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VERS UN DÉSENCOMBREMENT

Mémoire de recherche

DSAA Design Produit

École Boulle, Paris

-

Sous la direction de Bertrand Vieillard, Vaïana Le Coustumer et Vincent Rossin.

-

Février 2016

Estelle Cochelin

7

Le mot encombrement est issu de l’ancien français

combre, qui signifie « barrage sur une rivière ». Encombrer,

c’est gêner, embarrasser, entraver d’un point de vue matériel,

moral, spirituel. L’encombrement symbolise par sa définition un

cloisonnement, un barrage face à l’idée de fluidité. Cela renvoie,

en creux, à l’ontologie du flux et à l’unité de toutes choses, un flux

vital qui pourrait être dévié et entravé par une rupture, à la fois

dans notre univers mental et matériel.

La notion de désencombrement est constitutive du design. Elle

a déjà été pensée sous des formes très différentes, touchant la

dimension formelle, conceptuelle, productique, économique. Dès

la révolution industrielle, l’enjeu de la production d’objets tend

vers un ascétisme formel, une volonté de désencombrement et

de purification qui succède à la critique de la production d’objets

manufacturés par l’industrie, foisonnante, et de qualité relative.

Cependant, dès lors que l’on tend vers cette notion au travers de

la simplification, du minimal, de la réduction, un paradoxe nous

conduit à davantage d’encombrement, comme si l’on ne pouvait

pas y échapper. Les objets censés nous désencombrer et satisfaire

notre sensibilité viennent s’agréger au monde existant des objets,

et créent encore plus d’encombrement. Tout se passe comme

si, dans nos sociétés, la lutte contre l’encombrement contribuait

à encombrer davantage les esprits et les espaces. Malgré une

aspiration à la simplification, tant au sein des objets, dispositifs,

services, ou encore de la vie humaine elle-même, le mode de

vie moderne occidental a engendré une forme de boulimie

consommatrice, sous-entendant une sensibilité inlassablement

insatisfaite, un désir se renouvelant sans cesse.

À quelles conditions faire un désencombrement qui ne finisse

pas par s’inverser paradoxalement en son contraire ? À quelles

conditions peut-on vraiment désencombrer, soit vraiment

satisfaire notre sensibilité sans que celle-ci continue à désirer

toujours plus et mieux ? Est-il possible de prendre ses distances

par rapport à notre désir et notre pulsion accumulatrice ?

LA QUESTION DU DÉSENCOMBREMENTAvant-propos

8

Dans quelle mesure tout ce qui a été créé pour alléger, simplifier,

limiter le nombre d’objets que l’on consomme n’a pas créé davantage

d’encombrement ? La simplicité, la pureté, le non-ornemental :

est-ce acceptable sans une réflexion un peu substantielle sur les

raisons qui nous poussent, malgré tout, à l’encombrement ?

Ma vision du désencombrement s’apparente à faire le vide,

contempler, se satisfaire de ce qui est présent. En d’autres termes,

désencombrer signifie parvenir à une présence au monde. Cette

présence au monde est une forme d’ouverture mentale sur notre

environnement, une attention accrue portée sur les éléments

qui le composent : de quoi et comment sont-ils constitués, dans

quel but, quelle est la nature de leurs enjeux. Il me semble que

nous perdons de vue l’essentiel, que nous nous égarons dans des

considérations et des engagements secondaires, que nous sommes

dans la distraction, que nous avons « l’esprit ailleurs »1, au lieu de

nous concentrer sur ce qui compte vraiment dans l’existence.

L’encombrement ne semble pas favoriser une prise de conscience,

puisqu’il est lié au phénomène dit d’accélération de la vie moderne

contemporaine.2

Un objet ne peut être durable sous peine d’encombrer. Comment

prendre soin des objets, alors que leur durabilité est mise en

question ? Est-ce possible ? Toute entreprise de désencombre-

ment s’apparente à une sorte de tabula rasa qui conduit non pas

à un retour à l’essentiel, mais à une sorte de triomphe du vide, à

une absence de chair et de sens. Et on comprend que nous ayons

vite le désir, non maîtrisé, de combler ce vide que nous avons

nous-même créé. Dès lors, il nous faut nous demander : pourquoi le

désencombrement, dans le monde moderne, conduit-il au vide, un

vide qui aussitôt atteint, nous est insupportable ? Et : est-il possible

1. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Travailler pour nous, De l’Incidence

Éditeur, 2014, p34 ; « Ainsi pouvons-nous dans le monde moderne aller et venir

chargés d’informations sonores et visuelles sans que les qualités esthétiques de ces

informations ne nous arrêtent véritablement [...] nous les fréquentons souvent dans

une sorte de distraction, l’esprit ailleurs. ».

2. Notion développée par Hartmut Rosa in Aliénation et accélération. Vers une théorie

critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012.

9

de désencombrer sans faire le vide de l’essentiel ? Qu’est-ce que

l’essentiel ?

Enfin, nous ne pouvons pas nier le lien entre le désencombrement

et la société de consommation. Nous pourrions nous interroger

sur l’idée même du progrès : est-elle acceptable ? Qu’est-ce que

le progrès ? Est-il nécessaire de progresser ? Ou faut-il aller vers

la décroissance ? Ces questionnements ne trouveront pas de

réponses ici, mais cherchent à contribuer à rendre possible, auprès

des citoyens, le choix d’une croissance moins aveugle. L’intention

n’est pas de régler la question politique de la croissance et de la

décroissance, mais à participer à ce débat, en invitant au préalable

les citoyens à opter, s’ils le désirent, vers moins d’encombrement :

sur cette base, il sera ensuite possible de choisir moins de croissance.

Car pour faire ce choix, encore faut-il qu’on ait tous la possibilité

préalable, d’une manière ou d’une autre, de nous désencombrer.

À quelles conditions le désencombrement peut-il amener à un enrichissement sensible et spirituel ?

DÉSENCOMBREMENT ET CRÉATION

Avant-propos

I. MODERNITÉ ET ENCOMBREMENT

• Société d’abondance et sensibilité insatisfaite

• L’illusion du durable

• Table rase ou retour à l’essentiel ?

II. LES VALEURS DU DÉSENCOMBREMENT

• Un désencombrement par la simplification

des formes et l’éradication du décor

• Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme

et hédonisme de l’abondance

III. DES FORMES PARADOXALES ET CONTEMPORAINES DU DÉSENCOMBREMENT

• Créer par la négative

• Créer par la contrainte

• Gestalt et intensité

IV. LE DÉSENCOMBREMENT COMME ENRICHISSEMENT SENSIBLE ET SPIRITUEL

• L’art de vivre avec les objets

• Désencombrer pour atteindre une présence au monde

• Vide et plein

Conclusion

Annexes

Bibliographie

16

7

28

50

64

90

95

104

16

SOCIÉTÉ D’ABONDANCE ET SENSIBILITÉ INSATISFAITE Le monde moderne est caractérisé par différentes formes d’encombrement et

de désencombrement. Dans nos sociétés occidentales, nous pouvons constater autour de

nous l’abondance, représentée par la prolifération des objets, services, biens matériels.

Comme le décrit Jean Baudrillard, « les hommes de l’opulence ne sont plus tellement

environnés, comme ils le furent de tous temps, par d’autres hommes que par des

OBJETS. »3.

Cette abondance semble liée à une autre notion intrinsèque à la modernité, qui est celle

de l’accélération du rythme de vie. En effet, nous pouvons observer que depuis plus

d’un siècle, nous vivons à un rythme effréné, qui touche à l’expérience existentielle des

individus contemporains. Hartmut Rosa4, met en lumière diverses formes d’accéléra-

tions, qui sont la source d’une aliénation. En parallèle de la profusion matérielle, il semble

que nous cumulions les expériences, mais rares sont celles qui nous marquent et nous

permettent de construire une narration à partir de nos vies individuelles. Autrement dit,

nous devenons de plus en plus riches d’épisodes d’expérience, mais de plus en plus pauvres

3. Jean Baudrillard, La société de consommation (1986), Gallimard, 1999, p17.

4. Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012.

MODERNITÉ ET ENCOMBREMENT

17

en expériences vécues5. L’individu contemporain semble éprouver un certain malaise, un

sentiment d’insatisfaction par rapport à la vie. Un état dit « d’immobilité hyperaccélérée »

qui détermine des sociétés dans lesquelles la frénésie de l’innovation peine à masquer que

l’histoire ne semble plus aller nulle part. Ce serait là l’une des causes, parmi d’autres, de

l’encombrement. Ainsi, paradoxalement à cette société d’« abondance », notre sensibilité

reste inlassablement insatisfaite. Cette insatisfaction nous conduirait à nous « remplir »

de choses et d’autres, sans prendre conscience de ce qui est réellement nécessaire, sans

forcément reconnaître la réelle nature des choses ni la valeur des expériences.

A côté de cette abondance de productions, notre quotidien est rempli avec des choses

dont nous ne sommes pas réellement propriétaires, en ce sens que nous ne comprenons

pas les enjeux de leur existence, leur provenance ou encore ce qui les constitue.

Pierre-Damien Huyghe, docteur en philosophie et professeur, décrit cette contradiction

présente dans nos relations et notre vie avec les objets :

« Il y a bien des objets avec lesquels nous vivons – des objets réalisés par conséquent – que pourtant nous ne réalisons pas, dont nous ne réalisons ni la teneur ni même les enjeux. […] La tendance propre à ce que j’appelle « surcroît de puissance industrielle », c’est de mettre au monde des objets, c’est de réaliser des donnes objectives qui, certes, sont d’une haute technicité mais qui fonctionnent pour nous en dépit du fait que nous ne réalisons ni ce qui les

fait fonctionner, ni leur teneur morale. »6.

Il y a là une forme d’inertie dans la production, par laquelle nous sommes amenés à

satisfaire nos désirs, des désirs dont nous sentons confusément qu’ils sont sans doute

superflus. Ce mode de production semble nous baigner dans une ambiance techno-scien-

tifique qui a du mal à nous combler.

Face aux productions matérielles, l’homme contemporain semble être pris du désir

irrépressible d’accumulation, allant de pair avec l’aspiration à l’hédonisme, inhérente

à l’être humain. Jean Baudrillard compare le phénomène de la surconsommation à un

spectacle, les grands magasins et vitrines réalisant des mises en scènes pour stimuler la

« salivation féérique »7, terme décrivant cette frénésie face à l’amoncellement et

la profusion. Avec ironie, il critique cette manière d’être, comme une illusion qui ne

permettrait pas de réellement comprendre les enjeux et la valeur de la vie, et placerait le

consommateur dans une forme d’abstraction de cette vie.

Pour nuancer ce propos, il est important de souligner que dans cette « masse » de

consommateurs, l’homme ordinaire n’est pas si soumis que cela au système. Michel de

5. Walter Benjamin cité par Hartmut Rosa in Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010, p179.

6. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Poussées Techniques, Conduite de découverte, De l’Incidence

Éditeur, 2014, p45.

7. Jean Baudrillard, La société de consommation (1986), Gallimard, 1999, p19.

18

Certeau, philosophe et historien français, décrit cette intelligence du détournement, de

l’appropriation dans les usages et les codes dans son ouvrage L’invention du quotidien,

I : Arts de faire. Il utilise la rhétorique ou science des « manières de parler » comme

un appareil de figures types afin d’analyser des manières de faire quotidiennes. Il tente

de repérer ces types d’opérations, « bons tours, arts de faire des coups, astuces de

« chasseurs » »8, qui caractérisent la consommation dans le quadrillage d’une économie,

et reconnaît en ces pratiques d’appropriation les indicateurs de la créativité qui pullule

là même où disparaît le pouvoir de se donner un langage propre. Ainsi, les marchandises

sont considérées comme le répertoire avec lequel les utilisateurs procèdent à des

tactiques individuelles. Selon M. de Certeau, ces performances opérationnelles relèvent

de savoirs très anciens, que les Grecs désignaient par la mètis. Elles remonteraient même

à d’immémoriales intelligences, comme les ruses et les simulations de plantes ou de

poissons. « Du fond des océans aux rues des mégapoles, les tactiques présentent des

continuités et des permanences. »9. Cependant, cette intelligence du détournement a de

plus en plus de mal à lutter contre l’envahissement de notre quotidien par des objets de

plus en plus nombreux, de plus en plus produits rapidement, de plus en plus distribués

de façon accélérée, un objet en chassant un autre : nous sommes submergés et l’art

d’accommoder ce qui nous est ainsi donné à consommer est de plus en plus difficile.

La mécanisation a également engendré un éloignement de l’homme vis-à-vis du naturel.

La prolifération technologique a pour conséquence une prise en charge de notre existence

et de notre vie matérielle par l’industrie, qui propose une infinité de produits. En effet, les

produits répondent aujourd’hui à des usages hyperspécialisés. L’hyperspécialisation des

objets nous encombre par la démultiplication des usages. L’objet répond à une fonction

de plus en plus précise, afin de faciliter une action. L’objet spécialisé est un objet fermé,

il « rend tellement service d’avance qu’il n’y a pas besoin de se poser de question sur ce

qu’il est ou ce qu’on est en train de faire avec lui. »10 L’intérêt d’un objet résiderait dans

sa capacité à nous faire poser question sur sa nature et sa fonction. Il est nécessaire de

permettre aux générations futures de questionner, critiquer ce qui est proposé.

Cette culture de la profusion, du surplus, est l’une des conséquences de la civilisation

industrielle, qui produit pour consommer et crée pour produire. Elle est marquée par

différentes formes d’excès, notamment la surproduction de marchandises et de biens

consommables. Les déchets, tout comme la quantité de produits, doivent être réduits.

« Secret sombre et honteux de toute production »11, le rebut ou déchet constitue une

part importante de la matière encombrante de ce monde. Différentes pratiques

existent pour tenter de réguler le flux des déchets, relatives à l’économie circulaire.

On peut penser au concept « Cradle to Cradle » (C2C) développé en 1987 par Bill

Mc Donough et Mickael Braungart : à l’image de la nature qui ne produit pas de

déchets mais les consomme comme nutriments, tout produit est conçu comme

8. Michel de Certeau, L’invention du quotidien, I : Arts de faire (1990), Gallimard, 2014, p. XLVII.

9. Ibid.

10. « Entretien Pierre-Damien Huyghe / Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard, {objet} trou noir » in Catalogue Carte

Blanche du VIA 2011, p34.

11. Zygmunt Bauman, Vies perdues, la modernité et ses exclus, Payot, 2006, p56.

19

biodégradable ou recyclable à l’infini. Par une succession de cycles, la matière

n’est jamais détruite mais convertie, la fin de l’une permettant à une autre de croître.

La vie assure ainsi sa continuité. Ce genre de méthodes permet de limiter l’encombrement

dans une certaine mesure, mais sans pour autant résoudre le problème de l’excédent.

En produisant à partir des déchets, nous réinjectons une matière recyclée dans un système

qui reste le même. Elle traite les effets et non les causes de l’encombrement.

20

L’ILLUSION DU DURABLE La modernité est déchirée entre deux modes de productions paradoxales :

une production dite durable, et la création d’artefacts à caractère obsolescent. Tout

d’abord, il réside une ambiguïté dans notre relation au « durable » : tout en le recherchant,

nous le fuyons. En effet, la modernité repose avant tout sur le culte de la nouveauté. Elle se

base sur une esthétique du transitoire, de la métamorphose, du renouvellement continuel

des objets. Elle repose également sur un système de « modes », qu’il faut prendre ici

comme à l’origine du mot « modifiable » : toute chose est vouée à être modifiée, améliorée,

renouvelée, en vue d’accroître sa performance ou simplement changer de forme ; en

un mot, être toujours différente. Elle s’inscrit de manière momentanée dans le temps,

passagère, de manière à être conforme au goût du public. Un objet obsolescent est fait

pour être « consumé », et laisser la place à un autre produit dont la principale qualité sera

sa nouveauté.

A l’image d’un corps humain, la santé de l’économie capitaliste repose sur le flux

continuel des marchandises, dans un cycle de consommation, de digestion et d’excrétion

par l’homme.12 Dans ce système, la science accorde un pouvoir sur la durée de vie des

objets en la programmant très exactement : leur temps de vie est volontairement limité.

« Tous les objets sont passagers : à chacun est affecté une « durée de vie » probable […]

12. Jack et Abbott Miller (La salle de bains, la cuisine et l’esthétique du gaspillage : vers une élimination, 1992) cités

par Alexandra Midal in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p422.

21

Mais la vie de ceux-ci est aussi déterminée par la péremption dans notre conscience,

l’obsolescence technologique quelquefois planifiée par leur constructeur. C’est en

acceptant celle-ci comme un fait que le citoyen manifeste sa croyance au progrès »13.

Ce phénomène d’obsolescence participe au renouvellement perpétuel des biens

matériels, et attise notre désir de possession et d’accumulation. De ce fait, elle génère

de l’encombrement. La finitude d’un produit est considérée comme nécessaire voire

bénéfique à la marche du progrès. Les objets, auparavant pérennes, se présentent

aujourd’hui comme temporaires et constituent pour l’homme un ensemble d’outils qui lui

donnent une prise sur le monde. Abraham A. Moles, chercheur en sciences de l’information

et de la communication et professeur à la Hochschulefür Gestaltung d’Ulm, décrit cette

nouvelle société des objets :

« Aux temps passés, les objets étaient rares et éternels, et ils se présentaient comme tels ; désormais ils s’affi rment divers, transitoires et comme les parties d’un « ensemble » ;

le « set » de la coquille de l’homme. Il y a une société des objets, et donc une sociologie de ceux-ci, plus ou moins

indépendante de celles des hommes qui sont supposés les régir. Ils servent à marquer dans l’espace l’appropriation

du lieu. Le citoyen est riche et fi er de sa machine à laver, de sa chaîne hi-fi , de son moulin électronique et de tous

les gadgets ménagers qui, en glorifi ant leur fonction, avec l’aide de la publicité, se justifi ent car ils lui donnent le sentiment rassurant qu’il est un esprit « rationnel », conforme à la volonté

de modernité –de principe-, de l’être social. »14

13. Abraham A. Moles (Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle, 1987) cité par Alexandra Midal in

Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p382.

14. Ibid.

22

Mais ce sentiment rassurant est peut-être trompeur, illusoire. La « richesse » évoquée

ici se trouve dans cet inventaire d’objets périssables. Pour le citoyen de la société de

consommation, sa vie se réfléchit dans ses objets, dans la mesure où cette vie est la

somme des actes qu’il accomplit. Par ses possessions, l’homme a le sentiment d’exister

réellement et d’être présent. C’est par l’opulence objectale et la possession que l’être

exprime son attachement aux objets : mais ici, ce n’est pas l’amour et le respect des objets

qui sont présentés mais l’amour de leur consommation. C’est en cela que l’homme est

quelque peu piégé et asservi par ses possessions, qui ne lui apporteront jamais entière

satisfaction et continueront à entretenir le renouvellement et l’amoncellement. C’est une

richesse tout aussi limitée et temporaire que la durée de vie des objets qui la représente.

L’échange marchand semble avoir épuisé la relation aux biens.

Quant à l’idée de développement durable, elle implique l’avenir à long terme. Qu’est-ce

que le « durable » ? Le « durable » est-il souhaitable ? Est-il nécessaire d’aller vers un

développement ? Cela évoque l’idée de croissance, dans une forme d’obligation. Mais

il est paradoxal de tendre à la fois vers une croissance et vers la durabilité. En effet, en

tant qu’être vivants, nous nous auto-affectons : nous avons la possibilité d’agir sur les

milieux dans lesquels nous vivons, et nous y intervenons en inventant des éléments qui

n’existeraient pas d’eux-mêmes. Aussi, évoquer un développement « durable », c’est

évoquer la création de conditions de vie perpétuées dans le temps. Si nous allons au

bout de ce raisonnement, le monde serait rendu tout à fait durable et plus jamais ouvert,

empêchant les générations futures de créer. C’est pourquoi le durable n’est pas une

valeur envisageable. À l’inverse, il est essentiel que l’on puisse continuer à modifier et

renouveler les conditions d’existence dans lesquelles nous vivons.

Un objet ne peut être « durable » sous peine d’encombrer. Comment prendre soin des

objets alors que leur durabilité est mise en question ? Une des conditions primordiales

serait d’atteindre un état de disponibilité.

23

TABLE RASE OU RETOUR À L’ESSENTIEL ? Il apparaît clairement que l’encombrement finit à terme par nous étouffer.

Chaque objet acquis et stocké semble encombrer notre espace mental. Aussi, nous luttons

contre cette fatalité. Mais malgré nos tentatives pour désencombrer notre quotidien, une

résistance est présente dans la modernité : l’encombrement se multiplie en dépit de nos

efforts. En effet, à chaque fois que l’on fait acte de réduire, supprimer, vider, l’encombrement

refait surface. Les objets censés nous désencombrer et satisfaire notre sensibilité viennent

s’agréger au monde existant des objets, et créent encore plus d’encombrement. Nous

sommes pris dans un cycle continuel alternant ces deux phases.

Il existe deux tensions propres à la notion de désencombrement. D’un côté, un désencom-

brement nous conduirait à garder l’essentiel et à nous débarrasser du reste dans notre

rapport au monde. Mais cette situation engendrerait un attachement encore plus fort, une

plus grande dépendance aux objets. D’un autre côté, nous pourrions nous débarrasser de

tout et aller vers la nouveauté, nous libérer du passé qui nous obstrue dans le rapport à

la tradition. Ainsi, nous nous lancerions vers l’avenir. La tabula rasa tend vers un homme

nouveau, elle vise un renouvellement radical et révolutionnaire. Cette idée est celle de la

modernité. Retourner à l’essentiel engendre l’idée que rien ne change car cela sous-entend

qu’il existe dans l’humanité, une forme d’héritage, de traditionnel comme si il y existait des

valeurs fondamentales.

Y a-t-il une troisième voie ? Une voie médiane à ces deux aspects ? Peut-être le juste

milieu se trouve-t-il dans une certaine forme de désencombrement.

→PAULA ZUCCOTTI, EVERYTHING WE TOUCH, 2015

« Piedad, 42, Madrid ». (p24).

« Gemma, 48, Marrakech ». (p26).

28

LES VALEURS DU DÉSENCOMBREMENT

UN DÉSENCOMBREMENT AU TRAVERS DE LA SIMPLIFICATION DES FORMES ET DE L’ÉRADICATION DU DÉCOR

La notion de désencombrement est intrinsèquement liée à

l’histoire du design, passant par une constante recherche de la

simplification des formes. Dès la reconnaissance du design en tant

que discipline entière en 1850, dans le contexte de la révolution

industrielle, sont soulevés les enjeux de la production d’objets. La

mécanisation entraîne la création d’un nouveau vocabulaire formel,

surchargé, et des produits de qualité relative conformes aux goûts

bourgeois, qui insurgent les intellectuels de l’époque. À partir de

ce mouvement de contestation, la quête d’une forme absolue,

épurée, fera l’objet de nombreuses hypothèses sur la manière de

concevoir et fabriquer les objets, et émerger des philosophies de

vie. L’un des premiers à avoir mis en valeur les propriétés positives

du désencombrement est William Morris, qui soulignait la nécessité

de désencombrer afin de pouvoir se concentrer sur la qualité des

objets et les plaisirs du travail bien exécuté, les joies d’une vie

simple. La suite de l’histoire verra une constante remise en question

de ces principes et l’opposition entre l’idéologie du désencombre-

ment et celui de l’ornement.

29

DÉSENCOMBRER POUR ATTEINDRE LA VÉRITÉ

Depuis la révolution industrielle en Angleterre, la production d’objets

par la machine a été très controversée, s’opposant à la fabrication

manuelle et à l’artisanat. L’exposition universelle de Londres en

1851, portée par l’espoir d’un progrès salvateur et dans la volonté

de faire briller l’industrie britannique, n’apporte pas les résultats

escomptés. Une prise de conscience et une vague de contestation

de la part des intellectuels anglais surgit du contraste entre le

Crystal Palace, édifié pour l’occasion par Joseph Paxton, succès

technique, populaire et critique, avec les produits « industriels » qui

y sont exposés. Les objets manufacturés sont critiqués, notamment

par sir Henry Cole et John Ruskin. Ce dernier considère que l’indus-

trialisation va à l’encontre du principe de vérité, qu’il estime être

primordial pour toute création, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art

ou d’un objet d’usage et condamne ainsi toute copie, imitation ou

simulation qu’il qualifie de « viles, inadmissibles et mauvaises »15.

Pour atteindre la vérité, il veut pouvoir lire en toute construction et

en ses matériaux, ce dont il est fait et ce pour quoi il l’est.

15. John Ruskin cité par Alexandra Midal in Design : introduction à l’histoire d’une

discipline, Pocket, 2009, p40.

30

William Morris, dans la ligne de pensée de John Ruskin, critique la

société machiniste et s’insurge contre les objets factices produits

par l’industrie et contre la soif de profit qui l’emporte sur la

recherche de la qualité. Il croit en la dimension sociale de l’art et

rêve d’une réconciliation possible entre l’art et la vie.16 [1] Selon

lui, il est nécessaire de désencombrer pour se concentrer sur la

qualité des objets, travailler sans soin superficiel afin d’amener à

une décence, une simplicité et une joie de vie :

« Une parfaite simplicité de vie, d’où naîtra une parfaite simplicité de goût, c’est-à-dire

l’amour des choses douces et dignes, est un facteur indispensable à la naissance du nouvel art, supérieur, que nous appelons

de nos vœux. Simplicité généralisée, des palais aux chaumières. Encore plus

indispensables seront la décence, la propreté, dans les chaumières comme

dans les palais. »17.

Le design a donc un rôle à jouer dans l’éducation des goûts, à

travers les productions matérielles. En désencombrant, l’attention

est portée sur la qualité et apporte du plaisir par la simplicité de

vie. L’« amour des choses douces et dignes » suggère une prise de

conscience des enjeux de la vie elle-même.

16. William Morris (Les arts mineurs, 1877) cité par Alexandra Midal in Design,

l’anthologie, Cité du Design, 2013, p28.

17. Ibid., p29.

[1] : les numéros entre crochets réfèrent à un complément d’information situé en Annexes.

31

LA QUÊTE DE LA FORME PURE

En parallèle de la critique dirigée contre les productions

industrielles, une guerre contre l’ornement est menée. Ce

phénomène s’observe avec les propos particulièrement radicaux

d’Adolf Loos dans son ouvrage Ornement et crime paru en 1908,

qui critique plus précisément le courant artistique de la Sécession

Viennoise et sa surcharge décorative. Loos voit dans toute forme

d’ornement une régression, une expression de la barbarie. Cette

volonté de désencombrement au sein de l’objet tend vers un idéal

de la forme pure et éternelle, objective, établie uniquement à partir

de la fonction ; celle-ci s’impose comme la solution pour protéger

du goût versatile de l’homme. Il est intéressant de noter que du

point de vue d’Adolf Loos,

« L’absence d’ornement est un indice de force spirituelle. »18

Nous pouvons alors nous demander : de quelle « force spirituelle »

s’agit-il ? Cette question est essentielle car, en le sachant ou sans

le savoir, Adolf Loos participe de toute une pensée qui considère

qu’un homme nouveau est en train de naître : un homme qui en

appelle non plus à la spiritualité du passé, mais à une nouvelle

spiritualité, celle qui voit dans le progrès de la raison, de quoi

satisfaire non seulement notre bien-être mais aussi notre soif de

vivre en harmonie les uns avec les autres et, sur la base de cette

première harmonie, notre soif de beauté. Or, précisément, on peut

se demander si cette vision du monde et de la création ne conduit

pas à un désencombrement dangereux, celui qui travaille la pensée

scientifique et qui mène, par réaction, à ré-encombrer sans cesse.

18. Adolf Loos (Ornement et Crime, 1908-1909) cité par Alexandra Midal, in Design,

l’anthologie, Cité du Design, 2013, p59.

→ADOLF LOOS, VILLA MÜLLER, Prague, 1930.

34

Reyner Banham, critique et élève de Nikolaus Pevsner, remet en

cause la vision et les principes du design des modernes. Il décrit

notamment les trois « illusions » dans lesquelles ces derniers se

sont enfermés, à savoir celles de la simplicité, de l’objectivité et de

la standardisation.

« Depuis la fi n du XIXème siècle, on a identifi é la simplicité géométrique comme la préférence de base de l’esthétique platonicienne. La célèbre

formule de Platon, selon laquelle la beauté résiderait dans « des formes telles que celles produites par le tour et la roue de potier, le compas et la règle »,

a été très fréquemment citée pour justifi er l’art abstrait et conforter l’hypothèse d’une production du design

devant respecter ces lois. »19.

Ici, nous remarquons l’évidence d’un problème : la rationalisation

mathématisante de la science et sa discrimination à l’égard du réel.

D’un côté le modernisme nie abstraitement le caractère

nécessairement limité dans le temps, de tous les objets existants

– ce qui excite paradoxalement le désir de combler le manque ainsi

créé. D’un autre côté, il substitue une logique quantitative à une

logique qualitative dans notre relation au monde, ce qui pousse à

désirer encore et toujours plus. Enfin, il participe à l’obsolescence

programmée qu’il rend possible techno-scientifiquement. Dès lors,

son « purisme » se retourne en son contraire : l’accumulation sans

fin d’objets et l’encombrement spatial.

19. Reyner Banham (L’esthétique du jetable, 1955) cité par Alexandra Midal, in Design,

l’anthologie, Cité du design, 2013, p187.

35

SIMPLICITÉ ET OPACITÉ

La question de l’élimination du décor sert également un autre

propos : la facilitation des usages, comme l’illustre le mouvement

Streamline durant la période de l’entre-deux guerres. Les formes du

Streamline sont fluides et aérodynamiques, lisses de toute fioriture

et illustrent la volonté de domestication de la technologie. Les

mécanismes et les fonctionnements des appareils sont dissimulés

sous des formes d’une apparente continuité visuelle ; le design

facilite l’usage des objets par tous.

En nous désencombrant de l’ornement, les usages sont facilités et

nous enfermons la technologie dans une boîte lisse qui nous invite

à développer une intelligence de l’usage. Cependant, les objets

« simples » s’opacifient et d’une certaine manière, l’utilisateur

n’est plus maître de l’objet dans son entier. Le possesseur se

résigne à ignorer l’intérieur de son outil, et l’enveloppe de l’objet

vient constituer une frontière. La rencontre de l’utilisateur, côté

« extérieur » avec l’« intérieur » de l’objet, ne serait plus permise

qu’au cours d’un « Accident », d’une panne, comme l’explique

Abraham A. Moles.20 [2] La simplicité n’est donc ici qu’apparente.

La simplicité formelle et la complexité interne masquée sont, au

fond, une tromperie, une tromperie qui ne peut pas satisfaire notre

recherche de sens.

20. Abraham A. Moles (Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle, 1987)

cité par Alexandra Midal in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p385-386.

36

DÉSENCOMBRER POUR LIBÉRER SON ESPRIT

Les notions de désencombrement et d’espace sont très liées.

Lors de sa participation à L’Exposition internationale des arts

décoratifs en 1925, Le Corbusier propose sa définition du design

sous l’emprise d’un principe de vérité absolue. Il avance l’idée

que l’encombrement matériel se traduit par un encombrement de

l’esprit, et affirme la nécessité de se débarrasser d’un maximum

d’objets inutiles. À l’inverse, un désencombrement permettrait une

libération de la pensée, engendrant un état de disponibilité et la

possibilité de création. Selon Le Corbusier, c’est par l’architecture

qu’est révélé le caractère véritable des objets qu’elle contient

comme de la personne qui l’habite. Il entreprend ainsi « la croisade

du lait de chaux ». Selon lui, la « couche de blanc » incarne une

« morale productrice ». Par l’application de ces principes, il propose

la vertu d’un esprit clair, débarrassé des souvenirs, expression de

l’honnêteté de la personne, car sinon « nous mentons car nous

cherchons à dissimuler cette lâcheté de n’oser se séparer, et

cette laideur d’accumuler [...] nous nous mentons tous les jours

à nous-mêmes, nous mentons aux autres. Nous mentons à notre

destinée »21.

Recouvrir les murs de peinture Ripolin est également un outil

permettant de déterminer les « bons » et les « mauvais » objets, car

elle permet de « faire part de ce qui sert et jeter ce qui a servi ». Elle

reflète l’état de notre esprit et révèle les « objets malhonnêtes » :

21. Le Corbusier, L’art décoratif aujourd’hui (1925), Paris, Flammarion, 1996, p191.

37

« Tout se détache, s’y écrit absolument. C’est franc et loyal. Mettez-y des objets malpropres ou de faux goût

; cela saute aux yeux. C’est un peu le rayon X de la beauté. C’est une cour d’assises qui siège

en permanence. C’est l’œil de la vérité. »22.

22. Ibid., p193.

38

Le Corbusier propose un désencombrement radical. Mais est-ce la

bonne forme de désencombrement ? Désencombrer s’apparente à

« faire le vide ». Toutefois, il est primordial de distinguer deux formes

de désencombrement. La première est un désencombrement qui

est abstraction, desséchement, discrimination de tout ce qui fait la

chair et l’esprit de nos vies ; il est inspiré par la rationalité moderne,

il est discriminant et surtout, finit par produire, par réaction, les

effets inverses de ceux recherchés, c’est-à-dire à l’accumulation,

la saturation, l’encombrement. La deuxième est un désencombre-

ment qui, au contraire, sait retourner à l’un et à l’autre. C’est vers

cette dernière que doit être tournée l’attention et la tentative d’un

développement.

La question que nous devrions nous poser est : pourquoi le dé-

sencombrement, dans le monde moderne occidental, conduit-il au

« vide », un vide qui aussitôt atteint, nous est insupportable ? Il

semblerait que nous faisons le vide, sous la pression non-consciente

d’une autorité très grande : l’autorité de la raison scientifique.

Cependant, ce « vide » supprime l’« essentiel ». Est-il possible de

désencombrer sans faire le vide de l’essentiel ? Qu’est-ce que

l’essentiel ? Réside-t-il réellement du côté matériel ?

Qu’est-ce qu’un objet utile ? Selon Pierre-Damien Huyghe, l’utile

ne s’opposerait pas à l’inutile mais au nuisible : l’utile aristotélicien

est supposé disparaître sans dommage essentiel à nos environne-

ments.23 [3] À partir de cette réflexion, nous pouvons tenter un lien

avec les Machines inutiles de Bruno Munari :

23. Pierre-Damien Huyghe, Faire place, Mix, 2009, p33.

39

« L’appellation « machines inutiles » se prête à de nombreuses interprétations. […] Elles sont inutiles, car contrairement aux autres machines, elles ne produisent pas

de biens de consommation matériels, n’éliminent pas la main d’œuvre,

n’augmentent pas le capital. Certains observateurs estiment au contraire

qu’elles sont extrêmement utiles, car elles produisent des biens de consommation

spirituels (images, sens esthétique, éducation du goût, informations

cinétiques, etc.). D’autres confondent ces machines inutiles avec les machines

humoristiques que je dessinais pour faire rire mes amis lorsque nous étions

étudiants. […] Il s’agissait de projets de conception étrange dont la vocation

était de remuer la queue des chiens paresseux, de prévoir l’aurore, de rendre musical le hoquet et autres boutades,

inspirées du célèbre designer américain Rube Goldberg. »24

Créer des « biens de consommation spirituels » est une démarche

très riche. Cette catégorie d’objets est importante à prendre en

compte ; l’utilisation de tels dispositifs peut influencer notre rapport

aux biens matériels dans leur ensemble et nous permettre de mieux

appréhender notre environnement, ses qualités.

Peut-on désencombrer sans tomber dans l’ère du vide ? Peut-on

désencombrer sans tomber dans un ascétisme mortifère, qui serait

en contradiction avec notre quête d’hédonisme ?

24. Bruno Munari, L’art du design (1966), Pyramyd, 2012, p15-17.

→BRUNO MUNARI, MACHINE INUTILE, 1947. (p40).

Trois moments d’une MACHINE INUTILE en bois,

plexiglas et métal, 1949. (p42).

44

DÉCHIREMENT ENTRE ASCÉTISME DU FONCTIONNALISME ET HÉDONISME DE L’ABONDANCE LE SENTIMENT SUIT LA FORME

Les principes de non-ornementation avancés par les modernes

sont difficiles à faire accepter, même au sein de leur propre

groupe. En effet, la création d’ornements touche à une dimension

psychologique qui ne peut pas être ignorée, comme le démontre

l’exemple du cordonnier d’Adolf Loos.25 [4] L’ornement est lié à une

forme de joie, répondant à un besoin psychologique.

John Maeda, ingénieur informatique et designer graphique ayant

travaillé au MIT26, énonce dix « Lois de la simplicité » [5], à travers

lesquelles il explore les différents aspects de cette notion, et les

rapports entre simplicité et complexité. La septième de ces lois

est la suivante : « Emotion : more emotions are better than less ».

25. Adolf Loos (Ornement et Crime, 1908-1909) cité par Alexandra Midal, in Design,

l’anthologie, Cité du Design, 2013, p59.

26. MIT : Massachusetts Institute of Technology

45

Autrement dit, l’émotion peut justifier l’a jout et l’ornement :

« Quand les émotions sont en jeu, ne craignez pas d’ajouter plus d’ornement

ou de strates de sens. Je vois bien que cela semble contredire la première loi, dite de réduction. Mais j’utilise un principe spécifi que pour déterminer la bonne dose

de «plus» : «ressentir». Tout commence par le fait d’être sensible à vos sentiments.

Savez-vous ce que vous ressentez, là, tout de suite ? Une fois que vous serez

connecté à votre intelligence émotionnelle, l’étape suivante consistera à éprouver

de l’empathie pour votre environnement. L’expression «la forme suit la fonction» peut

inspirer la démarche plus émotionnelle du design : «le sentiment suit la forme ».

Parlons donc de l’émotion et du mouvement vers la complexité (et par conséquent de l’éloignement

de la simplicité) qu’elle exige parfois. »27

Dans cet extrait, on peut y lire que le désencombrement moderne

peut conduire à supprimer l’émotion et cela n’est pas souhaitable,

même pour l’auteur de La Simplicité. Par l’observation de nos

sensations et notre intelligence émotionnelle, nous pouvons penser

la forme. Maeda soulève un autre point quant au rapport entre

simplicité et complexité : le paradoxe des objets électroniques, qui

matérialisent cette volonté de simplicité formelle tout en souhaitant

y agréger des accessoires sophistiqués.28 [6] Ainsi, un appareil très

simple appelle des éléments périphériques, des extensions plus

complexes, qui semblent nécessaires pour satisfaire pleinement

notre sensibilité. À moins que cela ne soit notre recherche de

technicité toujours insatisfaite ? La simplicité absolue et appliquée

à tout notre environnement n’est peut-être pas la réponse qu’attend

notre désir.

27. John Maeda, De la simplicité, Payot, 2007, p116-117.

28. Ibid., p120-121.

46

LA FONCTION NE SUFFIT PAS À DÉTERMINER LA FORME

Abraham A. Moles pense que la Fonction ne suffit pas à déterminer

la forme, qu’un champ de liberté est nécessaire pour convoyer un

message esthétique, sensoriel.29 [7] D’après Moles, la notion de

Kitsch s’oppose à la simplicité et au vide, et permet d’agrémenter

la vie de rites ornementaux. Le Kitsch fait part de l’exigence d’un

surplus de sensibilité, d’un débordement de la fonction et de la

raison. Selon Moles, le principe de la perception synesthésique

se relie à celui de l’accumulation puisqu’il s’agit d’assaillir le

plus possible de canaux sensoriels simultanément ou de façon

juxtaposée. [8] Moles a cependant un rapport ambigu au Kitsch : il

est difficile de discerner si il lui accorde une valeur positive apte à

être développée, ou négative.

Du point de vue du designer et architecte italien, Alessandro Mendini

donne une définition du Kitsch rattachée à la pratique du design,

dont les qualités sont positives et transcendent l’esthétique. C’est

une manière d’être plus qu’un objet ou même un style. [9] Le Kitsch

est matière à projet, c’est une démarche à part entière, une manière

de penser pour « rendre humain notre environnement ». [10] Aussi,

pour Mendini, surnommé « l’homme décoratif », l’ornement amène

l’histoire et le sens à l’objet. C’est « une richesse du conte visuel qui

rachète la stupidité de la fonction »30. Selon lui, les objets Kitsch

sont les plus importants, car ils sont porteurs de la fragilité et de

la narration.

« Les boules de cristal des voyantes, les lampes de table en forme de tour Eiffel et les Pinocchios en bois sont

des fétiches importants pour fabriquer le mythe de notre quotidien. »31

Cette vision du Kitsch nous amène cependant à une ambiguïté

proche de celle de Moles. D’un côté, le Kitsch est révélateur d’un

besoin légitime à faire sens et à faire sentir au-delà de la rationalité

efficace du monde moderne. Mais d’un autre côté, le Kitsch est

dangereux car il finit par tout étouffer de ses exubérances.

Alors, que faire ?

29. Abraham A. Moles (Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle, 1987)

cité par Alexandra Midal in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p382.

30. Alessandro Mendini, Ecrits d’Alessandro Mendini, Les presses du réel, 2014, p389.

31. Ibid., p479.

47

LESS AND MORE

Pour comprendre les enjeux entre « moins et plus », il est intéressant

de mettre en tension la formule « Less is more » de Ludwig Mies van

der Rohe, architecte allemand, face à « More is not less, less is a

bore » de Robert Venturi, architecte américain.

« Less is more ». Mies van der Rohe a été influencé par les

mouvements des Arts & Crafts, du Constructivisme, du Minimalisme

et plus généralement du Modernisme ; ces mouvements sont tous

caractérisés par un antihistoricisme, une recherche de renouveau

social et esthétique. Ce courant se veut comme une économie de

moyens, sans empiéter sur la qualité de la fabrication.

L’esthétique n’est plus une priorité et la forme est une résultante :

la forme est déterminée par la fonction. Désormais, l’architecture

n’est plus pensée seule, l’environnement, l’espace dans lesquels

elle est implantée sont également pris en compte. Cette approche

est particulièrement bien illustrée par le pavillon de Barcelone,

construit à l’occasion de l’Exposition internationale de Barcelone

en 1928.

À la même époque, Robert Venturi prône les mérites du plus. En

réponse à l’architecte allemand, il déclare : « More is not less, less

is a bore ». Il préconise une architecture favorisant la richesse et

l’unité plus que l’unité et la clarté, la contradiction et la redondance,

plus que l’harmonie et la simplicité.32 Selon lui, « less is more » ne

peut être cohérent étant donné la complexité du monde urbain.

Selon lui, si l’on considère que l’architecture est le reflet de ce

monde, alors elle ne peut être envisagée que comme compliquée.

Le dépouillement engendrerait une non-communication entre

le bâtiment et le potentiel usager. Il met en avant le mouvement

postmoderniste qui favorise la richesse, la complexité et la

contradiction, l’importance du symbolisme. L’intérêt de la position

de Venturi est sa volonté de militer pour sauver les paradoxes de

l’existence dans le design et non pour les nier. Le problème est que

son esthétique va dans le sens du baroque. Comment alors cultiver

la richesse de l’humain sans tomber dans le baroque, en allant à

l’essentiel de cette richesse ?

32. Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture (1976), Dunod, 1995, p22-23.

« Même si l’idée de débarrasser la Terre de la complexité peut sembler le plus court chemin vers la simplicité universelle,

ce n’est peut-être pas ce que nous désirons vraiment. »

John Maeda

50

CRÉER PAR LA NÉGATIVEDÉ-PROJETER

La création suppose une accumulation des choses sur les choses.

À force d’a jouter, d’augmenter, d’entasser, la croûte terrestre vient à

être saturée de constructions, de « projets ». Afin d’éviter cet écueil,

Alessandro Mendini propose de « dé-projeter » :

« La nouvelle nature de la planète, c’est les millions de projets,

c’est l’anti-nature. […] Alors, continuer aujourd’hui à projeter de cette façon signifi e savoir, a priori, que chaque nouvelle intervention contribuera

inexorablement au processus de saturation constructive. Mais cela ne

doit pas être […]. Au lieu de projeter, il faut dé-projeter le monde. »33

33. Alessandro Mendini, Ecrits d’Alessandro Mendini, Les presses du réel, 2014,

p127-128.

DES FORMES PARADOXALES ET CONTEMPORAINES DE DÉSENCOMBREMENT

51

Le dé-projet, c’est penser le projet par la négative. Cela représente

une entreprise de détachement, plus qu’une destruction ou une

déconstruction. « Le dé-projet c’est le projet conçu à l’envers : au lieu

d’augmenter la quantité d’informations et de matière, le dé-projet

l’enlève, le réduit, la mimétise, la simplifie. »34 C’est « une création

décongestionnante »35 qui consiste, non pas à une invention en

rapport à l’artificialité du design, mais dans une invention qui pose

comme hypothèse la nouvelle naturalité de l’homme.36

Le dé-projet mendinien semble être en rapport avec la notion de

décroissance.37 Selon Catherine Geel, « il est complexe de définir [...]

ce que serait le projet amoral, toutefois je suggère ici que c’est

avant tout un projet littéraire. Davantage l’écriture d’une position

que des conseils ou le manifeste d’une nouvelle façon concrète de

faire un projet. »38

La notion de projet amoral évoquée par Catherine Geel est

intéressante à explorer. Elle peut être rapportée à un autre propos

d’Alessandro Mendini, qui dit que l’utile est moral et l’inutile amoral.

Il me semble primordial de prendre en compte la moralité de notre

démarche de création. Ai-je le droit d’intervenir ? Par le dé-projet

pourrait émerger « la prise de conscience par l’homme de sa

fragilité, de l’idée de la délicatesse des choses. »39

34. Ibid., p128.

35. Ibid.

36. Ibid.

37. Ibid., p72.

38. Ibid., p144.

39. Ibid., p479.

52

CRÉER DU PLUS POUR PRODUIRE DU MOINS

Peut-on désencombrer sans trahir le projet du design ?

Dans le cadre de la Carte Blanche lancé par le VIA en 2011, le Studio

GGSV composé des designers Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard,

a mené des recherches à partir d’un questionnement : « créer des

objets en plus qui auraient pour vocation de générer des objets

en moins. ». En a résulté une série d’objets appelés « Objets trous

noirs », illustrant des points de réflexion ayant émergés de leur

collaboration avec le philosophe Pierre-Damien Huyghe.

Dans leur première étude, « étude n°A : Absorber », les designers

imaginent des objets ayant la capacité de faire pénétrer en eux les

conséquences néfastes de leur développement afin de « penser

l’absorption comme une forme productive par le moins. »40 La

question ici posée est « Et si les objets s’absorbaient entre eux, se

contenaient les uns dans les autres ? » Pour ce faire, le Studio a

d’abord travaillé autour du « Cofalit », considérée comme « matière

dernière » puisqu’elle est obtenue à partir de la vitrification des

résidus d’épurations des fumées d’incinération des ordures

ménagères et déchets amiantés. En exploitant ses propriétés

particulières de résistance et de conductivité thermique, des

modules en Cofalit moulé ont été développés tels qu’une brique,

une tomette, ou une tuile, permettant notamment la réalisation d’un

radiateur et d’un poêle.

40. Rozenn Canevet, propos issus de la conférence Making Sense, Centre Pompidou,

Paris, 2010.

→STUDIO GGSV,

{OBJET} TROU NOIR,

Tomette de Cofalit, 2011.

53

54

Après l’« absorption », Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard se

sont interrogés sur les termes « déspécialiser », «trans-former »,

« réversibilité » et « trou blanc » par rapport à l’objet.

Ainsi, la déspécialisation vise à envisager des « formes primitives

contemporaines » pour déjouer l’hyperspécialisation et le caractère

« fermé » des produits, ouvrant au contraire chacun des composants

de l’objet à la diversité d’applications. L’une de leurs hypothèses

serait d’imaginer des hybridations formelles qui tentent la synthèse

de fonctions.

Cette réflexion s’incarne dans leur « étude n°B : Décomposer » et

« étude n°C : Déspécialiser ». L’aspirateur de l’étude n°B a été pris

comme représentatif du petit électroménager spécialisé, dont les

parties sont rendues « détachables » et indépendantes les unes des

autres. Sur le même principe de déspécialisation mais également

de réversibilité, l’étude n°C présente une gamme d’éléments

de vaisselle qui permettent de composer différents modèles

d’appareils pour préparer et cuisiner la nourriture : yaourtière, grill,

cuisson vapeur, bouilloire et brûleur. L’art ménager devient un art

de la table. Les pièces sont conçues pour être adaptables à des

systèmes futurs, dont les utilisations sont à la fois prévues et à

composer, et à la disponibilité des ressources énergétiques. Ainsi,

les pénuries de ressources sont envisagées. Par la notion de pièce

indéterminée sont ainsi contournées les limites propres aux objets

techniques, voués à l’obsolescence et aux usages limités, à l’asser-

vissement par la forme.

→STUDIO GGSV,

{OBJET} TROU NOIR,

étude n°B, 2011.

{OBJET} TROU NOIR,

étude n°C, 2011. (p56).

58

CRÉER PAR LA CONTRAINTENotre société contemporaine occidentale est caractérisée par une

hyperaccessibilité aux biens et aux ressources, bien que celles-ci ne

soient pas inépuisables. Lorsque cette hyperaccessibilité n’est plus

possible, comment faire ? Il faut vivre sous la contrainte de cette

absence. L’exemple frappant de cette situation est celui que vit l’île

de Cuba depuis un demi-siècle. Subissant un embargo de la part

de la Russie et les Etats Unis, la situation économique et politique

de Cuba a engendré un nouveau mode de fonctionnement, celui de

la nécessité de s’adapter face à une industrie défaillante et l’accès à

des ressources très limitées. Ces très fortes contraintes matérielles

ont généré une nouvelle forme de création, où le besoin et l’usage

sont centraux : des nouveaux réflexes créatifs d’une autre nature.

Les Cubains ont dû trouver des astuces, imaginer des détours

et des solutions ingénieuses, ce qu’Ernesto Oroza appelle « un

système industriel familial »41. Le détournement, la réinvention,

la désobéissance technologique émerge, transgressant les objets

industriels et les modes de vie qu’ils contiennent et projettent.

Il existe également le concept de jugaad, traduit en français par

« innovation frugale », qui porte en lui des valeurs associées à l’es-

sentialisme. Le jugaad vient d’un mot hindi signifiant « savoir se

débrouiller et trouver des solutions dans des conditions hostiles ».

L’objectif de cet état d’esprit créatif est de trouver des solutions

radicalement nouvelles, mais économes en matières premières, en

énergie. Concrètement, le processus d’innovation frugale amène

à réduire la complexité et le coût de la chaîne de réalisation et de

la solution créée dans un contexte où l’innovateur a généralement

peu de moyens. La solution créée est épurée à son maximum pour

répondre précisément au besoin sans concession sur ce dernier et

sans a jout superflu.

Si ces formes de désencombrement sont intéressantes et instructives

dans leur rapport à la matière, peut-on pour autant parler d’une

beauté du peu ?

41. Ernesto Oroza, Rikimbili, Cité du design, 2009.

→ENESTO OROZA

Photographie in Rikimbili, 2009, p54-55.

« Dînette. Comment les Cubains représentent la technologie. »

60

GESTALT ET INTENSITÉ Le désencombrement est moteur de création dans l’art. Sans

prétendre être exhaustive, il est important de prendre la mesure de

la richesse qu’il présente.

L’art minimal est né au milieu des années soixante, à New York

et à Los Angeles. Ses tenants sont les artistes Carl Andre, Dan

Flavin, Donald Judd, Sol LeWitt et Robert Morris. L’œuvre minimale

renvoie à sa présence littérale dans le monde physique et tend

à révéler l’espace environnant, qu’elle inclue comme un élément

déterminant.

« Simplicité de forme ne signifi e pas nécessairement simplicité de l’expérience. »42

The Box with the Sound of its Own Making a été réalisée en 1961.

Il s’agit d’une boîte en noyer dont les éléments de construction sont

laissés visibles (vis, clous, traces de scie à main). Un magnétophone

ayant enregistré les bruits de la fabrication et un haut-parleur sont

placés en son centre, évidence sonore du processus. Ici, l’intention

dépasse l’esthétique : l’action de l’artiste détermine l’importance

de l’objet. Pour Morris, « les volumes simples crééent de puissantes

sensations de gestalt. Leurs parties sont si unifiées qu’elle offrent

au maximum de résistance à toute perception séparée. ».43

Le Minimalisme donne vie à des objets qui n’ont qu’une propriété :

la gestalt. Morris accorde une grande importance à la gestalt dans

sa propre recherche de formes « unitaires » ; la chose n’est pas

supposée suggérer autre chose qu’elle-même. La puissance de cette

forme connue, irréductible, permet au spectacteur de prendre toute

la mesure de l’expérience et de l’espace dans laquelle elle s’inscrit.

42. Daniel Marzona, « Robert Morris » in Art minimal, Taschen, 2004, p78.

43. Jean-François Pirson, La structure et l’objet : essais, expériences et

rapprochements, Mardaga, 1986, p37.

61

« Nulle forme ne peut être forme si elle ne possède une signifi cation, une qualité, si elle n’éveille

une sensation (...). Il est contradictoire de tenter de créer une forme dépourvue de signifi cation.

Il est tout aussi impossible d’exprimer un sentiment sans l’intermédiaire d’une forme. »44

Tout comme Morris, Donald Judd recherche de nouvelles formes

simples, absolues. Il mène cette exploration par l’usage de la tri-

dimensionnalité. Avec son texte Specific objects publié en 1965,

Judd écrit un essai majeur sur les démarches et créations de cette

avant-garde, dont la volonté était d’aller au-delà des conventions

du modernisme institutionalisées par Clément Greenberg, rejetant

les catégories artistiques traditionnelles de la peinture et de la

sculpture.

« Les nombreuses limitations de la peinture n’existent plus. Une oeuvre peut être aussi forte

qu’on veut qu’elle soit. »45

Posées au sol ou invisiblement fixées au mur, les œuvres de Judd

sont ce qu’il a nommé des objets spécifiques. Elles formulent leur

identité comme un postulat. Leur extrême concision formelle s’alliant

à la froideur des matériaux industriels contribuent à renforcer leur

autonomie, leur acuité visuelle, qui permettent au spectateur de

les percevoir en tant que totalité. L’intérêt des œuvres de Morris

et Judd réside dans cette quête d’évidence et d’essentialité par

les matériaux et la gestalt. La limitation amène à l’ouverture, à la

perception des éléments présents et de l’atmosphère.

44. Donald Judd, Écrits 1963-1990, daniel lelong éditeur, 1991, p7.

45. Ibid., p16.

→ ROBERT MORRIS, BOX WITH THE SOUND OF ITS OWN MAKING, 1961.

Bois, bande magnétique, haut-parleurs, 24,8 x 24,8 x 24,8 cm.

Seattle Art Museum, don de Bagley et Virginia Wright. (p62).

DONALD JUDD, UNTITLED, 1969. Cuivre, dix modules à 9 pouces

d’intervalle, Solomon R. Guggenheim Museum, New York. (p63).

64

L’ART DE VIVRE AVEC LES OBJETSÀ quoi servent les objets ? Qu’est-ce qu’un objet ?

Ils répondent avant tout à nos besoins et peuvent

être considérés comme des contraintes qui

nous permettent d’exercer notre volonté sur le

réel. Ils existent comme outils de préhension du

monde. Ils peuvent également répondre à nos

attentes psychologiques, comme nous apporter

du bien-être, matérialiser un souvenir.

« Un objet est une chose (res vulgaris). Produit de l’artifi ce, mobile

et manipulable, passif et résistant à notre imagination, on peut le prendre et le toucher et il s’installe dans notre

environnement proche en y témoignant de la pesanteur du monde. »51

51. Abraham A. Moles (Vivre avec les choses : contre une

culture immatérielle, 1987) cité par Alexandra Midal in Design,

l’anthologie, Cité du Design, 2013, p382.

LE DÉSENCOMBREMENT COMME ENRICHISSEMENT SENSIBLE ET SPIRITUEL

65

L’objet fait partie du monde tangible,

et témoigne de la pesanteur du monde.

Il est fait pour être manipulé. Nous

l’appréhendons par nos sens, par une

perception lointaine ou proche, intime.

« L’objet de par sa fonction même : sa

justification opératoire, se présente pour

être manipulé, touché, pour donner lieu

à un contact sensoriel qui ne passe pas

par les « sens du lointain » (Schiller), mais

par les « sens du proche » et du contact.

L’objet que je prends dans mes mains est

sujet d’une appropriation provisoire bien

plus sensible que l’acte de prendre par les

yeux; par là, il entre dans mon territoire. »52

L’objet est le support même de notre

sensorialité, une sensorialité qui s’inscrit

matériellement par l’acte et l’outil.

« Notre sensorialité s’inscrit de façon très

matérielle à travers l’acte et l’outil, un

outil bien différent de Spengler, un outil

électronique et complexe – mais je n’ai cure

de sa complexité tant qu’il fonctionne –, outil

de ma prise sur le monde pour satisfaire

mes pulsions (dûment normalisées par le

système social). Y a –t-il là une réponse

à l’idée d’une culture immatérielle ?

Retrouverions-nous une nouvelle innocence

dans l’art de vivre avec les objets, dans

la volonté de toucher, de prendre par tous

les sens plus que par les yeux, dans une

symbiose de l’homme avec ses objets

techniques ? ».53

La nouvelle innocence proposée

par Abraham Moles suppose une

approche intuitive et sensible de notre

environnement, appréhendant chaque

élément par « tous les sens », dans une

52. Ibid., p389.

53. Ibid.

66

forme d’harmonie de vie avec les objets. Il est en

effet primordial d’atteindre un rapport corporel,

tactile, sensible avec le monde, qui passe

par les objets que nous créons et en lesquels

doivent s’inscrire une myriade d’expériences

très menues, très discrètes qui donnent leur

épaisseur au réel. C’est cela le sensible, et cela

ne se mathématise pas, ne se numérise pas,

ne se comptabilise pas comme le fait la raison

scientifique.

L’IMPORTANCE DE LA SENSORIALITÉ ET DE L’EXPÉRIENCE

« Tous les jours, le rationalisme essaie de substituer les automatismes aux rites. […] Le rationalisme fait comme

les autruches : il se cache la tête et il s’estime satisfait s’il réussit

à droguer des millions et des millions d’hommes avec le mode d’emploi. »54

Ettore Sottsass n’est pas opposé au rationalisme

mais a le sentiment de pouvoir y « a jouter

quelque chose ». Ce « plus », c’est l’importance

de la sensorialité, de la dimension du rite et du

symbolisme des possibilités. Il milite ainsi pour

un rationalisme riche, et non pas un rationalisme

minimal, froid. Il souhaite a jouter une autre

dimension au rationalisme pour qu’il ne

s’adresse plus seulement à la raison et au sens

logique, mais également à l’âme et aux plaisirs

du corps et de l’esprit.

Il est important de noter que les objets n’existent

pas seulement par eux-mêmes, mais au sein

d’une atmosphère, d’un environnement. Cette

atmosphère est tout aussi importante à prendre

en compte pour le design d’un objet ou instrument.

54. Milco Carboni (sous la direction de), Ettore Sottsass Jr.,

’60-’70, HYX, 2006, p9.

67

« Le design ne concerne pas l’existence ou la non-existence des instruments comme tels, mais la possibilité d’existence

des instruments au contact d’une certaine atmosphère psychique

ou culturelle à caractère magique ou rationnel. »55

Ainsi, un objet ne se présentera pas de la même

manière, n’offrira pas la même expérience

sensible ou symbolique selon l’environnement

où il évolue.

55. Ibid.

68

DÉSENCOMBRER POUR ATTEINDRE UNE PRÉSENCE AU MONDE UN DESIGN « POUR LA VIE »

Il serait nécessaire d’atteindre une présence au

monde. Cette présence au monde est une forme

de disponibilité mentale et empirique sur notre

environnement, une attention accrue portée sur

les éléments qui le composent. En effet, l’être

humain réclame une relation sensible forte

avec le monde, et demande aussi autre chose :

qu’on prenne en compte ce qu’il peut y avoir de

mystérieux en lui. C’est cela que je considère

comme l’essentiel pour l’être humain.

Moholy-Nagy prône un design « pour la vie »

qui nous permettrait d’être plus attentifs, plus

éveillés au monde qui nous entoure, et souhaite

susciter ce qui peut être vif dans la façon dont

les objets sollicitent chacun :

« La première des formules qui m’intéresse se trouve

succinctement résumée dans un titre de Laszlo Moholy-Nagy

publié en 1947 et que j’inter-préterai ici librement. Le design,

disait ce titre, se fait « pour la vie ». Il cherche à ce que nous autres, citadins pour la plupart, soyons plus vifs, plus alertes,

plus vigilants, plus éveillés. Pourquoi cela ? Parce que

la cadence de la vie moderne, les poussées productives au

sein de cette vie ne conduisent pas nécessairement à

ce que nous soyons au fait de ce qui nous entoure. […] Ainsi pouvons-nous dans le monde

69

moderne aller et venir chargés d’informations sonores et visuelles sans que les qualités esthétiques de

ces informations ne nous arrêtent véritablement :

elles forment pour nous une sorte d’atmosphère ou de

brouillard, nous les fréquentons souvent dans une sorte de distraction, l’esprit ailleurs.

L’idée d’un design « pour la vie » présuppose, c’est au fond assez

simple, que si le déploiement des capacités productives

de la société industrielle requiert l’activité spécifi que du design, c’est parce qu’il n’est pas, ce déploiement, spontanément organique,

c’est parce qu’il ne se forme pas organiquement. […]

L’organique se rapporte en fait « à la structure vivante, une

structure ou un concept dont les caractères ou les éléments

sont, dans leur forme et leur substance, organisés à une

certaine fi n, de façon à constituer un tout. »56

Ce passage révèle de manière très subtile un

désir humain non conscient, celui de saturer

sans cesse notre sensibilité de données de toutes

sortes ; comme si nous avions un vide à combler.

56. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Travailler

pour nous, De l’Incidence Éditeur, 2014, p34-35.

70

Ainsi, peut-être faudrait-il rechercher l’universelle

communication de toutes choses. Non pas celle

des nouvelles techniques de communication qui

sont désincarnées, mais une communication

sensible, à même certains objets et espaces

qui contiennent en eux comme la totalité de

ce qui est. Cette transcendance de l’objet est

également présente dans le récit d’Ettore

Sottsass au contact de la culture indienne.

POSSÉDER POUR ÉPROUVER

« En Inde, le design ne concernait que les temples

ou les palais, pas les paysans. Qu’est-ce qu’ils avaient alors ? Leur personne, leur vie, leurs

relations avec les autres, leur travail, les saisons…

Leur rapport avec l’univers était différent du nôtre.

Nous sommes sans cesse enfermés dans des pièces, des pièces pleines d’objets,

et nous avons créé et créons de plus en plus une culture de la consommation. Nous

avons plus d’objets qu’il n’est nécessaire, beaucoup plus.

Ce vers quoi je tends, et je ne sais pas si j’y suis parvenu,

c’est une simplicité profonde que l’objet, par son design

et sa présence nous aiderait à atteindre. Je prends toujours

l’exemple de la différence qu’il y a entre boire de l’eau dans un verre en cristal ou

un verre en carton. Les rapports que l’on entretient avec le verre

en carton ou avec le verre en cristal sont totalement

différents. Un verre en cristal est plus lourd qu’un verre en

71

carton, il est plus fragile et on doit respecter cette fragilité ; du coup, on le tient différemment.

Et puis quand on l’approche de ses lèvres, il n’a aucun goût

qui puisse altérer le goût de l’eau, etc. Il y a une infi nité de

petites sensations qui font que quand on boit dans un verre en cristal, on sait qu’on boit,

parce que l’objet nous pousse à savoir qu’on existe. Quand

on boit dans un verre en carton, on boit rapidement et puis on jette le verre. Notre vie n’existe pas à ce moment-là.

On la consomme sans en avoir conscience. Cette

manière de ne pas savoir ce qu’on est en train de vivre m’a

toujours inquiété. Je tiens beaucoup à savoir ce que je vis,

dramatiquement. »57

De cette expérience, Ettore Sottsass veut tendre

vers une simplicité profonde au travers de l’objet,

afin de prendre conscience de ce que l’on vit.

Ainsi, l’objet nous pousserait à savoir qu’on existe.

L’ « infinité de petites sensations » évoquée par

Sottsass est un point essentiel. Ces sensations

sont tout d’abord infinies. Elles sont éveillées par

notre expérience avec les objets, expérience qui

nous fait prendre conscience de notre rapport

avec le tangible. Ces sensations, elles-mêmes

mises en relation entre elles, produisent une

expérience sensible qui met en lien notre moi

avec le monde. Les objets nous sont nécessaires

pour éprouver, ressentir notre existence.

57. Design interviews : Ettore Sottsass, DVD Museo Alessi,

2008.

→ YASUAKI ONISHI

REVERSE OF VOLUME, 2012

L360 X P600 X H355 cm, plastique, fil de pêche et colle.

Exposition Vide et Plein à Maison Bleu Studio, octobre 2015.

74

75

VIDE ET PLEINPRENDRE CONSCIENCE DU « VIDE »

Le vide spirituel engendre l’encombrement. Un

désencombrement doit être un enrichissement

sensible et spirituel, qui nous permettrait

d’atteindre une plénitude intérieure, d’être

rempli et comblé. À quelles conditions le dé-

sencombrement pourrait-il nous toucher ?

Il faudrait créer les conditions qui permettent de

se contenter de peu avec le maximum d’énergie

vitale et spirituelle. Pour trouver certaines de

ces conditions, il est essentiel d’étudier les

doctrines de type orientales. Celles-ci sont de

type métaphysique. Elles s’intéressent à la vie

quotidienne, à ce qui peut être vu, vécu, ressenti

et expérimenté. Le « vide » japonais est empli de

sens, l’esprit y est prééminent. Il se rapporte à

une pureté emprunte de force et d’énergie. Être

vide, c’est être « plein de rien ».

Le statut de ce rien oriental, est illustré par le

concept du mujo. Le mujo est un concept zen

japonais portant sur l’esthétique de la légèreté

et de la transparence dans les manières de dire

et de faire du quotidien. Ce concept suggère

que toute certitude se déplace et se volatilise

peu à peu, et que les seules choses dont nous

puissions profiter intensément sont celles qui

sont fugitives. En effet, dans la pensée orientale,

la possibilité que tout ce qui s’affirme est en

passe de se nier, et tout ce qui est nié est en

passe de s’affirmer. Face à cela, les moines zen

conseillent de prononcer le mot mu. Mu, mu, mu,

mu : rien, rien, rien, rien. Tout est rien ; rien est

tout. Ce rien est épanouissant, serein. Le mujo,

c’est l’art de vivre de façon naturelle, sans souci,

libre de tout poids excessif, avec sécurité et aise.

C’est l’art d’être riche avec très peu de moyens :

se mouvoir avec grâce dans le monde des

« non-choses », accorder du respect à ce que l’on

a, à ce que l’on fait. Le désencombrement est ici

un mode de vie : le bénéfice d’avoir peu permet

←HUANG XINMEMORIES AND STRUCTURES, 2015,

100 X 150 cm, photographie sans objectif,

collage digital, jet d’encre sur papier baryta.

76

la capacité mentale de se concentrer sur ce

qui n’est pas matériel, sur l’expérience de vivre

elle-même.

La ritualité est également très présente et

primordiale dans le monde oriental.

« L’Extrême-Orient surtout, conserve une affection claire pour une ritualité qui combine

signes religieux, spirituels, et attention aux gestes corporels. L’Occident, au fi l du temps, avec

l’idéologie fonctionnaliste, a soustrait à l’objet la valeur

rituelle et la résonnance cérémoniale. Aujourd’hui, par

conséquent, l’effort à accomplir consiste à reporter, dans le

rapide royaume fonctionnaliste, une certaine lenteur cérémoniale

et une ritualité plus méditée. Les objets doivent respecter

et en même temps outrepasser les limites instrumentales,

pour se transformer en humbles prêtres des nombreux rituels dont l’expérience a besoin. »58

Il serait intéressant de concevoir la place des

objets dans un rapport empreint de ritualité.

Des objets qui permettent de comprendre et de

mettre en valeur nos expériences de vie, par

la sensibilité.

58. Alessandro Mendini, Écrits d’Alessandro Mendini, Les

presses du réel, 2014, p409.

→YAWEN CHOU

PRECIOUS OBJECTS, Taiwan, 2013.

78

RESPECT DES OBJETS

John Maeda évoque la vision particulière des

objets dans la culture traditionnelle japonaise.

Il décrit l’« aichaku », un sentiment d’attachement

émotionnel envers un objet pour ce qu’il est,

pour sa force de vie. [11 & 12] Ainsi, les artefacts,

épurés, possèdent une ornementation cachée,

liée à leur existence spirituelle et considérés

comme étant vivants. Pour cela, ils doivent être

respectés.

« Quand nous étions enfants, on nous disait [...] que tout ce qui se trouvait dans l’environnement,

même les objets inanimés, avait un principe spirituel qu’il

fallait respecter ; […] Le système de croyance de ma famille était fondé sur une forme extrême de shintoïsme, l’ancienne tradition

animiste japonaise. »59

Cette relation respectueuse et sensorielle à

l’objet est également développée par Naoto

Fukasawa et Jasper Morrison, qui explorent

la notion de « Super Normal », une qualité

qui transcende certains objets du quotidien.

Le Super Normal consiste à se rendre compte,

à nouveau, de la valeur d’une chose que l’on a

toujours connue ; c’est pendre conscience de la

« bonté » dans le « normal ». Cette notion met en

exergue la richesse présente dans notre relation

aux choses ordinaires.

59. John Maeda, De la simplicité, Payot, 2007, p122-123.

→JONO SMART, pot, 2015.

80

Naoto Fukasawa :

« « Super Normal » is less concerned with designing beauty

than seemingly homely but memorable elements

of everyday life. Certainly nothing « flash » or « eye-catching » ; never contrived, but rather

almost « naff » yet somehow appealing. [...] Overcoming an

initial emotional denial, our bodily sensors pick up on an appeal we

seem to have known all along and engage us in that strangely familiar attraction. Things that possess a quality to shake us

back to our senses are « Super Normal ». »60 [13]

Jasper Morrison :

« A while ago I found some heavy old hand-blown wine glasses in a junk shop. [...] When I use them the atmosphere returns,

and each sip of wine’s a pleasure even if the wine is not. If I even

catch a look at them on the shelf they radiate something good.

This quota of atmospheric spirit is the most mysterious and

elusive quality in objects. How can it be that so many designs fails to have any real benefi cial effect on the atmosphere, and

yet these glasses, made without much design thought or any

attempt to achieve anything other than a good ordinary wine glass,

happen to be successful ? It’s been puzzling me for years and

60. Naoto Fukasawa & Jasper Morrison, Super Normal :

sensations of the ordinary, Lars Müller Publishers, 2006, p21.

81

influencing my attitude to what constitutes a good design. »61 [14]

Jasper Morrison propose de réfléchir sur une

pratique du design sincère, et met en garde

sur la tendance à vouloir produire des choses

« spéciales », qui ne sont finalement pas

satisfaisantes. Dans leur ouvrage Super Normal,

Fukasawa et Morrison dressent le catalogue des

objets présentés lors de l’exposition éponyme,

décrivant chaque artefact possèdant cette

qualité à leurs yeux. Ustensiles, outils, mobilier,

vaisselle, objets signés ou tout à fait anonymes

se côtoient. On y retrouve notamment une

bouteille de lait, ou encore des trombones.

Ces trombones en particulier présentent

de petites boules à leurs extrémités qui,

contrairement à des trombones standards, ne

déchirent pas le papier une fois clipés. Le Super

Normal réside dans ce simple détail, qui change

toute l’expérience de grouper des feuilles

ensemble : la préhension entre les doigts est

facilitée.

Quant à la bouteille de lait, utilisée pour la

livraison, sa forme est restée inchangée jusqu’à

aujourd’hui. Maintes fois utilisées, les bouteilles

possèdent un verre de large épaisseur, résistant.

La saveur du lait semble émaner de la forme,

amicale et imprécise. Elle illustre la forme la

plus normale pour contenir le lait ; ce sentiment

vis-à-vis de l’objet constitue sa qualité Super

Normale.

61. Ibid., p28.

→JASPER MORRISON

« 33 Gem clip, Norica, Germany ». (p82).

« 46 Milk bottle, circa 1965. TOYO Glass, Japan glass ». (p83).

Photographie, Exposition Super Normal, Milan, 2007. (p84).

86

VIDE ET ÉNERGIE POÉTIQUE

Les Monochromes bleus d’Yves Klein sont

présentés pour la première fois en 1957, à la

galerie Apollinaire de Milan. Bien qu’identiques,

les onze tableaux exposés ne sont pas

appréciés de la même manière par le public ;

Klein en conclut que chaque tableau est

imprégné d’une qualité immatérielle qui le

distingue des autres. Au printemps 1958, ses

recherches sur le monochrome et la sensibilité

pure l’amènent à présenter à la galerie Iris

Clert La spécialisation de la sensibilité à l’état

matière première en sensibilité picturale

stabilisée, aussi appelée l’exposition du

« Vide ». Le projet est de présenter directement,

sans recourir au visible, la sensibilité picturale.

« J’ai [...] pensé que l’étape suivante après l’époque bleue serait la présentation au public de cette sensibilité picturale, de cette « énergie poétique », de cette matière liberté impalpable à l’état non concentré non contracté. »46

Dans la pièce Surfaces et blocs de sensibilité

picturale - Intentions picturales, Klein emploie le

langage de son corps pour mesurer, contempler,

fixer la sensibilité picturale immatérielle tout

en lui donnant une délimitation dans l’espace.

Cette fois, il privilégie la capacité réceptive du

corps du spectateur. Pour que ce dernier soit

« imprégné » comme une « éponge », et perçoive

qu’« une densité sensible abstraite mais réelle

existera et vivra »47, l’invisible et l’intangible

doivent agir sans être perturbés. Pour ce faire,

l’espace extérieur de la galerie est orné de bleu

IKB48, tandis que l’intérieur est entièrement peint

en blanc.

46. Nicolas Charlet (sous la direction de), Les écrits d’Yves

Klein, Luna-Park, 2006, p25.

47. Yves Klein cité par Shiyan Li in Le vide dans l’art du XXe

siècle : Occident/Extrême-Orient, Publications de l’Université

de Provence, 2014, p128.

48. IKB : International Klein Blue.

87

→YVES KLEIN,

SAUT DANS LE VIDE, photographie par Shunk-Kender,

épreuve gélatine-argent. The Museum of Modern Art, New York, 1960. (p88).

SURFACES ET BLOCS DE SENSIBILITÉ PICTURALE - INTENTIONS PICTURALES.

Galerie Colette Allendy, Paris, mai 1957. (p89).

Selon lui, « tout sera blanc pour recevoir

le climat pictural de la sensibilité du bleu

immatérialisé. »49 Le vide est la contrepartie

invisible mais absolue de l’énergie poétique

concentrée, contractée dans le tableau visible.

La forme disparaîtrait dans l’informe, la matière

dans l’énergie, le visible dans l’invisible.

« Maintenant je veux aller au-delà de l’art, au-delà de la sensibilité, dans la

Vie. Je veux aller dans le Vide. »50

Le « Saut dans le vide » de Klein se présente sous

la forme d’une photographie parue dans une

fausse édition du « Journal du Dimanche », le 27

novembre 1960. Klein cherche par cette action à

être au plus près de l’espace, expérimentant et

s’imprégnant des qualités immatérielles du vide,

pour les transmettre à ses œuvres.

Klein semble exprimer un désir profond de

réconciliation de l’homme avec le sensible. Son

oeuvre nous amène à nous questionner : le vide,

l’immatériel, l’invisible, peuvent-ils constituer de

nouvelles matières pour le designer ?

49. Yves Klein cité par Shiyan Li in Le vide dans l’art du XXe

siècle : Occident/Extrême-Orient, Publications de l’Université

de Provence, 2014, p128.

50. Jérôme Glicenstein (sous la direction de), Vides. Une

rétrospective, Centre Pompidou, 2009, Yves Klein cité par

Denys Riout.

90

SENSIBILITÉ IMMATÉRIELLE ?Conclusion

La création suppose une accumulation des choses sur les

choses. Penser à un désencombrement, c’est prendre en compte

la moralité de notre démarche de création, opérer des choix. Il

est nécessaire d’arriver, en tant que designer, à une attitude de

nuance, en considérant tout objet non plus « isolément » mais

« globalement », « en relation avec les besoins de l’individu et

de la communauté ». Comme l’évoque Moholy-Nagy à propos du

« design pour la vie », le design est pensé comme une « force

d’hésitation » : avant de prendre une décision, le designer peut

hésiter entre « plusieurs propositions n’ayant pas les mêmes

implications esthétiques, c’est-à-dire, en l’occurence, le même

rapport à la vie considérée dans sa globalité afin de parvenir à

vivre humainement »1.

Mon projet est incarné par une volonté de désencombrer sans

sécheresse, en gardant la sensibilité et la spiritualité. Le but est

d’éviter l’écueil des Modernes, à savoir aller vers une « équation »,

une numérisation du monde, où tout finirait par être interprété en

langage binaire, afin de parvenir à la quintessence du sensible.

Ainsi, par le désencombrement, quelque chose est sans doute à

sacrifier : la rationalité froide qui veut retisser le lien entre toutes

choses en risquant de les vider de leur substance ?

Ma volonté est de réconcilier l’homme avec le sensible, afin de

réellement faire l’expérience de l’existence, de se sentir vivant,

accompli. Comme l’exprime John Maeda, la simplicité absolue ne

semble pas être notre réel désir. J’ai défini le désencombrement

comme une démarche d’enrichissement spirituel, une éthique de

vie, un état d’esprit voire une discipline, qui mènent vers la prise de

conscience. Sa finalité est de réaliser formellement les conditions

d’un retour à l’essentiel qui conduira les citoyens à opter pour un

développement moins aveugle. Pour l’atteindre et le comprendre,

il est nécessaire de mettre en place une certaine éducation aux

objets, à l’espace, aux formes, pour apprendre à voir la beauté du

1. Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Travailler pour nous, De l’Incidence

Éditeur, 2014, p56.

91

peu, voire de l’intangible. Cela nous amène vers l’acceptation d’un

paradoxe : celui du désencombrement comme un enrichissement,

un « vide » menant à la plénitude ?

En effet, le « vide » à atteindre est un vide plein, qui nous connecte à

nos sens et à notre corps, qui éveille en nous une infinité de petites

sensations par notre expérience avec les objets, expérience qui

nous fait prendre conscience de notre rapport avec le tangible.

Parvenir à cet absolu amène à une libération vis-à-vis du désir

d’accumulation et à un accomplissement, une satisfaction de notre

sensibilité.

Cette plénitude par le « vide » passe par une nouvelle lecture du

monde, une approche intuitive et sensible de notre environnement

permettant d’appréhender chaque élément par tous les sens.

Une myriade d’expériences très menues, très discrètes, peuvent

s’inscrire au sein des objets que nous créons. Le design a un rôle à

jouer quant à l’éducation des goûts et des sens. Par la création de

« biens de consommation spirituels », formule empruntée à Bruno

Munari, notre rapport aux biens matériels dans leur ensemble peut

être influencé, et nous permet de prendre conscience de la nature

et de la valeur des objets, expériences, temporalités.

Comme l’a évoqué Ettore Sottsass, les objets nous sont nécessaires

pour « éprouver ». À ce titre, les objets pourraient être supports

d’une certaine lenteur cérémoniale, d’une ritualité plus méditée.

À l’image de la vision orientale respectueuse des artefacts, il

serait intéressant de donner à voir la qualité et la richesse des

choses ordinaires.

« Faire le vide » permet de percevoir par la sensorialité, ou encore la

poésie. L’idée est de parvenir à une pureté incarnée. Par exemple,

travailler autour de matériaux pour atteindre un sentiment de

plénitude, à l’image des oeuvres de l’artiste et designer Tokujin

Yoshioka. Il est également intéressant de capter l’immatériel, de

donner à voir une certaine « énergie poétique » par le « vide »

tel que l’envisageait Yves Klein ? Le vide, l’immatériel, l’intangible,

peuvent-ils constituer de nouvelles matières pour le designer ?

→TOKUJIN YOSHIOKA,

SENSING NATURE, SNOW, Mori Art Museum, Tokyo, Japan, 2010.

Installation, plumes.

95

ANNEXES

[1]

« Nulle œuvre d’art n’est œuvre d’art, qui ne soit utile ; c’est-à-dire qui ne satisfasse le corps tout en obéissant

fi dèlement à l’esprit, ou qui ne distraie, n’apaise ou n’élève un esprit sain. Si nous comprenions le sens d’un tel précepte et si nous l’appliquions, nous viderions nos maisons londoniennes de ces tonnes d’indescriptible fatras, où s’entassent des objets qui se réclament de

l’art à un niveau ou à un autre. »1 > II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Un désencombrement au travers de la simplification des formes et de l’éradication du décor,

Désencombrer pour atteindre la vérité, p30.

[2]

« Cette montée irrésistible de l’objet complexe dont les systèmes électroniques sont les premiers exemples

qui nous viennent à l’esprit, a franchi un seuil qualitatif important, celui où l’homme n’est plus maître

du mécanisme intérieur de l’outil, et tend de plus en plus à l’ignorer. […] Les premiers philosophes de la technique,

Spengler, Leroi-Gourhan, Simondon, Deforge, n’ont pas souligné cette nouvelle dépendance, cette nouvelle possibilité d’aliénation qu’est la complexité structurale

croissante de l’objet. D’abord, cette complexité entraîne l’ignorance que l’utilisateur a de la structure interne de son outil. « Qu’y-a-t-il à l’intérieur ? il n’en sait rien et se

résigne progressivement à une nouvelle situation où il n’a cure de ce qui est dans la boîte. Son intelligence

de l’objet, c’est une intelligence fonctionnelle, c’est sa capacité de bien s’en servir. Mais si l’objet est « en panne », la complexité de sa structure fait irruption

dans le flux vital comme un obstacle, comme un incident, comme un accident. […] l’Intérieur et l’Extérieur, la structure et la fonction, la machine et son carter […],

cette enveloppe […] est une frontière tout autant psychologique, juridique, symbolique, qu’utilitaire. […]

1. William Morris (Les arts mineurs, 1877) cité par Alexandra Midal in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p28.

96

Ainsi le propriétaire possède l’extérieur, mais, en fait, pas l’intérieur : il l’ignore, il n’y a pas accès. Il y a donc

les hommes de l’extérieur : les usagers, les clients, les possesseurs qui sont volontiers les hommes

de la fonction, et puis les hommes de l’intérieur, les constructeurs, les inventeurs, les réparateurs qui sont

généralement des Hommes de la Structure (ils ouvrent le carter) : il y a là deux univers sociaux qui ne se

rencontrent qu’à l’occasion de l’Accident »2

> II. LES VALEURS DU DÉSENCOMBREMENT,

Un désencombrement au travers de la simplification des formes et de l’éradication du décor,

Simplicité et opacité, p35.

[3]

« Qu’est-ce que l’utile ? C’est depuis Aristote ce qui pourrait et ce qui peut toujours ne pas être, c’est ce

dont la présence et la manifestation n’ont pas de nécessité. De tout ce qui est utile, nous pouvons tirer des avantages et des bénéfi ces peu ou prou

secondaires. Rien là dont nous ne pourrions, en cas de besoin, nous passer. Ce que […] nous qualifi ons

ordinairement « d’inutile » porte en fait les traits de cet « utile » aristotélicien puisqu’il est lui aussi supposé pouvoir disparaître sans dommage essentiel de nos environnements. Dès qu’on réfléchit un tant soit peu,

on se rend compte qu’Aristote a eu bien raison, dans le passage de la Politique où il aborde cette affaire, de ne

pas opposer l’utile à l’inutile mais au nuisible. »3

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Un désencombrement au travers de la simplification des formes et de l’éradication du décor,

Désencombrer pour libérer son esprit, p38.

2. Abraham A. Moles (Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle, 1987)

cité par Alexandra Midal in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p385-386.

3. Pierre-Damien Huyghe, Faire place, Mix, 2009, p33.

97

[4]

« Mes chaussures sont entièrement recouvertes d’ornements faits de dentelures et de petits trous. Travail que le cordonnier a exécuté, mais qui ne lui a pas été payé.

Je vais chez le cordonnier et lui dis : « Vous demandez trente couronnes pour une paire

de chaussures. Je vous en paierai quarante. » Du coup je remplis cet homme de joie. Il m’en exprimera sa reconnaissance par la qualité de

son travail et de son matériel, qui sera sans rapport avec ce que je lui paie en plus. Il sera

heureux. Le bonheur ne visite pas souvent son échoppe, et il a devant lui un homme qui le

comprend, qui sait apprécier son travail et ne met pas en doute son honnêteté.

Il voit déjà en pensée ce qu’il fera. Il sait où se trouve présentement le meilleur cuir, il sait

à quel ouvrier il confi era ma commande, il sait que mes souliers présenteront autant

de dentelures et de petits trous que peut en comporter une paire de chaussures élégantes. Alors je lui dis : « A une condition toutefois : les

souliers devront être absolument lisses. » Du sommet de sa joie j’ai précipité le

cordonnier dans le fond du Tartare. Il aura moins de travail, mais je lui ai ôté sa joie. »4

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

Le sentiment suit la forme, p44.

4. Adolf Loos (Ornement et Crime, 1908-1909) cité par Alexandra Midal, in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p59.

98

[5]

Les « dix lois de la simplicité » selon John Maeda5 :

Première loi – Réduction : pour atteindre la simplicité, le mieux est

de procéder par réduction méthodique.

Deuxième loi – Organisation : avec de l’organisation, un ensemble

composé de plusieurs éléments semble plus réduit.

Troisième loi – Temps : en économisant son temps, on a le

sentiment que tout est plus simple.

Quatrième loi – Apprentissage : la connaissance simplifie tout.

Cinquième loi – Différences : la simplicité et la complexité ont

besoin l’une de l’autre.

Sixième loi – Contexte : ce qui se trouve à la périphérie de la

simplicité n’est absolument pas périphérique.

Septième loi – Émotion : mieux vaut plus d’émotion que moins.

Huitième loi – Confiance : dans la simplicité, nous avons confiance.

Neuvième loi – Échec : certaines choses ne peuvent jamais être

simplifiées.

Dixième loi – Loi cardinale : la simplicité consiste à soustraire ce

qui est évident et à a jouter ce qui a du sens.

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

Le sentiment suit la forme, p44.

[6]

« Par « électronique toute nue », je désigne la tendance à rendre les objets électroniques de consommation courante lisses, nets et petits afi n de satisfaire la demande de simplicité du

marché. [...] Pourquoi les personnes attirées par la simplicité d’un appareil se précipitent-elles ensuite pour lui acheter des accessoires ? »6

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

Le sentiment suit la forme, p45.

5. John Maeda, De la simplicité, Payot, 2007

6. Ibid., p120-121.

99

[7]

« La Fonction ne suffi t pas à déterminer la Forme, dans la détermination de l’objet un champ de variations

subsiste : un champ de dispersion, un champ de liberté, dont l’artisan d’abord, le designer ensuite,

ont su faire usage pour convoyer un message « esthétique », un message sensoriel, largement

indépendant de la fonction – quelque fois allant jusqu’à la contredire : ce fut l’erreur de la décoration. »7

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

La fonction ne suffit pas à déterminer la forme, p46.

[8]

« L’un des facteurs communs qui émerge à l’étude des différents aspects du kitsch et qui se lie spécifi quement

à l’étude de l’objet, c’est l’idée de foisonnement, par exemple celle de remplissage de l’environnement

humain avec un nombre plus ou moins grand d’objets : un facteur de quantité y est toujours présent. […]

« Plus il y en a, mieux c’est », ou « Que pourrait-on mettre dans cet espace vide » ? sont deux formules

typiques de l’art kitsch : l’art kitsch a horreur du vide et cherche à le remplir avec des objets ou des évènements. La tendance kitsch est, disions-nous,

une tendance profonde de l’esprit humain. […] Le kitsch émergera donc aux époques où cet individu moyen a la parole et s’impose de façon triomphante, c’est le siècle

bourgeois, ou l’époque de l’homme moyen. »8

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

La fonction ne suffit pas à déterminer la forme, p46.

7. Abraham A. Moles (Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle, 1987)

cité par Alexandra Midal in Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013, p382.

8. Abraham A. Moles, Eberhard Wahl, « Kitsch et objet » in Communications, 1969, p110.

100

[9]

« L’ornement est une chose positive car il est l’élément narratif qui anime l’objet froid et tautologique.

Ce qui est purement fonctionnel et n’a pas d’ornement perd en littérature : en enlevant le conte à l’objet, on en souligne la pauvreté technique. Un tel « paupérisme »

est à la fois démagogie et maximaliste et oublie que, principalement dans les cultures et les sociétés

pauvres, l’ornement, le symbole et la couleur offrent un maximum de sens à l’objet. »9

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

La fonction ne suffit pas à déterminer la forme, p46.

[10]

« Le kitsch est anthropologie, c’est-à-dire expression d’un objet chargé de valeurs humaines liées

à la mémoire, à la tranquillité, à la banalité de la vie quotidienne. Des valeurs qui dépassent les valeurs

esthétiques ou fonctionnelles entrent en jeu c’est ça le kitsch. Le kitsch doit donc être utilisé avec

discernement pour ses valeurs positives. C’est une manière de faire un projet, une manière de tenter de

rendre humain notre environnement malgré la froideur et l’imprécision du quotidien… »10

> II. LES VALEURS DÉSENCOMBREMENT,

Déchirement entre ascétisme du fonctionnalisme et hédonisme de l’abondance,

La fonction ne suffit pas à déterminer la forme, p46.

9. Alessandro Mendini, Écrits d’Alessandro Mendini, Les presses du réel, 2014, p388.

10. Alessandro Mendini, Écrits d’Alessandro Mendini, Les presses du réel, 2014.

101

[11]

« AI (amour) CHAKU (accord) : terme japonais qui désigne le sentiment d’attachement ressenti envers un artefact. [...] Le terme «accord amoureux» décrit

une forme profonde d’attachement émotionnel qu’une personne peut ressentir envers un objet. C’est une

sorte d’amour symbiotique pour un objet qui mérite de l’affection, non pas pour les tâches qu’il effectue, mais pour ce qu’il est. Reconnaître l’existence de l’aichaku

nous aide à aspirer à des objets désignés pour lesquels on éprouvera des sentiments, dont on prendra soin et

que l’on possèdera toute sa vie. »11

> IV. LE DÉSENCOMBREMENT COMME ENRICHISSEMENT SENSIBLE ET SPIRITUEL

Vide et plein,

Respect des objets, p78.

[12]

« Le modernisme en design est le mouvement qui a conduit à donner de nombreux objets de notre

environnement un air net et industriel. Il a consisté à rejeter les ornements superflus pour montrer la vérité d’un objet en révélant les matériaux bruts ayant servi

à le fabriquer. La tradition si riche au Japon des artefacts en bois et en argile façonnés à la perfection

semble fondée sur les mêmes principes que le modernisme. Cependant, l’animisme est la face cachée

du design japonais. Les surfaces minutieusement laquées d’une boîte à bento représentent davantage

que le résultat d’une production raffi née ; ces surfaces - ainsi que la boîte à bento qui les contient - sont par essence vivantes. La boîte inanimée est accordée à son existence spirituelle. Il se peut que nous soyons

naturellement portés à éprouver un attachement émotionnel à l’égard de la force de vie de l’objet et que ce soit une forme d’ornementation profonde et cachée,

sauf pour ceux qui la ressentent. »12

> IV. LE DÉSENCOMBREMENT COMME ENRICHISSEMENT SENSIBLE ET SPIRITUEL

Vide et plein,

Respect des objets, p78.

11. John Maeda, De la simplicité, Payot, 2007, p125.

12. Ibid.

102

[13]

Traduction :

« Le « Super Normal » est moins dans la conception de la beauté que dans celle des éléments peu attirants mais mémorables de la vie quotidienne. Rien de «flash» ni de «captivant» ; jamais forcé, mais presque «ringard»

et d’une certaine manière attirant. [...] En surmontant un certain déni émotionnel, nos sens corporels captent un appel qu’il nous semble avoir connu tout ce temps et qui nous entraîne dans cette attraction étrangement

familière. Les choses qui possèdent une qualité qui nous ramènent à nos sensations sont

«Super Normal». »> IV. LE DÉSENCOMBREMENT COMME ENRICHISSEMENT SENSIBLE ET SPIRITUEL

Vide et plein,

Respect des objets, p80.

[14]

Traduction :

« Il y a un certain temps, j’ai trouvé de lourds verres de vin soufflés à la main, dans un bazar. [...] Lorsque

je les utilise, l’atmosphère réapparaît, et chaque gorgée de vin est un plaisir, même si le vin ne l’est pas. Si par

hasard mon regard se pose sur eux, ils irradient quelque chose de « bon ». Cette part d’esprit atmosphérique

est la qualité la plus mystérieuse et élusive des objets. Comment se peut-il que tant de réalisations échouent à apporter quelque effet bénéfi que sur l’atmosphère,

et ces verres, conçus avec si peu d’intentions de design ou d’autre tentative que de fabriquer un verre de vin ordinaire, parviennent à réussir ? Cela me taraude

depuis des années et influence ma pensée quant à ce qui constitue un bon design. »

> IV. LE DÉSENCOMBREMENT COMME ENRICHISSEMENT SENSIBLE ET SPIRITUEL

Vide et plein,

Respect des objets, p81.

104

Ouvrages

BAUDRILLARD, Jean, La société de consommation (1986), Gallimard, 1999.

BAUMAN, Zygmunt, Vies perdues, la modernité et ses exclus, Payot, 2006.

CARBONI, Milco (sous la direction de), Ettore Sottsass Jr., ’60-’70, HYX, 2006.

CHARLET, Nicolas (sous la direction de), Les écrits d’Yves Klein, Luna-Park, 2006.

DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, I : Arts de faire (1990), Gallimard, 2014.

FUKASAWA, Naoto, et MORRISON, Jasper, Super Normal : sensations of the ordinary,

Lars Müller Publishers, 2006.

GLICENSTEIN, Jérôme (sous la direction de), Vides. Une rétrospective, Centre Pompidou,

2009.

HUYGHE, Pierre-Damien, À quoi tient le design, Poussées Techniques, Conduite de découverte,

De l’Incidence Éditeur, 2014.

HUYGHE, Pierre-Damien, À quoi tient le design, Travailler pour nous, De l’Incidence Éditeur,

2014.

HUYGHE, Pierre-Damien, Faire place, Mix, 2009.

JUDD, Donald, Écrits 1963-1990, daniel lelong éditeur, 1991.

LE CORBUSIER, L’art décoratif aujourd’hui (1925), Paris, Flammarion, 1996.

LI, Shiyan, Le vide dans l’art du XXe siècle : Occident/Extrême-Orient, Publications de

l’Université de Provence, 2014.

MAEDA, John, De la simplicité, Payot, 2007.

MARZONA, Daniel, Art minimal, Taschen, 2004.

MENDINI, Alessandro, Écrits d’Alessandro Mendini, Les presses du réel, 2014.

MIDAL, Alexandra, Design : introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009.

BIBLIOGRAPHIE

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MIDAL, Alexandra, Design, l’anthologie, Cité du Design, 2013.

MOLES, Abraham, et WAHL, Eberhard, « Kitsch et objet » in Communications, 1969.

MUNARI, Bruno, L’art du design (1966), Pyramyd, 2012.

Oroza, Ernesto, Rikimbili, Cité du design, 2009.

PIRSON, Jean-François, La structure et l’objet : essais, expériences et rapprochements,

Mardaga, 1986.

ROSA, Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.

ROSA, Hartmut, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive,

La Découverte, 2012.

VENTURI, Robert, De l’ambiguité en architecture (1976), Dunod, 1995.

Catalogues d’exposition

« Entretien Pierre-Damien Huyghe / Gaëlle Gabillet et Stéphane Villard, {objet} trou noir »

in Catalogue Carte Blanche du VIA 2011.

Conférences

CANEVET, Rozenn, Conférence Making Sense, Centre Pompidou, Paris, 2012.

Vidéos

Design interviews : Ettore Sottsass, DVD Museo Alessi, 2008.

Expositions

Vide et Plein à Maison Bleu Studio, octobre 2015.

REMERCIEMENTS

Je souhaite remercier toutes les

personnes qui m’ont accompagnée et

encouragée durant ces derniers mois

de recherches et de rédaction.

J’adresse mes sincères remerciements à

Bertrand Vieillard, Vaïana Le Coustumer

et Vincent Rossin pour leur bienveillance

et le partage de leur expérience tout au

long de l’écriture de ce mémoire.

Je tiens à remercier David ainsi que ma

famille pour leurs précieux conseils et

leur soutien indéfectible.

Je remercie également mes camarades

de DSAA pour leur écoute, leur bonne

humeur et les échanges passionnants

au cours de ces deux années, ainsi que

mon futur binôme de charrette.

Vers un désencombrement

Mémoire de recherche

© Estelle Cochelin

DSAA Design Produit

École Boulle, Paris

Direction : V. Le Coustumer, V. Rossin, B. Vieillard

Achevé d’imprimé en février 2016

Edité à 10 exemplaires

Typographie : Quicksand