L’ARCHIPEL DE KERKENNAH FACE AUX EFFETS DES CHANGEMENTS CLIMATIQUES : ESSAI D’EVALUATION DES IM-

PACTS DE L’ELEVATION DU NIVEAU MARIND'ICI LA FIN DU XXI SIECLE

BOUAZIZ R,

Département de Géographie/Laboratoire SYFACTE Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax. E-mail  : riadhbouaziz2014@gmail.com

Résumé : Bien qu’il soit encore à l’abri d’une occupation humaine intense, l’archipel de Kerkennah, situé dans la côte nord du golfe de Gabès en Tunisie, offre un cas significatif d’un milieu insulaire qui évolue principalement à cause des effets conjugués de l’élévation du niveau marin et la subsidence à laquelle est soumise la zone d’étude. Cette dernière, qui renferme un patrimoine écologique et culturel indéniable, connait une érosion marine et une salinisation rapides et inquiétantes. Dans le contexte des changements climatiques, ces deux phénomènes, intimement liés, risquent d’entrainer, d’ici à l’horizon 2100, la perte d‘une grande partie de l’archipel et même la disparition totale de certains îlots. Ce travail essayera de réaliser, en se basant sur un MNT et des simulations faites à partir des scénarios futurs de l’élévation du niveau de la mer (GIEC 2007), une carte prévisionnelle présentant les zones littorales qui seront annexées à la mer d’ici la fin du siècle.

Mots clés: Changement climatique – élévation du niveau marin – MNT- Simulation - Kerkennah.

Summary: Although it is still safe from intense human occupation, the Kerkennah archipelago, located on the north coast of the Gulf of Gabes in Tunisia, offers a significant case of an island environment that is evolving mainly because of the combined effects of sea level rise and subsidence in the study area. The latter, which con -tains an undeniable ecological and cultural heritage, is experiencing rapid and worrying marine erosion and sa-linization. In the context of climate change, these two phenomena, closely linked, are likely to cause by the year 2100, the loss of a large part of the archipelago and even the total disappearance of some islets. On the basis of a DEM and simulations made from future scenarios of sea level rise (IPCC 2007), this work attempts to create a predictive map presenting the coastal areas that will be annexed to the sea by the end the century.

Key words: climate change – sea level rise – DEM - Simulation - Kerkennah

I- Cadre général : un milieu naturel déjà fragile

L’archipel de kerkennah correspond aux terres émergées d’une plateforme continentale étendue et peu profonde qui domine la partie Nord du golfe de Gabes (la petite Syrte). Situé à 18 km à l'Est de la ville de Sfax, il s’étend sur près de 152km² et s’allonge sur une distance de 36 km (à vol d’oiseau) du Sud-Ouest vers le Nord-Est (Fig. 1). Cet archipel est formé de deux grandes îles (Gharbi et Chargui) et 12 îlots de petites tailles et isolés par la mer ou par un paysage de marais maritimes (Chermadia, Sefnou, Rakkadiya, Roumadiya, Lazdad, Gremdi, et les six îlots de Hadj Hamida).

Bien qu’il soit encore à l’abri d’une occupation humaine intense et protégé par des hauts fonds occupés par la posidonie qui défavorisent l’action des vagues, cet archipel est exposé à des problèmes environnementaux multiples, notamment l’érosion marine et la salinisation des sols (Oueslati 1995, Slim et al 2004, Bouaziz 2012, Etienne 2015). Les travaux de terrain ainsi que la comparaison des photos aériennes datant de 1963 et les images satellites Google Earth de différentes dates (selon la zone) montrent que le rythme de la dégradation est assez inquiétant vu que l’archipel perd annuellement environ 0.8m de son littoral par l’érosion marine et environ 2 hectares de ses terres par la salinisation. Ces deux phénomènes, intimement liés, sont en rapport avec la vulnérabilité de l’archipel aux effets des changements climatiques accompagnés par la variation positive du niveau marin (GIEC 2014), ainsi que la succession des événements climatiques extrêmes et l’anthropisation récente du milieu (Dahech et Al 2015). L’ampleur de ce risque est accentuée par la faiblesse de la topographie (point culminant: 13m), l’extension des terres humides de types sebkhas, chotts et marais

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maritimes (qui occupent déjà plus que 40% de la superficie), la dominance des formations tendres et surtout la subsidence active à laquelle est soumise la partie nord du golfe de Gabès qui aggrave encore les effets de l’élévation du niveau marin. Cette aggravation est prouvée par l'analyse des enregistrements marégraphiques fournis par le port de Sfax (Côte nord du golfe de Gabès), depuis le début du vingtième siècle, et qui indiquent que la remontée marine s'est faite à une vitesse de 4 à 5 fois plus rapidement que la moyenne mondiale évaluée à 2mm/an (Oueslati 2004). Les vestiges archéologiques totalement submergés et recouverts par une tranche d’eau de plus d'un mètre attestent bien de cette élévation et de l'importance de son rythme. Le cas le plus significatif est celui de Borj El Hsar où nous pouvons voir par marée basse, à environ 130m au large, des vestiges d'une construction antique, localement appelés "Hajret El Baou" (Fig. 1).

Figure 1 : Localisation des îles Kerkennah

La tendance générale du niveau marin vers l’élévation (toujours dans le cadre des changements climatiques), aura, certainement, des conséquences néfastes sur l’archipel étant donné que la mer continuera à gagner des terrains énormes au détriment de continent, surtout dans les secteurs où la topographie est très basse. Pour mieux comprendre cette situation, des simulations ont été réalisées, à partir du Modèle Numérique de Terrain, permettent d’identifier avec le plus de précision les zones à risque de submersion d’ici la fin du siècle. Les cartes prévisionnelles obtenues serviront comme documents de base pour les tenir compte dans les aménagements prévus dans l’archipel.

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II- Méthodologie de la simulation et de la cartographie prévisionnelle

La cartographie prévisionnelle repose sur des simulations qui ont été faites, à partir du Modèle Numérique de Terrain (MNT). Ce dernier a été réalisé à partir des levées topographiques réalisées par le Ministère de l’Equipement et d’Aménagement de Territoire (MEAT) dans l’ensemble de l’archipel dans le cadre des projets des Plans d’Aménagement Urbain (PAU) dans les différentes localités. Les secteurs non recouverts pas ses PAU ont été complétés par des levées GPS à très haute résolution. Pour les îlots isolés, dont l’accès est très difficile, nous avons utilisé les images satellites Google Earth (2016) et celles de « GeoEys » (2013), dont la résolution est inférieur à 1m, pour tracer le trait de côte et les cartes topographiques au 1/25000 pour compléter les altitudes. Dans tous les cas, nous avons essayé d’avoir le maximum de précision surtout en altitude pour produire des résultats convaincants.

Quant aux simulations de la variation positive du niveau marin, elles ont été réalisées avec le programmes « Global mapper ». Pour effectuer cette tâche, nous avons pris en compte, au départ, les scénarios futurs de la remontée marine qui ont été évoqués dans le rapport du GIEG en 2007 et dans l’étude réalisée par le (MEAT) sur «la délimitation du DPM en relation avec l’élévation accélérée du niveau de la mer en Tunisie», pour la Tunisie. D’après ces rapports l’élévation marine prévue en 2100, dans la partie Nord du Golfe de Gabès, est estimée à 0.38 m pour le scénario minimum de risque, 0.50 m pour le scénario volontariste et de 0.55m pour le scénario de maximum de risque. Ceci suppose une élévation moyenne annuelle de 3.8mm, 5mm et 5.5mm respectivement pour les trois scénarios. Des valeurs qui ne reflètent pas la réalité étant donné que le rythme de l’élévation du niveau marin dans l’archipel est 4 fois plus rapide que celui à l’échelle mondiale (2 mm/ans) à cause de la subsidence active déjà signalée au début de ce travail. C’est pour cette raison que nous avons préféré de calculer le rythme moyen annuel de l’élévation du niveau marin de l’archipel en multipliant 2mm/an (le rythme annuel mondial) par 4 (l’effet de la subsidence) ce qui donne une moyenne de 8mm/an. Sur la base de ce calcul, l’élévation du niveau marin sera estimée (à partir de l’année 2019) à 25cm en 2050, 45cm en 2075 et 65cm en 2100. A partir de ce calcul, des simulations ont été réalisées pour spatialiser et connaitre les côtes basses (dont l’altitude est inférieure à 1m) les plus vulnérables à une telle remontée marine.

III- Résultat : un archipel sera sévèrement menacé et un paysage totalement différent de celui d’aujourd’hui d’ici la fin du siècle

Les résultats obtenus montrent qu’avec une élévation du niveau marin même de 25cm (vers les années 2050) qui sera accompagnée par l’accentuation de l’érosion marine et de la salinisation des sols, l’archipel se transformera, surtout dans sa partie nord, en un grand nombre d'îlots (Fig. 2). La superficie qui sera gagnée et annexée à la mer est estimée à plus que 2850 ha, soit presque le 1/5 de l’archipel (Tableau). Cependant, avec une élévation de 0.45m, la situation se complique davantage, dans la mesure où 1548 ha supplémentaires seront annexés à la mer. Pendant cette période, qui aura lieu probablement vers 2075, l’évolution sera marquée essentiellement par (Tableau):

- La division de l’île El Gharbi en deux parties, le plateau de Millita et celui de Ouled Ezzeddine, séparés par Sebkhet Salem qui sera totalement annexée à la mer vu que son niveau topographique de base est déjà au-dessous du niveau de la mer (Fig. 2).

- La submersion d’une grande partie de l’île Chargui, surtout la moitié Nord, et l’individualisation d’autres îlots notamment Sidi Founfhal. A cela s’ajoute la perte totale de certains îlots notamment ceux de Haj Hamida, Lazded, Roumadia et Charmadia (Fig. 2).

- La progression de la salinité et l’exposition de plusieurs villages au risque d’inondations, notamment Millita, Lataya et Graten. Même les enrochements qui ont été installés dans ces

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segments côtiers dans le but de fixer le rivage et protéger ces villages de la submersion marine, ne pourront pas empêcher l’intrusion marine et la salinisation des sols (Fig. 3).

Figure 2 : L’archipel de Kerkennah et l’élévation annoncée du niveau marin

(Cartographie :Riadh Bouaziz 2017)

Vers 2100, et avec une variation positive de 1m, l’archipel perdra plus de 2400 ha qui seront annexés à la mer ((Fig. 2 et Tableau). Seuls les plateaux de Mellita, Ouled Ezzeddine et Ouled Kacem échapperaient aux méfaits de cette élévation. Le reste de l’archipel, qui correspond aux quelques îlots émergés, se transformerait dans tous les cas en terres humides de type Sebkhas, chotts et marais maritimes.

Tableau : Les superficies qui seront annexées à la mer avec la variation positive du niveau marin

Augmentation de 25cm du niveau marin vers 2050 environ

Augmentation de 45cm du niveau marin vers 2075 environ

Augmentation de 65cm du niveau marin vers 2100 environ

Totale de la Superficie qui sera annexée à la mer depuis 2019 (ha)

Perte supplémentaire entre 2050 et 2075

1548

Perte supplémentaire entre 2050 et 2075

2404

2850 4398 6802

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Figure 3 : Potentiel naturel, culturel, contraintes et aménagement dans l’archipel de Kerkennah

(Cartographie : Riadh BOUAZIZ)

Conclusion

Au total, la vulnérabilité de l’archipel de Kerkennah face à l’élévation du niveau marin marque une tendance nette à l'aggravation. Les simulations réalisées à partir d’un MNT précis, ont montré que, même avec une élévation de quelques décimètres du niveau marin, les conséquences seront néfastes. La mer continuera à éroder, à saliniser et à gagner des espaces au détriment des terres, avec des rythmes assez rapides. Il semble, également, que les aménagements réalisés sont loin de la renverser. C'est pour cela que des précautions supplémentaires dans l'exploitation des ressources ou dans l'occupation du trait de côte doivent être prises et accompagnées, s'il le faut, de mesures coercitives.

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