wilkie collins · 2014. 9. 12. · wilkie collins c'était écrit un texte du domaine public. une...

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  • Wilkie Collins

    C'était écrit

    Un texte du domaine public.

  • Une édition libre.

    bibebookwww.bibebook.com

    http://www.bibebook.com

  • Chapitre 1

  • En 1881, par une matinéebrumeuse et peu après lelever du soleil, DenisHowmore fut réveillé ensursaut par ces motsprononcés à voix haute à

    travers la porte :

    « Le patron veut vous parler sur-le-champ. »

    L’individu chargé de ce messageconnaissait à coup sûr les lieux, car,arrivé en haut de l’escalier, il s’étaitarrêté droit devant la chambre àcoucher de Denis Howmore, premierclerc de sir Giles Montjoie, banquierà Ardoon, jolie petite ville d’Irlande.

  • Il se lève aussitôt, s’habille en deuxtemps, prend ses jambes à son cou etse dirige vers le faubourg où demeureson patron.

    La physionomie de sir Gilestrahissait les soucis et mêmel’anxiété. Sur son lit, l’on voyait unelettre ouverte ; son casque à mèche,posé de travers sur sa tête,témoignait d’une grande agitation ;oubliant, dans sa précipitation,jusqu’aux règles ordinaires de lapolitesse, sir Giles se borna àrépondre au « Bonjour, monsieur »,du maître clerc :

    « Denis, je vais vous charger d’unechose qui exige autant de

  • promptitude que de discrétion.

    – S’agit-il d’une affaire à traiter,monsieur ?

    – Sotte question ! interrompit sirGiles en faisant un haussementd’épaules. Il faut que vous ayezperdu la tête, ma parole d’honneur,pour supposer qu’on puisses’occuper d’affaire dès le patron-Jacquet. Voyons, venons au fait : lapremière borne milliaire, sur la routede Garvan, vous est-elle connue ?

    – Oui, monsieur.

    – Parfait. Eh bien ! fit-il d’une voixbrève, transportez-vous là, et aprèsvous être assuré que personne ne

  • surveille vos faits et gestes, regardezderrière cette borne et, si vous ydécouvrez un objet qui paraisseavoir été laissé làintentionnellement, apportez-le-moiau plus vite ; rappelez-vous quej’attends votre retour avec uneimpatience sans égale. »

    Pas un mot ne fut ajouté à cesétranges recommandations.

    Aussitôt dit, le maître clerc détalerapidement. Les tendancesnationales de l’Irlande auxconspirations et même auxassassinats, servaient de thème à sesréflexions. Sir Giles, pensait-il, nejouit pas d’une grande popularité ;

  • l’on sait qu’il paie ses impôts sansrécriminer et, autre circonstanceaggravante, qu’il cite même aveccomplaisance, ce que l’Angleterre afait en faveur de l’Irlande depuiscinquante ans. Il se disait encore,chemin faisant, que, si l’objet enquestion semblait suspect, il auraitsoin de se garer sur la route, descoups de fusil dont on pourrait lesaluer au passage.

    Arrivé à la borne milliaire, il aperçoitpar terre, un tesson. Un instant,Denis hésite. Il se livre à des calculset tire des conclusions. Une babioled’aussi mince importance pouvait-elle avoir le moindre rapport avec les

  • instructions de son patron ? D’autrepart, l’ordre qu’il avait reçu, étaitaussi péremptoire dans le fond quedans la forme. Bref, tout pesé, il nevit qu’une seule chose à faire : serésigner à l’obéissance passive, aurisque d’être reçu par sir Gilescomme un chien dans un jeu dequilles, lorsqu’il le verrait arriver cetesson à la main.

    Or, cette crainte ne se réalisa point etaprès l’avoir tourné et retourné, sirGiles avertit Denis qu’il allait lecharger d’une autre mission, sanscondescendre sur cette énigme.

    « Si je ne me trompe, ajouta-t-il, lesportes de la bibliothèque publique

  • ouvrent à neuf heures. Soyez-y àl’heure tapante. » Puis, il fit unepause, considéra la lettre ouverte surson lit et dit : « Vous demanderez letroisième volume de Gibbon sur lachute de l’empire romain, vousl’ouvrirez à la page 78 et, au momentoù le gardien aura le dos tourné, sivous avisez un morceau de papierentre cette feuille et la suivante, vousme l’apporterez. Rappelez-vous queje me meurs d’impatience jusqu’àvotre retour. »

    D’ordinaire, le maître clerc n’avaitgarde d’insister sur les égards dus àsa personne, mais comme ce maîtreclerc était doublé d’un galant

  • homme, ayant conscience de laconsidération à laquelle sa situationlui donnait droit, il perdit patience.Le mutisme blessant de son patron,qu’aucun mot d’excuse ne vintcompenser, lui arracha laprotestation suivante :

    « Il m’est très pénible, sir Giles, je nevous le cache pas, de voir que vousne me tenez plus dans la mêmeestime ; après avoir été chargé parvous de la surveillance de vos clercset de la direction de vos affaires, jeme croyais en droit de mériter votreconfiance pleine et entière ! »

    Le banquier à son tour, piqué au jeu,riposta :

  • « D’accord ! je suis le premier àrespecter vos droits, lorsqu’il s’agitde votre autorité dans mon étude,mais, à l’époque où nous vivons,époque de lutte ouverte entre lepatron et l’employé, il est une chose,cependant, que celui-là n’entend pasabandonner à celui-ci : c’est leprivilège de garder pour lui-mêmeses propres secrets. Je ne sache pasque ma conduite envers vous justifieen rien vos plaintes ! »

    Sur ce, Denis, remis à sa place, salueet s’esquive.

    Cette humilité apparente impliquait-elle que Denis se soumettait ? Non,puisqu’il en était arrivé, au

  • contraire, à cette conclusion, qu’unjour ou l’autre, le secret de sir GilesMontjoie cesserait d’être un mystèrepour lui.

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  • Chapitre 2

  • Se conformant ponctuellementaux instructions de son patron,Denis consulte le troisième volumede l’importante histoire de Gibbon ettrouve effectivement entre les pages78 et 79, une feuille de papier defabrication raffinée, perforée d’unequantité de petits trous dedifférentes dimensions. S’étantemparé subrepticement de ce curieuxdocument, Denis se mit à réfléchir.

  • Un morceau de papier percé d’unefaçon inintelligible, était en lui-même chose suspecte. Or, en Irlande,avant la suppression de la ligueagraire, qu’est-ce que ce fait devaitsuggérer à un esprit investigateur,sinon l’idée de la police ?

    Avant de rentrer chez son patron,Denis alla voir l’un de ses vieuxamis, journaliste de profession,homme d’expérience et de grandeérudition. Il le pria d’examiner lesingulier morceau de papier et dedécouvrir avec quel instrument onl’avait pu perforer de la sorte. Celettré se montra digne, en tout point,de la confiance qu’on lui témoignait,

  • si bien qu’en quittant les bureaux dujournal, Denis, bien et dûmentéclairé, était prêt à fournir desinformations à sir Giles. Poussant unsoupir de soulagement, il s’écriad’une façon irrévérencieuse :maintenant, je le tiens !

    Le banquier, ébaubi, tournait la têtede droite à gauche, les yeux fixéstantôt sur le maître clerc, tantôt surle morceau de papier. Soudain, il dit :

    « Ma foi, je n’y comprends rien, etvous ? »

    Denis, tout en conservant un airhumble, demanda la permission deconsidérer un instant le document.

  • Peu après, il prononça ces mots :

    « Attendez encore un ou deux jourset le mystère sera probablementéclairci. »

    Le lendemain, aucun fait ne seproduisit, mais le surlendemain, uneseconde lettre vint mettre la patience,déjà très ébranlée de sir GilesMontjoie, à une épreuve nouvelle.

    L’enveloppe même présentait uneénigme. Le timbre portait : Ardoon.Autrement dit, le correspondant, ouson complice, s’était servi du facteurcomme d’un commissionnaire,attendu que le bureau de posten’était distant que d’une minute de

  • marche de la maison de banque.

    Cette fois, les caractères illisiblessemblaient tracés par la main d’unfou. Les mots mutilés d’une façonbarbare et les phrases incohérentesn’avaient ni queue ni tête. Vaincu parla force des circonstances, sir Gilesfit enfin à son clerc l’honneur de sesconfidences.

    « Commençons par lecommencement, dit-il. Voilà la lettreque vous avez vue sur mon lit, quandje vous ai mandé pour la premièrefois. Je l’ai trouvée sur ma table àmon réveil, et j’ignore qui l’y a mise.Veuillez en prendre connaissance. »

  • Denis lut ce qui suit :

    « Sir Giles Montjoie, j’ai à vous faireune communication qui intéresse auplus haut degré l’un des membres devotre famille ; mais avant de rienrévéler, il me faut une garantie devotre bonne foi. En conséquence, jevous prie de remplir les conditionssuivantes et cela au plus vite. Jen’ose vous donner ni mon adresse, nisigner mon nom, car la moindreimprudence de ma part pourraitavoir des conséquences fatales pourl’ami dévoué qui écrit ces lignes. Sivous dédaignez de prendre cet avisen considération, vous le regrettereztoute votre vie. »

  • Inutile de rappeler les conditionsauxquelles la lettre faisait allusion ;elles avaient été remplies le jour dela découverte de l’objet cité plushaut. Primo : le tesson derrière laborne milliaire ; secondo : la feuilleperforée entre les pages de l’histoirede Gibbon !

    Sir Giles, un nuage au front, avaitdéjà conclu qu’il s’agissait d’uncomplot contre sa vie et peut-êtreaussi contre sa caisse. Le maîtreclerc en homme avisé, désignant dudoigt le papier perforé et le grimoireillisible reçu le matin, s’écria :

    « Ah ! si nous pouvions réussir àdéchiffrer le tout, vous seriez mieux

  • fondé à débrouiller les choses et àles tirer au clair.

    – C’est juste ; mais qui peut êtreassez habile pour cela ? dit lebanquier.

    – En tout cas, j’essaierai, monsieur,si vous m’autorisez à tenter lachose. »

    Sans sonner mot, sir Giles fit unsigne de tête affirmatif. Trop prudentpour dévoiler d’emblée l’informationqu’il avait préalablement obtenue,Denis ne se décida qu’aprèsplusieurs tentatives à faire sacommunication à qui de droit.

    Prenant la feuille perforée, il la plaça

  • délicatement sur la page couverte decaractères illisibles : mots et phrasesparurent alors au travers des trous,très correctement écrits etorthographiés. Voici en quels termesl’expéditeur s’adressait à sir Giles :« Je tiens à vous remercier,monsieur, de vous être conformé auxconditions que je vous ai dictées.Désormais, je ne saurais suspectervotre bonne foi. Toutefois, il estpossible que vous hésitiez à accordervotre confiance à quelqu’un qui nepeut vous mettre dans le secret deses confidences. La positionpérilleuse où je suis placé m’oblige àattendre encore deux ou trois jours

  • avant de vous fixer un rendez-vous.Surtout, prenez patience et, sousaucun prétexte, ne demandez aide etprotection à la police. »

    « Ces derniers mots, déclara sirGiles, sont concluants. En réalité,plus tôt je serai sous la protection dela loi, mieux cela vaudra. Portez macarte aux bureaux de la police.

    – Puis-je auparavant vous dire unmot, monsieur ?

    – Quoi ? cela signifie que vous nepartagez pas mon opinion ?

    – Parfaitement.

    – En conscience, Denis, vous êtes

  • entêté comme un casque et votreobstination augmente tous les jours.Voyons, tâchons d’éclaircir l’affaire.Quelle est, d’après vous, la personneque désignent ces diablesses delettres ? »

    Le maître clerc lut la phrase ducommencement : « sir GilesMontjoie, j’ai à vous faire unecommunication qui intéresse au plushaut degré l’un des membres de votrefamille ». Denis répéta ces mots d’unton emphatique et en articulant bienchaque syllabe : l’un des membres devotre famille ? Son patron, l’airébahi, fixait sur lui des yeux hagards.

    « L’un des membres de ma famille ?

  • répétait-il de son côté. Que diable !je suis un vieux célibataire endurci etje ne me connais pas de famille.

    – Mais vous avez un frère,monsieur ?

    – Il est en France, loin, bien loin desmisérables qui me poursuivent deleurs menaces. Ah ! que ne suis-jeavec lui plutôt qu’ici !

    – Il ne faut pourtant pas, non plus,sir Giles, oublier les deux fils devotre frère, dit le clerc d’un toncalme.

    – Même de ce côté, rien ne peut, je lesais, me donner la moindreinquiétude. Mon neveu Hugues est à

  • Londres et n’a reçu, que je sache,aucune mission politique. J’espèreapprendre prochainement sonmariage, si la plus jolie et la plusexcentrique des misses anglaisesconsent à agréer ses vœux ; ensomme, tout cela ne me semble paseffrayant ?

    – J’entends seulement parler,monsieur, de votre autre neveu. »

    Sir Giles fit un mouvement de corpsen arrière, s’esclaffa de rire, puiss’écria :

    « Allons donc ! Arthur en danger !lui, le garçon le plus inoffensif dumonde. Le seul reproche qu’on lui

  • puisse adresser, c’est de perdre sonargent à faire de l’agriculture àKerney.

    – Mais, je vous ferai remarquer, sehâta de dire Denis, qu’à l’heure qu’ilest, personne ne voudrait recevoir del’argent de sa main. J’ai rencontréhier au marché des amis deM. Arthur. Votre neveu estboycotted !

    – Ma foi, tant mieux ! s’écrial’obstiné banquier ; cela le guérira defaire de l’agriculture envers et contretous. C’est par trop bête ! De guerrelasse, vous verrez qu’il finira parvenir occuper la place que je luidestine dans mon bureau.

  • – Que le ciel vous entende ! » s’écriaDenis avec chaleur.

    Cette exclamation produisit sur sirGiles un grand effet. Regardant soninterlocuteur avec étonnement, ilreprit d’un ton interrogateur :

    « Pour l’amour de Dieu, avez-vousappris quelque chose que vousm’ayez caché ?

    – Non pas, mais je me rappellesimplement un fait que vous avez, jecrois – pardonnez la liberté grande, –totalement oublié.

    « Le dernier fermier à Kerney estparti en mettant la clef sous la porte.En conséquence, M. Arthur a dû

  • prendre une ferme evicted. J’ai doncla conviction bien arrêtée, poursuivitle maître clerc en s’échauffant, que lapersonne qui vous a écrit ces lettres,connaît M. Arthur, sait pertinemmentque votre neveu court des dangers, etessaie de lui sauver la vie – enfaisant appel à votre influence, – aurisque de compromettre sa propresécurité. »

    Secouant la tête, sir Giles reprit :

    « Voilà ce que j’appelle chercher midià quatorze heures ! Si ce que vousdites est vrai, pourquoi l’auteur deces lettres anonymes ne s’est-il pasadressé à Arthur plutôt qu’à moi ?Cet individu apparemment le

  • connaît.

    – C’est juste. Eh bien alors ? »

    Sans se rebuter, Denis reprit :

    « Quand on connaît le pèlerin, l’onsait que, bien que doué de toutessortes de bonnes qualités, le jeunehomme est un braque ; de plus, il esttêtu et téméraire comme pas un et siquelqu’un prétend qu’il est en périldans sa ferme, c’est une raison pourqu’il s’y incruste ! Vous, monsieur,vous avez au contraire la réputationbien établie d’être prudent,clairvoyant et discret. » A cetteénumération flatteuse, il auraitencore pu ajouter : poltron, entêté,

  • obtus et outrecuidant. Or, l’espèce deculte qu’il rendait depuis des annéesà son supérieur, avait fini parenvelopper son jugement d’un voileépais. Si un homme naît avec le cœurd’un lion, un autre peut naître avecl’esprit d’une mule ; or, le patron deDenis appartenait à l’une de ces deuxcatégories…

    « Très bien parlé ! répondit sir Gilesen se rengorgeant. Le temps nousapprendra si un individu d’aussi peud’importance que mon neveu courtou non le risque d’être assassiné !Tout beau, Denis ! Cette allusion àl’un des membres de ma famille,n’est qu’un biais destiné à me jeter

  • sur une fausse piste. Le rang,l’influence sociale, et mes principesinébranlables, ont fait de moi unhomme de notoriété publique. Allez,je vous prie, de ce pas, demander auchef de la police qu’il m’envoie toutde suite un policeman ayant déjà faitses preuves. »

    Le bon Denis Howmore se dirigeaalors du côté de la porte. Avant qu’ileût atteint l’autre extrémité de lapièce, l’un des employés de labanque vint prévenir sir Giles quemiss Henley désirait le voir.

    Agréablement surpris, le banquier selève allègrement, les deux mainstendues vers la jeune fille.

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  • Chapitre 3

    Quand Iris Henleyviendra à mourir, ellelaissera, selon touteprobabilité, des amis quise la rappelleront etaimeront à en parler.

  • Les femmes, en particulier, serontprises de curiosité en entendantdiscourir sur cette étrange créature,mais personne ne pourra leur endonner une idée nette et précise. Soncharme principal consiste en unemobilité d’impression qui reflètetoutes les sensations d’une natureféminine, délicate, douce, sensible,vague, flottante, ondoyante etdiverse !

    Par cela seul, il ne saurait exister lamoindre ressemblance entre lesdifférents portraits d’Iris Henley.Seuls, les amis intimes du peintreconsentent, par condescendance pourson talent, à convenir de la

  • ressemblance. A Londres et enprovince, on l’a photographiée enmaintes occasions. Or, ces images,toutes dissemblables, ont l’insignehonneur de rappeler sous ce rapport,les portraits de Shakespeare,lesquels offrent cette particularitésingulière, d’être tous absolumentdifférents. Le souvenir qu’Irislaissera à ceux qui l’ont connue, serade même rempli de contradictions.Quel charmant visage ! Somme toute,un peu banal. – Ah ! le joli ovale ! –Mais avec un teint médiocre, blafardet pourtant transparent, son regardtrahissait une nature emportée, uncœur tendre, une volonté ferme, une

  • sensibilité maladive, une bonne foiinébranlable, et hélas ! aussi, unentêtement phénoménal !

    Elle était peut-être un peu brève detaille ? Non pas ; ni trop grande nitrop petite ; élégante, quoiquehabillée pauvrement. Dites plutôt,d’une simplicité voulue, recherchée,théâtrale parfois, avec l’intentionvisible de se distinguer toujours ducommun des martyrs.

    Au demeurant, ce frêle spécimen descontradictions humaines excitait-il,oui ou non, la sympathie ? l’onpouvait répondre affirmativement aunom du sexe masculin, mais,toutefois, en faisant des réserves : lui

  • témoigner plus d’affection eut étéune conduite cruelle. Quand lapauvre enfant s’est mariée (s’est-elleréellement mariée ?) en est-il parminous à avoir assisté à la cérémonie ?non, pas un seul. Quand elle estmorte, combien l’ont regrettée ?tous, sans exception. Quoi ! toutesles divergences d’opinion se sont-elles donc écroulées devant satombe ? Oui, et que Dieu en soitbéni !

    Retournons en arrière et laissons laparole à Iris, alors que, encore dansla fleur de l’âge, elle avait devant elleune carrière orageuse à fournir.

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  • Chapitre 4

    Sir Giles, parrain demiss Henley, pouvaitpasser pour un êtreprivilégié. Posant sesmains velues sur lesépaules de sa filleule, il

  • l’embrassa sur les deux joues. Aprèsces démonstrations de tendresse, ildemanda par suite de quellescombinaisons extraordinaires elles’était décidée à quitter Londres,pour venir lui rendre visite à samaison de banque d’Ardoon ?

    « J’avais la volonté bien arrêtée dem’éloigner de la maison paternelle,répondit Iris Henley ; n’ayantpersonne à aller voir, j’ai pensé àmon parrain, et me voilà.

    – Toute seule ? s’écria sir Giles.

    – Non pas, avec ma femme dechambre.

    – Rien qu’elle, hein ? Vous avez

  • sûrement des camarades parmi lesjeunes filles de votre rang ?

    – Des connaissances, oui, des amies,non.

    – Votre père a-t-il approuvé votreplan ? demanda le banquier enregardant attentivement soninterlocutrice.

    – Voulez-vous m’accorder unefaveur, parrain ?

    – Oui, si c’est chose possible.

    – Eh bien ! n’insistez pas sur ce pointdélicat », répondit-elle.

    La légère coloration, qui s’étaitrépandue sur le visage de la jeune

  • fille au moment de son entrée dans lapièce, s’était dissipée tout à coup.Ses lèvres serrées révélaient cettevolonté inébranlable qui provient, leplus souvent, du sentiment de sestorts. En somme, elle paraissait avoirdix ans de plus que son âge.

    Sir Giles la comprit, il se lève,arpente la chambre de long en large,puis soudain, il s’arrête. Enfonçantses mains dans ses poches, il dit d’unton interrogateur, en dévisageant safilleule.

    « Je gage que vous aurez eu unenouvelle querelle avec votre père ?

    – Je n’en disconviens pas, répondit

  • la jeune Iris.

    – Qui a tort de vous deux ?

    – La femme a toujours tort,répondit-elle, un sourire tristeeffleurant ses lèvres.

    – Est-ce votre père qui vous a ditcela ?

    – Mon père s’est borné à me rappelerque j’ai atteint ma majorité depuisquelques mois et que je suis libred’agir à ma guise, je l’ai pris au mot,et me voilà.

    – Vous comptez retourner sous letoit paternel, hein ?

    – Ah ! quant à cela, je n’en sais

  • rien », dit miss Henley d’un tonsérieux.

    Sir Giles recommença alors àmarcher de long en large. Saphysionomie atrabilaire révélait lesluttes et les épreuves de sonexistence.

    « Hugues, dit-il, m’avait promis dem’écrire, mais il n’a pas tenu sapromesse. Je sais ce qu’il faut inférerde son silence, et pourquoi etcomment, vous avez fait sortir votrepère des gonds, mon neveu ademandé votre main pour la secondefois et pour la seconde fois vousl’avez éconduit ! »

  • Le visage d’Iris se détendit, un air dejeunesse et de grâce l’embellit denouveau.

    « Vous l’avez dit », fit-elle d’un tontriste et soumis.

    Sir Giles, perdant patience, s’écria :

    « Que diable avez-vous donc àreprocher à Hugues ?

    – C’est bien là ce que mon père m’ademandé et presque en termesidentiques. Quand j’ai essayé de luidonner les raisons qui m’ont décidéeà l’éconduire, il s’est emporté, or, jene veux pas risquer de vous mettreen colère à votre tour. »

  • Sans paraître écouter la jeune fille,son parrain poursuivit :

    « Voyons, Hugues n’est-il pas unexcellent garçon, au cœur affectueuxet aux nobles sentiments ? Et un belhomme par-dessus le marché !

    – Tout cela est l’exacte vérité ;j’avoue qu’il m’inspire de lasympathie, voire de l’admiration ; jedois à sa bonté pour moi, je lereconnais, quelques-uns desmeilleurs jours de ma triste existenceet je lui en ai une profondereconnaissance.

    – Parlez-vous sérieusement ?demanda sir Giles.

  • – Très sérieusement.

    – Alors votre décision estinexcusable. Je déteste qu’une jeunefemme fasse le mal pour le mal.Pourquoi, diable, n’épousez-vouspas Hugues ?

    – Ah ! que ne pouvez-vous, enregardant dans votre âme, lire dansla mienne. Hélas ! Hugues ne peutm’inspirer d’amour ! »

    Le timbre de la voix d’Iris était plusexpressif que ses paroles mêmes.

    Le mystère douloureux de sa vie étaitconnu également de son père et deson parrain.

  • « Enfin, nous y voilà ! fit le banquierd’un ton rébarbatif ; vous convenezque vous ne pouvez aimer monneveu, mais sans dire le motif devotre détermination ; la douceur devotre nature répugne à l’idéed’exciter ma colère. Tenez, Iris, sansy aller par quatre chemins, je vaisvous dire le nom de son heureuxrival : c’est lord Harry ! »

    La jeune personne s’observa si bien,que rien en elle ne vint confirmer lesparoles de son parrain ; elle se bornaà incliner la tête et à croiser lesmains. Une résignation inébranlableà tout supporter, semblait lui raidirle corps, mais c’était tout.

  • Sir Giles, résolu à ne pas épargner sapupille, poursuivit :

    « Que diantre ! il est avéré que vousn’avez pas encore triomphé de votrefolie pour ce vagabond qui vous aensorcelée. Où qu’il aille, soit dansles lieux mal famés, soit avec desgens de sac et de corde, votre cœur lesuit partout. Malheureuse enfant !n’êtes-vous pas honteuse d’unattachement pareil ?

    – Que Harry soit un pilier de tripot,un panier percé, que sa conduite àl’avenir soit pire que dans le passé,c’est très possible. Je me déchargesur ses ennemis du soin de mesurerla profondeur de l’abîme où l’ont

  • précipité sa mauvaise éducation et lamauvaise société qu’il a fréquentée ;mais je certifie qu’il a des qualitésqui rachètent ses défauts.Malheureusement, les gens de votreacabit, fit Iris d’un ton dédaigneux,ne sont pas assez bons chrétienspour être bons juges. Grâce à Dieu !il lui reste des amis qui sont moinssévères que vous. Votre neveu est dece nombre ; les lettres que Arthurm’écrit en font foi. Accablez lordHarry de reproches, si bon voussemble : dites qu’il est un gaspilleurde temps et d’argent, moi, jerépéterai, de mon côté, qu’il estcapable de repentir et un jour – trop

  • tard malheureusement – il justifierames pronostics. Nous sommesséparés pour toujours probablement.Je ne saurais songer à devenir safemme. Eh bien ! c’est le seul hommeque j’aie jamais aimé et que j’aimeraijamais ! Si cet état d’esprit voussemble impliquer que je suis aussiperverse que lui, ce n’est pas moi quivous contredirai. Existe-t-il unecréature humaine qui ait consciencede ses défauts ?

    « Avez-vous eu des nouvelles deHarry depuis peu, mon parrain ? »

    Cette transition soudaine d’unchaleureux plaidoyer en faveur d’unjeune homme, à une question banale

  • sur son compte, causa une singulièreimpression à sir Giles. Pour lemoment, il ne trouvait rien à dire,Iris lui avait donné ample matière àréflexion. Qu’une jeune femme aitassez d’empire sur elle-même, pourarriver à dominer ses sentiments lesplus violents, juste au moment où ilsmenacent de l’emporter, c’est unechose peu commune. Commentparvenir à avoir de l’influence surelle ? C’était là un problèmecompliqué, qu’une volonté patienteet attentive pouvait seule résoudre.Par obstination plutôt que parconviction, le banquier se flattait,qu’après avoir été déjà éconduit

  • deux fois par Iris, son neveu finiraitpar avoir ville gagnée.

    Venue le trouver à son bureau et celade son propre mouvement, ellen’avait point oublié les jours de sonenfance, alors qu’elle trouvait chezson parrain plus de sympathie quechez son père. Sir Giles sentit qu’ilavait fait fausse route. Par intérêtpour Hugues, il résolut d’essayer,dorénavant, de la douceur, deségards et de l’affection. Dès qu’ils’aperçut qu’elle avait laissé safemme de chambre et ses bagages àl’hôtel, il offrit gracieusement de lesfaire prendre, disant : « Tant quevous serez à Ardoon, Iris, j’entends

  • que vous vous considériez chez moicomme chez vous ».

    D’une part, l’empressement aveclequel elle accepta l’invitation plut àsir Giles, mais, d’autre part, laquestion relative à Harry ne laissapas de l’ennuyer ; il se borna àrépondre sèchement :

    « Je suis absolument sans nouvellesde lui, et vous ?

    – Pour moi, j’espère de toute monâme que mes informations sontfausses ; je les tiens d’un journalirlandais ; à en croire cette feuille,lord Harry fait partie d’une sociétésecrète, ou plutôt d’une bande

  • d’assassins connue sous ce nom : LesInvincibles. »

    Au moment où Iris prononce le nomde cette association formidable laporte s’ouvre, Denis paraît, il vientprévenir sir Giles qu’un sergentattend ses instructions.

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  • Chapitre 5

    Iris voulut se retirer, mais sonparrain la retint avec courtoisie.

    « Attendez ici que j’aie expédié lesergent que l’on vient dem’annoncer. Pour tout ce qui estdépense à l’hôtel, mon clerc se

  • chargera de régler le compte. Il mesemble, ma chère enfant, que vousn’avez pas l’air satisfait. Maproposition vous aurait-elle déplu ?

    – Comment ça,… je vous en ai, aucontraire, une grandereconnaissance, mais vos rapportsavec la police me font craindre quequelque danger ne vous menace.Après tout, il ne s’agit peut-être qued’une bagatelle ? »

    Une bagatelle ! se dit à part lui sirGiles. Il était doué de trop depénétration, pour ne s’être pasaperçu que l’une des lacunes del’étrange nature de sa filleule,consistait à ne pas tenir en assez

  • haute estime la situation sociale deson parrain. A preuve, ladésinvolture avec laquelle elle venaitde parler du complot en question. Or,exciter chez son insensible filleuledes sentiments d’inquiétude, voired’admiration, en jouant le rôle d’unhomme de grande importance étaitune tentation à laquelle la vanité dubanquier ne pouvait résister.

    Il s’avisa donc, avant de s’éloigner,d’enjoindre à son maître clerc demettre Iris au fait de la situation,afin qu’elle pût juger par elle-mêmes’il avait tort ou non d’être en éveilau sujet d’un péril qu’elle traitait sicavalièrement de bagatelle.

  • Denis Howmore entama son récit ; ilaurait fallu être dépouillé de toutefaiblesse humaine, pour livrer lesfaits dont il avait eu connaissance,sans leur imprimer le reflet de sespropres impressions. Il constata, nonsans surprise, que le visage de soninterlocutrice changeait d’expressionlorsqu’elle lui entendait prononcer lenom de Arthur Montjoie.

    « Vous connaissez donc M. Arthur ?interrogea-t-il.

    – Ah ! si je le connais ! nous étionscamarades de jeux aux jours de notreenfance et je lui ai conservé uneaffection fraternelle ; dites-moi sanscirconlocutions si sa vie court

  • réellement des dangers ? » Sur ce,Denis répéta textuellement à la jeunefille ce qu’il avait dit à sir Giles.

    Miss Iris, qui partageait les alarmesdu maître clerc, se promit d’avertirArthur du complot ourdi contre lui.Or, le village voisin de sa ferme étaitdénué de tout réseau télégraphique.Il ne restait donc à la jeune filled’autre parti à prendre que d’écrire,c’est ce qu’elle fit immédiatement ;ajoutons que ses craintesprovenaient de certains sentimentsqui l’empêchaient de communiquersa lettre à Denis. Connaissant delongue date l’étroite amitié quiunissait lord Harry et Arthur

  • Montjoie, et aussi la nouvelle donnéepar la feuille irlandaise relativementà l’affiliation de lord Harry à lasociété des Invincibles, elle en inféraque le noble vagabond devait êtrel’auteur de la lettre anonyme quiavait si sérieusement éveillé lesinquiétudes de son parrain.

    Lorsque sir Giles revint chercher safilleule, ce qu’il lui raconta de saconversation avec le sergent, ne fitque raviver les appréhensions de soninterlocutrice. Le lendemain pas delettre ! A quatre jours de là, il arrivaà sir Giles de faire grasse matinée.Son courrier lui fut donc apporté dela banque chez lui, à l’heure du

  • déjeuner. Après avoir prisconnaissance de l’une des lettres, ilenvoya en toute hâte requérir lapolice.

    « Tenez, Iris, lisez ces lignes », dit-ilà sa filleule, en lui passant la lettredont voici la teneur :

    « Des événements imprévus medécident, au risque même de courirun véritable péril, à vous demanderun rendez-vous nocturne à lapremière borne milliaire sur la routede Garvan. Veuillez vous y trouver aulever de la lune, sur le coup de dixheures du soir. L’obscurité est monseul espoir de salut en cettedangereuse occurrence. Inutile de

  • prononcer votre nom. Le mot depasse est Fidélité. »

    – Comptez-vous y aller, monparrain ?

    – Autant me demander si je veuxoffrir ma gorge au couteau desassassins ? s’écria sir Giles sur le tond’un homme dont la bile commence às’échauffer ; ma chère enfant, ilfaudrait parler avec plus decirconspection. Pardieu ! le sergentira à ma place !

    – Et fera arrêter l’individu qui vous aécrit ? demanda Iris d’une voixperplexe.

    – Certainement. »

  • Cette réponse stupéfiante une foislancée, le banquier s’esquivarapidement, afin d’aller conféreravec l’agent de police dans la piècevoisine. Iris se laissa tomber sur lesiège le plus proche. Le tour quecette affaire venait de prendre larévoltait au plus haut degré.

    Peu après, sir Giles reparaissaitcalme et souriant. On était convenuqu’aux lieu et place du banquier, lesergent, revêtu d’un costume civil, serendrait à la borne milliaire à l’heureindiquée et donnerait le mot depasse. Deux agents de police, prêts àlui prêter main-forte, auraientl’oreille aux écoutes, l’œil au guet.

  • « Je tiens à considérer le misérablelorsqu’il aura les menottes, fit lebanquier en se frottant les mains ; ilest entendu que le policeman passeraà ma banque avec son gibier depotence. »

    Iris ne voyait qu’un moyen de sauverle malheureux qui, après avoirévoqué les sentiments d’honneur dubanquier, était déjà bel et bien trahipar lui ! Jamais encore elle n’avaitaimé lord Harry – le transfuge qu’onlui avait justement interdit d’épouser– comme elle l’aimait en ce moment !Au risque d’encourir un châtimentexemplaire, cette femme d’énergiedécida que le sergent ne serait pas

  • seul à se rendre au rendez-vous et àdonner le mot de passe. Lord Harryavait un ami dévoué en qui il pouvaitavoir pleine et entière confiance, etcet ami, c’était Iris !

    Dès que sir Giles eût installé safilleule chez lui, il retourna à samaison de banque. De son côté, Irisattendait patiemment que la clocheait sonné le souper des domestiques,pour se diriger vers le cabinet detoilette de son parrain. Elle ouvrit lagarde-robe, y trouva un vieuxmanteau espagnol aux amples plis etun chapeau de feutre aux largesbords qu’il portait à la campagne.L’obscurité aidant, ces deux objets

  • suffiraient à la rendreméconnaissable. Toutefois, avant des’esquiver, elle s’avisa d’une mesurede prudence que lui dicta son espritfécond en ressources. Sans perdre uninstant, elle avertit sa femme dechambre qu’elle avait des emplettes àfaire et sortit. Dès qu’elle fut dans larue, elle demanda la route de Garvanà la première personne respectablequ’elle rencontra. Son but était depousser une reconnaissance jusqu’àla première borne milliaire ; il luisuffisait d’y aller une fois, pour êtreen état de la retrouver facilement. Eneffet, en reprenant la direction de lamaison de son parrain, elle observa

  • différents points de repère qu’elleeut soin de garder présents à samémoire. A mesure que le moment del’arrestation approchait, sir Giles enproie à une agitation trop grandepour rester patiemment chez lui, serendit au bureau de police, sedemandant si les autorités n’auraientpoint déjà eu vent de quelquenouveau complot.

    A cette époque de l’année, le jourtombait dès huit heures du soir. Lesgens de service se rendaient àl’office, à neuf heures, en attendantle moment du souper.

    Une chose s’imposait à Iris :précéder l’agent de police au lieu du

  • rendez-vous. En conséquence, elles’équipa de son accoutrement defantaisie et, à neuf heures précises,elle réussit à sortir de chez sonparrain sans éveiller l’attention depersonne. La lune, à son déclin, nefaisait que de rares trouées au milieudes nuages, lorsque la jeune Irisgagna le chemin de Garvan. Bientôtla brise s’élève et les échancrures desnuages s’élargissent très grandes !

    Pendant un moment, les lueurs de lalune mourante blanchissent la terredu chemin. Iris estime qu’elle afranchi plus de la moitié de ladistance qui sépare la petite ville dela borne milliaire. Peu après, les

  • arbres, les bâtisses, prennent desteintes confuses et quelques gouttesd’eau rafraîchissent la température.A la faveur des observations faitespar Iris pendant la journée, elle saitque la borne milliaire se trouve àdroite de la route, mais la couleurgrise de la pierre fait qu’il estdifficile de rien distinguer. Elle craintun instant d’avoir dépassé le but ;elle constate en regardant le ciel quetoute menace de pluie a disparu ;pour l’instant, la lune blême jette sesdernières clartés sur la terreengourdie. Devant Iris, la route sedéroule à perte de vue et c’est tout ;enfin, la jeune fille n’est plus qu’à

  • quelques pas de la borne milliaire.Un mur de pierres brutes borde lesdeux côtés du chemin. Une brèche,fermée partiellement par une claie,est visible précisément derrière lafameuse borne. Un petit aqueduc àmoitié en ruine, jeté sur le fossé, àsec pour l’instant, conduit à unchamp. Les agents de policen’avaient-ils pas déjà choisi cetendroit comme refuge ? Un sentier etau delà la masse sombre d’unbouquet de bois, étaient tout ce quel’œil pouvait percevoir.

    Au moment que Iris faisait cesdécouvertes, la pluie recommença àtomber ; les nuages se rapprochèrent

  • en bloc et la lune se cacha ; c’estalors qu’une difficulté, que la jeuneimprévoyante n’avait pas prévue, seprésenta à son esprit.

    Lord Harry pouvait arriver à laborne milliaire par trois voiesdifférentes, l’une venant de la ville,l’autre de la campagne et enfin latroisième aboutissait au petitaqueduc et au champ dont nousavons parlé ; surveiller à la fois cestrois débouchés par une nuit noireétait chose impossible. En pareil cas,un homme guidé simplement par laraison, avant d’arriver à une décisionsatisfaisante, eût pu perdre un tempsprécieux en tergiversations ; au

  • contraire, une femme, obéissant ausentiment de l’amour, résolut en uninstant le problème. Elle prit le partide se poster bravement près de laborne milliaire et d’attendre là, depied ferme, que les agents la vissentet l’arrêtassent. Eh bien ! ensupposant que lord Harry fût exactau rendez-vous, il se ferait alors untel tumulte, qu’il en profiterait pours’éloigner. Iris allait prendreposition, quand elle avisa sur lechamp voisin une tache noire ; puiselle observa que cette ombremarchait. Elle courut dans cettedirection et put se convaincre quec’était un homme. En effet, une voix

  • masculine lui demanda d’un tonmystérieux le mot de passe.« Fidélité », répondit-elle.

    L’obscurité ne permettait pas dedistinguer les traits du survenant,mais Iris l’avait reconnu à sa hautestature et aussi à son accent. Sefigurant à tort avoir affaire à unhomme, il recula d’un pas. Sir GilesMontjoie avait une taille au-dessusde la moyenne et l’individuenveloppé d’un manteau était grandplutôt que petit :

    « Sûrement, dit-il, vous n’êtes pascelui que je croyais rencontrer ici.Qui donc êtes-vous ? »

  • La tentation de se faire reconnaîtrede lord Harry et de lui révéler l’actede dévouement qu’elle venaitd’accomplir afin de lui sauver la vie,débordait du cœur d’Iris, mais unbruit de pas l’empêcha de trahir sonsecret. Elle n’eut que le temps de luidire à mi-voix :

    « Sauvez-vous…

    – Merci, qui que vous soyez ! »répondit-il.

    Sur ce, il disparaît en courant àtoutes jambes.

    L’idée vint alors à Iris de se réfugiersous l’arche de l’aqueduc, là où le solétait à sec ; se dirigeant prestement

  • de ce côté, elle allait arriver au but,lorsqu’une lourde main lui prend lebras :

    « Je vous fais prisonnier », crial’individu.

    Sur quoi, on l’obligea à faire volte-face. Le sergent qui venait de fairecette capture donna un coup desifflet d’avertissement et aussitôtarrivèrent ses deux acolytes cachésdans le champ.

    « De la lumière, camarades, fit-il, etvoyons quel genre d’oiseau nousavons capturé. »

    Le jet d’une lanterne sourde fut alorsprojeté sur le visage du prisonnier ;

  • les agents frappés de stupeur nesoufflaient mot.

    En véritable Irlandais qu’il était,l’édifiant sergent s’écria : « Jésus-Maria ! c’est une femme ! »

    Les sociétés secrètes d’Irlandeenrôlent-elles donc les femmesmaintenant ? Serait-elle une nouvelleJudith, écrivant des lettres anonymeset préméditant d’assommer unHolopherne banquier ? Quelleexplication allait-elle pouvoirfournir ? Comment se trouvait-elleseule en cet endroit solitaire par unenuit pluvieuse ? Elle se borna àrépondre : « Conduisez-moi chez sirGiles ! »

  • Le sergent muni des menottes sedisposait à les fixer aux poignets desa prisonnière, mais ayant constatéla finesse de ses attaches, il remitl’instrument de torture au fond de sapoche. S’adressant d’un aird’importance à ses subalternes, illeur dit : « A coup sûr, c’est une vraiedame ».

    Les deux satellites suivaient d’un œilnarquois les faits et gestes de leurchef. Il faut dire que la liste desvertus pieuses du sergent,comprenait un faible pour le beausexe et une propension à mitiger lesrigueurs de la justice lorsqu’ils’agissait d’une criminelle en jupons.

  • « Nous allons vous reconduire chezsir Giles », dit-il, en présentant sonbras et non les menottes à la jeunecaptive.

    Iris comprit et accepta. Les agents depolice étaient positivement ébaubisdu silence profond dans lequel lajeune fille s’opiniâtrait en regagnantla ville. Bien qu’ils l’entendissentpousser des soupirs bruyants, ilsétaient à cent lieues de soupçonnerce qui se passait en son esprit.Dame ! ses réflexions n’étaient pascouleur de rose. Une fois qu’elle futassurée que lord Harry avait la viesauve, sa pensée, libre de touteanxiété, se tourna vers Arthur

  • Montjoie. Il était évident que lerendez-vous donné à sir Giles à laborne milliaire, n’avait pour but quede détourner le péril qui menaçait lesjours du malheureux jeune homme.Un poltron est toujours plus oumoins méchant. De fait, l’embûche,combinée par l’égoïsme perfide etcruel de sir Giles, avait empêché laréalisation du plan de lord Harry. Ala vérité, il était possible,horriblement possible, que ArthurMontjoie n’eût pu être préservé dusort fatal qui l’attendait, qu’à laseule condition de mettre le temps àprofit. Surexcitée par ses perplexités,Iris se mit à marcher avec une telle

  • rapidité que son escorte avait peine àla suivre au pas de course.

    Sir Giles et son clerc, DenisHowmore, attendaient de pied fermeles nouvelles à la banque. Le sergententra seul dans le cabinet dubanquier, afin de lui faire le récit dece qui s’était passé. Or, la porteétant restée entr’ouverte, Iris putentendre la conversation. Sir Giles,se tournant vers le sergent, demandavivement :

    « Vous êtes-vous emparé de votreprisonnier ?

    – Oui, monsieur.

    – Et vous n’avez pas négligé de lui

  • mettre les menottes, hein ?

    – Faites excuse, monsieur, repritl’agent d’un ton mal assuré, mais cen’est pas un homme.

    – Vous plaisantez ! fit le banquieravec un mouvement de surprise. Quediable ! ce ne peut être un enfant.

    – En effet, monsieur, car c’est unefemme !

    – Comment ?

    – Oui, une femme, reprit l’agent depolice, et une femme jeune, s’il vousplaît ! Elle a demandé à vous parler.

    – Faites-la entrer », dit le banquier.

    Iris n’était pas de ces personnes qui

  • attendent qu’on les introduise ; donc,elle entra de propos délibéré.

    q

  • Chapitre 6

    Que Dieu me confonde !s’écria sir Giles.Comment, Iris monmanteau jeté surl’épaule ! mon chapeau àla main ! Sergent, vous

  • avez été le jouet d’une fatale erreur.C’est ma filleule…, miss Henley.

    – Nous l’avons trouvée à la bornemilliaire, monsieur, mais personneautre. »

    Sir Giles, s’adressant alorspersonnellement à Iris, dit :

    « Parlez ! Que cela signifie-t-il ? »

    Au lieu de répondre, la jeune filledirige ses regards vers le sergent,lequel ayant conscience de laresponsabilité qui lui incombait,tenait ses yeux braqués sur lebanquier. Du reste, sa physionomie,où perçait une pointe de raillerie,prouvait que la réputation de gens

  • indisciplinables faite aux Irlandais,était justifiée, en ce qui le concernait,mais en même temps il ne montraitaucune intention de lâcher pied.S’avisant que Iris, elle aussi, étaitdéterminée à ne fournir aucuneexplication en présence de l’agent depolice, sir Giles dit :

    « Inutile d’attendre ici pluslongtemps, sergent, veuillez vousretirer.

    – Que dois-je faire du prisonnier, s’ilvous plaît, monsieur ? »

    Le banquier éluda cette questionsuperflue, d’un geste de la main, ilsentait que sa responsabilité était

  • triplement engagée : 1° commechevalier ; 2° comme banquier ;3° comme magistrat.

    « C’est moi, dit-il, qui me chargeraide mener miss Henley devant lemagistrat si sa présence est requise.Bonsoir. »

    Une fois sa responsabilité à couvert,le sergent fit le salut militaire, aprèsavoir, toutefois, salué la jeune filleavec une galanterie mêlée derespect ; puis il se dirigea vers laporte.

    « Maintenant, reprit sir Giles, puis-jeespérer recevoir de vous l’explicationde votre conduite et savoir pourquoi

  • vous êtes venue à la borne milliaire ;que signifie ce manque deconvenance et quel était votredessein ?

    – Sauver la vie de celui qui vousavait donné rendez-vous, réponditIris d’une voix très ferme. Pourpréserver votre neveu des dangersdont il était menacé, cet homme n’apas craint, sachez-le, de risquer sesjours. Ah ! sir Giles, vous avez faitune bien mauvaise action en luirefusant votre confiance ! »

    Au lieu d’excuses faites d’un tonhumble et confus, excuses auxquellessir Giles s’attendait, sa nièce luijetait des reproches d’un ton indigné,

  • la rougeur au front et les larmes auxyeux. Sir Giles, du haut de sonorgueil blessé, levant la voix,s’écria :

    « A quel individu faites-vousallusion, mademoiselle, et quelle estvotre excuse, s’il vous plaît, pourvous être transportée à la bornemilliaire dans cet accoutrementgrotesque ?

    – De grâce, mon parrain, ne perdonspas de temps en questions oiseuses ;il vous appartient de pouvoir réparerencore le mal que vous avez fait, envous rendant immédiatement à laferme de votre neveu. C’est, notezbien ceci, poursuivit-elle d’une voix

  • émue, votre seul moyen de lesauver. »

    En ce moment, sir Giles affecta, enparlant à sa filleule, un ton demodération et d’obséquiositéironiques.

    « Puis-je me permettre, dit-iltimidement, de hasarder uneobservation ? daignerez-vousm’écouter, Iris ?

    – Sachez que je ne veux entendre àrien, répondit-elle. Il faut que vouspartiez tout de suite.

    – Voyons, ne savez-vous donc pasque le dernier train a filé depuis plusde deux heures ?

  • – Qu’importe ! poursuivit Iris enjetant à son parrain un regardindigné. Vous êtes assez riche pourpayer un train spécial. »

    Bref, fatigué de jouer cette comédie,sir Giles se détermina à reprendreson ton habituel. Tirant un vigoureuxcoup de sonnette, il dit à DenisHowmore :

    « Veuillez prendre la peined’accompagner miss Henley à lamaison », puis se tournant du côtéd’Iris, il ajouta : « Je sens que la nuitporte conseil ; je compte sur vosexcuses demain matin. »

    Or, quelle ne fut pas sa déception, le

  • lendemain, quand, à neuf heures, il setrouva seul à table !

    A l’heure du déjeuner, la servantetout effarée vint raconter qu’étantmontée chez miss Henley, elle avaitconstaté qu’elle était partie,accompagnée de sa femme dechambre. Néanmoins, les lits étaientdéfaits ; sur les bagages, on lisait cesmots : « Remettre ces malles auporteur qui doit venir les chercher del’hôtel ». C’était là tout l’adieuformulé par Iris. On alla à l’hôtel etd’après l’interrogatoire que l’on fitsubir au maître de l’établissement età ses gens, il résultait que missHenley et sa camériste avaient fait

  • une apparition dans la matinée,qu’elles portaient des sacs de voyageà la main et que miss Henley avaitconfié au directeur del’établissement, la garde de sesbagages jusqu’à son retour. Quant àsavoir la direction qu’elles avaientprise, personne ne la connaissait.

    Si sir Giles eût été moins en colère, ilse fût rappelé ce que sa filleule luiavait dit la veille et il aurait su lemotif de son départ. « Que diantre !se dit-il, son père s’en estdébarrassé ; ma foi ! j’ai bien le droitd’en faire autant. » Sur ce, il donnal’ordre à ses gens de refuser sa porteà miss Henley, si son audace

  • l’entraînait à vouloir en franchir leseuil.

    q

  • Chapitre 7

    Dans l’après-midi dumême jour, Iris atteignitle village situé près de laferme d’ArthurMontjoie.

    La fièvre politique, c’est-

  • à-dire la haine de l’Angleterre,sévissait jusque sur ce coin de terre.A la porte de la petite chapelle, unprêtre, un simple paysan, haranguaitses concitoyens. Tout Irlandais,disait-il, qui paye son propriétaire serend coupable de lèse-patrie. UnIrlandais qui affirme son droit denaissance sur le sol qu’il foule, estun patriote éclairé. Tels étaient lesprincipes que le révérenddéveloppait devant un auditoireattentif. Désirait-on qu’il fût plusexplicite, ce chrétien modèle leurcitait, à l’appui, Arthur Montjoie,mis à l’index sur toute la ligne : « Nelui achetez rien, ne lui vendez rien,

  • évitez tout contact avec lui, en unmot, forcez-le d’abandonner laplace ; enfin, sans qu’il soitnécessaire de vous dire brutalementma pensée, vous la comprenez, n’est-il pas vrai ?… »

    Ecouter cette péroraison sansprotester, était une terrible épreuvepour Iris et, de plus, après ce qu’ellevenait d’entendre, elle étaitconvaincue qu’Arthur était perdu sil’on tardait à le secourir. Elle jetteune pièce blanche à un gaminloqueteux et pieds nus, à qui elledemande le chemin de la ferme. Lepetit Irlandais ébaubi s’empresse dese rendre utile à la généreuse

  • étrangère, en se mettant à marcherdevant elle : au bout d’une demi-heure, on arrive à destination. Nevoyant à la porte, ni heurtoir, nitimbre, ni sonnette, signes probantsde civilisation, il frappa plusieurspetits coups secs. Dès qu’il entend lebruit d’un grincement de serrure, ildécampe. Ah ! c’est que pour rien aumonde, il n’eût voulu qu’on lesurprît, parlant à l’un des habitantsde la ferme évictée.

    Une femme d’âge très respectabledemande d’un accent anglaisprononcé :

    « Qu’y a-t-il pour votre service ?

  • – M. Arthur Montjoie ?

    – Il n’est pas ici, répondit-elle enessayant de refermer la porte.

    – Attendez un moment, reprit Iris ;sans doute les années vous ont peuchangée, mais il y a en vous quelquechose qui ne m’est pas complètementinconnu. Etes-vous madameLewson ? »

    Après un signe affirmatif, lapersonne répliqua :

    « Comment se fait-il alors, que voussoyez une étrangère pour moi ?

    – Si vous êtes depuis longtemps auservice de M. Arthur Montjoie, vous

  • devez lui avoir entendu parler demiss Henley ? »

    A ces mots, le visage de Mme Lewsons’illumine. Poussant un crid’allégresse, elle ouvre la porte toutegrande :

    « Entrez ! miss, entrez ! Miséricorde !je suis toute saisie de vous voir encet endroit. Oui, j’étais, en effet, laservante chargée de surveiller vosjeux enfantins, lorsque vous et vospetits compagnons, MM. Arthur etHugues, vous vous amusiez à jouerensemble. »

    En ce disant, les regards de la vieillefemme se reposaient avec joie sur

  • celle qui était naguère sa préférée.Miss Henley comprit l’expression dece regard et tendit sa joue à baiser àla pauvre servante, dont les yeux seremplirent de larmes ; au demeurant,elle crut devoir s’excuser de cemouvement d’attendrissement.

    « Ah ! je me demande commentj’aurais pu oublier cet heureuxtemps, alors que vous vous ensouvenez encore ! »

    Une fois Iris entrée dans le parloir, lepremier objet qui frappa ses regardsfut sa lettre à Arthur Montjoie. Lecachet n’en n’avait pas été rompu.

    « Donc, il est sûr et certain qu’il est

  • parti ? demanda la jeune fille avec unsentiment de soulagement.

    – Oui, il a quitté la ferme depuis unesemaine au plus, répondit soninterlocutrice.

    – Ciel ! Dois-je en conclure qu’il aété invité par une lettre, à chercher lesalut dans la fuite ? »

    A ces mots, la physionomie de

    Mme Lewson exprima une si réellestupeur que son interlocutrice se crutobligée de lui expliquer les motifsqui l’avaient déterminée à venirjusqu’à la ferme. Elle s’informaensuite d’un ton anxieux sivéritablement ce bruit qu’Arthur

  • courait de grands périls méritaitcréance ?

    « Hélas ! à coup sûr, l’on en veut à savie ; mais vous devez assez connaîtreM. Arthur, pour savoir qu’alorsmême que tous les land leagueursseraient ligués contre lui il nebroncherait pas ! sa manière à lui,c’est de braver le danger et non de lefuir ; de tenir tête à l’ennemi et nonde lui tourner le dos. Il a quitté saferme pour aller voir des amis établisdans le voisinage. De fait, jesoupçonne même une jeune personnequi demeure chez eux, d’êtrel’attache qui retient aussi longtempsM. Arthur dans ces parages. En tout

  • cas, ajouta-t-elle, il doit revenirdemain. Je voudrais qu’il fît plusattention à lui et qu’il allât chercherrefuge en Angleterre pendant quecela se peut. Ah ! si les sauvages quinous entourent doivent tuerquelqu’un, eh bien ! je suis là. Montemps sera bientôt fini, ils peuventm’expédier !

    – Arthur est-il en sûreté chez sesamis ? interrogea Iris.

    – Dame ! je ne saurais vous le dire.Tout ce que je sais, c’est que, s’ilpersiste à revenir ici, il court de réelsdangers,… on peut l’assassiner sur laroute ! Oh ! le pauvre jeune homme,il n’ignore pas plus que moi ce qui

  • l’attend, mais que voulez-vous, avecdes hommes comme les landleagueurs, il n’y a rien à faire, rien ! Ilse promène à cheval tous les jours,malgré mes remontrances ; il n’agarde, naturellement, d’écouter lesavis d’une femme d’expériencecomme votre servante. Quant auxamis dont il pourrait prendre conseil,le seul, pour notre malheur, qui aitfranchi le seuil de notre porte, est uncoquin qui eût mieux fait de restezchez lui ; vous n’êtes probablementpas sans avoir entendu parler de cebandit. Son père, de son vivant, étaitconnu sous un nom odieux. Or, le filsjustifie le proverbe : tout chien

  • chasse de race.

    – Ce n’est pas de lord Harry qu’ils’agit ? »

    La camériste, tout en écoutant ensilence ce dialogue, ne laissa pasd’observer l’agitation à laquelle missIris était alors en proie.

    D’autre part, la femme de charge,loin de dissimuler sa pensée,s’adressa en ces termes à missHenley :

    « Il n’est pas de Dieu possible que cebandit soit l’une de vosconnaissances ? Vous le confondezprobablement avec son frère aîné,homme très honorable, paraît-il. »

  • Miss Henley se dispensa de répondreà ces questions, mais l’intérêt que luiinspirait l’homme qu’elle aimait,perçait malgré elle ; Iris reprit :

    « Les liens d’amitié qui unissentvotre maître avec lord Harry font-ilscourir des risques au banquier ?

    – Il n’a rien à redouter desmisérables qui infestent le pays ; leseul danger qui le menace, est lapolice et ses agents, si ce que l’on ditde lui, est vrai. Toujours est-il, quelors de sa dernière visite à M. Arthur,il est venu ici la nuit, subrepticement,comme un voleur. J’ai entendu monmaître reprocher à son ami unecertaine action qu’il avait faite, mais

  • laquelle ? je l’ignore. Ah ! missHenley, de grâce, brisons là, et qu’ilne soit plus question de lord Harryentre nous. Toutefois, j’ai une prièreà vous adresser : Tenez ! ensupposant que je vous garantisseconfort et sécurité sous notre toit,consentiriez-vous à y venir demain,afin d’avoir un entretien avecM. Arthur ? ah ! s’il est une personnequi puisse avoir de l’influence surlui, c’est vous. »

    Iris acquiesça volontiers à ce désir.Elle fit la remarque que tout envaquant à ses occupations,

    Mme Lewson semblait trèspréoccupée.

  • « Voyons, Rhoda, ne commencez-vous pas à vous repentir de m’avoirsuivie dans ce lieu retiré ? » demandamiss Henley à sa femme de chambre.D’une nature calme et aimable, cettedernière ébaucha un timide sourire,et reprit :

    « Oh ! non ; je songeais, à l’instantmême, à un gentleman de hautenaissance, tout comme celui dont a

    parlé Mme Lewson ; il a mené,paraît-il, la vie la plus dissolue, laplus scandaleuse du monde. C’est dumoins ce que j’ai lu dans le journalavant notre départ de Londres. »

  • q

  • Chapitre 8

    Rhoda fit, ainsi qu’ilsuit, le récit de ce qu’ellevenait de lire :

    « Un vieux comteirlandais avait deux fils,dit-elle. Le plus jeune

  • était connu mystérieusement sous lesobriquet du sauvage lord.Onaccusait le comte de n’avoir point étéun bon père et même on disait qu’ils’était montré cruel envers sesenfants ; le cadet, abandonné à lui-même, eut une jeunesse des plusaventureuses ; sa première prouessefut de s’évader du collège ; puis, ilréussit à être embarqué commemousse ; il apprit vite le métier et sefit bien voir du capitaine et del’équipage, mais le contremaître,homme brutal s’il en fut, infligea aujeune matelot des punitionscorporelles qui non seulementl’humilièrent, mais le décidèrent à

  • aller chercher dame Fortune à terre.Là, une troupe de comédiensambulants se l’adjoignit et bientôt, ilobtint de véritables succès sur lesplanches ; or, le contact perpétueldes acteurs et l’autorité d’undirecteur, lui firent prendre le métieren grippe ; d’une nature emportée etindépendante, il se jeta après celadans le journalisme, mais unemalheureuse affaire d’amour le fitrenoncer à la presse.

    « A peu de temps de là, il fut reconnucomme maître d’hôtel d’un paquebottransatlantique, faisant le serviceentre Liverpool et New-York. Puis, ildonna des séances de médium ; or, le

  • médium d’outre-mer abusaitétrangement de l’irrésistibleascendant que les sciences occultesexercent à notre époque, sur certainsesprits faibles. Bref, pendant uncertain temps, on n’entendit plusparler de lui. Enfin, un jour l’onapprit qu’un voyageur égaré dans lesprairies du Far West, avait été trouvémoitié mort de faim : c’était lesauvage lord ! Il ne tarda pas à avoirmaille à partir avec les Indiens et ilse vit abandonné par eux à sonmalheureux sort.

    « Ainsi finirent ses équipées.

    « Dès qu’il eut recouvré la santé, ilécrivit à son frère aîné, que la mort

  • du comte venait de mettre enpossession du titre et de la fortune,lui disant qu’il voulait mettre unterme à la vie de bohème qu’il avaitmenée jusque-là ; il ajoutait qu’on nepouvait mettre en doute son désir des’amender. Or, le voyageur qui luiavait sauvé la vie, disait qu’il sefaisait garant de sa bonne foi et de sasincérité.

    « Par l’entremise de son notaire, lenouveau lord fit savoir à son frère,qu’il lui envoyait un chèque de25 000 francs, somme quireprésentait intégralement le legs quilui revenait de son père. Il lui faisaitsavoir en outre, que s’il s’avisait

  • jamais de lui écrire, ses lettresresteraient non ouvertes. En un mot,fatigué des frasques de ce vagabond,il n’entendait plus avoir de rapportavec lui.

    « Après s’être vu traité de cettefaçon cruelle, le sauvage lord parutavoir à cœur de ne plus tenter aucunrapprochement avec sa famille. Ilreprit ses anciens errements, se lançadans de nouveaux paris avec lesbookmakers. D’entrée de jeu, dameFortune sembla le favoriser ; or, avecl’infatuation habituelle des gens quirisquent le tout pour le tout, il usa etabusa de sa chance ; bref, unenouvelle saute de vent le laissa sans

  • un sou vaillant ! Alors, il revint enAngleterre où il fit l’exhibition del’un de ces bateaux microscopiquessur lequel son compagnon et luiavaient accompli la traversée del’Atlantique. A quelqu’un qui luiadressa une observation à ce sujet, ilrépondit qu’il avait espéré fairenaufrage et commettre ainsi unsuicide en rapport avec la vieabracadabrante qu’il avait menéejusque-là. De toutes les versions quicirculaient sur son compte, aucunene semblait digne de foi. A toutprendre, il y avait gros à parier queles nihilistes américains n’eussentenglobé le sauvage lord dans les

  • filets d’une conspiration politique. »

    La femme de chambre, lorsqu’elle eutfini son récit, put constater chez samaîtresse une émotion qui ne laissapas de la surprendre. D’un air debonté attristée, elle félicita Rhoda desa bonne mémoire, puis garda lesilence.

    Des bribes de conversations avaientdéjà mis miss Henley au fait desfolies de lord Harry, mais ce compterendu détaillé d’une vie dégradante,lui fit comprendre que son père avaiteu raison de lui enjoindre de résisterà cet attachement fatal. Or, il est unsentiment plus fort que le respect del’autorité paternelle, plus fort que les

  • lois impérieuses du devoir : c’estl’amour ! Oui, c’est une passionmaîtresse, souveraine, toute-puissante, qu’aucune influenceartificielle ne détermine et qui nereconnaît de suprématie que dans laloi même de sa propre existence !Cependant, si Iris ne se reprochait enrien l’acte héroïque accompli par elleà la borne militaire, elle n’enreconnaissait pas moins lasupériorité de Hugues Montjoie surce cerveau brûlé ! Cependant soncœur, son misérable cœur restaitfidèle à son premier amour, en dépitde tout ! Elle s’excusa brièvement etalla se promener seule dans le jardin.

  • Il y avait un jeu de cartes à la ferme,aussi les trois femmes essayèrent-elles, mais en vain, d’en faire unmoyen de distraction.

    Le sort d’Arthur pesait lourdement

    sur l’esprit de Mme Lewson et demiss Iris ; même la jeune camériste,qui l’avait seulement vu lors de sondernier séjour à Londres, prétendaitqu’elle désirait vivement que lajournée du lendemain fût déjàpassée. Le caractère doux, la belletête, l’aimable enjouement d’Arthur,disposaient tout le monde en sa

    faveur. Mme Lewson s’était doncdécidée à quitter sa bonneinstallation en Angleterre, pour

  • devenir femme de charge chez lui,alors qu’il était décidé à prendre uneferme en Irlande.

    Iris donna la première le signal de laretraite. Le silence pastoral du lieuavait quelque chose de sinistre ; sescraintes au sujet d’Arthur n’enétaient que plus poignantes ; elleséveillaient même dans son esprit descraintes de trahison ; tantôt elleentendait le bruit de balles sifflantdans l’air ; tantôt, les cris déchirantsd’un blessé et ce blessé était… Irisfrémissait à la pensée seule de cenom ! Ayant eu un moment devertige, elle ouvre aussitôt la fenêtreafin de respirer l’air frais de la nuit

  • et aperçoit un individu à cheval rôderautour de la maison. Ciel ! était-ceArthur ? Non, la couleur claire de lalivrée que portait le groom étaitfacile à reconnaître ; avant mêmequ’il eût frappé à la porte, un hommede haute taille s’avança à Iris versl’obscurité et demanda :

    « Etes-vous Miles ? »

    Iris reconnut aussitôt la voix de lordHarry.

    q

  • Chapitre 9

    Donc, au momentqu’Iris était le plusrésignée à ne jamaisrevoir le lord irlandais,et à l’oublier, il s’offritinopinément à sa vue,

  • réveillant les premiers souvenirs deleur amour et de leurs aveux mutuels.La crainte de se trahir, l’intérêt quelui inspirait lord Harry la retenaientdissimulée derrière le rideau.

    « Tout va bien à Rathco ? demanda lesurvenant en faisant allusion à sirArthur.

    – Parfaitement, milord : M. Montjoienous quittera demain.

    – Compte-t-il revenir à la ferme ?

    – Oui, malheureusement.

    – Savez-vous s’il a fixé le jour de sondépart pour son voyage ?

    – Oui, milord, répondit Miles en

  • fouillant avec ardeur les profondeursde ses poches. Il a écrit un billet à

    Mme Lewson pour l’en informer etm’a recommandé de le lui remettreen allant au village. »

    Mais, que diable ! cet homme allait-ilfaire à cette heure nocturne ?Chercher en hâte un médicamentpour l’un des chevaux malades deson maître ? Tout en parlant, il finitpar retrouver la petite note de sirArthur.

    Iris vit Miles passer à lord Harry la

    lettre destinée à Mme Lewson.

    Celui-ci riposta d’un ton plaisant :

  • « Ah ! çà, croyez-vous que j’aie ledon de lire à tâtons ? »

    Sur ce, Miles détache de sa ceinture,une petite lanterne sourde.

    « Quand il fait nuit noire, certainesparties de la route sont loin d’offrirde la sécurité », fit-il observer ensoulevant l’abat-jour à charnière dela lanterne.

    Alors le sauvage lord prend la lettre,l’ouvre et la parcourt sans sepresser : « Ma bonne vieille,attendez-moi demain à dîner à troisheures. Bien à vous. »

    Après une courte pause, lord Arthurreprit :

  • « Y a-t-il des étrangers à Rathco,Harry ?

    – Oui, deux ouvriers qui travaillentau jardin. »

    Un nouveau silence suivit ce courtdialogue. Puis, lord Harry murmureces mots : « Comment puis-je leprotéger ? »

    Evidemment, il soupçonnait les deuxinconnus (des espions sans doute)d’avoir déjà fait savoir à leursaffiliés l’heure à laquelle partiraitArthur Montjoie. Enfin, Miles sehasarde à dire :

    « J’espère, toutefois, milord, quevous ne m’en voulez pas ?

  • – En voilà une bêtise ! Voyons, mesuis-je jamais fâché contre vous, autemps où j’étais assez riche pourvous avoir à mon service ?

    – Ah ! milord, vous étiez le meilleurdes maîtres, s’écria Miles avecconviction, aussi ne puis-je merésigner à vous voir exposer votreprécieuse vie comme vous le faites.

    – Ma précieuse vie ? répéta lordHarry d’un ton désinvolte ; c’est àcelle de M. Montjoie que vous pensezen parlant ainsi. Il mériteassurément d’être sauvé, nousverrons bien. Mais quant à moi !… »

    Sur ce, il se mit à siffloter, comme le

  • seul moyen d’exprimer le peu de casqu’il faisait de sa propre existence.

    « Milord, milord ! reprit Miles avecobstination. Les Invincibles n’ontplus autant confiance en vous. Si l’und’eux vous apercevait rôdant autourde la ferme de M. Montjoie, il voustirerait un coup de fusil à boutportant, quitte à se demander aprèsça, s’il a eu tort ou raison de vousenvoyer ad patres. »

    Après avoir héroïquement sauvé lordHarry du guet-apens de la bornemilliaire, apprendre que votre vie netient plus qu’à un fil, était uneépreuve au-dessus des forces d’Iris.Une fois de plus l’amour l’emporta

  • sur la prudence. Donc, un instantencore et miss Henley eût joint sesinstances à celles de Miles, si lordHarry ne l’en eût inopinémentempêchée, en usant d’un procédéauquel elle était loin de s’attendre.

    « Eclairez-moi, dit-il, et je vais écrireun mot à M. Montjoie. »

    Il déchire alors la feuille blanche du

    billet adressé à Mme Lewson, et traceà la hâte les lignes suivantes :

    « Je vous exhorte à changer l’heurefixée pour votre départ de Rathco, età ne communiquer à âme qui vive vosnouveaux plans. Ayez soin de sellervous-même votre cheval. »

  • (Comme de juste, les mots étaienttracés d’une écriture déguisée.)

    « Remettez ce billet à Montjoie enpersonne ; s’il demande le nom decelui qui l’a écrit, n’hésitez pas àrépondre que vous l’ignorez ; d’autrepart, si le destinataire s’avise quel’enveloppe a été ouverte et veutsavoir par qui, mentez encore.Bonsoir, Miles, et surtout pasd’imprudence sur la route. »

    Le groom referme précipitamment lalanterne et Miles s’empresse alors dese servir du manche de son fouet,pour frapper à la porte :

    « Une lettre de M. Arthur », s’écria-t-

  • il.

    Mme Lewson prend la missive,l’examine à la lueur d’une chandelle,puis, montrant au porteurl’enveloppe déchirée, elle dit :

    « Quelqu’un l’a déjà lue, ça se voit,mais qui ça ? »

    Fidèle à la consigne qu’il vient derecevoir, Miles répond :

    « Je l’ignore. »

    Sur ce, il pique des deux et décampe.

    Avant même que la porte fûtrefermée, Iris descend l’escalier, si

    bien que Mme Lewson s’empresse delui exhiber la lettre d’Arthur, et de

  • dire :

    « J’ai le plus grand désir de répondreà cette lettre et d’inviter M. ArthurMontjoie à se garer des hommesarmés jusqu’aux dents ; ilspourraient lui jouer un mauvais toursur la route ; mais la difficulté, c’estde me faire comprendre. Ah ! quevous seriez bonne de me venir enaide. »

    Iris accéda volontiers à ce désir : unelettre de cette femme au cœur chaud,tendre et dévoué, ne pouvait queconsolider l’effet produit par la lettrede lord Harry à Arthur. Il fallaitinférer de la sienne, qu’il serait deretour à trois heures. De plus, la

  • question adressée au groom par lordHarry : « Y a-t-il des étrangers àRathco ? » et sa réponse : « Oui, deuxouvriers qui travaillent au jardin »,se présentèrent instantanément àl’esprit d’Iris. Elle en conclut, commelord Harry, que le mieux était de

    conseiller à Mme Lewson d’écrire àArthur Montjoie, en le conjurant dechanger l’heure de son départ, sansen rien laisser transpirer, bienentendu, et de quitter Rathco à lamuette.

    Mme Lewson approuva en tout pointle plan proposé par Iris et sansperdre de temps, elle va s’enfermerdans le parloir, afin d’y griffonner la

  • missive en question. Elle pria mêmemiss Henley d’attendre, pourremonter chez elle, que la lettre fûtterminée. Le fond de la pensée de labrave dame, c’était qu’Iris pûtprendre connaissance de l’épître,avant qu’elle fût adressée audestinataire.

    Restée seule dans le hall, Iris, laporte ouverte devant elle, les yeuxlevés vers le ciel, songeait.

    La vie des deux êtres qui luiinspiraient le plus vif intérêt,quoique à des titres très différents,était également menacée. Pourl’instant, celui qui courait lesdangers les plus réels, c’était lord

  • Harry, ce réprouvé, cet insurgé, cerévolté, dont le passé ne pouvait êtrefacilement percé à jour, mais, disons-le à sa décharge, qui était prêt àrisquer sa vie pour sauver celle deson ami. Au cas où lord Harryvoudrait courir les champs àl’aventure, en ce voisinage dangereuxde la ferme, sans soucis desassassins qui pouvaient être postésderrière les haies, Iris, seule, setarguait de posséder assezd’influence sur lui pour le décider àfuir ces parages, très loin !Lorsqu’elle était venue rejoindre

    Mme Lewson dans le hall, c’était laréflexion à laquelle elle s’était livrée.

  • L’instant d’après, sa résolution étantprise, elle sortit déterminée à mettreson plan à exécution.

    Iris commença par faire le tour desbâtiments, poussant à traversl’obscurité, tantôt une pointe par-ci,tantôt une pointe par-là, tantôt enfinbalbutiant le nom de lord Harry. Pasune créature vivante ne parut ; aucunbruit de pas ne troubla le calme de lanuit. Evidemment, lord Harry s’étaitéloigné de ces lieux redoutables.

    Ce fait inespéré mit au cœur de lajeune fille une douce sécurité et unegrande joie !

    Tout en regagnant la maison, elle se

  • représenta, chemin faisant, combienl’acte généreux qu’elle venaitd’accomplir était téméraire etinsensé !

    Ah ! si lord Harry et elle s’étaientrencontrés, aurait-elle eu la force denier le tendre intérêt qu’il luiinspirait ? N’aurait-il donc pu inférerde sa conduite, qu’elle lui avaitpardonné ses erreurs, seségarements, ses vices, et qu’il étaitd’ores et déjà autorisé à lui rappelerleurs engagements et à demander samain ? Elle tremblait en songeantaux concessions qu’il eût pu luiarracher ! En résumé, si le hasard leseût rapprochés, sa responsabilité n’y

  • eût eu aucune part. Iris était rentréeà la ferme, et même elle avait eu letemps de relire sa lettre à Arthur,quand l’horloge sonna l’heure d’allerse coucher ; mais, cette nuit-là,

    Mme Lewson et miss Henleydormirent mal. Le lendemain degrand matin, l’on chargea l’un desdeux journaliers restés fidèles àM. Montjoie, d’aller à cheval porter

    la lettre de Mme Lewson et d’attendrela réponse. Y compris le tempsnécessaire pour faire reposer sa bête,on calcula que cet homme serait deretour avant midi.

  • q

  • Chapitre10

    C’était une bellejournée inondée de soleilet de lumière ;

    Mme Lewson commençaità recouvrer sa bonnehumeur.

  • « J’ai la superstition du beau temps,disait-elle. J’y ai toujours vu unsigne d’heureux augure pourvu, bienentendu, que ce ne soit pas unvendredi. Or, c’est aujourd’huimercredi… Allons, allons, missHenley, confiance et courage ! »

    Effectivement, l’express rapporta uneréponse satisfaisante ; M. Arthurétait gai comme pinson.

    « Je me suis bien donné de garde,avait-il dit, d’attacher del’importance à une lettre qui n’étaitqu’une affaire de chantage. Quant à

    cette bonne Mme Lewson, c’est uneautre affaire, je me conformerai à

  • son avis. Dites-lui que je suis décidéà retarder de deux heures mondépart ; elle peut compter sur moipour dîner.

    – Où donc était M. Arthur, lorsqu’ilvous a fait cette réponse ?

    – A l’écurie, où j’étais en train dedesseller mon cheval. Au mêmemoment, tous les palefrenierscausaient et riaient à se tordre. »

    Iris était aux regrets qu’Arthur eûtdonné une réponse de vive voix,plutôt qu’écrite. En cela, ellepartageait encore la manière de voirdu sauvage lord et sa crainte desmouchards. Le temps marcha

  • lentement, jusqu’à quatre heures ; àce moment, Iris, n’y tenant plus,

    proposa à Mme Lewson de profiterde ce bel après-midi, pour aller au-devant de sir Arthur ; la femme decharge opina du bonnet. Toutefois,au bout d’un instant, elle demanda àsa compagne de s’asseoir un momentsur un tronc d’arbre. Iris s’enquit sicette halte n’était pas motivée parune considération particulière. Defait, plusieurs routes bifurquaient àcet endroit, y compris un petitsentier tracé sous bois, que lespiétons et les cavaliers prenaientsouvent pour couper au plus court.Arthur en profiterait probablement ;

  • cependant, au cas où le hasard luiferait prendre la grande route, ilfallait donc, pour ne pas manquer lecavalier, se placer de façon àcommander les deux voies.

    Trop agitée pour se soumettre à uneattente passive, Iris témoigna ledésir de longer pendant un certaintemps le sentier sous bois, puis derebrousser chemin si ellen’apercevait personne.

    « Madame Lewson, veuillezm’attendre ici, fit-elle.

    – Surtout, ne quittez pas le sentierbattu », lui crie la vieille dame.

    Iris s’engagea alors sous bois.

  • L’espoir de rencontrer sir Arthur luifit considérablement prolonger sapromenade, mais dès qu’elle voit laligne blanche de la grande route, ellerebrousse chemin. Peu après, elleavise, à main gauche, une ruinequ’elle n’avait jamais remarquée ;elle s’en rapproche, et constate queles murs, en partie écroulés,ressemblent, en réalité, à ceux d’unemaison ordinaire. Or, si une ruinen’est revêtue de la patine du temps,elle n’offre rien d’agréable à l’œil, aucontraire !

    Arrivée au tournant de la route, Irisavise un homme qui émerge del’intérieur des ruines ; elle pousse un

  • cri d’alarme ! Ciel ! Devait-elle croireà son étoile ou à la fatalité du sort !Le sauvage lord, celui-là mêmequ’elle s’était juré de ne jamaisrevoir, le maître de son cœur, pourtout dire d’un mot, peut-être celui deson avenir, était-il donc là, devantelle ?

    Tout autre mortel eût demandé àquel heureux hasard il devait cetterencontre inespérée,… mais, lui, toutau bonheur de revoir la femmeaimée, s’écrie éperdu : « Mon angedescendu du ciel, que le ciel soitbéni ! »

    S’approchant d’Iris, lord Harryl’enlace de ses bras caressants ; de

  • son côté, elle cherche à se dégager deson étreinte, pendant qu’il promèneun regard investigateur autour de lui.« Je ne vous cache pas, fit-il, quenous sommes environnés de dangers.Je suis venu ici pour veiller surArthur. De grâce, Iris, laissez-moivous embrasser, ou je suis un hommemort ! »

    Comme il s’inclinait pour couvrir debaisers le front et les cheveux d’Iris,trois hommes embusqués sortent desbranchages ; qui sait, ils ont peut-être reçu le mot d’ordre de le traqueret de le mettre à mort ! Déjà, ilstiennent leurs pistolets braquésdroit. Or, voilà qu’à la place du

  • traître qu’on a dénoncé, ils setrouvent en face d’un couple dejeunes amoureux ! Bref, honteux etconfus, les trois gaillards s’écrient :« Faites excuse et n’ayez crainte ! »Après quoi, ils pouffent de rire.

    Pour la seconde fois, Iris avait sauvélord Harry d’un péril imminent !

    « Laissez-moi, de grâce… » fit-elleavec l’anxiété vague d’une femme quiperd confiance en elle-même.

    Enfin, l’étreignant convulsivementsur sa poitrine, lord Harry reprit :

    « O ma bien-aimée ! ne me refusezpas la dernière chance dem’amender… d’être digne de vous !…

  • Je m’y engage pour serment. »

    Enfin, les bras du sauvage lordlâchent prise. Une détonationretentit… puis une seconde… puisl’on distingue le bruit des pas d’uncheval lancé à bride abattue ; maisbientôt l’on aperçoit la monture sanscavalier. On s’élance à sa poursuiteet bientôt on la saisit. Une petitepochette en cuir est attachée à laselle. Lord Harry adjure Iris de s’enemparer. Elle en retire un flacond’argent ; le nom gravé dessus luirévèle l’horrible vérité.

    Alors, poussant un cri aigu, Iriss’écrie d’un ton navré :

  • « Ils l’ont assassiné ! »

    q

  • Chapitre11

    Pendant que l’ondiscutait le tracé dunouveau chemin de fere n t r e Culm et Everill,l’ingénieur provoqua unediscussion entre les

  • bailleurs de fonds, jadis directeursde la compagnie, en leur demandants’ils avaient ou non le projet de faireune station à Honey Buzzard ?

    Depuis des années, disons-le, lecommerce y périclitait de même quela population. D’un autre côté, desartistes peintres considéraient cettecurieuse petite ville du moyen âge,comme une mine à exploiter au pointde vue de l’art. Les archéologues nelaissaient pas de flatter le recteur, ens’inscrivant sur la liste desouscription qu’il faisait circulerpour la restauration de la Tour.

    De petits commerçants, qui n’étaientpas fous à lier, firent néanmoins la

  • folie d’ouvrir des boutiques à HoneyBuzzard, tentative qui n’eut d’autrerésultat que de fricasser leurs petiteséconomies. Après quoi, ils fermèrentboutique et décampèrent. L’onvoyait encore, parfois, uncharbonnier décharger des sacs decharbon sur le quai, ou bien, unbateau vide embarquer du foin ; lepropriétaire d’une maison délabréeavait cédé à la tentation desuspendre un écriteau pour annoncerun appartement à louer, maispersonne ne s’était présenté. Le seulet unique médecin de cette modestelocalité, y trouvant l’existenceintolérable, ne rêvait que d’y céder

  • sa clientèle à un confrère pour unmorceau de pain, comme on dit, puisdéguerpir ! Toujours est-il que lesadministrateurs du chemin de fer etles ingénieurs finirent par décréterqu’il y aurait une station de cheminde fer à Honey Buzzard.

    Par un après-midi brumeuxd’automne et déjà sur le tard, le trainomnibus laissa un voyageur à lastation ; il descendait d’une voiturede première classe, portait à la mainun parapluie et une valise. Ils’informa près du chef de gare,quelle était la meilleure auberge del’endroit ; après avoir reçul’information qu’il désirait, le

  • voyageur s’engagea dans de petitesrues tortueuses et finit par arriver àdestination. En attendant qu’on luiserve à souper, il demande de l’encreet du papier.

    La fille de l’aubergiste n’eut rien deplus pressé que de questionner samère sur le survenant ; celle-cirepartit : « Ma foi, il est grand, beauet bien bâti ; il porte la barbe longueet a l’air mélancolique. Il n’a certespas l’air d’un casseur d’assiettes. Lenom inscrit sur son sac de voyageurest : Hugues Montjoie. Quel vin a-t-ildemandé ? Ah ! si l’on pouvait luicolloquer une bouteille de notre vinfrançais qui est sur, quelle veine ! »

  • Au même instant, la sonnette se fitentendre et la fille de l’aubergiste,comme on le peut penser, s’empressade profiter de la circonstance qui luiétait offerte de se former une opinionpersonnelle sur ledit M. Montjoie.Bientôt, elle reparut une lettre à lamain, déjà rongeant son frein, den’être pas mieux née !

    « Ah ! ma mère, fit-elle, sij’appartenais à une classe huppée dela société, je sais maintenant de quije voudrais être la femme. »

    Parfaitement indifférente à cesaspirations romanesques, la braveaubergiste demanda à examiner lasuscription de l’enveloppe écrite par

  • M. Montjoie.

    L’individu chargé de la porter audestinataire devait attendre laréponse. L’adresse portait ces mots :« Miss Henley, aux soins de ClarenceVimpany, Esquire, Honey Buzzard ».La fille de l’aubergiste, trèssurexcitée, conçut un vif désir devoir miss Henley. De son côté, samère ne laissait pas d’être fortintriguée.

    Comment M. Montjoie a-t-il écritcette lettre puisque miss Henleyhabite chez le docteur ? N’était-il pascent fois plus simple de l’aller voir ?Après avoir fait ces réflexions,l’aubergiste rendit la lettre à sa fille

  • disant : « Le garçon d’écurie qui n’arien à faire peut la porter.

    – Non, ma mère, non ; ah ! vraiment,ce serait un sacrilège de confier cettelettre à des mains aussi sales. Je feraila commission moi-même. Qui sait !Cela me permettra peut-êtred’apercevoir miss Henley. »

    Telle était l’impression que l’arrivéede M. Montjoie avait inconsciemmentproduite sur cette jeune personneromanesque, condamnée par ladestinée à tourner dans le cercleétroit et vulgaire d’une auberge devillage.

    La maîtresse d’hôtel monta elle-

  • même au premier étage le dîner duvoyageur. Le menu se composait decôtelettes et de pommes de terre,aussi mal cuites qu’il est possible àune cuisinière anglaise de le faire.

    La brave femme, qui ne perdait pasde vue l’éventualité de débarrasserson cellier d’une bouteille de vinaigrelet, hasarda cette question :

    « Quel vin monsieur veut-il boire ?

    – Un vin français quelconque », fit-ilavec indifférence.

    Dès que le domestique revint à lacuisine, l’aubergiste lui demandacomment le voyageur avait trouvé levin ?

  • « Il demande à vous parler »,répondit le garçon.

    Convaincue qu’il y avait de l’oragedans l’air, elle demanda s’il s’étaitplaint ?

    « Ouache ! il a bu à rouge bord ! »

    La brave femme, les yeux ronds desurprise, exhale un soupir desoulagement. Quelle veine ! Unvoyageur buvant et payant le susditvin français sans se plaindre !

    A cette pensée, elle débordait de joie.Lorsqu’elle entra dans la salle àmanger, M. Montjoie, le verre à lamain, humait le bouquet du vin avecrecueillement.

  • « Pardon, madame, de vous dérangerde vos occupations, fit-il, d’un ton decondescendance aimable, mais puis-je savoir l’origine de ce vin ?

    – C’est tout ce que nous avons putirer, retirer, soutirer d’une mauvaisecréance de défunt mon mari ; il avaiteu le tort de prêter de l’argent à unFrançais.

    – C’est un vin exquis, savez-vous ?riposta le voyageur.

    – Ah ! vous le trouvez bon,monsieur ?

    – Assurément, c’est une tête deBordeaux ! »

  • La maîtresse d’hôtel craignait qu’ilne se cachât une pointe d’aigreursous ces louanges. Un doutes’empara de son esprit. En réalité, cevoyageur ne se donnait-il pas lemalin plaisir de lui tendre un piège ?

    Elle résolut de garder à carreau etriposta :

    « Je vous avoue, monsieur, que vousêtes le premier voyageur à ne pasvous plaindre de notre vin français.

    – Alors, vous n’auriez peut-être pasd’objection à vous en défaire ?

    – De bonne foi, qui en pourrait êtrepreneur ?

  • – Moi ; combien le vendez-vous labouteille ? »

    A cette question, l’aubergiste,convaincue qu’elle avait affaire à unesprit détraqué, résolut de profiterde la circonstance pour doubler leprix de sa marchandise.

    « Sept francs cinquante la bouteille,répondit-elle sans sourciller.

    – Je crois être raisonnable en vousen offrant six francs », dit-il.

    Or, comme l’appétit vient enmangeant, la maîtresse d’hôtelreprit :

    « Toute réflexion faite, je ne céderai

  • pas à moins de douze francs.

    – J’espère pour vous que voustrouverez un acheteur ayant unebourse plus replète que la mienne.

    – Tenez, prenez-le pour le prix quevous en voudrez donner », dit cettefemme parfaitement respectablequoique peu scrupuleuse.

    A cet instant, la fille de la maîtressed’hôtel ouvrit la porte disant :

    « J’ai porté moi-même votre lettre,monsieur, et voici la réponse. » (Elleavait vu miss Henley et la tenait pourune personne fort ordinaire.) Aprèsl’avoir remerciée, en des termesqu’une personne aussi romanesque

  • ne pouvait oublier, Montjoie rompitle cachet.

    Evidemment, c’était une réponseconforme à ses désirs, car il pritvivement son chapeau, demandantqu’on lui indiquât le chemin du logis

    du Dr Vimpany. Comme il ne voulaitpas prendre Iris par surprise, il luiécrivit de l’auberge pour luiannoncer sa visite. Comment missHenley recevrait-elle l’ami dévouédont elle avait par deux fois refusé lamain ?

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  • Chapitre12

    Dans une rue écartée etsolitaire de HoneyBuzzard, s’élevait