de miel, de pamplemousse rouldans une feuille de salade, ou de crevette assaisonne au jus de kiwi, riennallait. Mon frre entrait dans le cabinet de toilette dun air navr. Puis ilrevenait discrtement sur son lit comme un petit oiseau tremp. Je mettaisla peau des chtaignes, le trognon de salade et les queues de crevette dansun sac que jemportais aussitt jusquau local poubelles.

    Jai perdu lapptit en mme temps que lui. Mme si javais lintention demanger correctement la salle manger de lhpital ou ailleurs, ds que jeme remmorais la ligne fragile de son cou lorsquil descendait de son lit ensexcusant ou la sensation humide et glissante de la fermeture du sac enplastique noir, mes viscres remontaient bloquer lentre de ma bouche.

    Javais limpression que plus il vomissait, plus la blancheur de sa peaudevenait diaphane. Toute odeur disparaissait progressivement de son corps.Il tait en train de sintgrer la puret de sa chambre.

    Curieusement, le raisin seul trouvait grce ses yeux. Le colman enparticulier tait parfait. Nous navions jamais pens jusqualors au raisincomme une nourriture aussi spciale. Je navais aucune ide de ce quilpouvait avoir de plus que la pomme ou le fromage, toujours est-il quejallais en chercher tous les jours.

    Comme il ny avait que du belly ratatin chez le marchand de fruits lintrieur de lhpital, en gnral, je descendais jusqu celui de lavenuequi menait luniversit. Et lorsque je ny trouvais pas de colman frais, jeprenais le mtro pour aller chez un marchand de fruits spcialis dans unquartier plus important. Ds que je voyais les grappes dans leur emballagede cellophane, alignes comme la parade sur leur tagre, je me sentaistoute ragaillardie, comme si je retrouvais de vieux amis. Jexaminaistranquillement leur couleur, leur brillant et la disposition des grains avantde choisir le meilleur. Et je revenais dans la chambre avec mes prcieusesgrappes dans les bras.

    Trouver du raisin devint ma tche principale la plus gratifiante. Je medemandais parfois jusquo je devrais aller pour en chercher quand on nen

  • rcolterait plus, une fois le temps devenu trop froid. cette ide, je perdaislquilibre et me dbattais comme si on mavait pouss dans une piscineprofonde.

    Bonne nuit, disais-je en quittant la chambre, et javais le sentimentdavoir termin ma journe. Cest pourquoi javais limpression que le tempsqui me restait une fois rentre chez moi tait en trop.

    Mon mari tant assistant la facult des sciences, il rentrait toujours trstard. Alors que depuis notre premire rencontre neuf ans plus tt il seconsacrait ses recherches sur la gntique, je ne comprenais toujours riendes grandes lignes, du sens ni du rsultat de ses recherches. Si jerflchissais ce que mon mari voquait pour moi, cela concernait toujoursle thme de labsence. Son absence et sa relation avec moi, la significationde son absence, le moment o son absence finirait. Janalysais son absencesous tous ses aspects. Cest dire quel point mon mari taitfondamentalement absent.

    Cest pourquoi lappartement tait toujours sombre quand je rentrais.Jtais oblige de chercher le bouton de la lumire. Et quand elle sallumaitdans un dclic, je voyais dabord lvier de la cuisine. Ctait lendroit quejaimais le moins. Cest pourquoi je ne pouvais pas mempcher de le voir.

    L se trouvait empile dune manire ridicule la vaisselle que mon mariavait utilise le matin. Une tasse caf renverse sur une assiette desserten verre, sur laquelle sappuyait une assiette plate. Entre les deux taientfichs un couteau, une fourchette et une cuiller caf. Je restais un momentplante devant lvier comme si je contemplais une uvre dart.

    Une coule duf mollet restait accroche au marli de lassiette commeun ascaride. Un reste de caf teignait de brun une tranche de cleri. Leyogourt avait pris une consistance de cervelle. Lvier dbordait de corpsorganiques.

    Javais un violent haut-le-cur, comme si javais aval un morceau derouge lvres. Pour le faire passer, je poussais le chauffe-eau au maximumet, tout en combattant les corps organiques, mefforais de penser lablancheur des draps de la chambre et lclat du rchaud.

    peu prs au moment o mon frre avait t hospitalis, mon mari avaitentam un nouveau programme de recherches trs important, de sorte quilrentrait quotidiennement vers trois heures du matin. Cela me faisait un

  • drle deffet de lui prparer un repas cette heure trouble de la nuit. Matte tait tout engourdie de sommeil, tandis que mes membres flageolaientbizarrement. Mes sens dormaient encore, jtais incapable dimagination, sibien que je me contentais de gestes mcaniques. Derrire la fentrestendait le noir profond et calme, seule la pice tait claire dunemanire tapageuse. Le bruit de ses gargarismes ou de la porte durfrigrateur que je fermais se heurtaient la lumire et sparpillaientdans toute la pice.

    Cette nuit-l, je lui ai servi du beef stew, une salade verte et deux petitspains. chaque assiette que je posais, la table mettait un son bref. Je mesuis assise lentement en face de lui, accable par le poids de mon corpslourd de sommeil.

    Alors, comment va-t-il ? ma-t-il demand en jetant un coup dilcirculaire sur la nourriture.

    Pas trs bien je crois.Ces derniers temps nous commencions toujours la conversation peu

    prs de cette manire. Comment a, pas trs bien ?Il rclamait toujours des explications ordonnes et concrtes sur

    lvolution de sa maladie, et javais du mal trouver les mots. Parce quil nyavait aucune logique dans mes observations. Quand jtais avec mon frre,javais limpression de flotter sur une mer de sensations et de sentimentspurs. Ctait naturel, comme si jtais moi-mme la mer.

    On dirait que lanmie augmente. Et lapptit baisse. Et puis, les effetssecondaires du traitement sont svres.

    Jessayais de marracher cette mer pour lui expliquer la ralit de lamaladie le plus logiquement possible.

    Il ny a rien de positif dans ce que tu me dis.Il brassait lgrement le stew du bout de sa cuiller. Cest vrai, tu as raison.Notre conversation restait toujours en suspens car il ny avait pas

    douverture son volution.Le liquide brun stagnait dans lassiette de stew. Il en a pris

  • ngligemment avec la cuiller qui brillait. Il ne mange toujours que du raisin ? Oui, ses gnes vont finir par se teinter de violet, lui ai-je rpondu sans

    quitter sa bouche des yeux. Il a gliss la cuiller entre ses lvres quisouriaient. Une goutte brune allait couler le long dune fente verticale de salvre, lorsque sa langue souple sest pointe pour laspirer comme lauraitfait un bivalve. Les plis de ses lvres taient humides de salive et de graisse.

    Quand mon frre mangeait autre chose que du raisin, jtais tellementinquite de savoir sil allait pouvoir le digrer que je priais les yeux fixs sursa bouche, et cest ainsi que javais pris lhabitude dobserver mme enpleine nuit les gestes de mon mari quand il mangeait. Lorsque je marchaisdans les rues ou regardais la tlvision, ds que je voyais quelquun manger,je ne pouvais plus le quitter des yeux, comme si je venais de dcouvrir unphnomne naturel aussi exceptionnel quun arc-en-ciel ou de la grle.Composants de la nourriture, forme, vaisselle, lvres, langue, gorge, il mefallait tout vrifier.

    Personne ne mangeait aussi joliment le raisin que mon frre. Lemouvement des lvres, le bruit de la salive qui gicle ou laspect des dents, ily avait toujours quelque chose qui me dplaisait chez les autres.

    Lextrmit des doigts de mon frre, qui se teintaient de violet plelorsquil mangeait du raisin, tait dlicate comme un luxueux objet dart. Jene me lassais pas de suivre des yeux la progression du jus sur la peauuniformment transparente. Ctait un spectacle tonnant.

    Le froid nocturne stait fray un passage travers louverture de lamanche de mon pyjama du ct du bras sur lequel jtais accoude. Quandnous gardions le silence, je nentendais plus que les bruits de son repas.Dans le calme douloureusement froid, le bruit de la viande quildchiquetait ou des lgumes quil crasait prenait un relief dconcertant.

    Est-ce que je peux passer encore le prochain week-end dans sachambre ?

    Mais oui, bien sr. Quest-ce que tu vas faire, toi, ce week-end ? Jai une exprience en chantier. Alors je suis oblig daller passer

    plusieurs heures luniversit. Je me dbrouillerai, ne te tracasse pas.

  • Tu mexcuses, hein ? Mais oui, ne tinquite pas. Quel drle de couple nous formons, tu ne trouves pas ? Nous ne nous

    voyons qu trois heures du matin. Pas si drle que a. Il me suffit de savoir que tu es l trois heures du

    matin.Il a plant sa fourchette dans la tomate et lalfalfa. Les filaments dalfalfa

    ont trembl comme des antennes de papillon. Je me demande pourquoi tu es si gentil. Et pourquoi, alors que tu es si

    gentil, tu peux avaler nimporte quoi dune manire aussi dsinvolteJe le regardais dun air incrdule, comme si tre gentil et manger taient

    deux attitudes compltement contradictoires.Jai longuement rflchi, car javais limpression davoir dj vu quelque

    part cette couleur de beef stew. Pommes de terre, carottes, champignons etoignons fondus. Je rflchissais ce liquide tide dans lequel ils baignaient,tout en voquant des souvenirs de toutes sortes.

    Jai peru un bruit humide, produit de la langue et des dents aux prisesavec le liquide, qui venait de lintrieur de lui. Un bruit trs physique.

    Cest a, un souvenir qui fait penser au corps. Un morceau de chair quivenait dtre enlev tait pos sous mes yeux

    La salle dopration. Je regardais de la cabine. Cest a, cest la mme couleur que celle, trange et si

    impressionnante, de ce qui a coul des viscres ce moment-lJtais soulage davoir trouv ce que je cherchais.Je navais assist quune seule fois, pousse par mon patron, une

    opration, avec les tudiants de sixime anne. La salle tait au neuvimetage, on ne pouvait y accder que par un ascenseur spcifique. linstanto la porte de celui-ci souvrait, on sentait la froideur de latmosphre,diffrente de laile des malades ou de celle des laboratoires. Dabord il nyavait rien dans le hall. Pas de canap ni de tlphone public, ni pots debalsamines. Ctait vide au point que lon ne pouvait se raccrocher rien. Etil faisait sombre. Les recoins du hall se perdaient dans la pnombre. Lamoiti des lampes taient teintes. Il avait fallu que les tudiants derrire

  • moi me poussent pour que jose my aventurer.La salle dopration tait beaucoup plus petite et froide que je ne lavais

    imagin, et tout, les murs, le plafond, le sol et le matriel, avait la couleurdu ciment. Personne, parmi tous ceux qui travaillaient en sagitant lintrieur, navait fait attention notre arrive.

    Au plafond de la petite pice attenante la salle dopration souvrait untrou pouvant laisser le passage une personne, auquel menait un petitescalier troit et raide. Il fallait passer par l pour accder la cabine.

    Debout lgrement lcart du groupe dtudiants, javais dpli ledescriptif de lopration. Keiko Kimura, 34 ans, , ovariectomie, tait-ilcrit.

    Des tas de mains gantes de latex opaque allaient et venaient au-dessusdu corps. Les organes gorgs de sang, rouges et frais, taient presquebeaux. Ensuite, lovaire a t retir des profondeurs. Lun des chirurgiens lapris dans sa main comme pour mieux le soupeser. Il tremblait lgrement,comme effray. Le dessus en tait tendu se rompre, comme silconcentrait la douleur de la jeune femme qui lavait abrit. Il sest fendulorsque le chirurgien lui a donn un petit coup de la pointe de son scalpel.

    Bille de chocolat, a murmur un tudiant. Bille de chocolat , ai-je rpt intrieurement en me tournant vers lui. Cest mignon cette expression me suis-je dit. a fondait dans la

    bouche.Mais le liquide qui sourdait de la lame du scalpel, en complte

    contradiction avec cette expression, avait une couleur dsagrable, donnerenvie de vomir. Une couleur de sang pourri. Il se rpandait, gluant, sur lesgants de latex, rvlant lodeur et la temprature du corps qui lavait abritjusqualors. Et lovaire tait compltement fltri.

    Une couleur rencontre pour la premire foisJe le sentais, et ne pouvais en dtourner le regard. Je gardais les yeux

    fixs dessus, le visage tout prs de la paroi de verre de la cabine, commepour mieux goter la tideur, la viscosit et lodeur du liquide qui avaitcoul de la bille de chocolat.

    Jobservais mon mari avec ce mme regard. Le stew tidissaitdoucement. Chaque fois quil entrouvrait les lvres, je pouvais constater que

  • sa langue avait une couleur de sang pourri. Dis, tu connais la maladie quon appelle bille de chocolat ?Javais un peu peur de ce que je mapprtais dire. Non, a-t-il rpondu brusquement.Il ny avait aucune raison quil la connt. Alors, cest quoi ?Il a mis un morceau de pain dans sa bouche, inconscient de la couleur de

    sa langue. Aucune importanceJai gard sadiquement les explications pour moi. Une amie sest fait oprer cause de a. Ah ? Il y a tellement de malades autour de toi.Et il a replong avec insouciance sa cuiller dans le stew.Jai gard le silence, car si javais continu parler jaurais risqu de me

    lancer dans des explications interminables concernant laspect du stew enparfaite concordance avec les scrtions se refltant sur la vitre de la cabine.Seules ses lvres continuaient leur mouvement imperturbable.

    Dans un coin de lvier derrire lui sentassaient ple-mle despluchures de lgumes, du marc de caf, des crotes de pain. Jai regard tour de rle ses lvres et ce quil y avait derrire lui.

    Pourquoi laction de manger est-elle aussi laide ? me suis-jedemand. Cest le plus physiologique, inconscient et charnel de tous lesactes humains. Derrire toute cuisine il y a toujours un vier sale.

    Jaurais t tellement plus rassure de savoir quil existait quelque partdans le noir de lautre ct de la fentre une poigne qui ouvrirait sur unvide-ordures sans fond. Alors, jaurais certainement achet plusieursdouzaines de sacs plastique noirs que je me serais empresse de remplir denourriture. Ensuite, je les aurais pris et men serais alle en sifflotanttourner la poigne. Et je les aurais jets le plus loin possible dans le noir,comme un crachat.

    Si lon pouvait se dbarrasser de toutes les choses de la vie dans unvide-ordures et vivre aussi lgrement quun clat de cristal ! pensais-je au

  • fond de moi, et jarrondissais le dos. Jai toujours dtest la vie.Quand je rentrais de lcole, ma mre tait l, au milieu de la maison, le

    regard perdu. Elle tait entoure de linge. Elle regardait distraitement letas. Cela avait le don de me plonger dans une colre incroyable qui mefaisait le pitiner de rage en criant : Si tu laisses le linge comme a, cenest quun tas de dtritus. Il faut le repasser, le plier et le ranger dans lacommode, sinon a na aucun sens. Ce nest pas si difficile comprendre,tout de mme !

    Les serviettes de bain, chaussettes et mouchoirs en bouchon mes piedstaient de plus en plus proches de ltat de dtritus.

    Oui, je sais. Je nai pas cess de me dire quil fallait que je le fasse.Ma mre levait vers moi un regard teint. La source de son existence

    fle stait tarie.Notre vie avait pris un tournant bizarre cause de son esprit disloqu.Jai regard dans le jardin. Il y avait des massifs o fleurissaient des

    penses. Une assiette tait pose au milieu des fleurs. Si je nai pas aussittpens un objet sans valeur oubli l, cest parce quil sagissait duneporcelaine chinoise de qualit suprieure fabrique ltranger, sur laquelletaient poses deux tranches de gteau la fraise et la crme chantilly. Jeme suis approche du massif et des gteaux en faisant travailler monimagination afin dessayer de comprendre quelque chose ce spectacleincongru.

    Maman, maman ! ai-je hurl.Accroupie au milieu du massif, jai approch mon visage du sol. Les deux

    parts de fraisier y taient blotties, dans lodeur de terre, dherbe et de pollen.Je les ai observes, le regard acr comme travers un microscope. Ctaitun gteau tout simple, dont la couche de crme tait aussi paisse que lagnoise. Les rayons du soleil arrivaient derrire moi, presque chauds,clairant uniformment la crme. Les dcorations faites la poche douillecommenaient fondre. ct, les ptales des penses se pavanaient,ricanantes, leurs couleurs aussi fraches qu la sortie dun tube de peinture.Lodeur sucre, dplace en cet endroit, me donnait mal au cur.

    Ce que jai remarqu en premier, cest la ligne noire qui stirait lasurface de la crme. Comme elle tait trs nette, jai dabord cru quelle tait

  • immobile. Mais aprs deux ou trois battements de paupires jai distinguun nombre incalculable de pattes enchevtres, fines et fragiles. Les fourmisarrivaient en file indienne et butaient une premire fois sur le rebord delassiette, avant de progresser en titubant sur la porcelaine lisse et brillante.Lorsquelles arrivaient la crme chantilly, elles senfonaient dans cettedouceur fondante. Celles qui se perdaient dans ce gras opaque et blanc sedbattaient pour essayer den sortir. Et il en arrivait tellement la suite quectait dgotant donner la nause.

    Je nai pas pu mempcher dimaginer ce que cela donnerait davoir labouche pleine de cette crme. En ralit, je navais pas trs envie dy goter,mais cest ma langue qui a pris linitiative de se servir. Gorge de soleil, lacrme avait la tideur de ma langue. Elle sest rpandue dessus, presqueliquide. Peu aprs, jai reconnu un got sucr vgtal. En mme temps, lesfourmis se sont mises bouger sur ma langue et mes gencives. Leurs patteschatouillaient mes muqueuses. Elles remuaient comme si leurs ufsclosaient lun aprs lautre lintrieur de ma bouche.

    Que sest-il pass ? ai-je cri dune voix forte afin de cracher lesfourmis pleines de crme.

    Jtais en train de regarder les penses, accroupie prs du massifquand la voisine ma donn a. Elle ma dit, tenez, en me tendant lassiette.Cest moi qui lai fait, gotez-y. Alors moi, jai dit je vous remercie et jai prislassiette. Elle tait si lourde et le gteau avait lair si fragile. Je suis resteun moment me demander ce que je pouvais en faire. Je savais bien quilfallait que je me dcide. Mais je ne savais pas quoi faire. Les rouages demon corps taient gripps, je ne pouvais pas bouger. Il ma fallu toute monnergie pour poser doucement lassiette en faisant attention ne pas toutfaire tomber.

    Oui. Je sais. Tu es malade, et il y a une certaine logique dans ce que tufais ou ce que tu te crois oblige de faire. Tu es capable de te justifier dunemanire magistrale

    Dpasse par ma colre, je me suis mise craser les fourmis mespieds.

    Quai-je fait du gteau ensuite ? Jai oubli, mais je lai certainement jetaussitt. Puis jai sans doute lav et frott nergiquement lassiette o lesfourmis crases formaient une tache noire. cette poque, la poubelle dela maison dbordait de nourritures anormalement dnatures.

  • Alors que javais fui dans le mariage, laissant mon jeune frre la vieavec ma mre, je me retrouvais maintenant encore dans cette vie. Jedevais laver assiettes et cuillers sales en pensant la bille de chocolat. Jedevais entasser dans un coin de lvier des restes de repas couleur de bille dechocolat. Je navais toujours pas russi me soustraire au malaise de cettevie.

    Notre table se dcoupait nettement sur la vitre de la fentre. De lautrect, ctait sombre comme dans une fort profonde. Il avait presque toutmang.

    Ctait bon ?Mon regard pour lui tait juste un peu mchant. Trs bon, a-t-il rpondu sur un ton plein de gentillesse. Puis il sest

    redress en prenant appui sur la table, ma donn un lger baiser. Il avaitune odeur de sang putride.

    Nous nous sommes enfoncs de plus en plus dans lautomne. Je nemtais pas aperue que nous tions maintenant la saison o, quandinspire profondment, le froid provoque un lger pincement au fond de lapoitrine. Il devenait de plus en plus difficile de se procurer du colman. Jenavais plus dautre moyen que de commander du raisin cultiv en serres aurayon fruits et lgumes du sous-sol des grands magasins. Comme je myrendais presque quotidiennement, les vendeurs me connaissaient. Ds queje me montrais, ils sortaient en souriant sans rien dire un carton illustr degrappes de raisin.

    Regardez, il est pas beau mon colman ? me disaient-ils tout fiers enlouvrant pour me le montrer. Pour moi, le raisin tait aussi prcieux quunticket daccs la chambre de mon frre.

    Aprs la visite du samedi matin, laile des malades retrouvait son calme.Mon frre tait assis sur son lit, en train de lire un magazine sportif. Quandjai referm la porte dans mon dos, il a ferm bruyamment sa revue et mafait un petit signe de la main. Sur la couverture il y avait lclatante photo delinstant qui avait dcid de la victoire dans le championnat japonais debase-ball professionnel.

    Ah. Oui.

  • Nous avions lhabitude de nous saluer de cette manire dconcertante.Jai plac la bote de raisin au rfrigrateur. Il ny avait rien dautre lintrieur quune bouteille de lotion capillaire. Mon frre mavait expliququelle tait plus agrable utiliser frache. Le rfrigrateur, sansnourritures superflues, tait lumineux, presque blouissant.

    Jai une crise de stomatite aigu, mes muqueuses sont tellementenflammes que jai du mal parler. Jai limpression que ma bouche nemappartient plus.

    Il sest tourn vers moi, a ouvert grande la bouche. Dans un gesteenfantin, si charmant que je nai pas eu me proccuper dy attacher tropdimportance.

    Il faut le dire au mdecin. Tu nes pas oblig de le supporter. Unsimple mdicament peut suffire te soulager, ai-je dit avec optimisme. Il aferm la bouche en acquiesant, docile.

    Pendant le moment qui a suivi, nous navons pas parl lui et moi. Il avait nouveau ouvert sa revue et consultait sagement le tableau desqualifications individuelles pour la course au trophe. Jtais assise sur lesofa et je ne bougeais pas.

    La chambre, juste aprs le nettoyage alerte des femmes de service, taitencore plus nette que dhabitude. Ici, cela ne me pesait pas du tout denavoir rien faire. Je pouvais rester inactive autant dheures quil le fallait.Regarder mon frre tout en apprciant la nettet impeccable de sa chambresuffisait mon bonheur.

    Je trouvais cela un peu trange de pouvoir rester aussi facilement seuleavec quelquun, enferme de longues heures durant dans un espacerestreint, sans rien dire. Nos respirations, battements de cur et ondesmanant de notre corps semblaient en parfaite harmonie, et je navais pasbesoin de penser des choses inutiles. Quand jtais assise table en face demon mari trois heures du matin je pensais toutes sortes de choses sansimportance. Je finissais toujours par me remmorer le liquide qui staitrpandu sur les gants de latex, ou les fourmis crapahutant lintrieur dema bouche. Mais quand jtais dans la chambre je navais jamais mal aucur. Mes viscres taient aussi frais que sils taient vides.

    Jusqualors, je ne savais pas que mon frre pouvait tre aussi attachant.Lorsque jtais assise sur le sofa ct de son lit, je mappliquais recueillir

  • les sentiments que jprouvais envers lui. Cela ressemblait une histoiredamour qui commence. Ctait tide et doux comme lorsquon tient unbb tout nu dans ses bras. Je suis toujours ainsi quand je commence aimer quelquun. Tout chez cette personne, ses paroles, ses gestes et soncorps, me met en joie. Les aspects dsagrables de ma personnalit sedsintgrent sans bruit. Je sens que je suis en train de devenir toute propre lintrieur. Et je me mets dsirer ardemment cette personne, tel pointque cen est douloureux. Mon frre dans sa chambre de malade faisaitremonter en moi ces souvenirs de commencement dhistoire damour.

    Pour autant, je ne lai jamais aim comme un homme. Je nai jamaisaccord dimportance notre diffrence de sexe. Je crois que cela nauraitrien chang sil avait t une fille. Le dbut dune histoire damour est trscourt. On tombe tout de suite en plein milieu du tourbillon amoureux. Et onne peut plus revenir en arrire. Les malentendus dordre physique viennenttroubler les sentiments, et lon finit par faire assaut de gentillesse. Cest ainsique cela sest pass avec mon mari. Mais entre mon frre et moi il nesagissait pas dun homme et une femme et, puisquil tait le cadet et moilane, jamais il na t question den arriver l. On aurait pu continuerainsi indfiniment. Il suffisait dapprcier ce calme parfait qui plane sur lecommencement dun amour. Puisque nous tions toujours au dbut, javaislimpression quil ne prendrait jamais fin. Je croyais presque lternit. Jerepoussais de toutes mes forces le chuchotement dmoniaque qui nedemandait qu resurgir, voulant savoir jusqu quand cela allait durer. Etlorsque je finissais par lentendre vraiment, javais envie de rpondre quecela durerait jusqu sa mort.

    Si mon frre ntait pas tomb malade, je naurais sans doute jamais sucomment laimer. Notre relation tait tout entire dpendante de ce simplefrre cadet. Jai eu limpression de le rencontrer vritablement partir dumoment o il est entr pour la premire fois dans sa chambre dhpital.

    Dehors il faisait un temps magnifique, qui dversait une atmosphre debien-tre jusque dans la chambre. Il faisait beau pratiquement tous lesjours depuis que mon frre tait revenu Tky. Et le vent et la lumirentaient pas trop humides. Les contours acrs des barres dimmeubles dugrand ensemble dcoupaient le ciel en formes complexes.

    Dis-moiJe ne mtais pas aperue quaprs avoir pos sa revue sur la table de

  • nuit il regardait maintenant droit devant lui, un oreiller plaqu sur sesjambes allonges.

    Quest-ce quil fait ton mari ?La question tait si soudaine quinstinctivement jai dit : Quoi ? Cest samedi aujourdhui, alors je me demande ce quil fait, a-t-il dit

    tout en passant sa langue sur la tumfaction lintrieur de sa bouche. Il fait toujours ses expriences. Tu sais bien quelles ne sont jamais

    finies. Des expriences aujourdhui, dautres demain. Si jtais sa place, ame rendrait folle. Mais, bien sr, il se fait du souci pour toi. Cest lapremire chose quil me demande quand il me voit. Je crois mme quil senveut de ne pas pouvoir te rendre visite.

    a ce nest pas grave.Il regardait fixement le mur de la chambre. La blancheur de son cou et

    de ses mains ressortait dautant plus quil portait un pyjama bleu. Cetteblancheur tait telle quelle donnait limpression que chaque cellule de sapeau tait en train de devenir transparente. Jtais triste et angoisse lideque cette transparence allait ainsi progresser dans son corps jusqu ce quecelui-ci meure proprement, comme sil svaporait. Le regard de mon frresemblait passer travers le mur de sa chambre pour aller jusqu se perdredans un endroit beaucoup plus lointain.

    a se passe bien entre vous ? Oui. On y arrive peu prs. Cest peut-tre parce que je ne vous ai pratiquement jamais vus

    ensemble, mais je narrive pas timaginer capricieuse, jalouse ou aimanteavec lui.

    Je ne me comporte jamais avec lui dune manire aussi exagre. Cestla vie qui se rpte. On mange, on dort, on jette les dtritus. Cest la vie,quoi.

    Javais parl en revoyant en alternance la crme chantilly pleine defourmis et le beefstew se reflter sur la vitre de la cabine surplombant lasalle dopration.

    La vie est idiote, tu sais. Sale et purile.

  • Tu croisSa voix tait molle et sans force comme une hostie. On a entendu les

    roues dun fauteuil roulant glisser derrire la porte. Mon frre a dplacloreiller pour se blottir sous la couverture.

    Tu connais lentranement par visualisation dimages ? Celui que fontles sportifs, ai-je ajout alors quil me regardait, envelopp jusquauxpaules dans la couverture.

    Oui, je connais. Cest ce que je fais de temps en temps. En lattendant le soir, jimagine

    une relation parfaite entre nous. Je commence par sourire avec modration,dans une attitude qui me permet de respirer tranquillement, avec naturel.Puis, et cest le point important, je mefforce de ne pas trop parler. Parceque souvent, en parlant de tout en une seule fois, je le lasse. Alors je mets enplace une conversation qui nous rchauffe le cur. Ensuite, toutnaturellement il me caresse les cheveux, pose sa main sur mon paule, brefnous avons ce genre de contact physique, dans une pice parfaitementrange, o les meubles brillent tellement ils ont t frotts Les images seprcisent de plus en plus, prennent du poids, et cest dans cet tat despritque je le retrouve dans la ralit.

    Et comment a se passe ? Il rentre, et en gnral il ne faut pas plus de quelques secondes ou

    quelques minutes pour faire voler toutes ces images en clats. Il suffit dunrien, une parole ou un geste malheureux, pour les annihiler. Jai attendutellement longtemps, au point que les images se sont incorpores lune lautre, et puis finalement il lui arrive mme de ne pas rentrer.

    Ah.Il a acquiesc dun mouvement de tte presque exagr. Et un moment

    plus tard, il a ajout, sans dtourner de moi son regard : Je vais mouriren ignorant toutes sortes de choses. Je ne pourrai mme pas fairelexprience du mariage. Je nai pas assez de temps.

    Jai eu limpression que les mots tombaient lentement lun aprs lautreentre le lit et moi. Je ne savais pas comment faire pour les ramasser.Apprendre quil pensait sa propre mort dune manire aussi concrte mefaisait mal dans la poitrine comme si lon mavait force avaler de la glace.

  • Et dire que je vais mourir sans avoir jamais fait lamour.Je crois que cest la seule fois o lexpression a rsonn dune manire

    aussi crue mon oreille. Son visage ntait ni triste ni solitaire, plutt dunedouceur innocente. Je me suis leve du sofa, me suis appuye au rebord dela fentre. Le chemin en pente qui menait lhpital se trouvait peu prsdans le prolongement de lalle borde de ginkgos du sige de luniversit.Personne ny marchait. Javais le sentiment que mon frre, moi et cetteexpression si crue tions l, abandonns.

    Fait lamour ?Il ma sembl que ma voix tait lgrement rauque. Ce nest pas quelque chose de si particulier, tu sais. a fait partie de la

    vie, et a se rpte comme le reste.Il a cach sans rien dire la moiti de son visage sous la couverture. Je

    promenais mon doigt sur la bordure en dentelle du rideau. Cest ce que tout le monde fait ordinairement, dans cette vie stupide.

    Le faire ou ne pas le faire pendant quon est en vie nest vraiment pas leproblme. Ne sois pas triste cause de a. Je ten prie.

    Ne tinquite pas, grande sur.En disant cela, il sest entirement enroul dans la couverture. Jai

    tellement t touche quil mappelle grande sur que les larmes me sontmontes aux yeux. Il tait si maigre, ainsi enroul dans sa couverture, quejavais envie de le bercer dans mes bras.

    Je me suis carte de la fentre pour venir magenouiller son chevet.Seuls ses cheveux dpassaient de la couverture. Aprs avoir pos la maindessus, jai compris, au lger tremblement, quil sanglotait. Comme il nefaisait pas de bruit, je sentais ses larmes scraser sur le drap.

    Ne pleure pas comme aJe lui caressais les cheveux. Je suis beaucoup mieux ici avec toi, dans cet endroit si prserv que

    lon dirait que le temps sest arrt. Quand je te caresse ainsi les cheveux, jesens la chaleur de ton corps couler tranquillement travers ma main et jeme sens bien. Alors ne pleure pas

    Je lui ai caress et recaress les cheveux, comme si je priais. Ses sanglots

  • mis part, ce fut un samedi parfait. Nous tions seuls tous les deux, sanstre drangs, loin des turpitudes de la vie, nous nous aimions et ma maintait pleine dune sensation agrable. Et pourtant, il nen finissait pas depleurer dune manire cristalline.

    Aprs cela, il na plus jamais pleur, ni parl de la mort. Il mangeait sonraisin dune manire dtache, jallais jeter les peaux et les ppins dans lapoubelle. Il marrivait plusieurs fois dans la journe de me rappeler cettescne, et cela mtait pnible. La sensation prouve en caressant sescheveux grignotait peu peu mes sentiments. Dans cette chambre demalade qui ne se dnaturait pas, il tait le seul saffaiblir inexorablement.

    Laprs-midi du samedi suivant, jai descendu le chemin en pente pouraller sa demande chercher des livres la bibliothque de luniversit.Jaimais aussi la bibliothque, de la mme manire que jaimais sa chambre lhpital. L non plus on ne sent pas la vie. Lair a les yeux ferms et baissela tte silencieusement. Tout le monde est reclus en soi-mme, si bien quepersonne ne vient troubler mes sentiments.

    Cette bibliothque tait haute de plafond et, en marchant entre lesrayonnages, on apercevait au sommet de la fentre le jaune vif du feuillagedes ginkgos et le bleu du ciel. Le plafond tait si haut quen regardantalternativement le dos des livres et la fentre on risquait davoir le vertige.Le bruit discret des talons sur le plancher stirait en droite ligne vers lehaut.

    Avec la liste de mon frre, je suis alle de lhistoire de lart au thtre,puis la littrature contemporaine amricaine, et jtais en train dechercher le I dIrving lorsque jai entendu appeler mon nom derrire moi.Je me suis retourne et jai vu S. Le voir ainsi ailleurs qu lhpital, dans sesvtements personnels et sans sa blouse blanche tait nouveau pour moi, sibien quinstinctivement je lai dtaill des pieds la tte.

    Vous ve venez souvent ici ? ma-t-il demand voix basse, enapprochant son visage. Jai souri en ralisant quil bgayait mme lorsquilchuchotait.

    Oui, aujourdhui cest pour mon frre.Il tait habill dcontract, dun jean et dun sweater assorti, de couleur

    claire. Tout dans sa silhouette, langle do il me regardait, la courbe de sespaules, lpaisseur de ses muscles, la jonction de ses hanches et de ses

  • jambes, avait la mme beaut digne dun champion de natation quelorsquil portait sa blouse blanche.

    Ah bon ? Moi aussi je viens souvent ici parce qu la bibliothque de lafacult de mdecine on trouve difficilement des livres sur dautres sujets quemdicaux.

    Nos voix traversaient lair silencieux pour aller se cogner au plafond.Ltudiant assis derrire le comptoir de prt, ayant interrompu lerangement de ses fiches, nous regardait.

    Vous ne voulez pas sortir pour parler ? ma-t-il propos dune voixencore plus basse, pour ne pas le gner.

    Si. Vous me laissez le temps demprunter un livre ?Je me suis dpche de prendre Htel New Hampshire la lettre I et

    me suis dirige vers le comptoir avec les deux autres livres.Quand nous avons ouvert la porte de la bibliothque, nous nous sommes

    retrouvs face lalle principale du campus, toute dore du feuillage desginkgos qui la bordaient. Les arbres tremblaient au moindre coup de vent,librant des feuilles qui tombaient en diagonale. Leur contour jaune sedtachait trs nettement sur le bleu du ciel. Elles avaient le tempsdtinceler plusieurs fois au cours de leur chute.

    Cest cet endroit, lautomne, que je prfre de tout le campus. Cestincroyablement beau, ne trouvez-vous pas ? a dit S, en haut des marches dela bibliothque. Tout en acquiesant, je suivais du regard les feuilles quitombaient au-del de son profil.

    On y va ?Il ma encourage descendre. Jai march ses cts, en appuyant sur

    mon sac et en essayant de le porter de plusieurs manires diffrentes, car iltait dform par les trois livres. Les feuilles mortes craquaient sous nospieds. Nous tions samedi aprs-midi, les tudiants taient peu nombreux,tout le monde marchait tranquillement.

    Vous ntes pas fatigue ? Entre laccompagnement du malade, letravail et la maison ?

    a va. Quand je suis dans la chambre, je ne me fatigue pas du tout. Cest vrai ?

  • Ensuite, nous nous sommes contents de faire craquer les feuilles,pratiquement sans changer une parole.

    Il y avait un petit jardin derrire la facult de gestion, et il ma emmeneau restaurant du personnel qui se trouvait l. Ctait une vieille btisse enbois, de style occidental, et les chaises, les tables, et mme luniforme desserveuses avaient un air vieillot. Attirs par la grande terrasse au sud, quitait pleine de soleil, nous sommes alls nous y installer avec notre tasse decaf. Quand le vent ne soufflait pas, il faisait tide comme si nous tionsenvelopps dun doux tissu. Mais ds que le vent se levait on sentait frachirles joues et la nuque. Et les feuilles de ginkgo tombaient jusque sur lestables.

    Sans sa blouse blanche, S tait muet. Mais comme ce ntait pas gnant,je ne me suis pas force chercher un sujet de conversation. Toutes sortesde couples, professeur et tudiante, jeune assistant et tudiant tranger, unhomme et une femme employs dans les bureaux, djeunaient encoremalgr lheure tardive ou avaient tal leurs documents sur lherbe.

    Il ma pos encore une fois la mme question : Laccompagnement du malade ne vous fatigue pas, cest vrai ? Non, pas du tout. Jaime bien sa chambre. Jaime bien tre avec lui

    dans la chambre. Pourquoi ? Bien sr, ce nest pas la maladie que jaime. Seulement jaime mon

    frre, et jai dcouvert quune chambre est lendroit idal pour tre avecquelquun quon aime. Jai du mal lexpliquer, mais cest comme a. Il mesemble que mes explications peuvent prter confusion.

    Jai baiss la tte pour boire une gorge de caf. Je je comprends bien quand vous me dites que vous aimez votre

    frre.Il ma sembl que le bon ct de sa personnalit sexprimait travers ses

    bgaiements. Entre lquilibre de sa constitution physique et sa manire deparler, on pouvait parfaitement prendre la mesure de ses qualits.

    Je peux vous poser des questions sur lorphelinat ?Je pensais que pour le comprendre mieux il tait indispensable de ne pas

  • ignorer cette histoire dorphelinat. Bien sr, tout ce que vous voulez, a-t-il rpondu joyeusement. Dites-moi donc pourquoi chez vous cest un orphelinat ? Cest simple. Chez moi, au dpart, cest une glise o les enfants

    malheureux se sont regroups tout naturellement, et cest ainsi quils se sontmls la vie de ma famille. Comme cest une glise, il y a de lespace,comme elle est place sous juridiction religieuse, il ny a pas trop deproblmes dargent, et comme il y a plein de fidles pour aider, manaissance, ctait dj un orphelinat plus quhonorable.

    Vous tes donc n lorphelinat mais vous ntes pas un orphelin. Non. Mais jai t lev comme un orphelin. Je crois que, lorsque je

    suis n, mes parents ont fait en sorte que lon pense quils avaient unorphelin de plus. Ils devaient avoir peur que lon ne fasse une didiffrence.

    Alors, vous mangiez et vous dormiez avec les autres orphelins ? Bien sr, je faisais tout comme un vritable orphelin. ce moment-l, il y a eu un coup de vent un peu plus fort, et une feuille

    de ginkgo est venue se glisser entre le sucrier et le distributeur de serviettes.Il la prise avec prcaution entre ses doigts avant de la laisser tomber sur lesol ses pieds.

    Cest cause de cela que je nai aucune ide de ce quest une famille.Les vrais orphelins quittaient lorphelinat lun aprs lautre quand ilsavaient trouv une famille, mais moi jai t oblig de rester jusquau boutun orphelin.

    La serveuse sest approche discrtement pour nous resservir de leau. Jai enfin russi chapper ma condition dorphelin en devenant a

    adulte.Il a pass son doigt sur les gouttes deau de son verre. Les repas dans un orphelinat, a doit tre anim, non ? ai-je remarqu

    en le quittant des yeux pour fixer un endroit loign du jardin, afin dallgerlatmosphre.

    Pour a, oui. Les enfants ntaient pas encore en ge daller lcole, et

  • avec mes parents, enfin je disais professeur, comme les autres enfants, etles fidles qui nous aidaient, on tait une bonne vingtaine manger. Alorsaprs les repas, sous la table ctait un ocan de dchets. Je nexagre pas.Les enfants qui taient de service devaient nettoyer tout a au balai franges.

    Jimaginais les grains de riz, les morceaux de spaghettis et les trognonsde laitues colls avec la poussire au bout des franges.

    Vous ne pouvez sans doute pas imaginer une table cra crasseusedans une ambiance aussi agite.

    Mais si.Jai hoch la tte avec nergie. Ma mre tait atteinte dune grave maladie mentale, si bien que la

    maison tait dans un tat indescriptible. Elle ne savait pas comment vivre. la fin, elle avait mme perdu toute aptitude vivre.

    Vous mavez bien dit quelle avait t tue ? Oui. Dun coup de fusil au cours de lattaque dune banque. Et jai t

    soulage. Jai su alors que la maison o javais grandi nexistait plus. Et queje ntais plus oblige de retourner cette vie que ma mre avaitcompltement bouleverse.

    tait-elle si bouleverse que a ? Cest peut-tre une question de sensibilit physiologique. Mais vivre

    avec quelquun qui a la tte malade, cest comme manger avec au milieu dela table un bocal de formol dans lequel flotte un ftus acphale.

    Jai fini le caf qui restait dans ma tasse. Jai cru y discerner une odeurde formol, alors que je navais jamais eu loccasion den sentir.

    Ce nest pas seulement dans les orphelinats. Dans nimporte quellefamille, la table nest jamais nette.

    Je je vois.Le soleil qui clairait la terrasse avait commenc dcliner. Lombre

    approchait derrire lui. Il ny avait plus que nous deux sur la terrasse. La chambre lhpital est un endroit parfaitement purifi de toutes les

    turpitudes de la vie. Quand je suis avec mon frre dans cette chambre, jai

  • limpression de devenir un ange ou une fe. Je crois que je pourrais vivreuniquement de lamour que je lui porte.

    Il a ri. Et il ma regarde gentiment comme sil avait un ange ou une fevritables devant les yeux. Il veillait en moi lenvie dtre console.

    Je vous envie dtre capable daimer votre frre ce point. Moi moiqui ai t oblig dtre orphelin.

    Jai encore une fois imagin travers son sweater ses pectoraux couvertsde gouttes deau.

    MaisSa poitrine tait l, devant mes yeux, comme un lit tide et velout. Mais si mon frre mourait, moi aussi je serais orpheline.Les mots taient sortis facilement deux-mmes, alors que je navais pas

    du tout envie de penser lventualit de sa mort. Ils ont ouvert une brcheen mon cur o le vent qui arrivait derrire lui sest engouffr. Javais beaubaigner dans lclatant soleil dautomne en compagnie dun orphelin lamusculature idale, jtais quand mme irrmdiablement triste. Javaislimpression que mon corps se fendillait de toutes parts.

    Ne vous inquitez pas, la condition dor dorphelin nest pas aussitri triste. Tout le monde peut le de devenir facilement.

    Jai acquiesc btement. Je voulais dire quelque chose, mais je nauraispas pu empcher mes larmes de couler. Javais la douloureuse envie de meblottir sur ce lit de musculature pour y dormir le plus longtemps, le plusprofondment possible, afin dviter mon corps la destruction.

    Lhiver est tout de suite arriv. Mon frre saffaiblissait rapidement, et ila fini par ne plus pouvoir manger de raisin. Seul un liquide couleur dambreou de vin arrivait tant bien que mal sinfiltrer dans son corps, en tombantgoutte aprs goutte de sacs en gomme de synthse, pais, qui paraissaientsolides.

    Un moment aprs lhabituel nettoyage approfondi, linfirmire faisait sonentre avec les poches pleines de liquide, les tubulures termines par desembouts de plastique et un paquet de pochettes contenant chacune uneaiguille sous vide. Elle sactivait adroitement dcoller les adhsifs, relierles tubulures, rgler les embouts. Sur le bras de mon frre, fragile et blanccomme si pas une seule goutte de sang ne lirriguait, elle serrait le

  • caoutchouc pour forcer les vaisseaux se montrer. Puis elle scotchaitngligemment laiguille et la tubulure sur le bras avec du sparadrap. Mmesi je regardais le goutte--goutte tomber si lentement que cela me donnait levertige, la poche finissait toujours par se vider, et le sang ros commenait remonter dans la tubulure. Alors, linfirmire revenait pour tout refaire ensens inverse. Les poches en gomme de synthse, les tubulures et les aiguillesprenaient ensuite directement le chemin du local poubelles.

    Cest cause de cela que je navais pratiquement plus pousser la lourdeporte du local poubelles. Il ny avait plus rien jeter dans la chambre.

    Cette anne-l, il y a eu de la neige comme jamais en dix ans sur Tky,et tous les jours il en est tomb des quantits incroyables. Ctait la premirefois que je voyais la ville sous une couche de neige aussi paisse. Jaidcouvert en me levant un matin la premire neige. Elle na pas cess de lajourne, devenant plus paisse et violente, si bien que le soir venu elle avaittout enseveli, le ciel, lair et le vent. partir de l se sont succd des joursdignes du pays de neige. La fentre de la chambre, mme la nuit, luisait desa rverbration. Mon frre, qui navait plus la force de se lever et demarcher, me demandait depuis son lit comment elle tait. Jessayais alorsde lui rpondre en utilisant le plus de mots possible.

    Cest comme sil tombait dinnombrables ptales de roses blanches. On dirait que des chatons de bouleaux slvent du sol. Aujourdhui cest de la poudreuse, on dirait de la farine. Je suis sre

    que si on marchait dedans on risquerait dtouffer.Ainsi expliquais-je, et il rpondait, son dlicat regard tourn vers la

    fentre : Ah, cest vrai ?Nous regardions longtemps fixement, lui la neige entasse sur le rebord

    de la fentre, moi sa silhouette qui devenait de plus en plus diaphane.Au fur et mesure que la neige spaississait, le nombre dtudiants

    diminuait. Les examens termins, nous sommes entrs dans de longues,trs longues vacances. Javais beau aller la bibliothque le samedi aprs-midi, ctait effrayant comme il ny avait personne. Je faisais tranquillementle tour de la salle de lecture, de la salle daudiovisuel et de la salle dtudes,puis celui des rayonnages, comme dans une promenade. Je me contentais

  • de parcourir cette bibliothque en me demandant si je voulais rflchir quelque chose ou au contraire ne penser rien. Dans les rayons, quandjarrivais la lettre I du dpartement de littrature contemporaineamricaine, la plupart du temps S tait prsent. Nous ne nous tions jamaisdonn rendez-vous, aussi, dans les premiers temps, je trouvais bizarre de levoir l, mais puisquil tait dou pour me rconforter, je ne posais pas dequestions superflues et passais un moment avec lui. Un moment desimplicit, au cours duquel nous buvions un caf au vieux restaurantderrire la facult de gestion.

    La terrasse, dont les tables et les chaises avaient t enleves, tait pleinede neige. On ne pouvait plus y prendre le caf. Il faisait tellement chaud lintrieur que javais envie denlever le cardigan que je portais sous monmanteau.

    Le jardin disparaissait sous la neige. Plus rien nvoquait le jaune desginkgos tremblant dans le vent frais. Javais limpression qu notre insu letemps prcieux qui nous restait mon frre et moi avait t enselevelisous la neige.

    Je crois quils ferment demain. Jusqu la pro prochaine rentre{2}. Ah ?En dehors de nous, il ny avait quun homme aux allures de professeur,

    qui avait align des documents et prenait des notes. La serveuse taitappuye distraitement sur la caisse.

    Alors on ne pourra plus se voir ici. Cest pourtant un endroit agrableet tranquille. Je me demande si la rentre va vraiment venir. Il me semblequil va falloir un temps incroyable avant que toute cette neige se mette fondre, ai-je dit en regardant les gouttes deau couler sur la vitre.

    Elle viendra bien un jour. Je me demande si mon frre vivra jusque-l ?Il a crois et dcrois ses jambes sous la table, tourn sa cuiller dans son

    caf, et finalement na rien rpondu. Cela marrangeait. Je voulaisseulement entendre mes propres mots scraser sur sa poitrine.

    Ces derniers temps, je sens que le moment approche. Qu quoi ?

  • Mon frre le moment o mon frre va disparatre.Jexprimais la plus insupportable de mes penses, et jimaginais malgr

    tout la beaut de ses muscles de champion de natation. Cette image mefaisait plaisir, en mme temps que je souffrais dprouver de la piti enversmon frre. Le plaisir et la souffrance grossissaient jusqu encombrer mapoitrine.

    Je sentais que ses muscles taient souplement entrans jusquau boutdes doigts qui tournaient la cuiller.

    Ses doigts caressaient-ils le corps de ses patients jusque dans lesmoindres recoins ? Ces doigts simbibaient-ils de sang, de liquide digestif ouantiseptique ?

    Je promenais mon regard qui saccrochait ses doigts, ses bras, sespaules et sa poitrine.

    Voudriez-vous me prendre dans vos bras ?Je venais de prononcer quelque chose dinsens, et jtais curieusement

    impassible. S fut encore plus calme. Quest-ce que vous voulez dire ? demanda-t-il sans changer

    dexpression, sans bgayer non plus. Rien. Cela me suffirait que vous me preniez dans vos bras. Seulement

    dans vos bras.Ctait comme si dans ma poitrine encombre un petit trou stait ouvert,

    qui laissait chapper ces mots insenss. Ce soir dans une chambre lhpital, un lit dans une chambre

    parfaitement pure, ce serait bien. Daccord. Je peux faire a.Son expression mesure, dpourvue de curiosit agressive, me rassura. Il

    neigeait toujours, le professeur crivait, la serveuse rvassait. Nous bmesdoucement notre caf afin de ne pas troubler le calme alentour.

    Nous avions les yeux levs vers lescalier de secours qui montait enspirale le long du btiment sur larrire de lhpital. Le ciel tait duneprofonde couleur indigo et il ny avait ni lune ni toiles. Seule une neigepoudreuse tombait en voltigeant. Les flocons collaient ses cheveux, sescils, aux mailles de son sweater. Tout tait calme, comme si lair tait

  • compltement gel. Il ny avait pas de vent. On y va ?La main de S effleura mon dos. Comme javais une grosse charpe

    autour du cou, je ntais pas trs libre de hocher la tte. Oui, rpondis-je en posant prcautionneusement le pied sur la neige

    entasse sur la premire marche, comme sil sagissait dun gteau en sucre.Lescalier en colimaon tait si glissant que jaurais eu peur si je navais

    tenu la rampe dune main, son bras de lautre. Je fis tellement defforts pourne pas tomber que je fus tout de suite essouffle. Nous fmes obligs defaire une pause peu prs tous les quatre tages.

    Il sinquita plusieurs reprises de savoir si jtais fatigue ou si javaisfroid. Il avait le sens de lquilibre et ses membres se dplaaient avecaisance, comme sil tait depuis longtemps entran gravir des escaliers encolimaon enneigs.

    chaque marche lindigo se rapprochait. Je me sentais aspire par leciel comme Jacques grimpant son haricot. Il me semblait que jallaisdcouvrir au plus profond la source de toute cette neige qui tombait.

    Nous dpassmes le quinzime tage o se trouvait mon frre avantdarriver au seizime et dernier tage. Sous nos yeux, la trace de nos passtirait suivant une spirale en pointills. Nous avions le souffle court, et nosdeux respirations, blanches, senchevtraient.

    Attendez un peu.Il entrouvrit la porte de secours, jeta un coup dil lintrieur. Il ny a personne ? minquitai-je, les lvres engourdies par le froid.

    Cela me pesait de devoir imaginer une explication convaincante pour le caso lon nous dcouvrirait, mme si au fond je me souciais peu dtredcouverte.

    a va, dit-il, et il me fit passer la premire.Le couloir, cette heure tardive, ta