victor vaissier - exhibitionsinternational.org · vanderhaegen avec la participation de...

30
Victor Vaissier (1851-1923) et l’aventure des Savons du Congo LE FONDS VAISSIER DE LA PISCINE Roubaix – La Piscine

Upload: phamdien

Post on 14-Sep-2018

218 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

Victor Vaissier(1851-1923)

et l’aventuredes Savons du Congo

L e f o n d s V a i s s i e r d e L a P i s c i n e

Roubaix – La Piscine

Page 2: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,
Page 3: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

Victor Vaissier(1851-1923)

et l’aventuredes Savons du Congo

L e f o n d s V a i s s i e r d e L a P i s c i n e

Roubaix – La Piscine

Page 4: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

cette publication accompagne l’exposition Victor Vaissier (1857-1923). L’aventure des Savons du Congo qui présente le fonds Vaissier de La Piscine – musée d’art et d’industrie andré diligent de roubaix du 21 mars au 7 juin 2015.

Qu’il nous soit permis d’adresser à Gilles Maury et à Germain Hirselj toute notre amicale reconnaissance pour avoir accepté de partager avec nous et avec le public le plus large l’objet et le fruit de leurs recherches passionnées et enthousiasmantes.

Commissariat général

Amandine Delcourt et Alice Massé

Commissariat sCientifique

Gilles MauryGermain Hirselj

sCénographie

Cédric Guerlus (Going Design)

presse

Emmanuelle Toubiana (Tambour Major)

Cette exposition bénéficie du soutien du Cercle des entreprises mécènes et de la Société des Amis de La Piscine, Fedex International et Flamant.

LA PISCINE – MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE ANDRÉ DILIGENT DE ROUBAIXLa Piscine, musée d’art et d’industrie André Diligent est un service de la Ville de Roubaix, reconnu « musée de France » par le ministère de la Culture et de la Communication. Il bénéficie du soutien de la Société des Amis du Musée et du Cercle des entreprises mécènes de La Piscine. Il est en outre accompagné par Fedex International, Meert Tradition, Flamant, France 3 Nord-Pas-de-Calais et Renault Tourcoing qui sont ses partenaires réguliers.

DireCtion

Bruno Gaudichon

aDministration générale

Hélène Lathoud-Panhard et Maxence Hermant

Conservation Des ColleCtions

Alice Massé, assistée pour cette exposition de Fanny Legru et Fatima Eskhadzhieva, stagiaires

Conservation Des ColleCtions et programmation Des expositions arts appliqués

Sylvette Botella-Gaudichon

seCrétariat

Marie-Isabel Fernandes et Gaël Ballenghien, assistées de Martine Meyfroot puis de Ludivine Coppens

Comptabilité et régie finanCière

Catherine Saint-Oyant, assistée d’Aysha Elachachi

reCherChe De partenariats et manifestations

Dounia Merabet, assistée de Charlotte Lecoeur et Hajare Alaoui, stagiaires

méDiation Culturelle et aCCueil Des publiCs

Florence Tételain, assistée de Naïma Ladrouz, Jean-Luc Houzé et Alice Bastaert

L’équipe des guides et animateurs du musée

DoCumentation, inventaire, réColement

Amandine Delcourt

photographie

Alain Leprince

tissuthèque

Norah Mokrani

régie Des œuvres et montage teChnique De l’exposition Séverine Muteau et Diane Gourgeot, assistées de Florent Bedhomme, Kevin Choquet, Fabien Piette, Karim Raïb et Renée Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, Noureddine Mansour, Micha Mavambu Vangu et Messaoud Yeddou

séCurité inCenDie

Yacine Hammiche

aCCueil, surveillanCe et maintenanCe

Linda Djenadi, Suzanne Jooren, Michel Lounes

Les équipes d’accueil, de surveillance et d’entretien :Nasser Achouri, Djalal Amzal, Winifred Ankinimbom, Mostefa Baiod, Peruzan Balli, Jonathan Baly, Miloud Benbarka, Zahra Berbache, Dimitri Debaere, Karim Denis, Anne-Isabelle Dos Santos, Rodolphe Facon, Marcel Fasquel, Margarida Ferreira, Saïd Grazem, Abderrahmane Haddou, Essaïd Hamidi, Mehdi Hamza, Larbi Harizi, Mohamed Khazami, Hayet Laouici, Amel Lahouili, Pierre Leupe, Malika Maallem, Safia Mahiout, Benyamina Mahouz, Mohamed Miri, Sandrine Nutte, Farid Ouali, Yousef Ouali, Sophie Rajaonarison, Ahmed Sabbar, Saïd Saber, Benoît Sarran, Lila Senaici, Julie Sundara, Emmanuel Vandaele, Jenny Vanherrentals

CommuniCation Alice Capon

LA VILLE DE ROUBAIXGuillaume Delbar, maire de Roubaix, vice-président de la Métropole Européenne de LilleFrédéric Minard, adjoint au maire de Roubaix, chargé de la culture, du patrimoine, de l’enseignement supérieur et de l’attractivité de la ville, conseiller communautaire de la Métropole Européenne de LilleLudovic Fonck, puis Xavier Morin, directeurs généraux des servicesAnouk Teneul, directrice générale du rayonnement, de l’économie et de la culture puis directrice générale du développement du territoireGilles Guey, directeur, et Nicolas Meurin, directeur adjoint de la culture

LA SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE D’ART ET D’INDUSTRIE DE ROUBAIX Maurice Decroix, présidentBernard Duchange, président d’honneurSylvie Chauvière et Jean-François Boudailliez, vice-présidentsChantal Knoff, trésorièreBernard Vigin, secrétaire

LE CERCLE DES ENTREPRISES MÉCÈNES DE LA PISCINEAxelle Lottin, présidenteAnne Debourse et Daniel Najberg, secrétairesCatherine Sauvage, trésorière

L’OFFICE DE TOURISME DE ROUBAIXJean-Marc Vynckier, présidentSophie Wilhelm, directrice

LA DIRECTION RÉGIONALE DES AFFAIRES CULTURELLES DU NORD – PAS-DE-CALAISMarie-Christiane Ferrand de La Conté, directriceMyriam Boyer, conseillère pour les musées

Page 5: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

Nous tenons à remercier très chaleureusement tous ceux qui ont participé et soutenu ce projet, et plus particulièrement au sein de l’équipe du musée :

Amandine Delcourt pour le rigoureux travail d’inventaire mené avec l’appui de Diane Gourgeot, Renée Vanderhaegen, Fatima Eskhadzhieva et Alice Bastaert, et le dévouement si efficace et sympathique de Fanny Legru,Alain Leprince pour sa persévérance, sa réactivité et la qualité de ses prises de vue,Toute l’équipe de la régie des œuvres, et notamment Séverine Muteau, Renée Vanderhaegen, Fabien Piette, Florent Bedhomme et Kevin Choquet, pour leur professionnalisme et leur ingéniosité dans les tâches ardues de reconditionnement du fonds et de confection de la scénographie.

Notre reconnaissance s’adresse à tous ceux qui, à des titres divers, nous ont apporté leur concours et leur soutien matériel pour la préparation de l’exposition et la réalisation de la publication qui l’accompagne :

Aux commissaires scientifiques de cette manifestation en premier lieu, à qui nous réservons toute notre gratitude pour leur soutien infaillible et leur disponibilité précieuse et chaleureuse à toutes les étapes du projet. Espérons que cette exposition tant attendue par les fidèles amateurs d’histoire roubaisienne, dont ils sont depuis longtemps, connaîtra un succès à la hauteur de leurs espérances :Gilles Maury, rédacteur en chef de la revue Gens & Pierres de Roubaix, vice-président de la Société d'Émulation de Roubaix, architecte et enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage, et à la Haute École de l’Ingénieur à Lille, dont les publications consacrées au château Vaissier et à l’entreprise Delgutte, entre autres, constituent le socle documentaire solide de cette publication,Germain Hirselj, assistant qualifié de conservation pour les musées de la Communauté d'Agglomération de la Porte du Hainaut, historien de l’art passionné et collectionneur acharné, ami on ne peut plus fidèle de La Piscine et des membres de son équipe, enfin compagnon de route de maintes expositions visant à restituer l’environnement artistique, mais aussi économique ou politique, du Roubaix des siècles passés.

Aux auteurs qui ont accepté de collaborer à la rédaction du catalogue et de partager très largement les résultats de leurs recherches et de leur érudition :Gilles Maury et Germain Hirselj, précédemment remerciés,Bernard Crombez et son épouse. Arrière-petit-fils de savonnier, il nous a permis de faire entrer dans les collections du musée le véritable pivot du fonds Vaissier de La Piscine et livre ici un témoignage sensible sur cette aventure hors du commun,Marie-Christine Grasse, ancienne directrice du Musée International de la Parfumerie à Grasse, puis conservatrice en chef des musées de la ville de Grasse, à la tête depuis 2011 du musée National du sport à Nice, spécialiste incontestée de l’histoire de la parfumerie française, auteur d’un essai éclairé qui permet très utilement de dépasser le cercle roubaisiano-roubaisien pour rattacher Victor Vaissier à son temps,

Marc Angenot enfin, professeur québecois de langue et de littérature françaises, titulaire de la chaire James McGill d’étude du discours social à l'Université McGill à Montréal, théoricien de la littérature, analyste du discours et historien des idées, particulièrement des idéologies politiques, membre de la Société royale du Canada, élu pour l’année 2011-2012 à la chaire Chaïm Perelman de théorie de l'argumentation et d'histoire des idées à l'université libre de Bruxelles, et dont nous sommes très honorés de publier un essai aussi cocasse que brillant consacré à l’œuvre poétique des Savons du Congo.

Aux donateurs et mécènes qui ont participé à l’enrichissement du fonds Vaissier : La Société des Amis de La Piscine, Le Cercle des entreprises mécènes de La Piscine, Jean-Étienne et Jacqueline Grislain, Daniel Najberg, Germain Hirselj et Régis Rotsaert.

Aux particuliers et institutions publiques qui ont, par leurs prêts ou mises à disposition de visuels, autorisé des compléments ou contrepoints ponctuels à la collection de Roubaix, dans l’exposition et dans ce catalogue :Gilles MauryLa Médiathèque de Chaumont, et en particulier Jérémie Bardet, régisseur des collections, Étienne Hervy, Direction du graphisme - Les Silos, maison du livre et de l’affiche, et madame le Maire de Chaumont, Christine GuillemyLe Musée International de la parfumerie à Grasse, et en particulier Nathalie Derra, chargée des expositionsLes Archives départementales du Nord.

À toute l’équipe des archives municipales et de la Médiathèque de Roubaix, en particulier Esther de Climmer, conservatrice en chef, directrice, Marie Bouquet, responsable du pôle archives, Élise Lavieville, responsable du pôle patrimoine, Géraldine Bulckaen, responsable du pôle audiovisuel et projets numériques, et Christine Ide, de l’espace musique, que nous remercions chaleureusement à des titres multiples : tout d’abord pour avoir accepté avec enthousiasme de partager avec les visiteurs de l’exposition et les lecteurs de ce catalogue une petite partie des immenses richesses dont elles assurent, avec un dynamisme rare, la conservation et la diffusion, pour le partenariat ancien avec le musée autour de l’irremplaçable Bibliothèque numérique de Roubaix (à la consultation de laquelle sont invités, en préambule, les visiteurs de l’exposition), enfin pour la prometteuse et détonante animation musicale qu’elles ont patiemment concoctée pour célébrer avec nous, et en chansons, l’ineffable Victor Vaissier ;Aux créatifs et persévérants Jérôme Desliens et Oréli Pascal, de l’association Zoom Allure, auteurs d’un savoureux film d’animation, Le Roi Makoko, dont un aperçu est offert au public en guise d’introduction à la visite et dont le travail sera plus largement présenté lors du week-end familial organisé début juin ; À Axelle Deleau et Christian Bontoux qui ont réalisé dans un temps record et avec un savoir-faire toujours apprécié le montage des œuvres et documents sur papier présentés dans l’exposition ;Aux Ateliers Quillet qui, sous la direction de Nadine Jaunet, ont effectué avec soin la délicate opération d’assemblage et d’entoilage des immenses affiches du fonds ;À Cédric Guerlus pour son écoute et son art du renoncement dans la conception d’une scénographie inventive et colorée à la hauteur de la fantaisie Vaissier.À l’équipe des éditions Snoeck et tout particulièrement à Geert Lefevre, directeur général, Philip Van Bost, éditeur Belgique, et Lamia Guillaume, éditeur France, pour leur patience, leur professionnalisme et leur engagement afin que soit publié, malgré des délais extrêmement serrés, ce nouveau catalogue. Qu’ils soient notamment remerciés pour la délicatesse de leurs interventions sur les images et l’attention de leurs relectures.

Pour les informations et les encouragements qu’ils ont apportés à ce projet, notre gratitude s’adresse enfin également à Thibault Catrice, responsable de La Boutique du Lieu, Audrey Gay-Mazuel, conservatrice du patrimoine, chargée des collections d’arts décoratifs du xixe siècle au musée des arts décoratifs, Daniel Hirselj, Annie Beaurenaud, Yvette Batteau, Jean-Pierre Meegens, Régis Rotsaert et Michel Labis.

Page 6: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

À la recherche d’un mythe roubaisien, Bruno Gaudichon 9

Bien rangée dans mon grenier, Bernard cromBez 15

L’ascension et la chute du flamboyant Victor Vaissier, 17 prince des savonniers, maharadjah de roubaix, Gilles maury

La parfumerie française de la Belle Époque et Victor Vaissier, marie-christine Grasse 37

Victor Vaissier et les cavalcades à roubaix, Germain hirselj 49

Victor Vaissier et l’œuvre poétique du savon du congo, marc anGenot 65

Catalogueamandine delcourt & alice massé

La Savonnerie du Congo

Les traces de l’activité 79

documents et objets 79

Publicités 86• Affiches 86• Buvards 88• Calendriers 88• Cartes parfumées 91• Chromolithographies 93• Objets publicitaires 96

cavalcades 98

Les produits 102

La ligne congo et ses dérivés 102• Savons des Princes 103• Eau du Congo 105• Produits dérivés 106• Congo anobli 111

Les fleurs 112• Violette 112• Rose 127• Hélianthis d’or 133• Trèfle 134• Héliotrope 137• Muguet 138• Varia 140• Lékélé 142

Page 7: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

Tendance nobiliaire et personnalités 144• Violette Tatiana 144• Princesse Makoko 147• Royal Vaissier 148• Princes russes et Edelweiss de la tzarine 149• Autres séries 153

Produits d’hygiène et thèmes variés 157• Monogrammes 157• Peau d’Espagne 159• Poudre de riz 161• Eaux de toilette et de Cologne 161• Savons à barbe 166• Crèmes variées 167• Savons 167• Lotions, eaux, extraits, huiles 176• Produits indéterminés 180• Essences 182• Dentifrices 184• Étiquettes d’emballage 185• Brillantine 186• Orientalis 187

L’après-Vaissier 188• Parfums 188• Savons 190• Eau de Cologne 194

Le château VaissierPhotographies 198

Cartes postales 206

Dessins et tableau 218

Décor extérieur 220

Mobilier 222

AnnexesListe des expositions et récompenses 234

Adresses des maisons de vente parisiennes 235

Index des gammes Vaissier 236

Sources et bibliographie sélective 238

Page 8: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,
Page 9: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

9

À la recherche d’un mythe roubaisien

B r u n o G a u d i c h o n

L a préparation d’un catalogue de collection est toujours un moment intense dans la vie d’un musée. Comment réussir ce rendez-vous

appelé à durer des années pour faire référence dans la présentation et la diffusion du patrimoine de l’établissement ? Être à la fois dans l’instant du récolement et dans la dynamique de la pérennité de l’information ? Le travail entrepris pour l’inventaire et la publication du fonds Vaissier de La Piscine ne manque pas à cette règle, éprouvée au musée de Roubaix au rythme exceptionnel d’un volume, c’est-à-dire d’un sujet, pratiquement chaque année. Et, pour l’occasion, l’équipe réunie autour de ce projet éditorial se saisit d’un véritable mythe roubaisien et pousse le point de vue jusqu’au-dehors du musée en évoquant l’extravagant palais hindo-mauresque du héros de l’histoire ici racontée.

Victor Vaissier est un vrai mythe roubaisien en effet. D’une saga industrielle assez prosaïque et promise à un confort rentier régulier et sans risques, il a fait une épopée romanesque extraordinaire, une vraie destinée. Gilles Maury et Germain Hirselj racontent ici cette aventure ornée à la mode de l’exotisme, par le sens de la réclame, par des références poétiques

mises au service du marché de la savonnerie, par des cavalcades pharaoniques qui marquent à jamais l’imaginaire roubaisien, par un château des mille et une bulles presque aussitôt détruit que construit. Une course contre la montre, un drame cosmétique résumé dans le temps d’une seule vie.

Dans la geste des entrepreneurs roubaisiens, Victor Vaissier fait figure d’exception, d’unicum, de singulier. Même s’il est le repreneur d’une affaire familiale et que sa raison sociale l’attache à ses deux frères, Victor Vaissier s’est fait un nom. Longtemps après la chute commerciale de ce patronyme, le souvenir des faits et rêves de Victor Vaissier nourrissait encore la chronique roubaisienne, jusqu’à susciter, dans les années 1970-1980 une nostalgique association « Pour le retour des éléphants à Roubaix », évoquant les fameuses cavalcades de 1887 et de 1903 qu’étudie ici minutieusement Germain Hirselj et qui, précisément, n’avaient jamais compté d’éléphants dans leurs cortèges éclectiques. On ne prête donc qu’aux riches et la mémoire de Victor Vaissier, bâtie d’extravagance, d’intuition et de culot, se devait d’avoir ses éléphants pour saluer dignement les savons du Congo et pour invoquer avec eux le rêve révolu d’un âge d’or roubaisien. En 1992, le musée de Roubaix renaissant exauça ce souhait en organisant des promenades sur le dos d'éléphants caparaçonnés en lin.

fiG. 1 • Affiche publicitaire pour le Savon au Musc Tonkin. (coll. Médiathèque de Chaumont).

Page 10: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

10

fiG. 2 • Savonnerie du Congo Victor Vaissier, papier d’emballage de savon Violettes Immortelles [Cat. 246].

Page 11: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

11

Cette fascination pour le personnage et sa destinée se retrouve dans les collections du musée qui a réuni, patiemment, un fonds de référence comme l’ont fait, dans le même temps et sur le même objet, le Centre d’histoire locale de Tourcoing – la gloire de Vaissier se partage ainsi outre-canal de Roubaix avec Tourcoing – et la Médiathèque de Roubaix aux richesses patrimoniales remarquables. Dans les fonds constitués  par Marcel Guillemyn, après la Seconde Guerre mondiale, pour un musée d’histoire locale à Roubaix, Vaissier s’impose comme une personnalité historique essentielle. Grâce aux amis du musée naissant sont alors réunis des masques en carton peint, des photographies, des savons-souvenirs moulés comme sont frappées les médailles, des cartes postales et des albums illustrés qui évoquent les fameuses cavalcades et les efforts philanthropico-publicitaires pour la construction du nouvel hôpital de la Fraternité en 1903. C’est également grâce aux amis du musée que se trouve aujourd’hui dans les collections  l’un des portraits les plus savoureux de Rémy Cogghe (1854-1935), représentant Alphonse Vaissier, l’un des frères associés de notre héros, chez son marchand de coqs de combat (FIG. 3).

À partir du début des années 1990, la collection Vaissier s’enrichit considérablement et régulière-ment. Le château de l’industriel, véritable Taj Mahal septentrional et polychrome, bâti par le Roubaisien Dupire-Rozan, détruit en 1929, réapparaît ici avec des ensembles mobiliers considérables, documentés par des sources photographiques. La Ville de Roubaix arrache ainsi, souvent de haute lutte avec des collectionneurs acharnés, au gré des ventes publiques, des sièges, des dressoirs, des tables, dont le luxe décoratif ravive le lustre presque éteint du palais disparu. Un curieux et impressionnant épi de faîtage en céramique de Delgutte est acheté en 2004, rappelant la qualité de cet atelier nordiste de Mons-en-Barœul et donnant l’échelle et l’intensité chromatique de cette construction hors du commun.

L’histoire de l’entreprise n’est pas oubliée dans cette quête Vaissier qui retient l’attention de la conservation du musée mais aussi d’amis qui contribuent régulièrement à l’enrichissement du fonds. Jean-Étienne et Jacqueline Grislain, en 2003, offrent par exemple un très bel ensemble d’étiquettes de la Savonnerie Vaissier et de la maison Tranoy, son successeur. Et cette recherche suscite à son tour de nouvelles générosités, ainsi celles des fidèles Germain Hirselj et Daniel Najberg et, tout récemment, de M. Régis Rotsaert.

Des affiches, des documents, des photographies, des livres de représentant rejoignent et complètent fréquemment la collection qui, en 2012, est spectaculairement enrichie, grâce à l’aide du Fonds Régional d'Acquisition pour les Musées, de la Société des amis et du Cercle des entreprises mécènes de La Piscine. Cette année-là, La Piscine saisit l’opportunité d’acquérir un extraordinaire ensemble, provenant directement des héritiers de l’entreprise, que domine une merveilleuse malle réunissant un grand nombre de références de la marque en flacons, étiquettes et boîtes dans un superbe état de fraîcheur préservée.

L’ensemble aujourd’hui présenté dans ce catalogue brosse un portrait très fort de Vaissier et permet d’évoquer dans toute sa richesse cette épopée industrielle et commerciale. Fédérant des études complémentaires, cette publication aide à mieux connaître toutes les facettes de l’aventure et à la

fiG. 3 • Rémy COGGHE (1854 –1935). Chez le nourrisseur (Monsieur Vaissier et son cocqueleux [sic]), 1891, huile sur toile (Roubaix, La Piscine, musée d’art et d’industrie André Diligent, ancien fonds de la SAMAIR, inv. 988-1-109).

Page 12: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

12

fiG. 4 • Savonnerie du Congo Victor Vaissier, papier d’emballage de savon Violettes Mystérieuses [Cat. 223].

Page 13: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

13

fiG. 5 • Savonnerie Paul Tranoy, boîte de quatre savons Savon des Princes de Cachemire (Roubaix, La Piscine, musée d’art et d’industrie André Diligent, achat en 2006, inv. 2006-53-4).

mettre en perspective avec son époque. Outre les travaux déjà évoqués de Gilles Maury et de Germain Hirselj, qui fixent parfaitement, grâce à des recherches très précises et documentées, le cadre historique du sujet et son inscription dans une éphéméride roubaisienne des derniers feux de la révolution industrielle locale, il faut saluer les contributions remarquables de Marie-Christine Grasse sur la flaconnerie de la Belle Époque et de l’universitaire canadien Marc Angenot sur l’œuvre poétique du Savon du Congo. Avec ces différents articles, il est désormais aisé de faire un point qui facilite la connaissance de l’épopée Vaissier, même s’il demeure des zones d’ombre, notamment sur l’identité des artistes et artisans qui ont construit l’imagerie publicitaire de l’entreprise, aujourd’hui révélée dans un total anonymat.

Depuis plusieurs années, la conservation du musée de Roubaix s’est attelée à l’inventaire complet et raisonné des collections dont elle a la responsabilité. Ce travail minutieux est important pour faciliter la connaissance et l’étude du patrimoine roubaisien. Il a, pour ce nouvel ouvrage et pour l’exposition qui l’accompagne, été mené avec enthousiasme et professionnalisme par Amandine Delcourt, documentaliste, Alice Massé, conservatrice chargée des collections, et Alain Leprince, photographe. Cette enquête laborieuse et complexe a certes bénéficié de l’expertise de Gilles Maury et de Germain Hirselj, mais elle a surtout occupé l’attention et sollicité la résistance de toute une équipe, très engagée, et de la régie des œuvres du musée. Sans cette passion et ce dévouement, rien ne serait de ce que vous allez découvrir dans ces pages.

Page 14: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,
Page 15: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

15

B ien rangée dans mon grenier, oubliée mais sauvegardée, se trouvait une malle en bois habillée de toile goudronnée avec charnières

et fermetures.

Cette malle comprenait cinq plateaux de bois à compartiments de différentes dimensions contenant des flacons de parfums, des pots de cosmétique, des coffrets de savons. Elle avait été placée là quelques dizaines d’années auparavant et le temps avait passé. C’était un enchantement de ressortir cette ancienne collection : chaque flacon ou boîte avait gardé le charme de son époque, celle de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Tous ces produits avaient une marque, portaient un nom : Victor Vaissier, Savonnerie du Congo Roubaix.

La ville de Roubaix a été au xixe siècle, avec Tourcoing, le centre mondial de la laine et, avec la création des usines textiles, se sont installées les savonneries produisant les détergents pour nettoyer les matières premières. La Savonnerie du Congo – parfumerie Victor Vaissier de Roubaix, la Savonnerie Tranoy de Tourcoing et bien d’autres savonniers ont marqué leur époque et ont su, chacun à leur façon, prendre une place au cœur de la région.

Le grand public se devait de connaître cette splendide époque de l’histoire de la savonnerie et de la parfumerie. C’était aussi l’avis de Mme M. Jeanson, historienne et intéressée à tout ce qui touche le patrimoine du Nord. Elle fut éblouie par cette merveilleuse collection. J’ai rencontré par la suite différentes personnes portant aussi, à mon grand étonnement, un vif intérêt à cette histoire, notamment Mme Batteau, M. Hirselj, M.  Rotsaert et M. Gilles Maury qui a écrit un livre d’après sa thèse sur le château Vaissier. J’ai donc décidé de présenter la collection à M. Bruno Gaudichon, directeur de La Piscine, musée de Roubaix : il se montra immédiatement enthousiaste pour l’exposer et pour l’intégrer aux collections municipales. C’est ainsi qu’une partie essentielle de l’histoire de Victor Vaissier et de la Savonnerie du Congo est entrée dans le fonds patrimonial et industriel du musée.

En tant qu’arrière-petit-fils de Paul Tranoy, repreneur de la savonnerie parfumerie du Congo en 1946, et ayant travaillé dans l’entreprise, j’ai eu l’opportunité de préserver ce patrimoine. La malle ainsi que quelques étiquettes, boîtes et flacons me furent confiés et cédés en 1965. C’est un véritable plaisir que de partager avec vous aujourd’hui l’histoire de cette très belle collection.

fiG. 6 • Malle de représentant en bois habillé de toile goudronnée avec charnières et serrure ; à l’intérieur, cinq plateaux et un fond de caisse contenant au total 117 flacons et pots cosmétiques et 71 étuis-cartons, boîtes de savon ou boîtes de poudre [Cat. 2].

Bien rangée dans mon grenierB e r n a r d c r o M B e Z

Arrière-petit-fils de savonnier

Page 16: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,
Page 17: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

17

L’ascension et la chute du flamboyant Victor Vaissier, prince des savonniers, maharadjah de Roubaix

G i L L e s M a u r y

L a France industrielle du xixe siècle vit s’épanouir, partout sur son territoire, des personnalités qui marquèrent leur domaine, parfois au-delà des

frontières nationales. Quand Balzac publie Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau en 1837, dont le héros est un parfumeur ayant fait fortune en quelques années par ses intuitions commerciales, il s’intéresse à un phénomène nouveau : l’ascension sociale d’un homme partant de presque rien et qui obtient un succès éclatant par ses investissements industriels, faisant de lui un notable. En 1860, cette figure est devenue banale, car lorsque paraît le roman à l’eau de rose Le Parfumeur millionnaire1, il est communément admis en France que les métiers autour des cosmétiques sont vecteurs d’ascension sociale. Entre art et industrie, cette branche est en pleine expansion durant les décennies suivantes2, grâce aux progrès de la science et de la révolution hygiéniste en marche.

Victor Vaissier fut dans ce sens un parfait « enfant du siècle », en même temps qu’il en explosait les caractéristiques, optant pour le hors-norme, le

spectaculaire, la démesure. Industriel atypique dans le paysage roubaisien, il ne se comprend aujourd’hui que replacé sur une échelle nationale, voire internationale. L’ascension et la chute, vertigineuses toutes deux, rappellent les destins romanesques de bien des capitaines d’industrie européens ou américains.

La flamboyance du personnage et ses stratégies de communication engendrèrent bien des légendes de son vivant, et plus encore après sa mort. Malgré son immense popularité, l’homme privé, comme le professionnel, ne laissa que peu d’archives et il fallut les efforts conjoints de plusieurs historiens et d’institutions publiques pour retracer ce singulier parcours3.

Un début en fanfare 1878-1887

En famille

Lorsque Victor Vaissier naît à Roubaix en 1851, sa famille occupe une place respectable dans l’industrie locale. Son père, Antoine (1810-1888), est d’abord « retordeur » ou fileur et il a épousé Eugénie Dillies (1807-1893), elle-même issue d’une famille impliquée dans le textile, associée aux importantes familles

fiG. 7 • Flacon Essence du Congo et son tube d’emballage vers 1900. Une des nombreuses déclinaisons de la ligne-phare créée par Victor Vaissier et qui fit sa célébrité [issu de la malle de représentant, Cat. 2].

Page 18: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

18

Motte ou Lepoutre. De cette première activité textile va découler ce qui fit la fortune et la célébrité de son dernier fils car, sans doute par opportunisme ou vision entrepreneuriale, Antoine s’investit dans la création d’une savonnerie, dont la fonction première à cette époque est de fournir les énormes quantités de détergent destinées au lavage des laines et des matières premières de l’industrie textile. C’est donc à la fin du Second Empire, en 1869, que la Savonnerie des Nations ouvre ses portes à Roubaix. Le nom lui-même dénote déjà de la part du père un désir d’ouverture internationale et des ambitions commerciales, qui furent finalement réalisées par le fils. Victor est donc baigné dès la fin de son adolescence dans les effluves de la savonnerie, installée à proximité de la gare, 2  rue de Mouvaux (FIG. 8), près du nouveau domicile familial du 51 rue de l’Alouette.

La dynamique industrielle roubaisienne est dans les années 1870-1880 dans une phase d’accélération notable, dont profitent toutes les activités annexes. La savonnerie familiale fabrique alors, outre les produits destinés au textile, des séries de savons parfumés ou de lotions et teintures pour la chevelure, production modeste d’environ sept cents à mille unités par jour4. Le fonds de commerce sera exploité pendant plus d’une décennie et l’on trouvait encore au début des années  1890 des savons créés par la Savonnerie des Nations, aux noms sympathiques

mais peu singuliers : Mon ami Pierrot, Savon Bouquet Napolitain, Savon du Progrès… (FIG.  9) 5. Cette première diversification devint le cœur du développement qui s’amorça en 1878 avec la reprise de l’activité par un trio fraternel : le jeune Victor, ses aînés Bernard (1835-1900) et Alphonse6 (1846-1918) refondent sur les biens familiaux la Savonnerie Vaissier Frères7. Les tâches étaient alors bien définies : « M. Bernard Vaissier faisait les savons à froid, M. Alphonse Vaissier s’occupait des voyages dans le Nord de la France et de la partie commerciale, et [Victor Vaissier] fabriquait les savons de luxe8 […] ».

Un tel contexte familial était déjà favorable, mais l’autre chance de Victor Vaissier fut d’être né au moment de la révolution hygiéniste, induite par les travaux de Louis Pasteur sur l’asepsie à la fin des années 1870. Ceux-ci entraînèrent, entre autres, une popularisation toujours croissante de l’usage du savon au quotidien.

L’irrésistible Congo

Dès le début de la nouvelle entreprise, il semble que l’idée d’un produit phare ait émergé. De 1879 à 1885 principalement, l’actualité française est occupée par les expéditions de Savorgnan de Brazza au Congo et les traités qui en découlent. Ses conférences publiques et articles en 1881 popularisent le nom du Congo dans toute la France et ce fut pour les frères Vaissier l’occasion parfaite : celle de l’association d’une consonance inusitée en parfumerie et d’un nom relayé gratuitement par la presse nationale9. Le Savon des Princes du Congo pourrait avoir vu le jour cette année, mais plus probablement en 1883, alors que l’entreprise change une nouvelle fois de nom, pour devenir la Savonnerie du Congo. L’orientation donnée était sans équivoque, entièrement tournée vers un produit principal, attitude extrêmement moderne marquant l’entrée de cette entreprise roubaisienne dans l’univers du commerce national et international10.

La force de l’idée des frères Vaissier est complexe. Elle réside d’abord dans cette cohérence commerciale, dans cet investissement placé sur un produit principal, tout autant que dans l’objectif d’élargir la clientèle en s’adressant au plus large public. Le Savon des Princes du Congo voulait en effet « se substituer à tous ses concurrents dans le cabinet de toilette des élégantes aussi bien que dans la modeste savonnette

fiG. 8 • Détail du papier à en-tête utilisé par la Savonnerie des Nations, Vaissier Frères, dans les années 1880 (coll. part.).

Page 19: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

l 'ascens ion et la chute du flamboyant v ictor vaiss ier

19

du travailleur soigneux de sa personne11 », c’est-à-dire devenir une sorte de panacée, tant sur le plan de l’hygiène que des avancées sociales. Pour sa communication, le savon bénéficiera également d’une attention remarquable, sans doute unique en France, déclinée en plusieurs points.

Le Savon des Princes du Congo posséda dès sa création une identité visuelle forte reposant sur le principe de la personnification, identité qui ne variera que peu jusqu’à l’arrêt de sa production, bien après la mort de Victor Vaissier. Trois figures légèrement basanées – l’Afrique demeure plus fantasmée que réaliste – incarnent les princes Nghini, Niamanoiciné et la princesse Sofila12 (FIG.  10). On retrouvera ces personnages sur les emballages des produits « dérivés » qui fleuriront la décennie suivante, comme les lotions, poudres ou shampoings, mais aussi sur les visuels publicitaires tels que calendriers ou cartes parfumées. Cette cohérence innovante, remarquable pour l’époque, se doubla d’un événement majeur qui marqua la véritable naissance du Savon du Congo auprès du grand public. En mars  1887, l’organisation d’une gigantesque cavalcade publicitaire et caritative, Le Congo à Roubaix, fut l’écrin tonitruant de cette personnification d’un produit de consommation courante, événement d’une ampleur inégalée (voir l’article de Germain Hirselj). Car, parmi les chars et les groupes grimés, figuraient à la place d’honneur les princes du Congo, suivi par le roi Makoko, incarné par Victor Vaissier en personne… En décidant de

faire défiler ces princes imaginaires dans les rues de Roubaix, le savonnier fit basculer définitivement son entreprise dans l’ère contemporaine du marketing, action pionnière à l’échelle roubaisienne et nationale. Au son des trompettes des fanfares roubaisiennes impliquées pour l’occasion, le Congo s’affirmait, conquérant, irrésistible.

L’année suivant la cavalcade, la production aurait été multipliée par cinquante pour le seul Savon des Princes du Congo13, première confirmation éclatante des intuitions commerciales de Victor Vaissier.

Développement et premiers pas internationaux 1888-1891

Seul maître à bord

La cavalcade du Congo est à peine terminée qu’un conflit entre les trois frères éclate. Le 11 avril 1887, l’audience du tribunal de commerce de Roubaix porte sur la « mésintelligence entre associés14 », selon la plainte de Victor Vaissier, qui semble avoir réclamé l’augmentation des prix des Savons du Congo contre l’avis de ses frères. L’action en justice aurait abouti au rachat des parts de Bernard et d’Alphonse, à hauteur de 500 000  francs chacune, par un acte validé le 22 décembre 1888, à moins qu’il ne s’agisse des conséquences de la succession, à la suite du décès de leur père15. À trente-sept ans, Victor Vaissier est désormais l’unique propriétaire de la Savonnerie du Congo, à laquelle il ajoute désormais son nom. Au fils des années, le nom de Vaissier se substituera de plus en plus au nom de l’usine sur

fiG. 9 • Un des nombreux produits de la Savonnerie des Nations, imaginé sous la direction d’Antoine Vaissier. Album de représentant, pl. 16 (détail) [Cat. 1].

Page 20: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

20

les étiquettes des produits : il faut y voir, si ce n’est le signe d’un ego bien développé, la manifestation d’une appropriation, d’une assimilation totale entre Victor Vaissier et les diverses activités de sa société. Il ne faut donc avoir aucun doute sur l’investissement profond de ce dernier dans l’aventure des savons parfumés roubaisiens : depuis le début, il est vraisemblable que Victor ait organisé les activités, pris des décisions stratégiques. Le savon Langage des Fleurs, créé au plus tard en 188716, mentionnait déjà sur les côtés d’un visuel Louis  XV (FIG.  11) le seul nom de Victor, en miroir d’un « Paris-Roubaix-Londres » indiquant clairement que l’expansion commerciale avait déjà bien commencé.

L’usine de la rue de Mouvaux est par ailleurs réorganisée et se double d’une annexe, ouverte fin 1887 ou début 1888, non loin de là, au 26  rue d’Italie17. Elle est destinée au broyage du savon, à son pelotage, son pressage et son emballage ; l’usine-mère conservant la fonction de préparation des pâtes et des matières premières18. Doté d’un appareil de production efficace, moderne, seul gérant d’une entreprise bien implantée, Victor Vaissier peut partir à la conquête de nouveaux marchés.

La règle des trois P

La Cavalcade de 1887 avait permis aux Roubaisiens et aux touristes de découvrir un véhicule d’un genre nouveau, la voiture publicitaire, sorte de landau surmonté d’une savonnette géante du Savon

du Congo et surtout conduite par « de véritables nègres » (FIG. 12). Préexistante à la Cavalcade – on la fit venir de Paris, où elle sillonnait déjà les rues –, elle survécut à l’événement et devint dans les années qui suivirent le porte-étendard de la société : « C’est dans cet équipage que dans chaque métropole d’Europe, le Savon du Congo de Vaissier, le plus parfait des savons de toilette, apporte et offre à chacun bienfait, parfum et vertu19. » Victor Vaissier avait donc mis en place, très tôt, une stratégie publicitaire, qu’il amplifia à l’échelle européenne dans les années 1890. On pourrait alors la résumer à une sorte de « règles des trois P », tous interdépendants : publicité, poésie, presse.

Du début des années 1890 date le lancement d’opérations publicitaires de grande envergure, envahissant certes les rues par le biais d’affiches grand format, mais aussi plus particulièrement la presse. De l’échelle microlocale (comme de modestes journaux roubaisiens ou lillois, à la parution confidentielle, tels La Publicité ou La Chronique littéraire, artistique et théâtrale) à l’échelle régionale (Le Journal de Roubaix, L’Écho du Nord…), puis à l’échelle nationale des quotidiens ou grands hebdomadaires populaires (Le Petit Parisien, Gil-Blas, L’Illustration…), voire à l’échelle internationale (Illustrated London News, Nursing Record, L’Écho d’Alger20…), un flot quasi quotidien de publicités autour de la Savonnerie du Congo et de Victor Vaissier déferla sur le public, dans des proportions vertigineuses : l’industriel se vantera de communiquer via plus de deux mille journaux21. La palette utilisée sera la plus large possible : petite publicité en quelques lignes pour vanter un

fiG. 10 • Boîte d’origine du Savon des Princes du Congo. Les princes et princesse figuraient également sur les papiers d’emballage des trois savonnettes contenues dans la boîte [Cat. 108].

Page 21: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

l 'ascens ion et la chute du flamboyant v ictor vaiss ier

21

produit, poèmes publicitaires, pseudo-reportages visiblement écrits par le service de communication de la savonnerie, illustrations… Parmi les solutions les plus originales, la poésie publicitaire est celle qui fascine encore le plus aujourd’hui. Œuvre immense, souvent anonyme mais parfois signée de grands noms, comme ceux des frères Mauriac, inclassable, drôle ou édifiante, mais aussi leste ou coquine, la poésie « saponifère22 » fut un instrument redoutable de communication (lire ci-après l’article de Marc Angenot). Mais plus encore, elle pourrait avoir été une vraie passion pour notre industriel qui n’hésitait pas à créer des prix de poésie ou des concours, comme L’Athénée des Troubadours entre 1891 et 189423, certes toujours afin de vanter les mérites des savonnettes.

La relation permanente de Victor Vaissier avec la presse de son époque fait de lui un chef d’entreprise moderne, en phase avec l’actualité. Si celle-ci l’avait inspiré pour baptiser son produit phare, elle continua à lui fournir une matière propre à rester dans l’air du temps.

L’opportunisme d’actualité

Si la participation de la Savonnerie du Congo à l’Exposition universelle de 1889 est incertaine, alors qu’elle avait été distinguée à l’Exposition internationale de Bruxelles l’année précédente24, il ne fait pas de doute que Victor Vaissier la visita, puisque ses affaires l’appelaient régulièrement dans la capitale. Les nombreux produits dérivés de l’Exposition, comme ceux dédiés à la tour Eiffel (dont les toutes premières cartes postales), les stands ou pavillons de certaines grandes sociétés, les défilés furent aux yeux de l’industriel autant de confirmations de l’importance de la publicité à grande échelle et de l’immense prestige qui rejaillissait sur les récipiendaires des grands prix, distinctions, récompenses que l’on accordait à ces

fiG. 11 • Papier d’emballage du savon Langage des Fleurs, vers 1887. Un des premiers à porter les signes d’une internationalisation de la savonnerie [Cat. 369].

fiG. 12 • Voiture publicitaire de la Savonnerie du Congo, vers 1890. Ce véhicule arpenta les rues de plusieurs grandes villes françaises et européennes à la fin du xixe siècle. Les commis noirs distribuaient des savonnettes. Carte postale ancienne (coll. part.).

fiG. 13 • Boîte du savon Souvenir de l’Exposition de 1889. Le nom du produit le rattache principalement à l’opportunisme d’actualité cher à Victor Vaissier, mais aussi à une thématique nationale qu’il déclina régulièrement [Cat. 535].

Page 22: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

22

occasions. Victor Vaissier tirera tout de même parti, modestement, de l’événement. Un savon (FIG. 13) est édité en souvenir et marque l’attitude opportuniste du savonnier, qui, s’appuyant sur l’actualité, crée des produits profitant de la publicité gratuite accordée à ces manifestations.

Cette démarche va devenir systématique : le Congo ne fait plus vraiment la une des journaux, alors que d’autres pays ou des événements occupent le devant de la scène. À  ce premier type d’opportunisme s’ajouta celui qui fit correspondre les produits aux pays dans lesquels Victor Vaissier désirait s’implanter.

De Londres à Moscou

L’Exposition française de Londres en 1890 est l’occasion d’éditer divers savons et de lancer une campagne intensive de publicités. Celles-ci, plutôt visuelles que poétiques, apparaissent dans les grands journaux illustrés (FIG.  14), et certains cartons ou affiches publicitaires sont édités en langue anglaise, vantant une image coloniale, appréciée outre-Manche (FIG.  15). Il faut apprécier à juste titre les adaptations de la communication de la savonnerie : les images sont toutes originales et n’ont rien à voir avec celles des journaux français. Elles démontrent de la part de Vaissier un réel sens du commerce international et de ses exigences. La présence de la savonnerie à Moscou en 1891 est avérée, à l’occasion de l’Exposition française qui vantait les mérites des sociétés nationales dans le pays nouvellement allié.

fig. 14 • Extrait d’une page d’annonces d’un numéro de l’Illustrated London News de 1891. C’est après l’Exposition de Londres que se multiplient les publicités Vaissier dans les grands hebdomadaires illustrés à destination d’un vaste public (coll. G. Maury).

fig. 15 • Comme pour les commerces français, Victor Vaissier fit éditer, pour les boutiques anglaises, des cartons à accrocher dans les vitrines. L’esthétique coloniale est ici très appuyée, alors qu’elle le fut peu en France (coll. G. Maury).

fig. 16 • Boîte métallique pour des savons Fleurs Russes. La Russie fut, après le Congo, le pays le plus présent dans l’univers des produits Vaissier [Cat. 420].

Page 23: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

l 'ascens ion et la chute du flamboyant v ictor vaiss ier

23

L’alliance franco-russe fut entérinée officiellement en 1893 mais sera précédée de rencontres politiques, militaires et commerciales qui lancèrent un nouveau marché et donc un nouveau thème à exploiter. La Savonnerie du Congo déclina ainsi pendant cette décennie une série de savons ou parfums inspirés par la Russie (FIG. 16).

Quand Victor Vaissier fait imprimer un luxueux album chromolithographique vers 1890 (FIG. 17), il offre à sa clientèle une image éloquente : le créateur du Savon du Congo trônant au milieu de ses représentants, non nommés, mais désignés par leurs villes de résidence. La Belgique, la Suisse, l’Allemagne, la Pologne, l’Angleterre, l’Italie, l’Algérie, l’Espagne, le

Portugal, l’Égypte, la Russie, la Turquie, l’Autriche, la Roumanie et la Bulgarie sont ainsi conquis par Victor Vaissier, roi de la savonnette. L’internationalisme de la savonnerie roubaisienne fut une réalité tangible, dont on ne sait exactement quelle fut la durée : la publicité en Angleterre semble cesser avant 1900, et les nombreuses succursales à l’étranger ne sont pas documentées. Nul doute cependant que cet important réseau fut entretenu à la faveur des Expositions universelles et internationales suivantes que Vaissier fréquenta quasi systématiquement.

L’album commercial possède une autre particularité, finalement corollaire du succès grandissant des savons Vaissier. La page de garde offre un avertissement de poids aux plagiaires ou aux concurrents maladroits : entre 1886 et 1890, Victor Vaissier fit au minimum huit procès pour contrefaçon ou imitation, qu’il gagna tous. Farouche défenseur de

fiG. 17 • Album de représentant, édité vers 1890, p. 4-5 [Cat. 1].

Page 24: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

24

ses droits sur le mot Congo et de ses autres produits, l’industriel veille et défend l’image de sa marque.

Conscient de l’univers commercial international dans lequel il s’inscrit, sans doute fasciné comme ses contemporains par la féerie architecturale de l’Exposition parisienne ou des manifestations similaires, Victor Vaissier sait que sa modeste usine de la rue de Mouvaux n’offre plus le support d’une communication digne de ses ambitions. Celles-ci vont se reporter d’une façon inédite et magistrale sur sa résidence, véritable château qui porta son nom mais devint rapidement aux yeux du public le Palais du Congo.

Une demeure démonstrative 1892-189425

Translation d’un objectif

L’usine de la rue de Mouvaux, vitrine de la marque, vit sa façade progressivement transformée durant les années 1890 : dotée d’abord de trois pignons en accolades, elle passa ensuite à cinq (FIG. 18). Il s’agit là de la seule évolution documentée ; le site, très contraint, n’offrait pas à l’industriel la possibilité de reconstruire et d’édifier une usine plus représentative du Congo dont elle portait le nom. Victor Vaissier fut jusqu’en 1892 domicilié chez sa mère, dans la modeste maison bourgeoise de la rue de l’Alouette26,

et c’est peut-être la perspective d’un mariage, prévu pour 1893, qui le lança dans l’édification d’une demeure, acte banal de l’ascension sociale. Les jeunes hommes de sa génération qui prirent les rênes des entreprises textiles à Roubaix ou à Tourcoing, comme les frères Charles et César Pollet, étaient déjà passés à l’acte en se faisant construire à Mouvaux de somptueux châteaux, véritables « campagnes » comme l’on disait alors, sises au sein de vastes parcs, loin des fumées d’usine.

L’imaginaire débridé du savonnier le fit s’engager dans une aventure architecturale très singulière,

fiG. 18 • Carton-réponse de la savonnerie Vaissier, vers 1910. La façade est désormais ornée de cinq pignons, contre trois auparavant [Cat. 18].

fiG. 19 • Le château Vaissier fut placé dans son parc de telle sorte qu’il était visible de très loin, notamment depuis la rue de Mouvaux qui le reliait à l’usine de Roubaix. Carte postale (coll. G. Maury).

Page 25: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

l 'ascens ion et la chute du flamboyant v ictor vaiss ier

25

sans aucun équivalent en France. Profitant de la nécessité de s’établir, il fit endosser à sa demeure, qui ressort normalement de la stricte vie privée, un rôle d’édifice commercial : son château devint l’image de marque de la savonnerie. Nul doute que la fréquentation des expositions internationales incita l’industriel roubaisien à cet investissement, d’autant plus que son palais partagera beaucoup de caractéristiques architecturales prises notamment de l’exposition de 188927.

Afin de concrétiser ses désirs, Victor Vaissier fit appel au meilleur des architectes roubaisiens, Édouard Dupire-Rozan (1842-1901), prisé des grandes familles locales. Auteur de très nombreux châteaux dans la région (ceux des Pollet, Motte-Bossut, Holden…) ou d’hôtels particuliers (ceux du boulevard de Paris notamment, ou l’hôtel Catteau), c’était à la fois un spécialiste du grand luxe et un excellent constructeur. Il fut en outre, prestige insigne, le seul architecte de sa génération à Roubaix à avoir fréquenté l’École

des beaux-arts de Paris. Édouard Dupire-Rozan fut réellement doué, doté d’une palette stylistique très large, et pourvu d’une réputation sans tache.

Voir et être vu

C’est sans doute ensemble que les deux hommes choisirent un terrain à Tourcoing assez éloigné du centre de Roubaix, mais dans la même rue que l’usine. D’ailleurs, les adresses furent les mêmes, dans un effet miroir créant une confusion volontaire : l’usine était sise 2 rue de Mouvaux à Roubaix, le château le fut 2  rue de Mouvaux à Tourcoing. Dupire-Rozan connaît l’endroit car il a édifié à proximité, au milieu des années 1880, les deux résidences Pollet. Il y vit un potentiel qui était propre à satisfaire les ambitions de son fantasque client : proche du canal qui allait s’ouvrir, le long d’une voie très fréquentée, le terrain était dans l’axe de la rue de Mouvaux en venant de l’usine (FIG. 19) et sur le côté nord-est du terrain, le plus urbain et le plus dégagé d’arbres, il était possible d’édifier une habitation qui serait bien visible depuis l’espace public. Tous les choix architecturaux vont découler de cette idée. Pour Vaissier, il fallait voir et être vu et son architecte s’y employa avec brio. Une

fiG. 20 • Vue de la façade nord du château. C’est un des points de vue les plus rares, mais qui prouve que le château fut conçu pour être apprécié sous tous les angles [Cat. 726].

Page 26: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

26

série presque innombrable de cartes postales rend compte de ces options concomitantes, faisant le tour de la demeure et démontrant toutes son caractère quasi public (FIG. 20)28.

Le château lui-même fut composé à partir d’un cube de 33  mètres de côté, dimensions palatiales qui en feront la plus grande demeure de la métropole lilloise de son époque. Ses trois niveaux d’habitation (soubassement de service, étage noble, étage privé des chambres) étaient couronnés, fait exceptionnel, par une toiture-terrasse d’environ 670 m2, elle-même surmontée du morceau de bravoure de l’édifice, un dôme de verre et de métal, culminant à 33 mètres. Avec quatre façades animées de tourelles, ressauts, terrasses, galeries suspendues et belvédères, le château s’orientait sur 360  degrés pour offrir à l’usage de son propriétaire des vues sur le paysage environnant, tout autant que pour constituer un spectacle aux yeux des curieux.

Polychromie électrique

Le dôme de verre était situé dans l’axe de la rue de Mouvaux et se voyait de loin. À  cette grande visibilité s’ajoutaient deux autres facteurs, amplifiant le « être vu » : la construction fut polychrome et électrifiée, en contraste total avec les sombres manoirs Renaissance voisins. Le château Vaissier était rutilant de céramique émaillée, dans les tons jaune safran, rouge sang, bleu turquoise (FIG. 21) et se parait en outre de matériaux réellement luxueux, comme des marbres rouges ou verts et d’importantes surfaces de mosaïques. Ces brillances naturelles étaient rehaussées par l’usage d’un éclairage électrique extérieur qui signalait le dôme dans la nuit métropolitaine. Le château Vaissier pouvait ainsi se transformer en une sorte d’enseigne, signal unique à l’échelle urbaine.

Toutes ces volontés imposaient le recours à une architecture non conventionnelle : le dôme se justifiait pleinement par les références à l’Inde de la période moghole qui présida à la gestion de la silhouette générale, mais aussi aux ambiances intérieures. Ce hors-norme, cet ailleurs si puissamment concrétisé fut un choix délibéré plus qu’une lubie. Il fallait pour Victor Vaissier se démarquer de ses voisins certes, mais aussi évoquer un Congo fantasmé, un exotisme synthétique. Le glissement du Congo à l’Inde s’expliquait par l’impossibilité de faire un palais digne du prince des savons en copiant une

architecture africaine, qui n’était connue que par les cases en paille des Expositions universelles.

Avec de telles caractéristiques, le château devint rapidement dans l’imaginaire local un palais des Mille et une Nuits, analogie reprise constamment par la presse, populaire ou spécialisée. Ainsi, le poète patoisant Jules Watteeuw, dit Le Broutteux, s’extasia « in dirot qu’in a suvi Aladin et s’lampe merveilleuse et qu’in est transporté vin l’majon d’in prince Oriental. Ch’est tout chin qu’l’art Indien a produt d’merveilleux, ch’est inne ornementation admirabe, comme y dittent les riches29 ». Comme par enchantement, Victor Vaissier était devenu maharadjah.

Une décoration fantastique

L’intérieur nous est connu par plusieurs photographies et des descriptions de journalistes ou architectes, aussi enthousiastes que déconcertés. La décoration était proprement indescriptible et frôlait l’effet kaléidoscopique. Il faut tenter de s’imaginer des murs peints de tons denses, contrastés (indigo, grenat, ou vert saule et argent), relevés de dorures, de bronzes ou de cuivres émaillés et cernés par des boiseries cirées en noyer, chêne ou cèdre. À  cela s’ajoutait un éclairage au gaz et électrique, avec des cabochons de couleur diffusant des rayons se diffractant sur les surfaces sculptées… Malgré cette profusion d’effets, on loua Édouard Dupire-Rozan pour ces « fantastiques combinaisons », et son « remarquable talent de dessinateur et de coloriste30 ».

fiG. 21 • Tuiles d’origine provenant de la toiture de la conciergerie, récemment restaurée. Les céramiques du château, comme l’épi de faîtage [Cat. 800], furent fournies par l’entreprise Delgutte de Mons-en-Barœul [Cat. 799].

Page 27: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

l 'ascens ion et la chute du flamboyant v ictor vaiss ier

27

Les pièces de réception étaient situées à l’étage noble, et le salon mauresque semble avoir été la pièce maîtresse où Victor Vaissier recevait le plus couramment31. Situé à l’ouest, il s’ouvrait sur le parc et sa pièce d’eau via trois portes-fenêtres donnant sur une large terrasse. Savamment décoré dans un ton « bleu violacé très soutenu32 » sur fond de boiseries et de cuivre, le salon était doté d’un mobilier adéquat (FIG.  22) qui a subsisté et figure aujourd’hui dans les collections de La Piscine. Comme dit encore le Broutteux, « tout cha est ben compris, vin inne note juste, po criard, savez, ch’est po du tra la la ». Le gotha des architectes français et étrangers réunis à Lille pour un congrès en 1897 ne pensa pas autrement. La visite de la demeure, suivie d’une réception, fut un triomphe pour l’architecte et son client. L’édifice, sans précédent, sut convaincre les critiques les plus exigeants. Vaissier, là encore, avait réussi son pari.

Poursuivant l’entremêlement de sa vie privée avec sa vie professionnelle, Victor Vaissier utilisa son palais pour porter l’image de marque de l’entreprise à travers des visuels de savons ou de lotions, ou des objets promotionnels (FIG.  23). L’industriel se sentait indissociable de ses produits, sa réclame, ses idées, son succès et son château ; comme il le dit lui-même, « en construisant le château, j’ai voulu créer un monument qui résumerait avec harmonie et distinction mes idées et je crois avoir réussi33 ».

Confirmation du succès

Bien que la conception et le suivi des travaux du château aient dû accaparer Victor Vaissier de façon significative durant les années  1892 à 1894, cela ne l’empêcha pas de poursuivre ces activités commerciales avec dynamisme. Rien que pour l’année 1892, l’entreprise glane quatre médailles, émanant principalement de sociétés savantes ou commerciales, stabilisant la réputation de l’industriel. Avec dix participations à des expositions de toutes sortes et dans plusieurs pays en moins de quatre ans, Vaissier s’était affirmé comme une gloire montante. C’est aussi en 1892 qu’il obtint un sésame de grande valeur commerciale, une exclusivité de poids : Victor Vaissier devint en effet le « fournisseur en titre de la cour de Belgique, de S.M. Léopold II, souverain de l’État du Congo34 », référence des plus logiques l’inscrivant définitivement dans une sphère internationale. La construction de son palais vint à point nommé pour relancer une nouvelle

dynamique, personnelle comme professionnelle, que confirmèrent deux nouvelles d’importance pour l’année 1893 : Victor devait se marier en février, et d’autre part il était pour la première fois désigné hors concours dans une exposition qui s’annonçait retentissante, celle prévue aux États-Unis, à Chicago.

fig. 22 • Seule photographie connue à ce jour présentant une partie du château meublé. Cette vue permet d’identifier les ensembles acquis par le musée en 2001 et 2004 et qui occupaient le salon mauresque [négatif argentique, coll. Régis Rotsaert ?].

fiG. 23 • Le château Vaissier, dès son achèvement, s’est trouvé utilisé sur un grand nombre de supports commerciaux ou même sur des produits. Ici, un carton pour vitrine, après 1900 (coll. Médiathèque de Roubaix).

Page 28: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

28

Des ambitions universelles 1893-1897

Mariage, voyage ?

Lorsqu’il épouse Marie Delattre (1866-1948) le 6  février  1893 en l’église Saint-Martin, Victor Vaissier a quarante-deux ans et son épouse, vingt-sept. Il est probable que leur rencontre soit due en partie à leur passion pour la musique, Marie étant la fille d’Édouard Delattre (1827-1909), charpentier et créateur de la fanfare du même nom en 186835, tandis que Victor s’illustrait au tuba au sein de la Grande Harmonie. La réputation grandissante et les actions publicitaires du savonnier en ont fait une célébrité locale et la cérémonie religieuse, pourtant prévue sobre, dégénéra en fait divers : « une foule bruyante, houleuse, avait envahi l’église, ne respectant rien, ni les confessionnaux, ni les autels, ni la chaire de vérité ». Cris, bousculades, bris de chaises, femmes piétinées, émaillèrent jusqu’à la sortie la célébration, plongeant les époux et le clergé dans la consternation. « À  la sortie, la noce est coupée. Le tumulte est à son comble et le spectacle répugnant, absolument indigne. […] des ouvriers crient “Mariage ! Vive le Congo !”. » Un « superbe nègre, du plus beau noir » offrit spontanément des fleurs aux mariés36. Victor Vaissier était devenu, en quelques années, indissociable de son entreprise, d’une certaine image du Congo : un homme public, populaire ne pouvant faire rimer discrétion et commerce.

Les époux firent-ils un voyage de noces ? Est-ce l’Amérique qui les accueillit ? Rien n’est certain… L’Exposition de Chicago ouvrit ses portes en mai et les produits Vaissier y furent bien présents, bien qu’appréciés de façon nuancée par les rapporteurs français de la section parfumerie. Les produits roubaisiens sont classés sans équivoque dans la section à bon marché, le luxe et la parfumerie courante étant représentés par des maisons mieux établies, comme Pinaud, Oriza, Klotz ou Rigaud. « Bien que cette production se rapproche moins que les autres du caractère général de notre industrie, on ne peut s’empêcher de reconnaître les services qu’elle rend, en fournissant à une importante classe de la société les produits nécessaires aux soins de la toilette, avec l’illusion du charme de la finesse et de la présentation37. » Ainsi, la Savonnerie du Congo se positionnait dans le domaine spécifique du savon populaire, les emballages ne masquant pas aux yeux des experts la réelle qualité des produits.

Bien que hors concours, et même avec une création spécifique pour l’occasion (FIG. 24), il restait à Victor Vaissier à accomplir des progrès et à se diversifier. Ce premier pas sur le sol neuf des États-Unis aurait pu devenir un nouveau tremplin, mais il semble qu’il n’y eut jamais de succursale du Congo en Amérique.

La même année eut lieu à Monaco une exposition internationale, qui aurait pu fournir également un beau prétexte pour un voyage de noces. L’entreprise n’y gagna pas de récompense particulièrement remarquable et peinait finalement à décrocher des médailles plus prestigieuses que le premier Grand Prix qu’elle avait obtenu à la modeste exposition nationale de Carpentras en 1891. Si la reconnaissance des pairs tardait un peu, d’un autre côté, Victor Vaissier poursuivait sa recherche d’appuis prestigieux : en 1893, il devint fournisseur de la cour de Roumanie, ce dont témoigne encore un présentoir sophistiqué, frappé des armes royales (FIG. 25).

fiG. 24 • Flacon édité à l’occasion de l’Exposition universelle de Chicago, 1893. Il subsiste très peu de produits de ce type, si étroitement liés à un événement qu’ils étaient édités en nombre limité [issu de la malle de représentant, Cat. 2].

Page 29: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

l 'ascens ion et la chute du flamboyant v ictor vaiss ier

29

Un kiosque, des prix

Lyon proposa en 1894 une exposition d’importance, internationale et coloniale, qui put se voir pour l’industriel roubaisien comme un tournant sensible dans sa carrière. Certes, les stands précédents ne nous sont pas connus, mais il semble qu’au vu de la publicité que Vaissier fit de celui utilisé à Lyon, il fut d’une nature remarquable. Un kiosque « d’une élégance incomparable », de quatre mètres de côté par huit de haut, était formé par quatre colonnes chantournées et un dôme en oignon, le tout dans un style indien prononcé, rappelant très fortement l’architecture du palais du savonnier (FIG. 26). Et pour cause, l’architecte « habile et renommé38 » de cet édicule n’était autre qu’Édouard Dupire-Rozan, et ce fait est notable. Tout d’abord, il confirmait les choix esthétiques du savonnier et l’homogénéité défendue entre la demeure privée et la vie industrielle. Ensuite, il indiquait une recherche de qualité et d’originalité pour la présentation, qui n’était peut-être pas présente auparavant ; de plus, le style

indien contrastait beaucoup avec les installations des concurrents, adoptant généralement les styles français, Louis  XV ou Louis  XVI, synonymes d’élégance. On sait également que ce kiosque perdura, et nul doute qu’il fut utilisé pour les autres manifestations industrielles qui suivirent.

Bordeaux et Amsterdam en 1895, Bruxelles en 1897 furent des manifestations considérables qui confirmèrent la stratégie internationale et « universelle » de Victor Vaissier. En fréquentant le plus possible les expositions d’envergure, il assura lentement mais sûrement sa réputation et engrangea récompense sur récompense. À Rouen en 1896, il est hors concours mais surtout membre du jury pour la première fois. C’est un pas, un symbole : on le reconnaît désormais comme expert et les années qui vont suivre verront ce rôle s’amplifier. C’est aussi à Rouen qu’il obtint son second Grand Prix, cette fois-ci dans une manifestation importante. Un cap est donc franchi au milieu des années 1890 et la fin du siècle sera faste pour Vaissier, avec des gammes cosmétiques élargies, aux visuels toujours plus élaborés.

fiG. 25 • Ce luxueux coffret, en cuir gaufré et doré, est frappé des armes de la maison royale de Roumanie et s’ouvre sur une corne d’abondance en velours rouge. Celle-ci contenait un assortiment de flacons et de savons qui n’ont pas été conservés. Les essences en faveur à la cour de Bucarest demeurent un mystère [Cat. 5].

fiG. 26 • Le kiosque de l’Exposition lyonnaise de 1894, contemporain de l’achèvement du château Vaissier et signé du même architecte. L’Écho des Mines et de la Métallurgie, 30 décembre 1894, p. 2545.

Page 30: Victor Vaissier - exhibitionsinternational.org · Vanderhaegen avec la participation de Abderrahmane Haddou, ... et le dévouement si efficace et ... Arrière-petit-fils de savonnier,

30

Paris-Roubaix

Très progressivement, au cours des années 1890, un changement s’opère, presque imperceptible. Sur les étiquettes, le nom de Roubaix est de plus en plus associé à Paris, pour s’effacer, presque toujours après 1895 environ, au profit de la seule capitale. Il faut dire qu’en matière de communication, le nom de Roubaix n’était guère synonyme pour le grand public français de la fin du xixe siècle que de « textile », « industrie » et partant, de cheminées d’usine et de paysage rouge brique. Les clichés demeurent vrais, et l’on associe peu Roubaix à l’hygiène, encore moins au luxe ou à la beauté. Paris offrait évidemment toutes les garanties du bon goût, son statut de capitale mondiale de la mode étant incontestable, et toute la concurrence cosmétique s’y trouvait concentrée.

L’implantation parisienne, si elle remontait sans doute à la période de gestion du père de Victor Vaissier, se trouva sérieusement amplifiée durant cette décennie-clé pour la Savonnerie du Congo. À des dates indéterminées mais très resserrées dans le temps, Victor Vaissier ouvrit au moins quatre points de vente dans la capitale. Les adresses des 112  rue de Réaumur, 11 boulevard des Capucines et 37 rue Lafayette, sont des points de vente complémentaires dans le quartier des grands boulevards, au centre de la mode parisienne. Ils n’étaient pas l’équivalent de l’adresse du 4 place de l’Opéra, plus prestigieuse, ouverte en 1892. Le 49  Faubourg-Montmartre, à l’angle de la rue Drouot39 et de la rue Lafayette, fut quant à lui le vaisseau amiral de l’entreprise, « la plus grande parfumerie de Paris », comme le vantèrent les publicités. Ce grand immeuble haussmannien sans particularités vendait sur plusieurs niveaux parfums et cosmétiques, y compris d’autres marques, mais aussi des postiches. Victor Vaissier confirmait sa vision très moderne du marché dans les échelles variées de diffusion, tout autant que dans son goût pour des visuels accrocheurs.

À la pointe de la mode

Lorsqu’il créa la ligne Violette Tatiana, sans doute en 1897 à l’occasion de la naissance de la fille du tsar Nicolas  II40, Vaissier prolongeait son opportunisme d’actualité mais le couplait avec l’esthétique alors montante, l’Art nouveau (FIG.  27). La formule servit de modèle à de nouvelles séries de produits, assez éloignés de la ligne Congo, qui déclinèrent les sinuosités s’emparant alors de l’architecture mais

fiG. 27 • Papier d’emballage du savon Violette Tatiana, papier gaufré et doré. Une des plus belles créations graphiques dans la production de la savonnerie, pour une gamme de produits d’exception [Cat. 384].

fiG. 28 • Flacon d’eau de toilette des années 1900, parfumée à la violette, la fragrance préférée de Victor Vaissier [Cat. 483].