université de montréal de la poétique à la critique : l ... · keywords: aristotle ; peripatos...
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Universiteacute de Montreacuteal
De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque
par
Elsa BOUCHARD
Deacutepartement de philosophie
Faculteacute des arts et des sciences
Thegravese preacutesenteacutee agrave la Faculteacute des eacutetudes supeacuterieures et postdoctorales
en vue de lrsquoobtention du grade de PhD en philosophie
en cotutelle avec
lrsquoUniversiteacute Paris IV-Sorbonne
Juillet 2012
copy Elsa Bouchard
ii
Universiteacute de Montreacuteal
Faculteacute des eacutetudes supeacuterieures et postdoctorales
Cette thegravese intituleacutee
De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque
preacutesenteacutee par Elsa Bouchard
a eacuteteacute eacutevalueacutee par un jury composeacute des personnes suivante
M Louis-Andreacute DORION (Universiteacute de Montreacuteal) Preacutesident-rapporteur
M Vayos LIAPIS (Universiteacute de MontreacutealOpen University of Cyprus) Directeur de recherche
M Paul DEMONT (Universiteacute Paris IV-Sorbonne) Co-directeur de recherche
M Marwan RASHED (Eacutecole Normale Supeacuterieure Paris) Membre du jury
M Franco MONTANARI (Universitagrave di Genova) Examinateur externe
M Reneacute NUumlNLIST (Universitaumlt zu Koumlln) Examinateur externe
iii
Reacutesumeacutes
De la poeacutetique agrave la critique lrsquoinfluence peacuteripateacuteticienne chez Aristarque
Reacutesumeacute Cette thegravese vise agrave suggeacuterer lrsquoexistence drsquoun partage drsquoune theacuteorie poeacutetique commune entre lrsquoeacutecole drsquoAristote drsquoune part et le grammairien Aristarque de Samothrace drsquoautre part Agrave partir drsquoun examen des textes et des fragments de la critique litteacuteraire helleacutenistique deux aspects fondamentaux de la poeacutetique peacuteripateacuteticienne font lrsquoobjet drsquoune comparaison avec Aristarque soit 1) la prise de position interpreacutetative qui tient compte de la nature fictionnelle du discours poeacutetique et le soustrait aux critegraveres de veacuteriteacute traditionnellement imposeacutes par les lecteurs anciens notamment agrave lrsquointeacuterieur de la tradition alleacutegorique et 2) la reconnaissance de lrsquoautonomie relative du contenu de lrsquoœuvre poeacutetique face agrave lrsquoauteur particuliegraverement dans le rapport qursquoentretient ce dernier avec ses personnages
Mots-clefs Aristote Peacuteripatos poeacutetique Aristarque interpreacutetation persona
From poetics to criticism the Peripatetic influences on Aristarchus
Abstract This thesis sets out to examine two points of contact in the poetics of the Peripatetics and Aristarchus namely 1) the exegetical attitude that takes account of the fictionality of poetry thus exempting it from the constraints of truthfulness that ancient readers traditionally imposed on it especially within the allegorical tradition 2) the perception of the content of a work of poetry as being autonomous from its author especially with regard to the relation between the poet and his characters
Keywords Aristotle Peripatos poetics Aristarchus interpretation persona
iv
Remerciements
Mes remerciements vont avant tout agrave mes co-directeurs de recherche M Paul Demont et M
Vayos Liapis qui ont superviseacute cette thegravese et mrsquoont fourni des encouragements reacutepeacuteteacutes tout au
long de sa preacuteparation
Les personnes suivantes mrsquoont aussi eacuteteacute drsquoun secours preacutecieux agrave un moment ou un autre de cette
longue entreprise Louis-Andreacute Dorion Benjamin Victor Pierre Bonnechere et Luc Brisson
Je souhaite eacutegalement remercier les membres de ma famille immeacutediate source inconditionnelle
de support et drsquoaffection ma megravere Theacuteregravese mon pegravere Omer ma sœur Maryse mes fregraveres
David-Eacutetienne et Jean-Philippe ainsi que ma famille parisienne Anne-Marie et Jean-Louis
Melot Je nrsquooublie pas mes chers amis Nino Andreacutee-Anne Karine et Jeacutereacutemie
Finalement les institutions suivantes ont grandement faciliteacute la compleacutetion de cette thegravese le
Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada qui a financeacute mes eacutetudes doctorales le
Deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal pour son soutien sous forme de bourses
drsquoexcellence et de bourses de voyage la Fondation Hardt ougrave cette thegravese a vu le jour agrave lrsquooccasion
drsquoun seacutejour de recherche extrecircmement profitable
v
Table des matiegraveres
13
Reacutesumeacutes iii13
Remerciements iv13
Table des matiegraveresv13
Abreacuteviations viii13
Introduction113
Section (i) Objet de la recherche 113
Section (ii) Eacutetat de la question et nature de la preacutesente contribution213
Section (iii) Sources 813
Section (iv) Preacutecisions meacutethodologiques 1813
Section (v) Eacuteditions et traductions utiliseacutees 2213
Partie I Comment lire les poegravetes 2413
Chapitre 1 Lrsquoalternative exeacutegeacutetique preacute-aristoteacutelicienne 2613
Section (i) Lrsquoalleacutegorie et les deacutebuts de la critique litteacuteraire 2613
Section (ii) Lrsquoanalyse du discours et la lecture litteacuterale 3813
Section (iii) Glaucon et Antisthegravene 4213
Section (iv) Conclusion4613
Chapitre 2 Aristote et lrsquoalleacutegorie4713
Section (i) Le champ theacuteorique de la Poeacutetique 4713
vi
Section (ii) Les Questions homeacuteriques et lrsquointerpreacutetation alleacutegorique5013
Section (iii) Lrsquoalleacutegoregravese dans les œuvres non philologiques drsquoAristote6013
Section (iv) Conclusion6913
Chapitre 3 Les principes de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique peacuteripateacuteticienne 7013
Section (i) Le statut eacutepisteacutemologique de la μίμησις 7113
Section (ii) Dieux et hommes dans la critique peacuteripateacuteticienne8413
Section (iii) Le mythos comme produit de la mimecircsis 10113
Section (iv) Conclusion14413
Chapitre 4 Lrsquoexeacutegegravese aristarquienne drsquoHomegravere 14513
Section (i) Aristarque et les alleacutegoristes14513
Section (ii) Les limites du litteacuteralisme 17713
Section (iii) Le τέλος de lrsquoOdysseacutee20513
Section (iv) Le principe Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν 21113
Section (v) Aristote Eacuteratosthegravene et Aristarque22513
Partie II Les voix poeacutetiques23513
Chapitre 5 Aristote et la figure du poegravete23613
Section (i) Lrsquoideacuteal mimeacutetique drsquoAristote 23613
Section (ii) Poegravete et personnages applications zeacuteteacutematiques 25513
Chapitre 6 Deacuteveloppements peacuteripateacuteticiens 30013
Section (i) Praxiphane et le proegraveme des Travaux et les jours 30013
Section (ii) Meacutethode de Chameacuteleacuteon30213
Section (iii) Composition et interpreacutetation la speacutecialisation des rocircles 31013
Section (iv) Le poegravete et son double Pheacutemios et Deacutemodocos 31213
Section (v) Conclusion 32013
vii
Chapitre 7 Aristarque et la voix du poegravete 32213
Section (i) Quelques problegravemes homeacuteriques32313
Section (ii) Le poegravete un eacuteleacutement externe33313
Section (iii) Les eacuteveacutenements simultaneacutes dans lrsquoeacutepopeacutee 34413
Section (iv) Conclusion34713
Conclusion34813
Bibliographie 35113
viii
Abreacuteviations
Jrsquoutilise geacuteneacuteralement les abreacuteviations listeacutees au deacutebut de lrsquoOxford Classical Dictionary (1996) excepteacutees les suivantes
Ap Soph = Apollonios le sophiste Lexique homeacuterique
Crat = Crategraves de Mallos
Dem Phal = Deacutemeacutetrios de Phalegravere
Dic = Diceacutearque
Etym Gen = Etymologicum Genuinum
Etym Gud = Etymologicum Gudianum
Etym Magn = Etymologicum Magum
Heraclit All = Heacuteraclite Alleacutegories drsquoHomegravere
Herod [Herod] = Heacuterodien pseudo-Heacuterodien
De fig = De figuris
Isoc = Isocrate
Ev = Evagoras
Hel = Heacutelegravene
Julian = Julien lrsquoapostat
In Heracl = Contre Heacuteraclios le cynique
[Long] Subl = pseudo-Longin De sublimitate
Lucien
De astro = De astrologia
Hist conscr = Quomodo historia conscribenda sit
Porph = Porphyre
De antr nymph = De antra nympharum
QHI = Questions homeacuteriques sur lrsquoIliade (eacuted MacPhail)
QHO = Questions homeacuteriques sur lrsquoOdysseacutee (eacuted Schrader)
QH 1 = Questions homeacuteriques livre 1 (eacuted Sodano)
Strab = Strabon Geacuteographie
Introduction
Section (i) Objet de la recherche
La preacutesente eacutetude vise agrave explorer lrsquohypothegravese drsquoune influence doctrinale de lrsquoeacutecole
peacuteripateacuteticienne sur lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique dans le domaine de la critique
et de la theacuteorie litteacuteraires Elle srsquoinscrit dans le cadre drsquoavanceacutees reacutecentes survenues dans deux
secteurs des eacutetudes anciennes soit
1) Lrsquohistoire de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne qui a beacuteneacuteficieacute drsquoun renouvellement drsquointeacuterecirct ces
derniegraveres anneacutees gracircce au projet de reacuteeacuteditions commenteacutees des fragments des Peacuteripateacuteticiens
lanceacute par W W Fortenbaugh dans les anneacutees 1980 (Theophrastus Project) Lors de la reacutedaction
de cette thegravese les volumes sur Aristoxegravene Praxiphane et Chameacuteleacuteon nrsquoeacutetaient pas encore parus
2) Lrsquohistoire de la critique litteacuteraire helleacutenistique et plus geacuteneacuteralement de la litteacuterature
secondaire ancienne un domaine de recherche qui a eacutegalement le vent dans les voiles comme en
teacutemoigne lrsquoabondance de nouvelles eacuteditions du mateacuteriel scholiastique et drsquoeacutetudes sur ce mateacuteriel
La quantiteacute conserveacutee de commentaires alexandrins aux poegravetes grecs eacutetant proprement
gigantesque crsquoest plus particuliegraverement agrave Aristarque une figure relativement bien identifiable
dans lrsquohistoire chaotique de la critique ancienne que sera consacreacute le volet laquo alexandrin raquo de cette
recherche Aristarque est non seulement le grammairien alexandrin sur lequel nous sommes le
mieux informeacutes1 mais crsquoest aussi celui dont la meacutethode suggegravere le plus spontaneacutement une
inspiration peacuteripateacuteticienne
1 Cf Pfeiffer 1968 229
2
Section (ii) Eacutetat de la question et nature de la preacutesente contribution
Lrsquoideacutee drsquoun lien intellectuel entre le Peacuteripatos et le Museacutee nrsquoest pas eacutevoqueacutee ici pour la
premiegravere fois2 mais la preacutesente eacutetude constitue une tentative sans preacuteceacutedent de proceacuteder agrave une
deacutemonstration en regravegle du partage par ces deux eacutecoles drsquoune theacuteorie litteacuteraire commune Au-delagrave
des ressemblances terminologiques que lrsquoon peut agrave lrsquooccasion deacutetecter entre le vocabulaire
peacuteripateacuteticien et le vocabulaire alexandrin je mrsquoemploierai agrave mettre en lumiegravere le partage par les
deux eacutecoles de ce que lrsquoon peut deacutesigner comme une veacuteritable laquo philosophie raquo de la litteacuterature ndash
celle-ci eacutetant visible de faccedilon explicite dans la theacuteorie poeacutetique des Peacuteripateacuteticiens et de faccedilon
implicite dans la critique appliqueacutee drsquoAristarque
(a) Eacutetudes reacutecentes sur le sujet
Pour la reconstruction historique du deacuteveloppement de lrsquoeacuterudition ancienne agrave la peacuteriode qui
nous occupe lrsquoouvrage de R Pfeiffer paru en 1968 et intituleacute History of Classical Scholarship
from the Beginning to the End of the Hellenistic Age repreacutesente agrave la fois un point de deacutepart et un
achegravevement Avec un bagage et une eacuterudition incomparables Pfeiffer procegravede agrave une vaste
synthegravese des recherches meneacutees dans le siegravecle qui lrsquoa preacuteceacutedeacute fournissant une mine
drsquoinformations sous une forme aussi concentreacutee et concise que possible Dans le panorama
historique eacutetabli par Pfeiffer les eacutecoles peacuteripateacuteticienne et alexandrine occupent chacune une
place drsquoimportance majeure et Pfeiffer ne manque pas de souligner en nombre drsquooccasions
lrsquoheacuteritage intellectuel leacutegueacute au Museacutee par le Peacuteripatos en particulier dans ce qui suit3
bull Lrsquoeacutetude des laquo antiquiteacutes raquo (antiquarian researches) crsquoest-agrave-dire un inteacuterecirct pour la collecte de
documents rares permettant de reconstruire lrsquohistoire ethnologique politique culturelle et
intellectuelle des citeacutes et des nations
bull Cas particulier de lrsquoeacutetude des antiquiteacutes la compilation de donneacutees chronologiques relatives
aux poegravetes et aux performances dramatiques dont les Didascalies drsquoAristote repreacutesentent une
2 Voir deacutejagrave Wilamowitz 1889 I 55 n13 laquo die Alexandriner folgen in der Kunstlehre den peripatetikern raquo Cette affirmation quelque peu gratuite de Wilamowitz est tout agrave fait typique des jugements semblables qui parsegravement la critique posteacuterieure
3 Cf Pfeiffer 1968 79-84
3
eacutetape fondatrice Cet inteacuterecirct pour lrsquohistoire de la litteacuterature (dramatique en particulier) se
retrouve eacutevidemment chez les philologues alexandrins srsquoincarnant notamment dans les Pinakes
de Callimaque4 une œuvre drsquoune importance capitale dans lrsquohistoire de lrsquoeacuterudition ancienne
En plus de ce partage drsquointeacuterecircts communs Pfeiffer accepte eacutegalement quelques ressemblances
doctrinales entre les deux eacutecoles sur de rares points de deacutetail telle que la rupture artistique entre
Homegravere et les poegravetes cycliques exacerbeacutee par Aristote (cf Poet 231459a37-b7) Comme le
mentionne Pfeiffer il srsquoagit lagrave drsquoune innovation proprement aristoteacutelicienne laquo There is no
evidence of such a clear aesthetic evaluation of Iliad and Odyssey in earlier times raquo (1968 73)
Cette distinction joue un rocircle majeur dans la meacutethode aristarquienne puisque lrsquoinfeacuterioriteacute
estheacutetique des cycliques est reacuteguliegraverement avanceacutee comme un argument agrave lrsquoappui de lrsquoatheacutetegravese de
vers homeacuteriques jugeacutes inauthentiques lrsquoauthenticiteacute homeacuterique et la valeur estheacutetique sont
geacuteneacuteralement indissociables chez Aristarque
Pourtant Pfeiffer tient agrave deacutefendre lrsquooriginaliteacute radicale de lrsquoapproche alexandrine qursquoil juge agrave
plusieurs eacutegards sans commune mesure avec les recherches meneacutees par les philosophes de
lrsquoeacutepoque preacute-helleacutenistique Selon Pfeiffer les Alexandrins marquent lrsquoavegravenement de la
laquo philologie raquo au sens moderne du terme lrsquoeacutetude des textes fondeacutee sur des critegraveres strictement
grammaticaux et textuels autrement dit deacutepourvus de biais ideacuteologiques (lesquels deacutefiniraient
par contraste les travaux anteacuterieurs des philosophes sur la poeacutesie) De plus agrave lrsquoeacutepoque de la
peacuteriode de transition qui occupe la fin du IVe siegravecle et le deacutebut du IIIe siegravecle les premiers
speacutecimens de cet hybride typiquement alexandrin qursquoest le laquo poegravete-grammairien raquo (par ex Philitas
de Cos et Callimaque) auraient adopteacute des pratiques poeacutetiques parfaitement indiffeacuterentes aux
prescriptions peacuteripateacuteticiennes voire contradictoires par rapport agrave celles-ci5
Sans deacutevelopper cette piste Pfeiffer reconnaicirct pourtant lrsquoexistence drsquoun certain apport
peacuteripateacuteticien aux recherches alexandrines lors du deuxiegraveme stade de deacuteveloppement du Museacutee
crsquoest-agrave-dire agrave une eacutepoque ougrave les rocircles de poegravete et drsquoeacuterudit eacutetaient doreacutenavant distingueacutes
fermement Crsquoest drsquoailleurs cette eacutepoque celle du laquo pur raquo critique eacutetudiant de la poeacutesie qui nrsquoen
compose pas lui-mecircme qui mrsquooccupera dans la preacutesente eacutetude Aristote et Aristarque sont en
4 Cf Fraser 1972 I 453
5 Pfeiffer 1968 95 Cf Brink 1946 sur lrsquoopposition entre Callimaque et Praxiphane et la place de ce dernier parmi les Τελχῖνες de Callimaque
4
effet drsquoautant plus comparables qursquoils appartiennent clairement agrave cette cateacutegorie de critiques
lrsquoattitude drsquoun Callimaque par exemple chez qui se trouvent meacutelangeacutes des prises de position
theacuteoriques et des choix personnels proprement artistiques est beaucoup plus ardue agrave cerner
Tout en reconnaissant que les lignes alexandrine et peacuteripateacuteticienne se sont bel et bien croiseacutees
en un moment relativement preacutecoce de leurs histoires respectives Pfeiffer refuse de pousser tregraves
loin les comparaisons doctrinales entre elles Dans son chapitre sur Aristarque il va jusqursquoagrave nier
que le travail de ce dernier ait eacuteteacute influenceacute par quelque theacuteorie poeacutetique que ce soit tout en
identifiant lui-mecircme plusieurs traits remarquablement constants de la critique textuelle
aristarquienne Or il semble impossible de nier que lrsquoensemble de ces traits forment un veacuteritable
systegraveme exeacutegeacutetique reposant sur des critegraveres drsquoestheacutetique litteacuteraire qursquoil serait vain de chercher agrave
deacutesigner autrement que par le terme laquo poeacutetique raquo6
Bien que la position de Pfeiffer soit parfois qualifeacutee de fausse ou drsquoobsolegravete7 peu drsquoefforts ont
eacuteteacute deacuteployeacutes pour montrer exactement en quoi elle lrsquoest Certes dans les derniegraveres deacutecennies un
certain nombre de travaux ont eacuteteacute consacreacutes agrave identifier des traces de la theacuteorie litteacuteraire
peacuteripateacuteticienne ndash aristoteacutelicienne le plus souvent ndash dans la critique posteacuterieure On peut citer
notamment les articles de Gallavotti (1969) Montanari (1979) Richardson (1980 1983) et
Schironi (2009) sur les scholies homeacuteriques ou encore le recueil eacutediteacute par Abbenes Slings et
Sluiter (1995) sur la theacuteorie litteacuteraire post-aristoteacutelicienne et surtout les ouvrages importants de
Meijering (1987) et de Nuumlnlist (2009) qui offrent de vastes traitements des theacuteories litteacuteraires et
rheacutetoriques impliqueacutees dans le mateacuteriel scholiastique Toutefois aucun de ces travaux nrsquooffre un
traitement speacutecifique et avec lrsquoampleur de la preacutesente eacutetude de la question du rapport entre la
theacuteorie peacuteripateacuteticienne et la pratique philologique drsquoAristarque
(b) Proleacutegomegravenes la disponibiliteacute des textes drsquoAristote
La plupart des savants modernes nommeacutes agrave la section preacuteceacutedente se contentent de relever les
correspondances theacuteoriques entre Aristote et divers auteurs posteacuterieurs y compris ceux dont les
6 Lrsquoexistence drsquoune theacuteorie poeacutetique sous-jacente chez Aristarque est deacutefendue par Schenkeveld 1970 qui ne fait toutefois aucune tentative pour la rapprocher de theacuteories preacute-existantes
7 Cf Pontani 2005 36 Rossi 1976
5
ouvrages ont eacuteteacute reacuteduits agrave des bribes eacuteparpilleacutees dans les scholies sans srsquointeacuteresser de pregraves aux
moyens concrets par lesquels une telle diffusion des positions aristoteacuteliciennes aurait pu ecirctre
reacutealiseacutee Crsquoest eacutegalement lrsquoapproche qui sera geacuteneacuteralement adopteacutee dans cette eacutetude Je ne saurais
toutefois proceacuteder plus avant sans soulever au preacutealable un problegraveme historique qui affecte les
conditions de possibiliteacute de lrsquohypothegravese drsquoune influence peacuteripateacuteticienne agrave Alexandrie il srsquoagit
de la question rebattue du sort de la bibliothegraveque drsquoAristote et de Theacuteophraste apregraves la mort de ce
dernier
Revoyons les faits Plusieurs versions concurrentes au sujet de la bibliothegraveque drsquoAristote
circulaient dans lrsquoAntiquiteacute dont les plus importantes se trouvent chez Atheacuteneacutee et chez Strabon
Drsquoapregraves le premier (Ath 13a-b) le Peacuteripateacuteticien Neacuteleacutee de Scepsis heacuterita de la bibliothegraveque
drsquoAristote et la vendit aux Ptoleacutemeacutees drsquoEacutegypte qui lrsquointeacutegregraverent agrave la collection du Museacutee Le
reacutecit drsquoAtheacuteneacutee constituait certainement le sceacutenario alexandrin officiel puisqursquoil suggegravere lrsquoideacutee
drsquoune transmission quasi immeacutediate du prestigieux bagage peacuteripateacuteticien agrave Alexandrie8 Suivant
une leacutegegravere variation qui inexplicablement se trouve eacutegalement chez Atheacuteneacutee (5214d-e)
Apellicon de Teacuteos aurait acheteacute laquo la bibliothegraveque drsquoAristote raquo (τὴν Ἀριστοτέλους βιβλιοθήκην)
ce qui pourrait suggeacuterer qursquoil manquait agrave la collection initiale du Museacutee drsquoAlexandrie certains
textes originaux drsquoAristote ceux-lagrave mecircme acquis par Apellicon
Le second reacutecit celui de Strabon (13154) est plus alambiqueacute les livres drsquoAristote seraient
drsquoabord passeacutes entre les mains de Theacuteophraste apregraves la mort de qui Neacuteleacutee heacuterita de lrsquoensemble
des ouvrages des deux premiers scholarques du Lyceacutee Les descendants de Neacuteleacutee auraient ensuite
enterreacute les livres dans une cave afin de les soustraire agrave la convoitise des Attalides qui
travaillaient agrave constituer la collection de la bibliothegraveque de Pergame Beaucoup plus tard (c 100
av J-C) alors que les livres avaient deacutejagrave souffert de leur seacutejour dans lrsquohumiditeacute de la cave ils
auraient eacuteteacute acheteacutes par Apellicon qui entreprit de recopier les textes endommageacutes en restaurant
les passages corrompus mais de faccedilon maladroite Aussi cette premiegravere publication des textes
peacuteripateacuteticiens eacutetait-elle probablement deacuteficiente voire inutilisable par les membres de lrsquoeacutecole
Les successeurs de Theacuteophraste au Lyceacutee deacutepourvus des ouvrages de base de leur eacutecole mis agrave
part quelques textes exoteacuteriques se voyaient donc incapables de faire de la philosophie
8 Cf Nagy 1998 204
6
laquo seacuterieuse raquo Apregraves la mort drsquoApellicon les textes originaux auraient eacuteteacute transporteacutes agrave Rome par
Sylla ougrave ils aboutirent chez Tyrannion un grammairien laquo aristoteacutelicien raquo (Τυραννίων τε ὁ
γραμματικὸςhellip φιλαριστοτέλης ὤν) qui srsquoattela avec zegravele agrave la tacircche de reacutealiser une nouvelle
eacutedition
La version de Strabon est donc une sorte de reacutecit drsquoaventures clocirctureacute par un laquo happy ending raquo9
soit la prise en charge de la collection par un philologue expert pour ne pas dire un aristarquien
Tyrannion eacutetait en effet un disciple de Denys le Thrace lui-mecircme disciple drsquoAristarque Toujours
selon Strabon le fruit du travail minutieux de Tyrannion eacutetait toutefois concurrenceacute par les
veacutenaux marchands de livres eacutevidemment deacutepourvus de scrupules philologiques dans la creacuteation
de leurs exemplaires destineacutes au marcheacute Conseacutequence les Peacuteripateacuteticiens agrave ce stade de leur
histoire nrsquoavaient toujours pas accegraves aux textes sources de leur eacutecole
Plutarque (Sull 261-2) qui semble suivre Strabon ajoute un eacuteleacutement au reacutecit de Tyrannion
la collection passe chez Andronicos de Rhodes un Peacuteripateacuteticien qui reprend le travail drsquoeacutedition
et de publication des textes La boucle est boucleacutee les livres suivant un trajet laquo teacuteleacuteologique raquo10
sont finalement restitueacutes agrave des mains peacuteripateacuteticiennes et lrsquoeacutecole reprend le controcircle leacutegitime de
ses textes fondateurs
Drsquoapregraves G Nagy qui a soigneusement examineacute tous ces teacutemoignages la seacutequence des
eacuteveacutenements la plus probable est la suivante en accord avec le reacutecit drsquoAtheacuteneacutee les Ptoleacutemeacutees ont
bel et bien acheteacute les ouvrages aristoteacuteliciens agrave Neacuteleacutee11 Il reste toutefois possible qursquoApellicon
ait pu par la suite acqueacuterir certains textes laquo cacheacutes raquo (apotheta) qui sont venus augmenter le
corpus aristoteacutelicien et donc transformer aux yeux des Peacuteripateacuteticiens leur notion drsquoune
laquo bibliothegraveque aristoteacutelicienne raquo mais dire qursquoApellicon a acheteacute laquo la bibliothegraveque drsquoAristote raquo
au lieu drsquoun ensemble de textes drsquoAristote constitue une meacutetonymie propre agrave creacuteer une confusion
historique
Ainsi suivant lrsquoopinion optimiste de Nagy qui accorde son creacutedit agrave Atheacuteneacutee non seulement
les textes drsquoAristote nrsquoont jamais subi lrsquooutrage drsquoecirctre enterreacutes dans la cave humide de Neacuteleacutee
9 Cf Nagy 1998 202
10 Cf Nagy 1998 202
11 Cf Blum 1991 61-4 Plus reacutecemment Primavesi (2007) a deacutefendu la version de lrsquoenterrement des ouvrages
7
mais ils ont mecircme eacuteteacute rapidement placeacutes sous la protection royale des Ptoleacutemeacutees et par voie de
conseacutequence sous la protection codicologique des soigneux archivistes-philologues
drsquoAlexandrie
Je nrsquoai pas la preacutetention de reacutegler ce problegraveme historique notoire qui a deacutejagrave eacuteteacute suffisamment
traiteacute par nombre drsquohistoriens plus qualifieacutes que moi pour y faire face Mon but sera plutocirct ici de
montrer que lrsquohypothegravese drsquoune influence du Peacuteripatos sur le Museacutee nrsquoest en rien invalideacutee mecircme
si lrsquoon accepte la version historique pessimiste de lrsquoenterrement des ouvrages drsquoAristote dans la
cave de Neacuteleacutee En effet plusieurs facteurs de nature agrave la fois historique et sociologique peuvent
rendre compte de la conservation et de la transmission de la theacuteorie litteacuteraire peacuteripateacuteticienne agrave
Alexandrie
1 Lrsquohistoire de lrsquoenterrement des ouvrages drsquoAristote ne concerne que les œuvres eacutesoteacuteriques
de ce dernier Or il a eacuteteacute eacutetabli drsquoune part que les Alexandrins avaient agrave leur disposition certains
textes exoteacuteriques tels que le dialogue Sur les poegravetes et les Questions homeacuteriques12 et drsquoautre
part que ces ouvrages traitaient de sujets tregraves rapprocheacutes de ceux de la Poeacutetique13
2 Lrsquoeacutepoque helleacutenistique ne voit que le deacutebut drsquoune culture veacuteritablement livresque Il
convient donc de tenir compte des possibiliteacutes de la transmission orale des doctrines au sein des
eacutecoles et entre diffeacuterentes eacutecoles
3 Parmi les eacutecoles philosophiques grecques le Peacuteripatos a comme marque distinctive une
homogeacuteneacuteiteacute doctrinale remarquable14 Les eacutelegraveves drsquoAristote et de Theacuteophraste ont donc ducirc
relayer les opinions de leurs maicirctres avec un niveau de conformiteacute eacuteleveacute
4 Une connexion historique indubitable entre le Peacuteripatos et le Museacutee existe en la personne de
Deacutemeacutetrios de Phalegravere qui participa activement agrave la fondation et agrave lrsquoorganisation du Museacutee apregraves
son exil drsquoAthegravenes et son installation agrave Alexandrie Lrsquointervention de Deacutemeacutetrios dans la mise en
12 Cf Nickau 1977 138 Luumlhrs 1992 13-17 Schironi 2009 282 Selon P Moraux (1973 I 15 n36) principale reacutefeacuterence sur la question de la diffusion de lrsquoaristoteacutelisme dans lrsquoAntiquiteacute les textes suivants drsquoAristote (parmi lesquels se trouvent drsquoailleurs des ouvrages eacutesoteacuteriques) eacutetaient tregraves certainement agrave la disposition des savants alexandrins lrsquoHistoire des animaux les Victoires olympiques les Didascalies la Politique Moraux mentionne eacutegalement la possibiliteacute drsquoun usage alexandrin de la Poeacutetique avec toutefois quelques reacuteserves
13 Cf Janko 1991 Sur la diffusion du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes dans lrsquoAntiquiteacute voir Rostagni 1926 McMahon 1929 99-118
14 Contra West 1974 281 Un des objectifs de cette thegravese est preacuteciseacutement de mettre en eacutevidence lrsquouniteacute doctrinale de lrsquoeacutecole drsquoAristote du moins dans le domaine de la theacuteorie poeacutetique
8
place de la collection de livres du Museacutee nrsquoest pas agrave mettre en doute15 Or il est tout agrave fait
concevable qursquoil ait emporteacute drsquoAthegravenes des copies des textes fondateurs de lrsquoeacutecole
peacuteripateacuteticienne pour les inteacutegrer aux cocircteacutes de ses propres ouvrages agrave la nouvelle bibliothegraveque16
5 Drsquoautres points de contact entre diverses figures des deux eacutecoles apparaissent dans lrsquoeacutetude
des fragments et prouvent par exemple que les philologues alexandrins avaient consulteacute les
ouvrages de certains Peacuteripateacuteticiens tels que Praxiphane ou Diceacutearque17 Plusieurs de ces textes
seront examineacutes en deacutetail au cours de la preacutesente eacutetude
Section (iii) Sources
Les sources de la critique litteacuteraire ancienne sont le plus souvent fragmentaires agrave lrsquoexception
de quelques traiteacutes de poeacutetique et de rheacutetorique conserveacutes dans leur inteacutegraliteacute ou
quasi-inteacutegraliteacute18
(a) Les traiteacutes
Parmi les traiteacutes utiliseacutes dans le cadre de mon eacutetude on compte eacutevidemment au premier chef
la Poeacutetique drsquoAristote un texte auquel je renverrai freacutequemment tout au long de cette thegravese
Cet ouvrage est souvent preacutesenteacute comme un point de deacutepart dans les histoires de la theacuteorie
litteacuteraire grecque mais il srsquoagit drsquoune illusion qui est la simple conseacutequence des aleacuteas de la
transmission en effet des traiteacutes preacute-aristoteacuteliciens de poeacutetique ont bel et bien existeacute mais on en
perd les traces agrave une eacutepoque preacutecoce QursquoAristote ait composeacute la Poeacutetique avec des intentions
partiellement poleacutemiques ne fait drsquoailleurs pas de doute Agrave ce sujet on invoque freacutequemment les
15 Fraser 1972 314
16 Crsquoest lrsquohypothegravese deacutefendue notamment par Tracy 2000 344
17 Cf Dic fr 94 Mirhady (Aristarque laquo accepte volontiers raquo une leccedilon de Diceacutearque φασὶ δὲ καὶ τὸν Ἀρίσταρχον ἀσμένως τὴν γραφὴν τοῦ Δικαιάρχου παραδέξασθαι) Dic fr 110 Mirhady (Aristophane de Byzance rejette une leccedilon de Diceacutearque ὁ δ Ἀριστοφάνης γράφει ἀντὶ τοῦ laquo λεπὰς raquo laquo χέλυς raquo καί φησιν οὐκ εὖ Δικαίαρχον ἐκδεξάμενον λέγειν τὰς λεπάδας)
18 Montanari 1993 235-59 constitue une excellente introduction aux sources diverses de la litteacuterature eacuterudite ancienne
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positions virulentes de Platon envers les poegravetes auxquelles on croit geacuteneacuteralement qursquoAristote
aurait voulu offrir une reacuteponse Cette reacuteponse consisterait essentiellement en une deacutefense de la
valeur morale et eacutepisteacutemologique de lrsquoart poeacutetique puisque ce sont lagrave les deux pans principaux de
lrsquoattaque platonicienne On remarque toutefois plus rarement que mises agrave part ces prises de
position philosophiques sur la nature de la poeacutesie le traiteacute aristoteacutelicien srsquoinscrit eacutegalement en
faux contre certaines conceptions qui relegravevent strictement des aspects techniques du sujet et qui
nrsquoont apparemment rien agrave voir avec Platon19
Ainsi bien qursquoAristote soit lrsquoauteur du premier ouvrage formel de poeacutetique que nous
posseacutedions il nrsquoest pas pour autant lrsquoinitiateur de ce domaine de recherches20 Drsquoautres avant lui
qui le plus souvent ne sont malheureusement pas identifieacutes nommeacutement srsquoeacutetaient en effet
pencheacutes sur des questions aussi preacutecises que lrsquouniteacute narrative du reacutecit Aristote se voit en effet
dans la neacutecessiteacute de contester le fait que laquo comme certains (τινες) le croient raquo lrsquouniteacute du mythos
vient de ce qursquoelle porte sur laquo un heacuteros unique (περὶ ἕνα) raquo (Poet 81451a16) Il est vrai que les
individus deacutesigneacutes dans ce passage sont possiblement des poegravetes auteurs de poegravemes
laquo biographiques raquo comme des Theacuteseacuteides ou des Heacuteracleacuteides plutocirct que des critiques ou des
theacuteoriciens Mais Aristote ne leur precircte pas moins ici fucirct-ce implicitement un preacutecepte technique
consciemment appliqueacute De mecircme lrsquoeacutetymologie ancienne qursquoil rapporte du mot drame ainsi
deacutesigneacute laquo selon certains raquo parce que les œuvres de ce type laquo imitent des gens en action
(δρῶντας) raquo (Poet 31448a29) teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct porteacute par des preacutedeacutecesseurs drsquoAristote au
genre dramatique et agrave certaines de ses caracteacuteristiques mimeacutetiques
Les successeurs drsquoAristote ont produit abondamment de traiteacutes sur des thegravemes litteacuteraires
geacuteneacuteralement sous la forme que Pfeiffer21 deacutesigne par lrsquoexpression περί-literature ouvrages sur
divers genres poeacutetiques sur des poegravetes individuels ou encore sur des œuvres particuliegraveres de ces
derniers De ces ouvrages il ne reste geacuteneacuteralement que les titres et quelques fragments
19 Cf Gudeman 1931
20 Sur la critique anteacuterieure agrave Aristote et Platon voir Lanata 1963 et Ledbetter 2003
21 Cf Pfeiffer 1968 146 218 275
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Contrairement agrave la litteacuterature technique sur la composition poeacutetique les manuels de rheacutetorique
ont eacuteteacute plutocirct bien traiteacutes par la tradition22 Or agrave divers points de vue rheacutetorique et poeacutetique
partagent les mecircmes preacuteoccupations et les mecircmes proceacutedeacutes De plus les theacuteoriciens du discours
rheacutetorique recourent constamment agrave des exemples tireacutes des poegravetes pour illustrer leurs ideacutees et
eacutemettent souvent des remarques critiques en passant Les traiteacutes de rheacutetorique constituent donc
des sources essentielles agrave lrsquohistoire de la theacuteorie litteacuteraire ancienne Dans cette cateacutegorie le texte
qui me sera le plus utile dans cette eacutetude est le traiteacute Du style du pseudo-Deacutemeacutetrios un auteur
influenceacute par la theacuteorie peacuteripateacuteticienne datant vraisemblablement du deacutebut de lrsquoeacutepoque
helleacutenistique23
Enfin je ferai freacutequemment reacutefeacuterence agrave des traiteacutes drsquoorientations diverses qui sont
particuliegraverement difficiles agrave ranger dans nos cateacutegories modernes tels que les Alleacutegories
drsquoHomegravere drsquoHeacuteraclite et les Bioi anciens des poegravetes lesquels combinent souvent reacutecit
biographique et eacuteleacutements critiques
(b) La litteacuterature zeacuteteacutematique
Pour Aristote dont lrsquoessentiel des postulats theacuteoriques est eacutevidemment contenu dans la
Poeacutetique un grand nombre drsquoinformations preacutecieuses ont aussi eacuteteacute conserveacutees dans la tradition
de la litteacuterature laquo zeacuteteacutematique raquo un genre extrecircmement feacutecond chez les critiques anciens
Le dialogue entre Aristote et ses contemporains est drsquoailleurs surtout audible agrave travers les
nombreux eacutechos conserveacutes de ces discussions de nature zeacuteteacutematique Lrsquoimplication drsquoAristote
dans ces deacutebats peut ecirctre reconstitueacutee agrave partir du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique et de
lrsquoensemble des fragments attribuables agrave son ouvrage perdu de Questions Homeacuteriques (fr 142 agrave
179 dans lrsquoeacutedition de V Rose) Crsquoest donc en grande part gracircce agrave ces textes qursquoil sera possible de
localiser la position drsquoAristote par rapport agrave ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute dans le domaine de la critique
litteacuteraire
22 Ceci srsquoexplique notamment par la diffeacuterence entre les finaliteacutes respectives de ces disciplines la rheacutetorique qui vise agrave la production du discours avait une place dominante dans lrsquoeacuteducation ancienne Classen 1995
23 Pour une analyse remarquablement deacutetailleacutee des diverses hypothegraveses sur lrsquoidentiteacute et lrsquoeacutepoque de Deacutemeacutetrios voir Chiron 2002 xiii-xl
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Les ζητήματα (autrement appeleacutes προβλήματα ou ἀπορήματα) comme le nom lrsquoindique
sont au sens technique des problegravemes qui apparaissent agrave la lecture de textes litteacuteraires et qui
appellent naturellement agrave en fournir des solutions (λύσεις) Ces problegravemes ainsi que leurs
solutions sont de plusieurs natures et peuvent porter sur tous les deacutetails drsquoun reacutecit susceptibles de
provoquer la perplexiteacute drsquoun lecteur attentif incoheacuterence narrative impossibiliteacute theacuteorique
usage drsquoun terme incongru comportement immoral de personnages preacutesumeacutes irreacuteprochables etc
Lrsquoidentification des problegravemes et la recherche de solutions relegravevent traditionnellement de la
critique homeacuterique24 et remontent agrave une eacutepoque indeacutetermineacutee qui preacutecegravede toutefois certainement
celle drsquoAristote25 Ce dernier a reacutedigeacute un recueil de ces problegravemes ndash possiblement le premier dans
le genre ndash dont les fragments disponibles aujourdrsquohui se trouvent en grande majoriteacute dans les
scholies via le propre recueil de Porphyre le dernier repreacutesentant connu de cette meacutethode
Le seacuterieux relatif qui eacutetait attacheacute agrave la pratique des zecirctecircmata est un objet de meacutesentente entre
les historiens26 Bien que les traces des deacutebats anciens sur certains points de deacutetail nous semblent
parfois drsquoun caractegravere ludique qui frise la futiliteacute drsquoautres eacuteleacutements eacutetaient vraisemblablement
lrsquoobjet de preacuteoccupations reacuteelles et pouvaient aller jusqursquoagrave encourager lrsquoatheacutetegravese ou la conjecture
Crsquoest le cas notamment des objections moralisantes opposeacutees au texte parfois suffisantes aux
yeux drsquoindividus comme Heacuteraclite ou Platon27 pour justifier une refonte radicale des fondements
culturels de lrsquoeacuteducation grecque passant drsquoabord par la censure des poegravemes homeacuteriques De plus
le zegravele avec lequel les eacuterudits alexandrins se sont consacreacutes agrave des questions semblables deacutemontre
combien la pratique des zecirctecircmata fucirct-elle drsquoabord attribuable aux philosophes et aux sophistes
constitue un aspect essentiel de lrsquohistoire de la philologie ancienne
24 Les problegravemes et solutions qui portent sur le texte drsquoHomegravere sont de loin les mieux repreacutesenteacutes dans les sources mais la zecirctecircsis nrsquoeacutetait pas une activiteacute confineacutee agrave la critique homeacuterique le meacutetricien Heacutephaiumlston (IIe siegravece apregraves J-C) aurait composeacute des livres de solutions aux textes dramatiques comiques et tragiques (cf Souda sv Ἡφαιστίων = η 659) Quelques zecirctecircmata sont conserveacutes dans les scholies aux tragiques
25 Cf Pfeiffer 1968 69 Un portrait geacuteneacuteral (mais erroneacute dans les deacutetails) du deacuteveloppement de la zeacuteteacutematique est donneacute par Apfel 1938
26 Lehrs (1882 197-221) suivi par Pfeiffer (1968 70) distingue fermement la philologie laquo seacuterieuse raquo des Alexandrins de la tradition philosophico-rheacutetorique et attribue agrave cette derniegravere seulement un inteacuterecirct authentique pour les zecirctecircmata Cette distinction est aujourdrsquohui fortement contesteacutee cf Turner 1968 110-1 Slater 1982 337 n8 et 1989 40-1
27 Cf Heacuteraclite B 42 DK Plat Resp 2377a-3403c
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Il est vraisemblable que la forme du zecirctecircma soit le reacutesultat des attaques des nombreux
deacutetracteurs drsquoHomegravere qui eacutemergent agrave la fin de lrsquoeacutepoque archaiumlque avant de devenir ce
divertissement pour intellectuels qursquoil restera bien au-delagrave de lrsquoeacutepoque alexandrine Outre la
tradition philosophique geacuteneacuteralement hostile ou du moins meacutefiante envers les poegravetes28 la
critique pointilleuse parfois capricieuse des vers homeacuteriques est eacutegalement repreacutesenteacutee par les
sophistes et rheacuteteurs de la premiegravere geacuteneacuteration jusqursquoau IVe siegravecle avant J-C environ Elle trouve
une sorte drsquoachegravevement dans les eacutecrits poleacutemiques drsquoun certain Zoiumlle29 (le bien surnommeacute
laquo fouet drsquoHomegravere raquo Ὁμηρομάστιξ) auxquels le recueil des Questions homeacuteriques drsquoAristote eacutetait
vraisemblablement destineacute agrave reacutepondre Enfin les discussions prenant la forme de questions
homeacuteriques restegraverent populaires dans les cercles litteacuteraires amateurs jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque romaine
comme en teacutemoigne la litteacuterature sympotique de Plutarque et drsquoAtheacuteneacutee
Qursquoil soit eacutenonceacute de faccedilon reacuteellement reacuteprobatrice ou seulement agrave titre de deacutefi intellectuel ou
mecircme drsquoexercice rheacutetorique le zecirctecircma est reacuteveacutelateur de certains preacutesupposeacutes chez celui qui le
souligne ou qui srsquoemploie agrave le reacutesoudre Le trouble qui donne lieu agrave une remarque de cette nature
ne srsquoexplique en effet que si les attentes du lecteur quelles qursquoelles soient ont eacuteteacute deacuteccedilues Ce
sentiment est drsquoailleurs perceptible dans lrsquoexposeacute mecircme de nombreux zecirctecircmata qui commencent
de faccedilon quasi formulaire par les mots laquo pourquoihellip raquo (διὰ τίhellip) ou encore laquo on pourrait
srsquoeacutetonner de ce quehellip raquo (θαυμάσαι δrsquo ἄν τιςhellip) Il ne faut pas srsquoy meacuteprendre loin drsquoavoir la
signification favorable deacutesignant lrsquoexcitation et lrsquointeacuterecirct susciteacutes par le reacutecit qursquoil veacutehicule autre
part dans la litteacuterature critique le verbe θαυμάζειν traduit ici le fait drsquoecirctre deacutesagreacuteablement
surpris par un deacutetail particulier De plus cette surprise a lrsquoeffet de deacutetourner lrsquoattention du lecteur
du reacutecit lui-mecircme vers son mode de production lrsquoillusion fictionnelle srsquoeffondre devant ce qui
apparaicirct comme une erreur du poegravete Les solutions agrave ces problegravemes permettent quant agrave elles de
deacutecider dans quelle mesure les attentes du lecteur sont raisonnables ou doivent ecirctre reacuteeacutevalueacutees
Elles fournissent donc de faccedilon indirecte des indices sur les normes techniques acceptables
28 Du moins jusqursquoagrave lrsquoavegravenement des eacutecoles peacuteripateacuteticienne et stoiumlcienne qui avec les Neacuteo-platoniciens repreacutesentent un courant plutocirct indulgent sinon admiratif envers les poegravetes et leur enseignement
29 Les fragments de Zoiumlle sont rassembleacutes par Friedlaumlnder 1895
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suivies par le poegravete ou encore sur les diverses approches interpreacutetatives agrave la disposition du
lecteur30
La pratique des zecirctecircmata a joui drsquoune remarquable populariteacute aupregraves de plusieurs philosophes
du Lyceacutee et montre que ceux-ci agrave deacutefaut de deacutevelopper tregraves avant le travail de theacuteorisation
formelle de lrsquoart poeacutetique qursquoavait initieacute leur maicirctre se sont largement adonneacutes aux eacutetudes
litteacuteraires au niveau micro-textuel Par ailleurs lrsquointeacutegration dans la Poeacutetique drsquoun chapitre
portant speacutecifiquement sur les problegravemes et solutions si elle est bien le fait drsquoAristote31 suggegravere
que ce dernier nrsquoestimait pas que ce volet empirique32 eacutetait eacutetranger agrave ses recherches theacuteoriques
sur la nature de lrsquoart poeacutetique Les jeux aporeacutematiques auxquels donne lieu lrsquoeacutetude des textes
poeacutetiques ne lui semblaient pas indignes des activiteacutes drsquoun philosophe puisque le zecirctecircma agrave
lrsquoinstar des eacuteclectiques Problegravemes transmis sous le nom drsquoAristote fournit une occasion
privileacutegieacutee de se mesurer agrave lrsquoaporie et plus geacuteneacuteralement agrave lrsquoinattendu laquo Celui qui est en
difficulteacute et qui srsquoeacutetonne (ὁ δ᾽ ἀπορῶν καὶ θαυμάζων) se juge ignorant crsquoest pourquoi celui qui
aime les mythes est drsquoune certaine faccedilon philosophe (ὁ φιλόμυθος φιλόσοφός πώς ἐστιν) car le
mythe se compose de choses eacutetonnantes raquo (Metaph Α982b17)
La litteacuterature zeacuteteacutematique constitue une grande part des donneacutees philologiques examineacutees dans
cette thegravese La raison en est drsquoune part qursquoune vaste proportion des commentaires drsquoAristote sur
lrsquoeacutepopeacutee est tireacutee de son recueil de Questions homeacuteriques (son traiteacute de poeacutetique accordant
relativement peu drsquoattention au genre eacutepique) et drsquoautre part que le travail des Alexandrins peut
lui-mecircme agrave certains eacutegards ecirctre consideacutereacute comme faisant partie de cette tradition Crsquoest
lrsquoopinion de W J Slater (1989 40)
[T]he extraordinary lust for Homeric athetesis cannot really be explained by a desire to cleanse the text of Homer since it was an exegetical operation not a textual one It is an instrument for the interpretation of Homeric problems in the tradition of the Λυτικοί the propounders and solvers of problems who begin with the sophists and end with Porphyry
30 Cf Heath 2009 252 laquo engaging with apparent faults provides a lesson in poetics raquo
31 Lrsquoauthenticiteacute du chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique est peu contesteacutee aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute nieacutee cateacutegoriquement au XIXe siegravecle notamment par Susemihl (1891 I 164 n847)
32 Ce volet qui correspond agrave ce que jrsquoappelle la critique poeacutetique est partie inteacutegrante des preacuteoccupations drsquoAristote dans la Poeacutetique des remarques sur la rectitude ou la leacutegitimiteacute des eacuteloges et des blacircmes adresseacutes agrave tel poegravete sont disperseacutees tout au long du traiteacute (par ex 1453a24-6 1456a5-7)
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Slater fait cependant erreur en distinguant trop strictement les activiteacutes exeacutegeacutetiques et
textuelles des Alexandrins srsquoil est vrai que lrsquoatheacutetegravese constitue un outil privileacutegieacute pour se
deacutebarrasser des encombrants zecirctecircmata ceci nrsquoest en rien incompatible avec la recherche de la
pureteacute originelle du texte homeacuterique agrave laquelle les Alexandrins percevaient preacuteciseacutement de tels
problegravemes comme une atteinte Un vers probleacutematique srsquoil ne peut ecirctre expliqueacute par quelque
solution plausible est ipso facto soupccedilonneacute drsquoinauthenticiteacute en cela les opeacuterations exeacutegeacutetiques et
textuelles sont indissociables
Porphyre que Slater place agrave la fin de la tradition zeacuteteacutematique est une source agrave laquelle il sera
reacuteguliegraverement fait reacutefeacuterence dans cette eacutetude Les restes conserveacutes de ses Questions homeacuteriques
sont extrecircmement preacutecieux en raison du caractegravere syncreacutetique des informations que contenaient
ces recueils Porphyre avait tregraves certainement agrave sa disposition les Questions homeacuteriques
drsquoAristote et possiblement celles drsquoHeacuteraclide du Pont en plus de divers teacutemoignages sur
Aristarque et sur drsquoautres grammairiens issus de tous les horizons Porphyre a aussi lrsquohabitude de
juxtaposer ces analyses heacuteteacuterogegravenes drsquoune maniegravere qui met particuliegraverement bien en lumiegravere les
contrastes entre les approches des diverses eacutecoles repreacutesenteacutees
(c) Scholies et autres sources drsquoAristarque
En ce qui concerne Aristarque la vaste majoriteacute des informations conserveacutees agrave son sujet se
trouve agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoimmense corpus de scholies en particulier agrave Homegravere dont une partie fut
constitueacutee agrave partir des commentaires et des traiteacutes alexandrins Une eacutetape cruciale dans lrsquohistoire
de la constitution de ce corpus est repreacutesenteacutee par ce que les savants33 ont pris lrsquohabitude
drsquoappeler le Viermaumlnnerkommentar ce commentaire anonyme baseacute sur les travaux
drsquoAristonicos Didyme Nicanor et Heacuterodien se trouve derriegravere une grande quantiteacute de scholies agrave
lrsquoIliade Or les quatre grammairiens tout juste nommeacutes srsquoeacutetaient reacutefeacutereacutes eux-mecircmes de faccedilon
reacutepeacuteteacutee aux opinions drsquoAristarque Cela est particuliegraverement vrai drsquoAristonicos dont lrsquoouvrage
Sur les signes critiques drsquoAristarque fut amplement utiliseacute par lrsquoauteur du Viermaumlnnerkommentar
Aussi le contenu des scholies qui signalent la preacutesence drsquoun signe critique aristarquien est
normalement attribueacute agrave cet ouvrage drsquoAristonicos et indirectement aux commentaires originaux
33 Cf Erbse 1960 Van der Valk 1963-64
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drsquoAristarque Il arrive eacutegalement que le nom drsquoAristarque ou encore une peacuteriphrase eacutequivalente
(telle la formule οἱ περὶ Ἀρίσταρχον)34 apparaisse en toutes lettres suivi drsquoune opinion
ponctuelle du grammairien sur diverses questions choix de leccedilon rejet drsquoun vers commentaire
stylistique ou grammatical
Il reste que dans bien des cas un laquo fragment raquo drsquoAristarque se reacuteduit agrave un choix textuel voire agrave
la simple preacutesence drsquoun symbole en marge du texte commenteacute35 Le symbole dont il est fait le
plus souvent mention est la diplecirc (διπλῆ) laquelle marquait dans les eacuteditions aristarquiennes
drsquoHomegravere non seulement les passages par rapport auxquels Aristarque se trouvait en deacutesaccord
avec des interpregravetes ou eacutediteurs anteacuterieurs36 mais aussi divers eacuteleacutements dignes drsquointeacuterecirct Les vers
sur lesquels Aristarque srsquoopposait speacutecifiquement agrave Zeacutenodote eacutetaient marqueacutes de la diplecirc pointeacutee
(διπλῆ περιεστιγμένη) Lrsquoobelos signalait les atheacutetegraveses Ces divers symboles renvoyaient le
lecteur au commentaire seacutepareacute qui accompagnait originellement le texte
En utilisant ce mateacuteriel il faut tenir compte drsquoune caracteacuteristique essentielle du travail des
philologues alexandrins soit son orientation fortement poleacutemique de leur production nous
avons conserveacute un grand nombre de titres drsquoouvrages avec la forme πρόςhellip (τινατινας) ce qui
suggegravere qursquoil srsquoagissait drsquoœuvres principalement destineacutees agrave la reacutefutation ou du moins agrave la
correction de travaux preacuteceacutedents37 Cette caracteacuteristique doit toujours ecirctre conserveacutee agrave lrsquoesprit
lorsque lrsquoon tente drsquoidentifier la teneur preacutecise drsquoun commentaire scholiastique apparemment
isoleacute Dans la mesure du possible il est souhaitable de comparer ces commentaires aux opinions
entretenues par drsquoautres personnes qui se sont inteacuteresseacutees aux mecircmes passages De telles
comparaisons seront continuellement reacutealiseacutees au cours de cette eacutetude afin de mettre en eacutevidence
la speacutecificiteacute des interpreacutetations drsquoAristarque par rapport aux lectures concurrentes
En ce qui concerne les questions drsquoattribution du mateacuteriel scholiastique la populariteacute mecircme
drsquoAristarque consideacutereacute par les Anciens comme le grammairien par excellence est agrave double
tranchant Si elle a contribueacute agrave augmenter le nombre de commentaires aristarquiens venus jusqursquoagrave
34 Cette eacutequivalence a eacuteteacute montreacutee par Dubuisson 1977
35 Cf Montanari 1997
36 Pfeiffer 1968 218
37 Cf Slater 1989a
16
nous ce nombre mecircme devient toutefois objet de doute lorsque lrsquoon constate que des ideacutees
retraccedilables chez des individus anteacuterieurs sont parfois attribueacutees agrave Aristarque dont le nom ceacutelegravebre
eacuteclipsait ceux de personnages plus obscurs que les scholiaste ne jugeaient pas bon drsquoenregistrer38
Un exemple de ceci concerne le Peacuteripateacuteticien Chameacuteleacuteon
ἀπομηνίσαντος ὑφ ἕν ἡ δὲ ἀπό ἀντὶ τῆς ἐπί ὡς laquo Πριάμῳ ἐπεμήνιε δίῳ raquo ἢ παντελῶς μηνίσαντος Χαμαιλέων δὲ γράφει ἐπιμηνίσαντος
ἀπομηνίσαντος en un seul mot et ἀπὸ est au sens de ἐπί (contre) comme dans laquo en colegravere contre le divin Priam raquo (13460) Ou alors eacutequivalent agrave laquo absolument en colegravere raquo Mais Chameacuteleacuteon eacutecrit ἐπιμηνίσαντος (schol T Il 1962 ex ex + Did)
ἀπομηνίσας Ἀρίσταρχος ἐπιμηνίσας
ἀπομηνίσας Aristarque lteacutecritgt ἐπιμηνίσας (schol T Il 7230 Did)
Dans ce cas-ci le nom de Chameacuteleacuteon a eacuteteacute transmis de sorte qursquoil est difficile de dire si
Aristarque srsquoest directement inspireacute de lui ou si les scholiastes ont faussement attribueacute agrave
Aristarque une lecture de Chameacuteleacuteon39 Or agrave lrsquoinstar des travaux alexandrins un grand nombre
de fragments peacuteripateacuteticiens relatifs agrave la critique litteacuteraire se trouvent dans les scholies ougrave leur
survie fut mal assureacutee en raison mecircme de cette laquo compeacutetition raquo avec leurs illustres successeurs
Finalement les traces du travail drsquoAristarque se trouvent eacuteparpilleacutees un peu partout dans la
litteacuterature eacuterudite ancienne comme les scholies agrave Aristophane ou agrave Pindare les encyclopeacutedies
byzantines et les lexiques ainsi que chez divers auteurs piqueacutes de discussions grammaticales en
tecircte de liste desquels se trouve Atheacuteneacutee La fiabiliteacute relative de ces sources est variable comme
on peut srsquoen rendre compte agrave partir de lrsquoexemple qui suit
Une opinion reacutepandue veut que les grammairiens drsquoAlexandrie y compris Aristarque aient eacuteteacute
souvent influenceacutes par des consideacuterations morales dans la reacutealisation de leurs eacuteditions et
commentaires Cette opinion remonte au moins agrave Plutarque qui attribue notamment agrave la laquo peur raquo
drsquoAristarque son rejet des vers Il 9458-61 ougrave Pheacutenix raconte comment lrsquoideacutee lui a jadis traverseacute
lrsquoesprit de tuer son pegravere ὁ μὲν οὖν Ἀρίσταρχος ἐξεῖλε ταῦτα τὰ ἔπη φοβηθείς40 (Quomodo
38 Crsquoest eacutegalement le cas drsquoAristophane de Byzance agrave qui furent faussement attribueacutees un grand nombre drsquohypotheseis dramatiques (notamment les hypotheseis en vers)
39 Comme le croit Scorza 1934 5
40 Cette phrase qui se termine de faccedilon laquo strangely abrupt raquo (Hunter amp Russell 2011 151) contenait peut-ecirctre agrave lrsquoorigine une raison de la laquo peur raquo drsquoAristarque
17
adul 26f) Or les vers en question sont absents de nos manuscrits et ne sont connus que gracircce agrave
Plutarque qui les cite (en partie) agrave deux autres reprises dans son œuvre41 Il y a deacutebat agrave savoir si
ces vers sont authentiques et le cas eacutecheacuteant si Aristarque est bel et bien responsable de la
disparition de ces vers de la vulgate Agrave lrsquoinstar de Plutarque Van der Valk croit qursquoAristarque a
eacuteteacute effaroucheacute par le passage et lrsquoa par conseacutequent supprimeacute laquo Arist wanted the Homeric heroes
to behave in a decent manner and for this reason he sometimes altered the text raquo (1963-64 II
484)
La laquo peur raquo drsquoAristarque est eacutevidemment lrsquoexplication personnelle par Plutarque de lrsquoabsence
des vers 458-61 dans la tradition manuscrite de lrsquoIliade Pourtant il est bien connu qursquoAristarque
nrsquoavait pas lrsquohabitude de supprimer les vers qursquoil soupccedilonnait drsquoecirctre interpoleacutes mais qursquoil se
contentait de les signaler par lrsquoobelos42 (crsquoest lagrave le sens de lrsquoopeacuteration textuelle appeleacutee atheacutetegravese)
Par conseacutequent il pourrait difficilement ecirctre responsable de lrsquoabsence de ces vers dans la
tradition manuscrite De plus agrave supposer qursquoil ait bel et bien atheacutetiseacute ces vers dans son eacutedition
drsquoautres types de preuves pourraient expliquer cette deacutecision eacuteditoriale
1) Les preuves internes les homeacuteristes modernes font reacuteguliegraverement remarquer que la poeacutesie
homeacuterique eacutevite habituellement les reacutefeacuterences aux meurtres intra-familiaux ce en quoi elle se
distingue des poegravemes dits cycliques43 Le rejet de ces vers pourrait donc reacutesulter de lrsquoapplication
par Aristarque de son principe exeacutegeacutetique consistant agrave rendre Homegravere fidegravele agrave lui-mecircme principe
dont il sera souvent question dans cette eacutetude
2) Les preuves externes lrsquoexamen de la tradition papyrologique drsquoHomegravere deacutemontre que ces
vers constituent une interpolation (quoique relativement preacutecoce) et qursquoils eacutetaient absents de la
plupart des manuscrits utiliseacutes par Aristarque44 Par conseacutequent celui-ci nrsquoa probablement mecircme
pas eu agrave atheacutetiser ces vers mais ils les aura simplement ignoreacutes dans son eacutedition de lrsquoIliade se
fondant en cela sur des documents fiables
Tout cela tend agrave suggeacuterer que ce teacutemoignage de Plutarque ne peut pas ecirctre utiliseacute en toute
confiance Crsquoest drsquoailleurs le cas de nombreux autres teacutemoignages ougrave il est question drsquoAristarque
41 Mor 72b Vit Coriol 32
42 Cf (inter alios) Nagy 2000
43 Cf Griffin 1977
18
une figure dont la ceacuteleacutebriteacute attirait sur son nom une panoplie drsquoalleacutegations bonnes ou mauvaises
vraies ou fausses
Section (iv) Preacutecisions meacutethodologiques
Lrsquoordre drsquoexposition suivi dans cette thegravese reflegravetera celui des recherches qui en ont preacuteceacutedeacute la
reacutedaction dans un premier temps il mrsquoa sembleacute neacutecessaire de montrer lrsquooriginaliteacute de la position
drsquoAristote et de ses disciples par rapport agrave leurs preacutedeacutecesseurs et leurs contemporains sans quoi
la preacutesence drsquoideacutees semblables chez Aristarque ne serait pas significative dans un deuxiegraveme
temps je me suis employeacutee agrave mettre en lumiegravere le partage de ces ideacutees par Aristarque en mecircme
temps que la rareteacute relative de ces ideacutees dans le reste de la theacuteorie litteacuteraire helleacutenistique ndash sans
quoi encore une fois toute ressemblance risquerait drsquoecirctre accidentelle
Des comparaisons ponctuelles entre Aristarque et le Peacuteripatos seront parfois reacutealiseacutees agrave
lrsquooccasion de lrsquoexamen de questions philologiques preacutecises Toutefois dans son ensemble cette
thegravese offre des traitements seacutepareacutes des approches peacuteripateacuteticienne et aristarquienne afin de
permettre des analyses en profondeur des principes geacuteneacuteraux qui caracteacuterisent lrsquoune et lrsquoautre de
ces approches Je me dois de preacuteciser que mon but nrsquoest pas tant de deacutemontrer la valeur objective
de la theacuteorie drsquoAristote et de la pratique drsquoAristarque que de pointer vers leur parenteacute
intellectuelle On verra agrave lrsquooccasion que ces derniers offrent parfois des jugements sur certains
deacutetails qui sont inacceptables aux yeux des philologues modernes mais dont lrsquointeacuterecirct repose sur
les indices qursquoils nous donnent sur les conceptions litteacuteraires sous-jacentes
Le principal obstacle agrave une comparaison efficace entre Peacuteripateacuteticiens et Alexandrins ne tient
pas comme on le preacutetend parfois agrave ce que les premiers appartiennent agrave la tradition de la
laquo sublime raquo philosophie tandis que les seconds eacutevoluent dans le regravegne sublunaire de la philologie
et de la grammaire Cette distinction entre les disciplines dans lesquelles lrsquohistoire moderne
classe ces penseurs srsquoavegravere finalement assez peu pertinente du moment que lrsquoon reconnaicirct que
les Peacuteripateacuteticiens dans le cadre de leurs eacutetudes fort diversifieacutees ont bel et bien pratiqueacute une
44 Apthorp 1998
19
forme de philologie et que les Alexandrins Aristarque au premier chef possegravedent une forme de
philosophie de la litteacuterature suffisamment coheacuterente pour qursquoon puisse en discerner les formes
La veacuteritable difficulteacute consiste plutocirct agrave comparer des travaux qui la plupart du temps ont
toute la geacuteneacuteraliteacute de la theacuteorie avec des bribes de commentaires ponctuels qui srsquoils deacutependent
drsquoune theacuteorie en sont neacuteanmoins des applications pratiques En effet le traiteacute de Poeacutetique
drsquoAristote est un objet tout agrave fait atypique dans lrsquohistoire de la critique ancienne laquelle eacutetait
beaucoup plus souvent pratique que theacuteorique45
De plus mecircme dans les cas ougrave lrsquoon possegravede des donneacutees preacutecises sur lrsquoanalyse particuliegravere
faite par Aristote ou par un autre de tel passage une autre diffeacuterence essentielle divise les deux
eacutecoles En effet une vaste proportion des commentaires conserveacutes qui deacuterivent drsquoAristarque
consiste agrave signaler le fait que ce dernier proposait lrsquoatheacutetegravese drsquoun vers ou encore rejetait la
proposition drsquoatheacutetegravese drsquoun preacutedeacutecesseur Lrsquoatheacutetegravese repreacutesente un acte fondamental du travail
eacuteditorial des Alexandrins dont lrsquoobjectif ultime eacutetait de recouvrer le texte homeacuterique originel
(Ur-Homer) se trouvant derriegravere les accreacutetions dues agrave des interventions rhapsodiques voire
grammaticales46 Cette pratique eacutetant plus ou moins reacuteserveacutee agrave lrsquoactiviteacute philologique au sens
strict on nrsquoen trouve pas drsquoexemples chez Aristote qui nrsquoa probablement jamais reacutealiseacute une
eacutedition drsquoHomegravere47 Aussi lagrave ougrave Aristarque peut faire usage de cet outil puissant par exemple
lorsqursquoil se trouve devant un vers dont la preacutesence est simplement injustifiable48 Aristote parce
que sa lecture nrsquoest pas orienteacutee vers la discrimination entre le texte authentique et les
interpolations se voit plutocirct dans la neacutecessiteacute drsquoimaginer une solution dont la complexiteacute est
drsquoautant plus importante que le vers a plus de chances drsquoecirctre inauthentique Aussi sur nombre de
problegravemes individuels les reacuteponses donneacutees par les deux hommes diffegraverent forceacutement puisque
45 Cf Russell 1981 9 Montanari (1993 263 n62) note que lrsquoabsence de citations de la Poeacutetique drsquoAristote dans les scholies ne prouve rien du tout le format des scholies explique naturellement cette absence et le traiteacute sans ecirctre citeacute directement fournit neacuteanmoins des laquo instruments de penseacutee et des positions theacuteoriques raquo
46 Voir par ex schol A Il 20269-72a Ariston ougrave Aristarque accuse un individu (vraisemblablement un grammairien eacutetant donneacute ses motifs) drsquoavoir inseacutereacute des vers uniquement dans le but de creacuteer un zecirctecircma
47 Il srsquoagit lagrave drsquoune question deacutebattue (cf Pfeiffer 1968 72) mais dont la reacutesolution a peu drsquoimpact sur cette eacutetude
48 Ces vers sont nombreux comme lrsquoa montreacute Bolling 1925
20
Aristarque se preacutevaut de la possibiliteacute de rejeter un texte qursquoAristote par hypothegravese ne se permet
pas de remettre en question49
Pourtant cette diffeacuterence de meacutethode devient moins importante lorsque lrsquoon considegravere la
contribution des Peacuteripateacuteticiens apregraves Aristote Praxiphane de Mytilegravene reacuteguliegraverement associeacute au
deacuteveloppement de la grammatikecirc dans les sources anciennes50 est lrsquoauteur drsquoau moins une
atheacutetegravese celle du proegraveme du poegraveme heacutesiodique Les Travaux et les jours une atheacutetegravese approuveacutee
par Aristarque (cf infra p 300sqq) Hieacuteronymos qui a pu subir lrsquoinfluence de Praxiphane agrave
Rhodes srsquoest vraisemblablement inteacuteresseacute au problegraveme de lrsquoauthenticiteacute du Bouclier attribueacute agrave
Heacutesiode 51 agrave lrsquoinstar drsquoailleurs des bibliotheacutecaires alexandrins Apollonios de Rhodes et
Aristophane de Byzance52 On conserve eacutegalement les traces drsquoune interrogation de Chameacuteleacuteon
sur lrsquoattribution et la forme exactes drsquoun vers lyrique53 La preacuteoccupation envers lrsquoauthenticiteacute
des œuvres attacheacutees aux noms de grands poegravetes est non seulement neacutecessaires aux activiteacutes de
classement et de constitution de corpora canoniques typiques des Alexandrins mais elle est
eacutegalement indissociable de leurs abondantes recherches sur les bioi des poegravetes pour les
grammairiens anciens la bibliographie drsquoun auteur est partie inteacutegrante de sa biographie
Enfin une derniegravere difficulteacute reacuteside dans le vocabulaire technique de la critique litteacuteraire
ancienne qui preacutesente assez peu drsquouniformiteacute et de coheacuterence Il est donc risqueacute de se fonder sur
des recherches eacutetroitement lexicales pour tirer des conclusions Par exemple srsquoil est vrai que des
termes communs utiliseacutes par Aristote dans son analyse de la trageacutedie (tels pathos ecircthos ou
oikonomia) se retrouvent abondamment dans les scholies aux tragiques en revanche les termes
plus speacutecifiquement aristoteacuteliciens (mythos catharsis hamartia) nrsquoy paraissent pas du moins pas
avec le sens technique que leur donne Aristote54 bien que les scholiastes fassent parfois allusion
agrave des notions semblables agrave lrsquoaide de tournures peacuteriphrastiques De plus la plus grande partie du
49 Crsquoest le cas par exemple des vers Il 20269-72 rejeteacutes par Aristarque et laquo solutionneacutes raquo par Aristote en Poet 251461a31-34 Sur le conservatisme textuel des premiers critiques drsquoHomegravere voir Cassio 2002
50 Cf fr 8 9 10 Wehrli
51 Cf Martano 2004
52 Cf Hyp A [Hes] Scut (ed Martano 2002)
53 Cf fr 29a-b-c Wehrli Le mecircme problegraveme a eacuteteacute eacutetudieacute par Eacuteratosthegravene qui srsquoest peut-ecirctre reacutefeacutereacute au Περὶ Στησιχόρου de Chameacuteleacuteon cf schol vet Ar Nub 967b et Arrighetti 1968 89
54 Cf Easterling 2006 25
21
vocabulaire critique appartient tout aussi bien au vocabulaire quotidien du grec ndash qursquoon pense agrave
des termes comme πιθανός καλός ἴδιον etc Ce caractegravere non technique de la terminologie
critique vient encore compromettre la validiteacute drsquoune meacutethode centreacutee sur la comparaison lexicale
Dans ce domaine il est donc neacutecessaire de faire des enquecirctes sur le contenu plutocirct que sur la
forme de ces termes55 on verra souvent comment Aristarque sur diverses questions partage
lrsquoesprit peacuteripateacuteticien sans toutefois faire usage du lexique correspondant
Eacutetant donneacutees ces contraintes le mode de deacutemonstration utiliseacute dans cette eacutetude repose en
grande part sur des contrastes suggestifs qui montrent que les membres du Peacuteripatos drsquoune part
et Aristarque drsquoautre part approchent le discours poeacutetique drsquoune faccedilon qui srsquooppose agrave la
reacuteception traditionnelle des poegravetes ou encore agrave des eacutecoles de lecture diffeacuterentes Ces
comparaisons seront reacutealiseacutees en ayant eacutegard agrave deux aspects fondamentaux de la critique litteacuteraire
ancienne le type drsquointerpreacutetation commandeacutee par le discours poeacutetique (Partie I) et la distinction
des diverses voix qui srsquoy font entendre (Partie II) La premiegravere partie sera consacreacutee agrave identifier
preacuteciseacutement la position du Peacuteripatos et drsquoAristarque par rapport agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique et agrave
drsquoautres types de lectures insuffisamment adapteacutees agrave la nature particuliegravere du produit de lrsquoart
poeacutetique ces deacuteveloppements ont comme preacutemisse lrsquoideacutee que le choix drsquoune meacutethode
exeacutegeacutetique est indissociable drsquoune theacuteorie poeacutetique sous-jacente56 Dans la seconde partie le
point de contraste sera plutocirct repreacutesenteacute par la tendance reacutepandue chez les lecteurs anciens agrave
consideacuterer la poeacutesie comme un discours univoque dans lequel le poegravete est en quelque sorte
omnipreacutesent et fait constamment entendre sa propre voix Les deux parties de cette thegravese sont
donc ultimement destineacutees agrave montrer que la speacutecificiteacute du discours poeacutetique qursquoil doit agrave sa nature
mimeacutetique et agrave sa polyphonie57 nrsquoa eacuteteacute veacuteritablement reconnue que dans lrsquoeacutecole drsquoAristote et
chez Aristarque
55 Cf Schironi 2009 280-1
56 Cf Montanari 1987 17
57 Jrsquoemprunte ce concept agrave M Bakhtine qui y voit le trait essentiel de la poeacutetique dostoiumlevskienne (Bakhtine 1970)
22
Section (v) Eacuteditions et traductions utiliseacutees
Malgreacute lrsquointeacuterecirct grandissant pour la theacuteorie litteacuteraire ancienne dans la recherche contemporaine
et lrsquoapparition progressive de nouvelles eacuteditions des nombreux corpora scholiastiques une
grande partie du mateacuteriel de base essentiel au type drsquoeacutetude preacutesenteacutee dans cette thegravese manque
encore agrave lrsquoappel ou nrsquoest disponible que dans des eacuteditions deacuteficientes Fort heureusement la
source principale drsquoAristarque soit le groupe de scholies A deacuterivant en vaste majoriteacute du
manuscrit de Venise de lrsquoIliade est aiseacutement accessible dans lrsquoeacutedition monumentale de H Erbse
en sept volumes (1969-88)
Quant aux scholies agrave lrsquoIliade qui pour une raison ou une autre ont eacuteteacute exclues par Erbse de sa
collection58 je les ai consulteacutees dans les eacuteditions suivantes Nicole (Les Scolies genevoises de
lrsquoIliade 1891) Van Thiel (Scholia D in Iliadem 2000) MacPhail (Porphyryrsquos Homeric
Questions on the Iliad 2010) Schrader (Porphyrii Quaestionum Homericarum ad Odysseam
pertinentium reliquias 1890) Pour les scholies agrave lrsquoOdysseacutee jrsquoai ducirc me contenter de la vieille
eacutedition de Dindorf (Scholia Graeca in Homeri Odysseam 1855) sauf pour les deux premiers
chants dont les scholies ont eacuteteacute reacutecemmement reacuteeacutediteacutees par Pontani (Scholia Graeca in Odysseam
1 Scholia ad libros a-b 2007)
Au moment de terminer cette thegravese de nouvelles eacuteditions des fragments de Chameacuteleacuteon
Praxiphane et Aristoxegravene venaient tout juste drsquoobtenir lrsquoimprimatur Ces philosophes sont donc
ici citeacutes drsquoapregraves la numeacuterotation et le texte de Wehrli Pour les autres membres du Peacuteripatos
jrsquoutilise les eacuteditions reacutecentes de Fortenbaugh et al qui srsquoaccompagnent de traductions et de
commentaires (voir bibliographie pour les deacutetails) Les fragments drsquoAristote sont citeacutes drsquoapregraves la
numeacuterotation de lrsquoeacutedition de V Rose (1886) pour laquelle jrsquoai volontairement opteacute au lieu de
lrsquoeacutedition plus reacutecente de O Gigon (1987)
Les textes citeacutes dans cette thegravese sont toujours accompagneacutes drsquoune traduction Dans la mesure
du possible jrsquoai utiliseacute des traductions franccedilaises existantes qui ont eacuteteacute modifieacutees agrave lrsquooccasion
(ce que le cas eacutecheacuteant je signale ad loc) Lorsqursquoil srsquoagit de textes connus la traduction apparaicirct
parfois seule sans ecirctre preacuteceacutedeacutee du texte grec ou latin original afin drsquoeacuteviter drsquoalourdir les
58 Pour les deacutetails sur les critegraveres de seacutelection de Erbse voir Dickey 2007 21
23
citations Toutefois pour un tregraves grand nombre de textes utiliseacutes dans cette thegravese (scholies
commentaires drsquoEustathe et de Porphyre) il nrsquoexiste pas de traduction disponible en franccedilais ni
mecircme dans bien des cas en quelque langue moderne que ce soit59 Aussi sauf autrement preacuteciseacute
toutes les traductions de scholies et drsquoautres commentaires anciens preacutesentes dans cette eacutetude sont
les miennes Dans le cas drsquoautres types de textes lorsque je fournis une traduction personnelle
cela est signaleacute par les mots laquo je traduis raquo
Pour les autres auteurs les traductions suivantes sont citeacutees dans cette thegravese
Arist Poeacutetique Dupont-Roc amp Lallot Meacutetaphysique Duminil amp Jaulin Rheacutetorique
Chiron Politique Pellegrin
Deacutemeacutetrios Du Style Chiron
Heacuteraclite Alleacutegories drsquoHomegravere Buffiegravere
Heacutesiode Les Travaux et les Jours Backegraves
Homegravere Mazon pour lrsquoIliade Beacuterard pour lrsquoOdysseacutee (Ces traductions sont parfois fortement
modifieacutees notamment lorsque des vers homeacuteriques sont citeacutes dans les scholies afin que le sens
des commentaires du scholiaste soit clair)
[Longin] Du Sublime Pigeaud
Platon traductions reacutecentes parues chez Flammarion dirigeacutees par L Brisson (traducteurs
divers)
Plutarque Comment lire les poegravetes Philippon
59 Lrsquoideacutee de reacutealiser des traductions du mateacuteriel scholiastique semble tout juste avoir effleureacute lrsquoesprit des philologues contemporains Agrave lrsquoheure qursquoil est il existe agrave ma connaissance deux projets de ce type en cours 1) une traduction des scholies (anciennes et byzantines) agrave la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode preacutepareacutee par G Most et 2) une traduction des scholies anciennes agrave Pindare preacutepareacutee par une eacutequipe de recherche agrave lrsquoUniversiteacute de Franche-Comteacute (S David C Daude E Geny et C Muckensturm-Poulle) Les derniegraveres anneacutees ont vu la publication de deux traductions partielles de corpora de scholies chez les Belles Lettres Scholies agrave Apollonios de Rhodes par G Lachenaud (2010) et Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos drsquoAristophane par M Chantry (2009) Rutherford 1896 fournit une traduction (tregraves) partielle des scholies agrave Aristophane
Partie I Comment lire les poegravetes
Le titre de cette premiegravere partie srsquoinspire de celui drsquoun traiteacute de Plutarque dans lequel ce
dernier preacutesente une typologie tripartite du lectorat de la poeacutesie
En lisant les poegravemes lrsquoun butine lrsquohistoire (τὴν ἱστορίαν) lrsquoautre srsquoattache agrave la beauteacute des mots et agrave leur arrangement (τῷ κάλλει καὶ τῇ κατασκευῇ τῶν ὀνομάτων) [hellip] les autres srsquoappliquent aux passages agrave porteacutee morale (τῶν πρὸς τὸ ἦθος εἰρημένων) pour en tirer profit [hellip] Il serait eacutetrange de voir lrsquoamateur drsquohistoires (τὸν μὲν φιλόμυθον) ne laisser passer aucune forme de reacutecit originale et extraordinaire (τὰ καινῶς ἱστορούμενα καὶ περιττῶς) lrsquoamateur de beau langage (τὸν φιλόλογον) ne rien laisser eacutechapper de ce qui est exprimeacute dans une langue pure et conforme aux regravegles de lrsquoart (τὰ καθαρῶς πεφρασμένα καὶ ῥητορικῶς) tandis que lrsquoamateur de grandeur morale et de belle conduite (τὸν δὲ φιλότιμον καὶ φιλόκαλον) celui qui srsquoapplique agrave lire des poegravemes non pour se divertir mais pour y trouver des leccedilons nrsquoeacutecouterait que distraitement et neacutegligemment les exhortations au courage agrave la sagesse agrave la justice qursquoils font entendre (Plut Quomodo adul 30c-e trad Philippon modifieacutee)
Plutarque qui se range reacutesolument au nombre de ceux qui recherchent dans la poeacutesie la beauteacute
morale distingue de son propre groupe celui du philomythos et celui du philologos lesquels
srsquointeacuteressent respectivement au reacutecit et agrave la langue des poegravemes Comme on le verra au fil des
quatre premiers chapitres la distinction de Plutarque srsquoavegravere remarquablement apte agrave couvrir les
diverses approches anciennes de la poeacutesie lrsquoapproche narrative du philomythos60 lrsquoapproche
rheacutetorique du philologos et lrsquoapproche alleacutegorico-morale du philokalos
Dans un ouvrage reacutecent61 P Struck a drsquoailleurs insisteacute sur la rupture fondamentale existant
entre les attitudes respectives de la longue tradition grecque drsquointerpreacutetation alleacutegorique drsquoune
part et de la tradition rheacutetorique drsquoautre part Drsquoapregraves Struck lrsquoapproche rheacutetorique de la poeacutesie
dont Aristote et Aristarque constituent des figures de proue se caracteacuterise par la mise en place de
la clarteacute comme vertu suprecircme du discours par opposition agrave la tradition alleacutegorique qui valorise
une forme drsquoobscuriteacute de lrsquoexpression jugeacutee neacutecessaire pour veacutehiculer certaines veacuteriteacutes
60 Eacutetant donneacute que Plutarque attribue au philomythos un inteacuterecirct pour la nouveauteacute et lrsquoeacutetrange (cf τὰ καινῶς ἱστορούμενα καὶ περιττῶς) il semble qursquoil faille comprendre le terme historia non pas au sens de faits historiques mais bien de reacutecit
61 Struck 2004 partic chap 1 lrsquoideacutee geacuteneacuterale avait deacutejagrave eacuteteacute esquisseacutee dans Struck 1995
25
Bien que le mot rheacutetorique ne me paraisse pas mauvais pour reacutesumer les caracteacuteristiques de
lrsquoapproche peacuteripateacutetico-alexandrine ndash jrsquoemploierai drsquoailleurs agrave lrsquooccasion ce terme au cours de la
preacutesente eacutetude ndash lrsquoimportance que Struck donne agrave la notion de clarteacute dans ce systegraveme
drsquointerpreacutetation me semble excessive Certes lrsquoeacutetude de la critique litteacuteraire ancienne intimement
mecircleacutee comme elle lrsquoest aux diverses branches de la grammatikecirc est indissociable de lrsquoeacutetude de la
rheacutetorique ancienne car les deux domaines empruntent lrsquoun agrave lrsquoautre leurs cateacutegories drsquoanalyse
sans qursquoil soit mecircme possible de deacuteterminer exactement lequel a historiquement preacuteceacutedeacute lrsquoautre62
Mais il nrsquoen reste pas moins vrai qursquoAristote et ses successeurs ont accordeacute agrave la sphegravere du
poeacutetique un statut particulier qui engendre ses exigences propres parmi lesquelles la clarteacute nrsquoa
pas la position toute-puissante que lui reconnaicirct Struck Srsquoil fallait placer Aristote quelque part
dans le scheacutema plutarquien nul doute que ce serait dans la cateacutegorie des philomythoi et non dans
celui des philologoi
Lrsquoobjectif de cette premiegravere partie sera de mettre en lumiegravere cette speacutecificiteacute de lrsquoapproche de
la poeacutesie que lrsquoon retrouve agrave la fois dans le Peacuteripatos et chez Aristarque une approche
proprement poeacutetique srsquoopposant non seulement agrave la tradition alleacutegorique mais aussi agrave une autre
forme de survalorisation du contenu du discours que je deacutesignerai par le terme laquo litteacuteralisme raquo
62 Sur les ressemblances et les diffeacuterences entre ces deux domaines de recherche anciens voir Classen 1995
Chapitre 1 Lrsquoalternative exeacutegeacutetique preacute-aristoteacutelicienne
Les raisons qui ont rendu ceacutelegravebre le traiteacute de Poeacutetique drsquoAristote sont nombreuses mais on
doit certainement compter parmi les plus importantes drsquoentre elles lrsquoaptitude exceptionnelle du
philosophe agrave adopter une posture exeacutegeacutetique qui eacutevite agrave la fois le litteacuteralisme et lrsquoalleacutegorie ces
Charybde et Scylla de la critique ancienne Cet eacutetat de fait rarement porteacute explicitement au creacutedit
drsquoAristote est pourtant tout sauf banal si lrsquoon considegravere que la quasi-totaliteacute des critiques connus
avant lui sont tombeacutes dans lrsquoun ou lrsquoautre de ces excegraves interpreacutetatifs comme il apparaicirctra agrave lrsquoissue
du bref tour drsquohorizon offert par ce chapitre
Section (i) Lrsquoalleacutegorie et les deacutebuts de la critique litteacuteraire
Les interpreacutetations alleacutegoriques anciennes ont parfois de quoi susciter la perplexiteacute et mecircme
lrsquoexaspeacuteration Cela est ducirc non seulement au caractegravere fantaisiste de nombre drsquointerpreacutetations
particuliegraveres mais aussi agrave la deacutemarche elle-mecircme dont la neacutecessiteacute paraicirct souvent nulle agrave des
yeux modernes habitueacutes agrave lrsquoexistence drsquoune cateacutegorie litteacuteraire autonome qui ne doit rien aux
autres types de discours Il faut pourtant reconnaicirctre que lrsquointerpreacutetation alleacutegorique a eu la part
large chez les critiques anciens et que les recherches reacutecentes ont deacutefinitivement eacutecarteacute la
possibiliteacute de la releacuteguer agrave un courant secondaire en marge de la longue histoire ancienne de la
lecture aboutissant agrave la philologie eacuteclaireacutee des Alexandrins63
De plus malgreacute tout son eacuteloignement de ce qui nous semble ecirctre une lecture spontaneacutee et
obvie lrsquointerpreacutetation alleacutegorique est chronologiquement la premiegravere position exeacutegeacutetique
repreacutesenteacutee dans la critique litteacuteraire grecque en la personne de Pheacutereacutecyde de Syros (fl c 544
avant J-C) suivi peu apregraves par Theacuteagegravene de Rheacutegion (fl c 525 avant J-C) Dans le cas de
63 Struck (2004 17-8) fait remarquer agrave juste titre lrsquoabondance de traiteacutes alleacutegoriques issus de lrsquoAntiquiteacute et la place importante des commentaires alleacutegoriques dans les scholies anciennes Du banal point de vue de la proportion des textes conserveacutes le courant alleacutegorique est approximativement aussi bien repreacutesenteacute dans les sources de la critique litteacuteraire ancienne que le courant laquo conventionnel raquo celui de la tradition rheacutetorico-philologique Cf Lamberton 2002 186 laquo like it or not those readings were everywhere raquo
27
Pheacutereacutecyde on a conserveacute ses interpreacutetations de deux vers homeacuteriques particuliers (cf B 5 DK)
Dans celui de Theacuteagegravene crsquoest le principe geacuteneacuteral de son exeacutegegravese qui a eacuteteacute rapporteacute (voir infra)
De plus mecircme si lrsquoon souhaite contester la creacutedibiliteacute des teacutemoignages portant sur ces deux
figures obscures lrsquoantiquiteacute relative de la meacutethode alleacutegorique est malgreacute tout confirmeacutee par le
fait que le plus ancien texte exeacutegeacutetique grec conserveacute ndash un commentaire agrave un poegraveme
cosmogonique orphique conserveacute sur le papyrus de Derveni et datant approximativement de 400
avant J-C64 ndash consiste preacuteciseacutement en un morceau drsquointerpreacutetation alleacutegorique
Theacuteagegravene de Rheacutegion est lrsquoobjet de teacutemoignages fort diffeacuterents ougrave lui est accordeacute lrsquohonneur
drsquoecirctre lrsquoinitiateur agrave la fois de la meacutethode alleacutegorique65 et de la discipline grammaticale (voire de
la critique textuelle66) Cette combinaison drsquointeacuterecircts ne doit pas surprendre pratiquement tous les
eacuterudits anciens que lrsquoon peut associer au courant alleacutegorique ont tout aussi bien utiliseacute des
meacutethodes de lecture sobrement philologiques et relevant de la critique litteacuteraire telle qursquoon la
connaicirct67 Par opposition certains critiques agrave commencer par Aristote se rattachent au courant
de la meacutethode philologique traditionnelle et font totalement lrsquoeacuteconomie de lrsquoalleacutegoregravese Il
deviendra clair agrave lrsquoissue des trois premiers chapitres de cette eacutetude que cette abstention mecircme est
significative et teacutemoigne de la reconnaissance par ces critiques drsquoune cateacutegorie indeacutependante
celle du laquo poeacutetique raquo
64 Les deacutebats se poursuivent autour de cette question mais les datations reacutecentes sont geacuteneacuteralement plutocirct hautes voir Ford 2002 73 (avec bibliographie) En ce qui concerne lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur Janko 1997 propose quelques noms plausibles voir la revue de litteacuterature dans lrsquointroduction de Kouremenos Paraacutessoglou amp Tsantsanoglou 2006 (qui ne proposent pas de solution deacutefinitive)
65 Voir toutefois Tate 1927 qui a le premier souligneacute la nature alleacutegorique drsquoune interpreacutetation homeacuterique attribueacutee agrave Pheacutereacutecyde de Syros (fr B 5 D-K) lequel preacutecegravede Theacuteagegravene de quelques deacutecennies
66 Cf schol A Il 1381 Sur la base de cette unique variante textuelle attribueacutee agrave Theacuteagegravene Cantarella (1967 22-23) conclut preacutecipitamment que celui-ci avait reacutealiseacute une eacutedition complegravete de lrsquoIliade anticipant de beaucoup les eacuteditions homeacuteriques κατrsquo ἄνδρα
67 Cf Struck 2004 18
28
(a) Origines de lrsquoalleacutegoregravese
La creacutedibiliteacute du texte qui attribue la paterniteacute de la meacutethode alleacutegorique agrave Theacuteagegravene est peu
contesteacutee68 Le teacutemoignage en question qui se trouve chez Porphyre survient agrave lrsquooccasion drsquoun
commentaire sur lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie dans lrsquoIliade (chants 21-22)
τοῦ ἀσυμφόρου μὲν ὁ περὶ θεῶν ἔχεται καθόλου λόγος ὁμοίως δὲ καὶ τοῦ ἀπρεποῦςmiddot οὐ γὰρ πρέποντας τοὺς ὑπὲρ τῶν θεῶν μύθους φησίν
πρὸς δὲ τὴν τοιαύτην κατηγορίαν οἱ μὲν ἀπὸ τῆς λέξεως ἐπιλύουσιν ἀλληγορίᾳ πάντα εἰρῆσθαι νομίζοντες ὑπὲρ τῆς τῶν στοιχείων φύσεως οἷον ἐν ταῖς ἐναντιώσεσι τῶν θεῶν καὶ γάρ φασι τὸ ξηρὸν τῷ ὑγρῷ καὶ τὸ θερμὸν τῷ ψυχρῷ μάχεσθαι καὶ τὸ κοῦφον τῷ βαρεῖ ἔτι δὲ τὸ μὲν ὕδωρ σβεστικὸν εἶναι τοῦ πυρός τὸ δὲ πῦρ ξηραντικὸν τοῦ ὕδατος ὁμοίως δὲ καὶ πᾶσι στοιχείοις ἐξ ὧν τὸ πᾶν συνέστηκεν ὑπάρχει ἡ ἐναντίωσις καὶ κατὰ μέρος μὲν ἐπιδέχεσθαι φθορὰν ἅπαξ τὰ πάντα δὲ μένειν αἰωνίως [hellip] οὗτος μὲν οὖν τρόπος ἀπολογίας ἀρχαῖος ὢν πάνυ καὶ ἀπὸ Θεαγένους τοῦ Ῥηγίνου ὃς πρῶτος ἔγραψε περὶ Ὁμήρου τοιοῦτός ἐστιν ἀπὸ τῆς λέξεως
Son69 exposeacute agrave propos des dieux lthomeacuteriquesgt srsquoattaque geacuteneacuteralement agrave ce qui est nuisible tout comme agrave ce qui est impropre en effet ltlrsquoaccusateurgt affirme que ses reacutecits sur les dieux ne sont pas approprieacutes
Face agrave une telle accusation certains lrsquoinnocentent sur la base de lrsquoexpression estimant que tout a eacuteteacute dit par alleacutegorie et porte sur la nature des eacuteleacutements par exemple lors des confrontations entre les dieux En effet disent-ils le sec combat lrsquohumide le chaud le froid et le leacuteger le lourd de plus lrsquoeau eacuteteint le feu et le feu assegraveche lrsquoair De mecircme pour tous les eacuteleacutements dont le monde est composeacute il existe un contraire et srsquoils sont susceptibles individuellement de se corrompre tout agrave fait leur totaliteacute pourtant subsiste eacuteternellement [Srsquoensuivent plusieurs exemples de correspondances entre les dieux de la mythologie et diverses reacutealiteacutes naturelles ou
68 Wehrli (1928 89-91) et Schrader (1880-82 384) attribuent le contenu de ce texte agrave une source stoiumlcienne cf les arguments contraires de Peacutepin (1958 99 n16) et Lamberton (2002 188) Pfeiffer (1968 10) admet agrave la fois lrsquoorigine archaiumlque de la meacutethode alleacutegorique et lrsquoexistence drsquoune source intermeacutediaire stoiumlcienne dans le teacutemoignage de Porphyre
69 Ma traduction de la premiegravere phrase de ce texte srsquoeacutecarte largement de toutes les traductions que jrsquoai consulteacutees lesquelles supposent que le mot λόγος deacutesigne la description homeacuterique des dieux et que le verbe φησίν a pour sujet Homegravere (ce qui donne laquo Le discours drsquoHomegravere sur les dieux est geacuteneacuteralement nuisible de mecircme qursquoimpropre car il raconte sur les dieux des histoires qui ne sont pas approprieacutees raquo) Suivant la suggestion de Svenbro (1976 114 218) je crois que le sujet de φησίν est un accusateur inconnu (Platon par exemple peut-ecirctre mentionneacute originellement dans le passage de Porphyre drsquoougrave cet extrait a eacuteteacute tireacute) mais contrairement agrave Svenbro je considegravere que cette personne est eacutegalement lrsquoauteur du λόγος sur les dieux (ie sur les dieux tels que repreacutesenteacutes par Homegravere) mentionneacute au deacutebut de la phrase En Resp 377e-378d Platon deacutenonce tout autant le danger que la fausseteacute des reacutecits traditionnels sur les dieux affirmant par la bouche de Socrate que ces reacutecits laquo mecircme srsquoils sont vrais raquo ne devraient pas ecirctre raconteacutes aux jeunes gens en raison de lrsquoeffet deacuteleacutetegravere qursquoils ont sur eux Ceci pourrait correspondre agrave la double accusation agrave premiegravere vue redondante rapporteacutee par Porphyre (ἀσυμφόρουhellip ὁμοίως δὲ καὶ ἀπρεποῦς) La suite du texte ne fournit drsquoailleurs une deacutefense que de la seconde accusation (celle de non-conformiteacute agrave la reacutealiteacute ἀπρεποῦς du portrait des dieux) laquelle est ici au centre des preacuteoccupations de Porphyre qui reacutepegravete avant de preacutesenter ses solutions que lrsquoaccusateur οὐ γὰρ πρέποντας τοὺς ὑπὲρ τῶν θεῶν μύθους φησίν
29
psychologiques] Ce mode de deacutefense qui est tregraves ancien et qui remonte agrave Theacuteagegravene de Rheacutegion le premier agrave avoir eacutecrit sur Homegravere consiste donc agrave se fonder ainsi sur lrsquoexpression (Porph QHI ad 2067-75 1-7 MacPhail)
Il est certainement remarquable que le tout premier individu connu pour avoir eacutecrit sur
Homegravere soit en mecircme temps lrsquoauteur drsquoune meacutethode de lecture alleacutegorique que Porphyre
identifie par ailleurs agrave un mode de deacutefense Bien qursquoil nrsquoy ait aucune bonne raison de nier
lrsquoimportance historique de Theacuteagegravene dans lrsquoeacutemergence de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique drsquoHomegravere
certaines preacutecautions srsquoimposent pourtant afin de recevoir adeacutequatement ce teacutemoignage de
Porphyre
Drsquoabord la preacutesence du terme ἀλληγορία au deacutebut du texte ne doit pas ecirctre mise au compte
de Theacuteagegravene qui a veacutecu agrave une eacutepoque preacuteceacutedant de plusieurs siegravecles le moment de la premiegravere
attestation de ce mot Plutarque (Quomodo adul 19e) nous informe que lrsquousage de ἀλληγορία est
drsquoorigine reacutecente et qursquoon appelait laquo autrefois raquo ὑπόνοια ce qui agrave son eacutepoque est deacutesigneacute par
ἀλληγορία Il est agrave remarquer que lrsquoun et lrsquoautre termes peuvent ecirctre utiliseacutes agrave la fois au sens
productif (action drsquoencodage du poegravete) et au sens reacuteceptif (action interpreacutetative du lecteur) bien
que seul le premier sens srsquoapplique dans le passage qui nous occupe
De plus Porphyre preacutesente la lecture alleacutegorique comme srsquoil srsquoagissait essentiellement drsquoun
mode de deacutefense contre lrsquoaccusation drsquoinconvenance agrave laquelle faisaient face les poegravemes
drsquoHomegravere Cette ideacutee a profondeacutement influenceacute la compreacutehension moderne des origines de
lrsquoalleacutegorie qui sont reacuteguliegraverement associeacutees chez les historiens de la critique ancienne agrave une
volonteacute apologeacutetique neacutee en reacuteaction aux calomnies profeacutereacutees contre Homegravere
Ce portrait a pourtant eacuteteacute contesteacute de faccedilon convaincante par J Tate dans une seacuterie drsquoarticles
(1927 1929 1934) dont les conclusions sont geacuteneacuteralement ignoreacutees Selon Tate la naissance de
lrsquointerpreacutetation alleacutegorique nrsquoest pas une simple reacuteaction crsquoest-agrave-dire une strateacutegie eacutelaboreacutee en
vue de reacutepondre aux accusations porteacutees contre les poegravetes Elle reflegravete plus vraisemblablement
une prise de position positive ainsi qursquoune volonteacute de saisir des significations dont la preacutesence est
sincegraverement supposeacutee chez le poegravete ndash ce dernier eacutetant conccedilu comme un individu ayant un accegraves
privileacutegieacute au savoir70 Un tel usage de lrsquoalleacutegorie traduit la confiance en la valeur de veacuteriteacute
70 Perret (1982) rejette semblablement lrsquoideacutee drsquoune origine apologeacutetique de lrsquoalleacutegorie et attribue cette pratique agrave la croyance en lrsquoinspiration divine des poegravetes
30
attacheacutee au discours du poegravete plutocirct qursquoune reacuteaction deacutefensive cherchant une justification
drsquoHomegravere lagrave ougrave elle le peut fucirct-ce dans les exeacutegegraveses les plus improbables Tate aurait pu ajouter
que le fait qursquoun grand nombre drsquointerpreacutetations alleacutegoriques concernent des personnages divins
peut tregraves bien srsquoexpliquer autrement que par un souci de neutraliser des impieacuteteacutes potentielles en
effet la pratique de lrsquoalleacutegorie est vraisemblablement apparue dans des milieux religieux chez
des individus non seulement porteacutes vers lrsquousage drsquoun langage obscur mais aussi animeacutes par des
preacuteoccupations mythologiques et theacuteogoniques Cela est le cas de Pheacutereacutecyde le premier
alleacutegoriste connu
καὶ διηγούμενός γε τὰ Ὁμηρικὰ ἔπη φησὶ λόγους εἶναι τοῦ θεοῦ πρὸς τὴν ὕλην τοὺς λόγους τοῦ Διὸς πρὸς τὴν Ἥραν τοὺς δὲ πρὸς τὴν ὕλην λόγους αἰνίττεσθαι ὡς ἄρα ἐξ ἀρχῆς αὐτὴν πλημμελῶς ἔχουσαν διαλαβὼν ἀναλογίαις τισὶ συνέδησε καὶ ἐκόσμησεν ὁ θεός καὶ ὅτι τοὺς περὶ αὐτὴν δαίμονας ὅσοι ὑβρισταί τούτους ἀπορριπτεῖ κολάζων αὐτοὺς τῆι δεῦρο ὁδῶι ταῦτα δὲ τὰ Ὁμήρου ἔπη οὕτω νοηθέντα τὸν Φερεκύδην φησὶν εἰρηκέναι τὸ laquo κείνης δὲ τῆς μοίρας ἔνερθέν ἐστιν ἡ ταρταρίη μοῖραmiddot φυλάσσουσι δ αὐτὴν θυγατέρες Βορέου Ἅρπυιαί τε καὶ Θύελλαmiddot ἔνθα Ζεὺς ἐκβάλλει θεῶν ὅταν τις ἐξυβρίσηι raquo
Commentant les vers drsquoHomegravere [Il 1518-2471] ltCelsegt affirme que les mots adresseacutes par Zeus agrave Heacutera sont ceux du dieu agrave la matiegravere et que ces mots adresseacutes agrave la matiegravere signifient alleacutegoriquement que le dieu srsquoest saisi de la matiegravere originellement dans un eacutetat de confusion puis lrsquoa lieacutee suivant certaines proportions et lrsquoa mise en ordre De plus afin de punir les dieux insolents qui se liguent avec la matiegravere il les jette agrave travers la route qui passe ici [ie la terre] Il affirme que Pheacutereacutecyde ayant ainsi compris ces vers drsquoHomegravere a dit laquo En-deccedilagrave de notre zone se trouve celle du Tartare gardeacutee par les Harpies filles de Boreacutee et par Thyella Crsquoest lagrave que Zeus preacutecipite les dieux qui se reacutevoltent raquo (Pherec B 5 DK = Origen C Cels VI42)
Pheacutereacutecyde eacutetant avant tout un auteur de theacuteogonies lrsquointerpreacutetation particuliegravere qursquoil donne
des vers homeacuteriques sert agrave appuyer sa propre conception du monde elle-mecircme exposeacutee sous une
forme narrative et mythologique On peut donc supposer que puisque les individus comme
Pheacutereacutecyde faisaient eux-mecircmes usage drsquoun tel mode drsquoexpression dans la preacutesentation de leurs
doctrines religieuses ils ont cru percevoir une deacutemarche semblable chez les poegravetes comme
Homegravere72
Certes lrsquoalleacutegorie srsquoest ensuite reacuteveacuteleacutee tregraves utile pour les auteurs dont lrsquoobjectif eacutetait
ouvertement apologeacutetique tel Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste dont une phrase ceacutelegravebre est couramment
71 Ces vers ceacutelegravebres sont ceux ougrave Zeus rappelle agrave Heacutera comment il lrsquoa autrefois suspendue au ciel par une chaicircne drsquoor interdisant aux autres dieux de lui venir en aide et punissant ceux qui tentaient de la faire en les preacutecipitant vers la terre Il est aussi fait allusion agrave cet eacuteveacutenement aux vers Il 1590-4
72 Cf Tate 1927
31
citeacutee agrave lrsquoappui de lrsquoexplication historique traditionnelle des deacutebuts de lrsquoalleacutegorie laquo Tout chez
[Homegravere] nrsquoest qursquoimpieacuteteacute si rien nrsquoest alleacutegorique raquo (11)73 Pourtant mecircme agrave une eacutepoque
tardive lrsquointerpreacutetation alleacutegorique ne srsquoest jamais confineacutee agrave une fonction apologeacutetique chez
lrsquoauteur du traiteacute pseudo-plutarquien Sur la vie et la poeacutesie drsquoHomegravere reacutedigeacute entre le Ier et le IIe
siegravecles apregraves J-C son usage est drsquoune extrecircme varieacuteteacute et inclut la deacutemonstration de la
connaissance par Homegravere de toutes les doctrines imaginables scientifiques philosophiques ou
morales aussi bien que des deacutefenses explicites contre des accusations drsquoimmoralisme74
Finalement il convient de remarquer que Porphyre rattache le type drsquointerpreacutetation en cause agrave
une approche laquo baseacutee sur lrsquoexpression raquo (ἀπὸ τῆς λέξεως) Agrave lrsquoinstar des autres alleacutegoristes
anciens Porphyre ne fait pas la distinction moderne entre lrsquoalleacutegorie comme trope rheacutetorique que
lrsquoon peut subsumer sous la cateacutegorie de la lexis et lrsquoalleacutegorie au sens fort qui consiste agrave retracer
chez un auteur les traces drsquoune doctrine camoufleacutee sous forme poeacutetique 75 De plus et
contrairement agrave lrsquoideacutee reccedilue la meacutethode alleacutegorique est apparemment conccedilue comme une
meacutethode exeacutegeacutetique immanente crsquoest-agrave-dire baseacutee sur une caracteacuteristique interne soit la langue
du texte lui-mecircme et non sur lrsquoimportation drsquoeacuteleacutements eacutetrangers agrave celui-ci76 Il nrsquoen reste pas
moins que la faccedilon dont Porphyre lui-mecircme pratique lrsquoalleacutegorie au premier chef dans son traiteacute
Sur la caverne des nymphes consiste agrave rassembler des donneacutees historiques ethnologiques
mythologiques et cultuelles drsquoorigines nombreuses agrave lrsquointeacuterieur drsquoune analyse incroyablement
syncreacutetique qui ne pourrait que difficilement ecirctre dite baseacutee sur le texte drsquoHomegravere
Tout preacutecieux soit-il le teacutemoignage de Porphyre est tardif et finalement assez peu informatif
sur les circonstances historiques et intellectuelles de lrsquoapparition de la lecture alleacutegorique Agrave cocircteacute
de lrsquohypothegravese sociologique mise de lrsquoavant par A Ford (2002 75-80) voulant que celle-ci ait
eacuteteacute importeacutee de milieux cultuels agrave vocation initiatique pour ecirctre appliqueacutee dans une perspective
eacutelitiste agrave des textes populaires comme lrsquoeacutepopeacutee on peut eacutegalement invoquer le contexte
73 Cf la formulation semblable de [Long] Subl 97
74 Voir lrsquoeacutedition de ce texte par Keaney amp Lamberton 1996
75 Entre ces deux types drsquoalleacutegorie il y a eacutevidemment un saut qualitatif (cf Chiron 2005) Srsquoil est vrai que les alleacutegoristes ne reconnaissent pas lrsquoexistence de ce saut (cf Heracl All 51-16 et passim) il semble au contraire ecirctre pris pour acquis chez les non-alleacutegoristes comme Aristarque (cf infra chap 4 sect (i)a et (ii)a)
76 Cf Lamberton 2002 189
32
philosophique de lrsquoeacutepoque et plus preacuteciseacutement les speacuteculations sur la nature du langage
repreacutesenteacutees par des individus comme Heacuteraclite et Deacutemocrite
Heacuteraclite est un personnage geacuteneacuteralement neacutegligeacute par les historiens de la theacuteorie litteacuteraire ce
qui srsquoexplique en partie par la difficulteacute notoire que repreacutesente lrsquoeacutetude de ses fragments Ses ideacutees
sur le langage et sur son interpreacutetation peuvent toutefois ecirctre eacuteclaireacutees et compleacutementeacutees si lrsquoon
tient compte des positions deacutefendues par lrsquoheacuteracliteacuteen Cratyle dans le dialogue platonicien du
mecircme nom Ce dernier endosse une conception naturaliste du langage selon laquelle les mots ont
un lien intrinsegraveque avec les choses qursquoils deacutesignent et ne sont pas que des signes arbitrairement
associeacutes agrave leur reacutefeacuterent
Les affirmations les plus ceacutelegravebres de Deacutemocrite sur la poeacutesie sont eacutevidemment celles qui
portent sur lrsquoinspiration Drsquoapregraves des teacutemoignages divers77 Deacutemocrite aurait consideacutereacute la folie
ou plutocirct lrsquoenthousiasme comme une condition neacutecessaire de la production poeacutetique du moins
de celle de bonne qualiteacute Ford (2002 165-172) a reacutecemment fourni une analyse deacutetailleacutee de ces
teacutemoignages reacuteveacutelant le rocircle important joueacute par Deacutemocrite dans lrsquoeacutemergence de la notion de
poegraveme comme artefact
Ford ne fait toutefois aucune mention du lien unissant possiblement la theacuteorie mateacuterialiste de
Deacutemocrite agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Un tel lien paraicirct toutefois justifieacute au regard du
fragment suivant78
ὁ μὲν Δημόκριτος περὶ Ὁμήρου φησὶν οὕτωςmiddot laquo Ὅμηρος φύσεως λαχὼν θεαζούσης ἐπέων κόσμον ἐτεκτήνατο παντοίων raquo
Deacutemocrite srsquoexprime ainsi agrave propos drsquoHomegravere laquo Homegravere ayant eacuteteacute doteacute drsquoune nature inspireacutee79 a reacutealiseacute un ouvrage fait de mots de toutes sortes raquo (68 B 21 DK)
Il est probable que le mot κόσμος implique ici davantage que le seul concept abstrait
laquo drsquoarrangement raquo ndash auquel cas il serait plus naturel de prendre ἐπέων au sens de laquo poegravemes raquo et de
comprendre qursquoil est fait simplement reacutefeacuterence agrave lrsquoorganisation des parties qui composent les
poegravemes homeacuteriques La preacutesence du verbe ἐτεκτήνατο suggegravere fortement lrsquoideacutee drsquoune
77 Cf fr 2-3 in Lanata 1963
78 Obbink 2010 17 fait une allusion bregraveve agrave ce fragment mais neacuteglige drsquoen donner un commentaire veacuteritablement eacuteclairant
79 Pour une justification de cette traduction du verbe θεάζειν voir Delatte 1934 32-3
33
construction mateacuterielle ordonneacutee eacutetant donneacute le sens freacutequent de κόσμος dans le langage des
philosophes il est vraisemblable de songer ici agrave une allusion agrave laquo lrsquounivers raquo De plus lrsquoeacutepithegravete
παντοίων vient raffermir cette impression que pour Deacutemocrite Homegravere a creacuteeacute un monde agrave
lrsquoimage de lrsquounivers crsquoest-agrave-dire renfermant lrsquointeacutegraliteacute des choses Ce statut deacutemiurgique
drsquoHomegravere est renforceacute par le mot θεαζούσης
La formule ἐπέων κόσμον παντοίων paraicirct donc extrecircmement riche drsquoimplications Agrave lrsquoinstar
de la conception mateacuterialiste du son (et donc de la poeacutesie) comme une structure drsquoatomes elle
suggegravere lrsquoideacutee drsquoune correspondance voire drsquoune continuiteacute entre lrsquounivers mateacuteriel et celui du
langage Or cette ideacutee semble eacutegalement se trouver derriegravere un texte consistant en une
interpreacutetation alleacutegorique extrecircme80 drsquoun poegraveme orphique soit le commentaire du fameux
papyrus de Derveni
Le papyrus de Derveni est un document drsquointeacuterecirct extraordinaire qui a drsquoailleurs fait lrsquoobjet de
nombreuses discussions dans les derniegraveres deacutecennies La raison pour laquelle il mrsquoapparaicirct
neacuteanmoins neacutecessaire drsquoen dire ici quelques mots est la suivante ce texte illustre
particuliegraverement bien la mentaliteacute geacuteneacuterale des commentateurs alleacutegoristes pour qui il nrsquoexiste
pas de diffeacuterence fondamentale entre le texte poeacutetique et la reacutealiteacute dans laquelle il srsquoincarne
Entre le texte et le monde il y a au contraire une veacuteritable continuiteacute qui se reacutealise agrave travers les
mots dont la forme loin drsquoecirctre indiffeacuterente est le reflet ontologiquement exact des choses81
Cette croyance va de pair avec lrsquohabitude des alleacutegoristes laquo forts raquo tel Porphyre agrave invoquer
toutes les donneacutees de la reacutealiteacute disponibles pour eacuteclairer le texte et vice versa82
Dans un article fondamental M Henry (1986) a deacutemontreacute la preacutesence de plusieurs
preacuteoccupations philosophiques relatives agrave la nature du langage chez lrsquoauteur du commentaire de
Derveni En particulier examinant lrsquoexploitation par lrsquoauteur de la synonymie la polyseacutemie et
lrsquoeacutetymologie elle conclut que ce dernier considegravere les mots comme des entiteacutes malleacuteables
laquo colleacutees raquo au monde et capables de changer de forme et de signification en fonction du contexte
80 Obbink 2010 19
81 Burkert 1970 deacutecrit la coiumlncidence entre cosmogonie et onomatogonie chez lrsquoauteur de Derveni
82 Cf Struck 2004 75 qui identifie comme un trait distinctif de la lecture alleacutegorique lrsquoideacutee que la reacutealiteacute vers laquelle pointe le texte laquo will itself have signifying power and bring along with it to the inside of the poem a whole host of attendant significations raquo
34
dans lequel elles sont utiliseacutees Ce caractegravere polymorphe et multifonctionnel des mots traduit des
qualiteacutes identiques se trouvant dans les objets et chez les agents de la cosmogonie drsquoOrpheacutee
Henry insiste eacutegalement sur le caractegravere multi-forme du texte que lrsquoauteur de Derveni se
propose drsquointerpreacuteter ce texte au sens large incluant non seulement le poegraveme orphique commenteacute
mais aussi nombre drsquoautres pheacutenomegravenes dont la signification est sujette agrave lrsquoexeacutegegravese tels les
oracles et les rituels Dans tous les cas lrsquoobjectif de lrsquoauteur du commentaire est drsquoextirper de ces
laquo textes raquo des prescriptions concregravetes et pratiques dont la compreacutehension exacte peut seule
assurer le salut de la personne qui les reccediloit (Ce souci envers les effets neacutefastes possiblement
susciteacutes par une mauvaise interpreacutetation est partageacute par Platon qui srsquoinscrit semblablement dans
une poeacutetique pratique et appliqueacutee) Puisque lrsquoobjet du commentateur de Derveni inclut agrave la fois
les mots (le poegraveme orphique) et les actions (rituels etc) crsquoest donc que ces deux objets
drsquointerpreacutetation sont consideacutereacutes comme eacutegaux du moins du point de vue du sens qursquoon peut en
extraire De plus les conseacutequences pratiques qui deacutecoulent du contenu du poegraveme confegraverent agrave ce
dernier une sorte de pouvoir magique crsquoest-agrave-dire une capaciteacute agrave laquo infiltrer raquo le monde reacuteel et agrave
lrsquoaffecter agrave la maniegravere drsquoun objet mateacuteriel
Pour les fins de cette eacutetude il me sera suffisant de conclure ainsi la poeacutetique implicite chez
lrsquoauteur de Derveni est tout ce qursquoil y a de plus eacuteloigneacute de lrsquoideacutee de fiction laquelle implique la
creacuteation drsquoune reacutealiteacute parallegravele et indeacutependante du lieu de cette creacuteation crsquoest-agrave-dire le texte Loin
drsquoecirctre une simple reacuteponse aux diffamations contre les poegravetes traditionnels la critique litteacuteraire
grecque commence ainsi son existence dans une perspective reacutesolument philosophique selon
laquelle le texte poeacutetique est immanent au monde et contient donc veacuteritablement bien
qursquoobscureacutement lrsquoexpression de diverses reacutealiteacutes Cela explique pourquoi il faudra attendre aussi
longtemps pour voir lrsquoeacutemergence drsquoune theacuteorie comme celle drsquoAristote qui accorde au poegraveme un
statut ontologique beaucoup moins deacutependant des contraintes du reacuteel
(b) Populariteacute de la meacutethode alleacutegorique
Parmi les successeurs de Pheacutereacutecyde et de Theacuteagegravene agrave la fin de lrsquoeacutepoque archaiumlque et agrave
lrsquoeacutepoque classique lrsquointerpreacutetation alleacutegorique est sans aucun doute resteacutee preacutedominante Parmi
les fragments drsquoauteurs preacuteplatoniciens que lrsquoon peut rattacher de pregraves ou de loin agrave des travaux
de critique litteacuteraire un nombre eacutetonnant deacutemontrent une sympathie sinon un franc penchant
35
pour lrsquoalleacutegoregravese De plus on ne peut pas affirmer que cette meacutethode nrsquoeacutetait connue qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de cercles restreints drsquointellectuels ou drsquoinitieacutes Agrave moins de supposer qursquoAristophane
se soit risqueacute agrave composer un prologue abscons pour la majoriteacute de son public on doit conclure agrave
la relative diffusion de cette meacutethode sur la base de son entreacutee en matiegravere dans la Paix ougrave lrsquoun
des serviteurs commente ainsi la preacutesence du bousier geacuteant qursquoil est occupeacute agrave nourrir
PREMIER SERVITEUR Il se pourrait bien degraves lors qursquoun des spectateurs un jeune homme qui se croit malin (δοκησίσοφος) dise laquo Qursquoest-ce que ce sujet-lagrave Agrave quoi rime (πρὸς τί) cet escarbot raquo Puis un Ionien assis agrave ses cocircteacutes de reacutepondre laquo Agrave mon avis crsquoest une allusion (αἰνίσσεται) agrave Cleacuteon la faccedilon sans vergogne dont cet animal mange lrsquoordure raquo (38-48 trad Van Daele)
Bien qursquoils ne soient pas confineacutes agrave lrsquousage des alleacutegoristes le verbe αἰνίσσεσθαι ainsi que le
substantif αἴνιγμα sont les termes les plus courants dans le vocabulaire des alleacutegoristes de cette
eacutepoque83 Ce sont notamment ceux que le commentateur de Derveni utilise agrave de nombreuses
reprises pour deacutesigner le mode drsquoexpression du poegravete dont il interpregravete les mots Comme lrsquoa
proposeacute Rosen84 la mention de lrsquoIonien pourrait ecirctre une allusion aux influences agrave la fois
eacutesopiennes et iambiques dont se reacuteclame Aristophane dans ce passage mais il se peut eacutegalement
que la plaisanterie soit dirigeacutee contre la gent philosophique85 historiquement associeacutee agrave lrsquoIonie et
dans la comeacutedie aristophanienne toujours prompte agrave exercer sa curiositeacute sur tous les sujets tout
vils soient-ils Quoi qursquoil en soit de lrsquoidentiteacute exacte de cet Ionien il joue ici le rocircle drsquoun
spectateur prompt agrave repeacuterer sur scegravene la preacutesence laquo drsquoeacutenigmes raquo ndash une activiteacute qursquoAristophane
imagine comiquement exerceacutee sur sa propre creacuteation un animal abject tout ce qursquoil y a de plus
terre-agrave-terre
Au IVe siegravecle Xeacutenophon et Platon teacutemoins privileacutegieacutes des discussions tenues agrave lrsquointeacuterieur des
cercles litteacuteraires et philosophiques drsquoAthegravenes nous donnent des indices immanquables de la
populariteacute durable de cette pratique Le texte le plus flagrant agrave cet eacutegard est le suivant tireacute du
Banquet de Xeacutenophon
Mon pegravere reacutepondit Nikeacuteratos qui veillait agrave ce que je devinsse un homme de bien mrsquoa obligeacute agrave apprendre tous les vers drsquoHomegravere Aussi pourrais-je maintenant reacuteciter par cœur drsquoun bout agrave
83 Cf Struck 2004 chap 1
84 Rosen 1984
85 Cf Struck 2004 41
36
lrsquoautre lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee ndash Ignores-tu fit Antisthegravene que tous les rhapsodes eux aussi savent ces vers ndash Comment pourrais-je lrsquoignorer moi qui suis leur auditeur presque quotidien ndash Connais-tu donc une engeance plus sotte que celle des rhapsodes ndash Non par Zeus reacutepondit Nikeacuteratos non vraiment je ne le crois pas ndash Il est clair en effet dit Socrate qursquoils ne connaissent pas le sens cacheacute des vers (τὰς ὑπονοίας) Mais toi tu as donneacute force argent agrave Steacutesimbrote agrave Anaximandre et agrave quantiteacute drsquoautres si bien que rien ne trsquoeacutechappe de ce qursquoils contiennent de preacutecieux (Xen Symp 36 trad Ollier)
Lrsquoallusion de Socrate au laquo sens cacheacute raquo a parfois eacuteteacute interpreacuteteacutee comme eacutetant dirigeacutee contre
Antisthegravene agrave qui Socrate donne immeacutediatement la reacuteplique dans le texte Toutefois les
teacutemoignages en faveur drsquoun Antisthegravene partisan de lrsquoalleacutegorie sont peu probants (voir infra sect
(iii)) Socrate pourrait tout aussi bien ecirctre en train de faire un clin drsquooeil complice agrave Antisthegravene86
agrave supposer que celui-ci ait lui aussi exprimeacute des reacuteserves face aux eacutelucubrations de certains
interpregravetes contemporains drsquoHomegravere tels que ce Steacutesimbrote et cet Anaximandre (qui usaient
probablement de meacutethodes alleacutegoriques semblables)87 Une autre possibiliteacute agrave consideacuterer est que
Socrate ait lui-mecircme pris au seacuterieux la meacutethode alleacutegorique qursquoon le voit utiliser avec un
meacutelange de seacuterieux et drsquoironie difficile agrave eacutevaluer en plusieurs autres passages de Xeacutenophon88
Steacutesimbrote est aussi mentionneacute par Platon parmi un groupe drsquohomeacuteristes ceacutelegravebres laquo Ni
Meacutetrodore de Lampsaque ni Steacutesimbrote de Thasos ni Glaucon raquo ne savent de lrsquoavis du
rhapsode Ion parler mieux que lui sur Homegravere (Ion 530c) Ion nrsquoen dit pas plus sur le contenu
des enseignements de ces personnages Mais Meacutetrodore si lrsquoon en croit drsquoautres teacutemoignages fut
le laquo premier raquo89 agrave pratiquer lrsquoalleacutegorie physique des poegravemes homeacuteriques ndash une meacutethode qui fut
apparemment reprise par drsquoautres membres de lrsquoeacutecole anaxagoreacuteenne90
La position de Platon lui-mecircme sur le sujet est freacutequemment citeacutee mais on a souvent tendance
agrave la simplifier Lrsquoopinion reccedilue qui consiste agrave dire que Platon rejetait la lecture alleacutegorique des
poegravetes repose avant tout sur le passage suivant
Ces histoires de combats de geacuteants et toutes ces querelles de toutes sortes qui conduisent des dieux et des heacuteros agrave affronter leurs proches et ceux de leur entourage qursquoon eacutevite de les raconter et de les repreacutesenter en peinture [hellip] Mais de raconter que Heacutera a eacuteteacute enchaicircneacutee par son fils que
86 Cf Richardson 2006 [1975] 81
87 Cf Richardson 2006 [1975] 75-7 88 Voir eg Symp 830 (sur le rapt de Ganymegravede)
89 Meacutetrodore fr 61 A 2 DK Cf supra le teacutemoignage qui fait plutocirct de Theacuteagegravene le pegravere de cette meacutethode
90 Cf Meacutetrodore fr 61 A 6 (sur οἱ Ἀναξαγόρειοι)
37
Heacutephaiumlstos a eacuteteacute jeteacute dans un preacutecipice par son pegravere parce qursquoil avait voulu proteacuteger sa megravere assaillie de coups et tous ces combats de dieux que Homegravere a mis dans ses poegravemes cela il ne faut pas lrsquoadmettre dans la citeacute que ces poegravemes aient eacuteteacute composeacutes ou non avec des sens cacheacutes Car un jeune nrsquoest pas en mesure de distinguer entre ce qui a un sens cacheacute et ce qui nrsquoen a pas (Resp 378c-d trad Leroux modifieacutee)
Comme certains lrsquoont deacutejagrave fait remarquer91 Platon nrsquoexprime ici aucune opinion sur la
preacutesence ou lrsquoabsence de sens cacheacutes dans les paroles du poegravete De fait on ne trouve nulle part
dans son œuvre une affirmation claire sur cette question Son point de vue est purement pratique
et orienteacute sur la reacuteception de lrsquoœuvre sens cacheacutes ou pas ceux-ci exigeraient de toute faccedilon
beaucoup trop drsquoefforts de la part drsquoun public qui srsquoavegravere le plus souvent incapable de voir
au-delagrave du sens obvie ndash et moralement condamnable ndash de lrsquoœuvre92
La remarque de Socrate au deacutebut du Phegravedre (229c-230a) ougrave il exprime son deacutesinteacuterecirct vis-agrave-vis
des interpreacutetations alleacutegoriques de certains mythes est tout aussi utilitariste et tout aussi peu
ideacuteologique il nrsquoa affirme-t-il laquo absolument aucun loisir agrave consacrer agrave cet exercice raquo exeacutegeacutetique
auquel se livrent les savants eacutetant donneacute lrsquoeffort constant qursquoil deacuteploie pour se connaicirctre
lui-mecircme Ainsi tout meacutefiant soit-il face aux reacuteeacutelaborations des laquo doctes raquo sur les monstres de la
mythologie Platon nrsquoen reste pas moins muet sur les fondements (ou lrsquoinexistence de
fondements) de la lecture alleacutegorique Mais ses reacutefeacuterences nombreuses agrave ceux qui la pratiquent
constitue un teacutemoignage clair de la populariteacute de lrsquoalleacutegoregravese aupregraves des intellectuels de son
eacutepoque93
Il est par ailleurs remarquable que lrsquoauteur du dialogue pseudo-platonicien Second Alcibiade
fasse prononcer par Socrate cette affirmation extrecircme voulant que la poeacutesie soit par nature
eacutenigmatique
Le poegravete srsquoexprime en termes voileacutes (αἰνίττεται) comme le font presque tous les autres poegravetes Crsquoest que par nature la poeacutesie dans son ensemble srsquoexprime en termes voileacutes (ἔστιν τε γὰρ φύσει ποιητικὴ ἡ σύμπασα αἰνιγματώδης) et il nrsquoest pas donneacute agrave nrsquoimporte qui drsquoen saisir le
91 Cf Tate 1929 146-147
92 Ce point de vue explique peut-ecirctre le paradoxe apparent entre le laquo rejet raquo par Platon de lrsquoalleacutegoregravese et sa propre pratique de lrsquoalleacutegorie Celle-ci se caracteacuterise en effet par la preacutesence de cleacutes interpreacutetatives que Platon fournit dans les passages des dialogues qui preacutecegravedent ou qui suivent immeacutediatement les reacutecits alleacutegoriques Platon semble avoir voulu faire en sorte qursquoavec de telles cleacutes en main ses lecteurs ne courent pas le risque de srsquoeacutegarer dans les labyrinthes de sens de lrsquoalleacutegorie
93 Cf Tulli 1987 48 Ford 2002 81 laquo Plato objected more to the wide dissemination of such readings than to the readings themselves raquo
38
sens En outre agrave cette tendance naturelle vient srsquoajouter le fait que lorsque la poeacutesie srsquoempare drsquoun homme jaloux qui ne souhaite pas divulguer son savoir mais qui cherche plutocirct agrave nous le cacher (ἀποκρύπτεσθαι) le plus possible il devient extrecircmement difficile de comprendre ce que veut dire tel ou tel poegravete (Alc min 147b-c)
Peu importe lrsquointention ironique de Socrate lorsqursquoil affirme que la poeacutesie ne peut ecirctre
comprise que par une eacutelite et que les poegravetes camouflent jalousement leur savoir il reste que ses
propos sur la nature eacutenigmatique de la poeacutesie reflegravete tregraves vraisemblablement une opinion
populaire agrave lrsquoeacutepoque de la reacutedaction de ce dialogue
Section (ii) Lrsquoanalyse du discours et la lecture litteacuterale
Cette section sera consacreacutee agrave montrer comment les deacuteveloppements reacutealiseacutes au Ve siegravecle par
les sophistes les philosophes et autres scrutateurs du discours laissent entrevoir par contraste
avec la tradition alleacutegorisante une conception rigide du langage ougrave celui-ci est consideacutereacute comme
un outil difficile agrave maicirctriser mais doteacute drsquoun usage bien preacutecis traduire le reacuteel en mots posseacutedant
une correspondance terme agrave terme avec les choses auxquelles ils reacutefegraverent
(a) Les sophistes et lrsquousage du logos normativiteacute et exactitude
Le rocircle des sophistes et des rheacuteteurs dans les premiers deacuteveloppements de la critique litteacuteraire
grecque semble avoir eu une importance agrave la mesure de la difficulteacute que lrsquoon eacuteprouve agrave en eacutevaluer
la teneur Il est indeacuteniable que les travaux grammaticaux meneacutes par des personnages tels que
Prodicos et Protagoras ont encourageacute ces deacuteveloppements en particulier au niveau micro-textuel
et philologique De plus lrsquoapproche rheacutetorique94 sur la poeacutesie qursquoils ont typiquement adopteacutee est
resteacutee dominante dans lrsquohistoire posteacuterieure de la critique litteacuteraire y compris chez Aristote et les
Alexandrins Qursquoen est-il toutefois de leur position par rapport au type drsquointerpreacutetation agrave adopter
devant le discours poeacutetique
94 Par exemple voir Prot A 30 DK (= schol pap Il 21240) au sujet de la fonction drsquoun eacutepisode particulier de lrsquoIliade (fonction de transition et drsquoeacuteloge drsquoAchille)
39
Les opinions modernes sur le rapport des sophistes agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique sont en
deacutesaccord complet95 Ce deacutesaccord repose certainement sur lrsquousage impreacutecis que lrsquoon fait parfois
du terme alleacutegorie Par exemple le fait que Prodicos soit lrsquoauteur drsquoune sorte drsquoalleacutegorie morale
ndash nommeacutement lrsquoapologue drsquoHeacuteraclegraves paraphraseacute par Xeacutenophon (Mem II121-34) ndash permet-il
drsquoaffirmer qursquoil eacutetait eacutegalement un partisan de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique des poegravetes Rien nrsquoest moins
sucircr Agrave ce compte-lagrave tous ceux qui font usage litteacuteraire de lrsquoalleacutegorie y compris Platon seraient
du mecircme coup des alleacutegoristes au sens de Theacuteagegravene
De plus bien que certains sophistes notoires attribuent en toutes lettres agrave Homegravere et agrave drsquoautres
poegravetes le statut de proto-sophistes deacutesirant veacutehiculer leurs ideacutees sous une forme imageacutee et
populaire96 une telle affirmation relegraveve vraisemblablement drsquoune strateacutegie drsquoappropriation par la
sophistique de la culture traditionnelle97 une source de prestige justifiant leur activiteacute (par
opposition au choix platonicien drsquoune rivaliteacute franche) Dans les faits nous nrsquoavons aucune
attestation drsquoune interpreacutetation alleacutegorique drsquoHomegravere par lrsquoun ou lrsquoautre des grands sophistes
Ceci eacutevidemment ne veut pas dire que leurs preacutetentions agrave ecirctre les heacuteritiers intellectuels
drsquoHomegravere nrsquoen ont pas encourageacute drsquoautres agrave pratiquer lrsquoalleacutegorie avec plus drsquoingeacutenuiteacute98
Les bribes de travaux que lrsquoon conserve du mouvement sophistique suggegraverent que ceux-ci sont
davantage axeacutes sur la production que sur la critique du discours De plus au lieu de baser leur
doctrine linguistique sur lrsquousage des grands modegraveles de la litteacuterature du passeacute les sophistes
deacuteveloppent plus volontiers des cadres theacuteoriques abstraits fournissant drsquoabord des regravegles agrave
suivre et secondairement des critegraveres drsquoeacutevaluation applicables reacutetrospectivement aux textes
poeacutetiques ou autres Prodicos qui srsquoest employeacute agrave eacutetablir des distinctions strictes entre des mots
apparemment synonymes constitue un bon exemple de lrsquoaspiration sophistique agrave la mise en place
drsquoun langage normatif et refleacutetant du plus pregraves possible les choses qursquoil deacutesigne Pour Prodicos
95 Cf (inter alios) Peacutepin 1958 103 laquo Lrsquoalleacutegorie naissante fut enfin adopteacutee par la sophistique raquo contra Pfeiffer 1968 237 laquo In the fifth and fourth centuries Anaxagorasrsquo pupil Metrodorus from Lampsacus seems to have been a true allegorist but not Democritus or any of the Sophists raquo
96 Cf les paroles prononceacutees par Protagoras en Prot 316d Socrate ne dit pas autre chose en Tht 180c
97 Cf Snell 1982 [1946] 115
98 Cf Richardson 2006 [1975] 67 laquo What one can perhaps say is that their attitude to the poets as sophistic predecessors helped to create a climate of opinion in which less enlightened figures might pursue their own theories about Homerrsquos true meanings raquo
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un mot unique traduit une reacutealiteacute unique deacutetermineacutee pas question de faire dire aux mots autre
chose que ce agrave quoi ils ont eacuteteacute attribueacutes que ce soit par nature ou par convention
Or face agrave ces normes contraignantes et eacutelaboreacutees a priori les auteurs de la peacuteriode
preacutesophistique sont bien souvent pris en deacutefaut En ce qui concerne speacutecifiquement la poeacutesie il
mrsquoapparaicirct que lrsquoattitude geacuteneacuterale des sophistes est de consideacuterer les poegravetes comme des locuteurs
ordinaires dont le discours peut donc ecirctre soumis agrave des critegraveres drsquoappreacuteciation identiques agrave ceux
qui srsquoappliquent aux autres genres de textes veacuteriteacute preacutecision reacutealisme conformiteacute aux regravegles de
la rheacutetorique Ce type de lecture colleacute agrave la lettre qui ne consent pas plus drsquoeffort de flexibiliteacute
exeacutegeacutetique devant un poegraveme que devant un traiteacute crsquoest ce que jrsquoappelle ici agrave deacutefaut drsquoun autre
terme le litteacuteralisme le poegraveme est examineacute dans les moindres deacutetails de son mode drsquoexpression
afin de veacuterifier son niveau de correspondance avec les donneacutees du reacuteel
Cette attitude en conduit certains agrave blacircmer les poegravetes pour leur manque drsquoexactitude sur la
base notamment drsquoarguments grammaticaux Crsquoest le cas de Protagoras dont on connaicirct la
ceacutelegravebre reacuteprimande agrave lrsquoendroit de laquo lrsquoordre raquo qursquoHomegravere adresse agrave la deacuteesse au deacutebut de lrsquoIliade
selon lui il eucirct eacuteteacute neacutecessaire en lrsquooccurrence drsquoutiliser lrsquooptatif (le mode de la priegravere) plutocirct que
lrsquoimpeacuteratif (celui de lrsquoordre) (Prot A 29 DK = Arist Poet 1456b15-17) La minutie excessive
illustreacutee par le reproche strictement linguistique de Protagoras apparaicirct comme un trait
typiquement sophistique La contradiction dans le poegraveme de Simonide que deacutenonce le Protagoras
de Platon dans le dialogue eacuteponyme est du mecircme ordre et mecircme srsquoil srsquoy mecircle une part de
parodie la performance du sophiste que deacutecrit Platon est vraisemblablement baseacutee sur les
recherches reacuteelles de lrsquoinventeur de lrsquoorthoepeia99 De nombreux autres exemples de cette sorte
de critique se trouvent dans le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique drsquoAristote
Le mouvement sophistique comprend certes des traces drsquoune approche plus souple qui
reconnaicirct en apparence la leacutegitimiteacute de lrsquoinexactitude poeacutetique On pense notamment agrave deux
textes soit 1) lrsquoargument des Dissoi logoi (310) voulant que laquo dans la trageacutedie comme dans la
peinture le meilleur est celui qui trompe en donnant la plus grande impression de veacuteriteacute raquo100 et
2) la remarque fort semblable de Gorgias au sujet de la trageacutedie ougrave laquo celui qui trompe est plus
99 Cf Pfeiffer 1968 33
100 ἐν γὰρ τραγωιδοποιίαι καὶ ζωγραφίαι ὅστις τὰ πλεῖστα ἐξαπατῆι ὅμοια τοῖς ἀληθινοῖς ποιέων οὗτος ἄριστος
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juste que celui qui ne le fait pas et celui qui est berneacute plus sage que celui qui ne lrsquoest pas raquo (B 23
DK)101 Toutefois loin de repreacutesenter un pas vers la deacutelimitation drsquoune sphegravere indeacutependante pour
le discours poeacutetique ces propos ne reacutesultent guegravere plus que de lrsquoapplication agrave un cas particulier
drsquoune conception geacuteneacuterale de la nature du langage Selon Gorgias la poeacutesie se deacutefinit simplement
comme laquo un discours ayant une mesure raquo102 Or son Eacuteloge drsquoHeacutelegravene srsquoemploie longuement agrave
montrer que tout discours versifieacute ou non agit agrave la faccedilon drsquoune drogue et possegravede un fort pouvoir
de fascination Les affirmations sophistiques sur lrsquoillusion leacutegitime de la trageacutedie ne sont donc
pas tant le fruit drsquoun deacuteveloppement dans le domaine de la theacuteorie litteacuteraire ou estheacutetique qursquoun
corollaire de la thegravese sophistique fondamentale de lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoexpression langagiegravere de la
veacuteriteacute (si veacuteriteacute il y a)103 La deacutefinition purement formelle de la poeacutesie donneacutee par Gorgias est
aussi clairement impuissante agrave fournir des caracteacuteristiques ontologiques distinctives agrave cette
espegravece du discours104
(b) Poeacutesie et fausseteacute factuelle
Les premiers historiens soucieux de deacutepartager le champ de leur discipline de celui des
poegravetes soulignent quant agrave eux les inexactitudes factuelles de ces derniers aussi souvent qursquoils le
peuvent afin de prendre clairement leurs distances par rapport agrave eux Ici encore crsquoest une sorte
de litteacuteralisme qui opegravere le fait qursquoun historien juge neacutecessaire de consideacuterer fucirct-ce pour le
rejeter explicitement le laquo teacutemoignage raquo drsquoHomegravere deacutemontre suffisamment que celui-ci est
malgreacute ses faiblesses compteacute au nombre des auteurs qui ont quelque chose agrave dire sur les faits
passeacutes105 Heacuterodote et Thucydide usent donc geacuteneacuteralement drsquoHomegravere comme drsquoune source
qualitativement comparable agrave drsquoautres bien qursquoil reconnaissent son habitude drsquoembellir les faits
101 ἡ τραγωιδία [hellip] ἣν ὅ τ ἀπατήσας δικαιότερος τοῦ μὴ ἀπατήσαντος καὶ ὁ ἀπατηθεὶς σοφώτερος τοῦ μὴ ἀπατηθέντος
102 Hel 9 τὴν ποίησιν ἅπασαν καὶ νομίζω καὶ ὀνομάζω λόγον ἔχοντα μέτρον
103 Cf Untersteiner 1993 [1967] I 275-6 qui parle drsquoune laquo preacutedominance du moment gnoseacuteologique sur le moment estheacutetique raquo chez Gorgias Segal 1962 offre un traitement deacutetailleacute de la theacuteorie du logos de Gorgias
104 La situation est comparable du cocircteacute des alleacutegoristes selon Heacuteraclite (All 512) prosateurs et poegravetes font semblablement usage de lrsquoalleacutegorie et leurs discours sont apparemment de nature homogegravene
105 Cf Richardson 1992 32 Ford 2002 146-152 Sur le traitement drsquoHomegravere par Heacuterodote et Thucydide comme un laquo historien manqueacute raquo cf Graziosi 2002 111-123
42
ou de les modifier agrave son profit Agrave leur yeux la poeacutesie est essentiellement une relation de faits
historiques agrave laquelle srsquoajoute une pointe drsquoagreacutement
Crsquoest toutefois du cocircteacute des philosophes que le litteacuteralisme montre son visage le plus feacuteroce
Aux poegravetes est attribueacutee la preacutetention de connaicirctre non seulement la reacutealiteacute naturelle et politique
du monde ici-bas mais aussi les intrigues les plus secregravetes de lrsquoOlympe et de lrsquoHadegraves Crsquoest ainsi
que le Platon de la Reacutepublique reprenant agrave son compte lrsquoaffirmation solonienne passeacutee au rang
de lieu commun voulant que laquo les poegravetes disent beaucoup de mensonges raquo (fr 29 West)106 y va
drsquoune longue liste de fausseteacutes couramment eacutemises par ceux-ci les plus scandaleuses eacutetant
eacutevidemment celles qui concernent les dieux et les heacuteros En dehors du sens litteacuteral de ces
affirmations il nrsquoest pas impossible aux yeux de Platon de supposer la preacutesence de
significations cacheacutees retraccedilables par une lecture alleacutegorique Mais Platon pour les raisons
eacutenonceacutees plus haut srsquoen deacutesinteacuteresse Or entre lrsquoalleacutegorie et le litteacuteralisme il ne se trouve pour lui
aucune voie intermeacutediaire agrave deacutefaut drsquoune autre option les propos poeacutetiques doivent ecirctre jugeacutes agrave
la lettre et sous ce rapport ils ne repreacutesentent guegravere mieux qursquoun tissu de mensonges
Section (iii) Glaucon et Antisthegravene
Dans la foule diffuse des premiers exeacutegegravetes et critiques drsquoHomegravere deux personnages
pourraient faire exception au scheacutema bipartite que jrsquoai preacutesenteacute et suivant lequel ces critiques se
distribuent entre alleacutegoristes et litteacuteralistes Il srsquoagit drsquoAntisthegravene le ceacutelegravebre socratique et de
Glaucon un individu beaucoup plus obscur
Aristote mentionne explicitement Glaucon agrave titre drsquoauteur drsquoun principe exeacutegeacutetique
fondamental auquel il se rallie lui-mecircme ou plutocirct il cite Glaucon pour sa condamnation drsquoun
type de lecture qursquoil condamne lui aussi107
106 Citeacute comme un proverbe par Aristote en Metaph Α 983a3 (κατὰ τὴν παροιμίαν πολλὰ ψεύδονται ἀοιδοί) Le contexte est une critique drsquoune affirmation agrave teneur laquo philosophique raquo de Simonide (eacutegalement examineacutee chez Pl Prot 341e) sur la jalousie divine Lrsquoideacutee geacuteneacuterale remonte agrave Heacutesiode (Theog 27-8)
107 Jrsquoadopte la lecture de ce passage ambigu privileacutegieacutee notamment par Lucas 1968 et Dupont-Roc amp Lallot 1980 Drsquoautres traducteurs (tels Hardy 1961 et Janko 1987) comprennent toutefois qursquoAristote srsquooppose en fait ici agrave Glaucon et le compte au nombre des laquo certains raquo (ἔνιοι) qui imposent leurs preacuteconceptions au texte poeacutetique
43
Dans les cas eacutegalement ougrave le sens drsquoun mot semble introduire une contradiction il faut examiner combien de sens il peut avoir [hellip] La meacutethode est agrave lrsquoopposeacute de celle dont parle Glaucon Certains selon lui partant illogiquement (ἀλόγως) drsquoune ideacutee preacuteconccedilue argumentent apregraves avoir eux-mecircmes deacutejagrave trancheacute et imputant au poegravete drsquoavoir dit ce qursquoils croient le critiquent si cela est en contradiction avec leur opinion personnelle (Poet 251461a31-b3 trad Dupont-Roc amp Lallot modifieacutee)
Lrsquoidentiteacute de ce Glaucon et en particulier la question de savoir srsquoil ne fait qursquoun avec Glaucos
de Rheacutegion sont des problegravemes notoires auxquels il ne semble pas y avoir de solution possible
dans lrsquoeacutetat actuel des teacutemoignages disponibles108 Selon toute vraisemblance il srsquoagit du mecircme
Glaucon mentionneacute par Platon au nombre de ceux que le rhapsode Ion de son propre avis
surpasse dans lrsquoart drsquoexposer sur Homegravere laquo de belles et nombreuses penseacutees (διανοίας)109 raquo (Ion
530c) Bien que dans ce passage de lrsquoIon Glaucon soit nommeacute aux cocircteacutes drsquoautres critiques qui
ont pratiqueacute lrsquoalleacutegorie (Steacutesimbrote de Thasos et Meacutetrodore de Lampsaque) cela ne prouve
aucunement que Glaucon ait lui aussi eacuteteacute un alleacutegoriste110 Agrave vrai dire le passage de la Poeacutetique
ougrave Aristote fait reacutefeacuterence agrave ce personnage suggegravere plutocirct le contraire Glaucon aurait
explicitement rejeteacute lrsquoapproche de ceux qui ndash agrave lrsquoinstar des alleacutegoristes bien qursquoils ne soient pas
directement deacutesigneacutes ndash soumettent les textes poeacutetiques agrave leurs propres preacutesupposeacutes111 Toutefois
la mention des critiques adresseacutees au poegravete par ces individus suggegraverent que ces derniers
appartiennent plutocirct agrave la cateacutegorie des lecteurs rigides de la poeacutesie pour qui il existe des donneacutees
factuelles fermes auxquelles les propos poeacutetiques doivent se soumettre sous peine drsquoaccusation
drsquoerreur
De plus si lrsquoon a raison de voir dans le texte qui suit une citation de Glaucon dont le nom se
serait en lrsquooccurrence corrompu en Glaucos112 alors le caractegravere particuliegraverement flexible de son
approche interpreacutetative est encore confirmeacute (le texte en question preacutesente un problegraveme homeacuterique
108 Cf Hiller 1886 431 Lanata 1963 279-81 Huxley 1968 52 Richardson 2006 [1975] 79
109 Lrsquousage du terme dianoia par Ion nrsquoest pas innocent et suggegravere que ce sont les penseacutees du poegravete lui-mecircme (ie son laquo intention seacutemantique raquo) que le rhapsode sait exposer mieux que les autres
110 Pace Buffiegravere 1956 133
111 Lrsquoexemple que donne Aristote pour cette approche nrsquoimplique pas une interpreacutetation alleacutegorique mais plutocirct un preacutesupposeacute mythologique erroneacute (laquo le cas drsquoIcarios raquo) Par ailleurs le passage est probleacutematique car lrsquoexemple drsquoIcarios est totalement inapproprieacute pour illustrer la situation annonceacutee au deacutebut laquo Lorsque le mot paraicirct signifier quelque chose de contradictoirehellip raquo Par contraste avec les autres cas de laquo contradiction raquo qui se trouvent dans ce chapitre et qui consistent en des contradictions internes aux poegravemes le problegraveme relatif agrave Icarios laquo contredit raquo plutocirct une preacuteconception soit lrsquoideacutee qursquoIcarios reacuteside agrave Sparte (cf Lucas 1968 247)
112 Heitz 1865 260 n2 Schrader 1880 168 Richardson 2006 [1975] 79
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baseacute sur le vers de lrsquoIliade 11636 laquo Tout autre aurait peine agrave bouger la coupe de la table
lorsqursquoelle est pleine mais le vieux Nestor lui la soulegraveve sans peine raquo)
διὰ τί πεποίηκε μόνον τὸν Νέστορα αἴροντα τὸ ἔκπομα οὐ γὰρ εἰκὸς ῥᾷον αἴρειν νεωτέρων
Στησίμβροτος μὲν οὖν φησιν ἵνα δοκῇ εἰκότως πολλὰ ἔτη βεβιωκέναιmiddot εἰ γὰρ παράμονος ἡ ἰσχὺς καὶ οὐχ ὑπὸ γήρως μεμάρανται καὶ τὰ τῆς ζωῆς εὔλογον εἶναι παραπλήσια
Ἀντισθένης δέmiddot laquo οὐ περὶ τῆς κατὰ χεῖρα βαρύτητος λέγει ἀλλ ὅτι οὐκ ἐμεθύσκετο σημαίνειmiddot ἀλλ ἔφερε ῥᾳδίως τὸν οἶνον raquo
Γλαύκων113 δέ ὅτι κατὰ διάμετρον ἐλάμβανε τὰ ὦτα ἐκ μέσου δὲ πᾶν εὔφορον
Ἀριστοτέλης δὲ τὸ laquo Νέστωρ ὁ γέρων raquo ἀπὸ κοινοῦ ἔφη δεῖν ἀκούειν ἐπὶ τοῦ laquo ἄλλος raquo ἵν ᾖ laquo ἄλλος μὲν γέρων μογέων ἀποκινήσασκε τραπέζης Νέστωρ δ ὁ γέρων ἀμογητὶ ἄειρεν raquo πρὸς γὰρ τοὺς καθ ἡλικίαν ὁμοίους γενέσθαι τὴν σύγκρισιν
Pourquoi Homegravere a-t-il fait en sorte que Nestor soit le seul agrave ecirctre capable de soulever la coupe En effet il nrsquoest pas vraisemblable qursquoil la soulegraveve plus facilement que des hommes plus jeunes
Steacutesimbrote dit que crsquoest afin qursquoil paraisse vraisemblable qursquoil ait veacutecu une longue vie car si sa force est intacte et nrsquoa pas eacuteteacute diminueacutee par la vieillesse alors il est logique qursquoil en soit de mecircme pour son eacutenergie vitale
Selon Antisthegravene (fr 191 Giannantoni) Homegravere ne parle pas de la lourdeur pour la main qui soulegraveve mais il veut plutocirct dire que Nestor ne srsquoenivrait pas il supportait facilement le vin
Glaucos [Glaucon] dit que Nestor prenait les anses de la coupe agrave partir de points opposeacutes et qursquoil est facile de soulever nrsquoimporte quoi agrave partir du milieu
Aristote114 dit qursquoil faut prendre les mots laquo le vieillard Nestor raquo en commun avec le mot laquo autre raquo de sorte que le sens de la phrase soit laquo Un autre vieillard la bougerait avec peine de la table mais le vieillard Nestor la soulegraveve sans peine raquo et que la comparaison se fasse avec des hommes de son acircge (Porph QHI ad 11637 1-6 MacPhail)
Jrsquoaurai lrsquooccasion de revenir sur ce problegraveme homeacuterique en apparence insignifiant qui a
pourtant mobiliseacute les efforts drsquoun grand nombre de commentateurs anciens En ce qui concerne
Glaucon il suffit de constater que de toutes les solutions concurrentes preacutesenteacutees dans ce texte (agrave
lrsquoexclusion peut-ecirctre de celle drsquoAristote de nature purement syntaxique mais improbable) la
sienne est certainement la plus triviale En termes modernes elle consiste agrave produire une
113 La correction de Γλαῦκος en Γλαύκων est inseacutereacutee dans le texte dans lrsquoeacutedition reacutecente de MacPhail
114 Rose rejette le texte qui suit des fragments authentiques drsquoAristote et propose de lire laquo Aristarque raquo agrave la place de laquo Aristote raquo (1863 166) Contra Heitz 1869 140 et Schrader 1880 168 Un texte drsquoAtheacuteneacutee rapporte lrsquoopinion drsquoAristarque sur ce vers (cf infra ch 4 sect (ii)d) qui ne correspond pas agrave celle donneacutee ici il est donc preacutefeacuterable de conserver la leccedilon laquo Aristote raquo
45
laquo naturalisation raquo115 drsquoun eacuteleacutement du reacutecit crsquoest-agrave-dire agrave fournir une hypothegravese explicative ou
encore des preacutecisions qui ne sont pas formuleacutees dans le texte mais qursquoil revient au lecteur de
preacutesumer en lrsquooccurrence le fait que Nestor connaissait une technique particuliegravere pour soulever
sa lourde coupe Bien que totalement gratuite crsquoest-agrave-dire non fondeacutee sur quelque indice que ce
soit agrave lrsquointeacuterieur du texte homeacuterique cette solution eacutevite de faire appel agrave une signification
hypotheacutetique et contre-intuitive du vers homeacuterique
Lrsquointeacuterecirct drsquoAntisthegravene pour les eacutetudes homeacuteriques est amplement attesteacute et les fragments
pertinents suggegraverent une approche modeacutereacutee de lrsquointerpreacutetation poeacutetique La solution qursquoil offre
dans le texte tout juste preacutesenteacute ndash Nestor laquo supportait sans effort raquo non pas la coupe mais son
contenu ndash constitue probablement le cas ougrave il srsquoeacuteloigne le plus drsquoune lecture litteacuterale dans les
fragments conserveacutes mais il ne srsquoagit pas encore drsquoune interpreacutetation alleacutegorique116 La grande
majoriteacute de ses commentaires de nature litteacuteraire en particulier dans le cadre de ses solutions agrave
des problegravemes homeacuteriques font plutocirct preuve drsquoune attention au deacutetail et surtout drsquoune finesse
psychologique certaine qui nrsquoest pas sans anticiper celle drsquoAristote Par exemple sa solution au
problegraveme ceacutelegravebre laquo Pourquoi Ulysse a-t-il refuseacute lrsquooffre de Calypsocirc de le rendre immortel raquo est
la suivante laquo Ulysse parce qursquoil est sage sait que les gens amoureux disent beaucoup de
mensonges et font des promesses impossibles raquo117 Aristote sur la mecircme question fournit une
explication tregraves semblable laquo Elle deacuteclarait certes qursquoelle le rendrait immortel mais lui srsquoen
meacutefiait et crsquoest par meacutefiance qursquoil a refuseacute raquo (fr 178 Rose) Ces solutions sont remarquables tant
par leur ressemblance que parce qursquoelles srsquoabstiennent toutes deux drsquoexploiter philosophiquement
un eacuteleacutement du reacutecit qui se precircte facilement agrave la recherche de sens eacutesoteacuteriques118
Qui plus est Dion Chrysostome (Or 534-5) attribue agrave Antisthegravene le meacuterite drsquoavoir le premier
affirmeacute que le contenu des poegravemes homeacuteriques laquo relegraveve parfois de lrsquoopinion parfois de la veacuteriteacute raquo
115 Jrsquoemploie ici le concept deacutecrit par Scodel 1999 20
116 Cf Tate 1953 18 (qui reacutefute lrsquoargument de Houmlistad 1951) La solution drsquoAntisthegravene nrsquoest pas tant une exposition drsquoun sens cacheacute qursquoune interpreacutetation peacutedante de lrsquoadverbe ἀμογητί au sens de laquo sans maux de tecircte subseacutequents raquo Contra Peacutepin 1993
117 Fr 188 Giannantoni (apud Porph QHO p 6917-18 Schrader Ἀντισθένης φησὶν εἰδέναι σοφὸν ὄντα τὸν Ὀδυσσέα ὅτι οἱ ἐρῶντες πολλὰ ψεύδονται καὶ τὰ ἀδύνατα παραγγέλλονται) Comme le souligne Caizzi (1966 107) laquo non vi egrave traccia di esegesi allegorica raquo Sur lrsquointeacuterecirct drsquoAntisthegravene pour Ulysse voir Leacutevystone 2005
118 Par contraste voir les deacuteveloppements extensifs de Porphyre sur les deux types drsquoimmortaliteacute celle des sages tel Ulysse et celle des diviniteacutes telle Calypsocirc (ad Od 7258 = QHO p 695-7016 Schrader)
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(ὁ δὲ λόγος οὗτος Ἀντισθένους ἐστὶ πρότερον ὅτι τὰ μὲν δόξῃ τὰ δὲ ἀληθείᾳ εἴρηται τῷ
ποιητῇ) ndash bien que toujours selon Dion il nrsquoait pas deacuteveloppeacute en profondeur cette ideacutee reprise et
eacutelaboreacutee par Zeacutenon Comme lrsquoa deacutemontreacute Tate (1930 7-8) ce principe de lecture fondeacute sur une
distinction eacutepisteacutemologique eacuteleacutementaire dans la penseacutee drsquoAntisthegravene et de ses contemporains nrsquoa
rien agrave voir avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Il sert uniquement agrave expliquer la preacutesence de
certaines contradictions dans le texte homeacuterique en distribuant les diverses croyances exprimeacutees
chez Homegravere entre drsquoun cocircteacute celles qui reflegravetent les connaissances reacuteelles du poegravete en tant que
deacutetenteur de savoir et de lrsquoautre celles qui reflegravetent les ideacutees communes partageacutees par la
multitude La reconnaissance par Antisthegravene de propos poeacutetiques relevant de la doxa rappelle
drsquoailleurs lrsquoattitude drsquoAristote dans la Poeacutetique qui attribue sans plus srsquoen soucier la preacutesence
chez les poegravetes drsquoeacuteleacutements faux ou impossibles agrave lrsquoopinion commune (cf 1460b35 οὕτω
φασίν 1461b10 πρὸς τὴν δόξαν)
Section (iv) Conclusion
Mis agrave part Glaucon et Antisthegravene dont les travaux sur Homegravere ne permettent toutefois qursquoune
reconstruction bien fragmentaire les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote se montrent donc globalement des
interpregravetes soit trop audacieux soit au contraire trop seacutevegraveres Dans tous les cas crsquoest un
attachement agrave un contenu doctrinal ou encore au deacutetail de la lettre qui dicte leur lecture des
poegravetes Il est drsquoailleurs significatif que lrsquoon trouve reacuteguliegraverement des interpreacutetations historiques
litteacuteralistes et des interpreacutetations alleacutegoriques chez une mecircme personne119 si comme on le verra
la poeacutetique aristoteacutelicienne se distingue agrave la fois des unes et des autres en revanche celles-ci ne
srsquoexcluent pas neacutecessairement entre elles
Dans le cadre drsquoune alternative aussi contraignante il nrsquoest pas surprenant que la poeacutesie ait eacuteteacute
incapable de se meacutenager une place agrave part aux yeux des critiques Comme on le verra dans ce qui
va suivre il nrsquoy a pas de doute que crsquoest agrave Aristote que lrsquoon doit les conditions neacutecessaires agrave
lrsquoeacutemergence de la sphegravere indeacutependante du laquo poeacutetique raquo
119 Crsquoest le cas de Porphyre ce qui apparaicirct si lrsquoon compare ses Questions homeacuteriques agrave son traiteacute Sur la caverne des nymphes Mais ce dernier traiteacute preacutesente lui-mecircme une combinaison drsquointerpreacutetations litteacuterales et drsquointerpreacutetation alleacutegoriques cf Peacutepin 1966 239
Chapitre 2 Aristote et lrsquoalleacutegorie
Ce chapitre sera exclusivement consacreacute agrave Aristote Il est en grande part destineacute agrave clarifier le
rapport que ce dernier entretient avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de laquelle certains tentent
parfois ndash agrave tort ndash de le rapprocher
Section (i) Le champ theacuteorique de la Poeacutetique
En regard de la place importante des alleacutegoristes dans lrsquohistoire grecque de la reacuteception de la
poeacutesie il peut agrave premiegravere vue sembler remarquable que dans la totaliteacute du texte de la Poeacutetique
Aristote ne fasse aucune mention si implicite soit-elle de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des
poegravemes en particulier de ceux drsquoHomegravere Certes la Poeacutetique nrsquoest pas un traiteacute drsquohermeacuteneutique
et sa preacuteoccupation centrale nrsquoest pas de formuler des regravegles de lecture mais plutocirct des regravegles de
composition Pourtant on peut penser que les unes et les autres se doivent drsquoecirctre en eacutetroite
correacutelation agrave quoi bon respecter des critegraveres preacutecis de composition si ce nrsquoest dans le but
drsquoobtenir un certain effet aupregraves du public ndash effet qui deacutepend neacutecessairement pour sa reacutealisation
que le poegraveme soit entendu drsquoune maniegravere deacutetermineacutee Que cette compreacutehension se produise agrave un
niveau de conscience eacuteleveacute et proprement cognitif ou qursquoelle se limite agrave une sorte drsquointuition
susciteacutee par une reacuteaction eacutemotive et preacutediscursive elle sera dans tous les cas le reacutesultat drsquoun
effort communicatif de la part du poegravete Par conseacutequent laquo alleacutegorie raquo et laquo alleacutegoregravese raquo forment les
deux versants compleacutementaires drsquoun seul et mecircme mode de communication ndash la premiegravere
deacutesignant lrsquoeacutelaboration poeacutetique du mateacuteriau sous forme alleacutegorique et la seconde le processus
interpreacutetatif permettant de parvenir agrave ce mateacuteriau
Il nrsquoest pourtant pas veacuteritablement eacutetonnant que lrsquoalleacutegorie au sens restreint que je viens
drsquoidentifier ne trouve aucune place dans la Poeacutetique et ce pour une raison preacutecise lrsquointention
signifiante du poegravete que celui-ci peut deacutecider ou non drsquoincarner sous forme alleacutegorique doit
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neacutecessairement relever de lrsquoune ou lrsquoautre de ces deux composantes de lrsquoœuvre120 qursquoAristote
appelle la dianoia et la lexis La premiegravere est en effet deacutefinie comme laquo la faculteacute de dire ce que
la situation implique et ce qui convient raquo crsquoest-agrave-dire laquo les formes dans lesquelles on deacutemontre
que quelque chose est ou nrsquoest pas ou dans lesquelles on eacutenonce une veacuteriteacute geacuteneacuterale raquo
(1450b4-12) crsquoest pour ainsi dire le contenu discursif du poegraveme tel qursquoil est exposeacute dans les
discours des personnages121 Or lrsquoeacutetude de la dianoia est explicitement exclue de la Poeacutetique au
motif qursquoelle a eacuteteacute meneacutee dans les traiteacutes de rheacutetorique
Ce qui concerne la penseacutee laissons-le dans la Rheacutetorique cela relegraveve plus proprement de cette eacutetude Relegraveve de la penseacutee tout ce qui doit ecirctre produit par la parole on y distingue comme parties deacutemontrer reacutefuter produire des eacutemotions violentes (comme la pitieacute la frayeur la colegravere et autres de ce genre) et aussi lrsquoeffet drsquoamplification et les effets de reacuteduction (Poet 191456a34-b2)
Lrsquoeacutetude de la lexis eacutetroitement lieacutee agrave la dianoia puisqursquoelle en est lrsquoexpression verbale est
esquisseacutee au chapitre dix-neuf et deacuteveloppeacutee aux chapitres vingt agrave vingt-deux Cette large section
comprend une analyse grammaticale deacutetailleacutee des laquo parties raquo de la lexis dont certaines seulement
possegravedent des proprieacuteteacutes signifiantes Crsquoest le cas du nom (ὄνομα) du verbe (ῥῆμα) de la flexion
(πτῶσις) et de lrsquoeacutenonceacute (λόγος) On trouve ensuite une classification des types de laquo mots raquo
(ὀνόματα) selon lrsquousage qui en est fait (usage courant emprunt meacutetaphore ornement) les
modifications morphologiques qursquoils subissent (nom forgeacute allongeacute eacutecourteacute alteacutereacute) et le genre
Enfin Aristote preacutesente briegravevement agrave lrsquoissue de cette section (chap 22) le principe fondamental
qui fait la qualiteacute de lrsquoexpression (λέξεως ἀρετή) soit la clarteacute combineacutee agrave une touche
drsquoexotisme (σαφῆ καὶ μὴ ταπεινὴν εἶναι 221458a18)
Ce juste milieu est obtenu par lrsquousage de mots laquo courants raquo (κυρία) agreacutementeacutes de mots
laquo inhabituels raquo (ξενικά) la meacutetaphore eacutetant parmi ces derniers le proceacutedeacute le plus important agrave
120 La distinction entre les parties (μέρη) apparaicirct dans le cadre de lrsquoeacutetude de la trageacutedie (Poet chap 6) mais srsquoapplique aussi agrave lrsquoeacutepopeacutee qui possegravede les mecircmes parties agrave lrsquoexception du chant et du spectacle (cf Poet 241459b10) Bien que la tradition alleacutegorique en raison des teacutemoignages disponibles nous apparaisse surtout preacuteoccupeacutee par lrsquoexeacutegegravese de lrsquoeacutepopeacutee drsquoautres genres dont la trageacutedie eacutetaient vraisemblablement lrsquoobjet drsquointerpreacutetations alleacutegoriques Voir par exemple les scholies aux vers 73 et 78 de lrsquoHippolyte drsquoEuripide (examineacutees par Hunter 2009)
121 Il ne semble pas que la dianoia soit la faccedilon aristoteacutelicienne de deacutesigner quelque chose tel que le laquo thegraveme raquo ou le laquo message raquo du poegraveme cf Porter 2008 292 laquo he favors poetryrsquos formal and discursive aspects action character [hellip] thought as revelatory of charactermdashbut not as revelatory of poetic ‛meaningrsquo let alone of the poetrsquos meaning neither of which has any relevance for Aristotle raquo Cf Dale 1969 qui relegraveve nombre de difficulteacutes lieacutees agrave lrsquointroduction de la dianoia dans la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote
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maicirctriser (cf 221459a4-8) Or un recours excessif agrave la meacutetaphore transforme le poegraveme en
eacutenigme laquelle consiste agrave laquo dire des choses reacuteelles par des associations impossibles raquo
(αἰνίγματός τε γὰρ ἰδέα αὕτη ἐστί τὸ λέγοντα ὑπάρχοντα ἀδύνατα συνάψαι Poet
221458a24-27) crsquoest-agrave-dire par des associations de mots qui pris litteacuteralement expriment des
choses impossibles tout en disant pourtant des choses laquo qui sont raquo (ὑπάρχοντα) Lrsquoerreur
stylistique que repreacutesente lrsquoeacutenigme nrsquoa donc rien agrave voir avec lrsquoerreur poeacutetique dont il est question
notamment au chapitre vingt-cinq consistant agrave repreacutesenter des choses impossibles122 Ce dernier
type drsquoerreur tient agrave lrsquoobjet (impossible) de la mimecircsis et non agrave lrsquoexpression linguistique par
laquelle il est repreacutesenteacute La deacutefinition de lrsquoeacutenigme que donne Aristote preacutesuppose au contraire
que crsquoest une reacutealiteacute que lrsquoauteur qui srsquoexprime eacutenigmatiquement cherche agrave exprimer Cela
concorde tout agrave fait avec lrsquoentreprise des alleacutegoristes pour qui le discours poeacutetique eacutenigmatique
cache un contenu qui possegravede une veacuteriteacute litteacuterale
Le sujet de la lexis est toutefois traiteacute de faccedilon beaucoup plus complegravete dans les douze
premiers chapitres du dernier livre de la Rheacutetorique ougrave il semble effectivement avoir davantage
sa place ce livre est presque tout entier consacreacute aux qualiteacutes du style123 sans drsquoailleurs
preacutesenter de distinction tregraves ferme entre prose et poeacutesie tandis que dans la Poeacutetique Aristote ne
srsquointeacuteresse agrave cette question que de faccedilon marginale La forme verbale que doivent prendre les
penseacutees du poegraveme ainsi que le contenu de ces penseacutees elles-mecircmes sont donc des
preacuteoccupations qui se situent pour Aristote en dehors du champ strict de la poeacutetique et qui se
rattachent au domaine plus ample de la rheacutetorique
Qursquoen est-il maintenant de lrsquoalleacutegoregravese cette meacutethode de lecture qui repose sur la perception
du caractegravere alleacutegorique (reacuteel ou imagineacute) drsquoun poegraveme Le texte aristoteacutelicien qui se rapproche le
plus drsquoune theacuteorie de la reacuteception est le chapitre vingt-cinq de la Poeacutetique dont le sujet explicite
est en veacuteriteacute beaucoup plus modeste puisqursquoil srsquoannonce comme un reacutepertoire des laquo problegravemes et
solutions raquo adresseacutes aux œuvres poeacutetiques Crsquoest pourtant dans ce texte plus que dans tout autre
que lrsquoon devrait srsquoattendre agrave trouver lrsquoexposeacute de la position aristoteacutelicienne sur lrsquointerpreacutetation
alleacutegorique srsquoil en est une Cela semblerait drsquoautant plus naturel que celle-ci est toute deacutesigneacutee
122 Cf Berra 2008 380
123 Le dernier livre de la Rheacutetorique telle qursquoelle nous est parvenue correspond vraisemblablement agrave lrsquoouvrage intituleacute Περὶ λέξεως dans les listes anciennes des ouvrages drsquoAristote (Moraux 1951 103)
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pour fournir des solutions agrave certains passages particuliegraverement difficiles agrave justifier Or ce
chapitre pas plus que le reste du traiteacute ne fait allusion aux interpreacutetations par lrsquoalleacutegorie qui
avaient pourtant cours depuis longtemps chez les lecteurs drsquoHomegravere Parmi les types de solution
laquo selon lrsquoexpression raquo (κατὰ λέξιν) ndash parmi lesquelles agrave en croire Porphyre lrsquoon devrait avoir le
plus de chance de trouver lrsquoalleacutegoregravese ndash mecircme la solution baseacutee sur la meacutetaphore ne srsquoen
approche aucunement les deux exemples que donne Aristote consiste en de banales substitutions
drsquoun mot pour un autre de sens rapprocheacute (251461a16-21)
Section (ii) Les Questions homeacuteriques et lrsquointerpreacutetation alleacutegorique
Cette absence de toute allusion agrave lrsquoalleacutegorie agrave lrsquointeacuterieur des prescriptions theacuteoriques de la
Poeacutetique est drsquoautant plus remarquable que les fragments conserveacutes des Questions homeacuteriques
drsquoAristote qui forment le pendant pratique de ce volet theacuteorique comprennent quelques cas ougrave
les interpreacutetations drsquoAristote semblent agrave premiegravere vue du moins revecirctir un caractegravere alleacutegorique
Ces textes sont geacuteneacuteralement ignoreacutes des commentateurs124 qui attribuent agrave Aristote une
indiffeacuterence voire une attitude de rejet face agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Inversement ils sont
lrsquoobjet drsquoune surinterpreacutetation de la part drsquoautres savants125 presseacutes de justifier leur propre inteacuterecirct
pour lrsquoalleacutegorie ancienne en invoquant celui drsquoAristote le plus ceacutelegravebre des critiques litteacuteraires
grecs Eacutetant donneacute le deacutesaccord moderne concernant le parti pris par Aristote entre alleacutegoristes et
anti-alleacutegoristes un examen minutieux de ces textes srsquoimpose afin drsquoen appreacutecier correctement la
teneur
(a) Mantique et alleacutegorie (Questions homeacuteriques fr 145 Rose)
Lamberton et Keaney (1992 xiii-xv) identifient quatre passages qualifiables selon eux de
solutions alleacutegoriques Lrsquoun drsquoentre eux correspond au fragment 145 Rose126 qui rapporte la
solution aristoteacutelicienne agrave un curieux problegraveme Dans un eacutepisode ceacutelegravebre de lrsquoIliade (2301-329)
124 Hintenlang 1961 140 Pfeiffer 1968 237 Struck 1995 et 2004 Ford 2002 88
125 Buffiegravere 1956 245 Lamberton amp Keaney 1992 xiii-xv
126 Ce fragment est citeacute textuellement et commenteacute amplement infra p 181sqq
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Ulysse tente de rassurer les troupes en leur rappelant certains eacuteveacutenements ayant preacuteceacutedeacute ceux
raconteacutes dans le poegraveme alors que les Grecs se trouvaient agrave Aulis sur le point de voguer vers
Troie un preacutesage se produisit Ils virent un serpent deacutevorer huit moineaux et leur megravere puis se
meacutetamorphoser en pierre Le devin Calchas annonccedila alors aux Grecs la signification du preacutesage
les oiseaux deacutevoreacutes indiquent que les Grecs prendront Troie agrave la dixiegraveme anneacutee de combat Agrave ce
reacutecit drsquoUlysse Aristote objecte que 1) le silence de Calchas sur la signification agrave donner agrave la
peacutetrification du serpent est eacutetrange et 2) les oiseaux eacutetaient au total au nombre de neuf de sorte
que le symbolisme numeacuterique du preacutesage semble inadeacutequat
La deuxiegraveme partie du problegraveme se laisse aiseacutement reacutesoudre laquo la ville fut prise au bout de
neuf anneacutees en effet cela arriva alors que la dixiegraveme anneacutee commenccedilait mais Calchas tient
compte des anneacutees compleacuteteacutees aussi le nombre des oiseaux morts et des anneacutees est-il en bon
accord raquo Quant agrave lrsquointerpreacutetation incomplegravete du preacutesage que fait Calchas on peut lrsquoexpliquer
drsquoapregraves le contexte ougrave il srsquoest produit la peacutetrification eacutetait vraisemblablement laquo un symbole de
lenteur ndash soit quelque chose appartenant deacutejagrave au passeacute et qui ne suscitait plus la crainte raquo Si tel
eacutetait bien le cas il nrsquoy avait nul besoin pour Ulysse lorsqursquoil rapportait les propos de Calchas de
revenir sur cet eacuteleacutement particulier du preacutesage puisque les Grecs se trouvaient deacutesormais dans une
situation ougrave ils avaient deacutejagrave veacutecu les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification ndash la lenteur des
neuf anneacutees de guerre eacutecouleacutees127
Cette solution aristoteacutelicienne nrsquoa certainement rien drsquoalleacutegorique Comme Lamberton et
Keaney le mentionnent eux-mecircmes128 le passage homeacuterique qui fait lrsquoobjet des commentaires
drsquoAristote appartient deacutejagrave au niveau narratif le plus superficiel agrave un contexte ougrave le symbole joue
un rocircle important Calchas eacutetant un devin son rocircle est de montrer aux profanes la signification
cacheacutee drsquoeacuteveacutenements hors du commun Lrsquoidentification que fait Aristote entre la peacutetrification du
serpent et la lenteur est simplement un moyen de fournir les raisons qui expliquent le
127 Plus loin dans le mecircme texte (QHI ad 2305-329 25 MacPhail) Porphyre preacutecise qursquoAristote pense agrave la lenteur et agrave la dureteacute de la guerre qui devait durer dix ans ἡ δὲ τοῦ δράκοντος ἀπολίθωσις κατὰ μὲν Ἀριστοτέλην τὴν βραδυτῆτα ἐδήλου καὶ τὸ σκληρὸν τοῦ πολέμου
128 Cf 1992 xiv laquo The context demands that this element be a sign a σημεῖον and the interpretation offered supplies a glaring omission raquo
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comportement inattendu de Calchas129 et non une explication de nature alleacutegorique ndash laquelle
consisterait plutocirct agrave introduire dans lrsquoexeacutegegravese du poegraveme un symbolisme qui ne srsquoy trouvait pas
deacutejagrave Que la meacutetamorphose dans le contexte narratif ougrave elle se produit est un preacutesage exigeant
une interpreacutetation ne fait aucun doute et nrsquoimporte quel lecteur alleacutegoriste ou non en
conviendrait
Ce problegraveme entretient drsquoailleurs une certaine ressemblance avec cet autre qui traite
eacutegalement de mantique et dont la solution est fournie par Meacutegaclide un exeacutegegravete de lrsquoeacutecole
peacuteripateacuteticienne130
Ζωίλος ὁ κληθεὶς Ὁμηρομάστιξ [hellip] ἄλλα τε πολλὰ Ὁμήρου κατηγορεῖ καὶ τὰ περὶ τοῦ ἐρωδιοῦ ὃν ἐν τῇ Νυκτεγερσίᾳ ἔπεμψε τοῖς περὶ τὸν Ὀδυσσέα ἡ Ἀθηνᾶ ὃν φησὶν laquo οὐκ εἶδον ὀφθαλμοῖσιν |hellip| ἀλλὰ κλάγξαντος ἄκουσαν raquo πῶς γὰρ φησὶ laquo χαῖρε δὲ τῷ ὄρνιθrsquo Ὀδυσσεύς raquo εἰκὸς γὰρ ἦν ὑπολαβεῖν περιβοήτους ἔσεσθαι φωνὴ γὰρ σημεῖόν ἐστι τοῖς λανθάνειν προαιρουμένοις ὑπεναντίον
Μεγακλείδης ὅτι μαντικῶς ταῦτα ἐποίησεmiddot δηλοῖ γὰρ ὅτι φωνὴν ἤκουσαν μόνον οὐκοῦν οὕτως ἀπέβη τὸ μέλλονmiddot αὐτοὶ μὲν γὰρ ὑπὸ τῶν πολεμίων οὐκ ὤφθησαν ἤκουσαν δὲ τὰ βουλεύματα καὶ τὰς τάξεις Δόλωνος ἐξαγγείλαντος πῶς ἂν οὖν οἰωνὸς σαφέστερος φανείη
Zoiumlle surnommeacute laquo le fouet drsquoHomegravere raquo [hellip] accuse Homegravere de nombreuses choses et lui reproche en particulier le passage avec le heacuteron qursquoAtheacutena envoie agrave Ulysse et agrave Diomegravede dans lrsquoeacutepisode de La veille de nuit131 et que ceux-ci dit Homegravere laquo ne voient pas avec leurs yeux [hellip] mais ils entendent son cri raquo (Il 10276) En effet pourquoi dit-il que laquo Ulysse se reacutejouit du preacutesage raquo (Il 10277) Car il aurait eacuteteacute normal de leur part de supposer qursquoils allaient ecirctre repeacutereacutes puisque le bruit est un signe qui srsquooppose agrave ceux qui tentent de passer inaperccedilus
Meacutegaclide affirme qursquoHomegravere a composeacute ce passage agrave la faccedilon des devins en effet il rend eacutevident le fait que les deux hommes ont seulement entendu le son ltdu heacuterongt Eh bien crsquoest de cette faccedilon que les eacuteveacutenements suivants se sont deacuterouleacutes en effet eux-mecircmes nrsquoont pas eacuteteacute vus par les ennemis mais ils ont entendu leurs desseins et leurs positions gracircce agrave la trahison de Dolon Comment donc un preacutesage pourrait-il se manifester plus clairement (Porph QHI ad 10276 1-7 MacPhail = Meacutegaclide fr 11 Janko)
Ici encore comme au cas preacuteceacutedent la solution de Meacutegaclide consiste agrave fournir une
interpreacutetation du preacutesage qui puisse rendre compte de la reacuteaction des personnages agrave lrsquointeacuterieur du
129 Lamberton et Keaney reconnaissent eacutegalement le caractegravere psychologique de ce zecirctecircma laquo Aristotle as often seems to have been concerned to pry into the motives and the latent dynamics of the interaction of characters What he interrogates here is Calchasrsquos silence his failure to interpret what so obviously needs interpretation raquo (1992 xiv n 22) Cf Bouchard 2010 320
130 Chameacuteleacuteon et lui sont simultaneacutement qualifieacutes de Περιπατητικοί chez Tatien (Ad Gr 312)
131 Crsquoest le titre donneacute par les Anciens (cf Hyp II [Eur] Rh) au chant 10 de lrsquoIliade que les Modernes appellent plutocirct la Dolonie
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reacutecit et non une interpreacutetation visant agrave en extrapoler des enseignements cacheacutes sous forme
symbolique Lorsqursquoil affirme qursquoHomegravere a composeacute la scegravene μαντικῶς laquo agrave la faccedilon des
devins raquo cela ne signifie pas qursquoil lui attribue en personne un mode drsquoexpression voileacute semblable
agrave celui des oracles dont lrsquoart de la divination reacutevegravele les significations Meacutegaclide veut dire
simplement qursquoHomegravere a composeacute une scegravene dans laquelle au niveau narratif la mantique joue
un rocircle ndash une affirmation par ailleurs eacutevidente puisqursquoon voit mal quelle serait la fonction du
heacuteron envoyeacute par Atheacutena srsquoil ne srsquoagissait pas effectivement drsquoun preacutesage Le tout est
drsquoexpliquer la reacuteaction enjoueacutee drsquoUlysse devant ce preacutesage ce qui exige drsquoabord comme dans le
cas de Calchas qursquoune hypothegravese approprieacutee soit fournie concernant le sens du preacutesage Celle de
Meacutegaclide pour alambiqueacutee qursquoelle soit ne vise pourtant qursquoagrave reacutesoudre le problegraveme de
lrsquoincoheacuterence apparente entre la joie drsquoUlysse et le bruit dont lrsquooccurrence soudaine peut agrave
premiegravere vue sembler contraire aux inteacuterecircts du heacuteros
Des commentaires quasi identiques sur ce passage homeacuterique se retrouvent dans les scholies
dont lrsquoun est vraisemblablement attribuable agrave Aristarque
τοὶ δ οὐκ ἴδον ὀφθαλμοῖσιν ὅτι καὶ αὐτοὶ ὑπὸ πολεμίων ἔμελλον οὐχ ὁραθέντες τὰ βουλεύματα αὐτῶν παρὰ Δόλωνος ἀκούειν ἄλλως τε ὅτι οὐκ αἴσιος ὁ ἐρωδιὸς ὁ ὁρώμενος ὑπὸ τῶν εἰς ἐνέδραν ἀπιόντων
laquo ils ne le virent pas de leurs yeux raquo ltla diplecirc gt parce qursquoeux aussi sont sur le point drsquoentendre de Dolon les desseins des ennemis sans avoir eacuteteacute vus par eux Et aussi parce que le fait de voir un heacuteron nrsquoest pas un preacutesage favorable pour ceux qui srsquoen vont en embuscade (schol A Il 10275a Ariston())
Si comme il apparaicirct la premiegravere partie de cette scholie remonte bien agrave Aristarque132 alors il
est peu probable que celui-ci nrsquoait pas eu de quelque faccedilon accegraves agrave la solution de Meacutegaclide dont
lrsquooriginaliteacute est trop frappante pour que lrsquoon puisse attribuer la concordance des deux explications
agrave une coiumlncidence crsquoest-agrave-dire agrave des deacuteveloppements indeacutependants
132 Le point drsquointerrogation exprime lrsquoheacutesitation de Erbse agrave cet eacutegard motiveacutee par lrsquoabsence drsquoun siglum devant le vers 275 (lequel peut fort bien avoir eacuteteacute omis par erreur) La formulation ὅτιhellip est toutefois typique des reacutefeacuterences drsquoAristonicos agrave Aristarque Le mot ἄλλως qui deacutebute la seconde phrase introduit reacuteguliegraverement un commentaire de source diffeacuterente
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(b) Meacutetaphore et alleacutegorie (QH fr 153 Rose)
Une deuxiegraveme solution soi-disant alleacutegorique imagineacutee par Aristote serait celle qursquoil offre au
problegraveme suivant issu drsquoune contradiction apparente dans le texte du poegravete
διὰ τί ποτὲ μέν φησι τὴν κεφαλὴν τῆς Γοργόνος ἐν Ἅιδου εἶναι λέγων laquo μή μοι Γοργείην κεφαλὴν δεινοῖο πελώρου ἐξ Ἀίδου πέμψειε raquo ποτὲ δὲ τὴν Ἀθηνᾶν ἔχειν ἐν τῇ αἰγίδι λέγων laquo βάλετ αἰγίδα θυσανόεσσαν raquo καὶ ἐπάγει laquo ἐν δ Ἔρις ἐν δ Ἀλκή ἐν δὲ κρυόεσσα Ἰωκή ἐν δέ τε Γοργείη κεφαλὴ δεινοῖο πελώρου raquo φησὶ δ Ἀριστοτέλης ὅτι μήποτε ἐν τῇ ἀσπίδι οὐκ αὐτὴν εἶχε τὴν κεφαλὴν τῆς Γοργόνος ὥσπερ οὐδὲ τὴν Ἔριν οὐδὲ τὴν κρυόεσσαν Ἰωκήν ἀλλὰ τὸ ἐκ τῆς Γοργόνος γιγνόμενον τοῖς ἐνορῶσι πάθος καταπληκτικόν
Pourquoi Homegravere dit-il quelque part que la tecircte de la Gorgone se trouve dans lrsquoHadegraves soit dans les vers suivants laquo de peur que du fond de lrsquoHadegraves elle mrsquoenvoie la tecircte de Gorgocirc ce monstre terrible raquo (Od 11634-5) tandis qursquoailleurs il dit que crsquoest Atheacutena qui la tient sur son eacutegide laquo elle jette lrsquoeacutegide frangeacutee raquo (Il 5738) ajoutant laquo ougrave se trouvent Querelle Vaillance Poursuite glaciale et la tecircte de Gorgocirc ce monstre terrible raquo (5740-1) Aristote dit qursquoAtheacutena nrsquoavait peut-ecirctre pas la tecircte mecircme de la Gorgone sur son eacutegide tout comme elle nrsquoavait pas non plus laquo la Querelle raquo ni laquo la Poursuite glaciale raquo mais qursquoHomegravere parlait plutocirct de lrsquoeffet de stupeacutefaction provoqueacute par la Gorgone sur ceux qui la regardent (fr 153 Rose = Porph QHI ad 5738 1-2 MacPhail)
Cette solution ne consiste guegravere plus qursquoagrave pointer vers le caractegravere meacutetonymique de la
reacutefeacuterence agrave la Gorgone au vers Il 5741 La contradiction entre le vers de lrsquoOdysseacutee et celui de
lrsquoIliade serait donc inexistante puisque dans le premier cas il est veacuteritablement question de la
tecircte de la Gorgone qui se trouve dans lrsquoHadegraves tandis que dans le second Homegravere ne parle pas
de la tecircte de la Gorgone litteacuteralement (οὐκ αὐτὴνhellip τὴν κεφαλήν) mais il exprime simplement
lrsquoeffet par la cause Contrairement agrave ce qursquoon aurait pu attendre de la part drsquoun interpregravete
alleacutegoriste la tecircte de la Gorgone nrsquoest pas lrsquoobjet drsquoune alleacutegorisation veacuteritable puisque Homegravere
y fait reacutefeacuterence de faccedilon agrave la fois litteacuterale et meacutetaphorique
(c) Analogie et alleacutegorie (QH fr 149)
Un autre cas de contradiction entre des vers tireacutes des deux poegravemes homeacuteriques qui se voit
reacutesolu par une solution drsquoapparence vaguement alleacutegorique est le suivant pourquoi alors que
dans lrsquoIliade Agamemnon srsquoadresse agrave Heacutelios en disant laquo toi Soleil qui vois tout et entends tout raquo
(5277) Ulysse parle-t-il dans lrsquoOdysseacutee drsquoune messagegravere Lampeacutetie qui se charge drsquoinformer
Heacutelios du massacre de ses vaches (12374-5) La reacuteponse drsquoAristote va comme suit
λύων δ Ἀριστοτέλης φησίν ἤτοι ὅτι πάντα μὲν ὁρᾷ ἥλιος ἀλλ οὐχὶ ἅμα ἢ ὅτι τῷ ἡλίῳ ἦν τὸ ἐξαγγεῖλαν ἡ Λαμπετία ὥσπερ τῷ ἀνθρώπῳ ἡ ὄψιςmiddot ἢ ὅτι φησίν ἁρμόττον ἦν εἰπεῖν οὕτως
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τόν τε Ἀγαμέμνονα ὁρκίζοντα ἐν τῇ μονομαχίᾳ laquo ἠέλιός θ ὃς πάντ ἐφορᾷς καὶ πάντ ἐπακούεις raquo καὶ τὸν Ὀδυσσέα πρὸς τοὺς ἑταίρους λέγονταmiddot οὐ γὰρ δὴ καὶ τὰ ἐν ᾅδου ὁρᾷ
Aristote pour reacutesoudre le problegraveme dit que soit Heacutelios voit tout mais pas tout en mecircme temps soit ce qui lrsquoa mis au courant ltdu massacre des vachesgt crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoillumination raquo (Λαμπετία) appartenait agrave Heacutelios comme la vue133 appartient agrave lrsquohomme Ou encore dit-il crsquoest qursquoil eacutetait convenable qursquoils parlent comme ils lrsquoont fait Agamemnon en disant laquo toi Soleil qui vois tout et entends tout raquo puisqursquoil eacutetait en train de precircter serment lors de lrsquoeacutepisode du duel et aussi Ulysse lorsqursquoil parlait agrave ses compagnons134 En effet Heacutelios ne voit quand mecircme pas aussi ce qui se passe dans lrsquoHadegraves (fr 149 Rose = Porph QHO p 1135-17 Schrader)
Les possibiliteacutes de solution que donne Aristote dans ce texte ne sont pas moins de trois et
deux drsquoentre elles ont un caractegravere tout agrave fait prosaiumlque Dans un premier temps Aristote suit la
recommandation qursquoil fait lui-mecircme quelque part dans la Poeacutetique
Pour les contradictions la forme qursquoelles prennent dans le texte doit ecirctre examineacutee selon les meacutethodes de la reacutefutation dans les discours en se demandant srsquoil srsquoagit bien de la mecircme chose en relation avec la mecircme chose et sur le mecircme mode en confrontant le poegravete aussi soit avec ce qursquoil dit lui-mecircme soit avec la position drsquoun homme senseacute (Poet 251461b15-18)
Ainsi agrave strictement parler le texte drsquoHomegravere nrsquoimplique pas que lrsquoomniscience drsquoHeacutelios soit
absolue et le mot laquo tout raquo pourrait signifier que son regard est dirigeacute sur toutes les reacutealiteacutes tour agrave
tour plutocirct que simultaneacutement Une autre solution consiste agrave invoquer le kairos des paroles
prononceacutees par chacun des personnages il est normal qursquoAgamemnon dans le contexte drsquoun
serment prenne solennellement Heacutelios agrave teacutemoin et en appelle agrave la puissance de son regard mais
Ulysse qui vient de raconter la faccedilon dont ses compagnons ont immoleacute les vaches drsquoHeacutelios
pourrait difficilement parler comme si ce dernier avait une connaissance entiegravere de tous les
eacuteveacutenements qui se produisent sans quoi on comprendrait mal comment Heacutelios aurait pu laisser
133 La traduction de ὄψις par laquo songe raquo est aussi possible dans le contexte eacutetant donneacute le rocircle traditionnel du songe comme messager Toutefois cet usage nrsquoest pas attesteacute chez Aristote chez qui la faculteacute de la vision est le sens le plus freacutequent revecirctu par ce mot (cf Bonitz ad loc)
134 Schrader (1890 144) suppose ici une lacune qursquoil propose de combler agrave lrsquoaide de la schol Od 12323 laquo Ils nrsquoauraient pu manger les vaches agrave lrsquoinsu de celui qui voit tout drsquoapregraves les paroles avec lesquelles Agamemnon menace les Troyens lorsqursquoil invoque des teacutemoins agrave lrsquoappui des serments raquo (φαγόντες οὐκ ἂν λάθοιμεν τὸν πάντα ἐφορῶντα καθὰ καὶ Ἀγαμέμνων πρὸ τῶν ὁρκίων ἐκφοβεῖ τοὺς Τρῶας τοῖς ἐπιμαρτυρουμένοις) La vraisemblance du reacutecit drsquoUlysse aurait donc eacuteteacute compromise srsquoil avait tenu compte de lrsquoomniscience attribueacutee agrave Heacutelios dans les vers de lrsquoIliade
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un tel massacre se produire Les paroles drsquoAgamemnon ne sont donc probablement pas agrave prendre
agrave la lettre apregraves tout Heacutelios ignore au moins ce qui se passe dans lrsquoHadegraves135
Ainsi des trois solutions fournies pour ce problegraveme seule la comparaison eacutetablie entre
Lampeacutetie et la vision humaine peut preacutetendre au titre drsquointerpreacutetation alleacutegorique Agrave strictement
parler il srsquoagit drsquoune meacutetaphore obtenue par analogie telle qursquoAristote deacutefinit cette notion en
Poet 1457b6-18 laquo La meacutetaphore est lrsquoapplication drsquoun nom impropre par deacuteplacement soit du
genre agrave lrsquoespegravece soit de lrsquoespegravece au genre soit de lrsquoespegravece agrave lrsquoespegravece soit selon un rapport
drsquoanalogie [hellip] Il y a analogie lorsque le second terme est au premier ce que le quatriegraveme est au
troisiegraveme raquo Aristote propose ici justement lrsquoideacutee que Lampeacutetie est agrave Heacutelios ce que la vision est agrave
lrsquohomme crsquoest-agrave-dire une faculteacute Cette explication repose eacutevidemment sur la forme du nom
Λαμπετίη lieacutee eacutetymologiquement aux mots λαμπάς (lampe) et λάμπω (briller ou illuminer)
Lrsquoaction drsquoilluminer eacutetant preacuteciseacutement celle qursquoexerce Heacutelios Aristote propose de consideacuterer
Lampeacutetie comme une faculteacute interne du dieu agrave lrsquoinstar de la vision humain136
Bien que lrsquoeacutetymologie soit un outil privileacutegieacute des alleacutegoristes elle nrsquoen est pas moins utiliseacutee
par agrave peu pregraves tous les eacuterudits anciens ndash y compris Aristarque Comme on le verra dans une
section posteacuterieure (chap 4 sect (i)c) les eacutetymologies de noms divins de ce dernier ont comme
caracteacuteristique distinctive non seulement de rester dans les marges de la vraisemblance
linguistique mais aussi de concorder avec la fonction narrative des figures divines concerneacutees
Or cela est eacutegalement le cas de lrsquoeacutetymologie aristoteacutelicienne du nom Lampeacutetie
Remarquablement le principal exemple que donne Aristote de la meacutetaphore par analogie dans
la Poeacutetique concerne eacutegalement des attributs divins exprimeacutes en termes de reacutealiteacutes humaines laquo la
coupe est agrave Dionysos ce que le bouclier est agrave Aregraves on appellera donc la coupe bouclier de
Dionysos et le bouclier coupe drsquoAregraves raquo (1457b20-2) Un transfert analogique semblable appliqueacute
au cas drsquoHeacutelios se scheacutematise de la faccedilon suivante
135 Cet ajout drsquoAristote nrsquoest pas totalement hors de contexte puisqursquoaux vers 12382-3 soit une dizaine de vers apregraves la reacutefeacuterence probleacutematique agrave Lampeacutetie Heacutelios prononce lui-mecircme la menace suivante en cas de non-compensation par Zeus de la perte de ses vaches laquo Si je nrsquoen obtiens pas la ranccedilon que jrsquoattends je plonge dans lrsquoHadegraves et brille pour les morts raquo
136 Cette explication a possiblement quelque chose agrave voir avec la theacuteorie physique empeacutedocleacuteenne rapporteacutee par Aristote (De sensu 437b23= Empeacutedocle fr B 84 DK) voulant que la vision soit produite par la projection de lumiegravere hors de lrsquoœil et par la reacuteception drsquoeffluves venant des objets vus
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ecirctre animeacute faculteacute croisement analogique
homme vision (ὄψις) ie perception Le regard est la lumiegravere de lrsquohomme
Heacutelios illumination (λαμπετία) Lrsquoillumination est le regard du soleil
Le rapport drsquoanalogie est certes plus complexe ici car les deux membres nrsquoen sont pas aussi
aiseacutement comparables que Dionysos et Aregraves Mais il nrsquoen demeure pas moins que pas plus dans
le cas drsquoHeacutelios et Lampeacutetie que dans celui de Dionysos et sa coupe ou encore drsquoAregraves et son
bouclier Aristote ne fait explicitement reacutefeacuterence agrave une personnification ou agrave une alleacutegorisation
Lampeacutetie laquo appartient agrave Heacutelios raquo agrave lrsquoinstar de la coupe et du bouclier qui en tant qursquoattributs
divins appartiennent agrave Dionysos et agrave Aregraves Ainsi donc il est clair que crsquoest sur le concept
drsquoanalogie que repose la deuxiegraveme solution aristoteacutelicienne agrave ce problegraveme homeacuterique
Par ailleurs Aristarque fait usage du concept de meacutetaphore dans un contexte fort semblable agrave
celui ougrave il est question de Lampeacutetie Au sujet du vers Il 249 laquo ltLrsquoauroregthellip annonccedilant
(ἐρέουσα) le jour agrave Zeus et aux autres immortels raquo on trouve le commentaire suivant
ἐρέουσα ὅτι μεταφορικῶς τὸ ἐρέουσα ἀντὶ τοῦ σημαίνουσα
annonccedilant ltla diplecircgt parce que par meacutetaphore il dit laquo annonccedilant raquo au sens de laquo signalant raquo (schol A Il 249b Ariston)
En recourant agrave la notion de meacutetaphore Aristarque eacutevite agrave lrsquoinstar drsquoAristote une
personnification complegravete de la figure de lrsquoaurore personnification que suggegravere le verbe laquo parler raquo
(ἐρέουσα)
(d) Les vaches drsquoHeacutelios (QH fr 175 Rose)
Le dernier texte rangeacute au nombre des interpreacutetations alleacutegoriques drsquoAristote par Lamberton et
Keaney concerne eacutegalement un eacuteleacutement mythologique relatif agrave Heacutelios Aux vers de lrsquoOdysseacutee
12127-131 Circeacute preacutedit agrave Ulysse son arriveacutee future sur une icircle ougrave paissent des animaux fort
particuliers (ceux-lagrave mecircmes qui seront massacreacutes par ses compagnons) laquo Puis vous arriverez agrave
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lrsquoicircle du Trident ougrave pacircturent en foule les vaches du Soleil et ses grasses brebis Sept hardes de
brebis et sept troupeaux de vaches de cinquante chacun y vivent toujours beaux sans connaicirctre
jamais la naissance ou la mort raquo
Eustathe dans son commentaire de lrsquoOdysseacutee rapporte la chose suivante
ἰστέον δὲ ὅτι τὰς ἀγέλας ταύτας καὶ μάλιστα τὰς τῶν βοῶν φασὶ τὸν Ἀριστοτέλην ἀλληγορεῖν εἰς τὰς κατὰ δωδεκάδα τῶν σεληνιακῶν μηνῶν ἡμέρας γινομένας πεντήκοντα πρὸς ταῖς τριακοσίαις ὅσος καὶ ὁ ἀριθμὸς ταῖς ἑπτὰ ἀγέλαις ἐχούσαις ἀνὰ πεντήκοντα ζῷα διὸ οὔτε γόνον αὐτῶν γίνεσθαι Ὅμηρος λέγει οὔτε φθοράνmiddot τὸ γὰρ αὐτὸ ποσὸν ἀεὶ ταῖς τοιαύταις ἡμέραις μένει
Il faut savoir que lrsquoon dit qursquoAristote interpregravete ces troupeaux et en particulier les troupeaux de vaches comme une expression alleacutegorique des jours selon les douze mois lunaires qui sont au nombre de trois cent cinquante et le nombre est eacutegal pour les sept troupeaux qui possegravedent chacun cinquante becirctes Crsquoest pourquoi Homegravere dit qursquoil ne se produit parmi elles ni naissance ni deacutecegraves en effet leur quantiteacute reste toujours eacutegale agrave ces jours-lagrave (fr 175 Rose = Eust Od 21823-27)137
Ce fragment srsquoil est bien attribuable agrave Aristote138 constitue certainement le teacutemoignage le
plus seacuterieux en faveur de lrsquoideacutee drsquoune adheacutesion aristoteacutelicienne agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la
poeacutesie homeacuterique139 Mais eacutetrangement les partisans les plus fervents de cette ideacutee contestent
lrsquoauthenticiteacute du fragment140 laquo This sounds more like the author of the pseudo-Aristotelian
treatise ldquoOn the cosmosrdquo than the authentic Aristotle [hellip] [T]his egregious bit of physical
allegory with its strongly Stoic flavor might be an intrusion into the fragmented corpus of
Aristotelian readings of Homer [hellip] raquo (Lamberton amp Keaney 1992 xiii-xiv)
137 Cf schol QVind Od 12129 laquo Aristote dit que crsquoest conformeacutement agrave la nature qursquoHomegravere parle des jours de lrsquoanneacutee lunaire qui sont au nombre de 350 En effet si tu multiplies le nombre cinquante par sept tu obtiendras le reacutesultat 350 raquo (Ἀριστοτέλης φυσικῶς τὰς κατὰ σελήνην ἡμέρας αὐτὸν λέγειν φησὶ τνʹ οὔσας τὸν γὰρ πεντήκοντα ἀριθμὸν ἑπταπλασιάσας εἰς τὸν τριακοστὸν πεντηκοστὸν περιεστάναι εὑρήσεις)
138 Lrsquointeacuterecirct drsquoAristote pour ce passage homeacuterique semble agrave premiegravere vue attesteacute par la preacutesence du titre suivant dans lrsquoappendice drsquoune liste anonyme ancienne des ouvrages drsquoAristote (Rose 1886 p 16142) laquo τί δήποτε Ὅμηρος ἐποίησε τὰς Ἡλίου βοῦς raquo Moraux (1951 275-7) sur la base de comparaisons avec drsquoautres catalogues juge toutefois que ce titre est interpoleacute
139 Plusieurs commentateurs considegraverent drsquoailleurs ce fragment comme lrsquounique exemple possible drsquoalleacutegoregravese dans le corps aristoteacutelicien eg Cucchiarelli 1997 225-6 Most 2010 26 n1
140 On peut comparer le fragment numeacuteroteacute 30a dans le recueil Aristoteles pseudepigraphus de Rose qui remonte eacutegalement agrave Eustathe (ad Od 1262) et qui preacutesente une interpreacutetation laquo aristoteacutelicienne raquo drsquoun passage drsquoHomegravere en rapport avec la nutrition des dieux par laquo exhalations raquo (une autre alleacutegorie agrave connotations stoiumlciennes) Selon Janko (1991 57-8) la discussion entre Aristote et deux autres interlocuteurs qui est rapporteacutee dans ce passage drsquoEustathe laquo appears to be a joke derived from a full text of the lost Strange History I of the paradoxographer and forger Ptolemy son of Hephaestion also known as Ptolemy Chennus raquo Sur le manque de jugement drsquoEustathe dans son usage de certaines sources voir Wilson 1983 196-204
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Drsquoautres commentateurs sans remettre en question lrsquoorigine aristoteacutelicienne de cette
interpreacutetation en nient la valeur alleacutegorisante en soulignant les eacuteleacutements qui la distinguent des
veacuteritables alleacutegories physico-philosophiques A Cucchiarelli (1997 226 n34) relegraveve deux
eacuteleacutements de cette sorte 1) lrsquointerpreacutetation vise agrave reacutesoudre un problegraveme exeacutegeacutetique reacuteel soit
lrsquoeacutetrange preacutecision du texte drsquoHomegravere qui donne le nombre exact de tecirctes de chaque troupeau
(un autre deacutetail digne drsquoexplication serait lrsquoimmortaliteacute de ces animaux)141 2) elle manifeste un
souci de respecter le contexte culturel et historique du poegravete au lieu drsquoattribuer agrave celui-ci des
connaissances drsquoun acircge posteacuterieur Pour R Janko les choses sont encore plus simples agrave ses
yeux laquo Aristotle is right not allegorizing raquo142 en signalant la correspondance numeacuterique entre les
vaches et les jours de lrsquoanneacutee lunaire Toutefois srsquoil est vrai qursquoAristote a bel et bien raison agrave ce
sujet ce nrsquoest pas tant parce qursquoil associe le nombre des animaux au nombre reacuteel des jours de
lrsquoanneacutee lunaire que parce qursquoil eacutetablit ce lien en se fondant sur le contexte historique qursquoil precircte
au poegravete En effet Aristote sait qursquoagrave son eacutepoque le calendrier de lrsquoanneacutee lunaire compte 354
jours et non 350 (cf Ath Pol 432) Aussi son interpreacutetation naturaliste des 350 vaches du soleil
constitue probablement une tentative drsquoeacutelucider un symbole rattacheacute agrave un culte historique
consacreacute agrave Heacutelios
Ainsi donc quoi qursquoil en soit de lrsquoorigine authentiquement aristoteacutelicienne du fragment ce
dernier constituerait un teacutemoignage unique et encore fragile de lrsquoexistence drsquoune approche
alleacutegorique chez Aristote
En reacutesumeacute les quelques passages tout juste examineacutes sur lesquels on peut ecirctre tenteacute de
srsquoappuyer pour attribuer agrave Aristote un emploi occasionnel de lrsquoalleacutegoregravese constituent apregraves mucircr
examen des teacutemoignages pour le moins douteux Du mecircme coup ces passages ont partiellement
reacuteveacuteleacute comment la lecture aristoteacutelicienne peut faire preuve drsquoune souplesse qui la soustrait aux
piegraveges de lrsquoapproche inverse celle que jrsquoai appeleacutee laquo litteacuteralisme raquo Cela est particuliegraverement
visible dans les fragments 153 et 149 ougrave il a recours agrave des arguments fondeacutes sur la notion de
meacutetaphore (plutocirct qursquoagrave celle beaucoup plus compromettante drsquoalleacutegorie) Ainsi si la tecircte de la
Gorgone ne se trouve pas litteacuteralement sur lrsquoeacutegide drsquoAtheacutena elle nrsquoen est pas davantage
transformeacutee en un symbole arbitraire drsquoune reacutealiteacute externe crsquoest-agrave-dire eacuteleveacutee au rang drsquoalleacutegorie
141 Lucien (De astro 22) adopte lui aussi une interpreacutetation physique de ces troupeaux
142 Janko 1998 (texte non pagineacute)
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Elle fonctionne plutocirct comme meacutetaphore (de type meacutetonymique) soit comme un proceacutedeacute qui est
typiquement exerceacute par les poegravetes Or la meacutetaphore contrairement agrave lrsquoalleacutegorie ne dit pas autre
chose elle dit simplement autrement Lrsquoimportance qursquoaccorde Aristote agrave la meacutetaphore dans le
discours poeacutetique va de pair avec la posture exeacutegeacutetique particuliegravere entre alleacutegorie et litteacuteralisme
qursquoil adopte face agrave ce discours
Section (iii) Lrsquoalleacutegoregravese dans les œuvres non philologiques drsquoAristote
Paradoxalement les textes aristoteacuteliciens qui ont fait endosser par certains diverses versions
de lrsquoideacutee selon laquelle laquo Aristote srsquointeacuteresse agrave lrsquoalleacutegorie qursquoil va jusqursquoagrave pratiquer raquo143 se
trouvent le plus souvent agrave lrsquoexteacuterieur de contextes litteacuteraires et philologiques Les uns
appartiennent en effet agrave des discussions physiques les autres sont des remarques de nature
morale
(a) La veacuteriteacute des mythes
Voyons drsquoabord le texte ougrave Aristote formule les soi-disant postulats theacuteoriques144 sur lesquels
il fonderait sa pratique de lrsquoalleacutegorie
Une tradition laisseacutee agrave la posteacuteriteacute par lrsquoantiquiteacute la plus reculeacutee sous forme de mythe (παρὰ τῶν ἀρχαίων καὶ παμπαλαίων ἐν μύθου σχήματι) dit que ces corps divins sont des dieux et que le divin enveloppe la nature tout entiegravere Le reste a eacuteteacute ajouteacute par la suite sous forme de mythe (μυθικῶς) pour persuader la multitude et pour servir les lois et lrsquointeacuterecirct commun On dit en effet que les dieux sont de forme humaine et semblables agrave certains des autres animaux et on tient drsquoautres propos en accord avec ceux-lagrave et proches de ce qursquoon a dit Si on en seacutepare le premier point lui-mecircme pour ne retenir que lui crsquoest-agrave-dire la croyance que les premiegraveres substances eacutetaient des dieux on pourra penser que cela a eacuteteacute divinement dit et que chaque art et chaque philosophie ayant vraisemblablement eacuteteacute dans la mesure du possible deacutecouverts plusieurs fois et agrave nouveau perdus ces opinions drsquoil y a bien longtemps ont eacuteteacute sauvegardeacutees comme des vestiges jusqursquoagrave maintenant145 Donc lrsquoopinion ancestrale celle qui vient des premiers penseurs est dans
143 Brisson 1996 58
144 Cf Montanari 1993 260 n55 laquo una sorta di giustificazione teorica della pratica dellrsquoallegoria raquo
145 Un fragment drsquoAristote (13 Rose) montre qursquoil entretient une opinion semblable concernant lrsquoorigine des proverbes lesquels seraient laquo les vestiges preacuteserveacutes gracircce agrave leur concision et leur acuiteacute drsquoune philosophie antique perdue lors des grandes catastrophes humaines raquo (Ἀριστοτέλης φησὶν ὅτι παλαιᾶς εἰσι φιλοσοφίας ἐν ταῖς μεγίσταις ἀνθρώπων φθοραῖς ἀπολομένης ἐγκαταλείμματα περισωθέντα διὰ συντομίαν καὶ δεξιότητα)
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cette mesure seulement eacutevidente agrave nos yeux (ἡ μὲν οὖν πάτριος δόξα καὶ ἡ παρὰ τῶν πρώτων ἐπὶ τοσοῦτον ἡμῖν φανερὰ μόνον) (Metaph Λ81074b1-14)
Une remarque srsquoimpose drsquoembleacutee au sujet de ce passage crsquoest qursquoil ne fait aucune mention
explicite du travail poeacutetique Aristote expose plutocirct la faccedilon dont agrave son avis se reacutevegravele une forme
de continuiteacute intellectuelle entre les intuitions qursquoont eu laquo les Anciens raquo au sujet des dieux et la
theacuteorie meacutetaphysique agrave laquelle sont parvenus les philosophes de son eacutepoque Entre ces deux
pocircles chronologiques de la reacuteflexion humaine srsquointerposent toutefois des eacuteleacutements introduits
laquo sous forme mythique raquo dans le but de laquo persuader la multitude et pour servir les lois et lrsquointeacuterecirct
commun raquo
Le passage constitue donc une explication de nature eacutetiologique sur lrsquoorigine et la fonction des
mythes de la religion populaire Srsquoil est bien question de lrsquointervention des poegravetes dans ce
passage ce ne peut ecirctre qursquoagrave cette eacutetape intermeacutediaire lors de laquelle loin drsquoexprimer de faccedilon
symbolique des veacuteriteacutes philosophiques on a plutocirct deacuteformeacute ces veacuteriteacutes en accordant aux reacutecits
une indeacutependance narrative ayant pour effet drsquoajouter laquo drsquoautres propos raquo qui nrsquoont plus rien agrave
voir avec le contenu theacuteorique primordial et que le philosophe se doit drsquoeacutecarter ndash et non
drsquointerpreacuteter ndash srsquoil veut acceacuteder agrave ce contenu146 En effet il est peu probable que des poegravetes
comme Homegravere et Heacutesiode soient viseacutes par lrsquoexpression laquo une tradition laisseacutee agrave la posteacuteriteacute par
lrsquoantiquiteacute la plus reculeacutee [hellip] raquo qui souligne emphatiquement lrsquoarchaiumlsme extrecircme de cette
tradition147 Les poegravetes srsquoils sont bien les individus responsables de cette transmission deacuteformeacutee
drsquointuitions philosophiques fondamentales ne sont donc aucunement consideacutereacutes comme des
sages exprimant des veacuteriteacutes sous forme poeacutetique comme le croient les alleacutegoristes Cela dit
Aristote rattache plus vraisemblablement cette eacutetape de popularisation des mythes au travail des
politiciens et des leacutegislateurs qursquoagrave celui des poegravetes
146 Cf Hintenlang 1961 137 laquo Diese Worte sind keine prinzipielle Rechtfertigung fuumlr die allegorische Ausdeutung der uumlberlieferten Mythen raquo Ciceacuteron precircte une opinion semblable agrave celle drsquoAristote agrave son porte-parole stoiumlcien Balbus (cf Nat D 263-72) qui loin de procircner lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des poegravetes endosserait plutocirct laquo a theory of cultural transmission degeneration and modification raquo (Long 1992 53)
147 Cf Metaph Α3983b27-984a2 ougrave Aristote rapporte que certains attribuent aux laquo tout premiers des Anciens raquo laquo bien avant la geacuteneacuteration actuelle les premiers theacuteologiens raquo une position proche de celle de Thalegraves sur la fonction substantielle de lrsquoeau selon Bollack (1997 139) suivi par Laks (2004 218) ces laquo premiers theacuteologiens raquo sont des individus bien anteacuterieurs agrave Homegravere et Heacutesiode
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(b) Tradition poeacutetique et doctrines physiques
En dehors de cet exposeacute de principe on trouve quelques passages aristoteacuteliciens qui font
apparemment reacutefeacuterence agrave la signification cosmologique de divers eacuteleacutements relevant de la
mythologie traditionnelle ou encore drsquoun passage preacutecis tireacute drsquoun poegraveme Les plus probants ou
plutocirct les plus freacutequemment citeacutes par les commentateurs148 sont les suivants
1 Par macircle nous entendons lrsquoecirctre qui engendre dans un autre et par femelle lrsquoecirctre qui engendre en soi Voilagrave pourquoi quand on parle de lrsquounivers (ἐν τῷ ὅλῳ) on attribue (ὀνομάζουσιν) agrave la terre une nature feacuteminine et le nom de megravere et au ciel au soleil et aux autres corps du mecircme genre le nom (προσαγορεύουσιν) de geacuteneacuterateurs et de pegraveres (Gen an 12716a13-17) (trad Louis)
2 [Au sujet du cycle des pluies] il faut le concevoir comme un fleuve qui coule en cercle vers le haut et vers le bas commun agrave lrsquoair et agrave lrsquoeau en effet lorsque le Soleil est proche le fleuve de la vapeur coule vers le haut et lorsqursquoil srsquoeacuteloigne celui de lrsquoeau vers le bas Et cela entend se produire perpeacutetuellement selon cet ordre de sorte que si les hommes de jadis donnaient un sens cacheacute agrave lrsquoOceacutean (εἴπερ ᾐνίττοντο τὸν ὠκεανὸν οἱ πρότερον) peut-ecirctre parlaient-ils de ce fleuve qui coule en cercle autour de la Terre (Mete 19347a2-8) (trad Groisard)
3 Agrave ceux qui adoptent cette opinion [scil lrsquohypothegravese du premier moteur non mucirc et externe au monde] il peut sembler qursquoHomegravere a eu raison de dire (δόξειεν ἂν τοῖς οὕτως ὑπολαμβάνουσιν εὖ εἰρῆσθαι Ὁμήρῳ) laquo Vous nrsquoameacutenerez pas du ciel agrave la terre Zeus qui est au-dessus de tous quelque peine que vous preniez accrochez-vous tous dieux et deacuteesses raquo (Il 820-22)149 Car ce qui est absolument immobile ne peut ecirctre mucirc par rien Ainsi se trouve reacutesolu eacutegalement le vieux problegraveme de la possibiliteacute ou de lrsquoimpossibiliteacute pour le systegraveme ceacuteleste de se dissocier srsquoil deacutepend drsquoun principe immobile (De motu an 4699b35-700a3) (trad Louis modifieacutee)
Dans ce troisiegraveme et dernier passage la formulation utiliseacutee par Aristote pour introduire les
vers homeacuteriques laquo il peut leur sembler qursquoHomegravere a eu raison de direhellip raquo indique qursquoil se
dissocie plutocirct qursquoil ne se rapproche150 de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de ces vers qui faisaient
deacutejagrave lrsquoobjet de lrsquoattention des lecteurs alleacutegoristes depuis une eacutepoque reculeacutee151 Une autre
interpreacutetation possible de ce passage 152 consiste agrave attribuer lrsquoexpression τοῖς οὕτως
ὑπολαμβάνουσιν agrave ceux qui croient agrave lrsquoinverse drsquoAristote que le premier moteur se situe agrave
148 Peacutepin (1958 121-4) notamment met ces passages de lrsquoavant pour dire qursquoAristote pratique lrsquoalleacutegorie
149 Ces vers appartiennent au passage de lrsquoIliade ougrave Zeus dans un accegraves de fanfaronnade propose aux autres dieux de leur prouver sa supeacuterioriteacute en leur lanccedilant du ciel un cacircble drsquoor auquel tous pourront en vain srsquoaccrocher et tirer sans parvenir lui agrave le faire bouger de sa place Sur les interpreacutetations anciennes de ce passage voir Leacutevecircque 1959
150 Cf Hintenlang 1961 136
151 Leacutevecircque 1959 55
152 Preacutefeacutereacutee par Nussbaum 1978 320
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lrsquointeacuterieur du systegraveme du monde Dans ce cas la reacutefeacuterence agrave Homegravere devrait ecirctre comprise
comme une objection agrave leur endroit laquo Il semblerait qursquoHomegravere a eu raison de dire agrave ceux qui
pensent ainsi [hellip] raquo Eacutevidemment une telle reacutefeacuterence nrsquoaurait guegravere drsquoautre rocircle agrave jouer ici que de
creacuteer un effet rheacutetorique agrave lrsquoappui de la theacuteorie aristoteacutelicienne du premier moteur153 comme le
suggegravere lrsquoemploi du verbe δοκεῖν
Le premier passage tireacute de la Geacuteneacuteration des animaux est interpreacuteteacute par Peacutepin (1958 122)
comme une reacutefeacuterence aux laquo noces drsquoOuranos et de Gaia dont le reacutecit encombre la Theacuteogonie
drsquoHeacutesiode raquo dont Aristote offrirait ici une interpreacutetation alleacutegorique Si crsquoeacutetait bien le cas la
reacutefeacuterence serait alors pour le moins obscure selon toute apparence Aristote ne parle ici que
drsquoune habitude de langage concernant le genre de certains mots utiliseacutes dans un contexte
cosmologique (ἐν τῷ ὅλῳ) (et non dans un contexte poeacutetique) Cette remarque semble davantage
relever de la tradition des recherches eacutetymologiques (telles que parodieacutee par Socrate dans le
Cratyle) que de la physique alleacutegorique drsquoun Heacuteraclite
Le deuxiegraveme passage est plus inteacuteressant en raison de la preacutesence du verbe αἰνίττεσθαι bien
que son spectre de significations soit plutocirct large154 agrave lrsquoeacutepoque preacutehelleacutenistique ce mot deacutesigne
dans bien des cas le mode drsquoexpression qui portera posteacuterieurement le nom drsquoalleacutegorie La phrase
ougrave se trouve le mot est eacutegalement reacuteveacutelatrice laquo Si vraiment (εἴπερ) les Anciens ont fait drsquoOceacutean
une eacutenigme [hellip] raquo Le doute exprimeacute par Aristote indique qursquoil prend ici position dans un deacutebat
preacuteexistant sur la valeur symbolique de lrsquoOceacutean dans les theacuteologies anciennes En particulier il
pourrait faire reacutefeacuterence agrave lrsquointerpreacutetation deacutefendue par certains155 de lrsquoOceacutean comme symbole de
lrsquoeacuteleacutement eau telle qursquoil y fait allusion en Metaph Α3983b27-984a2 ou encore comme
symbole de lrsquoeacuteleacutement air la diviniteacute agrave laquelle lrsquoauteur du commentaire reacutedigeacute sur le papyrus de
Derveni156 identifie par une alleacutegorie paradoxale lrsquoOceacutean de la theacuteogonie orphique
153 Cf Nussbaum (1978 321) selon qui ce passage est peut-ecirctre une reacuteponse agrave Pl Tht 153c qui exploite eacutegalement ces vers homeacuteriques de faccedilon laquo ironiquement raquo alleacutegorique
154 Struck (2004 39-50) exagegravere la speacutecificiteacute seacutemantique de ce verbe qui signifie non seulement lrsquoexpression alleacutegorique mais aussi toute forme de discours plus ou moins indirect
155 Notamment Hippias drsquoapregraves Laks (2004 213)
156 Cf col XXIII laquo Crsquoest ce vers-lagrave qui a eacuteteacute composeacute de maniegravere agrave conduire sur une fausse piste et si pour le grand nombre il nrsquoest pas clair pour ceux en revanche qui le comprennent correctement il est parfaitement clair qursquoOceacuteanos crsquoest lrsquoair or lrsquoair crsquoest Zeus raquo (trad Jourdan)
64
La suggestion drsquoAristote consisterait alors en une sorte de juste milieu reacutealisant un compromis
entre la trivialiteacute de lrsquoidentification laquo Oceacutean = eau raquo et le caractegravere extrecircmement contre-intuitif de
celle entre lrsquoOceacutean et lrsquoair Si donc lrsquoon deacutebarrasse le laquo si vraiment raquo drsquoAristote de lrsquoeacuteleacutement de
doute qursquoil comporte quant agrave la volonteacute des Anciens de construire une eacutenigme autour de la figure
de lrsquoOceacutean157 on se retrouve alors effectivement avec une quasi-alleacutegorie aristoteacutelicienne qui
possegravede toutefois la vertu par contraste avec celle du papyrus de Derveni de reposer sur
laquo lrsquoemploi reacutegleacute de la meacutetaphore raquo158 Or lrsquoemploi reacutegleacute du discours meacutetaphorique constitue
preacuteciseacutement un trait distinctif de theacuteorie poeacutetique aristoteacutelicienne
De plus lrsquoidentiteacute des anciens qui auraient ainsi fait de la nature reacuteelle drsquoOceacutean une sorte
drsquoeacutenigme est elle-mecircme eacutenigmatique si lrsquoon se fie au texte de Metaph Α3983b20-984a2 il
srsquoagirait plutocirct que de poegravetes drsquoindividus drsquoune eacutepoque beaucoup plus ancienne et qui sont
explicitement deacutesigneacutes par lrsquoexpression laquo les premiers theacuteologiens raquo159
Θαλῆς μὲν ὁ τῆς τοιαύτης ἀρχηγὸς φιλοσοφίας ὕδωρ φησὶν εἶναι [hellip] εἰσὶ δέ τινες οἳ καὶ τοὺς παμπαλαίους καὶ πολὺ πρὸ τῆς νῦν γενέσεως καὶ πρώτους θεολογήσαντας οὕτως οἴονται περὶ τῆς φύσεως ὑπολαβεῖνmiddot Ὠκεανόν τε γὰρ καὶ Τηθὺν ἐποίησαν τῆς γενέσεως πατέρας καὶ τὸν ὅρκον τῶν θεῶν ὕδωρ τὴν καλουμένην ὑπ αὐτῶν Στύγα160middot [hellip] εἰ μὲν οὖν ἀρχαία τις αὕτη καὶ παλαιὰ τετύχηκεν οὖσα περὶ τῆς φύσεως ἡ δόξα τάχ ἂν ἄδηλον εἴη Θαλῆς μέντοι λέγεται οὕτως ἀποφήνασθαι περὶ τῆς πρώτης αἰτίας
Thalegraves le fondateur de cette sorte de philosophie affirme que ltle principegt crsquoest lrsquoeau [hellip] Mais certains161 pensent que les tout premiers des anciens aussi bien avant la geacuteneacuteration actuelle les premiers theacuteologiens ont eu cette conception sur la nature en effet ils ont fait drsquoOkeacuteanos et de Teacutethys les parents de la geacuteneacuteration et ils ont fait de lrsquoeau celle qursquoils appellent laquo Styx raquo le serment des dieux [hellip] Ainsi donc si cette opinion primitive et ancienne srsquoadonnait agrave porter sur la nature cela ne serait peut-ecirctre pas eacutevident tandis que Thalegraves est dit avoir donneacute une explication de ce
157 Notons qursquoAristote souscrirait alors agrave lrsquoideacutee drsquoun alleacutegorisme laquo fort raquo pratiqueacute par ces individus selon la distinction preacutesenteacutee par Long (1992 43) entre lrsquoalleacutegorie en tant que forme deacutelibeacutereacutement choisie par le locuteur et lrsquoalleacutegorie comme mode drsquointerpreacutetation encourageacute par la richesse theacutematique drsquoun texte sans eacutegard agrave lrsquointention de lrsquoauteur cf Tate (1934 105-14) qui fait une distinction semblable entre laquo historic interpretation raquo et laquo intrinsic interpretation raquo
158 Laks 2004 214 Comme le souligne celui-ci lrsquointerpreacutetation drsquoAristote qui identifie lrsquoOceacutean au cycle des pluies a le meacuterite de tenir compte de sa circulariteacute de plus elle integravegre en quelque sorte les opinions de ses devanciers puisque ce cycle comporte agrave la fois des phases de pluie (eau) et drsquoeacutevaporation (air)
159 Heacuterodote (223) qui rejette lrsquoexistence du fleuve Oceacutean en attribue lrsquoinvention agrave laquo Homegravere ou quelque autre poegravete plus ancien raquo (Ὅμηρον δὲ ἤ τινα τῶν πρότερον γενομένων ποιητέων)
160 Les mots τῶν ποιητῶν qui suivent immeacutediatement Στύγα dans le texte sont supprimeacutes comme une glose par Ross
161 Selon Snell 1944 la personne critiqueacutee par Aristote serait Hippias (cf 86 B 6 DK)
65
genre au sujet de la premiegravere cause (Metaph Α3983b20-984a3 trad Duminil amp Jaulin modifieacutee)
La derniegravere phrase de ce texte difficile semble indiquer qursquoAristote nrsquoest pas convaincu que le
discours de ces laquo theacuteologiens raquo qui qursquoils soient porte reacuteellement laquo sur la nature raquo ndash autrement dit
qursquoil repreacutesente veacuteritablement une alleacutegorie physique162 En effet lrsquoheacutesitation exprimeacutee agrave la toute
fin du passage (τάχ ἂν ἄδηλον εἴη) peut srsquointerpreacuteter de deux maniegraveres soit elle concerne la
premiegravere moitieacute de la phrase et Aristote veut dire qursquoil nrsquoest pas sucircr que lrsquoopinion attribueacutee aux
laquo anciens raquo relegraveve vraiment du discours sur la nature soit elle porte sur le caractegravere obscur de la
faccedilon dont se sont exprimeacutes les premiers theacuteologiens qui dans lrsquohypothegravese ougrave ils ont vraiment
parleacute de la nature lrsquoauraient fait de faccedilon peu eacutevidente (par contraste avec Thalegraves) Cette
deuxiegraveme possibiliteacute drsquointerpreacutetation est toutefois moins vraisemblable que la premiegravere puisque
lrsquoobjectif drsquoAristote dans ce passage est de distinguer lrsquoapproche scientifique de Thalegraves de
lrsquoapproche mythique de ces anciens theacuteologiens et par le fait mecircme de justifier le statut de Thalegraves
de laquo chef de file raquo (ἀρχηγός) de la philosophie naturelle163 Les mots περὶ τῆς φύσεως de la
derniegravere phrase doivent donc ecirctre lus de faccedilon preacutedicative et non adjectivale (comme le
comprennent Duminil et Jaulin agrave lrsquoencontre de la plupart des traductions anteacuterieures) Aristote
ne srsquointerroge pas agrave savoir si cette opinion est vraiment ancienne (au contraire il insiste fortement
sur cette ancienneteacute cf τοὺς παμπαλαίους καὶ πολὺ πρὸ τῆς νῦν γενέσεως) mais plutocirct si elle
doit ecirctre consideacutereacutee comme un discours portant sur la nature ndash une question agrave laquelle il donne
tous les indices de croire que la reacuteponse est non
(c) Tradition poeacutetique et doctrines morales
Les textes tout juste examineacutes ont reacuteveacuteleacute la part drsquoexageacuteration dans lrsquoopinion voulant
qursquoAristote traitacirct fucirct-ce occasionnellement les anciens poegravetes comme des physiologues
srsquoexprimant par lrsquoalleacutegorie Qursquoen est-il maintenant des doctrines morales et psychologiques qursquoil
162 Par contraste Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste attribue avec une confiance eacuteclatante la paterniteacute de la theacuteorie de Thalegraves agrave Homegravere (223-6) laquo Prenez Thalegraves de Milet on admet qursquoil placcedila le premier agrave lrsquoorigine de lrsquounivers lrsquoeau comme eacuteleacutement primitif [hellip] Mais quel est le vrai pegravere de cette opinion Nrsquoest-ce pas Homegravere quand il a dit ldquoOceacutean pegravere de tous les ecirctresrdquo (Il XIV 246) raquo
163 Cf Mansfeld 1985 115-7
66
semble parfois relever chez ces mecircmes poegravetes Deux passages de la Politique164 sont ici agrave
consideacuterer
1 Il semble en effet que ce nrsquoest pas sans raison (οὐκ ἀλόγως) que le premier qui a eacutecrit cette fable (ὁ μυθολογήσας πρῶτος) a conjugueacute Aregraves et Aphrodite car tous les gens de cette sorte [scil les peuples guerriers] semblent bien porteacutes sur lrsquoamour soit des hommes soit des femmes (Pol 291269b27-31)165
2 [I]l y a quelque chose de raisonnable (εὐλόγως δ ἔχει) dans la fable raconteacutee par les anciens agrave propos des flucirctes On raconte en effet qursquoAtheacutena qui avait inventeacute les flucirctes les rejeta Il nrsquoest assureacutement pas faux de dire que crsquoest agrave cause de la deacuteformation du visage entraicircneacutee par le jeu de la flucircte que la deacuteesse se serait facirccheacutee cependant il est plus vraisemblable que crsquoest parce qursquoen ce qui concerne lrsquoesprit lrsquoapprentissage de la flucircte nrsquoa aucun effet or crsquoest agrave Atheacutena que nous rapportons la science et lrsquoart (Pol 861341b1-8)
Les expressions adverbiales οὐκ ἀλόγως et εὐλόγως qui se trouvent dans ces passages ne
semblent guegravere signifier autre chose qursquoune coiumlncidence heureuse que lrsquoon pourrait rendre plus
preacuteciseacutement par laquo crsquoest avec bon sens que hellip raquo ou laquo il y a du vrai dans ce qui est dit hellip raquo Dans le
premier cas Aristote fait reacutefeacuterence agrave un eacutepisode homeacuterique166 ceacutelegravebre agrave la fois pour son caractegravere
poleacutemique et pour son potentiel comique celui des amours adultegraveres drsquoAregraves et Aphrodite qui
aboutissent agrave lrsquoenchaicircnement des deux amants sous les yeux des dieux amuseacutes (Od 8266-369)
On ne peut certainement pas qualifier seacuterieusement drsquoalleacutegoregravese cette allusion spirituelle dans
laquelle Aristote relegraveve tout au plus un parallegravele litteacuteraire (accidentel) pour lrsquoideacutee qursquoil vient de
preacutesenter167 Eacutetant donneacute lrsquoampleur du scandale susciteacute par cet eacutepisode chez certains lecteurs
164 Eacutegalement citeacutes par Peacutepin (1958 123) comme exemples drsquoalleacutegories aristoteacuteliciennes
165 Roumlmer (1884 307) fait un rapprochement explicite entre ce passage de la Politique et lrsquointerpreacutetation laquo alleacutegorique raquo du fr 175
166 Homegravere est donc ici deacutesigneacute par lrsquoexpression laquo le mythologue raquo (ὁ μυθολογήσας) comparer avec les laquo theacuteologiens raquo (οἱ θεολογήσαντες) supra
167 Cf Hintenlang 1961 136 Le caractegravere comique est explicitement suggeacutereacute agrave lrsquointeacuterieur mecircme du reacutecit au cours duquel Deacutemodocos mentionne agrave deux reprises le rire des dieux (8326 343) Bien que le reacutecit possegravede une valeur theacutematique laquo seacuterieuse raquo dans le cadre du poegraveme nommeacutement en offrant un parallegravele divin agrave une situation qui srsquoapplique potentiellement agrave Ulysse la speacutecificiteacute olympienne du contexte dans lequel il se deacuteroule lui retire toute valeur tragique Le contraste entre la vengeance sanglante drsquoUlysse contre les preacutetendants et lrsquoarrangement agrave lrsquoamiable entre Aregraves et Heacutephaiumlstos illustre drsquoailleurs ce principe de la cosmologie homeacuterique selon lequel laquo there is no tragedy on the Olympus raquo (Brown 1989 291 cf Burkert 1960 140) Lrsquoeacutepisode avec ses menues polissonneries et ses conflits vite reacutesorbeacutes se conforme donc parfaitement agrave la deacutefinition aristoteacutelicienne du comique laquo un deacutefaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction raquo (Poet 51449a33) ainsi qursquoagrave un scheacutema narratif qursquoAristote associe agrave la comeacutedie laquo les personnages qui dans lrsquohistoire sont les pires ennemis Oreste et Eacutegisthe par exemple srsquoen vont amis agrave la fin et personne nrsquoest tueacute par personne raquo (Poet 131453a37-9)
67
anciens168 il est improbable que cette bregraveve allusion puisse ecirctre consideacutereacutee comme une apologie
alleacutegorisante169
Par ailleurs le contenu mecircme de cette remarque est ambigu soit i) Aristote veut dire qursquoAregraves
en tant que symbole de lrsquoesprit guerrier srsquounit agrave Aphrodite en tant que symbole de lrsquoamour
auquel cas lrsquoeacutepisode homeacuterique serait bien une sorte de repreacutesentation symbolique de
lrsquoassociation que fait Aristote drsquoun trait psychologique (la concupiscence) avec un trait culturel
(la propension agrave la guerre) soit ii) il veut tout bonnement dire que lrsquoeacutepisode en question est
psychologiquement vraisemblable puisque tous les guerriers et Aregraves en particulier sont
effectivement porteacutes aux plaisirs de lrsquoamour Cette seconde option est drsquoautant plus plausible que
la lecture aristoteacutelicienne de lrsquoeacutepopeacutee tend en ce qui concerne la psychologie du comportement agrave
traiter les personnages divins sur le mecircme plan que les personnages humains (voir infra chap 3
sect (ii)) Or si crsquoest bien lagrave le sens de la remarque drsquoAristote celle-ci nrsquoa rien drsquoalleacutegorique ndash
pas plus du moins que cette autre qui constitue une reacuteponse agrave un problegraveme homeacuterique preacutecis et
ougrave se trouve une ideacutee semblable
διὰ τί τὸν Ἀλέξανδρον πεποίηκεν οὕτως ἄθλιον ὥστε μὴ μόνον ἡττηθῆναι μονομαχοῦντα ἀλλὰ καὶ φυγεῖν καὶ ἀφροδισίων μεμνημένον εὐθὺς καὶ ἐρᾶν μάλιστα τότε φάσκοντα καὶ οὕτως ἀσώτως διακεῖσθαι
Ἀριστοτέλης μὲν φησὶν εἰκότως ἐρωτικῶς μὲν γὰρ καὶ πρότερον διέκειτο ἐπέτεινε δὲ τότε πάντες γάρ ὅταν μὴ ἐξῇ ἢ φοβῶνται μὴ οὐχ ἕξουσι τότrsquo ἐρῶσι μάλιστα διὸ καὶ νουθετούμενοι ἐπιτείνουσι μᾶλλον ἐκείνῳ δὲ ἡ μάχη τοῦτο ἐποίηκεν
Pourquoi Homegravere a-t-il repreacutesenteacute Alexandre comme un homme tellement miseacuterable que non seulement il a le dessous dans le duel mais en plus il prend la fuite puis songeant immeacutediatement agrave lrsquoamour et affirmant en avoir particuliegraverement le deacutesir agrave ce moment-lagrave il se trouve dans un tel eacutetat de deacutebauche
Aristote dit que cela est normal en effet il eacutetait deacutejagrave de disposition amoureuse avant ltle duelgt mais cela srsquoest intensifieacute agrave ce moment-lagrave Car pour tous les hommes lorsqursquoil est impossible ltdrsquoavoir quelque chosegt ou bien lorsqursquoils ont peur de ne pas lrsquoavoir crsquoest agrave ce moment-lagrave qursquoils deacutesirent le plus cette chose Crsquoest pourquoi mecircme si on le leur reproche ce sentiment srsquoaccroicirct
168 Cf Pl Resp 390c Zoiumlle fr 38 Friedlaumlnder Heacuteraclite (All 692) reacutesume ainsi tous ces griefs laquo Ils font tout un drame des amours drsquoAregraves et drsquoAphrodite et proclament sur tous les tons que crsquoest une fable impie raquo
169 Parmi les interpreacutetations alleacutegoriques anciennes de cet eacutepisode on trouve notamment 1) une alleacutegorie physique selon laquelle il srsquoagirait drsquoune repreacutesentation des ideacutees de lrsquoeacutecole sicilienne sur lrsquounion de la discorde et de lrsquoamitieacute (Heraclit All 697-11) 2) une alleacutegorie technique sur le travail de la forge (Heraclit All 6912-16) 3) une alleacutegorie eacutethico-politique par laquelle Homegravere en montrant un barde (Deacutemodocos) en train de chanter un tel reacutecit agrave la table des Pheacuteaciens un peuple notoirement dissolu aurait illustreacute la coiumlncidence de la corruption des moeurs et de celle de la culture (Plut Quomodo adul 19f)
68
encore Et agrave celui-lagrave [scil Alexandre] crsquoest la bataille qui a produit cet effet (Porph QHI ad 3441 1-5 MacPhail = fr 150 Rose)
Crsquoest tregraves vraisemblablement agrave ce mecircme eacuterotisme du guerrier qui explique autant les gestes
du dieu Aregraves que ceux de lrsquohumain Alexandre que fait allusion Aristote en Pol 291269b27-31
Une telle explication relegraveve de la psychologie et non de lrsquoalleacutegorie
Le second texte citeacute de la Politique fait reacutefeacuterence au mythe de la trouvaille de la flucircte par
Atheacutena un mythe qui semble avoir eacuteteacute traiteacute de faccedilon concurrente par deux poegravetes lyriques du Ve
siegravecle avant J-C Dans la version de Meacutelanippide (fr 2 Page) la deacuteesse aurait rejeteacute lrsquoinstrument
en lrsquoappelant laquo laideur et ruine du corps raquo (αἴσχεα σώματι λύμα) Teacutelestegraves en reacuteponse agrave
Meacutelanippide conteste la vraisemblance de cet eacuteveacutenement pourquoi Atheacutena que Clocircthocirc destine
de toute faccedilon agrave une eacuteternelle virginiteacute srsquooffusquerait-elle de son apparence Dans le mecircme
poegraveme Teacutelestegraves procegravede agrave un eacuteloge de la flucircte
Je ne peux pas croire en mon cœur que la divine Atheacutena la sage deacuteesse (σοφὰνhellip δίαν Ἀθάναν) pris ce sage instrument (σοφὸνhellip ὄργανον) dans les bosquets montagneux et effrayeacutee par la laideur qui offense le regard la lanccedila de nouveau hors de ses mains [hellip] Non cette histoire est inutile et contraire agrave la danse raconteacutee par des bardes insenseacutes et venue jusqursquoen Gregravece ndash un reproche envieux fait par les mortels agrave une sage discipline (σοφᾶςhellip τέχνας) (fr 1 Page)
Il est manifeste que la pratique de la flucircte dont Teacutelestegraves dans ce poegraveme deacutefend agrave reacutepeacutetition
les qualiteacutes intellectuelles en lrsquoassociant eacutetroitement agrave Atheacutena eacutetait lrsquoobjet drsquoun deacutebat parmi les
Anciens autour de ces mecircmes qualiteacutes170 ndash un deacutebat dont Aristote se fait lrsquoeacutecho dans le passage
de la Politique qui nous occupe171 Les deux interpreacutetations que donne Aristote du reacutecit du rejet
de la flucircte par Atheacutena loin de repreacutesenter le fruit de ses propres efforts drsquoalleacutegoregravese sont donc
tout bonnement un rappel de ce deacutebat dans lequel Aristote prend place parmi les deacutetracteurs de
lrsquoinstrument ndash et donne conseacutequemment sa faveur agrave celle de ces interpreacutetations qui sert le mieux
ses propres ideacutees sur le choix des disciplines musicales qui doivent ecirctre pratiqueacutees par les
citoyens drsquoune citeacute Encore une fois ce passage ne peut ecirctre lu comme davantage qursquoune
exploitation par Aristote drsquoun mythe connu voire simplement des caracteacuteristiques mythologiques
170 Atheacuteneacutee (8337e-f) rapporte un ancien distique sur la stupiditeacute notoire des joueurs drsquoaulos laquo Chez lrsquoaulegravete les dieux nrsquoont pas implanteacute lrsquoesprit car son esprit srsquoenvole en mecircme temps qursquoil souffle raquo (Ἀνδρὶ μὲν αὐλητῆρι θεοὶ νόον οὐκ ἐνέφυσαν ἀλλrsquo ἅμα τῷ φυσῆν χὠ νόος ἐκπέταται)
171 Sur lrsquohistoire culturelle de lrsquoaulos voir Wilson 2003
69
traditionnelles drsquoAtheacutena qui dans le fonds commun de la religion grecque en font la deacuteesse de
lrsquointelligence
Section (iv) Conclusion
Lrsquoexamen des textes aristoteacuteliciens dans lesquels certains ont vu un motif pour placer Aristote
dans les rangs des alleacutegoristes a suffisamment montreacute je crois lrsquoinsuffisance de ce motif Cela
dit et bien qursquoil nrsquoy ait manifestement pas lieu de lui attribuer des tendances alleacutegoristes il est
vrai qursquoAristote ne se consacre pas non plus agrave une reacutefutation en regravegle de lrsquoalleacutegoregravese poeacutetique
dont il ne fait jamais mention Mais lrsquoabsence de reacutefeacuterence explicite agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique
nrsquoimplique pas que celle-ci nrsquoait pu constituer une position antagoniste aux yeux drsquoAristote dont
les adversaires theacuteoriques sont bien souvent anonymes dans la Poeacutetique172
De plus lrsquoinsistance avec laquelle Aristote affirme que laquo il nrsquoy a rien de commun agrave Homegravere et
agrave Empeacutedocle sinon le megravetre si bien qursquoil est leacutegitime drsquoappeler lrsquoun poegravete et lrsquoautre naturaliste
plutocirct que poegravete raquo (Poet 11447b17-19) reacutevegravele peut-ecirctre une reacutesistance agrave lrsquoalleacutegorie physique173
laquelle tend preacuteciseacutement agrave confondre poegravete et naturaliste Du moins cette affirmation eacutetablit-elle
clairement que lrsquoidentiteacute du poegravete et celle du naturaliste doivent ecirctre deacutetermineacutees sur la base du
contenu plutocirct que la forme meacutetrique Dans le chapitre suivant il sera preacuteciseacutement question des
caracteacuteristiques distinctives de lrsquoœuvre poeacutetique centreacutees sur la notion de mimecircsis
172 Cf Gudeman 1931
173 Cf Porter 1992 95 Struck 2004 67
Chapitre 3 Les principes de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique peacuteripateacuteticienne
Lrsquoobjectif de ce chapitre sera de montrer comment la conception mimeacutetique de la poeacutesie qui
est celle drsquoAristote permet drsquoexpliquer la position drsquoeacutequilibre exceptionnelle que ce dernier et
ses disciples agrave sa suite adoptent entre alleacutegorie et litteacuteralisme La theacuteorie de la mimecircsis nrsquoest pas
entiegraverement une invention drsquoAristote car on en trouve quelques anticipations degraves le Ve siegravecle
avant J-C bien que ce soit plutocirct chez les poegravetes que chez leurs critiques Aucun de ces textes
toutefois ne peut veacuteritablement ecirctre compareacute agrave la position aristoteacutelicienne qui preacutesente tous les
caractegraveres formels drsquoune deacutefinition
Eacutetant donneacutee lrsquoimportance qursquoacquirent les eacutetudes litteacuteraires dans lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne
apregraves Aristote174 il est tout agrave fait remarquable de constater qursquoaucun de ses disciples directs ou
indirects nrsquoa laisseacute de traces de quelque interpreacutetation alleacutegorique que ce soit175 La populariteacute de
ce type de lecture aupregraves des autres milieux philosophiques et philologiques contemporains
permet certainement par contraste de consideacuterer comme un trait typiquement peacuteripateacuteticien ce
rejet (toujours implicite)176 de lrsquoalleacutegoregravese Eacutevidemment il serait meacutethodologiquement risqueacute
drsquoavancer lrsquoargument de lrsquoabsence de textes agrave saveur alleacutegorique dans les fragments des
Peacuteripateacuteticiens pour en tirer des conclusions deacutefinitives Aussi crsquoest par un examen attentif des
principes theacuteoriques drsquoAristote et des bribes conserveacutees du travail critique de ses disciples que
lrsquoon sera en mesure de montrer la valeur nettement anti-alleacutegorique ndash mais aussi anti-litteacuteraliste ndash
de lrsquoapproche peacuteripateacuteticienne sur la poeacutesie
En un premier temps me basant sur les eacuteleacutements doctrinaux essentiels de la poeacutetique
aristoteacutelicienne je montrerai comment celle-ci permet drsquoattribuer agrave la poeacutesie une place autonome
174 Cf Zeller 1897 II 447 Podlecki 1969
175 Cf Most 2010 27 Le cas de Palaiphatos ne fait pas exception son Περὶ ἄπιστα ne contient pas drsquointerpreacutetations alleacutegoriques mais des hypothegraveses historiques concernant les faits reacuteels qui ont pu ecirctre agrave lrsquoorigine de certains mythes
176 Il est concevable qursquoAristote avait preacutesenteacute une argumentation formelle contre lrsquoalleacutegorie en quelque partie perdue des Questions homeacuteriques du dialogue Sur les poegravetes ou de la seconde moitieacute de la Poeacutetique mais comme lrsquoaffirme Hintenlang (1961 141) il est impossible de le savoir drsquoapregraves lrsquoeacutetat des teacutemoignages
71
dans le champ du discours crsquoest-agrave-dire un statut exceptionnel qui la soustrait au dilemme entre
une lecture litteacuterale et une lecture alleacutegorique
Pour fins drsquoillustration jrsquoexaminerai ensuite quelques exemples de la faccedilon dont les
personnages divins et humains de la poeacutesie sont consideacutereacutes par les Peacuteripateacuteticiens car les
repreacutesentations du divin constituent un terreau particuliegraverement fertile de la lecture alleacutegorique
face agrave laquelle les analyses peacuteripateacuteticiennes forment un contraste frappant
La section suivante sera consacreacutee agrave mettre en eacutevidence le caractegravere reacutevolutionnaire de
lrsquoemphase theacuteorique placeacutee sur le mythos par Aristote ainsi que les conseacutequences produites par
ce deacuteplacement pour le deacuteveloppement drsquoune theacuteorie poeacutetique de plus en plus deacutetacheacutee des
contraintes du discours rheacutetorique et du discours historique
Enfin jrsquoexaminerai quelques teacutemoignages illustrant le type drsquoapproche poeacutetique privileacutegieacutee
par les membres de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne soit une lecture se situant geacuteneacuteralement hors du
champ de la veacuterification historique et de la lecture alleacutegorique
Section (i) Le statut eacutepisteacutemologique de la μίμησις
Dans un ouvrage sur lrsquoapparition de la notion de fiction en Gregravece M Finkelberg177 attribue agrave
Platon lrsquoeacutemergence de cette notion au sens approximativement moderne drsquoun discours deacutebarrasseacute
des contraintes de la dichotomie vraifaux Finkelberg insiste en effet sur lrsquoheacuteritage par Aristote
de la theacuteorie platonicienne de la mimecircsis Or elle ne semble faire aucune diffeacuterence entre les
usages platonicien et aristoteacutelicien du terme μίμησις Le but de cette section sera de montrer que
crsquoest chez Aristote et pas avant que la mimecircsis acquiert un statut ontologique et eacutepisteacutemologique
que lrsquoon peut agrave bon droit rapprocher du concept de laquo fiction raquo
(a) Au-delagrave du reacutealisme
Les deacuteveloppements platoniciens les plus extensifs sur le statut des arts mimeacutetiques et de leurs
produits se trouvent au livre dix de la Reacutepublique Platon en arrive agrave la conclusion que ces
177 Finkelberg 1998 181-91
72
produits sont laquo au troisiegraveme rang raquo par rapport au reacuteel crsquoest-agrave-dire en deccedilagrave des objets mateacuteriels
repreacutesenteacutes eux-mecircmes eacutetant en deccedilagrave des formes intelligibles ayant inspireacute le travail de lrsquoartisan
Dans la theacuteorie platonicienne lrsquoobjet mimeacutetique se situe donc agrave lrsquoun des extrecircmes du spectre du
reacuteel lequel se deacutecline sur une ligne continue caracteacuteriseacutee par une hieacuterarchie dans le niveau de
reacutealiteacute des objets Le μίμημα et la forme intelligible occupant tous deux une place sur cette ligne
ils sont naturellement compareacutes lrsquoun agrave lrsquoautre et eacutevalueacutes en fonction drsquoun critegravere identique soit
leur valeur de reacutealiteacute
Par contraste il est eacutevident que lrsquousage aristoteacutelicien du terme mimecircsis et des mots de mecircme
famille nrsquoimplique aucunement une banale reproduction de la reacutealiteacute drsquoougrave lrsquoinsuffisance ndash pour
ne pas dire lrsquoinexactitude ndash du mot laquo imitation raquo reacuteguliegraverement adopteacute par les traducteurs de la
Poeacutetique Le fait qursquoAristote rejette lrsquohypothegravese fondamentale de lrsquoexistence de formes
platoniciennes modegraveles intelligibles dont le monde nrsquoest qursquoune imitation nrsquoest eacutevidemment pas
eacutetranger agrave lrsquousage particulier qursquoil fait de mimecircsis
De plus mecircme si lrsquoon met de cocircteacute cette prise de position meacutetaphysique essentielle il faut se
garder de croire que le terme mimecircsis pourrait neacuteanmoins conserver chez Aristote le sens
drsquoimitation mais entre les seuls niveaux infeacuterieurs de la hieacuterarchie platonicienne ie lrsquoobjet
concret et la repreacutesentation artistique Bien au contraire toute la theacuteorie aristoteacutelicienne de la
composition poeacutetique suppose une activiteacute productrice baseacutee sur lrsquoexploitation de donneacutees de
nature diverse ndash cognitives eacutethiques rheacutetoriques ndash parmi lesquels le laquo reacutealisme raquo (pour employer
un terme dont il nrsquoy a pas drsquoeacutequivalent chez Aristote) nrsquooccupe qursquoune place mineure
En veacuteriteacute seuls deux eacuteleacutements figurant au nombre des prescriptions drsquoAristote suggegraverent un
rapport de correspondance explicite entre le poegraveme et le reacuteel 1) parmi les quatre exigences
relatives aux personnages drsquoune trageacutedie celle de la ressemblance (τὸ ὅμοιον)178 2) parmi les
regravegles geacuteneacuterales de la constitution de lrsquointrigue celle de la neacutecessiteacute et de la vraisemblance179
Toutefois comme je le montrerai agrave lrsquoinstant ces deux eacuteleacutements de reacutealisme sont largement
supplanteacutes par une tendance inverse qui tout au long de la Poeacutetique contribue agrave souligner
lrsquoindeacutependance de la sphegravere du poeacutetique et la nature du poegraveme comme artefact
178 Cf Poet 151454a24
179 Cf Poet 71451a12 (inter alia)
73
Au deacutebut du chapitre quinze de la Poeacutetique Aristote preacutesente comme caracteacuteristiques
souhaitables des personnages tragiques la bonteacute (τὸ χρηστόν) la convenance (τὸ ἁρμόττον) la
ressemblance (τὸ ὅμοιον) et la constance (τὸ ὁμαλόν) La signification exacte de lrsquoeacutepithegravete
ὅμοιον est incertaine drsquoautant plus qursquoAristote ne fournit aucun exemple pour lrsquoillustrer
contrairement aux trois autres caracteacuteristiques mais le sens le plus probable180 est celui de
ressemblance agrave laquo lrsquoecirctre humain raquo en geacuteneacuteral Or une exigence drsquoune telle impreacutecision laisse
eacutevidemment place agrave une mesure consideacuterable de non-ressemblance181 drsquoautant plus qursquoAristote
songe vraisemblablement agrave un modegravele humain geacuteneacuterique et non agrave des modegraveles individuels
crsquoest-agrave-dire historiques
Drsquoautre part le critegravere de ressemblance est en contradiction potentielle avec les trois autres
critegraveres qui le dominent numeacuteriquement et qui ont certainement la preacuteseacuteance182 La bonteacute (ou
encore la qualiteacute) des personnages de la trageacutedie est un eacuteleacutement essentiel au genre deacutejagrave
mentionneacute par Aristote en drsquoautres occasions dans la Poeacutetique Encore une fois le sens du terme
χρηστόν est discutable mais il semble faire reacutefeacuterence agrave des caracteacuteristiques agrave la fois morales et
sociales (le protagoniste doit ecirctre vertueux et appartenir agrave lrsquoune des grandes familles
aristocratiques de la tradition heacuteroiumlque) Quoi qursquoil en soit Aristote identifie explicitement
comme un trait geacuteneacuterique de la trageacutedie le fait que ses personnages sont supeacuterieurs aux ecirctres
humains laquo comme nous raquo crsquoest-agrave-dire laquo normaux raquo (cf Poet 1448a18 1454b9) Une telle
prescription constitue une sorte de mise agrave lrsquoeacutecart du reacutealisme du moins en ce qui concerne un
deacutetail preacutecis en faveur drsquoune adheacutesion agrave une convention du genre (tragique et eacutepique)183
180 Cf Lucas 1968 158
181 Cf Lucas 1968 158 Si toutefois comme le proposent certains (cf Hardy 1961 ad loc) Aristote entend plutocirct par ὅμοιον la ressemblance drsquoun personnage au prototype mythologique fourni par la tradition alors cette exigence est plus indeacutependante encore de la notion de reacutealisme puisque la mythologie abonde en personnages doteacutes de traits invraisemblables voire fantastiques Une telle signification de ὅμοιον est de toute faccedilon improbable car les personnages mythologiques ont des traits tellement diversifieacutes drsquoune version poeacutetique agrave lrsquoautre qursquoil est pratiquement impossible de parler de laquo prototype raquo mythologique
182 Aristote semble ecirctre conscient de cette contradiction potentielle du moins de la diffeacuterence importante entre la ressemblance et les autres critegraveres laquo Le troisiegraveme [scil but agrave viser] crsquoest la ressemblance ce qui est autre chose (ἕτερον) que de faire un caractegravere qui a qualiteacute ou convenance raquo (1454a24-5)
183 Cette convention semble avoir deacutejagrave eacuteteacute reconnue par le poegravete Aristophane qui raille Euripide pour ses repreacutesentations laquo reacutealistes raquo de personnages en haillons deacutepourvus de lrsquohabituelle distinction aristocratique des personnages tragiques
74
Quant agrave la convenance et la constance ce sont des critegraveres de coheacuterence interne
respectivement applicables agrave lrsquoespegravece et agrave lrsquoindividu τὸ ἁρμόττον deacutesigne ce qui convient au
type de personnage repreacutesenteacute τὸ ὁμαλόν lrsquoeacutegaliteacute de tempeacuterament du personnage individuel
dont le comportement doit preacutesenter suffisamment de stabiliteacute et de preacutedictibiliteacute Or
lrsquoapplication de ces critegraveres ne repose que partiellement sur une comparaison avec la reacutealiteacute En
effet les individus reacuteels preacutesentent parfois un comportement beaucoup plus erratique que ne le
font les personnages eacutepureacutes quasi unidimensionnels que requiegraverent lrsquouniteacute et lrsquointelligibiliteacute du
reacutecit selon Aristote ndash que lrsquoon songe au cas drsquoIphigeacutenie dont Aristote critique le brusque
changement drsquoattitude dans lrsquoIphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide (Poet 151454a31-33)
Essentiel agrave lrsquointelligibiliteacute selon Aristote est eacutegalement le caractegravere neacutecessaire de la seacutequence
des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes dans le deacuteveloppement de lrsquointrigue Agrave premiegravere vue la neacutecessiteacute
inheacuterente agrave lrsquointrigue pourrait ecirctre consideacutereacutee comme une exigence relevant du reacutealisme srsquoil
srsquoagissait de reacutealiser un reflet fidegravele de la neacutecessiteacute qui regravegne (partiellement du moins) dans le
monde de lrsquoempirie Ce nrsquoest toutefois pas le cas Crsquoest bien plutocirct en tant que construction
indeacutependante du reacuteel que la trame dramatique se doit de preacutesenter les apparences de la neacutecessiteacute
Lrsquointrigue reacutesulte en effet de la seacutelection drsquoune suite drsquoeacuteveacutenements en vue de la repreacutesentation
drsquoune action (praxis) unique Or cette uniteacute de lrsquoaction est commandeacutee par lrsquoobjet mimeacutetique
lui-mecircme (lequel est comparable agrave un ecirctre vivant) ainsi que par les conditions cognitives de la
reacuteception de lrsquoœuvre Crsquoest donc dire qursquoelle nrsquoest pas commandeacutee par la nature du monde reacuteel
lequel se caracteacuterise plutocirct par une surabondance de faits disparates et sans liens apparents Ce
processus de seacutelection dans lrsquoeacutelaboration de lrsquointrigue qui vise agrave un produit uniforme et universel
crsquoest ce qui rapproche le travail du poegravete de celui du philosophe et qui lrsquoeacuteloigne de celui de
lrsquohistorien184 En effet la diffeacuterence entre ceux-ci
est que lrsquoun dit ce qui a eu lieu lrsquoautre ce qui pourrait avoir lieu [hellip] La poeacutesie traite plutocirct du geacuteneacuteral la chronique du particulier Le laquo geacuteneacuteral raquo crsquoest le type de chose qursquoun certain type drsquohomme fait ou dit vraisemblablement ou neacutecessairement [hellip] Le laquo particulier raquo crsquoest ce qursquoa fait Alcibiade ou ce qui lui est arriveacute (Poet 91451b4-11)
Les poegravetes qui ont composeacute des Heacuteracleacuteides ou des Theacuteseacuteides ont donc commis une erreur
puisque le sujet mecircme de leurs compositions est impropre agrave lrsquoart poeacutetique et relegraveve de cette
184 La notion laquo drsquohistoire tragique raquo critiqueacutee par Polybe sorte de meacutelange entre les genres tragique et historique nrsquoa vraisemblablement rien avoir avec le Peacuteripatos cf Brink 1960
75
sous-cateacutegorie de lrsquohistoire qursquoest la biographie En effet laquo il se produit dans la vie drsquoun individu
unique un nombre eacuteleveacute voire infini drsquoeacuteveacutenements dont certains ne forment en rien une uniteacute et
de mecircme un individu unique accomplit un grand nombre drsquoactions qui ne forment en rien une
action une raquo (Poet 81451a18-19) Une relation toute deacutetailleacutee fucirct-elle des exploits de Theacuteseacutee
ou drsquoAlcibiade peut certainement constituer un portrait exact drsquoun pan de la reacutealiteacute mais elle
nrsquoen est pas moins eacutetrangegravere agrave la nature mimeacutetique de lrsquoobjet poeacutetique
(b) Le poeacutetique une nouvelle cateacutegorie discursive
La deacutelimitation de la sphegravere du poeacutetique dont Aristote agrave deacutefaut de concurrents identifiables
doit ecirctre consideacutereacute lrsquoauteur consiste ainsi agrave tailler dans le champ du discours une section
intermeacutediaire entre la fausseteacute et la veacuteriteacute Le discours du poegravete contrairement agrave celui du
philosophe de lrsquohistorien ou de lrsquoauteur de tekhnai est deacutepourvu de valeur de veacuteriteacute Ni vrai ni
faux il est plutocirct laquo bien raquo ou laquo mal raquo reacutealiseacute crsquoest-agrave-dire soit en conformiteacute soit en rupture avec
les standards de lrsquoart comme tout autre artefact humain La poeacutesie devient chez Aristote une
espegravece de la mimecircsis mais ce avant drsquoecirctre une espegravece du discours
Cette transformation opegravere une veacuteritable reacutevolution dans la penseacutee ancienne sur la poeacutesie On
ne trouve rien de comparable chez les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote alors que les alleacutegoristes
perccediloivent chez les poegravetes une volonteacute de diffusion occulte de veacuteriteacutes supeacuterieures les penseurs
drsquoenvergure tels Gorgias et Platon assimilent la poeacutesie agrave un mode drsquoexpression voueacute agrave la
tromperie et agrave lrsquoillusion et surtout dans le cas de Platon constamment diminueacute par la
comparaison avec drsquoautres modes jugeacutes plus veacuteridiques Il revient agrave Aristote drsquoavoir soustrait
lrsquoart poeacutetique agrave toute comparaison de cet ordre le poegravete chez lui nrsquoest jamais compareacute qursquoagrave
drsquoautres poegravetes185
Lrsquoexpression la plus claire et la plus provocante par Aristote de cette exemption du poeacutetique
des critegraveres habituels du discours se trouve peut-ecirctre dans son admiration paradoxale pour la
185 Je fais ici abstraction des nombreux passages ougrave Aristote fait un usage ponctuel et opportuniste de citations poeacutetiques agrave lrsquoappui drsquoune ideacutee dans le cadre drsquoune argumentation Un tel usage consiste tout au plus agrave relever des correspondances accidentelles et ne preacutesume en rien de la laquo veacuteriteacute raquo intrinsegraveque des mots des poegravetes citeacutes Platon lui-mecircme qursquoon ne peut certes soupccedilonner drsquoaccorder une creacuteance excessive aux poegravetes utilise ce proceacutedeacute que Tate (1934 112) deacutesigne par lrsquoexpression laquo interpreacutetation alleacutegorique artificielle raquo (artificial allegorism)
76
faccedilon dont Homegravere a laquo appris aux autres la faccedilon dont on doit dire des mensonges (ψευδῆ λέγειν
ὡς δεῖ) raquo (Poet 241460a20) Le laquo mensonge raquo apparaicirct ici comme un art agrave pratiquer selon des
regravegles preacutecises (ὡς δεῖ)
De plus comme Aristote le preacutecise immeacutediatement le ψευδῆ λέγειν en question deacutesigne
lrsquousage du paralogisme consistant agrave deacuteduire du conseacutequent la veacuteriteacute de lrsquoanteacuteceacutedent sur la base de
la relation drsquoimplication du conseacutequent par le preacuteceacutedent laquo Les gens srsquoimaginent que lorsque tel
fait entraicircne tel autre ou tel eacuteveacutenement tel autre lrsquoexistence du second implique celle du fait ou
de lrsquoeacuteveacutenement premier ndash or crsquoest faux (ψεῦδος) raquo (241460a21-23) Les laquo mensonges raquo
drsquoHomegravere nrsquoont donc rien agrave voir avec le topos ancien concernant le caractegravere fictionnel (ie
laquo mensonger raquo) des propos des poegravetes186 dont la premiegravere occurrence remonte aussi loin que le
proegraveme de la Theacuteogonie drsquoHeacutesiode voire qursquoHomegravere187 Ils sont plutocirct agrave rapprocher de la
preacutemisse de la Rheacutetorique selon laquelle le grand public est geacuteneacuteralement incapable de suivre un
raisonnement soutenu et accepte facilement les conclusions tireacutees drsquoun paralogisme Agrave lrsquoinstar de
lrsquoorateur les propos du poegravete se voient ainsi fermement rattacheacutes agrave la sphegravere du vraisemblable (τὸ
εἰκός)188
Par contraste avec lrsquoindiffeacuterence relative qursquoil affiche face aux critegraveres de reacutealisme et de veacuteriteacute
lrsquoinsistance drsquoAristote agrave souligner lrsquoimportance de la coheacuterence interne des divers eacuteleacutements du
reacutecit est tout agrave fait remarquable La justesse de la construction poeacutetique est tout entiegravere tourneacutee
vers lrsquointeacuterieur vers lrsquoeacutelaboration drsquoun monde coheacuterent par rapport agrave lui-mecircme et minimalement
redevable au modegravele reacuteel dont il est une sorte de rappel volontairement alteacutereacute
Cette rupture avec la conception ancienne de la mimecircsis poeacutetique qui subordonnait avec
beaucoup plus de force le μίμημα agrave son modegravele a eacutevidemment des conseacutequences du point de vue
du type de lecture que commande la poeacutesie La position theacuteorique standard preacute-aristoteacutelicienne
sur la poeacutesie qui se reacutesume dans la remarque suivante de Platon laquo Tout ce que disent les
conteurs drsquohistoires et les poegravetes nrsquoest-il pas le reacutecit raconteacute drsquoeacuteveacutenements ou passeacutes ou preacutesents
186 Cf Gallavotti 1968 241
187 Theog 27-28 Od 11363-66
188 Lrsquointerpeacuteneacutetration des cateacutegories poeacutetiques et rheacutetoriques est particuliegraverement claire dans le cas du terme meacutelioratif πιθανός que lrsquoon retrouve reacuteguliegraverement dans les scholies aux poegravetes au sens non pas drsquoargument persuasif mais de scegravene laquo reacutealiste raquo (cf Jouanna 2001 12)
77
ou futurs (διήγησις [hellip] ἢ γεγονότων ἢ ὄντων ἢ μελλόντων) raquo (Resp 392d) implique une
relation de correspondance entre le discours poeacutetique et la reacutealiteacute historique une relation dont
lrsquoexactitude peut ecirctre objectivement eacutevalueacutee Dans un tel modegravele eacutetant donneacutee lrsquoinexactitude
manifeste ndash ie litteacuterale ndash du discours poeacutetique par rapport agrave la reacutealiteacute qursquoil doit rendre ou encore
par rapport agrave une norme morale consideacutereacutee comme vraie il devient neacutecessaire si lrsquoon doit
laquo sauver raquo le poegravete drsquoadapter sa lecture afin drsquoecirctre en mesure de trouver chez lui ce qui doit par
hypothegravese srsquoy trouver Le modegravele mimeacutetique de la poeacutesie inaugureacute par Aristote remplace la
formule platonicienne qui fait appel agrave des eacuteveacutenements appartenant au temps reacuteel (passeacute preacutesent
ou futur) par une formule de modaliteacute potentielle crsquoest-agrave-dire atemporelle laquo le rocircle du poegravete est
de dire non pas ce qui a lieu reacuteellement mais ce qui pourrait avoir lieu (οἷα ἂν γένοιτο) dans
lrsquoordre du vraisemblable ou du neacutecessaire raquo (Poet 91451a36-37)
De plus lrsquoobjet de la mimecircsis au sens aristoteacutelicien est lrsquoaction ou encore lrsquoeacuteveacutenement189 ce
qui lrsquooppose eacutegalement au modegravele stoiumlcien dans lequel la poeacutesie est deacutefinie comme laquo une forme
poeacutetique qui a un sens contenant une imitation de choses divines et humaines raquo (ποίησις δέ ἐστι
σημαντικὸν ποίημα μίμησιν περιέχον θείων καὶ ἀνθρωπείων)190 Cette deacutefinition stoiumlcienne
qui preacutesuppose la preacutesence de reacutealiteacutes de deux ordres distincts repreacutesenteacutees dans les poegravemes est
tout agrave fait en accord avec la pratique de lrsquoalleacutegorie typique de cette eacutecole191 Par contraste parce
qursquoil reacuteduit lrsquoimportance drsquoune telle comparaison avec la reacutealiteacute ndash permanente ou historique ndash le
modegravele aristoteacutelicien supprime toute neacutecessiteacute de recours agrave lrsquoalleacutegorie
(c) Meacutegaclide et le πλάσμα
Une notion eacutetroitement lieacutee agrave celle de mimecircsis mais que je nrsquoai pas eu lrsquooccasion de
mentionner jusqursquoici est celle de πλάσμα le plus souvent rendu par les mots laquo fiction raquo ou
189 Aristote parle tantocirct drsquoune imitation laquo drsquohommes en action raquo (πράττοντας) tantocirct drsquoune imitation laquo drsquoactions raquo (πράξεις) (cf Poet 1448a1 1449b25)
190 Diog Laert 760 ougrave la deacutefinition est attribueacutee agrave Posidonios Cf les deacutefinitions de divers genres poeacutetiques remontant vraisemblablement agrave Theacuteophraste infra section (iii) de ce chapitre
191 DeLacy (1948 262) fait remarquer agrave juste titre que lrsquousage des termes relatifs agrave la mimecircsis par les Stoiumlciens est intimement lieacute agrave leur pratique de lrsquoalleacutegoregravese (et donc fondamentalement distinct de lrsquousage aristoteacutelicien) Sur lrsquoexacerbation de la dichotomie humaindivin dans la tradition alleacutegorique voir infra section (ii)
78
laquo invention raquo Ce terme figure dans deux fragments attribueacutes au Peacuteripateacuteticien Meacutegaclide dont
lrsquointerpreacutetation reacuteguliegraverement donneacutee par les commentateurs me semble erroneacutee
Le premier texte porte sur le passage de lrsquoIliade ougrave Hector reste seul devant les portes de
Troie attendant de pied ferme le combat avec Achille pendant que celui-ci court en vain dans la
plaine agrave la poursuite drsquoApollon qui a pris les traits drsquoun guerrier troyen pour le berner
ἄξιον ζητήσεως πῶς ἀπόντος Ἀχιλλέως μηδεὶς πολεμεῖ Ἕκτορι ἢ τάχα συνεπορεύοντο αὐτῷ καὶ οἱ λοιποὶ ἀριστεῖς διώκοντι Ἀπόλλωνα Μεγακλείδης δέ φησι ταῦτα πάντα πλάσματα εἶναι
Il vaut la peine de se demander comment il se fait que personne nrsquoattaque Hector pendant qursquoAchille est au loin Peut-ecirctre que les autres heacuteros sont partis avec lui agrave la poursuite drsquoApollon Mais Meacutegaclide dit que toutes ces choses sont des inventions (schol b Il 2236 ex = fr 6b Janko)
Lrsquoexpression laquo toutes ces choses raquo (ταῦτα πάντα) englobe apparemment plusieurs
eacuteveacutenements et notamment lrsquoeacutepisode du duel lui-mecircme entre Achille et Hector comme le reacutevegravele
le second commentaire de Meacutegaclide ougrave intervient le terme πλάσμα
Μεγακλείδης πλαστὴν εἶναι τὴν μονομαχίαν φησίνmiddot daggerπῶς γὰρ τὰ Ἡφαιστότευκτα ὅπλα εἰσίν
Μεγακλείδης πλάσμα εἶναί φησι τοῦτο τὸ μονομάχιονmiddot πῶς γὰρ τοσαύτας μυριάδας νεύματι Ἀχιλλεὺς ἀπέστρεφεν
Meacutegaclide affirme que le duel est inventeacute car comment les armes faites par Heacutephaiumlstos hellip [texte corrompu] (schol T Il 22205-7a1)
Meacutegaclide affirme que ce duel est une invention car comment Achille a-t-il arrecircteacute des hommes aussi nombreux par un signe de tecircte (schol b Il 22205-7a2)
Meacutegaclide a donc avanceacute au moins deux arguments pour appuyer son opinion selon laquelle
cet eacutepisode est une laquo invention raquo Lrsquoun est lrsquoinvraisemblance attacheacutee agrave la scegravene ougrave Achille par un
simple signe empecircche lrsquoarmeacutee grecque de srsquoen prendre agrave Hector afin de se reacuteserver la gloire de le
tuer lui-mecircme Lrsquoautre est difficile agrave reconstituer en raison de la lacune dans le texte mais la
reacutefeacuterence aux laquo armes drsquoHeacutephaiumlstos raquo montre qursquoil concerne soit lrsquoarmure porteacutee par Achille lors
de ce duel soit celle porteacutee par Hector ndash toutes deux eacutetant lrsquoœuvre drsquoHeacutephaiumlstos
Aristote dans la Poeacutetique fait aussi allusion agrave lrsquoun des problegravemes mentionneacutes par Meacutegaclide
soit le caractegravere laquo irrationnel raquo (τὸ ἄλογον) de la scegravene avec Achille retenant lrsquoarmeacutee laquo la scegravene
de la poursuite drsquoHector serait comique au theacuteacirctre ndash drsquoun cocircteacute la foule debout qui ne le poursuit
79
pas de lrsquoautre Achille qui la contient drsquoun signe de tecircte ndash mais dans lrsquoeacutepopeacutee cela ne se
remarque pas raquo (241460a14-17) Selon Gudeman (1934 ad loc) Aristote offrirait lagrave une reacuteponse
agrave Meacutegaclide agrave qui Gudeman attribue par ailleurs une disposition drsquoesprit semblable agrave celle de
Zoiumlle192 crsquoest-agrave-dire une volonteacute excessive de critiquer Homegravere jusque dans les moindres deacutetails
Gudeman est en cela influenceacute par lrsquousage du mot πλάσμα par Meacutegaclide qursquoil juge drsquoembleacutee
ecirctre un terme peacutejoratif193
Certaines raisons laissent pourtant croire que ce jugement sur la position de Meacutegaclide
pourrait ecirctre erroneacute Drsquoune part Meacutegaclide est apparu ailleurs comme lrsquoauteur drsquoune deacutefense
drsquoHomegravere preacuteciseacutement contre ce Zoiumlle deacutefense emphatique srsquoil en est une et qui semble plutocirct le
placer aux rangs des λυτικοί soit en position antagoniste avec Zoiumlle194 Drsquoautre part il deacutemontre
en au moins une autre occasion qursquoil possegravede des outils de lecture sophistiqueacutes qui deacutementent le
jugement reacutepandu selon lequel son approche litteacuteraire est laquo naiumlve raquo195 Il srsquoagit drsquoailleurs drsquoune
reacuteponse offerte agrave un autre problegraveme homeacuterique ce qui confirme son rocircle de λυτικός (Patrocle se
preacuteparant agrave affronter les Troyens revecirct les armes drsquoAchille mais ne prend pas sa lance dont le
poegravete dit que seul Achille peut la soulever)
διὰ τί οὖν μόνον τὸ Πηλιωτικὸν αὐτῷ ἀναρμοστεῖ δόρυ τῶν ἄλλων ἁρμοσάντων ὅπλων Μεγακλείδης ἐν δευτέρῳ Περὶ Ὁμήρου προοικονομεῖσθαί φησιν Ὅμηρον τὴν ὁπλοποιΐανmiddot καὶ ἐπειδὴ τὰς μὲν ἄλλας ὕλας ἐξ ὧν ὁ Ἥφαιστος ἐδημιούργει τὰ ὅπλα τὸν χρυσὸν καὶ τὸν ἄργυρον οὐκ ἀπίθανον εἶναι καὶ ἐν οὐρανῷ δένδρον δὲ οὐράνιον λέγειν καταγελαστότατον ἦν διὰ τοῦτο τὰ μὲν λοιπὰ ὅπλα πεποίηκε τὸν Πάτροκλον φέροντα ἃ καὶ ἀπολόμενα ἐτύγχανεν ἂν τῆς Ἡφαίστου δημιουργίας μόνον δὲ τὸ δόρυ ἐάσαντα ἵνα σωθῇ καταλειπόμενονmiddot τοῦτο γὰρ ἀπολόμενον οὐκ ἂν ὁ Ἥφαιστος κατεσκεύασε πιθανῶς διὰ τὸ τὴν ὕλην αὐτοῦ μὴ οὐράνιον ἀλλ ἔγγειον καὶ Πηλιῶτιν εἶναι
Pourquoi donc est-ce uniquement la lance du Peacutelion qui ne lui convient pas alors que les autres piegraveces de lrsquoarmement lui vont bien Meacutegaclide dans le deuxiegraveme livre de son Sur Homegravere dit qursquoHomegravere preacutepare la scegravene de la fabrication des armes Et crsquoest parce que dans le cas des autres mateacuteriaux avec lesquels Heacutephaiumlstos fabrique les armes soit lrsquoor et lrsquoargent il nrsquoeacutetait pas invraisemblable qursquoon en trouve dans le ciel tandis qursquoil aurait eacuteteacute fort ridicule de parler drsquoun arbre ceacuteleste Crsquoest pour cette raison qursquoil a fait en sorte que Patrocle emporte les autres armes ndash que une fois perdues ltAchillegt pourrait obtenir gracircce au travail drsquoHeacutephaiumlstos ndash et qursquoil laisse uniquement la lance afin que resteacutee derriegravere elle soit sauveacutee Car celle-ci si elle avait eacuteteacute perdue
192 Janko 2000 143 fait eacutegalement un rapprochement entre Meacutegaclide et Zoiumlle
193 Cf Papadopoulou (1999 204-6) qui attribue semblablement une eacutevaluation neacutegative agrave Meacutegaclide
194 Cf fr 11 Janko (supra p 52) en particulier lrsquoexclamation laquo πῶς ἂν οὖν οἰωνὸς σαφέστερος φανείη raquo
195 Pace Janko 2000 143 laquo Megaclidesrsquo decidedly naiumlve approach to myth raquo
80
Heacutephaiumlstos nrsquoaurait pu la remplacer de faccedilon vraisemblable puisque le bois dont elle est faite nrsquoest pas un mateacuteriau ceacuteleste mais terrestre originaire du Peacutelion (schol A Il 16140b Porph vel D)
La preacutesence du verbe προοικονομεῖσθαι dans ce texte est remarquable Il srsquoagit lagrave de lrsquoune
des plus anciennes occurrences de ce terme technique de la critique litteacuteraire ancienne qui
deacutesigne par lagrave le travail drsquoanticipation du poegravete dans la disposition des eacuteveacutenements du reacutecit196 En
plus drsquouser de ce terme technique typique drsquoune conception artisanale de la poeacutesie Meacutegaclide
porte attention agrave la conformiteacute de la scegravene avec ce qui apparaicirct adeacutequat agrave la digniteacute divine
puisqursquoil serait laquo hautement ridicule raquo (καταγελαστότατον) de repreacutesenter Heacutephaiumlstos travaillant
le bois Homegravere a fait en sorte que la lance drsquoAchille nrsquoait pas agrave ecirctre remplaceacutee Cette remarque
semble motiveacutee par des preacuteoccupations rheacutetoriques197 davantage que par un souci de pieacuteteacute ou de
reacutealisme
Agrave lrsquoappui de lrsquoideacutee selon laquelle Meacutegaclide use du terme plasma de faccedilon neacutegative
Papadopoulou avance le commentaire suivant qui porte sur le discours de deacutefi qursquoadresse
Tleacutepolegraveme agrave Sarpeacutedon juste avant leur affrontement dans lrsquoIliade (Tleacutepolegraveme se vante drsquoecirctre un
descendant drsquoHeacuteraclegraves qui aurait jadis mis Troie agrave sac)
εὖ τὸ παράδειγμα τῆς Ἡρακλέους ἀρετῆς ὅτι οὐκ ἄλλοθεν αὐτὸ φέρει ἢ ἐκ τῆς νῦν πολεμουμένης πόλεως Μενεκλῆς [Μεγακλῆς ] δέ φησιν ἐψεῦσθαι τὴν ἐπὶ Ἴλιον στρατείαν
[Il eacutevoque] de faccedilon approprieacutee lrsquoexemple de la valeur drsquoHeacuteraclegraves parce qursquoil ne prend pas cet exemple ailleurs que dans la ville mecircme qui est attaqueacutee agrave ce moment-lagrave Mais Meacutegaclegraves dit que cette campagne contre Troie est faussement raconteacutee (schol bT Il 5640 ex)
La correction de Μενεκλῆς en Μεγακλῆς (proposeacutee par Muumlller cf FHG 4443) ainsi que
lrsquoidentification de ce Meacutegaclegraves agrave Meacutegaclide sont geacuteneacuteralement accepteacutees198 notamment sur la
base de ce texte tireacute drsquoAtheacuteneacutee
Μεγακλείδης ἐπιτιμᾷ τοῖς μεθ Ὅμηρον καὶ Ἡσίοδον ποιηταῖς ὅσοι περὶ Ἡρακλέους εἰρήκασιν ὡς στρατοπέδων ἡγεῖτο καὶ πόλεις ᾕρειmiddot ὃς μεθ ἡδονῆς πλείστης τὸν μετ ἀνθρώπων βίον διετέλεσε [hellip] τοῦτον οὖν φησίν οἱ νέοι ποιηταὶ κατασκευάζουσιν ἐν λῃστοῦ σχήματι μόνον περιπορευόμενον ξύλον ἔχοντα καὶ λεοντῆν καὶ τόξαmiddot καὶ ταῦτα πλάσαι πρῶτον Στησίχορον τὸν Ἱμεραῖον
196 Cf Nuumlnlist 2009 29
197 Selon Aristote (Rh 31408a10-14) le fait de parler noblement de choses triviales est une faute de convenance qui fait laquo tomber dans la comeacutedie raquo
198 Cf Erbse ad loc (app crit)
81
Meacutegaclide critique les poegravetes posteacuterieurs agrave Homegravere et agrave Heacutesiode qui deacuteclarent qursquoHeacuteraclegraves a conduit des armeacutees et pris des villes alors qursquoil a passeacute sa vie terrestre dans le plus grand plaisir possible [hellip] Ce sont donc les poegravetes reacutecents dit-il qui font de lui un errant solitaire habilleacute en brigand avec une massue une peau de lion et un arc Et le premier agrave avoir inventeacute ces choses est Steacutesichore drsquoHimegravere (Ath 12512e-f)
Combinant ces deux teacutemoignages sur Meacutegaclide Papadopoulou en conclut qursquoil consideacuterait
avec meacutefiance lrsquoinvention poeacutetique laquelle serait associeacutee au mensonge (ἐψεῦσθαι) et par
conseacutequent agrave la fausseteacute Mais si le verbe ἐψεῦσθαι qui apparaicirct dans la scholie au vers 5640 est
compris comme se rapportant agrave Homegravere alors les deux textes tout juste citeacutes sont difficilement
reacuteconciliables Atheacuteneacutee affirme explicitement que la critique de Meacutegaclide concernant la
repreacutesentation drsquoHeacuteraclegraves srsquoadresse aux poegravetes apregraves Homegravere et Heacutesiode crsquoest-agrave-dire aux
neoteroi ce nrsquoest pas avant Steacutesichore pense-t-il qursquoHeacuteraclegraves a endosseacute son costume de guerrier
austegravere Lrsquoimplication semble ecirctre que la repreacutesentation homeacuterique drsquoHeacuteraclegraves est correcte agrave ses
yeux et qursquoil nrsquoy a pas lieu de convaincre Homegravere de mensonge agrave cet eacutegard
Aussi consideacuterant que crsquoest en fait Tleacutepolegraveme qui rapporte les exploits anciens drsquoHeacuteraclegraves agrave
Troie il semble plus naturel de penser que le laquo mensonge raquo en question est attribueacute agrave ce
personnage et non au poegravete Cela est drsquoautant plus probable que Tleacutepolegraveme quelques lignes
avant de vanter les exploits de son ancecirctre accuse justement de mensonge ceux qui font de
Sarpeacutedon un descendant de Zeus alleacuteguant que son ennemi nrsquoest pas agrave la hauteur de cette
reacuteputation199 Le commentaire de Meacutegaclide serait donc une faccedilon de souligner que crsquoest en fait
Tleacutepolegraveme qui par vantardise invente ce reacutecit afin de glorifier sa propre ligneacutee Une telle lecture
est tout agrave fait autoriseacutee par le texte de la scholie qui ne preacutecise pas quel est le compleacutement
drsquoagent du verbe ἐψεῦσθαι (le texte fort elliptique est probablement mutileacute) Μεγακλῆς δέ
φησιν ἐψεῦσθαι τὴν ἐπὶ Ἴλιον στρατείαν
Ces diverses consideacuterations laissent penser que Meacutegaclide pourrait fort bien avoir voulu
exprimer autre chose qursquoune critique en qualifiant lrsquoeacutepisode du duel de plasma Tout comme
Aristote dans le cas du rempart acheacuteen (voir infra chap 5 sect (ii)) il est possible que son
commentaire ait fait originellement partie drsquoune reacuteponse offerte aux critiques nombreuses
adresseacutees agrave divers deacutetails relatifs agrave cet eacutepisode Plus preacuteciseacutement le fait de qualifier en bloc une
suite drsquoeacuteveacutenements (ταῦτα πάντα) drsquoinventions pourrait constituer un encouragement agrave
199 Il 5635 laquo On ment (ψευδόμενοι) quand on te dit descendant de Zeus porte-eacutegide raquo
82
abandonner la recherche de justifications narratives complexes dans lesquelles se speacutecialisent les
λυτικοί On verra dans le prochain chapitre qursquoune attitude semblable se manifeste reacuteguliegraverement
dans les commentaires drsquoAristarque
(d) La deacutesignation meacutetaphorique
Aristote admet non seulement le caractegravere singulier du statut ontologique du contenu du
discours poeacutetique mais aussi certaines qualiteacutes exceptionnelles attacheacutees agrave sa forme Le langage
poeacutetique preacutesente une diffeacuterence significative avec lrsquousage non poeacutetique en ce qursquoil recourt
davantage agrave lrsquoexpression figureacutee ndash au premier chef agrave la meacutetaphore Mais cette diffeacuterence est de
nature quantitative et non qualitative la meacutetaphore est une figure privileacutegieacutee tant pour les poegravetes
que les orateurs laquo car tout le monde en parlant fait usage de meacutetaphores raquo (πάντες γὰρ
μεταφοραῖς διαλέγονται) (Rh1404b34)200 Crsquoest donc dire que la meacutetaphore fait partie de
lrsquousage naturel et spontaneacute du langage bien que sa maicirctrise reacuteelle crsquoest-agrave-dire la composition de
bonnes meacutetaphores exige un talent qui nrsquoest pas uniformeacutement partageacute
La meacutetaphore est deacutefinie de faccedilon tregraves geacuteneacuterale comme lrsquoapplication agrave une chose drsquoun nom
impropre en vertu de la perception drsquoune certaine ressemblance201 Tout comme le concept de
mimecircsis celui de meacutetaphore implique donc un eacutequilibre deacutelicat entre ressemblance et
eacuteloignement202 et se rattache au travail poeacutetique plus qursquoagrave tout autre De plus tous deux se voient
attribueacutes une valeur agrave la fois heacutedoniste et didactique en vertu du pheacutenomegravene cognitif de la
reconnaissance Toutefois on ne voit nulle part Aristote reacutealiser un rapprochement theacuteorique
explicite entre lrsquoactiviteacute mimeacutetique et la stylisation lexicale meacutetaphorique ou autre ndash sauf
peut-ecirctre en une rare occasion Deacutecrivant lrsquoaptitude des mots exotiques agrave susciter chez les
auditeurs une agreacuteable surprise il ajoute
200 Cf Poet 221459a10-14 ougrave la meacutetaphore est associeacutee au megravetre iambique parce qursquoil est le plus proche de la langue parleacutee
201 Cf Poet 211457b6-7 ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορὰ 221459a7-8 τὸ γὰρ εὖ μεταφέρειν τὸ τὸ ὅμοιον θεωρεῖν ἐστιν
202 Cf Ricœur 1975 57
83
ἐπὶ μὲν οὖν τῶν μέτρων πολλά τε ποιεῖται οὕτω καὶ ἁρμόττει ἐκεῖ (πλέον γὰρ ἐξέστηκεν περὶ ἃ καὶ περὶ οὓς ὁ λόγος) ἐν δὲ τοῖς ψιλοῖς λόγοις πολλῷ ἐλάττωmiddot ἡ γὰρ ὑπόθεσις ἐλάττων ἐπεὶ καὶ ἐνταῦθα εἰ δοῦλος καλλιεποῖτο ἢ λίαν νέος ἀπρεπέστερον ἢ περὶ λίαν μικρῶν
En vers donc toutes sortes de noms produisent de lrsquoeacutetrangeteacute et ils sont lagrave agrave leur place car les choses et les personnes dont il y est question sont plus eacuteloigneacutes en prose au contraire on a beaucoup moins de latitude parce que le propos est plus modeste (en effet mecircme en vers agrave supposer qursquoun esclave srsquoexprime en termes choisis ou un trop jeune homme il y aurait disconvenance ou si lrsquoon parle de choses trop triviales) (Rh 31404b11-17 trad Chiron modifieacutee)
Ici les sujets respectifs de la poeacutesie et de la prose (cf περὶ ἃ καὶ περὶ οὕς ἡ ὑπόθεσις) sont
distingueacutes selon qursquoils srsquoeacuteloignent (ἐξέστηκεν) de la reacutealiteacute quotidienne ou qursquoils sont au
contraire modestes (ἐλάττων) et cette distinction en entraicircne une autre du point de vue de la
sophistication de langage qui est approprieacutee dans chaque cas
Finalement il est possible de deacutetecter dans une remarque qursquoAristote ne fait qursquoen passant un
contraste entre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique (erroneacutee) et lrsquoappreacutehension (correcte) des meacutetaphores
Agrave la fin de la Meacutetaphysique dans sa critique de la theacuteorie des nombres-principes des
Pythagoriciens chez qui Aristote deacutenonce la propension agrave eacutetablir des correspondances
numeacuteriques arbitraires apparaicirct la comparaison suivante pour le moins surprenante
ὅμοιοι δὴ καὶ οὗτοι τοῖς ἀρχαίοις Ὁμηρικοῖς οἳ μικρὰς ὁμοιότητας ὁρῶσι μεγάλας δὲ παρορῶσιν
Ainsi ils [les Pythagoriciens] ressemblent aux anciens interpregravetes drsquoHomegravere qui voient de petites ressemblances et en neacutegligent de grandes (Metaph Ν1093a27)
Aristote fait manifestement reacutefeacuterence agrave une approche preacutecise typique des anciens homeacuteristes
qursquoil place tous ensemble dans le mecircme panier et auxquels il attribue lrsquohabitude de relever
certaines ressemblances et drsquoen ignorer drsquoautres En deacutepit de sa briegraveveteacute ce texte mrsquoapparaicirct
susceptible de constituer une critique de la meacutethode alleacutegorique Les laquo petites ressemblances raquo
auxquelles srsquoattachent ces individus pourraient deacutesigner les rapports drsquoanalogie improbables que
les alleacutegoristes eacutetablissent entre des choses aussi diffeacuterentes qursquoun personnage poeacutetique ndash par
exemple Atheacutena ndash et une vertu ndash par exemple la sagesse Les laquo grandes ressemblances raquo seraient
quant agrave elles celles qui srsquoimposent avec une certaine eacutevidence agrave lrsquoinstar de celles qui sont
exprimeacutees par des meacutetaphores approprieacutees
84
Section (ii) Dieux et hommes dans la critique peacuteripateacuteticienne
Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de mentionner preacuteceacutedemment que les alleacutegoristes deacutemontrent un inteacuterecirct
particulier envers les personnages divins de la poeacutesie Pour cette raison une comparaison des
approches alleacutegorique et peacuteripateacuteticienne sur les eacuteleacutements narratifs de cet ordre aidera agrave mettre
davantage en eacutevidence le contraste formeacute par ces approches
En effet un eacuteleacutement constant ndash mais distinctif dans lrsquohistoire globale de la critique litteacuteraire
ancienne ndash se trouvant chez les Peacuteripateacuteticiens est la faccedilon dont est analyseacute le comportement des
personnages divins Alors que la tradition alleacutegorique srsquoadonne volontiers agrave une laquo sublimation raquo
des moindres deacutetails drsquoun reacutecit pour en faire des images mouvantes drsquoune veacuteriteacute eacuteternelle
percevant notamment dans les heacuteros de lrsquoeacutepopeacutee des incarnations humaines de reacutealiteacutes divines203
les Peacuteripateacuteticiens adoptent en quelque sorte la tendance inverse Dans un contexte poeacutetique les
agents divins ne leur apparaissent ni plus ni moins que comme des personnages dont les
caracteacuteristiques psychologiques srsquoapparentent agrave celles des hommes bien que leurs possibiliteacutes
drsquoaction soient par deacutefinition supeacuterieures Les dieux de la poeacutesie au lieu de refleacuteter une reacutealiteacute
theacuteologique ne sont plus que des acteurs dans des reacutecits
Cette tendance remonte certainement agrave Aristote lui-mecircme dont la conception laiumlque (de la
trageacutedie en particulier) exposeacutee dans la Poeacutetique a frappeacute plus drsquoun commentateur moderne Car
si drsquoautres Xeacutenophane par exemple (cf B 11 12 14 DK) avaient depuis longtemps remarqueacute
les traits anthropomorphiques des dieux homeacuteriques et heacutesiodiques ce rapprochement avait
auparavant toujours eacuteteacute eacutemis sur le mode de la deacutenonciation crsquoest-agrave-dire dans le but de
convaincre les poegravetes de fausseteacute Quelques exemples suffiront agrave illustrer le mode drsquoanalyse
typiquement peacuteripateacuteticien des portraits divins qui se trouvent chez les poegravetes mais je
preacutesenterai drsquoabord quelques textes illustrant le traitement alleacutegorique des personnages divins
afin de rendre plus clair le contraste qursquoil offre avec lrsquoapproche des Peacuteripateacuteticiens
203 Voir eg Meacutetrodore de Lampsaque A 4 DK
85
(a) Diviniteacute et alleacutegorie
Mecircme si la lecture alleacutegorique agrave travers sa longue tradition se reacuteduit difficilement agrave une
approche unifieacutee et systeacutematique certaines tendances peuvent neacuteanmoins ecirctre deacutegageacutees De faccedilon
geacuteneacuterale la lecture alleacutegorique se caracteacuterise notamment par un refus de consideacuterer les eacuteleacutements
drsquoun poegraveme comme des eacuteveacutenements singuliers et par le choix contraire drsquoune universalisation de
la signification de ces eacuteveacutenements De mecircme les personnages divins loin drsquoecirctre consideacutereacutes sous
le rapport de leur personnaliteacute individuelle (ecircthos) sont reacuteguliegraverement assimileacutes agrave des reacutealiteacutes
eacuteternelles et universelles
Bien sucircr cela nrsquoempecircche pas que les alleacutegoristes puissent agrave lrsquooccasion se satisfaire du sens
obvie du texte lequel suggegravere naturellement une seacutequence chronologiquement deacutetermineacutee
drsquoactions singuliegraveres Les heacutesitations qui agrave cet eacutegard caracteacuterisent bien souvent la lecture
alleacutegorique sont perceptibles dans le passage suivant qui constitue une note meacutethodologique de
Porphyre eacutemise agrave lrsquooccasion drsquoune discussion sur lrsquoeacutegide dans les poegravemes homeacuteriques (Porphyre
vient de deacutefendre lrsquoideacutee que le mot laquo eacutegide raquo deacutesigne chez Homegravere agrave la fois une tempecircte violente
et le bouclier de Zeus dont lrsquoagitation cause de telles tempecirctes)
καὶ ἐπ ἄλλων δὲ πλειόνων ὁ παραπλήσιος ὑπάρχει τρόπος ὥστε τοῖς πάθεσι καὶ τοῖς πράγμασιν ὁμωνύμους τινὰς ποιεῖν δαίμονας εἰδωλοποιουμένους εἰς κατασκευὰς μυθώδεις ἐφ ὧν οὐκ αὐτὸ τὸ ἀποτελούμενον δεῖ νοεῖν τὸ δὲ παρασκευαστικὸν τοῦ καθ ἡμᾶς ἐνεργουμένου συμπτώματος οἷον ἔρως ἐπὶ τοῦ πάθους αὐτοῦ λέγεται καὶ ἐπὶ τοῦ κατὰ τὸ παρασκευαστικὸν εἶδος λεγομένου καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα πλοῦτος ἔρις ὕβρις καὶ ὅσα ἄν τις ἀριθμήσειε ῥᾳδίως δεῖ γὰρ παραθεωρεῖν τὴν τῶν τοιούτων διαφοράν ὡς ὁπόταν εἴπωμεν laquo ὁ Ἔρως ἐνέβαλεν ἔρωτα τῷ δεῖνι raquo καὶ πάλιν laquo ἡ Ἔρις ἔριν raquo τοτὲ γὰρ ὡς θεὸν ἢ δαίμονά τινα δεῖ νοεῖν παρασκευαστικὸν τοῦ ὁμωνύμου συμπτώματος ἢ πάθους καὶ τοτὲ τὸ συμβαῖνον ἐξ ἐκείνου πάλιν ἀνάλογον πάθος ἢ σύμπτωμα
Dans bien drsquoautres cas aussi on trouve un proceacutedeacute semblable de sorte que le poegravete repreacutesente certaines diviniteacutes portant les mecircmes noms que les passions et les eacuteveacutenements comme des images forgeacutees en guise de constructions mythiques et en ce qui les concerne il faut penser non pas agrave la chose mecircme qui srsquoest produite mais plutocirct agrave ce qui cause la preacutesence de cette proprieacuteteacute en nous Par exemple laquo eacuterocircs raquo est dit agrave la fois de lrsquoaffect lui-mecircme et de ce qui est deacutesigneacute suivant le principe qui en est la cause et de mecircme pour toutes les notions de ce genre la richesse la querelle lrsquoinsolence et tout ce qui peut facilement ecirctre eacutenumeacutereacute En effet il faut consideacuterer la diffeacuterence entre ces choses tout comme lorsque nous disons laquo Eacuterocircs a produit le deacutesir (ἔρωτα) chez un tel raquo ou encore laquo Eacuteris a produit la querelle (ἔριν) raquo Car tantocirct il faut y penser comme agrave un dieu ou une diviniteacute quelconque qui est la cause de la proprieacuteteacute ou de lrsquoaffect du mecircme nom tantocirct il faut au contraire comprendre lrsquoaffect ou la proprieacuteteacute analogues qui reacutesultent de cette cause (Porph QHI ad 2447 20-22 MacPhail)
86
Porphyre srsquoinspire eacutevidemment ici de quelques textes platoniciens ougrave est exploreacute le problegraveme
de lrsquohomonymie entre la cause intelligible (la forme) et lrsquoeffet sensible Mais son postulat selon
lequel la repreacutesentation poeacutetique a souvent une signification qui va au-delagrave de laquo lrsquoeacuteveacutenement
immeacutediat raquo (αὐτὸ τὸ ἀποτελούμενον) et qui touche une reacutealiteacute eacuteternelle (εἶδος) est partageacute par
des alleacutegoristes de toutes les eacutecoles philosophiques Il va de soi que les dieux de la poeacutesie sont
reacuteguliegraverement mis agrave contribution dans ce contexte interpreacutetatif eacutetant donneacute lrsquousage freacutequent en
grec drsquoun terme unique pour deacutesigner agrave la fois une diviniteacute et une reacutealiteacute physique ou morale
La valeur geacuteneacuterale donneacutee agrave un eacutepisode particulier est bien illustreacutee dans le texte suivant ougrave
Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste soutenant que lrsquoApollon drsquoHomegravere repreacutesente le feu du soleil et Poseacuteidon
lrsquoeau explique ainsi leur antagonisme dans la Theacuteomachie
ἀεὶ γὰρ ἄπιστος ἔχθρα πυρὶ καὶ ὕδατι τῶν δύο στοιχείων ἐναντίαν πρὸς ἄλληλα φύσιν ἀποκεκληρωμένωνmiddot διὰ τοῦθ ὁ Ποσειδῶν ὑγρά τις ὕλη καὶ παρὰ τὴν πόσιν οὕτως ὠνομασμένος ἐξ ἀντιπάλου μάχεται ταῖς διαπύροις ἀκτῖσι τοῦ ἡλίου Πρὸς γὰρ Ἀπόλλωνα ποίαν ἔχει πρόφασιν ἐξαίρετον ἀπεχθείας
Depuis toujours une incroyable inimitieacute a opposeacute le feu et lrsquoeau le sort ayant assigneacute agrave ces deux eacuteleacutements une nature contraire Voilagrave pourquoi Poseacuteidon eacuteleacutement humide et dont le nom vient de posis boisson est lrsquoadversaire des rayons brucirclants du soleil Sinon aurait-il une raison speacuteciale drsquoen vouloir agrave Apollon (All 714-15)
Heacuteraclite rejette donc lrsquoideacutee drsquoune simple querelle opposant Apollon et Poseacuteidon comme
individus au profit drsquoune interpreacutetation universalisante baseacutee sur un eacutetat de fait permanent (ἀεὶ
γάρhellip)
Le mecircme contraste entre la valeur permanente de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique et la valeur
ponctuelle drsquoun eacuteleacutement narratif est illustreacute dans la scholie suivante au vers Od 122 qui rapporte
la preacutesence de Poseacuteidon chez les Eacutethiopiens lorsque commence lrsquoaction de lrsquoOdysseacutee
μυθικῶς μέν φασι τὸν Ποσειδῶνα εἰς Αἰθίοπας κατὰ καιρὸν ὡρισμένον παραγινόμενον παρ ἐκείνων τιμᾶσθαι ἀλληγορικῶς δὲ Ποσειδῶν λέγεται τὸ ὕδωρ ἐπεὶ δὲ τὸ ὕδωρ ἤτοι ὁ ὠκεανὸς τὴν πᾶσαν χθόνα κυκλοῖ καὶ ὅτι ὁ Νεῖλος κατὰ καιρὸν ὡρισμένον ἀρδεύει τὴν τῶν Αἰθιόπων γῆν καὶ αὔξει τὰ δένδρα διὰ τοῦτο λέγουσι τὸν Ποσειδῶνα ἤτοι τὸ ὕδωρ τιμᾶσθαι παρ αὐτῶν ὡς πολλῶν ἀγαθῶν ἐκείνοις παρεκτικόν
On dit drsquoune faccedilon mythique que Poseacuteidon se rendant aupregraves des Eacutethiopiens agrave un moment deacutetermineacute reccediloit drsquoeux des honneurs mais alleacutegoriquement lrsquoeau est appeleacutee Poseacuteidon Et puisque lrsquoeau crsquoest-agrave-dire lrsquooceacutean encercle toute la terre et parce que le Nil irrigue agrave un moment deacutetermineacute la terre des Eacutethiopiens et fait pousser les arbres on dit pour cette raison que Poseacuteidon crsquoest-agrave-dire lrsquoeau est honoreacute chez eux en tant que dispensateur de nombreux biens agrave leur endroit (schol DEJeR Od 122 Pontani)
87
Lrsquoexpression κατὰ καιρὸν ὡρισμένον qui se retrouve identiquement dans les deux
interpreacutetations proposeacutees pour le voyage de Poseacuteidon en Eacutethiopie possegravede pourtant une porteacutee
diffeacuterente dans lrsquoun et lrsquoautre cas Le point de vue laquo mythique raquo crsquoest-agrave-dire non alleacutegorique
consiste simplement agrave dire que le dieu srsquoest rendu laquo agrave un moment preacutecis raquo de lrsquohistoire qui est
raconteacutee dans lrsquoOdysseacutee lrsquoexpression κατὰ καιρὸν ὡρισμένον deacutesigne alors cet eacuteveacutenement
comme lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur qursquoil est effectivement puisque lrsquoabsence de Poseacuteidon du point de
vue narratif constitue le preacutetexte204 agrave lrsquoassembleacutee des autres dieux pendant laquelle le retour
drsquoUlysse sera deacutecreacuteteacute Du point de vue alleacutegorique toutefois ce mecircme eacuteveacutenement ponctuel en
apparence acquiert une signification permanente puisqursquoil repreacutesente un pheacutenomegravene naturel
cyclique soit lrsquoirrigation temporellement preacutecise (κατὰ καιρὸν ὡρισμένον) mais reacuteguliegravere des
terres par cet eacuteleacutement universel qursquoest lrsquoeau qui est en mecircme temps identifieacute agrave lrsquooceacutean autre
reacutealiteacute eacuteternelle et agrave lrsquoun de ses rejetons fluviaux le Nil205
Lrsquoexamen du traitement poeacutetique des dieux prend eacutegalement une place importante dans le
discours des alleacutegoristes en raison de la mission apologeacutetique que se donnent certains drsquoentre eux
dont les textes incidemment sont les mieux conserveacutes Crsquoest le cas drsquoHeacuteraclite dont le titre de
lrsquoouvrage freacutequemment rendu par Alleacutegories drsquoHomegravere est en fait Problegravemes homeacuteriques
concernant les repreacutesentations alleacutegoriques drsquoHomegravere au sujet des dieux (Ὁμηρικὰ προβλήματα
εἰς ἃ περὶ θεῶν Ὅμηρος ἠλληγόρησεν) Lrsquoobjectif explicite drsquoHeacuteraclite dans ce commentaire
est de deacutemontrer que la poeacutesie homeacuterique est conforme agrave la repreacutesentation des dieux comme ecirctres
immortels bienheureux et reacutesolument eacutetrangers agrave la condition humaine (cf All 2-3) Aussi
mecircme lorsqursquoil renonce agrave les traiter en pures abstractions et qursquoil en parle en termes relativement
traditionnels crsquoest-agrave-dire comme les dieux personnaliseacutes de la mythologie (Zeus Heacutera etc)
Heacuteraclite refuse-t-il de faire des personnages divins des agents ordinaires dont les
comportements et motivations pourraient faire lrsquoobjet drsquoanalyses psychologiques et conserve une
pieuse distance entre ces dieux et lui-mecircme
204 Sur les Eacutethiopiens comme moyen conventionnel de motiver lrsquoabsence drsquoun dieu de la scegravene principale des eacuteveacutenements cf de Jong 2001 10
205 Sur les identifications et synonymies multiples dans la tradition alleacutegorique cf Struck 2004 35
88
(b) Zeus et la Theacuteomachie
Les commentaires drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon sur la Theacuteomachie sont particuliegraverement
inteacuteressants lorsqursquoils sont consideacutereacutes sur lrsquoarriegravere-plan de la longue tradition alleacutegorique portant
sur cet eacutepisode
Ἀριστοτέλης ἐν Ἀπορήμασι ζητεῖ πῶς τῷ Ἄρει ἐπιπλήξας ὅτι αὐτῷ laquo ἔρις φίλον πόλεμοί τε raquo αὐτὸς γέγηθεν ἐπὶ τούτοις φησὶ δέmiddot laquo ὀρθῶς ἐπιτιμᾷ τῷ Ἄρειmiddot οὐ γὰρ ὅστις χαίρει οἴνῳ ἀλλ ὅστις αἰεὶ καὶ σφόδρα οἰνόφλυξ οὐδὲ φιλόμαχος ltἦν ὁ Ἄρης ὅτι τῷ πολεμεῖνgt ἔχαιρεν ἀλλ ὅτι αἰεί raquo
Χαμαιλέων ἐν αʹ περὶ τῆς Ἰλιάδος μέμφεται τὸ ἐθελόκακον τοῦ Διὸς καί φησιν laquo ὥσπερ εἴ τι καλὸν ἑώρα ἀλλ οὐ τὴν μεγίστην ἀτοπίαν raquo
ῥητέον οὖν ὅτι περὶ ἀρετῆς ἡμιλλῶντοmiddot οὐ γὰρ ἦσαν θνητοὶ ἵνα κινδυνεύσωσιν
Aristote dans ses Aporecircmata se demande comment il se fait que Zeus apregraves avoir blacircmeacute Aregraves en lui disant laquo la querelle et les guerres te plaisent raquo (Il 5891) se reacutejouit lui-mecircme de ces eacuteveacutenements [scil lors de lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie] Mais il dit que son reproche agrave Aregraves est correct car ce nrsquoest pas celui qui jouit du vin mais celui qui le fait constamment et avec excegraves qui est un ivrogne de mecircme ce nrsquoest pas parce qursquoil prend plaisir agrave la querelle mais parce qursquoil le fait constamment qursquoAregraves est un guerroyeur
Chameacuteleacuteon dans le premier livre de son ouvrage sur lrsquoIliade deacutenonce la perversiteacute206 de Zeus et dit laquo ltZeus agitgt comme srsquoil voyait lagrave quelque chose de beau et non la plus grande aberration raquo
En somme il faut dire que crsquoest au sujet de la vertu que les dieux combattent En effet ce nrsquoeacutetaient pas des mortels qui eussent eacuteteacute en ltreacuteelgt danger207 (schol Ge Il 21390a-b ex (Erbse) = Cham fr 18 Wehrli)
Plutocirct que de se contredire208 les commentaires respectifs drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon agrave ce
passage ne sont pas exactement du mecircme ordre Aristote cherchant une solution agrave lrsquoattitude
contradictoire de Zeus deacutefend lrsquoideacutee qursquoun deacutesir occasionnel pour le combat est acceptable et
que seule sa recherche permanente par Aregraves est condamneacutee par Zeus tandis que les propos de
Chameacuteleacuteon se limitent agrave une critique du comportement de Zeus face au spectacle des combats
divins Le fragment aristoteacutelicien qui srsquoinscrit manifestement dans la litteacuterature zeacuteteacutematique
206 Le mot ἐθελόκακον faiblement attesteacute signifie apparemment laquo coupable de lacirccheteacute volontaire raquo dans un contexte martial (LSJ sv) Je traduis ici en suivant la glose drsquoHeacutesychios sv ἐθελοκάκων (ε 645) τῶν κακὰ θελόντων
207 La formulation particuliegravere de cette phrase (commenccedilant par ῥητέον) exclut son appartenance agrave la citation de Chameacuteleacuteon pace Wehrli ad loc (suivi avec heacutesitation par Podlecki 1969 120) cf Heath 2009 260 n18
208 Contra Wehrli 1944-1959 IX 77 Podlecki 1969 120
89
(comme le confirme drsquoailleurs la reacutefeacuterence explicite dans la scholie) porte donc sur deux
passages juxtaposeacutes et en contradiction apparente lrsquoun avec lrsquoautre (Il 5891 et 21390) Celui de
Chameacuteleacuteon en revanche ne concerne apparemment que le passage de la Theacuteomachie209 Leur
succession dans les scholies ne doit pas donner lrsquoillusion que lrsquoun repreacutesente une reacuteponse agrave lrsquoautre
(bien que cela demeure possible)
Par ailleurs les deux commentaires entretiennent aussi une certaine ressemblance qui est
drsquoautant plus visible gracircce au contraste offert par la derniegravere phrase de la scholie Cette phrase
qui est apparemment une reacuteplique offerte par un commentateur anonyme agrave la critique de
Chameacuteleacuteon preacutesente un argument de nature quasi alleacutegorique agrave la deacutefense de la Theacuteomachie les
dieux ne combattent pas pour les mecircmes tristes motifs que les humains ndash passions gloire
richesse ndash mais plutocirct pour la vertu (περὶ ἀρετῆς) La diffeacuterence de statut entre hommes et dieux
est eacutegalement souligneacutee par les derniers mots du passage ougrave lrsquoimmortaliteacute des dieux qui rend
absurde lrsquoideacutee drsquoun veacuteritable combat (lequel implique un danger de mort) est expresseacutement
opposeacutee au sort des mortels (θνητοί)
Lrsquointerpreacutetation du scholiaste voulant que les dieux qui figurent dans la Theacuteomachie soient en
fait en rivaliteacute pour lrsquoexcellence diffegravere en substance des autres interpreacutetations alleacutegoriques que
nous a leacutegueacutees la tradition agrave propos de ce ceacutelegravebre eacutepisode homeacuterique Celle de Theacuteagegravene de
Rheacutegion210 transmise par Porphyre repose plutocirct sur lrsquoopposition des eacuteleacutements naturels qui sont
dits porter les noms des dieux La mecircme explication se retrouve dans les Alleacutegories drsquoHomegravere
drsquoHeacuteraclite (52-58) qui accepte simultaneacutement une interpreacutetation alleacutegorique morale de la
confrontation divine Ces diverses alleacutegories partagent neacuteanmoins lrsquoideacutee drsquoune peacuterenniteacute de la
reacutealiteacute divine211 rendant impossible une lecture litteacuterale du combat des dieux dans la mesure ougrave
le combat compris dans sa version humaine est synonyme de mort et de destruction
Aristote et Chameacuteleacuteon quant agrave eux lisent ce passage drsquoun point de vue strictement humain
Le premier preacutesente une eacutevalution du caractegravere drsquoAregraves en des termes qui pourraient ecirctre tireacutes tout
209 Cf Scorza 1934 5 contra Giordano 1977 124
210 Agrave strictement parler le texte de Porphyre ne dit pas clairement que cette interpreacutetation particuliegravere de la Theacuteomachie est celle de Theacuteagegravene mais plutocirct que le mode drsquoexplication agrave laquelle elle appartient (ie lrsquoalleacutegoregravese) remonte agrave Theacuteagegravene
211 Voir supra dans lrsquointerpreacutetation de Theacuteagegravene ougrave il est preacuteciseacute que si les parties qui forment lrsquounivers sont sujettes agrave la destruction le tout pourtant laquo subsiste eacuteternellement raquo
90
droit de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque agrave lrsquoinstar des ivrognes qui abusent du vin Aregraves est porteacute avec
excegraves aux choses de la guerre et crsquoest en cela que consiste veacuteritablement le reproche de Zeus ndash
lrsquoimplication eacutetant qursquoun plaisir modeacutereacute pris au vin ou agrave la guerre nrsquoest pas blacircmable Le fait que
en lrsquooccurrence le caractegravere examineacute soit celui drsquoun dieu ne semble avoir aucune importance
pour Aristote
Lrsquoopinion de Chameacuteleacuteon est plus difficile agrave cerner eacutetant donneacutee la briegraveveteacute de la citation
Comme une majoriteacute de lecteurs anciens il est apparemment sensible au caractegravere
potentiellement scandaleux de la Theacuteomachie qursquoil deacutesigne par lrsquoexpression μεγίστη ἀτοπία
laquo aberration extrecircme raquo Mais lrsquoobjet explicite de son reproche est plutocirct la laquo perversiteacute raquo de Zeus
qui se reacutejouit du spectacle en question laquo comme srsquoil srsquoagissait de quelque chose de beau raquo Tout
comme Aristote le fait avec Aregraves Chameacuteleacuteon blacircme drsquoabord chez Zeus un deacutefaut de caractegravere
celui-ci se reacutejouit en contemplant des eacuteveacutenements qui devraient susciter la reacuteaction contraire ce
qui dans la perspective de lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne deacutemontre avant tout une disposition acquise
par une mauvaise eacuteducation des plaisirs
Dans les deux cas on a donc affaire agrave une analyse de nature purement eacutethique portant sur une
diviniteacute alors qursquoAristote en principe restreint le champ de lrsquoeacutethique aux seules affaires
humaines La conclusion srsquoimpose que ces dieux ne sont pas tant consideacutereacutes comme des dieux
que comme des personnages divins qui srsquoapparentent aux hommes sur nombre de points Le
poegravete en ce qui concerne la partie de son travail consacreacutee agrave lrsquoecircthopoiiumla peut apparemment
utiliser des modegraveles identiques pour les caractegraveres humains et divins Ceci entraicircne une sorte de
trivialisation de la dimension religieuse de la poeacutesie qui est tout agrave fait agrave contre-courant de la
lecture alleacutegorique
(c) Circeacute Calypsocirc et Inocirc
Lrsquoun des extraits du travail philologique drsquoAristote qui portent le plus directement sur la
question du contraste entre hommes et dieux est aussi malheureusement lrsquoun de ceux dont
lrsquointerpreacutetation est la plus complexe Les textes qui vont suivre relatent la faccedilon dont Aristote et
Chameacuteleacuteon agrave sa suite se sont pencheacutes sur le problegraveme de la caracteacuterisation de trois diviniteacutes
homeacuteriques soit Circeacute Calypsocirc et Inocirc
91
1 ζητεῖ Ἀριστοτέλης διὰ τί τὴν Καλυψὼ καὶ τὴν Κίρκην καὶ τὴν Ἰνὼ αὐδηέσσας λέγει μόνας πᾶσαι γὰρ καὶ αἱ ἄλλαι φωνὴν εἶχον καὶ λῦσαι μὲν οὐ βεβούληται μεταγράφει δὲ ποτὲ μὲν εἰς τὸ αὐλήεσσα ἐξ οὗ δηλοῦσθαί φησιν ὅτι μονώδεις ἦσανmiddot ἐπὶ δὲ τῆς Ἰνοῦς οὐδήεσσα τοῦτο γὰρ πάσαις ὑπῆρχεν αὐταῖς καὶ μόναις πᾶσαι γὰρ αὗται ἐπὶ γῆς ᾤκουν Aristote se demande pour quelle raison le poegravete deacutesigne seulement Calypsocirc Circeacute et Inocirc par le terme αὐδήεσσα (laquo doteacutees de voix raquo) puisque toutes les autres deacuteesses avaient aussi une voix Et il nrsquoa pas voulu fournir de solution mais il remplace parfois le mot par αὐλήεσσα terme par lequel dit-il on veut dire qursquoelles sont solitaires (μονώδεις) Mais en ce qui concerne Inocirc il eacutecrit οὐδήεσσα En effet ce terme convient agrave toutes ces deacuteesses et agrave elles seules car elles habitaient toutes sur la terre (schol EPQT Od 5334 (e Porph)) 2 ὁ μὲν Ἀριστοφάνης τὰς ἀνθρωποειδεῖς θεὰς αὐδηέσσας φησὶν οἱονεὶ φωνὴν μετειληφυίας ὁ δὲ Ἀριστοτέλης οὐδήεσσαν λέγει οἱονεὶ ἐπίγειον οὕτως καὶ Χαμαιλέων Aristophane ltde Byzancegt affirme que les deacuteesses agrave forme humaine sont appeleacutees αὐδηέσσας au sens de laquo qui ont reccedilu la voix en partage raquo mais Aristote dit οὐδήεσσα au sens de laquo qui vit sur terre raquo Chameacuteleacuteon fait de mecircme (schol HPQ Od 5334) 3 αὐδήεσσα Ἀριστοτέλης212 οὐδήεσσα
αὐδήεσσα Aristote lteacutecritgt213 οὐδήεσσα (schol H Od 10136)
Drsquoapregraves le premier texte Aristote aurait rejeteacute la leccedilon traditionnelle αὐδήεσσα ndash une eacutepithegravete
relativement commune signifiant laquo doteacutee de voix raquo214 ndash sous preacutetexte que ce mot qursquoHomegravere
reacuteserve agrave Calypsocirc Circeacute et Inocirc nrsquoa pourtant aucune force deacuteterminative puisque toutes les
deacuteesses ont une voix aussi lrsquoemploi restreint qursquoen fait Homegravere serait-il eacutetrange Mais la suite du
texte porte agrave confusion On rapporte drsquoune part qursquoAristote aurait proposeacute de remplacer le texte
de la vulgate par αὐλήεσσα (un terme dont la signification est par ailleurs inconnue)215 drsquoautre
212 Ἀριστοτέλης est une correction (justifieacutee agrave mon avis) de Schrader dans le manuscrit on trouve le nom Ἀρίσταρχος
213 Cet ajout srsquoimpose eacutetant donneacutee la description explicite par Porphyre de lrsquointervention drsquoAristote comme conjecture (μεταγράφει) qui exclut la possibiliteacute qursquoAristote ait simplement laquo lu raquo ce mot (ie qursquoil lrsquoait trouveacute dans le texte homeacuterique en sa possession) Il nrsquoest malheureusement pas toujours possible de suppleacuteer ainsi le contenu elliptique des scholies
214 Sur lrsquoapplication de cette eacutepithegravete aux trois deacuteesses voir Heath 2005 54
215 Agrave lrsquoinstar de οὐδήεσσα αὐλήεσσα semble ecirctre une creacuteation drsquoAristote ces deux mots nrsquoeacutetant nulle part attesteacutes Mais alors que le premier est certainement agrave rapprocher de οὖδας on ne voit pas drsquoougrave est venue lrsquoinspiration drsquoAristote pour le second de αὐλή (cour maison) ou encore de αὐλός (hautbois) Le problegraveme est que le terme employeacute dans la scholie pour expliciter le sens de αὐλήεσσα μονώδεις est lui-mecircme un hapax (la traduction par laquo solitaires raquo eacutetant donc purement hypotheacutetique) Si μονώδεις signifie veacuteritablement laquo solitaires raquo (sic LSJ sv) peut-ecirctre faut-il comprendre que les deacuteesses Circeacute et Calypsocirc sont dites laquo eacutequipeacutees drsquoune maison raquo parce qursquoelles vivent agrave lrsquoeacutecart des autres diviniteacutes qui habitent lrsquoOlympe Schrader (1890 184) qui corrige μονώδεις en μονῳδοί comprend αὐλήεσσα comme un deacuteriveacute de αὐλός srsquoappuyant sur un passage des Problegravemes pseudo-aristoteacuteliciens (199) ougrave le chant solo (monodie) auquel se precirctent Circeacute et Calypsocirc (cf Od 561 10221) est associeacute agrave lrsquoaulos
92
part qursquoil aurait aussi proposeacute οὐδήεσσα (un autre terme inconnu) Le plus simple est
probablement de supposer que αὐλήεσσα repreacutesente une premiegravere tentative de conjecture (cf
lrsquoexpression ποτὲ μὲν εἰς τὸ αὐλήεσσα) remplaceacutee par la suite par οὐδήεσσα qursquoil jugeait
mieux convenir aux trois deacuteesses ndash lrsquoeacutepithegravete αὐλήεσσα (quelle que soit sa signification) eacutetant
adapteacutee agrave Calypsocirc et Circeacute mais non agrave Inocirc Cela semble confirmeacute par les textes 2 et 3 le texte 2
ne mentionne que la proposition finale οὐδήεσσα de mecircme que le texte 3 qui porte sur le vers
Od 10136 ougrave il est question non plus drsquoInocirc mais de Circeacute Par ailleurs la fin du premier texte
fournit une explication de la signification de οὐδήεσσα (laquo vivant sur terre raquo)216 qursquoAristote aura
manifestement creacuteeacute par une deacuterivation du substantif τὸ οὖδας (le sol)
Remarquablement lrsquoauteur de la premiegravere note (Porphyre en lrsquooccurrence) ne considegravere pas la
conjecture drsquoAristote comme une laquo solution raquo (λύσις) Porphyre distingue donc fermement
lrsquoactiviteacute des λυτικοί de celle des critiques textuels Il reste maintenant agrave consideacuterer les raisons
qui ont pu pousser Aristote agrave outrepasser ainsi son rocircle de lytikos et agrave aller jusqursquoagrave proposer en
cette unique occasion une modification du texte (fucirct-ce de faccedilon maladroite217)
Les deux mots proposeacutes pour remplacer αὐδήεσσα caracteacuterisent les deacuteesses en fonction des
demeures qursquoelles habitent οὐδήεσσα selon les textes 1 et 2 deacutesigne une personne vivant sur
terre tandis que αὐλήεσσα implique selon toutes apparences une demeure retireacutee et solitaire Il
semble donc qursquoAristote et Chameacuteleacuteon aient jugeacute qursquoune telle caracteacuterisation de ces figures
divines eacutetait plus significative que celle fournie par lrsquoeacutepithegravete signifiant laquo doteacute de voix raquo laquelle
srsquoapplique indiffeacuteremment agrave tous les personnages divins Lrsquoopinion drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon
repose vraisemblablement sur le fait que tous les personnages homeacuteriques humains et divins
sont repreacutesenteacutes dans les poegravemes comme des locuteurs comparables srsquoexprimant par des mots
semblables que le poegravete rapporte reacuteguliegraverement au discours direct De ce point de vue ndash ie du
point de vue technique de la composition poeacutetique ndash il nrsquoy a pas de diffeacuterence significative entre
la voix des dieux et celle des humains
216 Cette description convient assez bien agrave Inocirc dans le passage qui nous occupe ougrave le poegravete raconte comment elle laquo jadis simple femme et doueacutee de la voix (βροτὸς αὐδήεσσα) devint au fond des mers Leucotheacutea et tient son rang parmi les dieux raquo (Od 5334-5) Lisant οὐδήεσσα en place de αὐδήεσσα Aristote souligne le contraste entre la vie anteacuterieure terrestre drsquoInocirc et la demeure sous-marine qursquoelle occupe apregraves sa deacuteification
217 Cette unique tentative de conjecture est qualifieacutee non sans raison de laquo disastrous raquo par Slater (1989 49)
93
Par contraste Aristophane de Byzance limite la porteacutee de lrsquoeacutepithegravete αὐδήεσσα agrave une cateacutegorie
de diviniteacutes nommeacutement aux deacuteesses laquo anthropoiumldes raquo (ἀνθρωποειδεῖς) que sont Circeacute et
Calypsocirc218 Lrsquoeacutepithegravete eacutetant ailleurs reacuteserveacutee aux mortels cette explication paraicirct en partie
justifieacutee Mais Aristophane tient aussi eacutevidemment compte drsquoune distinction neacutegligeacutee par Aristote
et Chameacuteleacuteon soit la distinction ontologique entre humains et dieux ndash les premiers eacutetant doueacutes de
voix par contraste avec les seconds qui ne le sont pas sauf quelques-uns dont le caractegravere
exceptionnel est preacuteciseacutement reacuteveacuteleacute par lrsquoemploi drsquoune eacutepithegravete typique des hommes On trouve
chez Porphyre des deacuteveloppements sur le problegraveme de la diffeacuterence entre hommes et dieux agrave cet
eacutegard
ὥσπερ ὅταν λέγῃ laquo καταθνητῶν ἀνθρώπων raquo ἀντιδιαστέλλει πρὸς τοὺς θεούς ὅτι ἐκεῖνοι ἀθάνατοι οὕτω καὶ ὅταν λέγῃ ἦ laquo νύ που ἀνθρώπων σχεδόν εἰμι αὐδηέντων raquo ἀντιδιαστέλλει πρὸς τοὺς θεούς ὅτι οἱ θεοὶ αὐδῇ τῇ αὐτῇ οὐ χρῶνται ὥσπερ καὶ ἐπὶ τῆς Λευκοθέαςmiddot ἣ laquo πρὶν μὲν ἔην βροτὸς αὐδήεσσα raquo καὶ θνητῇ αὐδῇ χρωμένη καθὰ καὶ οἱ βροτοί [hellip] καὶ τὸ laquo Κίρκη ἐυπλόκαμος δεινὴ θεὸς αὐδήεσσα raquo σημαίνει ἀνθρωπιστὶ φθεγγομένη οὐχ ὡς θεόςmiddot διὰ σημείων γὰρ καὶ ὀνείρων καὶ ἱερείων καὶ οἰωνῶν καὶ θυσιῶν οὐκ αὐδῆς φθέγγονται οἱ θεοί τὸ δὲ laquo οἱ δ αἰεὶ βούλονται θεοὶ μεμνῆσθαι ἐφετμέων raquo τῶν θεοπροπιῶν λέγει
Comme lorsqursquoil dit laquo parmi les hommes mortels raquo (Il 6123) il les distingue des dieux puisque ceux-ci sont immortels de mecircme lorsqursquoil dit laquo peut-ecirctre suis-je agrave proximiteacute des hommes doueacutes de voix raquo (Od 6125) il les distingue semblablement des dieux parce que les dieux ne font pas usage de la mecircme voix Crsquoest la mecircme chose en ce qui concerne Leukotheacutea qui laquo jadis eacutetait une femme doueacutee de voix raquo et usait drsquoune voix mortelle la mecircme que les humains [hellip] Et le vers laquo Circeacute aux belles boucles terrible deacuteesse doueacutee de voix raquo (Od 10136) signifie qursquoelle srsquoexprime dans le langage humain et non comme une deacuteesse En effet les dieux srsquoexpriment non pas par la voix mais par des signes des songes des sacrifices des preacutesages et des rites Et lorsqursquoil dit laquo toujours les dieux veulent se souvenir de leurs ordres raquo (Od 4353) il parle des propheacuteties (Porph QHO ad 5334 p 5711-586 Schrader)
Lrsquoapproche de Porphyre repose sur des principes fonciegraverement theacuteologiques les dieux en
veacuteriteacute nrsquoont pas de voix mais ils communiquent par toutes sortes drsquoautres moyens avec les
hommes Aussi le fait que certaines deacuteesses srsquoexpriment avec une voix humaine est-il un eacuteleacutement
notable et exceptionnel Cette approche que Porphyre partage avec Aristophane offre un
contraste eacutevident avec la position drsquoAristote et de Chameacuteleacuteon selon laquelle tous les dieux ndash du
moins faut-il supposer les dieux de la poeacutesie ndash parlent le langage des hommes et peuvent donc
ecirctre qualifieacutes de αὐδήεντες au mecircme titre que les mortels
218 Inocirc nrsquoest en effet appeleacutee αὐδήεσσα que par reacutefeacuterence agrave sa vie humaine anteacuterieure (ε 334-5)
94
(d) Psychologie divine
Plusieurs exemples de nature zeacuteteacutematique deacutemontrent la tendance drsquoAristote et de ses disciples
agrave expliquer le comportement des dieux homeacuteriques selon des modegraveles qui relegravevent de la
psychologie humaine Crsquoest le cas par exemple du problegraveme suivant (Agamemnon raconte
comment Heacutera pour tromper Zeus lrsquoavait jadis persuadeacute de faire le serment que lrsquoenfant neacute le
jour mecircme serait roi puis avait retardeacute la naissance drsquoHeacuteraklegraves et acceacuteleacutereacute celle drsquoun autre
garccedilon afin de priver Heacuteraklegraves des honneurs qui lui eacutetaient destineacutes)
διὰ τί ἡ Ἥρα ὀμόσαι προάγει τὸν Δία ἢ δῆλον ὡς οὐ ποιοῦντα ἃ ἂν φῇ εἰ δὲ τοῦτο διὰ τί οὐ κατανεῦσαι ἀλλὰ καὶ ὀμόσαι ἠξίωσεν ὡς καὶ ψευδομένου ἂν μὴ ὀμόσῃ ὁ δὲ ποιητής φησιν ἀληθεύειν laquo ὅ τι κεν κεφαλῇ κατανεύσῃ raquo
τὸ μὲν οὖν ὅλον μυθῶδεςmiddot καὶ γὰρ οὐδ ἀφ ἑαυτοῦ ταῦτά φησιν Ὅμηρος οὐδὲ γινόμενα εἰσάγει ἀλλ ὡς διαδεδομένων περὶ τὴν Ἡρακλέους γένεσιν μέμνηται
ῥητέον δὲ ὅτι καὶ ὁ μῦθος εἰκότως εἰσάγει τὴν Ἥραν ὁρκοῦσαν τὸν Δία πάντες γὰρ περὶ ὧν ἂν φοβῶνται μὴ ἄλλως ἀποβῇ πολὺ τῷ ἀσφαλεῖ προέχειν πειρῶνται διὸ καὶ ἡ Ἥρα ἅτε οὐ περὶ μικρῶν ἀγωνιζομένη καὶ τὸν Δία εἰδυῖα ὅτι αἰσθόμενος τὸν Ἡρακλέα δουλεύοντα ὑπεραγανακτήσει τῇ ἰσχυροτάτῃ ἀνάγκῃ κατέλαβεν αὐτόν οὕτως Ἀριστοτέλης
Pourquoi Heacutera pousse-t-elle Zeus agrave faire un serment Peut-ecirctre parce qursquoil est clair qursquoil ne fait pas ce qursquoil dit Mais si crsquoest le cas pourquoi a-t-elle jugeacute neacutecessaire non seulement qursquoil consente par un signe de tecircte mais qursquoil jure en plus comme si sans serment il allait mentir Le poegravete dit pourtant que se reacutealise laquo lrsquoarrecirct qursquoa confirmeacute un signe de [s]on front raquo (Il 1527)
Eh bien tout ceci relegraveve de la leacutegende En effet Homegravere ne raconte pas ces choses par lui-mecircme et il nrsquointroduit pas non plus des eacuteveacutenements reacuteels dans son reacutecit crsquoest plutocirct en tant qursquoeacuteleacutements traditionnels concernant la naissance drsquoHeacuteraklegraves qursquoil en parle
Mais il faut dire aussi que cette leacutegende preacutesente de faccedilon vraisemblable Zeus faisant un serment agrave Heacutera En effet lorsqursquoil est question des choses dont ils craignent qursquoelles ne tournent autrement ltque souhaiteacutegt tous tentent de se bien preacutemunir agrave lrsquoavance par mesure de seacutecuriteacute Crsquoest pourquoi Heacutera aussi retient Zeus avec la plus forte contrainte parce que ce sont des choses drsquoimportance pour lesquelles elle se deacutemegravene et parce qursquoelle sait qursquoil sera en grande colegravere en apprenant qursquoHeacuteraklegraves est esclave Crsquoest lrsquoexplication drsquoAristote (Porph QHI ad 19108 1-7 MacPhail = fr 163 Rose)
laquo Lrsquoexplication drsquoAristote raquo se reacuteduit tregraves probablement au seul dernier paragraphe qui
introduit explicitement une nouvelle solution (ῥητέον δὲ ὅτι καί) Alors que Porphyre (srsquoil parle
bien en son nom propre au second paragraphe) se contente de retirer agrave Homegravere la responsabiliteacute
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drsquoune histoire laquo traditionnelle raquo219 Aristote fournit une analyse psychologisante du comportement
drsquoHeacutera qui repreacutesente ni plus ni moins qursquoun cas particulier (διὸ καὶ ἡ Ἥρα) drsquoune certaine
habitude reacutepandue chez tout le monde (πάντες) Encore une fois lrsquoangoisse drsquoun personnage
divin devant une situation et les moyens disproportionneacutes employeacutes pour y remeacutedier sont
totalement assimilables agrave ce que ferait naturellement (εἰκότως) en pareille situation un ecirctre
humain
Le paralleacutelisme entre hommes et dieux qui preacutedomine dans lrsquoanalyse peacuteripateacuteticienne des
personnages poeacutetiques est encore plus explicite dans le cas qui suit
διὰ τί ὁ Ὀδυσσεὺς οὕτως ἀνοήτως εἰς τὸν Ποσειδῶνα ὠλιγώρησεν εἰπώνmiddot laquo ὡς οὐκ ὀφθαλμόν γ ἰήσεται οὐδ Ἐνοσίχθων raquo Ἀντισθένης μέν φησι διὰ τὸ εἰδέναι ὅτι οὐκ ἦν ἰατρὸς ὁ Ποσειδῶν ἀλλ ὁ Ἀπόλλωνmiddot Ἀριστοτέλης δὲ οὐχ ὅτι οὐ δυνήσεται ἀλλ ὅτι οὐ βουλήσεται διὰ τὴν πονηρίαν τοῦ Κύκλωπος
φασὶν ὅτι συνασεβεῖ τῷ Κύκλωπι καὶ ὁ Ὀδυσσεύς φαμὲν δὲ ὅτι διὰ τὴν τύφλωσιν οὐ διὰ τὰς φωνὰς ταύτας ὠργίσθη Ποσειδῶνmiddot τούτων γὰρ ὁ νοῦςmiddot οὐδὲ Ποσειδῶν ἰάσεται κακὸν ὄντα μὴ βουλόμενοςmiddot οὐ γὰρ μὴ δυνάμενος ἐδύνατο γὰρ ὁ Ποσειδῶν αὐτὸν θεραπεῦσαι οὐκ ἠβούλετο δὲ διὰ τὰς πονηρίας αὐτοῦ
διὰ τί οὖν ὁ Ποσειδῶν ὠργίσθη καίτοι μὴ χαλεπαίνων διὰ τὸ ἀπόφθεγμα ἀλλὰ διὰ τὴν τύφλωσιν laquo Κύκλωπος raquo γὰρ laquo κεχόλωται ὃν ὀφθαλμοῦ ἀλάωσε raquo καίπερ πονηροῦ ὄντος καὶ τοὺς ἑταίρους ἐκείνου κατεσθίοντος
λύων δὲ ὁ Ἀριστοτέλης φησὶ μὴ ταὐτὸν εἶναι ἐλευθέρῳ πρὸς δοῦλον καὶ δούλῳ πρὸς ἐλεύθερον οὐδὲ τοῖς ἐγγὺς τῶν θεῶν οὖσι πρὸς τοὺς ἄπωθεν ὁ δὲ Κύκλωψ ἦν μὲν ζημίας ἄξιος ἀλλ οὐκ Ὀδυσσεῖ κολαστέος ἀλλὰ τῷ Ποσειδῶνι καὶ εἰ πανταχοῦ νόμιμον τῷ φθειρομένῳ βοηθεῖν πολὺ μᾶλλον τῷ υἱῷmiddot καὶ ἦρχον ἀδικίας οἱ ἑταῖροι
Pourquoi Ulysse a-t-il aussi follement meacutepriseacute Poseacuteidon en disant laquo Aussi vrai que ton oeil ne sera pas gueacuteri mecircme par le Seigneur qui eacutebranle le sol raquo (Od 9525) Antisthegravene dit que crsquoest parce qursquoil sait que Poseacuteidon nrsquoest pas un meacutedecin (crsquoest Apollon qui lrsquoest) Mais selon Aristote ltUlysse veut diregt non pas que Poseacuteidon sera incapable de le gueacuterir mais plutocirct qursquoil ne le souhaitera pas agrave cause de la meacutechanceteacute du Cyclope
On dit qursquoUlysse partage lrsquoimpieacuteteacute du Cyclope Mais nous disons que la colegravere de Poseacuteidon nrsquoest pas due agrave ces paroles ltdrsquoUlyssegt mais au fait qursquoil lrsquoa rendu aveugle Voici en effet lrsquoesprit de ces paroles pas mecircme Poseacuteidon ne gueacuterira ce vaurien parce qursquoil ne le voudra pas non pas parce qursquoil en serait incapable Car Poseacuteidon avait le pouvoir de le soigner mais il ne le voulait pas agrave cause de ses actes honteux
219 Lrsquoexpression οὐδrsquo ἀφrsquo ἑαυτοῦ ταῦτά φησιν Ὅμηρος signifie apparemment laquo Homegravere nrsquoa pas tireacute ces choses de lui-mecircme raquo (ie ne les a pas inventeacutees) Porphyre distingue donc les eacuteleacutements laquo traditionnels raquo (μυθῶδες) de lrsquoinvention drsquoune part et de la veacuteriteacute historique (οὐδὲ γινόμενα) drsquoautre part
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Comment se fait-il alors que Poseacuteidon soit en colegravere non pas agrave cause de lrsquoinsulte drsquoUlysse mais de lrsquoaveuglement En effet ltle poegravete ditgt laquo il est en colegravere agrave cause du Cyclope qursquoUlysse a aveugleacute raquo (Od 169) et pourtant crsquoeacutetait un vaurien qui avait deacutevoreacute les compagnons drsquoUlysse
La solution drsquoAristote consiste agrave dire que ce nrsquoest pas la mecircme chose qui est due agrave un homme libre face agrave un esclave et agrave un esclave face agrave un homme libre ni agrave ceux qui sont pregraves des dieux face agrave ceux qui en sont eacuteloigneacutes Le Cyclope meacuteritait une punition mais ce nrsquoest pas par Ulysse qursquoil devait ecirctre puni mais bien par Poseacuteidon et si crsquoest lrsquousage partout que de venir en aide agrave une personne blesseacutee crsquoest drsquoautant plus justifieacute srsquoil srsquoagit drsquoun fils De plus ce sont les compagnons qui ont les premiers agi injustement (Porph QHO ad 9525 = fr 174 Rose)
Mis agrave part la derniegravere phrase de ce texte (qui nrsquoest vraisemblablement pas partie de la solution
aristoteacutelicienne)220 on retrouve agrave nouveau une analyse des motivations drsquoun personnage divin qui
est calqueacute sur les hommes Le passage comporte mecircme une sorte de theacuteorie socio-theacuteologique ad
hoc assimilant la relation des hommes aux dieux agrave celle qui lie les esclaves agrave leurs maicirctres le cas
drsquoUlysse est compareacute agrave celui drsquoun esclave qui devant la meacutechanceteacute de son maicirctre se fait
lui-mecircme justice au lieu de laisser ce soin agrave un justicier mieux autoriseacute Quant agrave Poseacuteidon il a
agi laquo comme crsquoest la coutume partout raquo (πανταχοῦ νόμιμον) en vengeant lrsquooutrage fait agrave lrsquoun de
ses proches
(e) Anthropomorphisme et αὔξησις
Lrsquoapproche peacuteripateacuteticienne sur les dieux de la poeacutesie entretient des ressemblances avec ce
que dit Porphyre au sujet de ceux qui plutocirct que de deacutefendre la Theacuteomachie en ayant recours agrave
lrsquoalleacutegorie font appel agrave lrsquoargument ἀπὸ τοῦ καιροῦ ndash une expression qui comporte des sens
varieacutes mais qui se reacutefegravere manifestement ici agrave lrsquoeacutepoque du poegravete
οἱ δ ἀπὸ τοῦ καιροῦ τοῦ τότε κατὰ τὴν Ἑλλάδα παραμυθοῦνταιmiddot βασιλευομένης γὰρ τότε τῆς Ἑλλάδος καὶ κοινῇ καὶ κατὰ πόλεις τὸ τῶν βασιλέων γένος αὔξοντας ποιεῖν [ἀπὸ τοῦ]221 ὡς ἂν μὴ παντάπασι πόρρω εἶναι δοκῇ ἡ ἀνθρωπίνη φύσις τῆς θείας ὑποπλάττειν δὲ καὶ περὶ θεῶν ὁποῖα περὶ ἀνθρώπων ὁρῶμεν φάσκοντας
220 Cette derniegravere remarque est totalement inapproprieacutee dans le contexte et semble vaguement faire allusion agrave laquo lrsquoinjustice raquo dont les compagnons drsquoUlysse se sont rendus coupables agrave lrsquoendroit drsquoHeacutelios et agrave laquelle Homegravere dans le proegraveme de lrsquoOdysseacutee (17-9) attribue leur treacutepas (cf Hintenlang 1961 98) Qui plus est Aristote nrsquoa pas lrsquohabitude drsquoinvoquer des principes de justice poeacutetique dans sa lecture des poegravemes
221 Jrsquointroduis moi-mecircme ces crochets dans le texte Les mots ἀπὸ τοῦ (inexplicables ici) pourraient ecirctre le produit drsquoune dittographie (cf ἀπὸ τοῦ καιροῦ plus haut) ou alors avoir eacuteteacute originellement suivis drsquoun substantif (καιροῦ ou autre)
97
Drsquoautres argumentent du point de vue historique222 se reacutefeacuterant aux circonstances de la Gregravece agrave cette eacutepoque en effet dans son ensemble ainsi que dans ses citeacutes la Gregravece eacutetait gouverneacutee par des rois et ennoblissant les geacuteneacutealogies royales les poegravetes composaient leurs poegravemes de sorte que la nature humaine nrsquoapparaisse pas entiegraverement opposeacutee agrave la nature divine fabriquant leurs reacutecits ils preacutetendaient que ce que nous voyons parmi les humains se passe de mecircme chez les dieux (Porph QHI ad 2067-75 9-10 MacPhail trad in Svenbro 1976 218-19)
Il est agrave noter que la traduction de Svenbro citeacutee ici est largement supeacuterieure agrave la traduction
reacutecente de MacPhail (laquo he depicts the race of kings increasing raquo) qui est simplement impossible
Le verbe αὔξοντας doit eacutevidemment avoir ici le sens technique que lui donne la rheacutetorique
laquo exalter glorifier raquo Une telle lecture a le meacuterite drsquoecirctre coheacuterente avec la suite du texte puisque
le rapprochement que les poegravetes sont dits reacutealiser entre dieux et hommes correspond
naturellement agrave une forme de glorification de ces derniers223
Deacutejagrave au IVe siegravecle Isocrate (Ev 9) avait souligneacute la repreacutesentation particuliegravere des dieux que
font les poegravetes qui srsquoadonnent agrave la poeacutesie de lrsquoeacuteloge laquo Les poegravetes disposent (τοῖς ποιηταῖς
δέδονται) de nombreux proceacutedeacutes drsquoornement Ils ont faculteacute (οἷόν τrsquo αὐτοῖς ποιῆσαι) de mettre
les dieux en contact avec les hommes ils les font parler venir en aide quand ils le veulent (οἷς
ἂν βουληθῶσιν) agrave leurs personnages raquo (trad Breacutemond) La multipliciteacute de termes relatifs agrave la
permission et agrave la possibiliteacute va de pair avec lrsquoobjectif drsquoIsocrate qui est de deacutemontrer la difficulteacute
de sa propre entreprise (ie la production drsquoun eacuteloge en prose) par contraste avec la faciliteacute qui
caracteacuterise le travail des poegravetes agrave qui est conceacutedeacutee une licence particuliegravere relativement au
contenu et au style224 La preacutesence des dieux dans les affaires humaines ndash qui est une forme
drsquoanthropomorphisation des dieux ndash apparaicirct donc comme une strateacutegie rheacutetorique des poegravetes qui
souhaitent augmenter le prestige de leurs personnages humains en mecircme temps que comme un
artifice fictionnel reacuteserveacute agrave la poeacutesie En effet le contexte du passage indique clairement que les
poegravetes sont ici consideacutereacutes en tant qursquoauteurs drsquoeacuteloges225 aussi la reacutefeacuterence aux agissements
222 Une autre traduction possible de ἀπὸ τοῦ καιροῦ serait laquo du point de vue rheacutetorique raquo puisqursquoil est ici question drsquoeacuteloge Le sens temporel de καιρός me semble toutefois plus probable en raison de la preacutesence de lrsquoadverbe τότε
223 Dans un commentaire au vers Il 1340 (1-4 MacPhail) Porphyre affirme eacutegalement que laquo Homegravere a le premier placeacute le roi entre les hommes et les dieux raquo (Ὁμήρου πρώτου μεταξὺ θεῶν τε καὶ ἀνθρώπων θέντος τὸν βασιλέα)
224 Cf Meijering 1987 62-3
225 Cf sect6 laquo lorsqursquoon voit les contemporains de la guerre de Troie et leurs successeurs ceacuteleacutebreacutes dans les chants et les trageacutedies raquo (ὅταν ὁρᾷ τοὺς μὲν περὶ τὰ Τρωϊκὰ καὶ τοὺς ἐπέκεινα γενομένους ὑμνουμένους καὶ τραγῳδουμένους) et sect11 laquo il faut tenter lrsquoexpeacuterience et voir si la parole oratoire peut ceacuteleacutebrer les grands hommes
98
humains des dieux de la poeacutesie doit-elle ecirctre comprise comme un proceacutedeacute poeacutetique propre agrave
produire un effet encomiastique
Un commentaire attribueacute agrave Protagoras semble confirmer ce rapport ancien entre lrsquoeacuteloge et la
repreacutesentation de relations eacutetroites entre dieux et hommes
Πρωταγόρας φησ[ὶ πρὸ]ς τὸ διαλαβεῖν τὴν μάχην τὸ ἐ[πεισό]διον γεγονέναι τὸ ἑξ ῆ ς τῆ ς Ξά[νθου κα]ὶ θνητοῦ μάχης ἵν εἰς τὴν θ ε ομ[αχία]ν μεταβῆltιgtmiddot τάχα δὲ ἵνα καὶ τὸ ν [Ἀχιλ]λ έ[α] αὐξήσηltιgt καὶ προκαταπονή σ [ας τοῖς προ]τ έ ρ οις κινδύνοις ποιήσηltιgt [αὐτὸν ]ς καταλαμβάνοντα τὸ [πεδίον
Protagoras dit que lrsquoeacutepisode qui suit le combat entre le Xanthe et un mortel sert agrave introduire un intermegravede dans la bataille afin de faire une transition vers la Theacuteomachie et peut-ecirctre aussi dans le but de glorifier Achille et apregraves lrsquoavoir preacutealablement eacutepuiseacute par des dangers anteacuterieurs de faire en sorte qursquoil arrive dans la plaine [hellip ]226 (schol pap Il 21240)
Puisque laquo le combat entre le Xanthe et un mortel raquo est eacutevidemment celui qui oppose Achille au
fleuve Scamandre (autrement appeleacute laquo Xanthe raquo) lrsquoeacutepisode intermeacutediaire auquel Protagoras fait
reacutefeacuterence ne peut qursquoecirctre celui ougrave Heacutephaiumlstos sur lrsquoordre drsquoHeacutera enflamme la plaine inondeacutee et
le cours du Xanthe afin de sauver Achille de ce dernier dont la fureur menace drsquoengloutir le
heacuteros Sous lrsquoeffet du feu les flots du Xanthe bouillonnent si bien que celui-ci doit implorer la
pitieacute drsquoHeacutera afin qursquoelle fasse cesser ses souffrances Devant sa demande Heacutera enjoint agrave son fils
drsquoarrecircter ses assauts sur le fleuve arguant qursquoil laquo ne sied pas pour des mortels de maltraiter ainsi
un dieu immortel raquo (21380) ndash faccedilon quelque peu impreacutecise de dire que le parti pris drsquoHeacutera pour
Achille un mortel ne doit pas conduire agrave ce qursquoun immortel soit molesteacute Si tocirct Heacutephaiumlstos et
Xanthe seacutepareacutes
Heacutera les contient malgreacute sa propre colegravere Mais alors crsquoest au milieu des autres dieux qursquoune peacutenible querelle vient srsquoabattre lourdement Leurs cœurs au fond drsquoeux-mecircmes flottent dans deux sens contraires Ils se ruent les uns sur les autres dans un terrible fracas (21384-7)
Selon Protagoras la lutte qui oppose un mortel (Achille) et un immortel (le fleuve) en
suscitant lrsquointervention des autres diviniteacutes (Heacutera et Heacutephaiumlstos qui protegravegent Achille) constitue
une transition efficace entre les combats humains (qui occupent le deacutebut du chant) et la
aussi dignement que les chants et les vers (ἀποπειρατέον τῶν λόγων ἐστὶν εἰ καὶ τοῦτο δυνήσονται τοὺς ἀγαθοὺς ἄνδρας εὐλογεῖν μηδὲν χεῖρον τῶν ἐν ταῖς ᾠδαῖς καὶ τοῖς μέτροις ἐγκωμιαζόντων)
226 Le papyrus devient illisible en cet endroit
99
subseacutequente Theacuteomachie QursquoAchille se batte contre un dieu fait partie de sa glorification en
mecircme temps que les deux regravegnes (humain et divin) se voient progressivement mis en contact
Il est inteacuteressant de remarquer que le rapprochement entre hommes et dieux que jrsquoai jusqursquoici
preacutesenteacute comme une tendance typique de la branche rheacutetorique de la poeacutetique grecque227 est
explicitement contrasteacute avec lrsquoalleacutegorie par lrsquoempereur Julien ndash lui-mecircme en bon
Neacuteo-platonicien un repreacutesentant tardif de la tradition alleacutegorique
κατὰ μὲν τὴν διάνοιαν ἀπεμφαίνοντες ὅταν οἱ μῦθοι γίγνωνται περὶ τῶν θείων αὐτόθεν ἡμῖν ὥσπερ βοῶσι καὶ διαμαρτύρονται μὴ πιστεύειν ἁπλῶς ἀλλὰ τὸ λεληθὸς σκοπεῖν καὶ διερευνᾶσθαι Τοσούτῳ δ ἐστὶ κρεῖττον ἐν τούτοις τοῦ σεμνοῦ τὸ ἀπεμφαῖνον ὅσῳ διὰ μὲν ἐκείνου καλοὺς λίαν καὶ μεγάλους καὶ ἀγαθούς ἀνθρώπους δὲ ὅμως τοὺς θεοὺς κίνδυνος νομίσαι διὰ δὲ τῶν ἀπεμφαινόντων ὑπεριδόντας τῶν ἐν τῷ φανερῷ λεγομένων ἐπὶ τὴν ἐξῃρημένην αὐτῶν οὐσίαν καὶ ὑπερέχουσαν πάντα τὰ ὄντα καθαρὰν νόησιν ἐλπὶς ἀναδραμεῖν
Chaque fois que les mythes relatifs aux veacuteriteacutes divines preacutesentent une invraisemblance de penseacutee ils nous crient sur-le-champ pour ainsi dire et nous attestent qursquoil ne faut pas les croire agrave la lettre mais examiner et explorer leur sens cacheacute En ce domaine lrsquoinvraisemblance est drsquoautant supeacuterieure agrave la graviteacute que celle-ci risque de faire passer les dieux pour extrecircmement beaux grands et bons mais cependant pour des hommes tandis que lrsquoemploi de lrsquoinvraisemblance permet lrsquoespoir de remonter en regardant au-delagrave de ce qui est exprimeacute en termes clairs jusqursquoagrave lrsquoessence abstraite des dieux et jusqursquoagrave la penseacutee pure transcendant tout ce qui existe (Julian In Heracl 171-11 trad Rochefort)
Pour Julien lrsquoabsurditeacute de certains reacutecits en commandant une lecture alleacutegorique a ceci
drsquoavantageux que paradoxalement elle pointe sans eacutequivoque vers le divin tandis que
lrsquoexpression laquo seacuterieuse raquo (σεμνός) entraicircne une confusion inacceptable des hommes et des dieux ndash
ces derniers eacutetant lrsquoobjet drsquoune repreacutesentation eacutelogieuse mais pouvant tout aussi bien convenir agrave
des hommes La fonction de respect des limites entre hommes et dieux attribueacutee agrave lrsquointerpreacutetation
alleacutegorique se trouvait deacutejagrave exposeacutee chez lrsquoauteur du traiteacute Du sublime
De nature sublime sont aussi les visions de la Theacuteomachie [hellip] [T]out en mecircme temps le ciel et lrsquoHadegraves les choses mortelles et les choses immortelles tout en mecircme temps dans la lutte combat ensemble et ensemble participe au danger Mais ces choses sont terribles et sauf agrave les prendre de
227 Cf schol S Arat 57-11 Martin laquo Crsquoest peut-ecirctre par cette licence poeacutetique qursquoil fait de nos ancecirctres et aiumleuls des enfants des dieux comme dans la formule ldquopegravere des hommes et des dieuxrdquo Mais Aratos pourrait songer au fait que nous avons eacuteteacute creacuteeacutes par la nature et par les dieux gracircce agrave la providence raquo (ἴσως μὲν ἐκ ποιητικῆς ταύτης ἀδείας τοὺς προγόνους καὶ προπάτορας ἡμῶν θεῶν παῖδας ὡς τὸ laquo πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε raquo δύναιτο δ ἂν νοεῖν ὁ Ἄρατος τὸ δημιουργεῖσθαι ἡμᾶς ὑπό τε φύσεως καὶ θεῶν διὰ τὴν πρόνοιαν) La notion de laquo licence poeacutetique raquo ici contrasteacutee avec une lecture philosophique relegraveve eacutegalement de la tradition rheacutetorique et non de la tradition alleacutegorique
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maniegravere alleacutegorique parfaitement impies et ne respectant pas la convenance Car agrave mon sens Homegravere quand il nous livre les blessures des dieux leurs colegraveres leurs vengeances leurs larmes leurs chaicircnes leurs passions confuses des hommes qui furent agrave Troie dans la mesure ougrave il lrsquoa pu il a fait des dieux et des dieux il a fait des hommes Mais nous dans le malheur il nous reste un refuge agrave nos maux crsquoest la mort tandis que pour les dieux ce nrsquoest pas tant leur nature que leur misegravere qursquoHomegravere a faite eacuteternelle Mais bien meilleurs que les passages consacreacutes agrave la Theacuteomachie ce sont ceux qui preacutesentent pur et grand le divin comme il lrsquoest en veacuteriteacute et sans meacutelange ([Long] Subl 6-8)
Selon le pseudo-Longin si les eacuteveacutenements cataclysmiques de la Theacuteomachie possegravedent une
grandeur suffisante pour toucher au sublime il nrsquoen reste pas moins que seule lrsquointerpreacutetation
alleacutegorique peut sauver de lrsquoinconvenance une telle fusion du mortel et de lrsquoimmortel de
lrsquohumain et du divin Et tout aussi sublime que soit la Theacuteomachie la repreacutesentation sans
meacutelange du divin lui est toutefois supeacuterieure
Les individus qui drsquoapregraves Porphyre considegraverent lrsquoeacutepisode de la Theacuteomachie ἀπὸ τοῦ καιροῦ
adoptent donc une attitude tout autre que celle des alleacutegoristes Agrave leurs yeux les eacutepisodes comme
celui-ci constituent simplement une strateacutegie rheacutetorique de glorification de la part drsquoHomegravere en
vue de rapprocher la race des rois de celle des dieux et ce non pas tant en repreacutesentant les
hommes sous des traits divins que les dieux sous des traits humains Il est certes difficile de
deacutecider avec certitude de lrsquoidentiteacute des individus qui auraient avanceacute cette explication mais agrave la
fois lrsquoideacutee drsquoun portrait ameacutelioreacute (αὔξησις) des protagonistes de lrsquoeacutepopeacutee et celle drsquoune
fabrication des personnages divins sur le modegravele des hommes se conforment agrave lrsquoapproche
peacuteripateacuteticienne La premiegravere de ces ideacutees est eacutevidemment preacutesente dans la Poeacutetique drsquoAristote
(cf 1449a10) Quant agrave la seconde elle ressort de faccedilon subtile des quelques fragments des
Peacuteripateacuteticiens qui portent sur le traitement poeacutetique des dieux comme il a eacuteteacute vu dans les
sous-sections preacuteceacutedentes
Cet aspect particulier de la critique litteacuteraire peacuteripateacuteticienne est peut-ecirctre agrave mettre en lien avec
un type drsquoeacutetude qui semble avoir eu la faveur de plusieurs membres du Lyceacutee et dont lrsquoexemple
premier remonte agrave Aristote lui-mecircme lrsquoeacutetude des caractegraveres agrave laquelle les Peacuteripateacuteticiens se sont
abondamment livreacutes en suivant souvent le modegravele geacuteneacuterique du portrait de caractegravere228 Les
228 Cf Volt 2007 Mis agrave part les ceacutelegravebres Caractegraveres de Theacuteophraste on pense eacutegalement aux travaux du mecircme genre par Ariston (cf Vogt 2006) et Lycon (cf Fortenbaugh 2004)
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caractegraveres deacutepeints par les poegravetes leur offraient des occasions privileacutegieacutees drsquoanalyse de caractegraveres
moraux et de ce point de vue les personnages divins ne faisaient pas exception
Section (iii) Le mythos comme produit de la mimecircsis
Lrsquointeacuterecirct de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne pour lrsquoanalyse des caractegraveres ne doit toutefois pas faire
perdre de vue un eacuteleacutement doctrinal essentiel agrave la theacuteorie poeacutetique deacuteveloppeacutee au sein de cette
eacutecole je parle de la preacuteseacuteance du mythos sur lrsquoecircthos un principe qui a acquis le statut de lieu
commun chez les commentateurs de la Poeacutetique drsquoAristote mais dont la valeur poleacutemique et
innovatrice est rarement reconnue
Dans la section preacuteceacutedente je me suis surtout employeacutee agrave souligner la distance qui seacutepare
lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la lecture peacuteripateacuteticienne Dans ce qui suit il sera davantage
question des diffeacuterences entre cette derniegravere et la tradition rheacutetorique agrave laquelle Struck (2004)
voudrait pourtant la reacuteduire Ces diffeacuterences comme on le verra reposent en grande part sur le
rocircle joueacute par les notions drsquoecircthos et de personnage dans la composition poeacutetique et dans la
constitution des genres litteacuteraires
(a) Le sujet des poegravemes homeacuteriques
Une approche feacuteconde pour obtenir des informations sur lrsquoeacutetat de la theacuteorie poeacutetique agrave
lrsquoeacutepoque preacute-aristoteacutelicienne consiste agrave regrouper des passages qui traitent de la question du
laquo sujet raquo des poegravemes traditionnels ndash les poegravemes homeacuteriques eacutetant eacutevidemment les plus souvent
discuteacutes agrave cet eacutegard comme agrave tous les autres La comparaison de ces textes permet en effet de
conclure qursquoavant Aristote la theacuteorie grecque consideacuterait la poeacutesie comme essentiellement
consacreacutee au portrait de caractegravere (ecircthos) ce en quoi le discours poeacutetique se trouvait plus ou
moins reacuteduit au rang de discours historique etou rheacutetorique
Il faut eacutevidemment excepter de ce scheacutema geacuteneacuteral les lectures alleacutegoriques qui reconnaissent
agrave la poeacutesie des significations allant bien au-delagrave de toute cateacutegorisation Un bon exemple est
fourni par Anaxagore qui apparemment
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fut le premier agrave faire apparaicirctre que les poegravemes drsquoHomegravere ont pour objet la vertu et la justice (περὶ ἀρετῆς καὶ δικαιοσύνης) et Meacutetrodore de Lampsaque qui eacutetait son disciple soutint encore davantage ce type drsquoexplication (ἐπὶ πλεῖον δὲ προστῆναι τοῦ λόγου) crsquoest lui qui le premier srsquoest inteacuteresseacute agrave la faccedilon dont le poegravete traite de la nature (τὴν φυσικὴν πραγματείαν) (Diog Laert 211 trad Narcy)
Bien qursquoil nrsquoy ait pas drsquoautres teacutemoignages attestant qursquoAnaxagore eacutetait un alleacutegoriste et
mecircme srsquoil est possible que ce texte ne rapporte rien de plus que sa reconnaissance de la valeur
didactico-morale traditionnellement attribueacutee aux poegravemes homeacuteriques le fait que son disciple
Meacutetrodore un alleacutegoriste au sens fort soit dit avoir fait usage du mecircme systegraveme drsquoexplication
(λόγος) que son maicirctre suggegravere fortement qursquoAnaxagore lui-mecircme eacutetait alleacutegoriste En effet on
voit mal ce qursquoil pourrait y avoir de commun entre la lecture moralisante du maicirctre et la lecture
physique du disciple si ce nrsquoeacutetait le mode drsquointerpreacutetation lui-mecircme (par opposition au contenu)
La conclusion la plus eacutevidente permise par ce texte est donc qursquoAnaxagore srsquoest concentreacute sur
lrsquoalleacutegorie morale et son disciple Meacutetrodore sur lrsquoalleacutegorie physique ndash ce dernier fait eacutetant
confirmeacute par un certain nombre drsquoautres teacutemoignages Selon Meacutetrodore les heacuteros drsquoHomegravere
repreacutesentent des eacuteleacutements naturels et les dieux des parties du corps humain229 Les autres
alleacutegoristes offrent des interpreacutetations diffeacuterentes mais tous partagent lrsquoavis que les personnages
poeacutetiques ne sont ni des eacutevocations de heacuteros appartenant agrave un passeacute lointain ni des creacuteations
uniques drsquoun poegravete individuel mais plutocirct des images de reacutealiteacutes universelles et intemporelles
Alors que la quecircte drsquoune veacuteriteacute poeacutetique par les alleacutegoristes retire toute signification agrave
lrsquoindividualiteacute des personnages litteacuteraires le courant exeacutegeacutetique plus conventionnel celui auquel
appartiennent notamment les sophistes se concentre preacuteciseacutement sur cet aspect Des informations
importantes se trouvent chez Platon une source utile non seulement en tant que penseur original
ayant apporteacute une contribution personnelle agrave la theacuteorie de la poeacutesie et de la mimecircsis mais aussi
en tant que teacutemoin des deacutebats de son eacutepoque
Dans lrsquoAlcibiade Socrate deacutecrit de la faccedilon suivante le laquo sujet raquo de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee
drsquoune faccedilon qui rappelle en partie le fragment drsquoAnaxagore citeacute plus haut
Ces poegravemes nrsquoont-ils pas pour sujet des diffeacuterends sur des choses justes et injustes (οὐκοῦν ταῦτα ποιήματά ἐστι περὶ περὶ διαφορᾶς δικαίων τε καὶ ἀδίκων) [hellip] Et les combats et les morts
229 Cf 61 A 4 DK
103
qursquoil y eut entre les Acheacuteens et les Troyens crsquoest agrave cause de ce deacutesaccord comme ce fut aussi le cas entre les preacutetendants de Peacuteneacutelope et Ulysse (Alc 112b)
Drsquoapregraves Socrate dans ce passage les poegravemes homeacuteriques contre toute apparence portent sur
le mecircme sujet lequel agit comme une sorte de cadre theacutematique srsquoappliquant aux deux poegravemes
Lrsquoideacutee selon laquelle la justice est une notion dont la deacutefinition diverge drsquoun individu et drsquoun
peuple agrave lrsquoautre est une thegravese notoirement lieacutee au nom des sophistes Aussi lrsquoaffirmation de
Socrate voulant qursquoHomegravere ait souhaiteacute illustrer cette divergence drsquoopinion par les exemples des
conflits entre Acheacuteens et Troyens drsquoune part et entre Ulysse et les preacutetendants drsquoautre part
suggegravere une assimilation drsquoHomegravere au mouvement sophistique plutocirct qursquoau groupe des prophegravetes
inspireacutes srsquoexprimant sous forme alleacutegorique Socrate traite ici Homegravere comme un intellectuel se
faisant le heacuteraut drsquoune thegravese unique claire et preacutecise Cette approche theacutematique des poegravemes
homeacuteriques est dicteacutee agrave la fois par la rivaliteacute geacuteneacuteraliseacutee entre Platon et Homegravere et par lrsquoidentiteacute
particuliegravere de lrsquointerlocuteur de Socrate dans ce dialogue (Alcibiade) qui srsquointeacuteresse davantage agrave
la politique qursquoagrave la critique litteacuteraire
Dans lrsquoIon ougrave son interlocuteur est un rhapsode Socrate donne drsquoailleurs une liste beaucoup
plus deacutetailleacutee du contenu des poegravemes homeacuteriques
Homegravere parle-t-il de choses diffeacuterentes de celles dont parlent tous les autres poegravetes Nrsquoest-ce pas de la guerre qursquoil traite le plus souvent et des relations que les hommes (quand ils sont bons mauvais profanes ou hommes de lrsquoart) entretiennent les uns avec les autres (περὶ πολέμου τε [hellip] καὶ περὶ ὁμιλιῶν πρὸς ἀλλήλους ἀνθρώπων ἀγαθῶν τε καὶ κακῶν καὶ ἰδιωτῶν καὶ δημιουργῶν) ne montre-t-il pas comment les dieux se conduisent dans les relations qursquoils ont entre eux et agrave lrsquoeacutegard des hommes (καὶ περὶ θεῶν πρὸς ἀλλήλους καὶ πρὸς ἀνθρώπους ὁμιλούντων ὡς ὁμιλοῦσι) ne parle-t-il pas des pheacutenomegravenes du ciel et de ceux de lrsquoHadegraves nrsquoexpose-t-il pas les geacuteneacutealogies des dieux et celles des heacuteros (καὶ περὶ τῶν οὐρανίων παθημάτων καὶ περὶ τῶν ἐν Ἅιδου καὶ γενέσεις καὶ θεῶν καὶ ἡρώων) Ne sont-ce pas lagrave les sujets (οὐ ταῦτά ἐστι περὶ ὧν) sur lesquels Homegravere a composeacute sa poeacutesie (Ion 531c)
Lrsquoextension cosmique du mateacuteriel poeacutetique drsquoHomegravere lequel comprend ici la totaliteacute des
pheacutenomegravenes terrestres ceacutelestes et chtoniens est eacutevidemment une maniegravere ironique de la part de
Socrate de pointer vers la diversiteacute suspecte de la connaissance preacutesumeacutee du poegravete Mais en ce
qui concerne les personnages humains il est curieux de noter comment Socrate prend la peine
drsquoen eacutenumeacuterer quatre cateacutegories les bons les mauvais les profanes et les professionnels Cette
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liste accorde une signication poeacutetique agrave deux types de traits individuels soit la valeur morale et
lrsquohabileteacute technique230
(b) Caractegraveres et paradigmes
Des classifications de cette nature semblent avoir eacuteteacute courantes dans les eacutetudes litteacuteraires des
sophistes Cela est rendu le plus eacutevident par le texte suivant tireacute de lrsquoHippias mineur ougrave Socrate
introduit le thegraveme du dialogue agrave lrsquooccasion drsquoune discussion suivant une confeacuterence donneacutee par
Hippias sur des thegravemes poeacutetiques
Socrate Jrsquoai entendu plusieurs fois ton pegravere Apeacutemantos dire lui aussi que des poegravemes homeacuteriques lrsquoIliade eacutetait plus belle que lrsquoOdysseacutee tout autant qursquoAchille eacutetait meilleur qursquoUlysse il affirmait en effet que des deux poegravemes lrsquoun avait eacuteteacute composeacute en fonction drsquoUlysse lrsquoautre drsquoAchille (τὸ μὲν εἰς Ὀδυσσέα ἔφη πεποιῆσθαι τὸ δ εἰς Ἀχιλλέα) [] Hippias [hellip] Jrsquoaffirme en effet qursquoHomegravere a repreacutesenteacute Achille comme lrsquohomme le meilleur (ἄριστον) parmi ceux qui se sont rendus en Troade Nestor comme le plus savant (σοφώτατον) Ulysse comme le plus double (πολυτροπώτατον) [Hippias cite ici quelques vers tireacutes de lrsquoeacutepisode iliadique de lrsquoambassade aupregraves drsquoAchille intituleacute laquo Les Priegraveres raquo (Λιταί)] Dans ces vers Homegravere manifeste le caractegravere (τρόπον) de chacun de ces deux hommes Achille serait sincegravere et simple (ἁπλοῦς) Ulysse double (πολύτροπος) et trompeur (Hp mi 363b-365b)
Pour Hippias les personnages homeacuteriques sont donc polariseacutes en types eacutethiques et
psychologiques ce sont les repreacutesentants de certains traits de caractegravere qursquoils incarnent
superlativement On remarquera qursquoentre une telle approche et celle alleacutegorique qui consiste agrave
eacutelever les personnages poeacutetiques au rang de symboles il nrsquoy a guegravere plus qursquoun pas231
Lrsquointeacuterecirct drsquoHippias pour lrsquoanalyse des caractegraveres va de pair avec lrsquoideacutee que Socrate assigne
indirectement au sophiste voulant que lrsquoIliade soit composeacutee en fonction drsquoAchille et lrsquoOdysseacutee
en fonction drsquoUlysse Non seulement ces poegravemes sont conccedilus comme des reflets ou encore des
glorifications (selon le sens agrave donner agrave la preacuteposition εἰς) des deux heacuteros mais la qualiteacute geacuteneacuterale
230 Sur lrsquohabileteacute technique paradigmatique cf Xen Symp 46 laquo Le sage Homegravere a embrasseacute dans ses poegravemes presque tout ce qui a trait agrave la vie humaine (περὶ πάντων τῶν ἀνθρωπίνων) Donc quiconque parmi vous veut devenir habile agrave diriger sa maison agrave parler au peuple agrave commander des armeacutees et se rendre semble agrave Achille agrave Ajax agrave Nestor ou agrave Ulysse [hellip] raquo
231 On peut drsquoailleurs comparer les mots suivants drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste agrave ceux drsquoHippias laquo reacutecits drsquoHomegravere biographies de heacuteros dialogues de Platon amours de garccedilons Tout respire chez Homegravere une noble vertu prudence drsquoUlysse courage drsquoAjax sagesse de Peacuteneacutelope parfaite justice de Nestor pieacuteteacute filiale de Teacuteleacutemaque amitieacute merveilleusement fidegravele drsquoAchille raquo (All 781-3)
105
de chaque poegraveme deacutepend qui plus est de celle de leur protagoniste puisque lrsquoIliade est deacuteclareacutee
supeacuterieure agrave lrsquoOdysseacutee dans la mesure ougrave Achille est meilleur qursquoUlysse
La critique morale drsquoHippias a apparemment eacuteteacute contesteacutee par Antisthegravene dont on conserve
une discussion deacutetailleacutee sur le sens de lrsquoeacutepithegravete polytropos laquelle apparaicirct dans le tout premier
vers de lrsquoOdysseacutee pour qualifier Ulysse
οὐκ ἐπαινεῖν φησιν Ἀντισθένης Ὅμηρον τὸν Ὀδυσσέα μᾶλλον ἢ ψέγειν λέγοντα αὐτὸν laquo πολύτροπον raquo οὔκουν τὸν Ἀχιλλέα καὶ τὸν Αἴαντα πολυτρόπους πεποιηκέναι ἀλλ ἁπλοῦς καὶ γεννάδας οὐδὲ τὸν Νέστορα τὸν σοφόν οὐ μὰ Δία δόλιον καὶ παλίμβολον τὸ ἦθος ἀλλ ἁπλῶς τῷ Ἀγαμέμνονι συνόντα καὶ τοῖς ἄλλοις ἅπασι καὶ εἰς τὸ στρατόπεδον εἴτι ἀγαθὸν εἶχε συμβουλεύοντα καὶ οὐκ ἀποκρυπτόμενον καὶ τοσοῦτον ἀπεῖχε τοῦ τὸν τοιοῦτον τρόπον ἀποδέχεσθαι ὁ Ἀχιλλεύς ὡς ἐχθρὸν ἡγεῖσθαι ὁμοίως τῷ θανάτῳ ἐκεῖνον laquo ὅς χ ἕτερον μὲν κεύθῃ ἐνὶ φρεσίν ἄλλο δὲ βάζει raquo λύων οὖν ὁ Ἀντισθένης φησίmiddot τί οὖν ἆρα γε πονηρὸς ὁ Ὀδυσσεὺς ὅτι πολύτροπος ἐρρήθη καὶ μήν διότι σοφός οὕτως αὐτὸν προσείρηκεν μήποτε οὖν τρόπος τὸ μέν τι σημαίνει τὸ ἦθος τὸ δέ τι σημαίνει τὴν τοῦ λόγου χρῆσιν εὔτροπος γὰρ ἀνὴρ ὁ τὸ ἦθος ἔχων εἰς τὸ εὖ τετραμμένον τρόποι δὲ λόγων dagger αἴτιοι αἱ dagger πλάσειςmiddot [hellip] εἰ δὲ οἱ σοφοὶ δεινοί εἰσι διαλέγεσθαι ἐπίστανται καὶ τὸ αὐτὸ νόημα κατὰ πολλοὺς τρόπους λέγεινmiddot ἐπιστάμενοι δὲ πολλοὺς τρόπους λόγων περὶ τοῦ αὐτοῦ πολύτροποι ἂν εἶεν εἰ δὲ σοφοὶ καὶ ἀγαθοί εἰσι διὰ τοῦτό φησι τὸν Ὀδυσσέα Ὅμηρος σοφὸν ὄντα πολύτροπον εἶναι ὅτι δὴ τοῖς ἀνθρώποις ἠπίστατο πολλοῖς τρόποις συνεῖναι
En appelant Ulysse polytropos selon Antisthegravene Homegravere nrsquoentend pas plus le louer que le blacircmer Certes le poegravete nrsquoa pas fait en sorte qursquoAchille et Ajax soient polytropoi mais simples et nobles Et le sage Nestor non plus par Zeus il ne lui a pas donneacute un caractegravere ruseacute et changeant mais crsquoest un simple compagnon drsquoAgamemnon et de tous les autres donnant sans arriegravere-penseacutee agrave tout le camp ses bons conseils Achille lui est si loin drsquoavoir un tel caractegravere qursquoil pense haiumlssable agrave lrsquoeacutegal de la mort lrsquohomme laquo qui a dans son cœur une chose et sur les legravevres une autre raquo (Il 9313)
Antisthegravene reacutesout donc ainsi la difficulteacute Que penser Ulysse serait-il donc malhonnecircte parce qursquoil est appeleacute polytropos Crsquoest plutocirct parce qursquoil est sage qursquoHomegravere lrsquoappelle ainsi Le mot tropos peut avoir tantocirct le sens de laquo caractegravere raquo tantocirct le sens de laquo tournure de langage raquo En effet lrsquohomme eutropos est celui qui a le caractegravere tourneacute vers le bien Et les tropes sont dagger les diffeacuterentes faccedilons de dagger modeler un discours [hellip] Si les sages sont habiles agrave discuter ils savent aussi exprimer la mecircme penseacutee avec plusieurs tournures (tropoi) et puisqursquoils connaissent plusieurs tournures de langage pour la mecircme ideacutee ils meacuteriteraient le nom de polytropoi Or srsquoils sont sages ils sont aussi bons
Crsquoest pourquoi Homegravere dit qursquoUlysse parce qursquoil est sage est polytropos parce qursquoil savait justement interagir avec les hommes de nombreuses maniegraveres (schol Od 11 l1 e Porph Pontani)
Lrsquointerpreacutetation de polytropos que donne Antisthegravene consiste agrave remplacer la signification
morale qursquoy avait attacheacutee Hippias par une signification technique avec polytropos Homegravere ne
veut pas dire qursquoUlysse est mauvais mais qursquoil est capable drsquoadapter ses paroles agrave des
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interlocuteurs diffeacuterents Polytropos devient ainsi lrsquoexpression de lrsquohabileteacute rheacutetorique drsquoUlysse
au lieu de celle de sa fameuse dupliciteacute232 Par ailleurs les discours Ajax et Ulysse composeacutes par
Antisthegravene233 dans lesquels les deux personnages diffegraverent grandement tant par leur faccedilon de
srsquoexprimer que dans leur caractegravere eacutetaient peut-ecirctre destineacutes agrave illustrer agrave la fois diffeacuterents styles
oratoires et la technique de lrsquoecircthopoiiumla234 Lrsquoexistence durable de tels deacutebats eacutethico-poeacutetiques
chez les critiques de lrsquoeacutepoque helleacutenistique est eacutegalement confirmeacutee par nombre drsquoautres
teacutemoignages235
(c) Les origines de la conception prosopocentrique de la poeacutesie
Deux facteurs me semblent ecirctre en mesure drsquoexpliquer lrsquoimportance accordeacutee agrave lrsquoanalyse des
caracteacuteristiques individuelles des personnages poeacutetiques dans la critique preacute-aristoteacutelicienne
Un premier facteur reacuteside dans lrsquohabitude attesteacutee deacutejagrave chez les poegravetes de lrsquoeacutepoque archaiumlque
de comparer la poeacutesie agrave drsquoautres formes drsquoart qui sont par nature beaucoup plus statiques comme
la peinture et la sculpture236 Lrsquoideacutee selon laquelle ces deux arts ont pour fonction de repreacutesenter
lrsquoecircthos de lrsquoacircme (τῆς ψυχῆς ἦθος) et ce peu importe si les sujets deacutepeints sont immobiles ou en
mouvement (καὶ ἑστώτων καὶ κινουμένων ἀνθρώπων) est deacutefendue par le Socrate de
Xeacutenophon dans la discussion meneacutee avec les deux artistes rapporteacutee dans les Meacutemorables
(3103-5) Malgreacute la diversiteacute de ses usages le mot ecircthos possegravede tout au long de son histoire des
connotations de stabiliteacute et fait habituellement reacutefeacuterence aux traits de personnaliteacute durables drsquoune
232 Sur la laquo reacutehabilitation raquo drsquoUlysse chez les Socratiques voir Giuliano 2004 Leacutevystone 2005
233 Preacutesenteacutes et traduits par Goulet-Cazeacute 1992
234 Cf Kennedy 1957 28
235 Cf la remarque acerbe de Diogegravene le cynique se plaignant que les grammairiens perdent leur temps agrave deacutenoncer les vices drsquoUlysse tandis qursquoils ferment les yeux sur leurs propres travers (Diog Laert 627) τούς τε γραμματικοὺς ἐθαύμαζε τὰ μὲν τοῦ Ὀδυσσέως κακὰ ἀναζητοῦντας τὰ δ ἴδια ἀγνοοῦντας La valeur morale drsquoAchille est deacutecrieacutee par le Stoiumlcien Perseacutee eacutelegraveve de Zeacutenon ainsi que par Crategraves de Mallos (ou peut-ecirctre Crategraves le cynique cf les remarques de Broggiato 2002 142) κατὰ Κράτητα καὶ Περσαῖον οὔτε φρόνιμος οὔτε σώφρων οὔτε ἀνδρεῖος [scil Αχιλλεύς] (schol T Il 166c ex) Le scholiaste qui rapporte cette position pour la contredire classe quant agrave lui Achille comme laquo un philosophe pythagoricien plutocirct qursquoun soldat raquo (Πυθαγορικός ἐστι μᾶλλον φιλόσοφος ἢ στρατιώτης) en raison de ses pratiques religieuses et considegravere que laquo la croyance en les dieux est une source pour toute la vertu (πηγὴ γάρ τίς ἐστι τῆς ἄλλης ἀρετῆς τὸ δοκεῖν θεοὺς εἶναι)
236 Sur les parallegraveles entre art plastique et poeacutesie agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque Webster 1939
107
personne237 En tant qursquoentiteacute conccedilue comme immobile lrsquoecircthos apparaicirct naturellement comme le
sujet par excellence drsquoun artiste visuel
Longtemps avant Aristote on trouve de nombreuses attestations de cette analogie entre la
poeacutesie et la peinture ou la sculpture le plus souvent au profit de la poeacutesie dont les poegravetes
lyriques clament la supeacuterioriteacute sur les autres formes drsquoart Ces poegravetes avancent typiquement lrsquoideacutee
que la poeacutesie en raison de ses qualiteacutes auditives et mobiles fournit agrave ses sujets une gloire plus
durable que ne le font la pierre ou le marbre et constitue aussi un meacutedium supeacuterieur pour
deacutepeindre les caractegraveres238 Ainsi bien que ces poegravetes fassent valoir la nature dynamique de leur
meacutedium cela reste dans le but de se preacutesenter comme les preacuteservateurs les plus efficaces drsquoune
reacutealiteacute statique et (du moins le souhaitent-ils) impeacuterissable soit la gloire et la renommeacutee des
hommes qui font lrsquoobjet de leurs eacuteloges Leur argument consiste donc agrave dire qursquoagrave la fois les arts
visuels et la poeacutesie sont adapteacutes agrave la repreacutesentation de lrsquoecircthos mais que la poeacutesie est supeacuterieure
aux autres arts agrave cet eacutegard
Le second facteur qui agrave mon avis explique lrsquoimportance traditionnelle de lrsquoecircthos dans les
premiers deacuteveloppements de la theacuteorie poeacutetique grecque est lrsquoomnipreacutesence des preacuteoccupations
rheacutetoriques lesquelles se traduisent par une tendance forte agrave consideacuterer les poegravemes comme des
exemples de discours eacutepideacuteictiques crsquoest-agrave-dire comme des eacuteloges ou des blacircmes Cela est bien
sucircr partiellement la conseacutequence de la nature mecircme de lrsquoeacutepopeacutee qui eacutetait et est encore consideacutereacutee
comme un genre dont la fonction essentielle est la transmission du κλέος des heacuteros traditionnels
de la Gregravece La premiegravere phrase du texte rapportant lrsquoanalyse de polytropos par Antisthegravene (supra
p 105) semble indiquer que ce dernier srsquoadressait agrave des adversaires selon qui Homegravere avait
neacutecessairement voulu blacircmer ou faire lrsquoeacuteloge drsquoUlysse (ἐπαινεῖνhellip ψέγειν) en le qualifiant ainsi
Dans une logique semblable Isocrate interpregravete spontaneacutement lrsquoIliade comme un monument
eacuteleveacute aux guerriers acheacuteens
Certains parmi les Homeacuterides racontent aussi qursquoHeacutelegravene se preacutesenta devant Homegravere une nuit et lui ordonna de composer un poegraveme sur les soldats qui avaient fait campagne contre Troie (περὶ τῶν στρατευσαμένων ἐπὶ Τροίαν) elle voulait rendre leur sort plus enviable que la vie des hommes ordinaires ils racontent que crsquoest en partie agrave cause de lrsquoart drsquoHomegravere mais surtout agrave cause drsquoelle
237 Cf Woerther 2007
238 Cf Ford 2002 chap 4-5
108
(μάλιστα δὲ διὰ ταύτην) que ce poegraveme fut peacuteneacutetreacute drsquoun tel charme et devint si ceacutelegravebre (ἐπαφρόδιτον καὶ παρὰ πᾶσιν ὀνομαστὴν) (Isoc Hel 65 trad Breacutemond modifieacutee)
Isocrate assimile lrsquoIliade agrave une oraison funegravebre un genre litteacuteraire ougrave la soi-disant bonne
fortune des soldats morts agrave la guerre repreacutesentait un lieu commun De plus la derniegravere phrase
suggegravere que crsquoest la preacutesence mecircme drsquoHeacutelegravene dans le poegraveme qui rend ce dernier laquo charmant et
ceacutelegravebre raquo vraisemblablement parce qursquoHeacutelegravene elle-mecircme est laquo charmante et ceacutelegravebre raquo sa beauteacute
eacutetant renommeacutee agrave travers le monde (Lrsquoadjectif ἐπαφρόδιτον ici appliqueacute agrave lrsquoIliade serait
eacutevidemment tout aussi sinon plus approprieacute pour deacutecrire Heacutelegravene) Tout comme dans le texte de
lrsquoHippias mineur dont il a eacuteteacute question ci-haut Isocrate parle drsquoune qualiteacute propre agrave un
personnage comme affectant la qualiteacute drsquoun poegraveme entier239
La conception traditionnelle de lrsquoeacutepopeacutee comme eacuteloge a perdureacute apregraves Aristote On en trouve
notamment des traces nombreuses dans le corpus des scholies exeacutegeacutetiques agrave lrsquoIliade Par
exemple des notes au tout premier vers du poegraveme soulegravevent les inteacuteressantes questions du titre et
du premier mot du poegraveme
πάλιν ζητεῖται διὰ τί Ἀχιλλέως ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον ἀριστεύοντος οὐκ Ἀχίλλειαν ὡς Ὀδύσσειαν ἐπέγραψε τὸ σωμάτιον240 φαμὲν δ ὅτι ἐκεῖ μέν ἅτε μόνως ἐφ ἑνὸς ἥρωος τοῦ λόγου πλακέντος καλῶς καὶ τοὔνομα τέθειται ἐνταῦθα δέ εἰ καὶ μᾶλλον τῶν ἄλλων Ἀχιλλεὺς ἠρίστευεν ἀλλά γε καὶ οἱ λοιποὶ ἀριστεύοντες φαίνονταιmiddot οὐ γὰρ μόνον τοῦτον οἷος ἦν δηλῶσαι βούλεται ἀλλὰ σχεδὸν ἅπαντας ὅπου γε καὶ ἐξισοῖ τινας αὐτῷ ἔκ τινος οὖν ὀνομάσαι μὴ ἔχων αὐτό ἀπὸ τῆς πόλεως ὀνομάζει καὶ τὸ αὐτοῦ καλῶς ὑποφαίνει ὄνομα
On se demande pourquoi alors qursquoAchille est geacuteneacuteralement le meilleur il nrsquoa pas intituleacute son ouvrage Achilleacutee de faccedilon analogue agrave lrsquoOdysseacutee Nous reacutepondons que pour ce dernier poegraveme puisque le reacutecit a eacuteteacute seulement composeacute au sujet drsquoun heacuteros unique crsquoest correctement que le titre a eacuteteacute donneacute Mais dans ce cas-ci mecircme si Achille est meilleur que les autres les autres aussi se montrent tout de mecircme heacuteroiumlques Car le poegravete ne voulait pas seulement montrer sa valeur agrave lui mais celle de tous ou presque puisqursquoil fait de certains son eacutegal Ne sachant donc pas sur la base de qui intituler son poegraveme il lrsquoa intituleacute agrave partir de la ville et son titre paraicirct reacuteussi (schol bT Il 11b ex)
239 Isocrate (ou encore les Homeacuterides) a peut-ecirctre eacuteteacute inspireacute agrave inventer cette histoire par le ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade (6357-8) ougrave Heacutelegravene tente de consoler Hector de leur malheur en mentionnant leur futur statut de sujets de chansons
240 Pour cet usage de σωμάτιον au sens de laquo poegraveme complet raquo cf Heracl All 12 [Long] Subl 913 (ougrave le mot semble srsquoopposer agrave ποίηματα laquo parties drsquoun poegraveme raquo
109
ζητοῦσι διὰ τί ἀπὸ τῆς μήνιδος ἤρξατο οὕτω δυσφήμου ὀνόματος διὰ δύο ταῦτα πρῶτον μέν ἵν ἐκ τοῦ πάθους ἀποκαθαρεύσῃ241 τὸ τοιοῦτο μόριον τῆς ψυχῆς καὶ προσεκτικωτέρους τοὺς ἀκροατὰς ἐπὶ τοῦ μεγέθους ποιήσῃ καὶ προεθίσῃ φέρειν γενναίως ἡμᾶς τὰ πάθη μέλλων πολέμους ἀπαγγέλλεινmiddot δεύτερον δέ ἵνα τὰ ἐγκώμια τῶν Ἑλλήνων πιθανώτερα ποιήσῃ ἐπεὶ δὲ ἔμελλε νικῶντας ἀποφαίνειν τοὺς Ἕλληνας εἰκότως νῦν κατατρέχει ἀξιοπιστότερος ὤν242 ἐκ τοῦ μὴ πάντα χαρίζεσθαι τῷ ἐκείνων ἐπαίνῳ
Ils se demandent pourquoi il a commenceacute avec le mot laquo colegravere raquo qui est drsquoaussi mauvais augure Crsquoest pour deux raisons premiegraverement afin de nettoyer de cette passion cette partie de lrsquoacircme de rendre les auditeurs plus attentifs agrave la grandeur et de nous habituer agrave supporter noblement nos malheurs alors qursquoil srsquoapprecircte agrave narrer des guerres Deuxiegravemement afin de rendre plus persuasifs ses eacuteloges des Grecs Puisqursquoil srsquoapprecirctait agrave montrer les Grecs vainqueurs ici il acquiert de la creacutedibiliteacute en les attaquant et en ne srsquoadonnant pas agrave tous eacutegards agrave leur eacuteloge (schol AT Il 11a D)
Dans une scholie au deuxiegraveme vers du poegraveme on va jusqursquoagrave expliquer lrsquousage du pronom ἡ
(dont lrsquoanteacuteceacutedent est la μῆνις du premier vers μῆνινhellip οὐλομένην ἣ μυρί Ἀχαιοῖς ἄλγε
ἔθηκε) agrave la volonteacute du poegravete de diminuer les torts drsquoAchille
ῥητορικὴ ἡ μετάληψιςmiddot παρὸν γὰρ ἦν φάναιmiddot laquo ὃς μυρί Ἀχαιοῖς ἄλγε ἔθηκεν raquomiddot ἀλλ ὡς φιλέλλην οὐ τῷ ἥρωϊ ἐπάγει τὴν βλασφημίαν ἀλλὰ τῷ πάθει
Le changement de genre est rheacutetorique en effet il eacutetait possible de dire laquo lui [scil Achille] qui causa tant de souffrances aux Acheacuteens raquo Mais comme le poegravete est du parti des Grecs son accusation porte non pas sur le heacuteros mais sur la passion (schol bT Il 12b ex)
Ces textes attribuent agrave Homegravere une approche deacutecideacutement rheacutetorique des sujets de ses poegravemes
crsquoest lrsquoeacuteloge des Grecs et en particulier drsquoAchille et drsquoUlysse qui est consideacutereacute comme le motif
principal de la composition de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee
Agrave une eacutepoque beaucoup plus basse on entend encore le rheacuteteur Libanios exposer un avis tout
agrave fait semblable
ὅτι πᾶς τις ὁμολογήσειεν ἂν ἐγκώμιον ἐκείνῳ τοῦ πολυπλανοῦς ἀνδρὸς τὴν Ὀδύσσειαν πεποιῆσθαι καὶ δεδόσθαι παρ Ὁμήρου τούτῳ μόνῳ τοσοῦτον ὁπόσον τοῖς ἄλλοις ἅπασι τὴν μὲν γὰρ Ἰλιάδα κοινὸν ἔπαινον συγκεῖσθαι θατέρᾳ δὲ τὸν Ὀδυσσέα τετιμῆσθαι [hellip] τῷ μὲν οὖν Ὁμήρῳ ποιεῖν ἐπῆλθεν εἰς ἄνδρα θαυμαστὸν ἔπαινον
Tous conviendront que lrsquoOdysseacutee a eacuteteacute composeacutee par Homegravere en guise drsquoeacuteloge de lrsquohomme errant et que ce poegravete a donneacute agrave celui-lagrave seul autant drsquoimportance qursquoagrave tous les autres reacuteunis Car lrsquoIliade
241 Je mrsquoeacuteloigne ici de la leccedilon choisie par Erbse ἀποκαταρρεύσῃ ἀποκαθαρεύσῃ est preacutefeacutereacute par Van Thiel 2000 ad loc
242 Le texte qursquoimprime Erbse est εἰκότως daggerοὐ κατατρέχει ἀξιοπιστότερονdagger je cite ici la correction qursquoil propose dans son apparat ad loc
110
a eacuteteacute conccedilue comme un eacuteloge commun tandis qursquoUlysse a eacuteteacute honoreacute de la faccedilon contraire [] Ainsi il est venu agrave lrsquoideacutee drsquoHomegravere de faire lrsquoeacuteloge drsquoun homme admirable (Lib Ap Soc 123-125 je traduis)
Aux yeux de Libanios Homegravere est avant tout un compositeur drsquoeacuteloges et ses deux œuvres
majeures ne diffeacuterent que par le mode choisi (commun ou individuel) pour reacutealiser ces eacuteloges
(d) Ecircthos et mythos chez Aristote
Les textes examineacutes jusqursquoici dans cette section contribuent agrave eacutelucider la teneur de plusieurs
passages aux allures eacutetrangement poleacutemiques dans la Poeacutetique drsquoAristote Ce dernier fait agrave
maintes reprises des assertions eacutenergiques sur des enjeux essentiels lieacutes au rocircle constitutif des
personnages dans la composition poeacutetique La plus freacutequemment citeacutee est la suivante
Lrsquouniteacute de lrsquohistoire ne vient pas comme certains (τινες) le croient de ce qursquoelle a un heacuteros unique (ἐὰν περὶ ἕνα ᾖ) Car il se produit dans la vie drsquoun individu unique un nombre eacuteleveacute voire infini drsquoeacuteveacutenements dont certains ne forment en rien une uniteacute et de mecircme un individu unique accomplit un grand nombre drsquoactions qui ne forment en rien une action une Aussi semble-t-il bien que tous les poegravetes qui ont composeacute une Heacuteracleacuteide une Theacuteseacuteide ou des poegravemes de ce genre se soient fourvoyeacutes ils croient que parce que Heacuteraclegraves eacutetait un individu unique il srsquoensuit que lrsquohistoire elle aussi est une Mais Homegravere qui est incomparable sous tous les autres rapports semble lagrave aussi avoir vu juste que cela srsquoexplique par sa connaissance de lrsquoart ou par son geacutenie naturel en composant lrsquoOdysseacutee il nrsquoa pas raconteacute tout ce qui a pu arriver agrave Ulysse [] mais crsquoest autour drsquoune action une au sens ougrave nous lrsquoentendons qursquoil a agenceacute lrsquoOdysseacutee et pareillement lrsquoIliade raquo (Poet 81451a1-29)
La conception prosopocentrique de la poeacutesie (ie celle qui fait des protagonistes lrsquoeacuteleacutement
focal du poegraveme) rejeteacutee par Aristote est ici clairement attribueacutee aux poegravetes mecircmes qui ont
composeacute des œuvres autour drsquoun personnage particulier Pourtant les laquo gens raquo non identifieacutes
(τινες) qui deacutefendent cette conception pourraient tout aussi bien inclure les critiques et les
theacuteoriciens qui accordent une importance indue agrave la composante ecircthos dans la construction
poeacutetique ce qui comme on le verra contribue agrave brouiller la distinction essentielle entre la poeacutesie
et lrsquoart rheacutetorique En plus des sophistes comme Hippias il est probable que Platon soit aussi viseacute
par ce passage puisque lrsquoessentiel des deacuteveloppements sur les dangers de la poeacutesie dans le
troisiegraveme livre de la Reacutepublique porte sur lrsquoinfluence deacuteleacutetegravere qursquoaurait sur les gardiens
lrsquoimitation drsquohommes (ou drsquoanimaux) divers
Ailleurs (cf Poet 61450a15-39) Aristote deacutesigne expresseacutement le mythos comme la laquo partie raquo
la plus importante du poegraveme tandis que lrsquoecircthos est explicitement releacutegueacute au deuxiegraveme rang ndash un
111
classement ouvertement poleacutemique selon toute vraisemblance Cela va de pair avec ses
affirmations reacutepeacuteteacutes et emphatiques dans le chapitre six de lrsquoideacutee que la poeacutesie est une imitation
non pas drsquohommes mais drsquoactions et que la repreacutesentation des caractegraveres nrsquoest que le reacutesultat
secondaire de la repreacutesentation drsquoactions reacutealiseacutees par des personnages doteacutes de ces caractegraveres
ἔστιν τε μίμησις πράξεως καὶ διὰ ταύτην μάλιστα τῶν πραττόντων (1450b3) Selon A
Gudeman (1931) qui accorde une importance particuliegravere aux sources drsquoAristote dans son
commentaire de la Poeacutetique ce dernier tentait probablement de reacutepliquer agrave un traiteacute de poeacutetique
circulant agrave son eacutepoque et ougrave lrsquoecircthos eacutetait deacutefini comme lrsquoobjet propre de la mimecircsis
Agrave vrai dire cette ideacutee paraicirct avoir eacuteteacute partageacutee tout aussi bien par certains poegravetes Aristote
rapporte que Sophocle aurait contrasteacute sa propre habitude de repreacutesenter les hommes laquo comme ils
devraient ecirctre raquo et celle drsquoEuripide qui les rendait laquo tels qursquoils sont raquo (Poet 251460b33-4)
Lrsquointeacuterecirct conscient de Sophocle pour lrsquoecircthos est eacutegalement attesteacute par Plutarque (De prof virt
79b) selon qui le poegravete aurait affirmeacute que son style avait atteint son niveau supeacuterieur (βέλτιστον)
lorsqursquoil eacutetait devenu ἠθικώτατον ndash ce qui signifie vraisemblablement quelque chose comme
laquo refleacutetant fortement les caractegraveres raquo243 Enfin lrsquohabitude reacutepandue des trageacutediens de titrer leurs
piegraveces drsquoapregraves le nom du protagoniste244 est peut-ecirctre aussi agrave mettre au compte de cette tendance
prosopocentrique
La reacutetrogradation que fait subir Aristote agrave lrsquoeacuteleacutement ecircthos dans sa hieacuterarchie des parties du
poegraveme est eacutegalement coheacuterente avec son affirmation selon laquelle les poegravetes deacutebutants ainsi que
les premiers poegravetes de lrsquohistoire maicirctrisent lrsquoart du portrait de caractegravere mais non la construction
des intrigues (cf Poet 61450a35-37) il y a une coiumlncidence naturelle entre lrsquoimportance
relative des parties de la poeacutesie et le niveau de progregraves technique requis pour les utiliser
correctement Par ailleurs le passage du portrait de caractegravere agrave lrsquoeacutelaboration drsquointrigues
complexes eacutetait typiquement illustreacute par les Anciens par le contraste entre Eschyle et la trageacutedie
posteacuterieure comme crsquoest le cas dans le texte suivant tireacute de la Vita anonyme drsquoEschyle
243 Cf Ael VH 221 qui fait dire au poegravete Agathon qursquoil connaicirct bien les caractegraveres notamment en raison de son art poeacutetique εἰ δέ τι καὶ ἐγὼ ἠθῶν ἐπαΐω τῇ τε ἄλλῃ καὶ ἐκ ποιητικῆς [hellip]
244 Selon Haigh 1896 397 il nrsquoy a pas de raison de croire que les titres conserveacutes ndash dont lrsquoeacutecrasante majoriteacute sont constitueacutes par le nom propre du protagoniste ou bien par un nom geacuteneacuterique deacutesignant les membres du chœur lequel agit comme un personnage individuel dans la trageacutedie grecque ndash ne remontent pas aux trageacutediens eux-mecircmes qui devaient forceacutement donner des titres agrave leurs productions pour fins de publiciteacute avant les festivals
112
αἵ τε διαθέσεις τῶν δραμάτων οὐ πολλὰς αὐτῶι περιπετείας καὶ πλοκὰς ἔχουσιν ὡς παρὰ τοῖς νεωτέροιςmiddot μόνον γὰρ ζηλοῖ τὸ βάρος περιτιθέναι τοῖς προσώποις ἀρχαῖον εἶναι κρίνων τοῦτο τὸ μέρος ltτὸgt μεγαλοπρεπές τε καὶ ἡρωϊκόν τὸ δὲ πανοῦργον κομψοπρεπές245 τε καὶ γνωμολογικὸν ἀλλότριον τῆς τραγωιδίας ἡγούμενος
La disposition de ses piegraveces impliquait peu de renversements et de complications comme on en trouve chez les poegravetes plus reacutecents Car seul lui importait de donner de la graviteacute agrave ses personnages estimant que cet eacuteleacutement ndash ce qui est magnifique et de caractegravere heacuteroiumlque ndash est veacuteneacuterable et jugeant que la subtiliteacute adroite et sentencieuse est une chose eacutetrangegravere agrave la trageacutedie (Vita Aeschyli 113 je traduis)
De plus la mention que fait Aristote de la pratique ancienne du portrait de caractegravere doit
certainement ecirctre lieacutee agrave cette autre assertion historique (cf Poet 41448b24-7) drsquoune importance
capitale dans la theacuteorie aristoteacutelicienne de la genegravese de la poeacutesie voulant qursquoagrave lrsquoeacutepoque de ses
premiers balbutiements cet art ait pris la forme drsquoeacuteloges drsquohymnes et de blacircmes ndash des
performances eacutevidemment destineacutees agrave honorer ou agrave vilipender des individus (humains ou divins)
preacutecis Le Peacuteripateacuteticien Chameacuteleacuteon offre drsquoailleurs un reacutecit de lrsquoeacutevolution de la trageacutedie qui
concorde avec lrsquoapproche aristoteacutelicienne
οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον Ἐπιγένους τοῦ Σικυωνίου τραγῳδίαν εἰς τὸν Διόνυσον ποιήσαντος ἐπεφώνησάν τινες τοῦτοmiddot ὅθεν ἡ παροιμία
βέλτιον δὲ οὕτως τὸ πρόσθεν εἰς τὸν Διόνυσον γράφοντες τούτοις ἠγωνίζοντο ἅπερ καὶ Σατυρικὰ ἐλέγετοmiddot ὕστερον δὲ μεταβάντες εἰς τὸ τραγῳδίας γράφειν κατὰ μικρὸν εἰς μύθους καὶ ἱστορίας ἐτράπησαν μηκέτι τοῦ Διονύσου μνημονεύοντεςmiddot ὅθεν τοῦτο καὶ ἐπεφώνησαν καὶ Χαμαιλέων ἐν τῷ περὶ Θέσπιδος τὰ παραπλήσια ἱστορεῖ
laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Certains srsquoexclamegraverent ainsi lorsque Eacutepigegravene de Sikyon composa une trageacutedie sur Dionysos246 et crsquoest de lagrave que vient le proverbe
Mais voici une meilleure explication Auparavant ceux qui eacutecrivaient des piegraveces sur Dionysos concouraient avec ces ltdramesgt qui eacutetaient aussi appeleacutes Satyrica Plus tard lorsqursquoils eurent changeacute pour la composition de trageacutedies ils se tournegraverent progressivement vers les histoires et les reacutecits sans plus faire mention de Dionysos Crsquoest pour cela que les gens srsquoexclamaient ainsi Et Chameacuteleacuteon donne une version semblable dans son livre Sur Thespis (Cham fr 38 = Souda ο 806)
Selon Chameacuteleacuteon le deacuteveloppement de la trageacutedie va de pair avec la composition de reacutecits
lesquels remplacent la figure de Dionysos comme preacuteoccupation centrale des poegravetes Plus
difficile agrave interpreacuteter est la nature exacte des piegraveces (τούτοις sans anteacuteceacutedent ce qui suggegravere
245 Cf Plut Quomodo adul 28a qui rapproche semblablement κομψόν et πανοῦργον (agrave propos de personnages drsquoEuripide)
246 Apparemment ceux qui se seraient exclameacutes ainsi consideacuteraient qursquoune trageacutedie eacutetait en soi inapproprieacutee pour honorer Dionysos (cf Mirhady 2012)
113
qursquoon a affaire agrave la citation drsquoun extrait et non agrave une paraphrase) avec lesquelles les poegravetes
concouraient laquo auparavant raquo et qui sont laquo aussi raquo appeleacutees satyrica Ce terme habituel pour
deacutesigner le drame satyrique pourrait ici avoir le sens eacutelargi de laquo chants dionysiaques raquo et inclure agrave
la fois le dithyrambe et les chants phalliques qursquoAristote associe aux deacutebuts du theacuteacirctre (cf Poet
41449a9-13) et auxquels il renvoie possiblement par lrsquoexpression laquo lrsquoeacuteleacutement satyrique raquo (τὸ
σατυρικόν 1449a20 cf 1449a22 διὰ τὸ σατυρικὴνhellip εἶναι τὴν ποίησιν) En effet des
teacutemoignages tardifs qui semblent reposer sur les ideacutees de Chameacuteleacuteon preacutesentent un portrait plus
preacutecis de lrsquoeacutevolution respective des genres tragique et satyrique Le plus explicite est celui qui se
trouve dans le recueil de proverbes de Zeacutenobios
Οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον ἐπὶ τῶν τὰ μὴ προσήκοντα τοῖς ὑποκειμένοις λεγόντων ἡ παροιμία εἴρηται Ἐπειδὴ τῶν χορῶν ἐξ ἀρχῆς εἰθισμένων διθύραμβον ᾄδειν εἰς τὸν Διόνυσον οἱ ποιηταὶ ὕστερον ἐκβάντες τὴν συνήθειαν ταύτην Αἴαντας καὶ Κενταύρους γράφειν ἐπεχείρουν Ὅθεν οἱ θεώμενοι σκώπτοντες ἔλεγον Οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον Διὰ γοῦν τοῦτο τοὺς Σατύρους ὕστερον ἔδοξεν αὐτοῖς προεισάγειν ἵνα μὴ δοκῶσιν ἐπιλανθάνεσθαι τοῦ θεοῦ
laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Ce proverbe srsquoapplique agrave ceux qui ne disent pas les choses qui conviennent agrave la situation La raison est qursquoalors que les chœurs avaient depuis le deacutebut lrsquohabitude de chanter un dithyrambe en lrsquohonneur de Dionysos les poegravetes srsquoeacutecartegraverent ensuite de cette pratique et entreprirent de composer des Ajax et des Centaures Agrave partir de ce moment les spectateurs par moquerie disaient laquo Rien agrave voir avec Dionysos raquo Crsquoest drsquoailleurs pour cela qursquoils srsquoavisegraverent par la suite drsquointroduire les satyres afin de ne pas donner lrsquoimpression drsquooublier le dieu (Zen 540)
On peut comparer le texte suivant
Φρυνίχου καὶ Αἰσχύλου τὴν τραγῳδίαν εἰς μύθους καὶ πάθη προαγόντων ἐλέχθη τὸ lsquoτί ταῦτα πρὸς τὸν Διόνυσον rsquo
Lorsque Phrynichos et Eschyle entraicircnegraverent la trageacutedie vers les histoires et les souffrances on dit laquo Qursquoest-ce que cela a agrave voir avec Dionysos raquo (Plut Quaest conv 615a)
Combineacute avec les quelques remarques aristoteacuteliciennes sur le σατυρικόν ces teacutemoignages
dont le contenu remonte probablement agrave Chameacuteleacuteon suggegraverent que le modegravele historique
peacuteripateacuteticien avait la forme suivante les origines du drame se trouvent dans la ceacuteleacutebration de
certains rituels en lrsquohonneur de Dionysos impliquant des satyres et des eacuteleacutements humoristiques
(cf Arist Poet 1449a19-20 ἐκhellip λέξεως γελοίας διὰ τὸ ἐκ σατυρικοῦ μεταβαλεῖν ὀψὲ
ἀπεσεμνύνθη laquo deacutelaissant lrsquoexpression comique qursquoelle tenait de son origine satyrique la
trageacutedie prit sur le tard de la graviteacute raquo) Ces formes primitives et improviseacutees donnegraverent lieu par
diffeacuterenciation agrave la comeacutedie et agrave la trageacutedie des formes dramatiques acheveacutees dans lesquelles
114
Dionysos et son cortegravege de satyres ne trouvaient toutefois plus de place ce qui suscita lrsquoinvention
du drame satyrique speacutecialement deacutedieacute agrave conserver la meacutemoire des origines dionysiaques du
drame et combinant des traits des deux modes dramatiques majeurs issus de ces origines En
particulier la trageacutedie est le produit drsquoune innovation formelle soit le deacuteveloppement des
intrigues et drsquoune innovation de contenu lrsquointroduction de laquo souffrances raquo (πάθη) agrave la place des
plaisanteries247
Lrsquoimplication principale de cette histoire litteacuteraire peacuteripateacuteticienne est qursquoen abandonnant des
formes primitives centreacutees sur un seul protagoniste et en adoptant des modes drsquoexpression
veacuteritablement mimeacutetiques les poegravetes ont du mecircme coup abandonneacute lrsquoindividuel pour le geacuteneacuteral
et lrsquoactuel pour le potentiel Crsquoest drsquoailleurs la raison pour laquelle Aristote prescrit une meacutethode
de composition qui consiste agrave eacutelaborer drsquoabord la totaliteacute de lrsquointrigue et agrave distribuer ensuite des
noms aux personnages (Poet 171455a35-b13 cf 91451b8-23) nrsquoimporte quels noms font
lrsquoaffaire puisque le poegraveme ne porte pas sur ces personnes mais bien sur ce qursquoils font et sur les
succegraves et les eacutechecs qui leur eacutechoient Pour Aristote la composition poeacutetique srsquointeacuteresse aux
histoires plutocirct qursquoaux personnes et en conseacutequence ses proprieacuteteacutes cognitives relegravevent davantage
de la creacuteation et de lrsquoeacutelaboration structurelle que de la meacutemoire et la commeacutemoration De plus en
tant que reacutealiteacute mobile lrsquoaction (praxis) apparaicirct comme un objet drsquoimitation beaucoup plus
abstrait que lrsquoecircthos cette dichotomie entre abstrait et concret ou encore forme et matiegravere est
eacutegalement suggeacutereacutee par la comparaison utiliseacutee par Aristote de lrsquoecircthos aux couleurs drsquoune image
drsquoune part et du mythos au contour (εἰκών) drsquoautre part (cf Poet 61450a38-b4)
Ainsi ce deacuteplacement de lrsquoecircthos en deuxiegraveme position ne se limite pas agrave eacutetablir une hieacuterarchie
purement conceptuelle entre les parties de la poeacutesie il a surtout pour effet de minimiser le lien
entre poeacutesie et rheacutetorique au profit de la reconnaissance de la nature proprement mimeacutetique de la
poeacutesie Ce deacuteplacement constitue donc un moyen suppleacutementaire par lequel le traiteacute aristoteacutelicien
parvient agrave deacutelimiter une place speacutecifique pour la poeacutesie dans le vaste champ du logos248
Lrsquoinsistance avec laquelle il affirme que la poeacutesie ne repreacutesente pas lrsquoecircthos par des actions mais
247 Sur ce scheacutema analytique cf Seaford 1984 10-12
248 Drsquoautres facteurs peuvent eacutevidemment aussi rendre compte de la position drsquoAristote notamment le fait que la Poeacutetique traite en grande part de la trageacutedie un peu de lrsquoeacutepopeacutee et pas du tout de la poeacutesie lyrique Ce dernier genre en particulier est essentiellement laquo aristocratique raquo ie destineacute agrave glorifier des individus et par contraste la trageacutedie apparaicirct comme un genre beaucoup plus anhistorique et laquo deacutemocratique raquo
115
bien des actions accomplies par des personnages qui se trouvent posseacuteder un ecircthos mrsquoapparaicirct en
effet comme une faccedilon de prendre ses distances avec la conception rheacutetorique de la poeacutesie Chez
les rheacuteteurs tels Isocrate qui font des commentaires reacuteflexifs sur leurs propres techniques
drsquoeacutecriture il est clair que le fait de rapporter les faits et gestes drsquoun individu par exemple dans le
contexte drsquoun discours eacutepideacuteictique a pour objectif de produire une image particuliegravere de la
personnaliteacute de ce sujet Entre la conception rheacutetorique du portrait de caractegravere drsquoun Isocrate et la
conception poeacutetique drsquoAristote les rocircles respectifs de lrsquoecircthos et de la praxis sont donc renverseacutes
Bien que la poeacutesie et la rheacutetorique soient clairement distingueacutees chez Aristote ce dernier
reconnaicirct pour les deux types de locuteurs la neacutecessiteacute drsquoexposer preacutecocement le sujet drsquoun
discours ou drsquoun poegraveme La raison de cette recommandation est nulle autre que lrsquoexigence de
clarteacute comme le suggegraverent les occurrences reacutepeacuteteacutees de termes relatifs agrave la deacutesignation dans le
texte suivant
τὰ δὲ τοῦ δικανικοῦ προοίμια δεῖ λαβεῖν ὅτι ταὐτὸ δύναται ὅπερ τῶν δραμάτων οἱ πρόλογοι καὶ τῶν ἐπῶν τὰ προοίμιαmiddot [hellip] ἐν δὲ προλόγοις καὶ ἔπεσι δεῖγμά ἐστιν τοῦ λόγου ἵνα προειδῶσι περὶ οὗ ὁ λόγος καὶ μὴ κρέμηται ἡ διάνοιαmiddot τὸ γὰρ ἀόριστον πλανᾷmiddot ὁ δοὺς οὖν ὥσπερ εἰς τὴν χεῖρα τὴν ἀρχὴν ποιεῖ ἐχόμενον ἀκολουθεῖν τῷ λόγῳ διὰ τοῦτο laquo μῆνιν ἄειδε θεά raquo laquo ἄνδρα μοι ἔννεπε μοῦσα raquo laquo ἥγεό μοι λόγον ἄλλον ὅπως Ἀσίας ἀπὸ γαίης ἦλθεν ἐς Εὐρώπην πόλεμος μέγας raquo καὶ οἱ τραγικοὶ δηλοῦσι περὶ οὗ τὸ δρᾶμα [hellip] καὶ ἡ κωμῳδία ὡσαύτως τὸ μὲν οὖν ἀναγκαιότατον ἔργον τοῦ προοιμίου καὶ ἴδιον τοῦτο δηλῶσαι τί ἐστιν τὸ τέλος οὗ ἕνεκα ὁ λόγος
Il faut comprendre que les exordes du judiciaire jouent le mecircme rocircle que les prologues des piegraveces de theacuteacirctre et les exordes des eacutepopeacutees [hellip] Dans les prologues et dans les eacutepopeacutees lrsquoexorde donne un aperccedilu du discours afin que les auditeurs sachent agrave lrsquoavance sur quoi il porte et que la penseacutee ne reste pas en suspens car ce qui nrsquoest pas deacutefini eacutegare Par conseacutequent celui qui leur met pour ainsi dire le deacutebut dans la main leur permet de pouvoir suivre le discours Crsquoest la raison drsquoecirctre de laquo Chante la querelle deacuteesse raquo laquo Raconte-moi le heacuteros Muse raquo laquo Guide-moi dans une nouvelle histoire comment depuis la terre drsquoAsie vint en Europe une grande guerre raquo Les Tragiques eux aussi indiquent sur quoi portent la piegravece [hellip] La comeacutedie fait de mecircme La fonction la plus neacutecessaire de lrsquoexorde celle qui lui est propre est donc de faire savoir agrave quoi tend le discours (Rh 3141415a9-23 trad Chiron modifieacutee)
Homegravere qui comme toujours fournit un exemple parfait du respect des regravegles de composition
donne donc lui aussi le sujet de lrsquoIliade et de lrsquoOdysseacutee degraves le proegraveme Pourtant on peut prendre
la mesure de la distance qui seacutepare Aristote de la poeacutetique implicite chez lrsquoauteur de ces poegravemes
en comparant le reacutesumeacute que donne le philosophe de lrsquoOdysseacutee
Le sujet (ὁ λόγος) de lrsquoOdysseacutee nrsquoest pas long un homme erre loin de son pays durant de nombreuses anneacutees surveilleacute de pregraves par Poseacuteidon totalement isoleacute Chez lui les choses vont de telle sorte que sa fortune est dilapideacutee par les preacutetendants son fils exposeacute agrave leurs complots
116
Maltraiteacute par les tempecirctes il arrive se fait reconnaicirctre de quelques amis puis il attaque il est sauveacute et eacutecrase ses ennemis (Poet 171455b16-23)
avec le tout premier vers du proegraveme homeacuterique tronqueacute drsquoun mot crucial dans la citation
qursquoen fait Aristote dans le passage de la Rheacutetorique reproduit ci-haut laquo Dis-moi Muse lrsquohomme
polytroposhellip raquo Bien que la synopsis aristoteacutelicienne de lrsquoOdysseacutee soit geacuteneacuteralement adeacutequate un
deacutetail important y est en effet remarquablement absent soit la qualiteacute distinctive drsquoUlysse
indiqueacutee par lrsquoeacutepithegravete polytropos Cette eacutepithegravete exprime eacutevidemment une caracteacuteristique
essentielle du heacuteros Pourtant Aristote lrsquoignore dans son reacutesumeacute ce qui confirme la radicaliteacute de
sa position selon laquelle les traits de caractegravere ne sont pas un eacuteleacutement constitutif de la substance
drsquoun poegraveme La synopsis qursquoil donne quelques lignes avant (Poet 171455b2-12) de lrsquoIphigeacutenie
en Tauride est semblablement deacutepourvue de toute reacutefeacuterence aux traits de caractegravere des
personnages Seule semble compter la seacutequence des eacuteveacutenements les plus significatifs et en
particulier le destin final des protagonistes Ulysse se fait reconnaicirctre puis est sauveacute et eacutecrase ses
ennemis de mecircme qursquoOreste se fait reconnaicirctre (ἀνεγνώρισεν) et obtient par lagrave le salut
(ἐντεῦθεν ἡ σωτηρία)
Certes Aristote ne neacuteglige pas totalement le traitement de lrsquoecircthos dans la Poeacutetique et il y a
mecircme tout un chapitre (quinze) consacreacute aux regravegles agrave suivre agrave cet eacutegard Il nrsquoen reste pas moins
que ces prescriptions concernent un eacuteleacutement de lrsquoart jugeacute secondaire crsquoest-agrave-dire subordonneacute agrave
celui du mythos Par ailleurs mecircme le ceacutelegravebre passage dans lequel Aristote offre un portrait
typique du soi-disant heacuteros tragique semble comporter un eacuteleacutement de poleacutemique contre les
promoteurs de lrsquoecircthos dans ce portrait eacutetonnamment vague le protagoniste nrsquoest ni vraiment bon
ni vraiment mauvais mais quelque part entre les deux quoique plus pregraves de bon que de mauvais
Cette description a certainement de quoi rendre perplexe mais une chose au moins est sucircre il
faut eacuteviter les figures extrecircmes et paradigmatiques tels que le laquo bon raquo et le laquo vilain raquo Ceci va agrave
lrsquoencontre du modegravele drsquoHippias ougrave les personnages poeacutetiques sont preacuteciseacutement des figures
extrecircmes
Le rocircle le plus important rempli par lrsquoecircthos dans la theacuteorie aristoteacutelicienne est certainement
celui de deacuteterminer (du moins partiellement) le genre auquel appartient une composition Du
point de vue geacuteneacuterique la comeacutedie diffegravere eacutevidemment de la trageacutedie et de lrsquoeacutepopeacutee parce qursquoelle
met en scegravene des personnages humbles plutocirct que des personnages nobles Et du point de vue
117
speacutecifique lrsquoimportance relative de lrsquoecircthos dans le drame constitue un critegravere de distinction entre
les types de trageacutedie et drsquoeacutepopeacutee
Lrsquoeacutepopeacutee doit comporter les mecircmes espegraveces que la trageacutedie elle peut ecirctre simple ou complexe centreacutee sur les caractegraveres ou sur les effets violents (ἁπλῆν ἢ πεπλεγμένην ἢ ἠθικὴν ἢ παθητικήν) [hellip] Chacun de ses [scil Homegravere] deux poegravemes a sa composition propre lrsquoIliade simple et agrave effets violents lrsquoOdysseacutee complexe (ce nrsquoest que reconnaissance drsquoun bout agrave lrsquoautre) et centreacutee sur le caractegravere (Poet 241459b8-16)
Cette caracteacuterisation particuliegravere des poegravemes homeacuteriques ndash lrsquoIliade simple et patheacutetique
lrsquoOdysseacutee complexe et eacutethique ndash soulegraveve bien des questions drsquointerpreacutetation quoique le contraste
ici preacutesenteacute repose au moins partiellement sur le grand nombre de scegravenes de reconnaissance dans
lrsquoOdysseacutee comme Aristote le dit explicitement Mais il est inteacuteressant de noter que ce dernier
deacutecrit la structure de lrsquoIliade agrave lrsquoaide de la mecircme eacutepithegravete utiliseacutee par Hippias pour deacutecrire le
heacuteros de lrsquoIliade nommeacutement laquo simple raquo (ἁπλοῦς) Semblablement il est certainement leacutegitime
drsquoextrapoler sur la base des propos drsquoAristote que la complexiteacute de lrsquoOdysseacutee puisqursquoelle
deacutepend de ses nombreuses scegravenes de reconnaissance est le reacutesultat direct de la qualiteacute particuliegravere
drsquoUlysse ndash qursquoon la considegravere comme un trait de caractegravere ou comme une habileteacute technique ndash
nommeacutement sa polytropia En effet la polytropia du heacuteros est le plus typiquement illustreacutee par
son habitude de camoufler son identiteacute veacuteritable ce qui creacutee les conditions neacutecessaires agrave de
potentielles scegravenes de reconnaissances
Ainsi donc il existe probablement apregraves tout un lien intime entre le reacutecit complexe
(πεπλεγμένος) et le personnage πολύτροπος un lien que suggegravere aussi la ressemblance
seacutemantique entre ces deux termes le verbe πλέκειν qui signifie laquo tramer raquo rend parfaitement
bien lrsquoactiviteacute de lrsquoindividu πολύτροπος En accordant agrave la distinction entre structure simple et
complexe une importance supeacuterieure agrave la distinction traditionnelle entre les types de caractegravere
Aristote eacutelegraveve neacuteanmoins de faccedilon significative le niveau drsquoabstraction des critegraveres de
classification des genres poeacutetiques
Je concluerai cette section par quelques remarques sur lrsquoimportance que revecirct le deacuteplacement
aristoteacutelicien de lrsquoecircthos au mythos
Comme le reacutevegravelent les textes preacutesenteacutes dans cette section lrsquointeacuterecirct envers le potentiel de
repreacutesentation de lrsquoecircthos reconnu agrave la poeacutesie avant Aristote peut ecirctre interpreacuteteacute comme traduisant
diverses postures theacuteoriques agrave lrsquoendroit de ce type de discours Pour un auteur de textes
118
rheacutetoriques la technique de lrsquoecircthopoiiumla remplit plusieurs fonctions par exemple dans un
contexte judiciaire creacuteer des arguments baseacutes sur des comportements lieacutes de faccedilon vraisemblable
agrave tel ou tel profil psychologique (focus sur lrsquoecircthos au sens geacuteneacuterique) ou encore dans un
contexte eacutepideacuteictique deacutepeindre le caractegravere louable ou blacircmable drsquoune personne agrave travers ses
actions (focus sur lrsquoecircthos au sens individuel) Dans le premier cas la notion drsquoecircthos a valeur de
modegravele universel dans le second le caractegravere drsquoun individu est lrsquoobjet drsquoune description qui agrave
deacutefaut de lrsquoecirctre se preacutetend litteacuterale crsquoest-agrave-dire historique
Par contraste le mythos aristoteacutelicien est un objet mimeacutetique beaucoup plus eacutevanescent et
difficile agrave saisir que lrsquoecircthos Contrairement agrave lrsquoecircthos le mythos au sens aristoteacutelicien ne peut tout
simplement pas ecirctre consideacutereacute comme la transcription litteacuterale drsquoune chose reacuteelle Le mythos est
une notion abstraite qui deacutesigne proprement le produit de lrsquoactiviteacute mimeacutetique du poegravete et non le
compte-rendu agrave vocation litteacuterale drsquoun historien drsquoun rheacuteteur ou drsquoun scientifique
(e) Les genres poeacutetiques selon Theacuteophraste
Theacuteophraste est bien connu en tant qursquoauteur des Caractegraveres ce texte eacutetonnant constitueacute drsquoune
suite de descriptions de traits de caractegravere incarneacutes par des personnages qui semblent tout droit
sortis de la Nouvelle comeacutedie La teneur exacte de ce texte ndash eacutethique rheacutetorique poeacutetique ndash reste
encore aujourdrsquohui un sujet de deacutebat Quoi qursquoil en soit des motivations de Theacuteophraste derriegravere
la reacutedaction de ce texte249 il ne faut eacutevidemment pas y voir lagrave un deacutesaveu de la theacuteorie poeacutetique
aristoteacutelicienne qui place lrsquoecircthos en position secondaire dans lrsquoactiviteacute mimeacutetique Bien au
contraire la nature purement descriptive des portraits de Theacuteophraste lequel se contente de
mettre en scegravene des personnages en action et ne fournit pour ainsi dire jamais drsquoanalyse des
motifs psychologiques derriegravere leurs agissements suggegravere un inteacuterecirct envers les laquo reacutegulariteacutes
superficielles raquo 250 dans le comportement des personnages telles qursquoelles srsquoexpriment dans
lrsquoaction et non telles qursquoelles reacutesultent de certaines dispositions
249 Il est fort possible que les Caractegraveres tels que nous les avons conserveacutes sont une compilation de passages extraits drsquoun traiteacute quelconque rassembleacutes en un ouvrage autonome pour des fins peacutedagogiques rheacutetoriques ou morales Rostagni 1920 et Ussher 1977 croient que ces extraits appartenaient originellement agrave un traiteacute sur la comeacutedie
250 Fortenbaugh 1994
119
Qui plus est les deacutefinitions de cinq genres litteacuteraires deacuterivant vraisemblablement de
Theacuteophraste deacutemontrent que ce dernier ne srsquoest pas tellement eacutecarteacute de son maicirctre sur la question
de la nature de lrsquoimitation poeacutetique251 Ces deacutefinitions nous sont transmises par le grammairien
latin Diomegravede dans son Ars Grammatica (chapitre 3)
epos dicitur Graece carmine hexametro divinarum rerum et heroicarum humanarumque conprehensio quod a Graecis ita definitum est ἔπος ἐστὶν περιοχὴ θείων τε καὶ ἡρωϊκῶν καὶ ἀνθρωπίνων πραγμάτων [hellip]
tragoedia est heroicae fortunae in adversis conprehensio a Theophrasto ita definita est τραγῳδία ἐστὶν ἡρωϊκῆς τύχης περίστασις [hellip]
comoedia est privatae civilisque fortunae sine periculo vitae conprehensio apud Graecos ita definita κωμῳδία ἐστὶν ἰδιωτικῶν πραγμάτων ἀκίνδυνος περιοχή [hellip]
quare varia definitione discretae sunt altera enim ἀκίνδυνος περιοχή altera τύχης περίστασις dicta est [hellip]
satyrica est apud Graecos fabula in qua item tragici poetae non heroas aut reges sed satyros induxerunt ludendi causa iocandique simul ut spectator inter res tragicas seriasque satyrorum iocis et lusibus delectaretur [hellip]
mimus est sermonis cuius libet imitatio et motus sine reverentia vel factorum et dictorum turpium cum lascivia imitatio a Graecis ita definitus μῖμός ἐστιν μίμησις βίου τά τε συγκεχωρημένα καὶ ἀσυγχώρητα περιέχων
En grec on appelle laquo eacutepopeacutee raquo un reacutecit en vers hexameacutetriques embrassant des affaires divines heacuteroiumlques et humaines Crsquoest ce que les Grecs deacutefinissent ainsi laquo lrsquoeacutepopeacutee est un reacutecit qui embrasse des affaires divines heacuteroiumlques et humaines raquo [hellip]
La trageacutedie est un reacutecit qui embrasse un destin de heacuteros dans lrsquoadversiteacute Elle est ainsi deacutefinie par Theacuteophraste laquo La trageacutedie est une vissicitude drsquoun destin heacuteroiumlque raquo [hellip]
La comeacutedie est un reacutecit qui embrasse un destin individuel et modeste sans qursquoil y ait danger de mort Elle est ainsi deacutefinie par les Grecs laquo La comeacutedie est un reacutecit deacutepourvu de danger qui embrasse des affaires de personnages ordinaires raquo [hellip]
Ainsi la comeacutedie et la trageacutedie diffegraverent par leur deacutefinition En effet lrsquoune est appeleacutee laquo reacutecit deacutepourvu de danger raquo lrsquoautre laquo vissicitude drsquoun destin raquo [hellip]
Le drame satyrique chez les Grecs est une piegravece dans laquelle encore une fois les poegravetes tragiques introduisaient non pas des heacuteros ou des rois mais des satyres agrave des fins ludiques et humoristiques et aussi afin de faire plaisir au spectateur gracircce agrave lrsquohumour et aux jeux des satyres au beau milieu drsquoeacuteveacutenements tragiques et seacuterieux [hellip]
251 Lrsquoallure aristoteacutelicienne de ces deacutefinitions induit mecircme A P McMahon (1917 43-6) agrave croire que Theacuteophraste les a tout bonnement copieacutees mot pour mot drsquoAristote vraisemblablement du dialogue perdu Sur les poegravetes Sur la non-originaliteacute de la theacuteorie poeacutetique de Theacuteophraste par rapport agrave Aristote cf Rostagni 1922 105 Grube 1952
120
Le mime est une imitation de nrsquoimporte quel discours et mouvement deacutepourvue de retenue ou encore une imitation de gestes et de mots disgracieux accompagneacutee de deacutepravation Il est ainsi deacutefini par les Grecs laquo le mime est une imitation de la vie comprenant agrave la fois des eacuteleacutements permis et non permis raquo (Theophr fr 708 FHSampG)
Il convient drsquoabord de noter que seule la deacutefinition de la trageacutedie est ici explicitement
rapporteacutee agrave Theacuteophraste et qursquoil existe plusieurs bonnes raisons de douter de lrsquoexactitude de
lrsquoattribution des autres deacutefinitions au mecircme Theacuteophraste252 Quoiqursquoil semble impossible de
reacutegler cette question de faccedilon deacutefinitive je consideacutererai ici toutes ces deacutefinitions comme
authentiquement theacuteophrastiennes en raison de la grande similitude conceptuelle et lexicale qui
existe entre elles253
Nous ne posseacutedons pas de deacutefinition par Aristote de lrsquoeacutepopeacutee comparable agrave celle citeacutee dans le
passage de Diomegravede mais il semble que cette derniegravere ne contredit en rien lrsquoesprit aristoteacutelicien
Lrsquoeacutepopeacutee y est deacutecrite comme un reacutecit drsquoeacuteveacutenements (πραγμάτων) affectant des personnages de
toutes natures divine heacuteroiumlque (ie moitieacute-divine) et humaine Bien que lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee
mettent en scegravene des individus nobles mais entiegraverement humains aux cocircteacutes de dieux et de heacuteros il
est possible que le mot ἀνθρώπινος vise ici agrave deacutesigner des personnages non seulement humains
mais en quelque sorte laquo trop humains raquo on pense agrave Margitegraves anti-heacuteros drsquoun poegraveme eacutepique
eacuteponyme qursquoAristote jugeait authentiquement homeacuterique254 De plus le terme θεῖα eacutevoque
certainement les eacuteleacutements extraordinaires dont Aristote a explicitement reconnu la preacutesence
leacutegitime dans lrsquoeacutepopeacutee (cf Poet 241459b11-17 en plus du caractegravere divin de nombre drsquoacteurs
dans la narration eacutepique255
La deacutefinition theacuteophrastienne de la trageacutedie est souvent deacutecrite comme eacutetant deacutefectueuse ou
incomplegravete et il est bien sucircr tregraves possible que lrsquoon ait ici affaire agrave une version amputeacutee Ce qursquoil
252 Voir Fortenbaugh 2005 356-64 pour une preacutesentation deacutetailleacutee de ces arguments Toutefois Fortenbaugh ne tranche pas deacutefinitivement en faveur ou en deacutefaveur de lrsquoattribution des deacutefinitions autres que celle de la trageacutedie agrave Theacuteophraste Dosi (1960 600-1) accepte cette attribution (du moins en ce qui concerne lrsquoeacutepopeacutee la comeacutedie et le mime puisqursquoelle ne fait aucune mention de la deacutefinition du drame satyrique) Cf Rostagni 1922 126-8 Janko 1984 48-9
253 Cf Reich 1903 265
254 Le verbe ἐξανθρωπίζειν apparaicirct agrave deux reprises dans ce qui est apparemment une citation du dialogue aristoteacutelicien Sur les poegravetes chez Philodegraveme (De poem 4 col 111 12-15 20-1) au sujet de poegravetes qui auraient tenteacute laquo drsquohumaniser raquo la trageacutedie ou laquo drsquohumaniser raquo ndash ie deacutepreacutecier ndash un personnage noble Cf Janko 2010 337
255 Cf Dosi 1960 603
121
en reste nrsquoest pourtant pas aussi deacutecevant qursquoon le dit Le mot περίστασις est un eacuteleacutement
particuliegraverement inteacuteressant de cette deacutefinition mais sa signification exacte est difficile agrave
deacuteterminer Deux traductions en sont possibles 1) crise situation grave ou 2) renversement Le
deacutesavantage de la seconde traduction est qursquoelle restreint la porteacutee de la deacutefinition aux seules
trageacutedies qui comportent un renversement ndash ce qursquoAristote deacutesigne par περιπέτεια sans toutefois
faire de la preacutesence de cet eacuteleacutement une condition essentielle de lrsquoexistence drsquoune trageacutedie De
plus en se fondant sur lrsquousage de περίστασις dans les sources rheacutetoriques A Dosi (1960
601-2) a persuasivement proposeacute la traduction de ce mot par laquo eacuteveacutenement raquo (vicenda) avec dans
le cas de la deacutefinition de la trageacutedie une connotation peacutejorative particuliegravere (vicenda
catastrofica) Le sens 1) semble donc ecirctre de mise
Dosi donne toutefois une interpreacutetation tendancieuse de certains eacuteleacutements dans les textes
techniques ougrave se trouvent des occurrences du mot περίστασις Or cette interpreacutetation erroneacutee
lrsquoamegravene agrave tirer des conclusions tregraves importantes concernant la theacuteorie poeacutetique de Theacuteophraste
des conclusions qui ne sont toutefois pas autoriseacutees comme on le comprendra sous peu
Le premier passage dont le contenu remonte probablement agrave Hermagoras va comme suit
ὑπόθεσις ἐστὶ πρᾶγμα ἀμφισβήτησιν λογικὴν ἐπιδεχόμενον μεθrsquo ὡρισμένων προσώπων περιστάσεως
Une cause [litt une hypothegravese] est une affaire comportant une controverse formelle et impliquant un eacuteveacutenement affectant des individus deacutetermineacutes256
Tregraves semblable est le second extrait tireacute des Progymnasmata drsquoHermogegravene
Τῆς θέσεως ὅρον ἀποδεδώκασι τὸ τὴν θέσιν εἶναι ἐπίσκεψίν τινος πράγματος θεωρουμένου ἀμοιροῦσαν πάσης ἰδικῆς περιστάσεως [hellip] ἐὰν ὡρισμένον πρόσωπον λάβωμεν καὶ περίστασίν τινα καὶ οὕτω τὴν διέξοδον τῶν λόγων ποιώμεθα οὐ θέσις ἔσται ἀλλ ὑπόθεσις
Les theacuteoriciens ont deacutefini la thegravese comme lrsquoexamen sans qursquointervienne aucune circonstance particuliegravere drsquoun sujet de discussion [hellip] Si nous prenons une personne deacutefinie et une circonstance preacutecise et si nous reacuteglons lagrave-dessus le deacuteroulement de nos propos nous nrsquoaurons plus une thegravese mais une cause [litt une hypothegravese] (Hermog Prog 111-17 trad Patillon)
Dosi (1960 601-2) interpregravete les mots ὡρισμένων προσώπων du premier passage au sens de
laquo personaggi realithinsp raquo (je souligne) et ajoute que Theacuteophraste a choisi le terme περίστασις dans sa
256 Texte citeacute et attribueacute agrave Hermagoras par Dosi 1960 601 qui renvoie agrave Striller 1886 Je nrsquoai pas eacuteteacute en mesure drsquoidentifier la source exacte de la citation
122
deacutefinition de la trageacutedie parce que celle-ci laquo si fonda sulla tradizione storica raquo Attribuant agrave
Theacuteophraste une telle reconnaissance du caractegravere historique de la trageacutedie Dosi va jusqursquoagrave
conclure que ce dernier est agrave lrsquoorigine de la distinction helleacutenistique tripartite entre ἱστορία
πλάσμα et μῦθος257 chacun de ces termes eacutetant respectivement lieacutes aux trois genres que sont la
trageacutedie la comeacutedie et lrsquoeacutepopeacutee
Les deux extraits citeacutes ci-haut ougrave apparaicirct le terme περίστασις ne suggegraverent pourtant
aucunement que ce mot deacutesigne un eacuteveacutenement historique concernant des personnes reacuteelles Dans
le premier passage il est stipuleacute que dans lrsquohypothesis ndash qui dans un contexte de rheacutetorique
scolaire est un exercice consistant agrave deacutefendre lrsquoun et lrsquoautre partis drsquoun deacutebat de nature juridique
ndash on examine un cas preacutecis de controverse crsquoest-agrave-dire une situation qui affecte par hypothegravese
des individus deacutetermineacutes (ὡρισμένων προσώπων) Or laquo deacutetermineacutes raquo nrsquoest eacutevidemment pas
eacutequivalent agrave laquo reacuteels raquo ou laquo historiques raquo Drsquoailleurs la distinction eacutetablie dans le second texte entre
les deux types drsquoexercice rheacutetorique que sont la θέσις et lrsquoὑπόθεσις repose non pas sur
lrsquohistoriciteacute des faits mais sur le caractegravere deacutetermineacute ou indeacutetermineacute des circonstances relatives
au sujet de lrsquoexercice Celui-ci peut en effet porter sur une question abstraite consideacutereacutee drsquoun
point de vue geacuteneacuteral (eg laquo Faut-il se marier raquo) ou bien sur un cas concret et preacutecis (laquo Cet
homme doit-il se marier raquo) Or les cas laquo concrets raquo qui font lrsquoobjet des Progymnasmata ne sont
pas neacutecessairement historiques Les rheacuteteurs tirent tout aussi bien leurs exemples de reacutecits
mythologiques voire de situations inventeacutees258
Bref le mot περίστασις ne possegravede pas les connotations que lui precircte Dosi et sur lesquelles
cette derniegravere fonde fragilement son attribution agrave Theacuteophraste drsquoun lien entre trageacutedie et ἱστορία
Lrsquousage par Theacuteophraste de περίστασις loin de deacutemontrer que celui-ci ignore laquo lrsquointerpreacutetation
rationaliste et philosophique raquo du mythos aristoteacutelicien pour laquo entrer dans un ordre drsquoideacutees plus
257 Cette theacuteorie est geacuteneacuteralement associeacutee au nom drsquoAscleacutepiade de Myrleacutee (cf Meijering 1987 76-8)
258 Cf Van Mal-Maeder 2007 5 (concernant les sujets de controversiae version romaniseacutee des hypotheseis grecques)
123
pratique raquo259 conserve donc tout le caractegravere abstrait du μῦθος ou encore de la πρᾶξις
drsquoAristote
Le mot περιοχή qui figure dans la deacutefinition suivante de la comeacutedie (ainsi que dans celle de
lrsquoeacutepopeacutee) ne semble pas se distinguer de περίστασις agrave cet eacutegard tous deux ont ici le sens
geacuteneacuteral de laquo contenu raquo laquo histoire raquo ou laquo eacuteveacutenement raquo portant sur des personnages preacutecis
Toutefois περιοχή est vraisemblablement deacutepourvu des connotations neacutegatives de περίστασις
qui mrsquoont ameneacutee agrave proposer la traduction de ce dernier mot par laquo vissicitude raquo Cela est
drsquoailleurs rendu explicite par la preacutesence de lrsquoeacutepithegravete ἀκίνδυνος qui reprend assez fidegravelement
lrsquoideacutee aristoteacutelicienne du comique (Poet 51449a34-5) laquo un deacutefaut ou une laideur qui ne causent
ni douleur ni destruction (ἁμάρτημά τι καὶ αἶσχος ἀνώδυνον καὶ οὐ φθαρτικόν) raquo
Alors que cette derniegravere deacutefinition porte sur laquo le comique raquo (τὸ γελοῖον) qui chez les Grecs est
drsquoabord conccedilu comme une eacutemotion (ou encore comme une caracteacuteristique du style propre agrave
susciter cette eacutemotion) la deacutefinition theacuteophrastienne se preacutesente plutocirct comme une deacutefinition de
la comeacutedie crsquoest-agrave-dire du genre de composition lieacute au comique Ceci explique lrsquousage du mot
ἀκίνδυνος lequel qualifie non pas le comique lui-mecircme mais bien le type drsquoeacuteveacutenements
raconteacutes capable de creacuteer un tel effet la comeacutedie raconte une histoire dans laquelle les
personnages ne sont pas exposeacutes agrave un veacuteritable danger Le fait que ces eacuteveacutenements affectent des
individus laquo ordinaires raquo (ἰδιωτικῶν) par contraste avec les heacuteros de la trageacutedie est aussi
eacutevidemment agrave rapprocher des remarques drsquoAristote sur la laquo bassesse raquo des personnages comiques
Grosso modo en lrsquoabsence drsquoune deacutefinition complegravete de la comeacutedie dans la partie conserveacutee de
la Poeacutetique on doit admettre que celle de Theacuteophraste srsquoharmonise assez bien avec les quelques
obiter dicta drsquoAristote sur le sujet
Il est remarquable que les trois deacutefinitions que je viens drsquoexaminer mecircme si elles font une
place importante aux types de personnages preacutesents dans chaque genre sont neacuteanmoins
construites de faccedilon agrave placer lrsquoaction en leur centre On notera agrave cet eacutegard les constructions
peacuteriphrastiques qui sont utiliseacutees lrsquoeacutepopeacutee raconte des laquo eacuteveacutenements divins heacuteroiumlques et
humains raquo la trageacutedie laquo un destin heacuteroiumlque raquo la comeacutedie laquo des eacuteveacutenements typiques des gens
259 Dosi 1960 604 laquo Teofrasto invece trascurando questa [scil celle drsquoAristote] interpretazione razionalistica e filosofica della poesia ed entrando in un ordino di idee piugrave pratico ha rivolto la sua attenzione come dimontrano queste definizioni allrsquoopera concreta [hellip] raquo
124
ordinaires raquo Au lieu de deacutesigner directement les agents de ces histoires ndash θεοί ἥρωες
ἄνθρωποι ἰδιῶται ndash ces deacutefinitions placent en position centrale les eacuteveacutenements (πραγμάτων) ou
la fortune (τύχη) qualifieacutes par des adjectifs preacutecisant les types de personnages impliqueacutes θείων
ἡρωϊκῶν ἀνθρωπίνων ἰδιωτικῶν Ceci ne me semble pas indiffeacuterent eu eacutegard agrave ma discussion
anteacuterieure sur la preacuteeacuteminence du mythos sur lrsquoecircthos
La deacutefinition du drame satyrique rapporteacutee par Diomegravede est probablement celle qui peut avec
le moins drsquoassurance ecirctre attribueacutee agrave Theacuteophraste notamment parce qursquoelle nrsquoest donneacutee qursquoen
latin sans citation directe drsquoune source grecque De plus cette deacutefinition semble ecirctre une
paraphrase260 partielle du passage suivant drsquoHorace
Celui qui disputa avec un poegraveme tragique un bouc de peu de prix bientocirct aussi montra nus sur la scegravene les agrestes satyres et avec rudesse mais sans abdiquer sa graviteacute (asper incolumi gravitate) il se risqua agrave la plaisanterie (iocum) il fallait en effet des seacuteductions et une agreacuteable nouveauteacute (illecebrishellip et grata novitate) pour retenir un spectateur revenant des sacrifices plein de vin et ne connaissant plus de loi Mais la regravegle agrave suivre pour faire bien accueillir les Satyres rieurs les Satyres insolents et pour passer du seacuterieux au plaisant (vertere seria ludo) crsquoest que le dieu ou le heacuteros mis en scegravene quel qursquoil soit vu naguegravere dans lrsquoeacuteclat de la pourpre et de lrsquoor ne srsquoabaisse point par un langage terre agrave terre jusqursquoau niveau des boutiques obscures et non plus en eacutevitant de ramper ne coure pas apregraves les nuages et le vide Se reacutepandre en vers badins nrsquoest pas digne de la trageacutedie et pareille agrave la matrone contrainte de danser aux jours de fecircte elle ne se mecirclera point sans quelque honte aux Satyres effronteacutes (Ars poetica 220-33 trad Villeneuve)
Diomegravede reprend visiblement certains eacuteleacutements de la discussion drsquoHorace sur le drame
satyrique ce dernier est composeacute par le poegravete tragique (cf Diomegravede tragici poetae Horace
carmine qui tragicohellip certavit) afin de faire plaisir au spectateur (cf Diomegravede ut spectatorhellip
delectaretur Horace illecebrishellip et grata novitate) gracircce agrave la plaisanterie (cf Diomegravede
ludendi causa iocandique Horace iocum vertere seria ludo) mais agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre
geacuteneacuteralement seacuterieux (cf Diomegravede inter res tragicas seriasque Horace incolumi gravitate)
Quant agrave la preacutecision de Diomegravede agrave premiegravere vue eacutetrange selon laquelle les trageacutediens
introduisent des satyres laquo et non des heacuteros ou des rois raquo agrave des fins humoristiques elle ne signifie
eacutevidemment pas que ce type de drame est deacutepourvu de personnages heacuteroiumlques (ce qui serait tout
simplement faux) mais plutocirct que son contenu comique repose uniquement sur la preacutesence des
satyres Cela srsquoaccorde avec la recommandation drsquoHorace de ne pas placer les dieux et heacuteros de
260 Cf Seaford 1984 26
125
la trageacutedie en posture ridicule mais de conserver leur digniteacute aux eacuteleacutements tragiques placeacutes au
milieu des laquo satyres effronteacutes raquo
Si Diomegravede reprend Horace ce dernier est en revanche clairement influenceacute par des ideacutees
peacuteripateacuteticiennes Ses prescriptions relatives agrave la composition de drames satyriques sont
empreintes de lrsquoideacuteal de mesotecircs peacuteripateacuteticien et placent ce type de drame quelque part entre la
comeacutedie et la trageacutedie
De plus il y a eacutegalement plusieurs bonnes raisons pour identifier Theacuteophraste261 comme une
autre source de Diomegravede dont la plus importante me semble ecirctre la suivante au deacutebut du
chapitre dans lequel sont citeacutees les deacutefinitions de la trageacutedie la comeacutedie le drame satyrique et le
mime (Ars grammatica p 48227-8) Diomegravede preacutesente ces quatre genres litteacuteraires comme des
sous-divisions du genre mimeacutetique Or une classification semblable se trouve dans le Tractatus
Coislinianus un traiteacute drsquoorigine peacuteripateacuteticienne Cette division en quatre du genre mimeacutetique est
geacuteneacuteralement attribueacutee agrave Theacuteophraste262 voire agrave Aristote263 Mecircme si Diomegravede est deacutependant
drsquoHorace cela nrsquoempecircche pas qursquoagrave la fois Diomegravede et Horace deacutependent eacutegalement de sources
peacuteripateacuteticiennes
La deacutefinition du drame satyrique preacutesente un inteacuterecirct particulier car elle est la seule agrave contenir
une affirmation relative agrave la fonction de ce genre litteacuteraire les satyres y sont preacutesents laquo agrave des fins
ludiques et humoristiques (ludendi causa iocandique) raquo et dans le but de laquo faire plaisir au
spectateur [hellip] au beau milieu (inter) drsquoeacuteveacutenements tragiques et seacuterieux raquo Il existe une certaine
incertitude sur le sens de la preacuteposition inter dans ce passage une incertitude qui affecte notre
connaissance deacutejagrave tregraves partielle du drame satyrique dans lrsquohistoire du theacuteacirctre grec Suivant
lrsquointerpreacutetation la plus reacutepandue Diomegravede fait ici reacutefeacuterence agrave la place du drame satyrique dans les
concours dramatiques atheacuteniens soit agrave la fin drsquoune trilogie tragique et avant le deacutebut drsquoune
nouvelle trilogie tragique ndash drsquoougrave lrsquoexpression laquo entre des trageacutedies raquo (inter res tragicas seriasque)
Ce teacutemoignage viendrait ainsi agrave lrsquoappui de la theacuteorie moderne voulant que la fonction du drame
261 Cf Fortenbaugh 2005 361-2
262 Rostagni 1922 126-7 Dosi 1960 600
263 Janko 1984 135
126
satyrique eacutetait de fournir aux spectateurs un laquo soulagement comique raquo un relacircchement de la
tension psychologique creacuteeacutee par lrsquointensiteacute eacutemotionnelle des trageacutedies
Il est toutefois eacutegalement possible de comprendre inter comme deacutesignant le cadre du drame
satyrique lui-mecircme ce dernier eacutetant alors conccedilu comme une piegravece globalement tragique (= res
tragicas seriasque) qui toutefois comprend (inter) des eacuteleacutements leacutegers et humoristiques La
deacutefinition consisterait ainsi agrave identifier des eacuteleacutements speacutecifiques ndash le rire et le jeu ndash permettant de
distinguer le drame satyrique au sein du genre tragique auquel il appartient Cette deuxiegraveme
interpreacutetation acquiert une certaine vraisemblance du fait que Diomegravede commence sa deacutefinition
en mentionnant que ce sont les poegravetes tragiques (tragici poetae) qui composent de telles piegraveces
et elle srsquoaccorde mieux que lrsquoautre au traitement drsquoHorace
Quoi qursquoil en soit du sens exact de ces mots et du rocircle de Theacuteophraste dans lrsquoeacutelaboration de la
deacutefinition du drame satyrique celle-ci comporte certainement plusieurs eacutechos de la doctrine
aristoteacutelicienne Il nrsquoy a aucun traitement du genre satyrique dans la partie conserveacutee de la
Poeacutetique mais un passage particulier malheureusement tregraves corrompu semble avoir fait
originellement partie drsquoune discussion sur ce sujet
ἐν δὲ ταῖς περιπετείαις καὶ ἐν τοῖς ἁπλοῖς πράγμασι στοχάζονται ὧν βούλονται τῷ θαυμαστῷmiddot τραγικὸν γὰρ τοῦτο καὶ φιλάνθρωπον ἔστιν δὲ τοῦτο ὅταν ὁ σοφὸς μὲν μετὰ πονηρίας δ ἐξαπατηθῇ ὥσπερ Σίσυφος καὶ ὁ ἀνδρεῖος μὲν ἄδικος δὲ ἡττηθῇ
Avec les coups de theacuteacirctre et les actions simples les auteurs cherchent agrave atteindre leur but par lrsquoeffet de surprise car cela est tragique et philanthrocircpon Cela se produit lorsqursquoun heacuteros habile mais meacutechant comme Sisyphe est trompeacute ou lorsqursquoun heacuteros courageux mais injuste est vaincu (Poet 181456a19-23)
Se fondant sur la mention de Sisyphe certains ont fait la suggestion plausible qursquoAristote
songe ici au drame satyrique En effet de nombreuses piegraveces appartenant agrave ce genre dont on ne
conserve que les titres eacutetaient justement titreacutees drsquoapregraves ce personnage De plus le fait
qursquoAristote contrairement agrave son habitude donne simplement Sisyphe en guise drsquoexemple sans
preacuteciser un auteur ni une piegravece en particulier suggegravere que ce personnage est nommeacute en raison de
certaines caracteacuteristiques typiques plus ou moins identiques agrave lrsquointeacuterieur des diffeacuterents
traitements qui en sont faits Or une telle homogeacuteneacuteiteacute de traitement implique vraisemblablement
un type unique de trageacutedie et dans ce cas-ci encore plus vraisemblablement ce type singulier
qursquoest le drame satyrique
127
Si ce texte porte bien sur le drame satyrique il faut alors conclure qursquoAristote reconnaicirct agrave ce
dernier certaines qualiteacutes exceptionnelles qui le mettent agrave part des autres types de drames La
combinaison laquo tragique et philanthrocircponthinsp raquo est particuliegraverement intriguante puisque ce sont lagrave des
termes qui dans le reste du traiteacute semblent presque mutuellement exclusifs philanthrocircpon a tregraves
certainement ici le sens de laquo agreacuteable populaire raquo264 et Aristote srsquoen sert pour deacutecrire certains
scheacutemas de trageacutedie qui agrave lrsquoinstar de la comeacutedie satisfont les attentes morales du public mais qui
ne procurent pas le laquo plaisir propre raquo de la trageacutedie τὸ τραγικόν265 Or une telle combinaison
drsquoeacutepithegravetes semble particuliegraverement adapteacutee au drame satyrique lequel comprend des eacuteleacutements agrave
la fois comiques et tragiques266 mais reste neacuteanmoins geacuteneacuteriquement affilieacute agrave la trageacutedie de par
sa place agrave lrsquointeacuterieur des teacutetralogies Selon des eacutetudes reacutecentes le drame satyrique preacutesentait
habituellement une structure narrative moralement simple se terminant de faccedilon heureuse Il est
donc possible qursquoAristote fasse ici allusion agrave lrsquoeffet attrayant du drame satyrique une formule agrave
succegraves avec laquelle les trageacutediens concluaient leurs performances
Ainsi sans contester lrsquoappartenance geacuteneacuterique du drame satyrique agrave la trageacutedie Aristote en
reconnaissait vraisemblablement les caracteacuteristiques distinctives notamment son aptitude
particuliegravere agrave plaire au public Cette caracteacuteristique est eacutegalement preacutesente dans la deacutefinition
laquo theacuteophrastienne raquo transmise par Diomegravede le drame satyrique met en scegravene des personnages de
satyres laquo afin de reacutejouir le spectateur raquo ut spectator [hellip] delectaretur
Par ailleurs quelques teacutemoignages suggegraverent qursquoagrave lrsquoeacutepoque alexandrine cette speacutecificiteacute du
drame satyrique fut exacerbeacutee au point que ce dernier se vit veacuteritablement distingueacute du genre
tragique et davantage rapprocheacute du genre comique Ainsi concernant le classement de lrsquoOrestie
drsquoEschyle
τετραλογίαν φέρουσι τὴν Ὀρέστειαν αἱ διδασκαλίαι Ἀγαμέμνονα Χοηφόρους Εὐμενίδας Πρωτέα σατυρικόν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀπολλώνιος τριλογίαν λέγουσι χωρὶς τῶν σατυρικῶν
Dans les Didascalies lrsquoOrestie est enregistreacutee comme une teacutetralogie incluant Agamemnon les Choeacutephores les Eumeacutenides et le drame satyrique Proteacutee Aristarque et Apollonios disent qursquoil srsquoagit drsquoune trilogie en seacuteparant les drames satyriques (schol Ar Ran 1124)
264 Cf de Montmollin 1965
265 Cf Bouchard 2012 (agrave paraicirctre)
266 Cf Demetr Eloc 169 qui appelle ce genre laquo une trageacutedie humoristique raquo (τραγῳδίαν παίζουσαν)
128
Le nom drsquoApollonios aux cocircteacutes de celui de son maicirctre Aristarque267 montre que la distinction
ferme entre trageacutedie et drame satyrique avait fait eacutecole De plus lrsquousage du pluriel τῶν
σατυρικῶν suggegravere que cette distinction ne vaut pas seulement dans le cas de lrsquoOrestie mais que
tous les drames satyriques sont laquo seacutepareacutes raquo du reste de leurs teacutetralogies par ces grammairiens268
Cette seacuteparation entre les deux types de drame paraicirct drsquoautant plus radicale que la teacutetralogie en
question fait pourtant partie de celles relativement rares269 qui preacutesentent justement une
veacuteritable uniteacute theacutematique La seule raison possible pour seacuteparer la piegravece Proteacutee des trois autres
est donc geacuteneacuterique
De plus dans la remarque suivante dont au moins le deacutebut remonte probablement agrave
Aristophane de Byzance270 source de plusieurs hypotheseis transmises dans certains manuscrits
des trageacutedies grecques271 un lien est eacutetabli entre le laquo comique raquo et le laquo satyrique raquo
τὸ δὲ δρᾶμα κωμικωτέραν ἔχει τὴν καταστροφήν [hellip]
τὸ δὲ δρᾶμά ἐστι σατυρικώτερον ὅτι εἰς χαρὰν καὶ ἡδονὴν καταστρέφει παρὰ τὸ τραγικόν ἐκβάλλεται ὡς ἀνοίκεια τῆς τραγικῆς ποιήσεως ὅ τε Ὀρέστης καὶ ἡ Ἄλκηστις ὡς ἐκ συμφορᾶς μὲν ἀρχόμενα εἰς εὐδαιμονίαν δὲ καὶ χαρὰν λήξαντα ἅ ἐστι μᾶλλον κωμῳδίας ἐχόμενα
Cette piegravece [scil Alceste] a un finale quelque peu comique [hellip]
Elle ressemble plutocirct agrave un drame satyrique parce qursquoelle aboutit agrave la joie et agrave un plaisir qui nrsquoest pas proprement tragique272
Les piegraveces Oreste et Alceste sont exclues du corpus tragique pour des raisons de non-conformiteacute commenccedilant dans le malheur elles se terminent dans le bonheur et la joie ce qui relegraveve davantage de la comeacutedie (Hyp II Eur Alc 21-22 27-31 Meacuteridier)
267 Sur cet Apollonios auteur drsquoun commentaire drsquoAristophane Boudreaux 1919 77-8
268 Cf Muzzolon 2005 100
269 Cf Seaford 1984 21-3
270 Contra Zuntz 1963 140 n6 qui taxe ces lignes de laquo silly aesthetic speculation raquo interpoleacutees dans lrsquohypothegravese originale drsquoAristophane
271 Sur les Hypotheseis drsquoAristophane de Byzance voir Nauck 1848 252-63 Achelis 1913 1914 Brown 1987 Ce dernier est excessivement sceptique quant agrave la paterniteacute drsquoAristophane pour la plupart des Hypotheseis mais il compte la seconde hypothesis de lrsquoAlceste parmi les trois plus susceptibles drsquoecirctre authentiques (avec Or II et Bacch II)
272 Suivant la lecture de Meijering (1987 218) et contre lrsquointerpreacutetation habituelle de cette scholie je lie lrsquoexpression παρὰ τὸ τραγικόν au seul mot ἡδονήν (plutocirct qursquoagrave la proposition εἰς χαρὰν καὶ ἡδονὴν καταστρέφει soit laquo contre lrsquousage tragique raquo) il est en effet plus naturel de parler de laquo plaisir raquo (ἡδονή) dans le cas des spectateurs que dans celui des personnages
129
La trageacutedie Alceste est ici tour agrave tour compareacutee agrave un drame satyrique puis agrave une comeacutedie
Comme le souligne Meijering (1987 215) ces deux comparaisons sont incompatibles et leur
juxtaposition trahit certainement des origines distinctes De plus le rapprochement entre les
piegraveces Oreste et Alceste remonte vraisemblablement agrave une eacutepoque posteacuterieure agrave la constitution de
lrsquoeacutedition seacutelective de dix piegraveces drsquoEuripide ce qui expliquerait qursquoil ne soit fait aucune mention
de piegraveces comme Heacutelegravene Ion ou Iphigeacutenie agrave Tauris dans ce passage Pour toutes ces raisons je
consideacutererai que le contenu de lrsquohypothesis agrave partir de ἐκβάλλεται nrsquoest pas drsquoorigine
aristophanienne et donc que seules les deux premiegraveres phrases de ce texte le sont Celles-ci font
eacutetat de la fin laquo comique raquo de cette piegravece laquelle lui donne lrsquoallure drsquoun drame satyrique ainsi
que du plaisir non proprement tragique qursquoen tirent les spectateurs Le comique et le plaisir
associeacutes au drame satyrique sont eacutegalement des eacuteleacutements preacutesents dans la deacutefinition citeacutee par
Diomegravede
La remarque drsquoAristophane sur la nature satyrique de lrsquoAlceste a certainement quelque chose agrave
voir avec le problegraveme historique poseacute par la preacutesence de cette piegravece agrave la fin de la teacutetralogie
drsquoEuripide lagrave ougrave devrait preacuteciseacutement figurer un drame satyrique273 En effet lrsquoAlceste ne remplit
pas le critegravere premier et fondamental du drame satyrique soit un chœur composeacute de satyres Il est
possible qursquoAristophane ait tenteacute de reacutesoudre ce problegraveme notoire en proposant des critegraveres
geacuteneacuteriques drsquoun autre ordre pour ce type de drame Son argumentation aurait eacuteteacute la suivante en
deacutepit de lrsquoabsence de satyres parmi les personnages de la piegravece lrsquoAlceste occupe leacutegitimement sa
place au terme de la teacutetralogie car elle preacutesente par ailleurs des traits structurels (un deacutenouement
heureux) et une fonction psychologique (le plaisir des spectateurs) typiques du drame satyrique
Si tel est bien le sens de la remarque drsquoAristophane celui-ci aura admis une reacuteduction de
lrsquoimportance des types de personnages pour lrsquoidentification du genre dramatique au profit de
critegraveres de nature plus complexe Ceci constituerait une version radicaliseacutee de la diminution
aristoteacutelicienne du rocircle poeacutetique des personnages puisque Aristote et Theacuteophraste eux-mecircmes
considegraverent toujours ces derniers comme des eacuteleacutements cruciaux dans la deacutefinition des genres
Il me reste maintenant agrave commenter briegravevement la derniegravere deacutefinition citeacutee dans le texte de
Diomegravede soit celle du mime Lrsquoopinion geacuteneacuterale veut que Theacuteophraste ait eacuteteacute le premier agrave
273 Pour une tentative drsquoexplication reacutecente de cette anomalie voir Marshall 2000
130
reconnaicirctre le mime comme une sous-division de la poeacutesie dramatique rendant ainsi explicite
une ideacutee qui nrsquoest que suggeacutereacutee dans la Poeacutetique drsquoAristote (cf 11447b10) Cette innovation
attribueacutee agrave Theacuteophraste rend drsquoautant plus vraisemblable qursquoil soit lrsquoauteur de la deacutefinition
rapporteacutee par Diomegravede
Cette deacutefinition entretient des ressemblances certaines avec les preacuteceacutedentes notamment en
raison de lrsquoimportance donneacutee aux actions (τὰ συγκεχωρημένα καὶ ἀσυγχώρητα) que contient
(περιέχων) ce type de drame Lrsquoapparition du terme μίμησις semble eacutevidemment lrsquoen distinguer
mais il nrsquoest nul besoin de supposer que son absence dans les autres deacutefinitions implique un rejet
de la nature mimeacutetique des genres autres que le mime La parenteacute eacutetymologique entre μῖμος et
μίμησις explique naturellement lrsquousage de ce dernier terme Enfin la formule relativement vague
laquo imitation de la vie raquo semble impliquer que le genre du mime est particuliegraverement inclusif en ce
qui a trait agrave la nature des eacuteveacutenements repreacutesenteacutes ceux-ci comprennent drsquoailleurs tout autant les
actions laquo correctes raquo (συγκεχωρημένα) que les actions laquo incorrectes raquo (ἀσυγχώρητα)
Contrairement aux autres deacutefinitions celle-ci ne pose aucune restriction quant aux types de
personnages impliqueacutes
Ainsi les deacutefinitions theacuteophrastiennes de lrsquoeacutepopeacutee et des quatre grands genres dramatiques ne
sont pas veacuteritablement en rupture avec les principes de la poeacutetique aristoteacutelicienne comme on
peut le croire agrave premiegravere vue274 On peut donc consideacuterer agrave bon droit qursquoil existe une telle chose
qursquoune theacuteorie peacuteripateacuteticienne des genres coheacuterente et fondeacutee sur des critegraveres solides
notamment sur la primauteacute de lrsquoaction sur lrsquoecircthos
(f) Les Hypotheseis de Diceacutearque
Lrsquoun des pans de lrsquoeacuterudition helleacutenistique ougrave lrsquoinfluence des Peacuteripateacuteticiens dans lrsquoimportance
qursquoils accordent au mythos se fait le plus clairement sentir est sans conteste la constitution de
divers corpora drsquohypotheseis terme par lequel les Grecs deacutesignaient des reacutesumeacutes drsquointrigues de
textes dramatiques Les traces de cette activiteacute critique se trouvent aujourdrsquohui dans les
manuscrits des drames eux-mecircmes ougrave lrsquohypothesis preacutecegravede reacuteguliegraverement la piegravece dont elle offre
274 Contra Reich 1903 264
131
le reacutesumeacute ainsi que dans un nombre croissant de papyrus ougrave apparaissent souvent des listes
drsquohypotheseis autonomes non accompagneacutees par le texte des piegraveces concerneacutees
Les eacutetudes fondamentales de Schneidewin Trendelenburg Achelis et surtout Zuntz275 ont peu
agrave peu reacuteveacuteleacute lrsquoexistence de trois types drsquohypotheseis preacutesentes dans ces sources dont les origines
sont clairement distinctes
1) Les hypotheseis byzantines verbeuses et remplies drsquoinformations impertinentes
2) Les hypotheseis savantes fruit du travail drsquoAristophane de Byzance et comportant
typiquement les rubriques suivantes276 bref reacutesumeacute de lrsquointrigue traitement du mecircme sujet par
lrsquoun des autres grands trageacutediens lieu de lrsquoaction composition du chœur personnage prononccedilant
le prologue autres personnages du drame date de performance identiteacute des poegravetes rivaux et
titres de leurs piegraveces reacutesultats du concours place de la piegravece dans la chronologie de lrsquoœuvre de
lrsquoauteur jugement estheacutetique sommaire liste des parties principales de la piegravece
3) Les hypotheseis laquo populaires raquo destineacutees au grand public et se limitant agrave preacutesenter le
contenu des drames sans ajouter de deacutetails eacuterudits
Alors que les deux premiers types drsquohypotheseis ont des formes homogegravenes et un style
facilement reconnaissable et posent relativement peu de problegravemes drsquoattribution la situation est
tout autre pour le troisiegraveme type Eacutetant donneacutee la correspondance verbatim entre certaines
introductions preacuteceacutedant les piegraveces dans les manuscrits et des listes de reacutesumeacutes de drames
transmises dans les papyrus il ne fait pas de doute que les hypotheseis de cette cateacutegorie
remontent ultimement agrave une source unique un ouvrage que Zuntz (1955 135) a baptiseacute laquo Reacutecits
tireacutes drsquoEuripide raquo (Tales from Euripides) (Cette appellation freacutequemment reacutecupeacutereacutee par les
commentateurs posteacuterieurs devrait ecirctre abandonneacutee puisqursquoagrave cette cateacutegorie appartiennent non
seulement des hypotheseis agrave Euripide mais aussi agrave Sophocle277) Bien que lrsquoexistence drsquoune telle
source soit geacuteneacuteralement accepteacutee drsquoimportantes questions ont eacuteteacute souleveacutees au sujet de lrsquoauteur
ainsi que du format et du contenu originels de cet ouvrage
275 Schneidewin 1852 Trendelenburg 1867 Achelis 1913 1914 Zuntz 1955 Cf Moore 1901
276 Moore 1901 287-8
277 Cf Van Rossum-Steenbeek 1998 2
132
Le personnage principal au centre des deacutebats reacutecents sur cette question est Diceacutearque
philosophe et critique litteacuteraire du deacutebut du Peacuteripatos (fl 320-300 av J-C) Trois teacutemoignages
suggegraverent que Diceacutearque est lrsquoauteur drsquoun livre drsquohypotheseis et appuient donc partiellement
lrsquoattribution qui lui est faite de lrsquoorigine des hypotheseis laquo narratives raquo278
1 καθ ἕνα μὲν τρόπον ἡ δραματικὴ περιπέτεια καθὸ καὶ τραγικὴν καὶ κωμικὴν ὑπόθεσιν εἶναι λέγομεν καὶ Δικαιάρχου τινὰς ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους μύθων οὐκ ἄλλο τι καλοῦντες ὑπόθεσιν ἢ τὴν τοῦ δράματος περιπέτειαν
Lrsquoun des sens [scil du mot hypothesis] est la progression drsquoun drame comme lorsque nous parlons drsquoune hypothesis tragique ou comique ou bien de certaines Hypotheseis des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle par Diceacutearque ne deacutesignant avec le mot hypothesis rien drsquoautre que la progression de la piegravece (Sext Emp Math 33)
2 τοῦτο τὸ δρᾶμα ἔνιοι νόθον ὑπενόησαν Εὐριπίδου δὲ μὴ εἶναιmiddot τὸν γὰρ Σοφόκλειον μᾶλλον ὑποφαίνειν χαρακτῆρα ἐν μέντοι ταῖς Διδασκαλίαις ὡς γνήσιον ἀναγέγραπται καὶ ἡ περὶ τὰ μετάρσια δὲ ἐν αὐτῷ πολυπραγμοσύνη τὸν Εὐριπίδην ὁμολογεῖ
πρόλογοι δὲ διττοὶ φέρονται ὁ γοῦν Δικαίαρχος279 ἐκτιθεὶς τὴν ὑπόθεσιν τοῦ Ῥήσου γράφει κατὰ λέξιν οὕτωςmiddot laquo ltῬῆσος οὗ ἀρχήgt280 ldquoΝῦν εὐσέληνον φέγγος ἡ διφρήλατοςrdquo καὶ ἐν ἐνίοις δὲ τῶν ἀντιγράφων ἕτερός τις φέρεται πρόλογος πεζὸς πάνυ καὶ οὐ πρέπων Εὐριπίδῃmiddot καὶ τάχα ἄν τινες τῶν ὑποκριτῶν διεσκευακότες εἶεν αὐτόν ἔχει δὲ οὕτως κτλ raquo
Certains soupccedilonnent cette piegravece (scil Rheacutesos) drsquoecirctre inauthentique et non veacuteritablement drsquoEuripide car le style en paraicirct plutocirct typique de Sophocle Pourtant dans les Didascalies elle est reacutepertorieacutee parmi les piegraveces authentiques De plus lrsquointeacuterecirct excessif qursquoon y trouve envers les pheacutenomegravenes ceacutelestes srsquoaccorde avec Euripide
Il y a deux prologues transmis pour cette piegravece Du moins Diceacutearque en exposant le reacutesumeacute de Rheacutesos eacutecrit verbatim ce qui suit laquo le Rheacutesos qui commence ainsi ldquoMaintenant ltlrsquoAuroregt monteacutee sur un chariot ltchassegt la brillante lumiegravere de la lunerdquo281 Mais dans certaines copies on trouve un autre prologue tout agrave fait trivial et indigne drsquoEuripide Il srsquoagit peut-ecirctre drsquoune interpolation par des acteurs Ce prologue va comme suit [suit la citation drsquoun prologue de onze lignes] raquo (Hyp b [Eur] Rh 40-52 Diggle)
278 Jrsquoutiliserai deacutesormais ce terme suggeacutereacute par Van Rossum-Steenbeek 1998 pour deacutesigner ce groupe drsquohypotheseis
279 Pour une deacutefense de cette conjecture proposeacutee par Nauck contre la lecture δικαίαν des manuscrits voir Liapis 2001
280 Je comble la lacune ici preacutesente dans le texte sur la base de la suggestion de Luppe 1990
281 Cette traduction est baseacutee sur la conjecture de Diggle ad loc cf Liapis 2001 314
133
3 Dans lrsquoun des manuscrits contenant lrsquoAlceste drsquoEuripide la premiegravere hypothesis est explicitement attribueacutee agrave Diceacutearque ὑπόθεσις Ἀλκήστιδος Δικαιάρχου (κτλ)
Le premier teacutemoignage fait eacutetat de lrsquoexistence drsquoun recueil drsquohypotheseis qui agrave lrsquoeacutepoque de
Sextus eacutetait bien connu et circulait sous le nom de Diceacutearque De plus dans la forme sous
laquelle Sextus connaissait cet ouvrage celui-ci ne contenait laquo rien drsquoautre raquo (οὐκ ἄλλο τι) que
des reacutesumeacutes drsquointrigues donc aucune information eacuterudite ou didascalique
Le deuxiegraveme teacutemoignage pose le problegraveme de lrsquoextension exacte de la citation de Diceacutearque
Si le premier paragraphe (sur lrsquoauthenticiteacute de la piegravece) paraicirct totalement deacutetachable du second et
donc tregraves possiblement issu drsquoune source diffeacuterente282 en revanche V Liapis (2001 317-20
2012 64) a persuasivement deacutefendu lrsquoattribution agrave Diceacutearque de la totaliteacute du deuxiegraveme
paragraphe incluant donc agrave la fois la citation du premier prologue et celle du second prologue283
Les opposants agrave cette vue preacutetendent que le vocabulaire de la phrase qui introduit le second
prologue est typique drsquoune peacuteriode posteacuterieure284 agrave celle de Diceacutearque Pourtant la reacutefeacuterence au
caractegravere laquo prosaiumlque raquo et laquo inapproprieacute raquo de ce prologue a des eacutechos nettement peacuteripateacuteticiens de
mecircme que lrsquohypothegravese drsquoune intervention eacuteditoriale par des acteurs Aristote lui-mecircme dans un
passage de la Poeacutetique (91451b33-52a1) deacuteplore le fait que les acteurs influencent les
compositions des poegravetes lesquels introduisent parfois des eacutepisodes hors de propos dans leurs
piegraveces laquo agrave cause des acteurs parce qursquoils composent pour des concours raquo ndash crsquoest-agrave-dire selon
toute apparence parce que les acteurs exigent davantage de temps de parole afin de mettre en
valeur leur talent285 Diceacutearque pourrait fort bien avoir avanceacute lrsquoideacutee drsquoune pratique encore plus
interventionniste de la part des acteurs de lrsquoinfluence indirecte sur les compositions des poegravetes
laquo forceacutes raquo (cf ἀναγκάζονται) de satisfaire les exigences des acteurs agrave lrsquointervention directe de
ceux-ci dans les textes des poegravetes il nrsquoy a guegravere plus qursquoun pas
Si lrsquoattribution agrave Diceacutearque des informations sur les deux prologues est exacte cela signifie
que lrsquoœuvre dans laquelle ce dernier srsquoest employeacute agrave laquo preacutesenter des intrigues raquo (cf ἐκτιθεὶς τὴν
ὑπόθεσιν) contenait eacutegalement les eacuteleacutements suivants des discussions de nature textuelle
282 Cf Carrara 1992 39 contra Martano 2004 468
283 Contra Ritchie 1964 32 Luppe 2001 330
284 Cf Ritchie 1964 31
285 Des prix drsquointerpreacutetation eacutetaient deacutecerneacutes aux acteurs tragiques agrave partir de 449 avant J-C
134
comme en fait foi la comparaison de deux versions connues de Diceacutearque pour le prologue de la
piegravece ainsi que la remarque sur lrsquointerpolation probable par des acteurs des discussions critiques
ou estheacutetiques telle la critique du caractegravere peu poeacutetique et inapproprieacute du second prologue
Quant au troisiegraveme teacutemoignage il confirme le soupccedilon drsquoun lien entre Diceacutearque et les
hypotheseis narratives puisque cette premiegravere hypothesis drsquoAlceste ici attribueacutee en toutes lettres
agrave Diceacutearque est tregraves certainement une version abreacutegeacutee drsquoun texte semblable se trouvant dans un
papyrus appartenant agrave la cateacutegorie des hypotheseis narratives286
Lrsquoargument le plus important287 des opposants agrave la paterniteacute de Diceacutearque en ce qui concerne
le recueil drsquohypotheseis narratives est le suivant le format de ces textes est trop modeste et
indigne de la personnaliteacute scientifique de Diceacutearque qui eacutetait selon toute apparence un penseur
original et eacuterudit En effet ces hypotheseis ne sont pas des analyses critiques des piegraveces mais de
simples exposeacutes narratifs additionneacutes de certains deacutetails qui suggegraverent des preacuteoccupations
mythographiques plutocirct que poeacutetiques
Cet argument a toutefois eacuteteacute rejeteacute par Liapis (2001 325-8) qui souligne agrave quel point un
ouvrage comme ce que lrsquoon imagine avoir eacuteteacute les Ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους
μύθων de Diceacutearque est propice au pillage et agrave la constitution drsquoune anthologie reacutepondant agrave des
besoins scolaires divers rheacutetoriques mythographiques ou autres Il est donc tout agrave fait
concevable que lrsquoouvrage de Diceacutearque originellement tregraves riche en informations eacuterudites et en
commentaires critiques soit lrsquoancecirctre lointain du recueil drsquohypotheseis narratives connus de
Sextus un livre formeacute drsquoun collage drsquoextraits de Diceacutearque ayant acquis une existence autonome
En guise de parallegravele Liapis fournit lrsquoexemple suivant drsquoun ouvrage (perdu) de critique litteacuteraire
apparemment tregraves ambitieux mais portant un titre modeste
Γλαῦκος ἐν τοῖς περὶ Αἰσχύλου μύθων ἐκ τῶν Φοινισσῶν φησὶ Φρυνίχου τοὺς Πέρσας παραπεποιῆσθαι ὃς ἐκτίθησι καὶ τὴν ἀρχὴν τοῦ δράματος ταύτην laquo τάδ ἐστὶ Περσῶν τῶν πάλαι βεβηκότων raquo πλὴν ἐκεῖ εὐνοῦχός ἐστιν ὁ ἀγγέλλων ἐν ἀρχῇ τὴν Ξέρξου ἧτταν
286 Cf Turner 1962 Haslam 1975 152-3 Rusten 1982 360
287 Je passe par-dessus les deux autres arguments nommeacutement 1) lrsquoinexistence drsquoune eacutedition complegravete drsquoEuripide agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque (ce qui loin de le contredire srsquoaccorde avec le format des hypotheseis narratives cf Luppe 2001 332 Liapis 2001 324) et 2) lrsquousage drsquoun ordre alphabeacutetique dans le recueil drsquohypotheseis lequel nrsquoest pas neacutecessairement anachronique agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque (cf Van Rossum-Steenbeek 1998 4) et pourrait de toute faccedilon avoir eacuteteacute introduit posteacuterieurement puisque lrsquoouvrage de ce dernier a eacuteteacute fortement remanieacute (cf Liapis 2001 324)
135
στορνύς τε θρόνους τινὰς τοῖς τῆς ἀρχῆς παρέδροις ἐνταῦθα δὲ προλογίζει χορὸς πρεσβυτῶν
Glaukos dans son ouvrage Sur les reacutecits drsquoEschyle dit que les Perses sont une adaptation des Pheacuteniciens de Phrynichos Il fournit le deacutebut de cette piegravece laquo Ces choses appartiennent aux Perses partis autrefois raquo La diffeacuterence est que dans le drame de Phrynichos crsquoest un eunuque qui annonce au deacutebut la deacutefaite de Xerxegraves et qui recouvre des siegraveges pour les conseillers qui figurent au deacutebut de la piegravece tandis qursquoici [scil chez Eschyle] crsquoest le chœur de vieillards qui prononce le prologue (Hyp Aesch Pers 1-7)
Lrsquoouvrage de Glaukos loin de se limiter agrave la preacutesentation des mythoi drsquoEschyle contenait
manifestement des analyses comparatives entre les trageacutediens La mention de lrsquoincipit de la piegravece
de Phrynichos ainsi que lrsquointeacuterecirct envers la question de lrsquoinfluence entre les poegravetes et la forme des
prologues sont drsquoailleurs des eacuteleacutements typiques du travail de Diceacutearque comme le reacutevegravelent les
fragments deacutejagrave citeacutes et drsquoautres qui le seront bientocirct Lrsquoantiquiteacute relative de Glaukos288 deacutemontre
lrsquoerreur de ceux qui jugent que le contenu de la troisiegraveme hypothesis du Rheacutesos ndash en particulier la
note sur le problegraveme de lrsquoauthenticiteacute de la piegravece ndash doit forceacutement ecirctre rapporteacute au milieu de la
peacuteriode helleacutenistique sinon plus tard
Eacutevidemment il demeure difficile de se faire une ideacutee preacutecise du contenu originel du livre de
Diceacutearque et en particulier des caracteacuteristiques propres agrave ses exposeacutes des mythoi de drames
sophocleacuteens et euripideacuteens En vue drsquoune reconstruction partielle de ce contenu on peut ajouter
aux trois teacutemoignages citeacutes ci-haut les suivants
4 Δικαίαρχος δὲ Αἴαντος Θάνατον ἐπιγράφει ἐν δὲ ταῖς διδασκαλίαις ψιλῶς Αἴας ἀναγέγραπται
Diceacutearque donne agrave cette piegravece le titre La Mort drsquoAjax mais dans les Didascalies elle est enregistreacutee simplement sous le titre Ajax (Hyp Soph Aj 15-16 = fr 113 Mirhady)
5 τὸ δρᾶμα δοκεῖ ὑποβαλέσθαι παρὰ Νεόφρονος διασκευάσας ὡς Δικαίαρχος ἐν πρώτῳ τοῦ τῆς Ἑλλάδος βίου καὶ Ἀριστοτέλης ἐν ὑπομνήμασι
Dans cette piegravece [scil Meacutedeacutee] ltEuripidegt semble srsquoecirctre approprieacute la piegravece de Neacuteophron apregraves lrsquoavoir remanieacute comme le disent Diceacutearque dans le premier livre de sa Vie de la Gregravece et Aristote dans ses Commentaires (Hyp I Eur Med 25-7 = fr 62 Mirhady)
6 ὁ Τύραννος Οἰδίπους ἐπὶ διακρίσει θατέρου ἐπιγέγραπται χαριέντως δὲ Τύραννον ἅπαντες αὐτὸν ἐπιγράφουσιν ὡς ἐξέχοντα πάσης τῆς Σοφοκλέους ποιήσεως καίπερ ἡττηθέντα ὑπὸ Φιλοκλέους ὥς φησι Δικαίαρχος εἰσὶ δὲ καὶ οἱ πρότερον οὐ τύραννον αὐτὸν ἑπιγράφοντες διὰ τοὺς χρόνους τῶν διδασκαλιῶν καὶ διὰ τὰ πράγματα
288 Ses eacutecrits datent vraisemblablement de la fin du Ve siegravecle ou du deacutebut du 4e siegravecle avant J-C (cf Jacoby 1910)
136
La piegravece Œdipe-Roi a eacuteteacute ainsi intituleacutee afin de la distinguer de lrsquoautre [scil Œdipe agrave Colone] Tous lui donnent gracieusement ce titre de Roi parce qursquoelle surpasse toute lrsquoœuvre de Sophocle bien qursquoelle ait eacuteteacute battue par Philoclegraves comme le dit Diceacutearque Mais il y en a drsquoautres qui lrsquointitulent Premier Œdipe au lieu drsquoŒdipe-Roi agrave cause de lrsquoordre chronologique des performances et agrave cause des eacuteveacutenements raconteacutes (Hyp II Soph OT = fr 101 Mirhady)
Ces textes deacutemontrent lrsquointeacuterecirct de Diceacutearque envers des questions drsquohistoire litteacuteraire telles
que lrsquoinfluence (voire le plagiat) entre auteurs et les titres des drames Mis agrave part le texte 5 qui se
reacutefegravere explicitement agrave lrsquoouvrage drsquoanthropologie culturelle de Diceacutearque intituleacute Vie de la Gregravece
ces textes font vraisemblablement reacutefeacuterence agrave des travaux de critique litteacuteraire de ce dernier On
peut penser au Περὶ Διονυσιακῶν ἀγώνων (cf fr 99 Mirhady) ou encore au titre citeacute par Sextus
Ὑποθέσεις τῶν Εὐριπίδου καὶ Σοφοκλέους μύθων ou aux deux Il existe drsquoailleurs une raison
particuliegravere de consideacuterer ce dernier titre comme eacutetant authentiquement celui drsquoun ouvrage de
Diceacutearque289 dans le langage technique drsquoAristote le mot μῦθος deacutesigne agrave peu pregraves ce que les
critiques helleacutenistiques appellent ὑπόθεσις soit la seacutequence des eacuteveacutenements principaux drsquoun
reacutecit290 La construction apparemment pleacuteonastique du titre Ὑποθέσεις τῶνhellip μύθων srsquoexplique
si ce titre au lieu drsquoavoir eacuteteacute forgeacute agrave une eacutepoque posteacuterieure agrave lrsquoapparition de lrsquousage de
ὑπόθεσις au sens de μῦθος remonte plutocirct agrave lrsquoeacutepoque de Diceacutearque pour qui ce titre devait
signifier quelque chose comme Exposeacutes des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle De tels exposeacutes
auraient naturellement pu contenir des informations didascaliques et des eacuteleacutements critiques agrave
lrsquoinstar des Hypotheseis drsquoAristophane de Byzance et des notices preacutesentes dans les eacuteditions
modernes des trageacutediens grecs
Neacuteanmoins en regard des textes 1 et 3 citeacutes ci-haut il reste probable que cet ouvrage contenait
principalement des reacutesumeacutes des intrigues des deux trageacutediens Or la question se pose
naturellement des motifs scientifiques pour lesquels Diceacutearque srsquoest precircteacute agrave ce type drsquoexercice
On peut drsquoembleacutee exclure les preacuteoccupations mythographiques auxquelles on a souvent voulu
reacuteduire lrsquoouvrage de Diceacutearque rien ne laisse croire que ce dernier se soit occupeacute de reconstituer
289 Kassel 1985 soulegraveve quelques difficulteacutes relatives agrave ce titre et conteste la valeur du teacutemoignage de Sextus
290 Lrsquoeacutequivalence entre mythos et hypothesis ne saurait ecirctre parfaite si ce nrsquoest qursquoen raison de la polyseacutemie du dernier terme Alors que le mythos aristoteacutelicien deacutesigne la disposition des eacuteveacutenements telle que reacutealiseacutee par le poegravete (cf Poet 61450a15 ἡ τῶν πραγμάτων σύστασις) les hypotheseis anciennes se preacutesentent parfois sous la forme drsquoune description chronologiquement ordonneacutee des eacuteveacutenements constituants du mythe concerneacute ndash autrement dit lrsquohypothesis apparaicirct parfois comme lrsquoeacutequivalent de ce que les narratologues modernes appellent fabula Cela toutefois est surtout vrai des hypotheseis narratives qui reacutepondent agrave des preacuteoccupations mythographiques
137
tel ou tel mythe en combinant des sources diverses ou de comparer des versions drsquoun mythe
entre elles Les deux titres possibles nommeacutes ci-haut pour lrsquoouvrage en question ndash Sur les
concours de Dionysos et les Hypotheseis des intrigues drsquoEuripide et de Sophocle ndash pointent
deacutecideacutement vers une approche litteacuteraire et historique du drame crsquoest-agrave-dire centreacutee sur les œuvres
particuliegraveres des poegravetes par opposition agrave une approche mythographique De plus le format des
Hypotheseis nous interdit de croire que leur fonction eacutetait de remplacer les piegraveces originales sur
lesquelles elles eacutetaient fondeacutees dans les papyrus ces Hypotheseis commencent invariablement
par le titre de la piegravece suivie de son incipit puis du reacutesumeacute agrave proprement parler Or la preacutesence de
lrsquoincipit dans cette collection de papyrus (ainsi drsquoailleurs que dans le fragment de Diceacutearque sur
les prologues du Rheacutesos ce qui constitue un autre point de connexion entre Diceacutearque et le
contenu de ces papyrus) visiblement destineacutee agrave lrsquoidentification de la piegravece nrsquoaurait aucun sens si
le reacutesumeacute nrsquoeacutetait pas conccedilu comme une introduction ou un commentaire agrave la piegravece elle-mecircme
mais comme un texte indeacutependant reacutedigeacute pour un public priveacute (mateacuteriellement ou
intellectuellement) drsquoun accegraves aux textes tragiques originaux291
Bien que fort speacuteculative je souhaiterais hasarder la reacuteponse suivante agrave la question de la place
des Hypotheseis dans le travail de Diceacutearque La preacutesentation seacutequentielle des eacuteveacutenements du
drame telle qursquoon la trouve dans lrsquohypothesis agrave Alceste (la plus sucircrement attribuable agrave Diceacutearque)
et dans drsquoautres semblables possegravede une sorte de neutraliteacute descriptive deacuteconcertante qui nrsquoest
pas sans rappeler la faccedilon dont Aristote expose les synopsis de lrsquoOdysseacutee et drsquoIphigeacutenie en
Tauride dans la Poeacutetique Il est donc possible que les reacutesumeacutes de Diceacutearque srsquointeacutegraient
originellement agrave une discussion telle qursquoon en trouve dans la Poeacutetique drsquoAristote sur les types
drsquointrigues distingueacutees sur la base de certains eacuteleacutements-cleacutes du mythos comme la reconnaissance
le deacutenouement heureux ou malheureux les actes violents commis entre membres de mecircme
famille etc Ces eacuteleacutements sont drsquoailleurs tous preacutesents dans lrsquohypothesis de lrsquoAlceste
Ἀπόλλων ᾐτήσατο παρὰ τῶν Μοιρῶν ὅπως ὁ Ἄδμητος τελευτᾶν μέλλων παράσχῃ τὸν ὑπὲρ ἑαυτοῦ ἑκόντα τεθνηξόμενον ἵνα ἴσον τῷ προτέρῳ χρόνον ζήσῃ καὶ δὴ Ἄλκηστις ἡ γυνὴ τοῦ Ἀδμήτου ἐπέδωκεν ἑαυτὴν οὐδετέρου τῶν γονέων θελήσαντος ὑπὲρ τοῦ παιδὸς ἀποθανεῖν μετ οὐ πολὺ δὲ ταύτης τῆς συμφορᾶς γενομένης Ἡρακλῆς παραγενόμενος καὶ μαθὼν παρά τινος θεράποντος τὰ περὶ τὴν Ἄλκηστιν ἐπορεύθη ἐπὶ τὸν τάφον καὶ τὸν Θάνατον ἀποστῆναι ποιήσας ἐσθῆτι καλύπτει τὴν γυναῖκα τὸν δὲ Ἄδμητον ἠξίου λαβόντα
291 Cf Liapis 2001 324
138
αὐτὴν τηρεῖν εἰληφέναι γὰρ αὐτὴν πάλης ἆθλον ἔλεγε μὴ βουλομένου δὲ ἐκείνου ἔδειξεν ἣν ἐπένθει
Apollon avait demandeacute aux Moires qursquoAdmegravete qui eacutetait sur le point de mourir fournisse un remplaccedilant qui accepterait de mourir agrave sa place afin qursquoil puisse vivre un temps eacutegal agrave ce qursquoil avait deacutejagrave veacutecu Et crsquoest Alceste lrsquoeacutepouse drsquoAdmegravete qui srsquooffrit car ni lrsquoun ni lrsquoautre de ses parents nrsquoacceptaient de mourir pour leur fils Peu de temps apregraves ce malheur Heacuteraclegraves arriveacute sur les lieux et informeacute par un serviteur des eacuteveacutenements concernant Alceste se rendit agrave sa tombe et ayant fait en sorte que la Mort se retire il cacha la femme sous un voile et demandeacute agrave Admegravete de la prendre sous sa protection car il disait lrsquoavoir gagneacutee lors drsquoun concours de lutte Mais comme Admegravete refusait il lui reacuteveacutela la femme qursquoil pleurait (Hyp I Eur Alc eacuted Meacuteridier)
Ce reacutesumeacute comprend en effet des mentions appuyeacutees des relations familiales entre les
personnages (γυνή γονέων παιδός) de la situation de malheur (συμφορᾶς) qui caracteacuterise lrsquoeacutetat
initial de lrsquoaction ainsi que de lrsquoeacutepisode final de reconnaissance dans lequel Heacuteraclegraves reacutevegravele
(ἔδειξεν) lrsquoidentiteacute de la femme voileacutee On peut aiseacutement concevoir comment ces eacuteleacutements
narratifs ont pu preacutesenter de lrsquointeacuterecirct aux yeux drsquoun disciple formeacute agrave lrsquoeacutecole drsquoAristote Il est
eacutegalement possible que Diceacutearque ait commenteacute et compareacute les maniegraveres particuliegraveres dont
Sophocle et Euripide ont traiteacute diffeacuterents sujets292
Par ailleurs les deux remarques rapporteacutees agrave Diceacutearque qui concernent des titres de drames
(textes 4 et 6 ci-haut) ont eacutegalement une pertinence pour la question de la preacutepondeacuterance du
mythos chez les Peacuteripateacuteticiens Jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de mentionner la pratique courante des
trageacutediens de titrer leurs piegraveces drsquoapregraves le nom du protagoniste Or il est eacutevident que les titres ont
parfois eacuteteacute modifieacutes par les critiques posteacuterieurs qui faisaient reacutefeacuterence agrave ces piegraveces
probablement afin de dissiper la confusion entraicircneacutee par la reacuteutilisation freacutequente de titres
identiques non seulement drsquoun auteur agrave lrsquoautre mais mecircme chez un seul et mecircme auteur
Crsquoest le cas de la piegravece Ajax pour laquelle lrsquohypothesis nous apprend lrsquoexistence de deux titres
concurrents en circulation dans lrsquoAntiquiteacute La Mort drsquoAjax qui est le titre privileacutegieacute par
Diceacutearque en deacutepit de celui sous lequel la piegravece eacutetait listeacutee dans les Didascalies de son maicirctre
Aristote et Ajax au fouet (Αἴας Μαστιγοφόρος) un titre qui nrsquoest attribueacute agrave personne en
particulier et qui fait reacutefeacuterence agrave la scegravene ougrave Ajax dans sa folie fouette un beacutelier qursquoil croit ecirctre
Ulysse293 Par rapport agrave Ajax titre laquo simple raquo (cf ψιλῶς) qui correspond au nom du protagoniste
292 Cf Luppe 1985 611
293 Cf Hyp Soph Aj 12-14
139
et agrave Ajax au fouet qui fait eacutecho agrave une scegravene certes saisissante mais neacuteanmoins anecdotique de la
piegravece le titre choisi par Diceacutearque deacutesigne un eacuteveacutenement (au lieu drsquoun personnage) de cette
piegravece qui plus est il srsquoagit drsquoun eacuteveacutenement qursquoon peut agrave bon droit consideacuterer comme le plus
important du drame et comme le plus repreacutesentatif de ce πάθος tragique dont Aristote considegravere
que lrsquoAjax est un exemple privileacutegieacute294
Le texte portant sur le titre drsquoŒdipe-Roi est plus complexe et vient confirmer le caractegravere
raffineacute de lrsquoestheacutetique de Diceacutearque Ce dernier deacutecegravele dans lrsquoeacutepithegravete τύραννος du titre
traditionnellement comprise comme deacutecrivant la position drsquoŒdipe au deacutebut du drame une
allusion agrave la qualiteacute de cette piegravece qursquoil juge laquo reine raquo de lrsquoœuvre de Sophocle (agrave lrsquoinstar
drsquoAristote qui la traite comme un paradigme de la trageacutedie ideacuteale) Il va jusqursquoagrave suggeacuterer que
cette eacutepithegravete est ajouteacutee par les critiques en guise de compensation laquo courtoise raquo (cf
χαριέντως)295 de la deacutefaite essuyeacutee par Sophocle lors de la repreacutesentation de la piegravece Par
contraste le titre concurrent (agrave nouveau drsquoorigine anonyme) Premier Œdipe repose sur des
critegraveres externes au drame et agrave sa valeur soit la date de performance et lrsquoordre des eacuteveacutenements de
la vie drsquoŒdipe reconstitueacute drsquoun point de vue mythographique
Je concluerai cette section avec une derniegravere remarque au sujet de cette mecircme hypothesis agrave
Œdipe-Roi Il paraicirct eacutetrange de la part de Diceacutearque drsquoattribuer la deacutefaite de Sophocle au profit de
Philoclegraves agrave cette seule piegravece (cf ἡττηθέντα [scil ὁ Τύραννος Οἰδίπους] ὑπὸ Φιλοκλέους)
puisque les prix des concours dramatiques eacutetaient deacutecerneacutes non pas aux piegraveces individuelles mais
aux teacutetralogies dont elles faisaient partie Or cette tendance agrave faire reacutefeacuterence aux drames en
ignorant le contexte de leur mode de production est tout agrave fait typique des critiques anciens Elle
est peut-ecirctre due au fait qursquoagrave partir drsquoune eacutepoque relativement haute les productions tragiques
eacutetaient formeacutees drsquoune seacutequence de quatre drames narrativement indeacutependants En fait il semble
que les termes laquo trilogie raquo et laquo teacutetralogie raquo eacutetaient reacuteserveacutes aux (rares) productions posseacutedant un
294 Cf Poet 181455b35-6 ougrave laquo les piegraveces sur Ajax raquo (οἱ Αἴαντες) sont donneacutees comme exemple du type de trageacutedie παθητική
295 Ceci reflegravete une attitude reacutepandue chez les critiques anciens nommeacutement la reconnaissance drsquoun contraste entre le goucirct populaire tel qursquoil srsquoexprime notamment dans les reacutesultats des concours dramatiques et le goucirct raffineacute des connaisseurs cf Bouchard (2012 agrave paraicirctre)
140
cadre theacutematique veacuteritablement unifieacute telle lrsquoOrestie ndash des productions drsquoailleurs devenues en
voie drsquoextinction degraves lrsquoeacutepoque de Sophocle296
Ceci pourrait donc justifier la faccedilon dont les critiques anciens font porter leurs analyses sur des
piegraveces individuelles drsquoautant plus que certaines drsquoentre elles devaient ecirctre consideacutereacutees comme le
laquo moment fort raquo de toute la production et que les juges eacutetaient confronteacutes agrave la tacircche complexe de
classer trois groupes de performances chacun eacutetant composeacute de trois ou quatre piegraveces Il est donc
tout agrave fait concevable qursquoune piegravece particuliegraverement appreacutecieacutee ait pu entraicircner la victoire de la
production agrave laquelle elle appartenait Accorder ou expliquer une victoire sur la base drsquoune
unique piegravece semble ecirctre une sorte de reacuteflexe de simplification que lrsquoon peut comprendre de la
part du public comme de celle des critiques
Par ailleurs le cadre theacuteorique drsquoAristote dans la Poeacutetique reacutecupeacutereacute par ses successeurs prend
continuellement pour acquis que les poegravemes ndash crsquoest-agrave-dire les entiteacutes discregravetes qui sont les
produits de lrsquoimitation du poegravete (μιμήματα) ndash appartenant au genre de la trageacutedie sont des piegraveces
et non des teacutetra- ou des triptyques Aristote impose en effet des exigences extrecircmes de coheacutesion
au poegraveme tragique
De mecircme que dans les autres arts de repreacutesentation lrsquouniteacute de la repreacutesentation provient de lrsquouniteacute de lrsquoobjet de mecircme lrsquohistoire qui est repreacutesentation drsquoaction doit lrsquoecirctre drsquoune action une et qui forme un tout et les parties que constituent les faits doivent ecirctre agenceacutees de telle sorte que si lrsquoune drsquoelles est deacuteplaceacutee ou supprimeacutee le tout soit disloqueacute et bouleverseacute Car ce dont lrsquoadjonction ou la suppression nrsquoa aucune conseacutequence visible nrsquoest pas une partie du tout (Poet 81451a30-35)
Eacutetant donneacutees ces preacutemisses theacuteoriques il est normal que les analyses aristoteacuteliciennes soient
centreacutees sur les piegraveces et non sur les teacutetralogies composeacutees par les trageacutediens lesquelles devaient
lui apparaicirctre comme des laquo assemblages raquo plus ou moins arbitraires
Pour en revenir agrave Diceacutearque il est impossible de savoir quel mode de classification des drames
il avait employeacute dans son ouvrage contenant les Hypotheseis drsquoEuripide et de Sophocle par
teacutetralogie par thegraveme par ordre alphabeacutetique 297 Bien qursquoAristote lui-mecircme dans la Poeacutetique et
296 Cf Pickard-Cambridge 1968 80-1 Selon Haigh (1896 123) lrsquoomission par Aristote de toute reacutefeacuterence au mode de composition en teacutetralogies est agrave mettre en lien avec son deacutesinteacuterecirct relatif envers Eschyle
297 Les fragments sur papyrus qui remontent agrave cet ouvrage sont en ordre alphabeacutetique mais il nrsquoest pas certain que cet ordre eacutetait originellement celui de Diceacutearque cf Liapis 2001 324 qui suggegravere que laquo the thematic criterion would have been more appropriate raquo
141
ailleurs ne parle jamais en termes de teacutetralogies et traite les drames individuels comme des
entiteacutes complegravetes ses Didascalies en tant que reacutepertoire de donneacutees historiques laquo brutes raquo
suivaient eacutevidemment lrsquoordre chronologique des performances lesquels apparaissaient donc sous
la forme drsquoune liste de teacutetralogies Mais Diceacutearque en analysant ces donneacutees pouvait fort bien
avoir employeacute un ordre diffeacuterent drsquoautant plus que les laquo teacutetralogies raquo ne formaient pas
veacuteritablement des œuvres unifieacutees
Quoi qursquoil en soit il est certain que cette reconnaissance du caractegravere arbitraire de
lrsquoarrangement des piegraveces en teacutetralogies srsquoest transmise aux Alexandrins comme le reacutevegravele la
pratique taxonomique de Callimaque dont les Pinakes listaient les drames par ordre
alphabeacutetique298 Comme leurs preacutedeacutecesseurs peacuteripateacuteticiens les grammairiens drsquoAlexandrie dans
leur travail sur la trageacutedie consideacuteraient que le drame individuel constituait lrsquouniteacute complegravete en
elle-mecircme du poegraveme De plus la preacuteparation par Aristophane de Byzance drsquoHypotheseis
dramatiques ayant un format vraisemblablement comparable agrave celles de Diceacutearque ndash ie
comportant agrave la fois un reacutesumeacute de lrsquointrigue et divers deacutetails eacuterudits ndash deacutemontre que son approche
combine les deux aspects principaux de la critique peacuteripateacuteticienne du genre dramatique la prise
en compte des donneacutees historiques et lrsquoanalyse formelle du mythos
(g) Deacutemeacutetrios de Phalegravere et la socircphrosynecirc drsquoHomegravere
Parmi les nombreux points de connexion qui unissent les travaux de lrsquoeacutecole peacuteripateacuteticienne
sur la poeacutesie agrave ceux du Museacutee lrsquoun des plus intriguants est certainement la coiumlncidence entre des
commentaires issus de Deacutemeacutetrios de Phalegravere drsquoune part drsquoAristophane de Byzance et
drsquoAristarque drsquoautre part sur le vers suivant de lrsquoOdysseacutee (23296) laquo Heureux ils [Ulysse et
Peacuteneacutelope] se rendirent agrave la loi de lrsquoancienne couche raquo (ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν
ἵκοντο)299
298 Cf Pfeiffer 1968 129
299 Jrsquooffre ici une traduction litteacuterale de ce vers difficile Au lieu du sens classique de laquo loi raquo le sens agrave donner agrave θεσμός (un hapax chez Homegravere) est peut-ecirctre en fait le sens mateacuteriel (laquo lieu emplacement ltdu litgt raquo) qui est le sens originel du mot (cf Chantraine ad loc) Quoi qursquoil en soit il est certain que les critiques anciens donnaient agrave ce mot son sens classique
142
Les commentaires alexandrins agrave ce vers seront discuteacutes dans une section ulteacuterieure Stobeacutee
qui a consulteacute un florilegravege de passages homeacuteriques drsquoHermippe nous apprend que laquo Deacutemeacutetrios de
Phalegravere disait qursquoil [Homegravere] avait composeacute ces mots en ayant en vue la tempeacuterance raquo
(Δημήτριος ὁ Φαληρεὺς εἰς σωφροσύνην ἔλεγεν ταῦτα ποιεῖν) 300 La teneur de cette
affirmation de Deacutemeacutetrios est pour le moins eacutenigmatique Selon F Montanari301 lrsquoexplication la
plus plausible serait la suivante le vers qui preacutesente les eacutepoux reacuteunis dans la couche conjugale
est un modegravele de σωφροσύνη en ce qursquoil symbolise la patience et la tempeacuterance deacuteployeacutees agrave la
fois par Ulysse et par Peacuteneacutelope qui ont continuellement repousseacute la tentation de rompre le lien
conjugal pendant les longues anneacutees ougrave ils ont eacuteteacute seacutepareacutes
Eacutetant donneacutee la position importante occupeacutee par ce vers dans le poegraveme ndash position drsquoailleurs
discuteacutee par les Anciens comme on le verra plus loin ndash cette interpreacutetation suggegravere que
Deacutemeacutetrios lisait lrsquoOdysseacutee comme une sorte de ceacuteleacutebration de la socircphrosynecirc drsquoUlysse et de
Peacuteneacutelope voire de la socircphrosynecirc en geacuteneacuteral Deacutemeacutetrios nous apparaicirctrait ainsi comme un critique
essentiellement moraliste voire symboliste302 selon que lrsquoexpression εἰς σωφροσύνην est
comprise comme faisant reacutefeacuterence au laquo message raquo global du poegraveme ou bien agrave la seule
signification des mots λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν lesquels formeraient une sorte de locution
meacutetaphorique deacutesignant la socircphrosynecirc Lrsquoexplication de Montanari attribue donc agrave Deacutemeacutetrios une
interpreacutetation morale de ce vers dont le contenu ne paraicirct pourtant pas agrave premiegravere vue comporter
de connotations morales explicites Certes le vers comprend le terme hautement normatif
θεσμός que les Anciens ont agrave coup sucircr compris en son sens classique de laquo loi raquo mais cela ne
suffit pas encore pour rendre compte de la qualification quelque peu excessive de ce vers par
Deacutemeacutetrios
Jrsquoaimerais proposer ici une autre explication qui consiste agrave lire la remarque de Deacutemeacutetrios
comme un commentaire stylistique Ce vers qui deacutenote tout bonnement une relation sexuelle
entre les eacutepoux exprime cette ideacutee avec une retenue et une pudeur remarquables notamment par
300 Fr 145 SOD (= 193 Wehrli) = Stob 3543
301 Cf Montanari 2000 404 2001 148 2012
302 Il est par contre tregraves improbable qursquoil faille interpreacuteter le fragment de Deacutemeacutetrios comme exprimant lrsquoavis que le vers 23296 constitue la fin reacuteelle de lrsquoOdysseacutee comme le suggegravere Wehrli (1944-1959 IV 86) suivi par Podlecki 1969 117
143
lrsquousage drsquoune tournure peacuteriphrastique (λέκτροιο παλαιοῦ θεσμόν) Or le terme σωφροσύνη et
les mots de mecircme famille sont largement attesteacutes dans le discours critique ancien pour deacutesigner
divers traits stylistiques recommandables303 en particulier la laquo retenue raquo de lrsquoexpression Un
exemple de ceci se trouve chez lrsquoauteur du traiteacute Du style un homonyme (vraisemblablement
posteacuterieur drsquoun siegravecle et demi environ304) de Deacutemeacutetrios de Phalegravere dont la confusion avec ce
dernier fut faciliteacutee par les nombreux eacutechos peacuteripateacuteticiens qui parsegravement ce traiteacute
ltLe risible et le gracieuxgt diffegraverent aussi par le style mecircme Le gracieux srsquoexprime avec des ornements et agrave lrsquoaide de ces beaux vocables qui constituent le principal moyen de produire les gracircces [hellip] Le risible lui est le fait de mots familiers et plus communs [hellip] En fait les gracircces demandent de la retenue (αἱ μέντοι χάριτές εἰσιν μετὰ σωφροσύνης) faire des phrases sur un sujet risible cela revient agrave parer un singe (Demetr Eloc 165)
Lrsquointerpreacutetation stylistique du mot σωφροσύνη dans le fragment de Deacutemeacutetrios acquiert une
vraisemblance supeacuterieure si lrsquoon tient compte des autres textes qui nous renseignent sur les
habitudes stylistiques de Deacutemeacutetrios lui-mecircme Dans ses discours ce dernier est consideacutereacute par
Ciceacuteron305 comme le maicirctre du style laquo moyen raquo ce genre laquo modeacutereacute et meacutelangeacute raquo (modica ac
temperata) qui eacutevite agrave la fois lrsquoemphase du style grandiose et la trivialiteacute du style simple306 Or
certains indices laissent croire que les Anciens avaient eacutetabli une relation particuliegravere entre le
style moyen et la socircphrosynecirc une relation par ailleurs naturelle puisque lrsquoideacutee de modeacuteration de
rejet de lrsquoexcegraves est centrale dans le terme socircphrosynecirc aussi bien que dans les descriptions
rheacutetoriques du style moyen307 Bref il nrsquoest pas impossible que Deacutemeacutetrios en tant qursquoadepte
lui-mecircme drsquoun style laquo retenu raquo ait releveacute la preacutesence de cette mecircme qualiteacute dans le vers
homeacuterique qui nous occupe Si crsquoest bien le cas alors on peut rejeter lrsquohypothegravese selon laquelle
Deacutemeacutetrios se serait significativement eacuteloigneacute des preacuteceptes aristoteacuteliciens en voyant dans
303 Cf North 1948 3 qui preacutecise que laquo the manifold implications of the word socircphrosyne in ethics forbade its limitation to any one significance in criticism raquo Cf Van Hook 1905 32 pour une liste de passages ougrave figurent des mots de mecircme famille que σωφρονίζειν dans des discussions stylistiques
304 Voir la reconstitution historique de Chiron 2002 xxxix
305 Orat 2691-96 = Dem Phal fr 124 SOD Cf fr 119 120 121 122 (tireacutes de Ciceacuteron eacutegalement) et fr 125 (de Quintilien)
306 Denys drsquoHalicarnasse (Comp 244-5) attribue agrave Homegravere lrsquousage du style moyen (μεσότης) laquo partout dans son œuvre raquo (πᾶςhellip τόπος)
307 Cf North 1948 10-11
144
lrsquoOdysseacutee non pas un reacutecit avec une intrigue complexe mais bien lrsquoincarnation de la notion
abstraite de socircphrosynecirc ou encore un eacuteloge de lrsquoecircthos tempeacuterant drsquoUlysse et Peacuteneacutelope
Section (iv) Conclusion
Dans ce chapitre qui srsquoachegraveve jrsquoai voulu montrer que tant dans ses fondements philosophiques
que dans ses applications particuliegraveres lrsquointerpreacutetation peacuteripateacuteticienne des poegravetes se distingue de
la lecture traditionnelle agrave divers niveaux La notion de mimecircsis telle qursquoelle est reacutecupeacutereacutee et
redeacutefinie par Aristote implique une distanciation nette avec les critegraveres de reacutealisme qui preacutevalent
ailleurs surtout si elle est combineacutee agrave lrsquoideacutee drsquouniteacute narrative sur laquelle il insiste constamment
Les alleacutegoristes qui recherchent dans la poeacutesie lrsquoexpression de veacuteriteacutes cacheacutees le plus souvent
theacuteologiques srsquoattardent en geacuteneacuteral agrave des passages choisis ougrave ils croient retrouver des bribes de
savoir eacuteparpilleacutes Par lagrave ils sont plutocirct indiffeacuterents agrave la structure architechtonique du poegraveme agrave son
uniteacute essentielle Agrave lrsquoinverse lrsquoimportance primordiale que les Peacuteripateacuteticiens accordent au
mythos releacuteguant tout autant les figures divines qursquohumaines au rang drsquoagents au service du reacutecit
va de pair avec la reconnaissance du poegraveme comme produit fini et autonome dont la signification
ne peut ecirctre appreacutehendeacutee qursquoen tenant compte de sa totaliteacute
Chapitre 4 Lrsquoexeacutegegravese aristarquienne drsquoHomegravere
Je deacutebuterai ce nouveau chapitre en citant un passage cleacute pour le sujet de la preacutesente eacutetude
πολλοὶ δὲ καὶ ἄλλοι γεγράφασιν οἱ μὲν ἄντικρυς ἐγκωμιάζοντες τὸν ποιητὴν ἅμα καὶ δηλοῦντες ἔνια τῶν ὑπ αὐτοῦ λεγομένων οἱ δὲ αὐτὸ τοῦτο τὴν διάνοιαν ἐξηγούμενοι οὐ μόνον Ἀρίσταρχος καὶ Κράτης καὶ ἕτεροι πλείους τῶν ὕστερον γραμματικῶν κληθέντων πρότερον δὲ κριτικῶν καὶ δὴ καὶ αὐτὸς Ἀριστοτέλης ἀφ οὗ φασι τὴν κριτικήν τε καὶ γραμματικὴν ἀρχὴν λαβεῖν ἐν πολλοῖς διαλόγοις περὶ τοῦ ποιητοῦ διέξεισι θαυμάζων αὐτὸν ὡς τὸ πολὺ καὶ τιμῶν ἔτι δὲ Ἡρακλείδης ὁ Ποντικός
Beaucoup drsquoautres ont aussi eacutecrit ltsur Homegraveregt les uns en faisant ouvertement lrsquoeacuteloge du poegravete tout en expliquant certaines de ses paroles les autres en cherchant de cette mecircme faccedilon agrave eacutelucider sa penseacutee ltet parmi ces derniers se trouventgt non seulement Aristarque et Crategraves mais aussi beaucoup drsquoautres parmi ceux qursquoon appela par la suite laquo grammairiens raquo mais drsquoabord laquo critiques raquo De fait Aristote lui-mecircme gracircce agrave qui dit-on la critique et la grammaire ont vu le jour discute de ce poegravete dans de nombreux dialogues en lui teacutemoignant la plupart du temps de lrsquoadmiration et du respect comme le fait aussi Heacuteraclide du Pont (Dio Chrys Or 531 je traduis)
Dans ce texte Dion deacutecrit une tradition exeacutegeacutetique sur Homegravere qui commence avec Aristote et
se poursuit avec Aristarque et Crategraves agrave qui il attribue un deacutesir identique drsquointerpreacuteter la laquo penseacutee raquo
(διάνοια) du poegravete Comme on le verra dans ce qui suit la faccedilon dont Aristarque se propose
drsquoeacuteclairer le texte homeacuterique diffegravere pourtant fondamentalement de celle de Crategraves
Dans les histoires de la philologie ancienne la contribution de lrsquoeacutecole alexandrine
drsquoAristarque en particulier est reacuteguliegraverement pointeacutee comme inaugurant lrsquoavegravenement drsquoune
meacutethode de critique textuelle rigoureuse voire laquo moderne raquo En comparaison avec le reste des
commentaires contemporains sur Homegravere ndash avec ceux des savants de Pergame notamment avec
lesquels on la compare volontiers ndash la lecture drsquoAristarque reacutevegravele effectivement une approche
exceptionnellement lucide Ce sera la tacircche de ce chapitre que drsquoen preacuteciser la teneur
Section (i) Aristarque et les alleacutegoristes
Lrsquoallure moderne de la philologie alexandrine est partiellement lrsquoeffet drsquoune absence celle de
toute interpreacutetation alleacutegorique que ce soit au sein des exeacutegegraveses conserveacutees issues de ce milieu
146
scientifique308 Ici comme dans le reste de cette eacutetude je me limiterai geacuteneacuteralement agrave consideacuterer
la position drsquoAristarque sur cette question
Comme dans le cas drsquoAristote cette position est souvent deacutecrite par les chercheurs modernes
par des affirmations trancheacutees De faccedilon geacuteneacuteraliseacutee on a fait drsquoAristarque le repreacutesentant drsquoun
point de vue ouvertement anti-alleacutegorique309 Ce point de vue srsquoincarnerait notamment dans les
escarmouches freacutequentes lrsquoopposant agrave Crategraves de Mallos le philologue stoiumlcisant de la
bibliothegraveque de Pergame Pourtant la reacuteputation drsquoanti-alleacutegorisme drsquoAristarque repose sur
quelques passages teacutenus dont la porteacutee meacuterite certainement drsquoecirctre reacuteeacutevalueacutee ndash drsquoautant plus que
la leacutegitimiteacute de cette reacuteputation a eacuteteacute reacutecemment contesteacutee310
(a) Schol D ad Il 5385
Le principal teacutemoignage sur lequel repose lrsquoideacutee drsquoun Aristarque explicitement opposeacute agrave
lrsquoalleacutegoregravese drsquoHomegravere est le suivant
Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ laquo τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ περιεργαζομένους raquo
Aristarque demande que lrsquoon laquo accepte ce qui est preacutesenteacute par le poegravete de faccedilon plutocirct mythique en vertu de la licence poeacutetique sans broder inutilement agrave lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute par le poegravete raquo (schol D Il 5385)
La suite du texte de la scholie preacutesente quelques interpreacutetations de teneurs tregraves diffeacuterentes sur
le passage homeacuterique en question dans la scholie (soit le reacutecit fait par Dioneacute des souffrances
subies par Aregraves Heacutera et Hadegraves par la main de mortels en Il 5382-404) Deux de ces
interpreacutetations sont alleacutegoriques une autre consiste en une rationalisation agrave la faccedilon de
Palaiphatos du mythe drsquoAregraves ligoteacute par Otos et Eacutephialte
La phrase attribueacutee agrave Aristarque constitue une occurrence exceptionnelle dans lrsquoensemble des
sources des Alexandrins et ce pour deux raisons 1) il srsquoagit apparemment drsquoune citation directe
308 La seule exception notable eacutetant Agathoclegraves un disciple de Zeacutenodote ayant apparemment proposeacute une identification alleacutegorique de la figure drsquoHeacutera avec lrsquounivers (fr 11 Montanari) Sur la connaissance possible drsquoAgathoclegraves par Crategraves voir Broggiato 2002 lxi-lxii
309 Lehrs 1882 162 Bachmann 1902 34 Roumlmer 1924 153
310 Cf Nuumlnlist 2011
147
sinon litteacuterale drsquoAristarque 2) elle expose un principe exeacutegeacutetique avec un niveau de geacuteneacuteraliteacute
eacuteleveacute par rapport aux remarques ponctuelles auxquelles on est habituellement limiteacute lorsqursquoon
cherche agrave reconstituer la meacutethode eacuteditoriale drsquoAristarque
Toutes les traductions de cette scholie qui se trouvent dans les eacutetudes modernes311 supposent
naturellement que lrsquoadverbe μυθικώτερον modifie le verbe qui suit immeacutediatement
(ἐκδέχεσθαι) et srsquoapprochent par conseacutequent de la traduction qui a eacuteteacute donneacutee ici Suivant cette
traduction le mot μυθικώτερον et lrsquoexpression κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν sont pratiquement
eacutequivalents et srsquoadditionnent lrsquoun agrave lrsquoautre pour plaider en faveur de la liberteacute fictionnelle du
poegravete ndash agrave cette diffeacuterence pregraves que μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι se reacutefegravere agrave lrsquoattitude de lrsquointerpregravete
qui est commandeacutee par le fait que le poegravete opegravere κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν la premiegravere
expression est donc logiquement une sorte de corollaire de la seconde
Une telle affirmation est toutefois eacutetonnante de la part drsquoAristarque chez qui on trouve ici une
position plus libeacuterale que ce agrave quoi lrsquoon pourrait srsquoattendre Il est tout simplement faux de dire
qursquoAristarque ainsi drsquoailleurs que ses preacutedeacutecesseurs Aristophane et Zeacutenodote recevaient la
totaliteacute des poegravemes homeacuteriques laquo de faccedilon fictionnelle en vertu de la licence poeacutetique raquo Au
contraire leurs interventions sur le texte homeacuterique prouvent que celui-ci eacutetait lrsquoobjet drsquoune
critique attentive et que certains eacuteleacutements du poegraveme ndash pour des raisons diverses ndash eacutetaient
consideacutereacutes comme blacircmables (et conseacutequemment taxeacutes drsquointerpolations) La licence poeacutetique
nrsquoeacutetait donc certainement pas un argument apologeacutetique universel
Or il serait grammaticalement concevable de restreindre la porteacutee du principe drsquoAristarque
aux seuls passages homeacuteriques qui preacutesentent un caractegravere laquo mythique raquo Ce sens est obtenu si
lrsquoon rattache lrsquoadverbe μυθικώτερον au groupe de mots qui le preacutecegravede τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ
ποιητοῦ plutocirct qursquoau verbe qui suit ἐκδέχεσθαι La signification de cette note serait alors la
suivante laquo Aristarque juge bon de comprendre en fonction de la licence poeacutetique les choses que
le poegravete dit drsquoune faccedilon mythique (etc) raquo
Toutefois en plus drsquoaller agrave lrsquoencontre du sens naturellement suggeacutereacute par lrsquoordre des mots la
vraisemblance de cette lecture est compromise en raison de la signification mal assureacutee de
311 Cf eg Nuumlnlist 2011 106
148
lrsquoadverbe μυθικώτερον (une forme pauvrement attesteacutee de lrsquoadjectif reacutepandu μυθικός)312
Deacutesigne-t-il simplement comme le croit Nuumlnlist (2011 107) la nature fictionnelle du discours
poeacutetique (auquel cas lrsquointerpreacutetation habituelle laquo recevoir drsquoune faccedilon plus fictionnelle raquo serait
approprieacutee) Ou srsquoagit-il plutocirct drsquoun terme plus preacutecis servant agrave identifier une cateacutegorie
deacutetermineacutee de passages homeacuteriques marqueacutes par leur traits laquo mythiques raquo La seconde option a
un certain attrait puisque le commentaire drsquoAristarque est preacuteciseacutement rapporteacute dans une scholie
agrave un tel passage homeacuterique ougrave sont reacutesumeacutees sous une forme quasi mythographique trois
histoires de conflits impliquant des mortels et des dieux et dans lesquels les premiers ont le
dessus sur les seconds Lrsquousage de la forme comparative dans μυθικώτερον qui peut agrave premiegravere
vue appuyer lrsquointerpreacutetation traditionnelle laquo recevoir drsquoune faccedilon plus fictionnelle raquo ne constitue
pas un eacuteleacutement concluant puisque les comparatifs superflus crsquoest-agrave-dire utiliseacutes comme
eacutequivalents agrave des formes positives abondent dans la langue des scholiastes et des
grammairiens313
Srsquoil y a effectivement lieu de limiter le champ drsquoapplication du principe drsquoAristarque cela
veut dire que la reconnaissance de la leacutegitimiteacute de la licence poeacutetique doit srsquoexercer tout
particuliegraverement lagrave ougrave le poegravete introduit des eacuteleacutements narratifs qui relegravevent de la leacutegende ou de la
tradition ndash ou plus particuliegraverement encore lagrave ougrave il fait allusion agrave des reacutecits qui concernent les
dieux comme le suggegravere la nature du passage homeacuterique qui commande lrsquoexposition du principe
exeacutegeacutetique Le principe fait donc la promotion drsquoune indulgence critique vraisemblablement en
reacuteponse agrave des deacutenonciations du caractegravere irreacutealiste voire immoral de tels reacutecits Ceci nrsquoest pas
sans rappeler un point de vue aristoteacutelicien dont lrsquoexposition est aussi ceacutelegravebre que laconique
Si on objecte qursquoune chose nrsquoest pas vraie il se peut que par ailleurs elle soit comme elle doit ecirctre ndash crsquoest ainsi que Sophocle disait qursquoil faisait quant agrave lui les hommes tels qursquoils doivent ecirctre et Euripide tels qursquoils sont ndash crsquoest de lagrave qursquoil faut tirer la solution Si ce nrsquoest ni lrsquoun ni lrsquoautre on peut arguer que laquo crsquoest ce qursquoon dit raquo (οὕτω φασίν) ndash crsquoest le cas par exemple de ce qui concerne
312 Lrsquoadverbe μυθικῶς apparaicirct en seize occasions dans le groupe de textes suivants les Alleacutegories drsquoHomegravere drsquoHeacuteraclite les Questions homeacuteriques de Porphyre et les scholies homeacuteriques (tous types confondus) Sur ce total une seule occurrence (schol T Od 103) preacutesente un lien entre cet adverbe et lrsquoacte drsquointerpreacuteter οἱ μὲν μυθικῶς ἀπέδοσαν (hellip) Dans tous les autres cas soit (le plus souvent) lrsquoadverbe srsquoapplique agrave la faccedilon dont le poegravete srsquoexprime (eg μυθικῶς λέγει) soit il est utiliseacute de faccedilon isoleacutee sans qursquoil soit possible de dire srsquoil faut sous-entendre lrsquoaction de dire ou bien drsquointerpreacuteter
313 Cf Dickey 2007 116
149
les dieux Il est bien possible que drsquoen parler comme on fait ne soit ni mieux ni vrai mais si cela se trouve comme ce qursquoen pensait Xeacutenophane ndash en tout cas crsquoest ce qursquoon dit (251460b32-61a1)
Ce passage de la Poeacutetique est le seul ougrave il est fait allusion aux critiques de la repreacutesentation
poeacutetique des dieux comme celles de Xeacutenophane et (vraisemblablement) de Platon Cette allusion
se limite pourtant agrave quelques mots pour le moins vagues τὰ περὶ θεῶν laquo ce qui concerne les
dieux raquo La reacuteponse que suggegravere Aristote agrave de telles critiques est drsquoailleurs tout aussi vague
laquo crsquoest ce qursquoon dit raquo La toleacuterance aristoteacutelicienne face au traitement poeacutetique des personnages
divins ne pourrait ecirctre mieux illustreacutee que par le ton placide de ce court passage qui repreacutesentait
lrsquooccasion ou jamais de reacuteveacuteler si seulement elles avaient existeacute ses velleacuteiteacutes alleacutegoriques
Bien que plus affirmative dans son mode drsquoexpression la recommandation drsquoAristarque de
recevoir les eacuteleacutements laquo mythiques raquo en fonction de la licence poeacutetique nrsquoen reacutevegravele pas moins une
attitude semblable Dans le cas drsquoAristarque toutefois crsquoest agrave la licence poeacutetique (ποιητικὴν
ἐξουσίαν) crsquoest-agrave-dire au mode drsquoexpression plutocirct qursquoagrave la laquo tradition raquo (οὕτω φασιν) qursquoest
attribueacute le caractegravere arbitraire de certains eacuteleacutements poeacutetiques La ressemblance est drsquoautant plus
significative qursquoAristote et Aristarque font la promotion de ce laisser-aller relatif en reacuteponse agrave un
type de critique particuliegraverement virulent celui qui concerne la repreacutesentation divine La nature
du passage homeacuterique ougrave lrsquoon trouve le commentaire drsquoAristarque est importante agrave cet eacutegard
non seulement ce passage relate des exemples de souffrances divines mais ces souffrances leur
sont qui plus est infligeacutees par des mortels Or une telle confusion des regravegnes humain et divin
ougrave des ecirctres laquo infeacuterieurs raquo ont le dessus sur leurs maicirctres est inacceptable aux yeux des
alleacutegoristes qui cultivent soigneusement la distinction entre hommes et dieux dans leur lecture
des textes poeacutetiques tandis qursquoAristote ndash suivi par Aristarque ndash attribue tout bonnement une telle
confusion agrave la liberteacute particuliegravere dont jouit le discours poeacutetique
Il y a eacutegalement lieu de se demander si la premiegravere moitieacute de la citation drsquoAristarque qui se
trouve dans la scholie D sur laquelle ont porteacute mes derniegraveres remarques doit ecirctre comprise de
faccedilon indeacutependante ou non de la seconde moitieacute ougrave lrsquoon trouve lrsquoessentiel de la position
anti-alleacutegorique traditionnellement attribueacutee agrave Aristarque laquo hellip sans broder inutilement agrave
lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute par le poegravete raquo La plupart des savants considegraverent les deux
parties de la phrase comme eacutetroitement lieacutees et compleacutementaires Aristarque demanderait ainsi
que lrsquoon reconnaisse au poegravete son droit agrave la fiction au lieu de chercher agrave expliquer par des
interpreacutetations alleacutegoriques baseacutees sur des eacuteleacutements exteacuterieurs des passages pouvant provoquer
150
la perplexiteacute ou lrsquoindignation Prendre les deux membres de la phrase comme parties drsquoune
recommandation unique vient donc appuyer lrsquointerpreacutetation traditionnelle (anti-alleacutegorique) de la
scholie Or il semble preacuteciseacutement plus naturel de lire ce texte comme un tout plutocirct que comme
une juxtaposition de deux directives indeacutependantes comme le fait R Nuumlnlist (voir infra)
Lrsquoorientation anti-alleacutegorique de la scholie semble aussi ecirctre confirmeacutee par un texte quasi
parallegravele qui se trouve chez Eustathe dans son commentaire agrave ce mecircme passage de lrsquoIliade
ἡ δὲ ἀλληγορία εἰ καὶ ὁ Ἀρίσταρχος ἠξίου ὡς προεγράφη μηδέν τι τῶν παρὰ τῇ ποιήσει μυθικῶν περιεργάζεσθαι ἀλληγορικῶς ἔξω τῶν φραζομένων [hellip]
Mecircme si Aristarque demande comme il a eacuteteacute eacutecrit plus haut de ne broder de faccedilon alleacutegorique et agrave lrsquoexteacuterieur de ce qui est preacutesenteacute aucun des eacuteleacutements fictionnels du poegraveme il srsquoagit ltbel et biengt drsquoune alleacutegorie [hellip] (Eust Il 210113-15 Van der Valk)
Il apparaicirct incontestable que le texte drsquoEustathe fait reacutefeacuterence agrave la mecircme prescription
aristarquienne que celle dont il est question agrave la scholie D comme le suggegraverent les eacutetroites
ressemblances terminologiques entre les deux passages les verbes ἀξιοῦν et περιεργάζεσθαι
et surtout lrsquoexpression ἔξω τῶν φραζομένων Lrsquoadverbe μυθικώτερον de la scholie D est
toutefois absent ici ougrave lrsquoon trouve agrave la place le substantif τὰ μυθικά ndash laquo les eacuteleacutements
fictionnelsmythiques du reacutecit raquo ndash ce qui tend agrave confirmer lrsquointerpreacutetation non traditionnelle de
μυθικώτερον (proposeacutee supra) dans la scholie en question De plus le travail du laquo poegravete raquo (ὑπὸ
τοῦ ποιητοῦ) est remplaceacute par laquo le poegraveme raquo (παρὰ τῇ ποιήσει) Enfin dans le teacutemoignage
drsquoEustathe figure surtout le terme crucial ἀλληγορικῶς Il nrsquoy a donc pas de doute qursquoEustathe
croyait qursquoAristarque avait exprimeacute ouvertement une opinion contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique
Pourtant il faut encore se demander srsquoil srsquoagit lagrave de la part drsquoEustathe drsquoune infeacuterence autoriseacutee
par le contenu de la scholie D ougrave il nrsquoest pas fait mention directement de lrsquointerpreacutetation
alleacutegorique
Selon Nuumlnlist la reacuteponse est non 314 Eustathe aurait interpoleacute ἀλληγορικῶς dans sa
paraphrase du contenu de la scholie D La raison de cette interpolation serait la suivante laquo For
Eustathius and his contemporaries the terms μυθικῶς and ἀλληγορικῶς are technical
expressions that are diametrically opposed In his parlance μυθικῶς essentially means
‛non-allegoricallyrsquo raquo (Nuumlnlist 2011 110) Si lrsquoon suppose que la source de la scholie D et celle
314 Cf Pfeiffer 1968 227 laquo Eust [hellip] probably lsquointerpolatedrsquo ἀλληγορικῶς raquo
151
drsquoEustathe sont identiques ce qui est vraisemblable Eustathe aurait donc naturellement vu dans
le μυθικώτερον de la scholie D une prescription anti-alleacutegorique Toutefois le contraste
μυθικῶςἀλληγορικῶς nrsquoexistant pas encore agrave lrsquoeacutepoque drsquoAristarque on ne pourrait attribuer agrave
ce dernier une telle prescription sur la base de son usage de lrsquoadverbe μυθικώτερον
De plus toujours drsquoapregraves Nuumlnlist les mots μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ
περιεργαζομένους nrsquoont pas neacutecessairement agrave ecirctre compris comme une reacutefeacuterence agrave la pratique
des alleacutegoristes Ils sont plutocirct agrave rapprocher de la formule ceacutelegravebre qui se trouve chez Porphyre
(QH I sect 56 Sodano) Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν laquo expliquer Homegravere par Homegravere raquo un
principe exeacutegeacutetique dont lrsquoesprit sinon la lettre semble bien remonter agrave Aristarque lui-mecircme315
Or ce principe nrsquoentretiendrait aucun lien particulier avec lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Il
exprimerait plutocirct la seule neacutecessiteacute pour lrsquohomeacuteriste de tenir compte de la totaliteacute des pratiques
poeacutetiques drsquoHomegravere tout aussi bien en terme de forme (usage lexical style etc) que de contenu
(coheacuterence du reacutecit cadre mythologique etc) La citation drsquoAristarque dans le contexte du
passage homeacuterique preacutesentant les trois exemples de blessure divine pourrait donc faire reacutefeacuterence
agrave de potentiels deacuteveloppements mythographiques reacutealiseacutes par des lecteurs drsquoHomegravere agrave partir de ce
passage Dans ce cas le commentaire drsquoAristarque viserait agrave deacutecourager de tels deacuteveloppements
en reacuteaffirmant par une voie neacutegative (laquo sans introduire des eacuteleacutements externes raquo) un principe
autrement exprimable de faccedilon positive (laquo eacuteclairer Homegravere par Homegravere raquo)
Eacutevidemment la question de la porteacutee exacte de la scholie et sa pertinence dans un eacuteventuel
deacutebat sur lrsquoalleacutegorie deacutependent avant tout de lrsquoincertitude qui srsquoattache aux mots mecircmes du
texte si ἐκδέχεσθαι dans la premiegravere partie de la phrase fait clairement allusion agrave lrsquoacte de
comprendre que dire de περιεργάζεσθαι qui deacutesigne ici lrsquoactiviteacute explicitement rejeteacutee par
Aristarque Le terme a-t-il des connotations relatives agrave lrsquointerpreacutetation drsquoHomegravere ou deacutesigne-t-il
uniquement le fait drsquoeacutelaborer drsquooffrir des deacuteveloppements nouveaux
Un texte tireacute des scholies semble plaider en faveur de cette derniegravere option Lrsquoordre
qursquoAgamemnon adresse au songe messager en Il 210 πάντα μάλrsquo ἀτρεκέως ἀγορευέμεν ὡς
ἐπιτέλλω (laquo dis tout exactement comme je te lrsquoordonne raquo) est ainsi commenteacute par un scholiaste
315 Sur la paterniteacute aristarquienne de cette formule voir infra Sect iv (a)
152
dans une note qui illustre remarquablement la tendance moralisatrice et peacutedagogique typique du
corpus des scholies exeacutegeacutetiques
διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ περισσὸν τῶν ἀκουομένων περιεργάζεσθαι
[Le poegravete] apprend aux messagers agrave ne pas ajouter de deacutetails additionnels agrave ce qursquoils ont entendu (schol bT Il 210 ex)
La scholie genevoise au mecircme vers est encore plus explicite
διδάσκει τοὺς ἀγγέλους μὴ πλείονα λέγειν καὶ περιεργάζεσθαι τῶν ἀκουομένων
[Le poegravete] apprend aux messagers agrave ne rien dire de plus que ce qursquoils ont entendu et agrave ne pas faire de deacuteveloppements additionnels (schol G Il 210)
Lrsquousage du verbe περιεργάζεσθαι dans ces deux derniegraveres occurrences semble confirmer
lrsquohypothegravese de Nuumlnlist la recommandation drsquoAristarque serait bel et bien de srsquoabstenir de
deacutevelopper le contenu (mythographique en lrsquooccurrence) de certains passages homeacuteriques or
rien ne suggegravere qursquoune telle recommandation aurait ducirc ecirctre speacutecifiquement adresseacutee aux
alleacutegoristes
Toutefois le mecircme verbe est utiliseacute ailleurs par Eustathe dans un passage qui oppose
directement περιεργάζεσθαι agrave lrsquoalleacutegorie et qui constitue drsquoailleurs un teacutemoignage
suppleacutementaire sur la position drsquoAristarque Le passage en question porte sur lrsquoeacutepisode
homeacuterique ceacutelegravebre (Il 143-52) de la descente sur terre drsquoApollon venu punir les Acheacuteens du
mauvais traitement reacuteserveacute agrave son precirctre Chrysegraves par lrsquoenvoi drsquoune peste repreacutesenteacutee par Homegravere
comme des flegraveches qursquoApollon deacutecoche sur lrsquoarmeacutee avec son arc (le texte qui suit est preacuteceacutedeacute
chez Eustathe par la remarque que les arts comme les eacuteleacutements sont attribueacutes agrave des diviniteacutes
preacutecises dans la mythologie)
ὁ τοίνυν μῦθος οὕτω τὰ πάντα διανέμων προϊστᾷ καὶ τῆς τοξευτικῆς τέχνης τὸν Ἀπόλλωνα κοινωνὸν αὐτῷ διδοὺς καὶ τὴν Ἄρτεμιν καὶ ἡ μὲν ἀλληγορία ταῦτα νοεῖ λέγεσθαι ἢ διὰ τὸ ἐν ἀκτινοβολίαις ἑκηβόλον τῶν τοιούτων ἀστέρων ἤγουν Ἀπόλλωνος ἡλίου καὶ Ἀρτέμιδος σελήνης ἢ καὶ ὅτι δοκοῦσιν οὗτοι συνεπαρήγειν τι τοῖς τοξεύουσιν
ὁ δὲ μῦθος οὐδὲν τοιοῦτον περιεργαζόμενος λέγει σωματικώτερον ὅτι τε φαρέτραν ὁ Ἀπόλλων ἐνάπτεται καὶ τόξον χειρίζεται καὶ ὀϊστὸν ἀφίησι καὶ βάλλει καὶ οἱ βαλλόμενοι πίπτουσι καὶ πυκναὶ πυραὶ αὐτῶν καίονται ἃ δὴ καὶ ἀποδέχεται Ἀρίσταρχος ὥς φασιν οἱ παλαιοί ἐκεῖνος γάρ ὡς καὶ προείρηται οὐδέν τι τῶν παρ Ὁμήρῳ ἀλληγορεῖν ἤθελεν οἷον τὸν Δία εἰς οὐρανὸν ἀνάγειν ἢ ἥλιον ἢ ἀέρα ἢ νοῦν Ἀθηνᾶν δὲ εἰς φρόνησιν ἢ γῆν ἢ αἰθέρα Ἥραν δὲ εἰς ἀέρα ἢ βασιλείαν Ἄρην δὲ εἰς θυμὸν ἢ πόλεμον καὶ Ἥφαιστον εἰς πῦρ καὶ ἄλλους εἰς ἄλλαmiddot ἀλλὰ πάντα κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον τοῦ μύθου ἐνόει εἰ
153
δὲ καὶ τρόπος ποιητικὸς ἡ ἀλληγορία ἀλλ ἐκεῖνος ἀλληγορίαν ῥητορικὴν ἐνόει τουτέστι σχῆμά τι ῥητορικὸν ἀλληγορίαν οὕτω καλούμενον περὶ οὗ ἐν τοῖς μετὰ ταῦτα ῥηθήσεται
Le reacutecit en distribuant ainsi toutes choses fait aussi drsquoApollon le repreacutesentant de lrsquoart de lrsquoarcher lui donnant Arteacutemis comme associeacutee Et lrsquoalleacutegorie [ie les alleacutegoristes] pour sa part comprend que ces choses sont raconteacutees soit agrave cause de la distance de rayonnement de tels astres crsquoest-agrave-dire Apollon le soleil et Arteacutemis la lune316 soit parce que ces derniers ont la reacuteputation de venir en aide agrave ceux qui tirent agrave lrsquoarc
Mais le reacutecit ne deacuteveloppe rien de tel et dit plus litteacuteralement qursquoApollon saisit son carquois manipule son arc tire une flegraveche et atteint son but et que les hommes atteints tombent et que de nombreux bucircchers funegravebres brucirclent Crsquoest drsquoailleurs aussi ce que comprend Aristarque comme le disent les Anciens Celui-ci en effet comme il a eacuteteacute dit auparavant ne veut rien interpreacuteter alleacutegoriquement de ce qui se trouve chez Homegravere comme par exemple reconduire Zeus au ciel au soleil agrave lrsquoair ou agrave lrsquointellect Atheacutena agrave la sagesse agrave la terre ou agrave lrsquoeacutether Heacutera agrave lrsquoair ou agrave la royauteacute Aregraves au courage ou agrave la guerre Heacutephaiumlstos au feu et les autres dieux agrave autre chose Plutocirct il croyait que tout devait ecirctre compris en conformiteacute avec ce qui est preacutesenteacute et ce qui se manifeste dans le reacutecit Et mecircme si lrsquoalleacutegorie est un trope poeacutetique lui entendait toutefois une alleacutegorie au sens rheacutetorique crsquoest-agrave-dire une sorte de figure rheacutetorique ainsi appeleacutee alleacutegorie dont il sera question par la suite (Eust Il 16515-29 Van der Valk)
Le commentaire drsquoEustathe bien qursquoil reprenne agrave certains eacutegards le contenu de la scholie D agrave
Il 5385 ndash en particulier le verbe περιεργάζεσθαι ici clairement associeacute agrave lrsquoapproche
alleacutegorique ndash nrsquoen est pas non plus une reacutepeacutetition exacte et fournit des eacuteleacutements nouveaux au
sujet de lrsquoattitude drsquoAristarque Sa posture anti-alleacutegoriste srsquoadditionne ou a pour corollaire une
volonteacute de comprendre le contenu du reacutecit laquo en conformiteacute avec ce qui est preacutesenteacute et ce qui se
manifeste raquo (κατὰ τὸ προφερόμενον καὶ προφαινόμενον) Les termes choisis par Eustathe
semblent avoir pour objectif de souligner la superficialiteacute volontaire de la lecture aristarquienne
son refus de chercher des significations sous-jacentes (telles qursquoelles sont exprimeacutees par le terme
ὑπόνοια) Ce commentaire donne lrsquoimpression drsquoecirctre une conclusion geacuteneacuterale qursquoEustathe tire de
ses observations de la meacutethode drsquoAristarque plutocirct qursquoune reacuteeacutelaboration du contenu de la scholie
D (ou de sa source) Or le constat drsquoEustathe est bel et bien qursquoAristarque laquo refusait raquo
systeacutematiquement (οὐδὲνhellip ἤθελεν) la lecture alleacutegorique drsquoHomegravere
Agrave lrsquoalleacutegoregravese agrave proprement parler Eustathe oppose la figure rheacutetorique de lrsquoalleacutegorie une
notion dont Aristarque a apparemment fait usage La derniegravere phrase du passage drsquoEustathe nrsquoest
en veacuteriteacute pas tregraves claire mais elle semble supposer une distinction entre un usage laquo poeacutetique raquo et
316 Les deux exemples drsquointerpreacutetation alleacutegorique que donne Eustathe reflegravetent le fait que la nature et les arts sont lieacutes aux dieux dans le mythe drsquoougrave drsquoune part lrsquoalleacutegorie physique (Apollon et Arteacutemis identiques au soleil et agrave la lune) et drsquoautre part lrsquoalleacutegorie technique (Apollon et Arteacutemis repreacutesentants de lrsquoart de lrsquoarcher)
154
un usage laquo rheacutetorique raquo de lrsquoalleacutegorie Dans un article important mais pourtant neacutegligeacute A
Cucchiarelli (1997) a montreacute qursquoAristarque dans ses commentaires stylistiques deacutesigne
habituellement par le mot laquo meacutetaphore raquo ce qursquoEustathe appelle ici laquo alleacutegorie rheacutetorique raquo
Lrsquoalleacutegorie rheacutetorique dont Eustathe attribue agrave Aristarque la reconnaissance de la leacutegitimiteacute ne
consiste donc guegravere plus qursquoen un mode drsquoexpression meacutetaphorique abondamment utiliseacute par les
poegravetes Aristote voit semblablement dans la meacutetaphore la ressource lexicale principale du poegravete
sans pour autant admettre que cet usage particulier du langage justifie les interpreacutetations
excessives des alleacutegoristes
Il y a drsquoailleurs encore un autre passage ougrave Eustathe parle de la meacutethode interpreacutetative
drsquoAristarque en termes geacuteneacuteraux et la preacutesente agrave lrsquointeacuterieur drsquoun contraste avec des approches
concurrentes Ce texte se situe dans une section introductive agrave son gigantesque Commentaire agrave
lrsquoIliade
τὴν Ὁμήρου ποίησιν οἱ μὲν εἰς τὸ παντελὲς ἐσκίασαν καὶ ὡς οἷον αἰσχυνόμενοι ἐὰν ὁ ποιητὴς ἀνθρωπίνως λαλῇ ἀνήγαγον πάντα καὶ εἰς ἀλληγορίαν μετέθεντο καὶ οὐ μόνον εἴ τί που μυθικόν ἀλλὰ καὶ τὰ ὁμολογουμένως ἱστορούμενα τὸν Ἀγαμέμνονα τὸν Ἀχιλλέα τὸν Νέστορα τὸν Ὀδυσσέα τοὺς λοιποὺς ἥρωας ὡς δοκεῖν τὸν ποιητὴν ἐν ὀνείροις ἡμῖν ὁμιλεῖν ἕτεροι δὲ ἀπεναντίας πάντῃ ἐκείνοις ἐλθόντες ἐξέσπασαν τὰ Ὁμηρικὰ πτερὰ καὶ οὐκ ἀφῆκαν αὐτὸν πτερύσσεσθαι ὅλως μετέωρον ἀλλὰ τοῦ φαινομένου γενόμενοι μόνου καὶ κατασπάσαντες τοῦ ἀναγωγικοῦ ὕψους τὸν ποιητὴν οὐδὲν οὐδ ὅλως ἀφῆκαν ἀλληγορεῖσθαι παρ αὐτῷ ἀλλὰ καὶ τὰς ἱστορίας ἀφῆκαν οὕτως ἔχειν καλῶς γε τοῦτο ποιοῦντες καὶ τοὺς μύθους δὲ ἀπαραποιήτους εἰς ἀλληγορίαν εἶναι προσέταξαν ἐν οἷς ὡς καὶ ἐν τοῖς ἑξῆς δηλωθήσεται καὶ ὁ Ἀρίσταρχος οὐ πάνυ καλῶς τοῦτο νομοθετήσας
Les uns ont mis totalement dans lrsquoombre la poeacutesie drsquoHomegravere et comme srsquoils ressentaient de la honte agrave lrsquoideacutee que le poegravete srsquoexprime de faccedilon humaine ils ont tout tireacute vers le haut et transposeacute vers lrsquoalleacutegorie et ce non seulement pour quelque deacutetail mythique mais aussi dans le cas des choses qui sont reconnues pour historiques comme Agamemnon Achille Nestor Ulysse et le reste des heacuteros de sorte que le poegravete semble srsquoadresser agrave nous dans des songes
Drsquoautres allant dans une direction totalement inverse agrave ceux-ci ont arracheacute les ailes homeacuteriques et ne lrsquoont pas laisseacute planer dans les hauteurs absolues mais plutocirct domineacutes par la seule apparence et ayant tireacute vers le bas le poegravete de sa hauteur sublime ils nrsquoont rien laisseacute drsquoaucune faccedilon ecirctre interpreacuteteacute alleacutegoriquement chez lui mais agrave la fois ils ont laisseacute les eacuteleacutements historiques tels qursquoils sont ndash ce qui est certes correct ndash et agrave la fois ils prescrivent que les eacuteleacutements mythiques aussi soient laisseacutes inchangeacutes par lrsquoalleacutegorie Parmi ceux-ci comme il sera aussi montreacute dans la suite on trouve mecircme Aristarque qui agrave cet eacutegard nrsquoa pas du tout donneacute de bonnes regravegles (Eust Il 148-23 Van der Valk)
Encore une fois il est improbable que cette opinion drsquoEustathe soit uniquement motiveacutee par le
commentaire drsquoAristarque sur sa propre meacutethode rapporteacute dans la scholie D Plus
vraisemblablement Eustathe exprime ici un constat fondeacute sur ses vastes lectures et en particulier
155
sur sa connaissance des travaux drsquoAristarque auxquels il avait accegraves dans une mesure supeacuterieure
agrave la nocirctre317 Agrave ses yeux la lecture drsquoAristarque est non seulement opposeacutee agrave celle des
alleacutegoristes mais elle pegraveche mecircme par lrsquoexcegraves contraire et laquo coupe les ailes raquo drsquoHomegravere pour
lrsquoempecirccher de srsquoeacutelever vers les hauteurs auxquelles appartient sa poeacutesie
Lrsquohypothegravese de Nuumlnlist selon laquelle la scholie D ne vise pas lrsquoalleacutegorie a aussi pour
conseacutequence (clairement admise cf 2011 109) de seacuteparer radicalement les deux parties de la
recommandation drsquoAristarque qui nrsquoont pratiquement plus rien agrave voir lrsquoune avec lrsquoautre 1) il
faut recevoir les reacutecits mythiques en tenant compte de la licence poeacutetique 2) il ne faut pas
introduire dans lrsquointerpreacutetation des reacutecits des eacuteleacutements qui leur sont exteacuterieurs (ie lrsquointerpreacutetation
doit ecirctre textimmanent) Pourtant la formulation compacte de la scholie D porte intuitivement agrave
croire qursquoAristarque exprime ici un principe unique
De plus Nuumlnlist avance deux autres laquo observations mineures raquo qui plaident selon lui contre la
signification anti-alleacutegorique de la scholie Or ces observations qui mrsquoapparaissent plutocirct
essentielles agrave son hypothegravese sont fort contestables comme je le montrerai sous peu Les
arguments en question sont les suivants 1) lrsquoinvocation de la licence poeacutetique par Aristarque
aurait eacuteteacute contre-productive dans un deacutebat contre les alleacutegoristes car ceux-ci pouvaient tout aussi
bien lrsquoinvoquer agrave leur profit 2) lrsquoexpression ἔξω τῶν φραζομένων est inapproprieacutee pour deacutecrire
la pratique des alleacutegoristes puisque ces derniers se reacuteclamaient en fait drsquoune interpreacutetation
interne du texte homeacuterique comme le suggegravere lrsquousage du terme ὑπόνοια (sous-entendu)
Premiegraverement loin drsquoecirctre un atout entre les mains des alleacutegoristes lrsquoargument de la licence
poeacutetique va tout agrave fait agrave contre-courant de ceux-ci Du point de vue alleacutegoriste le texte poeacutetique
se caracteacuterise par une absence totale drsquoarbitraire et par un reacuteseau de significations deacutetermineacutees
qursquoil revient agrave lrsquointerpregravete habile drsquoidentifier Par contraste la reconnaissance de lrsquoexistence
leacutegitime de quelque chose comme la licence poeacutetique a pour effet de soustraire le discours du
poegravete aux exigences seacutemantiques qui srsquoimposent habituellement Elle est en fait le premier pas
vers la deacutelimitation drsquoune sphegravere du poeacutetique strictement indeacutependante de toute autre sphegravere du
discours (scientifique moral ou autre)
317 Cf Browning 1992 142
156
Lrsquoargument de la licence poeacutetique semble donc particuliegraverement efficace dans le cadre drsquoune
attaque de principe contre lrsquoalleacutegoregravese qui refuse systeacutematiquement de voir chez le poegravete autre
chose qursquoun naturaliste ou un moraliste Si les alleacutegoristes attribuent aux poegravetes le choix drsquoun
mode drsquoexpression particulier (le mode laquo voileacute raquo ou laquo cacheacute raquo) jamais ils ne deacutesignent ce choix
comme eacutetant justifieacute par la licence poeacutetique Cette expression ou drsquoautres eacutequivalentes sont
utiliseacutees dans les sources par des auteurs qui ont manifestement une conception eacutelaboreacutee de
lrsquoestheacutetique litteacuteraire318 Par exemple on trouve dans une scholie au premier vers de lrsquoIliade la
reacuteponse suivante agrave une critique ceacutelegravebre de Protagoras
ἄειδε ὅτι κατὰ τὴν ποιητικὴν ἤτοι ἄδειαν ἢ συνήθειαν λαμβάνει τὰ προστακτικὰ ἀντὶ εὐκτικῶνmiddot [hellip] δεύτερον δέ ὅτι οὐ κατὰ ἀλήθειαν ταῖς Μούσαις ἐπιτάσσουσιν ἀλλ ἑαυτοῖς
laquo Chante raquo Crsquoest par licence ou bien par habitude poeacutetique qursquoil se sert de lrsquoimpeacuteratif au lieu de lrsquooptatif [suivent quelques exemples drsquoinvocations agrave lrsquoimpeacuteratif tireacutes drsquoHeacutesiode Pindare et Antimaque de Colophon] deuxiegravemement crsquoest parce que ces poegravetes ne srsquoadressent pas vraiment aux Muses mais agrave eux-mecircmes (schol AT Il 11d ex)
De plus une occurrence particuliegravere de cette expression se trouvant chez un auteur alleacutegoriste
sert preacuteciseacutement agrave deacutesigner une approche antagoniste agrave la sienne Porphyre dans le cadre des
consideacuterations meacutethodologiques qui forment lrsquointroduction de son ceacutelegravebre traiteacute alleacutegorique Sur
la caverne des nymphes dit la chose suivante
Drsquoune part ce nrsquoest pas sur une relation drsquoeacuteleacutements transmis par lrsquohistoire (οὐ καθ ἱστορίαν παρειληφὼς μνήμην τῶν παραδοθέντων) que se fonde la description du poegravete en effet aucun de ceux qui ont deacutecrit lrsquoicircle en deacutetail ne parle drsquoun tel antre ainsi que le remarque Cronius Par ailleurs il serait absurde que le poegravete inventant un antre par licence poeacutetique (κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν πλάσσων ἄντρον) ait espeacutereacute faire croire par une fable inventeacutee au hasard et par caprice (τὸ προστυχὸν καὶ ὡς ἔτυχε πλάσας) qursquoun homme ait ainsi construit en Ithaque des routes pour les hommes et pour les dieux ou mecircme qursquoagrave deacutefaut drsquoun homme la nature eucirct eacutetabli lagrave un chemin pour la descente de tous les hommes et encore un autre pour lrsquoascension des dieux [hellip] Alors la description eacutetant pleine de telles obscuriteacutes (ἀσαφειῶν) il faut en conclure que ce nrsquoest point une fable imagineacutee au hasard et pour le simple plaisir de lrsquoesprit (πλάσμα μὲν ὡς ἔτυχεν εἰς ψυχαγωγίαν πεποιημένον) et qursquoil nrsquoest pas contenu non plus le rapport drsquoune observation des lieux (ἱστορίας τοπικῆς περιήγησιν) mais il faut y voir une alleacutegorie du poegravete (ἀλληγορεῖν δέ τι δι αὐτοῦ τὸν ποιητήν) (De antr nymph 2-4 trad Le Lay modifieacutee)
Le ton de ce passage indique clairement que Porphyre rejette lrsquoargument de la licence
poeacutetique qursquoavaient vraisemblablement invoqueacute des preacutedeacutecesseurs pour rendre compte des
318 Voir eg Strab 1217 schol A Il 2228 schol G Il 2204 (ces deux derniegraveres scholies attribuent agrave la licence poeacutetique le pheacutenomegravene de laquo meacutetaplasme raquo ie la formation drsquoun cas grammatical drsquoun mot sur la base drsquoun nominatif non existant)
157
eacutetrangeteacutes dans la description de la caverne des nymphes pour proposer agrave la place une
interpreacutetation alleacutegorique La justification qursquoil donne de son approche alleacutegorique isole cette
derniegravere tregraves distinctement du litteacuteralisme historique drsquoune part et de la fiction laquo libre raquo drsquoautre
part On peut comparer lrsquoattitude drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui eacutemet une reacuteflexion semblable
eacutegalement au deacutebut de son ouvrage
On fait agrave Homegravere un procegraves colossal acharneacute pour son irreacuteveacuterence envers la diviniteacute Tout chez lui nrsquoest qursquoimpieacuteteacute si rien nrsquoest alleacutegorique Des contes sacrilegraveges un tissu de folies blaspheacutematoires eacutetalent leur deacutelire agrave travers les deux poegravemes si lrsquoon croit que ces choses sont dites selon une tradition poeacutetique (κατὰ ποιητικὴν παράδοσιν) sans vue savante aucune qui srsquoy trouvacirct cacheacutee derriegravere une figure alleacutegorique (ἄνευ φιλοσόφου θεωρίας μηδενὸς αὐτοῖς ὑφεδρεύοντος ἀλληγορικοῦ τρόπου νομίζοι εἰρῆσθαι) Homegravere est un Salmoneacutee ou un Tantale (Heraclit All 11-3 trad Buffiegravere modifieacutee)
Bien qursquoil nrsquoutilise pas le terme exact de laquo licence raquo poeacutetique (ἐξουσία ou ἄδεια)319 Heacuteraclite
eacutetablit un contraste clair entre sa propre lecture alleacutegorique et ceux qui attribuent tout bonnement
les impieacuteteacutes drsquoHomegravere agrave la tradition (παράδοσις) poeacutetique ndash autrement dit agrave une faccedilon
particuliegravere de preacutesenter les faits qui est propre aux poegravetes
Deuxiegravemement si les alleacutegoristes considegraverent effectivement que leurs interpreacutetations sont des
infeacuterences justifieacutees laquo internes raquo parce que baseacutees sur le texte homeacuterique320 cela ne veut
eacutevidemment pas dire que leurs adversaires en jugent autant De fait lrsquoaccusation drsquoimporter des
eacuteleacutements laquo de lrsquoexteacuterieur raquo paraicirct naturelle dans lrsquoargumentaire des anti-alleacutegoristes qui
considegraverent que les alleacutegoristes exploitent de faccedilon utilitariste les textes poeacutetiques et leur
imposent leurs propres ideacutees321
Bref si le contenu ndash certes ambigu ndash de la scholie D ne permet pas de trancher deacutecideacutement sur
son orientation poleacutemique contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique une telle orientation reste malgreacute
tout probable sur la base des indices que je viens de pointer Mecircme srsquoil est vrai comme le font
remarquer Pfeiffer et Nuumlnlist que cette affirmation drsquoAristarque dans sa forme actuelle semble
319 La notion drsquoexousia eacutetait beaucoup plus souvent utiliseacutee pour deacutefendre des passages invraisemblables ou fantastiques que des passages moralement offensants cf Koning 2010 96
320 Cela nrsquoest drsquoailleurs pas toujours le cas Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste (303) dans lrsquointroduction agrave son interpreacutetation alleacutegorique du mecircme passage que celui qui nous occupe (les blessures des dieux au chant cinq de lrsquoIliade) affirme avec fierteacute que pour chacun des griefs exposeacutes par ses preacutedeacutecesseurs il donnera une explication laquo qui ne sort jamais du domaine philosophiquethinsp raquo (οὐδεμιᾶς ἐκτὸς ὄντα φιλοσοφίας οὐδεμιᾶς devrait peut-ecirctre ecirctre corrigeacute en οὐδαμῶς cf Russell 2005 ad loc)
321 Cf eg Cic Nat D 141 (sur Chrysippe)
158
ecirctre drsquoune geacuteneacuteraliteacute extrecircme (crsquoest-agrave-dire non neacutecessairement dirigeacutee contre lrsquoalleacutegorie) cela ne
veut eacutevidemment pas dire que le contexte originel dans lequel elle a eacuteteacute eacutelaboreacutee nrsquoavait pas une
orientation preacutecise une grande part du travail qui incombe aux lecteurs des scholies consiste
preacuteciseacutement agrave reconstituer les deacutebats et les discussions poleacutemiques dans lesquels srsquoinscrit le plus
souvent le mateacuteriel critique transmis dans les scholies Dans le cas particulier de la scholie qui
nous occupe on voit mal les raisons pour lesquelles Aristarque aurait souhaiteacute srsquoen prendre
laquo geacuteneacuteralement raquo aux deacuteveloppements des mythographes Par ailleurs lrsquoideacutee qursquoil se soit exprimeacute
en une occasion au moins sur une pratique exeacutegeacutetique dont il srsquoabstient ostensiblement acquiert
une vraisemblance geacuteneacuterale en raison de la populariteacute mecircme de cette pratique dans lrsquohistoire
ancienne des eacutetudes homeacuteriques
(b) LrsquoOlympe homeacuterique
Les scholies homeacuteriques qui rapportent les opinions drsquoAristarque contiennent un nombre
impressionnant de remarques identiques ou semblables ougrave il est affirmeacute que ce qursquoHomegravere
appelle Olympe est une montagne de Maceacutedoine et non le ciel comme certains preacutedeacutecesseurs ou
contemporains drsquoAristarque lrsquoavaient soutenu Or un texte des scholies D suggegravere que
lrsquoinsistance drsquoAristarque agrave nier lrsquoidentification de lrsquoOlympe avec le ciel doit ecirctre comprise
comme une prise de position contre lrsquoalleacutegorie
Ὀλύμπια δώματ ἔχοντες οἱ τὸν Ὄλυμπον κατοικοῦντες Ὄλυμπος δὲ κατὰ μὲν Ὅμηρον ὄρος τῆς Μακεδονίας μέγιστον ἱερὸν τῶν θεῶν κατὰ δὲ ἀλληγορίαν Ὄλυμπός ἐστιν ὁ οὐρανός παρὰ τὸ ὁλολαμπὴς εἶναι
laquo qui ont une demeure olympienne raquo les habitants de lrsquoOlympe Selon Homegravere lrsquoOlympe est une haute montagne de Maceacutedoine sacreacutee et appartenant aux dieux Selon lrsquointerpreacutetation alleacutegorique lrsquoOlympe est le ciel parce qursquoil brille sur toutes choses (ὁλολαμπὴς) (schol D Il 118)
Schmidt (1976 86) interpregravete le contraste κατὰ μὲν Ὅμηρον κατὰ δὲ ἀλληγορίαν comme
reacuteveacutelateur drsquoune opposition entre Aristarque et les alleacutegoristes Cette interpreacutetation est
vraisemblable pour deux raisons 1) Lrsquoexpression καθrsquo Ὅμηρον traduit un eacutetat drsquoesprit
typiquement aristarquien consistant agrave la fois en une volonteacute drsquoappreacutehender la signification voulue
159
par Homegravere322 et la neacutecessiteacute agrave cette fin drsquoavoir recours agrave Homegravere lui-mecircme (Ὅμηρον ἐξ
Ὁμήρου σαφηνίζειν) 2) Lrsquoopinion consistant agrave dire que lrsquoOlympe est une montagne est sans
conteste partageacutee par Aristarque tandis qursquoil a explicitement rejeteacute lrsquoautre membre de
lrsquoalternative Or cette position loin drsquoecirctre trop eacutevidente pour ecirctre consideacutereacutee comme un trait
distinctif de la lecture aristarquienne eacutetait apparemment marginale chez les interpregravetes anciens
chez qui lrsquoeacutequation Ὄλυμπος = οὐρανός constituait la communis opinio323 deacutejagrave lrsquoauteur du
commentaire conserveacute sur le papyrus de Derveni juge neacutecessaire de la reacutefuter ndash bien que ce soit
afin de lui substituer une nouvelle interpreacutetation alleacutegorique plus contre-intuitive encore selon
laquelle lrsquoOlympe est en fait identifiable au temps (χρόνος) (cf col XII)
Il nrsquoest pas impossible que la prise de position drsquoAristarque sur la nature de lrsquoOlympe doive
ecirctre comprise comme une sorte de reacuteplique agrave une lecture alleacutegorisante de Crategraves Au vers de
lrsquoIliade 1591 ougrave Heacutephaiumlstos raconte comment Zeus lrsquoa autrefois laquo pris par le pied et preacutecipiteacute du
seuil sacreacute raquo ῥῖψε ποδὸς τεταγὼν ἀπὸ βηλοῦ θεσπεσίοιο Crategraves aurait privileacutegieacute la leccedilon
βῆλος soit un mot propeacuterispomegravene drsquoorigine chaldeacuteenne signifiant laquo le ciel raquo (cf fr 21
Broggiato) tandis que les suivants drsquoAristarque (οἱ Ἀριστάρχειοι) optaient pour une forme
oxytone (telle que transmise dans la vulgate) signifiant laquo le seuil raquo (cf schol D Il 1591)
Comme le souligne Nuumlnlist (2011 112) cette divergence de vues sur le sens de βηλόςβῆλος
nrsquoimplique pas neacutecessairement lrsquoexistence drsquoune poleacutemique explicite entre Crategraves et Aristarque
sur le principe mecircme de lrsquoalleacutegorie324 mais elle ajoute une piegravece au dossier qui fait drsquoAristarque
un critique geacuteneacuteralement opposeacute agrave des interpreacutetations rivales de nature alleacutegorique En effet non
seulement la leccedilon βῆλος implique une eacutequation entre lrsquoOlympe et le ciel mais elle accompagne
aussi lrsquoune des interpreacutetations alleacutegoriques les plus ceacutelegravebres du reacutepertoire de Crategraves celle qui
322 Aristarque eacutetait jugeacute sans eacutegal pour ce qui est de laquo deviner raquo le contenu de penseacutee des poegravemes (dianoia) cf Ath 14643c
323 Cf Schironi 2001 15
324 La rivaliteacute geacuteneacuterale entre les deux grammairiens est pourtant attesteacutee dans la Souda sv Ἀρίσταρχος (α 3892) laquo Aristarque eacutetait un disciple drsquoAristophane le grammairien et il eacutetait tregraves souvent en opposition avec Crategraves le grammairien pergamien oeuvrant agrave Pergame raquo (μαθητὴς δὲ γέγονεν Ἀριστοφάνους τοῦ γραμματικοῦ καὶ Κράτητι τῷ γραμματικῷ Περγαμηνῷ πλεῖστα διημιλλήσατο ἐν Περγάμῳ) De plus dans le groupe de commentaires qui preacutecegravedent le corpus de scholies D baptiseacute par West Appendix romana (West 2003 453) ougrave se trouve une liste des symboles critiques drsquoAristarque il est mentionneacute que la diplecirc pointeacutee indiquait les deacutesaccords drsquoAristarque avec Zeacutenodote et Crategraves laquo ἡ δὲ περιεστιγμένη διπλῆ πρὸς τὰς γραφὰς τὰς Ζηνοδοτείας καὶ Κράτητος hellip raquo
160
porte sur le reacutecit drsquoHeacutephaiumlstos jeteacute sur terre par Zeus Heacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui en est la source
srsquoeacutetonne lui-mecircme de lrsquoaudace de cette interpreacutetation
Je ne veux pas mrsquoattarder ici car crsquoest une histoire baroque (τερατείαν τινὰ) agrave la theacuteorie de Crategraves Zeus selon lui aurait entrepris un jour de mesurer lrsquounivers agrave lrsquoaide de deux flambeaux animeacutes drsquoune vitesse eacutegale Heacutephaiumlstos et Heacutelios Pour juger des dimensions du monde il lanccedila le premier drsquoen haut de lrsquoendroit que le poegravete appelle le seuil (ἀπὸ τοῦ βηλοῦ καλουμένου) et laissa le second parcourir lrsquoespace du levant au couchant Tous deux mirent le mecircme temps et crsquoest ce qui explique ce passage laquo en mecircme temps que le soleil se couchait Heacutephaiumlstos tomba agrave Lemnos raquo (Il 1592) (All 272-3 = fr 3 Broggiato trad Buffiegravere modifieacutee)
J Porter (1992 96) tient agrave distinguer cette theacuteorie cosmique de Crategraves de lrsquoauthentique
meacutethode alleacutegorique exemplifieacutee par Heacuteraclite Mais le fait que ce dernier revendique la
connaissance de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique correcte du passage homeacuterique et y oppose
lrsquointerpreacutetation fantaisiste de Crategraves ne signifie eacutevidemment pas que ce dernier ne puisse ecirctre
compteacute au nombre des alleacutegoristes Certes il y a effectivement quelque chose drsquoexceptionnel
dans cette interpreacutetation particuliegravere de Crategraves mais ce nrsquoest pas tant agrave mon sens son caractegravere
hyperbolique que le fait qursquoelle consiste agrave remplacer un reacutecit mythologique par un autre reacutecit
mythologique Mais elle nrsquoen eacutechappe pas davantage au caractegravere geacuteneacuteral de lrsquointerpreacutetation
alleacutegorique que jrsquoai eu lrsquooccasion de deacutecrire preacuteceacutedemment soit la volonteacute de faire drsquoune histoire
le symbole drsquoune reacutealiteacute statique ndash dans ce cas-ci la taille de lrsquounivers325
(c) Eacutetymologie et alleacutegorie
La signification du nom Olympe deacutefendue par les alleacutegoristes est un cas particulier de la
pratique ancienne de lrsquoeacutetymologie une pratique qui semble avoir eu beaucoup de succegraves dans la
tradition alleacutegorique
Il faut toutefois preacuteciser que les recherches eacutetymologiques eacutetaient fort reacutepandues chez les
grammairiens et ce mecircme agrave lrsquoexteacuterieur de la tradition alleacutegorique Dans les fragments
drsquoAristarque lui-mecircme on retrouve un certain nombre drsquoexplications eacutetymologiques portant
notamment sur des eacutepithegravetes divines utiliseacutees par Homegravere Les eacutetymologies aristarquiennes
preacutesentent pourtant des caracteacuteristiques particuliegraveres qui les distinguent fermement des
eacutetymologies agrave finaliteacute alleacutegorique
325 Sur la poeacutetique de Crategraves en geacuteneacuteral voir Asmis 1991
161
La caracteacuteristique principale des eacutetymologies drsquoAristarque est qursquoelles font appel agrave des
qualiteacutes ou des activiteacutes propres aux diviniteacutes agrave qui sont accolleacutees les eacutepithegravetes326 Par exemple
dans le cas de lrsquoeacutepithegravete drsquoAtheacutena Ἀλαλκομενηίς (cf Il 48 5908) voici son explication
1 καὶ laquo Ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη raquo παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις ἀπὸ τῆς ἐνεργείας ἡ ἀπαλέξουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις οἵ φασιν ἀπὸ Ἀλαλκομενίου τόπου τινὸς εἰρῆσθαι
Et laquo Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne raquo drsquoapregraves ceux qui raisonnent correctement srsquoexplique par lrsquoactiviteacute de la deacuteesse celle qui laquo repousse raquo (ἀπαλέξουσα) les ennemis avec sa propre force Car nous ne sommes pas persuadeacutes par les Neoteroi qui affirment qursquoelle est deacutesigneacutee ainsi agrave cause drsquoun endroit qui srsquoappelle Alalcomenion (schol D Il 5422 ll 27-30)
2 Ἀλαλκομένιον πόλις Βοιωτίας ἀπὸ τοῦ Ἀλαλκομενέως ὃς καὶ ἵδρυσε τὴν Ἀθηνᾶν Ἀλαλκομενηίδα οὐ γὰρ παρὰ τὸ ἀλαλκεῖν ὡς Ἀρίσταρχοςmiddot ἦν γὰρ ἂν καὶ Ἀλαλκηίςmiddot
Ἀλαλκομένιον Une citeacute de Beacuteotie fondeacutee par Alalcomeacuteneacutee qui a aussi construit un temple pour Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne car cette eacutepithegravete ne vient pas du verbe laquo repousser raquo (ἀλαλκεῖν) comme le pensait Aristarque En effet dans ce cas on aurait eu Ἀλαλκηίς [scil et non Ἀλαλκομενηῒς] (Steph Byz Ethnica 6812 Meineke)
Alors que le second texte nomme expresseacutement Aristarque le premier fait mention de
lrsquoopinion des Neoteroi ce qui est aussi un indice de la paterniteacute aristarquienne de cette ideacutee
Aristarque fournit une eacutetymologie comparable pour lrsquoeacutepithegravete notoirement mysteacuterieuse
drsquoHermegraves Ἀργειφόντης
Ἀργειφόντηςmiddot παρὰ τὸ ἐναργεῖς τὰς φαντασίας ποιεῖν ὥς φασιν Ἀλεξίων καὶ Ἀρχίας καὶ Ἀρίσταρχοςmiddot ἢ ἀριφόντης ὁ μεγάλως φανταζόμενος τοῖς ὀνείροις ὡς Δίδυμος καὶ Τρύφων
Ἀργειφόντης Du fait qursquoil rend les images claires comme lrsquoaffirment Alexion (fr 4 Berndt) Archias et Aristarque Ou alors crsquoest au sens de laquo extrecircmement brillant raquo comme un homme qui apparaicirct grandiose gracircce aux songes comme le croient Didyme et Tryphon (Et Gud 1858)
Tel que le suggegravere Schironi (2003 72) cette information provient vraisemblablement du
commentaire drsquoAristarque agrave Heacutesiode eacutetant donneacute le texte suivant qui se trouve dans le mecircme
lexique byzantin
Ἀργειφόντηςmiddot παρὰ τὸ ἐναργεῖς τὰς φαντασίας ποιεῖν οὕτως εὗρον ἐν Ὑπομνήματι τοῦ Ἡσιόδου
Ἀργειφόντης Du fait qursquoil rend les images claires Crsquoest ce que jrsquoai trouveacute dans le Commentaire agrave Heacutesiode (Et Gud 18616)
326 Cf Schironi 2003
162
Enfin un dernier exemple celui de lrsquoeacutepithegravete drsquoApollon ἰήιος permet drsquoillustrer la meacutethode
eacutetymologique drsquoAristarque
ἤϊε Ἀρίσταρχος δασύνει ἀπὸ τῆς ἕσεως τῶν βελῶν οἱ δὲ περὶ τὸν Κράτητα ψιλῶς ἀπὸ τῆς ἰάσεωςmiddot καὶ οὕτως ἐπείσθησαν οἱ γραμματικοὶ πρὸς διάφορον ἐτυμολογίαν διαφόρως ἀναγινώσκειν
ἤϊε Aristarque place un esprit rude rapportant le mot au fait de laquo lancer raquo (ἕσεως) des flegraveches [Ceux du cercle de] Crategraves lrsquoeacutecrivent avec un esprit doux le liant agrave lrsquoacte de gueacuterison (ἰάσεως) Ainsi les grammairiens ont eacuteteacute inclineacutes agrave des lectures diffeacuterentes en raison drsquoeacutetymologies diffeacuterentes (schol A Il 15365a Hrd)
ἤϊε Ἀρίσταρχος δασύνει παρὰ τὴν ἕσιν τῶν βελῶνmiddot [hellip] οἱ δὲ παρὰ τὴν ἴασιν ἢ παρὰ τὸ ἰέναιmiddot ἥλιος γάρ ἐστιν ἔστι δὲ περιπαθὴς ἡ ἀναφώνησις καὶ ἐμφαντικὴ τῆς δυνάμεως τοῦ θείου
ἤϊε Aristarque place un esprit rude par comparaison avec le fait de laquo lancer raquo (ἕσιν) des flegraveches [hellip] Drsquoautres font le rapprochement avec la gueacuterison (ἴασιν) ou au fait de se deacuteplacer (ἰέναι) en effet il srsquoagit du soleil Lrsquoapostrophe327 est porteuse drsquoeacutemotion et suggegravere la puissance de la diviniteacute (schol bT Il 15365b ex)
Les explications aristarquiennes des eacutepithegravetes drsquoAtheacutena Hermegraves et Apollon se reacutefegraverent ainsi agrave
des activiteacutes ou des caracteacuteristiques typiques de ces trois dieux328 protection guerriegravere offerte
par Atheacutena empire drsquoHermegraves sur les songes archerie drsquoApollon Cela est remarquable si lrsquoon
tient compte du fait que la majoriteacute des eacutetymologies concurrentes dans ces mecircmes cas font plutocirct
reacutefeacuterence agrave des lieux de cultes ou encore agrave des reacutecits mythologiques qursquoAristarque jugeait
inconnus drsquoHomegravere Ainsi Eacutetienne de Byzance conteste lrsquoeacutetymologie aristarquienne drsquoAtheacutena
Ἀλαλκομενηίς et preacutefegravere agrave lrsquoinstar des Neoteroi faire de cette eacutepithegravete un toponyme (cf textes
citeacutes ci-haut) Pour Ἀργειφόντης on apprend que les Neoteroi lrsquoexpliquaient par le mythe voulant
qursquoHermegraves ait tueacute Argos le gardien drsquoIocirc
Ἀργεϊφόντης ὁ Ἑρμῆς ἤτοι ὁ ἀργὸς φόνου ἢ ὁ ἐν Ἄργει πρῶτον πεφηνὼς ἢ ὁ ἐναργῶς φαίνωνmiddot εἰρηνικὸς γὰρ ὁ θεὸς καὶ ἀψευδής οἱ δὲ νεώτεροι ὅτι Ἄργον ἐφόνευσε τὸν πανόπτην
Ἀργεϊφόντης Il srsquoagit drsquoHermegraves soit parce qursquoil se tient loin du meurtre (ἀργὸς φόνου) soit parce qursquoil srsquoest manifesteacute pour la premiegravere fois agrave Argos soit parce qursquoil fait des apparitions
327 Dans le vers en question le narrateur agrave la deuxiegraveme personne srsquoadresse agrave Apollon en train drsquoabattre dramatiquement le rempart acheacuteen sur les apostrophes voir infra chap 7 sect (ii)
328 Certes Aristarque explique lrsquoeacutepithegravete Λυκηγενής drsquoApollon en la liant agrave la Lycie de Troade Λυκηγενέϊ ὅτι ἀπὸ τῆς Τρωϊκῆς Λυκίας ἐξ ἧς ἐστιν ὁ Πάνδαρος (schol A Il 4101a Ariston) Mais dans le contexte cette eacutetymologie est tout agrave fait approprieacutee non seulement agrave cause du suffixe -γενής mais aussi parce qursquoil est question drsquoune priegravere adresseacutee agrave Apollon par Pandaros lrsquoarcher lycien
163
brillantes En effet ce dieu est pacifique et veacuteridique Mais les Neoteroi disent que crsquoest parce qursquoil a tueacute Argos celui qui voit tout (schol Hes Op 77d)
Quant agrave lrsquoeacutetymologie de ἰήιος proposeacutee par Crategraves elle fait elle aussi appel agrave une activiteacute
drsquoApollon soit agrave ses pouvoirs gueacuterisseurs mais elle est aussi possiblement due agrave ses alleacutegeances
alleacutegoristes En effet Crategraves accepte lrsquoidentification alleacutegorique drsquoApollon au soleil
ἀέκοντα ζητεῖται διὰ τί ἄκοντά φησι τὸν ἥλιον δῦναι Κράτης μὲν τὸν αὐτὸν Ἀπόλλωνα εἶναι καὶ ἥλιονmiddot ἐπιτυγχανόντων οὖν τῶν Τρώων χρονίζειν ἡδόμενόν τε καὶ μηκύνοντα αὐτοῖς τὸ ἐπίτευγμα Ἥραν δὲ τὰ ἐναντία βουλομένην ἀναγκάζειν αὐτὸν δύνειν329
laquo malgreacute lui raquo On se demande pourquoi Homegravere dit que le soleil se couche laquo malgreacute lui raquo Crategraves pour sa part dit qursquoApollon et le soleil sont la mecircme personne aussi les Troyens ayant reacuteussi agrave reacutesister Apollon se reacutejouit et prolonge leur succegraves tandis qursquoHeacutera qui souhaite le contraire le force agrave se coucher (schol A Il 18240b Porph)
Or il y a un lien explicite entre la gueacuterison (mais aussi le mouvement) et le soleil dans la
scholie exeacutegeacutetique citeacutee ci-haut (cf παρὰ τὴν ἴασιν ἢ παρὰ τὸ ἰέναι ἥλιος γάρ ἐστιν) qui
rapporte lrsquoeacutetymologie drsquoAristarque et les deux autres eacutetymologies concurrentes Cela repose
vraisemblablement sur le fait que le soleil eacutetait consideacutereacute comme un astre bienfaisant propice agrave la
vie des animaux Lrsquoeacutetymologie ἰήιος-ἴασις de Crategraves semble donc indissociable de cette
identification drsquoApollon au soleil Notons par ailleurs que cette eacutetymologie ne tient aucunement
compte du rocircle drsquoApollon dans lrsquoIliade bien au contraire lrsquoeacuteleacutement deacuteclencheur des eacuteveacutenements
du poegraveme est preacuteciseacutement une calamiteacute envoyeacutee par le dieu ce dernier eacutetant repreacutesenteacute comme
atteignant ses victimes de flegraveches multiples330 Lrsquoeacutetymologie drsquoAristarque peu importe sa valeur
objective srsquoavegravere donc encore une fois eacutetroitement lieacutee au contexte homeacuterique
La meacutethode eacutetymologique drsquoAristarque est refleacuteteacutee chez son disciple Apollodore auteur du
premier traiteacute alexandrin entiegraverement consacreacute agrave lrsquoeacutetymologie331 Ce dernier eacutetait en effet reacuteticent
329 La suite de la scholie propose une interpreacutetation alleacutegorique encore plus sophistiqueacutee laquo Agathoclegraves dit pour conclure que le soleil chez Homegravere se deacuteplace en sens contraire du ciel et qursquoil est tireacute par son mouvement circulaire en effet Homegravere dit que la nature de toutes choses est Heacutera avec le vers laquo As-tu donc oublieacute le jour ougrave tu eacutetais suspendue dans les airs raquo (Il 1518) et qursquoelle tire le soleil contre son greacute vers le couchant sous la contrainte du mouvement circulaire raquo (Ἀγαθοκλῆς δέ φησιν συνάγεσθαι ὅτι καθ Ὅμηρον ἐναντίως τῷ οὐρανῷ φέρεται ὁ ἥλιος τῇ δὲ δίνῃ αὐτοῦ συνέλκεταιmiddot Ἥραν γὰρ εἶναι τὴν τοῦ παντὸς φύσιν ἐκ τοῦ laquo ἦ οὐ μέμνῃ ὅτε τ ἐκρέμω ὑψόθεν raquo ἕλκεσθαι δὲ ἄκοντα τὸν ἥλιον ὑπὸ τῆς δίνης ὑπὸ τὰς δυσμάς)
330 Cf Il 144-53 au vers 47 Apollon est compareacute agrave la nuit (νυκτὶ ἐοικώς) ce qui aux yeux drsquoAristarque devait aussi contredire son identification au soleil
331 Cf Pfeiffer 1968 260
164
agrave deacuteriver les noms divins des lieux de culte comme on lrsquoapprend gracircce au texte suivant tireacute de
son ouvrage Περὶ θεῶν
Κύπρις τὸ ἐπίθετον Ἀφροδίτης ὃ οὐκ ἐνόησαν οἱ πρὸ ἡμῶν τί σημαίνει συμπλανηθέντες τῷ Ἡσιόδῳ ἔδοξαν ὅτι Κύπρις λέγεται ὥς φησιν Ἡσίοδος Κυπρογένεια διότι γεννᾶται ἐν τῷ laquo περικλύστῳ ἐνὶ Κύπρῳ raquo ὥσπερ καὶ τὴν φιλομειδῆ ὅτι laquo μηδέων ἐξεφαάνθη raquo Ὅμηρος δ οὐκ εἶπεν ἀλλὰ τὴν μειδιάματα φιλοῦσαν οἷον ἱλαρὰν διὰ τὴν ἐγκειμένην αὐτῇ δύναμιν ἀπὸ τῆς συνουσίας ὥσπερ οὖν τὸ πῦρ Ἥφαιστον λέγει ὁμωνύμως τῷ εὑρόντι οὕτω καὶ τὴν Ἀφροδίτην ποτὲ τὴν ἀνδρὸς πρὸς γυναῖκα συνουσίαν ἡνίκrsquo ἂν περὶ τῶν μνηστήρων λέγειmiddot laquo καὶ ἐκλελάθοντ Ἀφροδίτης ἣν ἄρα ὑπὸ μνηστῆρσιν ἔχον μίσγοντο δὲ λάθρῃ raquo
τὸ οὖν ἐπίθετον τὸ διὰ τοῦ laquo Κύπρις raquo σημαινόμενον ἀπὸ τῆς περὶ αὐτὴν δυνάμεως Ὁμήρῳ παρείληπται ἔστιν οὖν κατὰ συγκοπὴν εἰρημένον κύπορις ἡ τὸ κύειν πορίσκουσα ἴδιον γὰρ τῆς Ἀφροδίτης τοῦτο οὐ γὰρ ἄλλως γυναῖκες κυΐσκουσι χωρὶς τῆς Ἀφροδισιακῆς συνουσίας τὸ δὲ πλανῆσαν τὸν Ἡσίοδον καὶ τοὺς ἄλλους ἐστὶ τὸ ἐν τῇ Θ ῥαψῳδίᾳ λεγόμενονmiddot laquo ἡ δ ἄρα Κύπρον ἵκανε φιλομειδὴς Ἀφροδίτη ἐς Πάφον ἔνθα δέ οἱ τέμενος βωμός τε θυήεις οὐκ εἴ τις δὲ ἔν τινι τόπῳ τετίμηται κεῖθι καὶ γεγέννηται καὶ διὰ τοῦτο τῷ ἐπιθέτῳ κοσμεῖται
οὐδέποτε γοῦν Δήλιος ὁ Ἀπόλλων παρ Ὁμήρῳ οὐδὲ Πύθιος καίτοι γε καὶ ἑκάτερον τῶν ἱερῶν οἶδε δι ὧν φησι ποτὲ μέν laquo Δήλῳ δή ποτε τοῖον Ἀπόλλωνος παρὰ βωμῷ φοίνικος νέον ἔρνος ἀνερχόμενον ἐνόησα raquo ποτὲ δέ laquo οὐδ ὅσα λάϊνος οὐδὸς ἀφήτορος ἐντὸς ἐέργει Φοίβου Ἀπόλλωνος Πυθοῖ ἐνὶ πετρηέσσῃ
οὐδ ἐπεί φησιν laquo ἵκετο εἰς Αἰγὰς ὅθι οἱ κλυτὰ δώματα ἔασιν raquo Αἰγαῖός ποτε εἴρηται ὁ Ποσειδῶν παρ Ὁμήρῳ
καὶ ἡ Κυθέρεια δὲ καθ Ὅμηρον οὐχ ὅτι laquo προσέκυρσε Κυθήροις raquo οἶδε μὲν γὰρ τὰ Κύθηρα οὐκ ἀπὸ τούτου δὲ εἴρηται Κυθέρεια δὲ ἡ κευθόμενον ἔχουσα ἐν ἑαυτῇ τὸν πᾶσι τῆς ἐρωτικῆς φιλίας ἐξηρτημένον ἱμάντα οἷον τὸν ἔρωτα ὃν πᾶσι τοῖς νέοις ἀφίησι διὰ γὰρ τοῦ κεστοῦ ταῦτα παρέπεταιmiddot laquo ἔνθ ἔνι μὲν φιλότης ἔνι δ ἵμερος ἐν δ ὀαριστὺς πάρφασις ἥ τ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων raquo
ἐπεί τοι laquo καὶ Ἀλαλκομενηῒς Ἀθήνη raquo παρὰ τοῖς εὖ λογιζομένοις ἀπὸ τῆς ἐνεργείας ἡ ἀπαλέξουσα τῷ ἰδίῳ μένει τοὺς ἐναντίους οὐ γὰρ πειθόμεθα τοῖς νεωτέροις οἵ φασιν ἀπὸ Ἀλαλκομενίου τόπου τινὸς εἰρῆσθαι
οὐδ ὡς Ἐρατοσθένης παρήκουσεν Ὁμήρου εἰπόντος laquo Ἑρμείας ἀκάκητα raquo ὅτι ἀπὸ Ἀκακησίου ὄρους ἀλλὰ μηδενὸς κακοῦ μεταδοτικός ἐπεὶ καὶ laquo δοτὴρ ἐάων raquo
πᾶν γοῦν ἀπὸ τῶν παρεπομένων τοῖς θεοῖς καὶ γὰρ ἡ γλαυκῶπις οὐκ ἀπὸ τοῦ laquo ἥ τ ἄκρης θῖνα Γλαυκώπιον ἵζει raquo ἀλλ ἀπὸ τῆς περὶ τὴν πρόσοψιν τῶν ὀφθαλμῶν καταπλήξεως καί τἆλλα δὲ τῶν ἐπιθέτων ἐπιοῦσιν ἡμῖν πάρεστιν ὁρᾶν οὐκ ἀπὸ τῶν ἱερῶν τόπων ὠνομασμένα ἀπὸ δὲ τῶν ἐνεργειῶν τῶν ψυχικῶν ἢ διὰ συμβεβηκότων περὶ τὸ σῶμα [hellip]
καὶ γὰρ εἴ ποτε σπανίως ἐπίθετα ἐξενήνοχε ἀπὸ τόπου ἐξ ἡρωϊκοῦ προσώπου κατὰ τὸ εἰκὸς αὐτὰ λέγει
Κύπρις lrsquoeacutepithegravete drsquoAphrodite dont ceux qui nous ont preacuteceacutedeacute ignoraient la signification Ils croyaient partageant lrsquoerreur drsquoHeacutesiode qursquoelle est appeleacutee Kupris en tant qursquooriginaire de Chypre comme le dit Heacutesiode parce qursquoelle est neacutee laquo agrave Chypre battue des flots raquo et de mecircme
165
pour lrsquoeacutepithegravete Philomeides parce qursquoelle est laquo issue du sexe raquo [scil drsquoOuranos] (Theog 200) Mais Homegravere ne dit pas cela il lrsquoappelle laquo celle qui aime les sourires raquo comme une personne enjoueacutee agrave cause du pouvoir qui lui est imparti dans lrsquounion sexuelle
Ainsi tout comme il appelle le feu laquo Heacutephaiumlstos raquo drsquoapregraves celui qui en est lrsquoinventeur de mecircme il appelle parfois laquo Aphrodite raquo lrsquounion de lrsquohomme et de la femme comme agrave chaque fois qursquoil parle des preacutetendants laquo Et faites-leur oublier Aphrodite dont elles jouissaient gracircce aux preacutetendants en srsquounissant agrave eux en cachette raquo (Od 22444-5) Ainsi Homegravere utilise lrsquoeacutepithegravete qui a la forme Κύπρις agrave cause du pouvoir de la deacuteesse Ce mot est eacutequivalent agrave une forme abreacutegeacutee de κύπορις soit laquo ce qui permet la conception raquo (κύειν πορίσκουσα) Ceci est en effet lrsquoapanage drsquoAphrodite car les femmes ne peuvent pas concevoir autrement que par lrsquounion sexuelle Ce qui a induit en erreur Heacutesiode et les autres crsquoest ce qursquoon trouve dans le chant 8 de lrsquoOdysseacutee laquo Elle alla agrave Chypre Aphrodite φιλομειδὴς vers Paphos retrouver son enclos lrsquoencens de son autel raquo (Od 8362-3) Il nrsquoest pas vrai que si une diviniteacute est honoreacutee quelque part alors elle est forceacutement neacutee lagrave-bas et que le nom qursquoon lui donne en deacuterive aussi En tout cas jamais Apollon nrsquoest appeleacute laquo deacutelien raquo ou laquo pythien raquo chez Homegravere bien que ce dernier connaisse chacun de ces sanctuaires puisqursquoil dit quelque part laquo Agrave Deacutelos autrefois agrave lrsquoautel drsquoApollon jrsquoai vu mecircme beauteacute le rejet drsquoun palmier qui montait vers le ciel raquo (Od 6162-3) et ailleurs laquo Pas mecircme celles qursquoenferme le seuil de pierre de Phoebos Apollon le Deacutecocheur de flegraveches dans Pythocirc la Rocheuse raquo (Il 9404-5)
Et mecircme si Homegravere dit laquo Il srsquoen fut vers Eacutegeacutees et son temple fameux raquo (Od 5381) Poseacuteidon nrsquoest nulle part appeleacute laquo Eacutegeacuteen raquo dans ses poegravemes
Et lrsquoeacutepithegravete laquo Cytheacutereacutee raquo pour Homegravere ne vient pas du fait qursquoelle laquo toucha agrave Cythegravere raquo (Theog 198) ndash car il connaicirct ce lieu mais ne dit pas qursquoelle en vient laquo Cytheacutereacutee raquo crsquoest celle qui tient cacheacute (κευθόμενον) en elle la ceinture magique de laquelle deacutepend pour tous le lien eacuterotique crsquoest-agrave-dire le deacutesir (ἔρωτα) qursquoelle provoque chez tous les jeunes gens Car les choses suivantes apparaissent gracircce agrave ce charme laquo Lagrave sont tendresse deacutesir entretien amoureux aux propos seacuteducteurs qui trompent le cœur des plus sages raquo (Il 14216-7)
Et laquo Atheacutena Alalcomeacuteneacuteenne raquo drsquoapregraves ceux qui raisonnent correctement srsquoexplique par lrsquoactiviteacute de la deacuteesse celle qui laquo repousse raquo (ἀπαλέξουσα) les ennemis avec sa propre force Car nous ne sommes pas persuadeacutes par les Neoteroi qui affirment qursquoelle est deacutesigneacutee ainsi agrave cause drsquoun endroit qui srsquoappelle Alalcomenion
Nous ne pensons pas non plus comme Eacuteratosthegravene qui se meacuteprend lorsque Homegravere dit Hermegraves akakecircta croyant que cela vient du mont Akakecircsios lrsquoeacutepithegravete deacuterive plutocirct du fait qursquoHermegraves ne distribue pas de maux332 puisqursquoil est aussi appeleacute laquo dispensateur de biens raquo
Ainsi toutes les appellations reposent sur des caracteacuteristiques des dieux Par exemple γλαυκῶπις ne vient pas du fait qursquoelle laquo a eacutetabli le Glaukocircpion temple au sommet de lrsquoAcropole raquo333 mais plutocirct de la stupeur qui frappe agrave la vue de ses yeux334 Et de mecircme il est possible de voir si nous
332 Apollodore interpregravete donc ἀκάκητα comme eacutetant formeacute drsquoun α privatif et de κακητα laquo qui fait le mal raquo
333 Call Hec fr 238 Pfeiffer
334 Apollodore fonde ici son eacutetymologie sur la combinaison de mots de mecircme famille que ὄψις (vue) et γλαυκιάω (regarder feacuterocement) Sur les eacutetymologies laquo non explicites raquo dans les traiteacutes anciens voir Peraki-Kyriakidou 2002
166
les examinons que les autres eacutepithegravetes aussi ne tiennent pas leurs noms des lieux sacreacutes mais des fonctions de lrsquoacircme ou alors des caracteacuteristiques du corps [hellip] Car mecircme si rarement Homegravere creacutee ici ou lagrave des eacutepithegravetes agrave partir drsquoun lieu il fait dire cela par un personnage heacuteroiumlque suivant le vraisemblable (schol D Il 5422 ll 1-49)
La meacutethode eacutetymologique adopteacutee par Aristarque et Apollodore telle qursquoelle est appliqueacutee aux
eacutepithegravetes divines drsquoHomegravere va de pair avec la conception poeacutetique des personnages divins que
jrsquoai preacutesenteacutee comme eacutetant caracteacuteristique de la lecture peacuteripateacuteticienne et alexandrine En effet
cette meacutethode fait en sorte drsquoaccorder aux eacutepithegravetes une valeur fonctionnelle dans le reacutecit
homeacuterique au lieu de la valeur historique que leur donnent les partisans de lrsquoeacutetymologie
toponymique ou bien de la valeur symbolique que leur donnent les alleacutegoristes Il est drsquoailleurs
remarquable qursquoAristarque attribue agrave Homegravere une meacutethode identique lorsqursquoil srsquoagit de forger
des noms propres pour des personnages humains comme on peut le constater drsquoapregraves le texte
suivant
Ἁρμονίδεω ὅτι ὀνοματοθετικὸς ὁ ποιητής καὶ ἐν Ὀδυσσείᾳ παραπλησίως ποιεῖmiddot οἰκεῖον γὰρ τέκτονος τὸ ἁρμόζειν κἀκεῖmiddot laquo Τερπιάδης δέ τ ἀοιδός raquo καὶ ὅτι ἀμφίβολον πότερον ὁ Φέρεκλος ἔπηξεν τὰς ναῦς ἢ ὁ Ἁρμονίδης ἐφ ἃ καὶ Ἀρίσταρχος φέρεται
laquo ltTectongt fils drsquoHarmon raquo ltla diplecircgt parce que le poegravete aime inventer des noms et il en compose en suivant la mecircme meacutethode dans lrsquoOdysseacutee En effet le fait drsquoharmoniser (ἁρμόζειν) est propre au charpentier (τέκτων) et dans lrsquoautre poegraveme aussi laquo ltPheacutemiosgt lrsquoaegravede fils de Terpegraves raquo (Od 22330) Et il y a ambiguiumlteacute agrave savoir si crsquoest Pheacutereacuteclos ou Harmon qui a construit les vaisseaux ce agrave quoi Aristarque fait eacutegalement reacutefeacuterence (schol A Il 560a Ariston)
Il est clair qursquoaux yeux drsquoAristarque les noms des divers personnages mentionneacutes dans cette
scholie ne sont pas traditionnels mais le fruit de lrsquoinvention drsquoHomegravere puisqursquoils reflegravetent
preacuteciseacutement les activiteacutes des personnages en question335 le passage de lrsquoIliade fait allusion agrave la
succession laquo Pheacutereacuteclos fils de Tecton fils drsquoHarmon raquo trois noms approprieacutes dans le contexte
puisqursquoil est question de la construction des navires de Pacircris336 quant agrave Pheacutemios (Reacuteputation) agrave
son pegravere Terpegraves (Charme) leurs noms eacutevoquent eacutevidemment le meacutetier de poegravete Lrsquoonomastique
drsquoAristarque suit donc le mecircme principe dans le cas des personnages humains et divins celui du
rocircle narratif assumeacute par le personnage
335 Cf Bachmann 1902 18
336 Cela est le plus eacutevident dans le cas drsquoHarmon (Ajusteur) et Tecton (Bacirctisseur) mais agrave un autre niveau on peut interpreacuteter de la mecircme faccedilon le nom de Pheacutereacuteclos litteacuteralement laquo Celui qui porte la gloire raquo (scil avec les navires qursquoil construit)
167
Je concluerai cette section par un dernier exemple comparable aux preacuteceacutedents bien qursquoil ne
srsquoagisse pas dans ce cas drsquoune analyse drsquoune laquo eacutepithegravete raquo divine au sens technique mais plutocirct
drsquoune explication drsquoun terme appliqueacute en une occasion unique agrave Calliopeacutee la derniegravere des neuf
Muses eacutenumeacutereacutees par Heacutesiode en Op 79 Καλλιόπη θmiddot ἡ δὲ προφερεστάτη ἐστὶν ἁπασέων
εἰσὶ δὲ τὰ τῶν Μουσῶν εὑρήματα ταῦτα Κλειὼ ῥητορικήν Εὐτέρπη αὐλητικήν Θάλεια κωμῳδίαν Μελπομένη τραγῳδίαν Τερψιχόρη κιθαρῳδίαν Ἐρατὼ ποίησιν Πολύμνια γεωμετρίαν Οὐρανία ἀστρονομίαν Καλλιόπη ἔπη ἣν καὶ προφερεστάτην εἶπε πασῶν ὅτι πάσης ἐπιστήμης ὁ λόγος ἀνώτερος ἢ διὰ τὸ τὴν ποιητικὴν ἀνωτέραν εἶναι
Ἀρίσταρχος τὸ laquo προφερεστάτη raquo ἀντὶ τοῦ πρεσβυτάτη ἤκουσεν ὥστε ἄδηλον πότερον τῇ τιμῇ ἢ τῷ χρόνῳ laquo προφερεστάτη raquomiddot οἱ δὲ ἐντιμοτάτη
Voici quelles sont les inventions des Muses la rheacutetorique pour Kleiocirc lrsquoart de la flucircte pour Euterpe la comeacutedie pour Thaleia la trageacutedie pour Melpomegravene la citharodie pour Terpsichore la poeacutesie pour Eratocirc la geacuteomeacutetrie pour Polymnia lrsquoastronomie pour Ourania lrsquoeacutepopeacutee pour Calliopeacutee Le poegravete appelle celle-ci laquo premiegravere de toutes raquo parce que le logos est plus eacuteleveacute que tout savoir ou encore parce que crsquoest lrsquoart poeacutetique qui est plus eacuteleveacute
Aristarque a compris laquo premiegravere raquo au sens de laquo la plus ancienne raquo Aussi il nrsquoest pas clair si elle est dite laquo premiegravere raquo au sens honorifique ou au sens temporel drsquoautres pensent que le mot veut dire laquo la plus honoreacutee raquo (schol R2WLZT Hes Theog 76)
Encore ici lrsquointerpreacutetation particuliegravere drsquoAristarque offre un contraste frappant avec une
interpreacutetation concurrente Le superlatif προφερεστάτη drsquoHeacutesiode srsquoil est pris au sens privileacutegieacute
par lrsquoauteur de la scholie commande eacutevidemment des deacuteveloppements exeacutegeacutetiques
minimalement eacutelaboreacutes pourquoi Heacutesiode deacutesigne-t-il Calliopeacutee comme la plus laquo honorable raquo
des Muses Le scholiaste reacutepond agrave cette question en recourant agrave une analyse eacutetymologique du
nom de la Muse relevant la ressemblance des deux syllabes finales de Καλλιόπη au mot ἔπος
(mise en eacutevidence par la juxtaposition Καλλιόπη-ἔπη dans le texte de la scholie) il interpregravete ce
nom en fonction des deux significations principales de ἔπος soit laquo mot raquo et laquo vers poeacutetique raquo et en
deacuteduit que le poegravete signifie par lagrave la valeur de la poeacutesie ou du logos en geacuteneacuteral Face agrave cette
lecture celle drsquoAristarque apparaicirct beaucoup plus simple et nrsquoexige aucune explication
suppleacutementaire Heacutesiode fait de Calliopeacutee la plus ancienne des Muses exprimant par lagrave les
mecircmes preacuteoccupations geacuteneacutealogiques et plus geacuteneacuteralement chronologiques qui animent le reste
de son poegraveme
168
(d) Heacutelegravene et Aphrodite
Dans une section preacuteceacutedente jrsquoai deacuteveloppeacute lrsquoargument selon lequel la faccedilon particuliegravere dont
les Peacuteripateacuteticiens considegraverent les personnages divins de la poeacutesie pouvait ecirctre comprise comme
une forme drsquoanti-alleacutegorisme en ce sens qursquoelle consiste agrave traduire le divin en termes humains
plutocirct que lrsquoinverse Aux yeux des Peacuteripateacuteticiens le caractegravere anthropomorphique des diviniteacutes
constitue un trait typique du traitement poeacutetique et non une aberration theacuteologique ou une
impieacuteteacute
Or jamais les dieux homeacuteriques ne ressemblent autant aux hommes que dans lrsquohistoriette sur
lrsquoadultegravere entre Aregraves et Aphrodite chanteacutee par le barde Deacutemodocos agrave Ulysse et aux Pheacuteaciens au
huitiegraveme livre de lrsquoOdysseacutee337 Cet eacutepisode eacutetait lrsquoobjet de critiques morales virulentes comme de
deacutefenses chez les lecteurs anciens tandis que les philologues modernes de tradition analytique
remettent reacuteguliegraverement en question son authenticiteacute Il fut pourtant preacuteserveacute de lrsquoatheacutetegravese mecircme
partielle de la part drsquoAristarque ndash ce qui constitue drsquoailleurs une surprise pour certains qui lui
attribuent en geacuteneacuteral un souci excessif envers le critegravere du πρέπον voire une pudiciteacute mal agrave
propos338 Selon Van der Valk (1949 186 n5) Aristarque pourrait mecircme se trouver derriegravere la
deacutefense suivante des vers 8333-42 consideacutereacutes par certains critiques comme le summum du
scandale agrave lrsquointeacuterieur du reacutecit globalement scandaleux de lrsquoadultegravere divin (les vers 8333-42
relatent le bref dialogue entre Apollon et Hermegraves au cours duquel ce dernier affirme qursquoil
prendrait volontiers la place drsquoAregraves ligoteacute agrave Aphrodite par le piegravege drsquoHeacutephaiumlstos suscitant ainsi
le rire des autres dieux)
ἐπιτιμᾷ δὲ αὐτοῖς ὁ Ζωΐλος ἄτοπον εἶναι λέγων γελᾶν μὲν ἀκολάστως τοὺς θεοὺς ἐπὶ τοῖς τοιούτοις τὸν δ Ἑρμῆν εὔχεσθαι ἐναντίον τοῦ πατρὸς καὶ τῶν ἄλλων θεῶν ὁρώντων δεδέσθαι σὺν τῇ Ἀφροδίτῃ οὐκ εἰσὶ δὲ οἱ ποιητικοὶ θεοὶ φιλόσοφοι ἀλλὰ παίζονται339middot ἀλλὰ καὶ τὸ κάλλος ἠθέλησε δηλῶσαι τῆς Ἀφροδίτης ὡς καὶ ἐν Ἰλιάδι ἐπαινοῦντες οἱ δημογέροντες
337 Cf Burkert 1960 sur lrsquoallure anthropomorphique des dieux dans cet eacutepisode
338 Crsquoest le cas notamment de Van der Valk qui qualifie de laquo remarquable raquo (1949 186) le fait qursquoAristarque ne condamne pas le passage tout en ajoutant laquo This agrees with the practice of Aristarch to apply no ethical but aesthetic standards raquo (1949 186 n5) Cette derniegravere remarque contredit elle-mecircme la position explicite de Van der Valk (1949 1963-64 passim) sur la preacutetendue sensibiliteacute morale excessive des Alexandrins
339 Je nrsquoai pas drsquoexplication pour cet usage de la forme meacutedio-passive du verbe παίζω V Liapis (communication priveacutee) suggegravere la possibiliteacute que le verbe soit au passif et signifie que les dieux sont comme des jouets ie des objets drsquoamusement pour le poegravete
169
Zoiumlle les critique disant qursquoil est inapproprieacute que les dieux rient licentieusement de tels eacuteveacutenements et qursquoHermegraves exprime le souhait drsquoecirctre lieacute agrave Aphrodite sous le regard direct de son pegravere et des autres dieux Mais les dieux de la poeacutesie ne sont pas des sages ils srsquoamusent Mais crsquoest aussi qursquoltHomegraveregt voulait mettre en eacutevidence la beauteacute drsquoAphrodite comme avec les vieillards qui font un eacuteloge ltdrsquoHeacutelegravenegt dans lrsquoIliade (schol T Od 8332)
Le premier argument de cette deacutefense est formuleacute de faccedilon fort inteacuteressante οἱ ποιητικοὶ
θεοί les dieux tels que repreacutesenteacutes par les poegravetes ne sont pas des laquo philosophes raquo crsquoest-agrave-dire
qursquoils ne sont pas tenus drsquoincarner un ideacuteal particulier de savoir ou de morale La qualification
ποιητικοί laisse entendre que les dieux de la poeacutesie sont le produit drsquoune version particuliegravere du
divin qui est propre aux poegravetes et qui ne correspond pas neacutecessairement agrave lrsquoideacutee que lrsquoon se fait
des dieux dans la reacutealiteacute340 Cette version preacutesente les dieux srsquoadonnant au jeu une activiteacute
eacuteminemment humaine Lrsquoesprit de ce commentaire est comparable agrave la note suivante
(vraisemblablement mutileacutee341) qui remonte agrave Aristarque au sujet du vers Il 1606 (laquo deacutesireux de
dormir chacun [scil des dieux] rentre chez soi raquo) laquo ltla diplecircgt parce que selon le poegravete agrave la fois
les dieux et les hommes rentrent agrave la maison et srsquoendorment raquo342 Aristarque aura peut-ecirctre eacuteteacute
pousseacute par le vers parallegravele Od 1424343 (agrave propos des preacutetendants) agrave relever le partage par les
hommes et les dieux de cette routine plutocirct terre-agrave-terre
Bien que Van der Valk suggegravere de faccedilon quelque peu arbitraire la paterniteacute aristarquienne de
la scholie agrave Od 8332 la derniegravere phrase qui fait appel agrave un parallegravele de lrsquoIliade constitue
certainement un argument en faveur de cette paterniteacute La scegravene iliadique dont il est question est
celle qui ouvre lrsquoeacutepisode anciennement deacutesigneacute sous le nom de Τειχοσκοπία (laquo lrsquoobservation sur
les remparts raquo) au chant trois Heacutelegravene pousseacutee par Iris quitte sa chambre et se rend sur les murs
340 Cf schol T Il 24526 ex ougrave le scholiaste distingue entre une occasion ougrave Homegravere parle du laquo divin veacuteritable raquo ndash lequel correspond agrave lrsquoideacutee eacutepicurienne de lrsquoimpassibiliteacute des dieux ndash et celles ougrave il met en scegravene laquo les dieux poeacutetiques raquo crsquoest-agrave-dire des dieux qui souffrent de passions humaines (νῦν τὸ φύσει θεῖόν φησι τοὺς δὲ ποιητικοὺς λυπουμένους εἰσάγει)
341 Cf Erbse ad loc
342 ὅτι οἱ θεοὶ καὶ οἱ ἄνθρωποι κατὰ τὸν ποιητὴν ἀναλύουσιν οἴκαδε καὶ κοιμῶνται (schol A Il 1606a Ariston)
343 Une scholie agrave ce vers rapporte une lecture concurrente drsquoAristophane de Byzance transmise dans laquo lrsquoeacutedition drsquoArgolide raquo Cette version du vers Od 1424 implique que les preacutetendants srsquoendorment sur place (ie dans le palais drsquoUlysse) au lieu de rentrer chez eux ἔνιοι laquo δὴ τότε κοιμήσαντο καὶ ὕπνου δῶρον ἕλοντο raquo μεταποιηθῆναι δέ φασιν ὑπὸ Ἀριστοφάνους τὸν στίχον ἐν δὲ τῇ Ἀργολικῇ προστέθειται (schol DEHMaO Od 1424 Did) Dans le deacutebat ancien sur la question du lieu ougrave logent les preacutetendants Aristarque aura donc deacutefendu la position voulant que chacun retourne chez soi apregraves avoir passeacute la journeacutee chez Ulysse
170
de Troie afin de contempler le spectacle des deux armeacutees Lorsqursquoils lrsquoaperccediloivent les chefs acircgeacutes
de la ville eacutechangent drsquoabord quelques paroles admiratives devant sa beauteacute allant mecircme jusqursquoagrave
dire que cette beauteacute justifie le conflit entre Grecs et Troyens Une scholie au vers 155 (laquo Agrave voix
basse [ἧκα] ils eacutechangent des mots aileacutes raquo) porte sur un deacutesaccord entre Aristarque et Zeacutenodote agrave
propos du premier mot du vers
ὅτι Ζηνόδοτος γράφει ὦκα εἴτε δὲ ἐπὶ τῆς Ἑλένης ἐστίν ὅτι ὦκα ἐπορεύετο ἀπρεπὲς ἔσταιmiddot εἴτε ἐπὶ τῶν δημογερόντων ὅτι ὦκα διελέγοντο ἀνάρμοστονmiddot βραδυλόγοι γάρ εἰσιν οἱ γέροντες
ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo ὦκα raquo (rapidement) [scil au lieu de ἧκα] Mais si le mot se rapporte agrave Heacutelegravene et que le sens est laquo elle se rendait rapidement raquo alors il y aura inconvenance Et srsquoil se rapporte aux chefs et que le sens est laquo ils parlaient rapidement raquo alors il y aura manque de conformiteacute car les vieillards ont un deacutebit lent (schol A Il 3155a Ariston)
Une autre scholie au mecircme vers attribueacutee agrave Nicanor par Erbse paraicirct prolonger ce
raisonnement et il est vraisemblable que son contenu deacuterive aussi drsquoAristarque
Πτολεμαῖος ὁ Ἀσκαλωνίτης ἐν τῷ Περὶ τῆς Κρατητείου αἱρέσεως φησίνmiddot laquo ὦκα γράφει ἀντὶ τοῦ ἦκα raquo καὶ ἀπολογούμενός φησιν ὅτι μετ αὐτὸ διασταλτέον ἵν ᾖ laquo Ἑλένην ἐπὶ πύργον ἰοῦσαν raquo ὦκα πρὸς δὲ τῷ μὴ ἁρμόζειν ἐπὶ τῆς Ἑλένης τὸ δρομαίαν αὐτὴν προσέρχεσθαι μὴ καὶ ἔτι καταλάβῃ αὐτοὺς ταῦτα διαλεγομένους καὶ ἡ ἀρετὴ τοῦ πρέποντος ἀφαιρεῖταιmiddot τὸ γὰρ ἦκα ἐπὶ πρεσβυτῶν ὡς οὐδὲν ἕτερον ἁρμόζει καὶ μάλιστα ὅτι κάλλος γυναικὸς θαυμάσαντες τῶν ἰδίων καταφρονοῦσι κινδύνων τοῦτο οὖν οὐκ ἦν πρέπον ἄλλον ἀκούειν ἀμφότερα δὲ ὁ ποιητὴς ἐφύλαξεν καὶ τὸ τῆς Ἑλένης ἐγκώμιον καὶ τὸ τοῖς πρεσβύταις πρέπον προσθεὶς τὸ ἦκα
Ptoleacutemeacutee drsquoAscalon dans son livre sur lrsquoeacutecole de Crategraves dit laquo il344 eacutecrit ὦκα au lieu de ἧκα raquo Et prenant sa deacutefense il dit qursquoil faut mettre un point apregraves ce mot afin drsquoavoir laquo Heacutelegravene se rendant agrave la tour en vitesse raquo (3154-5) Mais en plus du fait qursquoil ne sied pas agrave Heacutelegravene de se deacuteplacer agrave la course la qualiteacute de la convenance est deacutetruite de peur aussi qursquoelle les surprenne en train de parler de ces choses [scil drsquoelle] En effet le mot ἧκα convient mieux que tout autre aux vieillards et surtout parce que dans leur admiration de la beauteacute drsquoune femme ils font fi des dangers qui les menacent345 cela donc il ne convenait pas qursquoun autre lrsquoentende Le poegravete en ajoutant le mot ἧκα a ainsi preacuteserveacute les deux eacuteleacutements soit lrsquoeacuteloge drsquoHeacutelegravene et le convenable pour les vieillards (schol A Il 3155b Nic)
344 Le sujet de γράφει nrsquoest pas clair mais il srsquoagirait de Zeacutenodote selon Friedlaumlnder (1850 168) et Van der Valk (1963-1964 II 58 n248) Si crsquoest le cas il est drsquoautant plus vraisemblable que Nicanor suive ici Aristarque qui avait preacuteciseacutement critiqueacute Zeacutenodote sur ce vers Lrsquoouvrage de Ptoleacutemeacutee concernant Crategraves est autrement inconnu (cf Baege 1882 21)
345 Le raisonnement semble ecirctre que crsquoest le caractegravere potentiellement honteux des paroles des vieillards qui justifie qursquoelles soient prononceacutees agrave voix basse
171
Alors que la scholie 155a se contente de donner des arguments pour rejeter la leccedilon ὦκα la
scholie 155b en ajoute drsquoautres en faveur de ἧκα tout en reprenant lrsquoargument initial
drsquoAristarque contre le caractegravere inapproprieacute drsquoune Heacutelegravene allant agrave la course au sommet de la tour
La derniegravere phrase de la scholie 155b fait quant agrave elle eacutecho agrave la scholie T ad Od 8332 (citeacutee
ci-haut) dans lrsquoideacutee que la scegravene de la Τειχοσκοπία constitue un laquo eacuteloge raquo (ἐγκώμιον) drsquoHeacutelegravene
(cf schol T ad Od 8332 οἱ ἐπαινοῦντες)
Le rapprochement entre les deux scegravenes fait agrave la scholie T (ad Od 8332) srsquoavegravere
remarquablement pertinent Agrave la fois dans le passage de lrsquoOdysseacutee et dans celui de lrsquoIliade on a
affaire agrave une assembleacutee macircle (de dieux dans un cas drsquohommes dans lrsquoautre) admirant une femme
(ou une deacuteesse) drsquoune beauteacute exceptionnelle et poussant lrsquohyperbole jusqursquoagrave deacuteclarer que lrsquoon
peut accepter de grands malheurs pour prix de la possession de cette beauteacute ligoteacute en compagnie
drsquoAphrodite Hermegraves souhaiterait ainsi ecirctre humilieacute par le regard des autres dieux les vieillards
quant agrave eux reconnaissent qursquolaquo il nrsquoy a pas lieu de blacircmer les Troyens ni les Acheacuteens aux bonnes
jambiegraveres si pour une telle femme [Heacutelegravene] ils souffrent de si longs maux raquo (Il 3156-7) Les
deux scegravenes entretiennent donc une ressemblance certaine si ce nrsquoest que lrsquoune se deacuteroule chez
les dieux et lrsquoautre chez les hommes Mais cette diffeacuterence semble en lrsquooccurrence avoir eacuteteacute
neacutegligeable pour Aristarque srsquoil se trouve bien derriegravere les quelques commentaires tout juste
examineacutes Au contraire ces commentaires soulignent le paralleacutelisme des deux situations
Pour en revenir au chant de Deacutemodocos qui fut objet drsquoalleacutegoregraveses multiples chez les Grecs il
est tout agrave fait remarquable de constater combien Aristarque srsquoeacuteloigne significativement de ce type
de lecture et adopte ici encore une approche qui bien au contraire srsquoancre fermement dans le
contexte du passage homeacuterique Au vers Od 8352-3 Heacutephaiumlstos prieacute par Poseacuteidon de relacirccher
Aregraves enchaicircneacute en eacutechange drsquoune promesse de compensation de son affront exprime ainsi ses
reacuteserves face agrave la proposition de Poseacuteidon laquo Comment pourrais-je te lier devant les dieux
immortels (πῶς ἂν ἐγώ σε δέοιμι μετ ἀθανάτοισι θεοῖσιν) si Aregraves srsquoen va fuyant sa dette et
ses chaicircnes raquo Une scholie agrave ce passage va comme suit
πῶς ἂν ἐγώ σε δέοιμι ὁ δὲ Ἀρίσταρχος πῶς ἂν εὐθύνοιμι γράφει
laquo Comment te lierais-je raquo Mais Aristarque eacutecrit laquo Comment te confondrais-je raquo (schol HMQTV Od 8352)
172
La leccedilon drsquoAristarque (qui est bien une leccedilon et non une paraphrase comme le reacutevegravele sans
eacutequivoque le verbe γράφει)346 est souvent reccedilue par les commentateurs avec une pointe de
deacuteception celui-lagrave mecircme qui dans le cas du ligotage des dieux rapporteacute par Dioneacute dans lrsquoIliade
(cf supra) plaidait pour une saine reconnaissance de la licence poeacutetique semble cette fois-ci
sacrifier au deacutecorum et agrave la morale conventionnelle Suivant Struck (2004 70) la proposition
drsquoAristarque laquo rules out the notion that a god might even bring up in anger the possibility of
actually binding another god raquo
Pourtant cette affirmation de Struck est en lrsquooccurrence inapproprieacutee puisqursquoAristarque nrsquoa
eacutemis aucune objection face au ligotage non seulement possible mais accompli drsquoun dieu par un
autre dieu celui drsquoAregraves par Heacutephaiumlstos De plus la lecture εὐθύνοιμι drsquoAristarque nrsquoa pas tant
pour effet de tempeacuterer le sacrilegravege potentiel que repreacutesente la scegravene que drsquoexacerber le cocircteacute
grotesque piteusement humain du comportement des dieux Le verbe εὐθύνειν relegraveve en effet
du monde politico-juridique agrave lrsquoinstar drsquoailleurs de plusieurs autres termes apparaissant dans les
lignes preacuteceacutedant celle qui nous concerne Poseacuteidon laquo promet raquo (ὑπίσχομαι) qursquoAregraves laquo paiera une
compensation suffisante raquo (τείσειν αἴσιμα) (8347-8) tandis qursquoHeacutephaiumlstos exprime des doutes
quant agrave la valeur de ces laquo garanties raquo (ἐγγύαι) (8351) et reacuteclame le droit de reacutecupeacuterer la dot
(ἔεδνα) verseacutee au pegravere de son eacutepouse (8318-9)
Ainsi puisque Aristarque propose de remplacer (et non drsquointerpreacuteter) δέοιμι par εὐθύνοιμι il
ne considegravere aucunement le premier verbe comme une meacutetaphore du second De plus ce
remplacement est vraisemblablement motiveacute par le contexte immeacutediat du passage ougrave abondent
des reacutefeacuterences saugrenues agrave la sphegravere humaine des contrats et des procegraves plutocirct que par un rejet
ideacuteologique de lrsquoimage du laquo dieu enchaicircneacute raquo Ici comme ailleurs Aristarque accepte pleinement le
caractegravere anthropomorphique du portrait homeacuterique des dieux
346 Contra Struck 2004 69 (laquo Aristarchus glossed the linehellip raquo) Garvie 1994 309 (laquo Aristarchus weakly took δέοιμι metaphorically as meaning εὐθύνοιμι raquo) La variante πῶς ἂν εὐθύνοιμι est meacutetriquement valable mecircme sans suppleacuteer le pronom de la deuxiegraveme personne (πῶς ἄν ltσrsquogt εὐθύνοιμι) comme le fait Beacuterard (app crit ad loc) puisque les regravegles de prosodie permettent lrsquoallongement du α dans ἄν particuliegraverement dans le premier pied (cf West 1982 38-9)
173
(e) Diviniteacutes homeacuteriques et anthropomorphisme
Une particulariteacute de la poeacutesie homeacuterique qui nrsquoa pu manquer drsquointeacuteresser les lecteurs anciens
(ainsi drsquoailleurs que les lecteurs modernes) est la faccedilon dont le poegravete met en scegravene des rapports
entre hommes et dieux notamment par le biais du proceacutedeacute narratif freacutequent consistant agrave
repreacutesenter un dieu qui a pris une forme humaine Devant de telles scegravenes Aristarque deacutemontre
encore une fois une prise de position coheacuterente qui va dans le sens drsquoune reconnaissance de la
leacutegitimiteacute poeacutetique drsquoune telle confusion entre le mortel et lrsquoimmortel
Un exemple notoire est la scegravene ougrave Aphrodite sous les traits drsquoune vieille femme tend une
chaise agrave Heacutelegravene afin que celle-ci ait un entretien avec Pacircris qursquoAphrodite vient de sauver des
mains de Meacuteneacutelas et de transporter dans sa chambre
ἡ δ εἰς ὑψόροφον ἀπὸ τούτου ἕως τοῦ laquo ἔνθα κάθιζ Ἑλένη raquo στίχοις τέσσαρσι παράκεινται διπλαῖ περιεστιγμέναι ὅτι Ζηνόδοτος μετετίθει τὴν συνέπειαν οὕτωςmiddot laquo ἀμφίπολοι μὲν ἔπειτα θοῶς ἐπὶ ἔργα τράποντο αὐτὴ δ ἀντίον ἷζεν Ἀλεξάνδροιο ἄνακτος (pro 3423-6) ὄσσε πάλιν κλίνασα πόσιν δ ἠνίπαπε μύθῳ raquo (3427)middot ἀπρεπὲς γὰρ αὐτῷ ἐφαίνετο τὸ τῇ Ἑλένῃ τὴν Ἀφροδίτην δίφρον βαστάζειν ἐπιλέλησται δὲ ὅτι γραῒ εἴκασται καὶ ταύτῃ τῇ μορφῇ τὰ προσήκοντα ἐπιτηδεύει
laquo Heacutelegravene va vers la chambre raquo Des diplai pointeacutes marquent les quatre vers agrave partir drsquoici jusqursquoagrave laquo ici srsquoassied Heacutelegravene raquo (3426) parce que Zeacutenodote modifie le passage ainsi laquo Les servantes se remettent promptement agrave leurs travaux (3422) et Heacutelegravene srsquoassied face au prince Alexandre et tout en deacutetournant les yeux de son eacutepoux le semonce en ces termes raquo Car il lui semble inconvenant qursquoAphrodite deacuteplace un siegravege pour Heacutelegravene Mais il oublie que la deacuteesse a pris lrsquoapparence drsquoune vieille femme et qursquoelle pose les gestes qui conviennent agrave cette forme (schol A Il 3423a Ariston)
Contrairement agrave Zeacutenodote on peut dire qursquoAristarque prend seacuterieusement la meacutetamorphose de
la deacuteesse dans la mesure ougrave il accepte jusqursquoau bout les conseacutequences narratives de cette
convention poeacutetique Pour fins de contraste on peut comparer sur cette mecircme scegravene le
commentaire drsquoHeacuteraclite lrsquoalleacutegoriste qui identifie alleacutegoriquement (dans ce cas-ci347) Aphrodite
agrave la passion amoureuse
Mais nrsquoest-il pas indeacutecent qursquoAphrodite pousse Heacutelegravene dans les bras drsquoAlexandre On ne prend pas garde que le poegravete deacutesigne par ce vocable la folie des passions amoureuses qui se fait toujours lrsquoentremetteuse et la servante des deacutesirs de la jeunesse Elle a bien trouveacute la place qursquoil lui faut (τόπον εὗρεν ἐπιτήδειον) drsquoougrave elle avancera le siegravege drsquoHeacutelegravene drsquoougrave par divers sortilegraveges elle
347 En drsquoautres circonstances (cf 304) Heacuteraclite fait drsquoAphrodite la personnification de la stupiditeacute des barbares Ce genre drsquoidentification laquo agrave la piegravece raquo adapteacutee aux circonstances narratives est typique des alleacutegoristes
174
excitera lrsquoamour en chacun drsquoeux alors qursquoAlexandre est encore eacutepris mais qursquoHeacutelegravene commence agrave changer de dispositions (Heraclit All 284-6)
Lrsquoallusion drsquoHeacuteraclite au fait qursquoAphrodite avance un siegravege agrave Heacutelegravene pourrait certes paraicirctre
eacutetrange si la scholie citeacutee preacuteceacutedemment ne nous informait pas de lrsquoimportance particuliegravere que
ce deacutetail avait eue dans le cadre des discussions alexandrines Heacuteraclite srsquoinspire ici
vraisemblablement de ces discussions comme le suggegraverent les mots qursquoil choisit Aphrodite
laquo servante raquo des deacutesirs occupe laquo une place convenable (ἐπιτήδειον) raquo pour donner un siegravege agrave
Heacutelegravene tout comme pour Aristarque la deacuteesse transformeacutee en vieille servante laquo srsquoadonne
(ἐπιτηδεύει) aux activiteacutes convenant agrave sa forme raquo Le contraste entre lrsquoexplication alleacutegorique
drsquoHeacuteraclite et la justification poeacutetique drsquoAristarque nrsquoen est que plus frappant
Par ailleurs la confusion que suscite ce genre de transformations divines chez les lecteurs
anciens est particuliegraverement perceptible dans la scholie exeacutegeacutetique agrave ce mecircme passage qui ajoute
aux teacutemoignages concernant son caractegravere zeacuteteacutematique
δίφρον ἑλοῦσαhellip Ἀφροδίτη εἰ μὲν ὡς γραῦς οὐκ ἄτοπονmiddot εἰ δὲ ὡς Ἀφροδίτη καὶ Ἀθηνᾶ λύχνον φαίνει Ὀδυσσεῖ καὶ οὐ θαυμαστόν εἰ ἀδελφῇ ὑπηρετεῖταιmiddot διὸ καὶ ἐπάγει laquo κούρη Διός raquo
laquo Ayant pris un siegravege Aphroditehellip raquo Si ltelle agit ainsigt en tant que vieille femme ce nrsquoest pas absurde mais si crsquoest en tant qursquoAphrodite ltalors on peut reacutepondre quegt mecircme Atheacutena procure de la lumiegravere pour Ulysse (cf Od 1933-4) Et ce nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle rende service agrave sa soeur crsquoest pour cette raison qursquoHomegravere appelle Heacutelegravene laquo fille de Zeus raquo [scil dans ce mecircme passage cf 3426] (schol bT Il 3424a ex)
Lrsquoauteur de cette scholie sans trancher sur la question de la nature divine ou humaine du
personnage dans le passage srsquoassure drsquoavoir une reacuteponse dans les deux cas le geste drsquoAphrodite
est normal srsquoil est celui de la vieille femme dont elle a pris lrsquoapparence et srsquoil est poseacute par la
deacuteesse elle-mecircme il nrsquoest pas sans parallegraveles puisque qursquoon voit drsquoautres dieux portant ce genre
drsquoassistance aux hommes dans les poegravemes homeacuteriques
Quant agrave Aristarque non seulement il conserve des vers supprimeacutes par Zeacutenodote dans lesquels
un personnage divin adopte un comportement humain mais il va jusqursquoagrave atheacutetiser lui-mecircme un
autre passage ougrave agrave lrsquoinverse une diviniteacute deacuteguiseacutee en homme ne se comporte pas de faccedilon
suffisamment conforme agrave son apparence La scholie suivante concerne le passage ougrave le narrateur
affirme qursquoIris envoyeacutee aux Troyens par Zeus prend les traits drsquoun fils de Priam Politegraves pour
srsquoadresser au roi
175
ἀθετεῖ τούτους Ἀρίσταρχος ὅτι πρῶτον μ(ὲν) οὐδέποτε ὑπὸ Διὸς πεμπομένη ἡ Ἶρις ὁμοιοῦταί τινι ἀλλ αἰεὶ αὐτοπρόσωπος παραγίνεται ἔτι δὲ κ(αὶ) ἡ ὑπόκρισις ἀπίθανοςmiddot εἰ γ(ὰρ) ἕνεκα τοῦ ψιλῶς εἰπεῖν ὅτι ἔρχονται παρῆκται ἡ Ἶρις τοῦτο κ(αὶ) ὁ Πολίτης ἠδύνατ ο ποιῆσαιmiddot εἰ δὲ πρ(ὸς) τοῦτο ἵνα οἱ πρότερον μὴ τολμῶντες ἐξελθεῖν ἐξέλθωσιν ltἡgt Ἶρις ἔστω λέγουσα ὡς κ(αὶ) παρὰ τοῦ Διὸς ἀπεσταλμένη ὅτι δὲ Ὅμηρος ὅταν τινὰ εἰκάζηltιgt τινί κ(αὶ) τοὺς πρέποντας λόγους περιτίθησιν δῆλον ἡ γοῦν ἀρχὴ οὐ Πολίτου (ἐστίν) ἀλλ ὑπὲρ τὸν Πολίτηνmiddot φησὶ γ(άρ) ldquoὦ γέρον αἰεί τοι μῦθοι φίλοι ἄκριτοί εἰσινrdquo τοῦτο εἰ μ(ὲν) ἡ Ἶρις λέγουσα πρεπόντως ἔχει εἰ δὲ ὁ υἱὸς πατρί ἀπρεπῶςmiddot ἔδει γ(ὰρ) λέγειν lsquoὦ πάτερrsquo
Aristarque atheacutetise ces vers drsquoune part parce que jamais Iris ne prend les traits de quelqursquoun drsquoautre lorsqursquoelle est envoyeacutee par Zeus mais au contraire elle se preacutesente toujours en personne Drsquoautre part le fait qursquoelle joue ce rocircle est invraisemblable car si Iris a eacuteteacute introduite uniquement pour dire que ltles Grecsgt approchaient alors Politegraves aurait pu faire cela lui-mecircme Mais si crsquoest dans le but de faire sortir de la ville ceux qui nrsquoosaient pas sortir auparavant alors qursquoIris livre son message telle qursquoelle a eacuteteacute envoyeacutee par Zeus Il est eacutevident qursquoHomegravere lorsqursquoil donne agrave un personnage lrsquoapparence drsquoun autre lui attribue aussi des paroles convenant agrave cette autre personne Drsquoailleurs le deacutebut du discours nrsquoest pas approprieacute agrave Politegraves il outrepasse son rang Car Iris dit laquo Ah vieillard tu nrsquoas donc plaisir qursquoaux propos sans fin raquo Cela est approprieacute dans la bouche drsquoIris mais non dans celle drsquoun fils srsquoadressant agrave son pegravere Il aurait fallu dire laquo Ocirc mon pegravere raquo (schol pap Il 2791-5)
Ailleurs Aristarque rejette une leccedilon de Zeacutenodote sous preacutetexte que lrsquoeacutepithegravete qursquoil attribue
aux Muses nrsquoest jamais utiliseacutee pour les femmes grecques chez Homegravere
Ὀλύμπια δώματrsquo ἔχουσα ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo Ὀλυμπιάδες βαθύκολποι raquo οὐδέποτε δὲ τὰς Ἑλληνίδας γυναῖκας βαθυκόλπους εἴρηκεν ὥστε οὐδὲ τὰς Μούσας
laquo ltMusesgt qui habitez les demeures de lrsquoOlympe raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo habitantes de lrsquoOlympe aux ceintures profondes raquo Mais Homegravere nrsquoappelle jamais les femmes grecques laquo aux ceintures profondes raquo de sorte qursquoil nrsquoappelle pas les Muses ainsi non plus (schol A Il 2484 Ariston)
Ici Aristarque nrsquoadmet que partiellement lrsquoeacutequivalence poeacutetique entre personnages divins et
humains eacutetant donneacute que lrsquoeacutepithegravete en question apparaicirct trois fois dans le texte homeacuterique pour
qualifier les Troyennes cette eacutetrange remarque semble impliquer que les diviniteacutes peuvent certes
partager certaines qualiteacutes avec les mortels mais uniquement ceux de race grecque
Une exception possible agrave la toleacuterance drsquoAristarque face agrave lrsquoanthropomorphisme des diviniteacutes
homeacuteriques est constitueacutee par le ceacutelegravebre passage de lrsquoIliade ougrave Atheacutena monte aux cocircteacutes de
Diomegravede sur un char lequel craque sous leur poids car srsquoexclame le narrateur laquo il porte une si
terrible deacuteesse et un tel heacuteros raquo Dans son commentaire agrave ce passage G S Kirk348 suggegravere que
crsquoest la repreacutesentation excessivement mateacuterielle de la deacuteesse qui aurait choqueacute Aristarque dans
348 Kirk 1985 II 146
176
ces vers laquo It was probably the theological implications of Athenarsquos sheer weight that distressed
him raquo Cela ne correspond toutefois pas agrave ce qui est rapporteacute dans la scholie concerneacutee
ἀθετοῦνται στίχοι δύο ὅτι οὐκ ἀναγκαῖοι καὶ γελοῖοι καί τι ἐναντίον ἔχοντες τί γάρ εἰ χείριστοι ἦσαν ταῖς ψυχαῖς εὐειδεῖς δὲ καὶ εὔσαρκοι
Les deux vers sont atheacutetiseacutes parce qursquoils ne sont pas neacutecessaires mais ridicules et ils contiennent un eacuteleacutement contradictoire Car qursquoen serait-il srsquoils eacutetaient miseacuterables par leur acircme mais beaux et robustes (schol A Il 5838-9 Ariston)
La nature exacte de la contradiction que croit relever Aristarque nrsquoest pas tregraves explicite mais
la meilleure interpreacutetation semble ecirctre la suivante Aristarque srsquooppose au rapprochement que
fait le poegravete entre les qualiteacutes morales drsquoAtheacutena (δεινή) et de Diomegravede (ἄριστον) et leur force
physique avanccedilant qursquoil serait tout agrave fait possible qursquoun personnage meacutediocre soit doteacute drsquoun
physique avantageux Aristarque voit donc dans le vers 839 qui lie le craquement du char agrave
lrsquoexcellence des deux personnages une implication laquo ridicule raquo et prend position en faveur de
lrsquoatheacutetegravese puisque ces vers ne sont par ailleurs pas neacutecessaires au reacutecit Loin drsquoavoir une teneur
theacuteologique ce commentaire traite au contraire en un seul bloc la relation entre les qualiteacutes
morales et la beauteacute chez lrsquoun et lrsquoautre des personnages lrsquoun divin et lrsquoautre humain Lrsquoobjection
drsquoAristarque srsquoapplique autant agrave Diomegravede qursquoagrave Atheacutena encore une fois les caracteacuteristiques des
hommes et des dieux sont homogegravenes
(f) Conclusion
Comme crsquoest le cas chez Aristote il faut convenir que lrsquoanti-alleacutegorisme drsquoAristarque est tout
au plus implicite crsquoest-agrave-dire qursquoil est davantage reconnaissable par lrsquoomission (significative) de
la lecture alleacutegorique ou encore par des prises de position marquant un contraste clair avec ce
type de lecture que par des discussions theacuteoriques sur la meacutethode alleacutegorique en tant que telle
Mais ce caractegravere implicite ne diminue pas pour autant la parenteacute intellectuelle drsquoAristote et
drsquoAristarque et il est raisonnable de baser sur ce rejet commun de lrsquoalleacutegorie lrsquoideacutee que le savoir
peacuteripateacuteticien devait ecirctre passeacute agrave Alexandrie349 Encore une fois il faut rappeler que crsquoest la
populariteacute geacuteneacuterale de lrsquoalleacutegoregravese aupregraves des critiques anciens chez qui on a parfois
lrsquoimpression qursquoelle constituait presque la lecture la plus naturelle qui rend aussi significative
349 Cf Hintenlang 1961 140
177
lrsquoabstention ostentatoire de lrsquoalleacutegoregravese qui caracteacuterise les deux eacutecoles qui font lrsquoobjet de cette
eacutetude
Section (ii) Les limites du litteacuteralisme
La formulation de la scholie D examineacutee ci-haut (section (i)a) ougrave Aristarque exprime sa
meacutefiance envers ceux qui laquo eacutelaborent agrave lrsquoexteacuterieur de ce qursquoa dit le poegravete raquo ne doit pas faire croire
qursquoil encourage par lagrave le lecteur agrave un litteacuteralisme strict Bien au contraire ses commentaires
reacutevegravelent le plus souvent une attitude interpreacutetative remarquablement eacutequilibreacutee et font preuve
drsquoune flexibiliteacute qui ne peut qursquoecirctre le reacutesultat de la reconnaissance drsquoun statut particulier au
discours du poegravete Les sections suivantes seront consacreacutees agrave exemplifier certains traits de la
critique drsquoAristarque par lesquels il se deacutemarque de la lecture excessivement litteacuterale qui
caracteacuterise nombre de ses contemporains
(a) La corde de la guerre
Dans la section preacuteceacutedente il a eacuteteacute question agrave quelques reprises du contraste offert entre les
interpreacutetations de Crategraves et drsquoAristarque sur diverses questions Dans le cas qui va suivre ougrave on
trouve eacutegalement un tel contraste les rocircles se voient en quelque sorte inverseacutes Aristarque
adoptant une lecture leacutegegraverement plus audacieuse que celle de Crategraves Les vers homeacuteriques
commenteacutes sont les suivants
τοὶ δ ἔριδος κρατερῆς καὶ ὁμοιΐου πτολέμοιο
πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροισι τάνυσσαν
ἄρρηκτόν τ ἄλυτόν τε τὸ πολλῶν γούνατ ἔλυσεν
Et ainsi ils tendaient la corde de la violente querelle et de la guerre eacutegale en alternance vers les uns et les autres ndash la corde incassable indeacutenouable qui deacutenoua les genoux de nombreux hommes (Il 13358-60)
Comme il est clair drsquoapregraves le contexte du passage ce sont Zeus et Poseacuteidon qui tirent la
laquo corde raquo de la guerre laquo eacutegale raquo les dieux entretiennent une situation stagnante rendant lrsquoissue de
la guerre indeacutecidable en raison du succegraves octroyeacute alternativement aux Troyens et aux Acheacuteens
178
Pour Crategraves toutefois les sujets du verbe τάνυσσαν sont non pas les dieux mais les deux
armeacutees
ὁ Ποσειδῶν καὶ ὁ Ζεὺς τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ τοῦ πολέμου συμπλέξαντες ἥπλωσαν αὐτὸ ἐπ ἀμφοτέρων τῶν στρατιωτῶν Κράτης δὲ ἐπὶ τῶν στρατευμάτων φησίνmiddot οἱ Τρῶες γὰρ καὶ οἱ Ἕλληνες
Poseacuteidon et Zeus ayant attacheacute ensemble les deux bouts de la corde celui de la querelle et celui de la guerre ont deacuteployeacute la corde sur les deux groupes de soldats Mais selon Crategraves Homegravere parle des armeacutees car ce sont les Troyens et les Grecs ltqui tirent la cordegt (schol T Il 13358-60b ex)
Lrsquointerpreacutetation qui preacutecegravede celle de Crategraves et qui deacutecrit une sorte de lasso entourant les deux
armeacutees est attribueacutee agrave Aristarque dans drsquoautres scholies
laquo πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροισι τάνυσσαν raquo διχῶς Ἀρίσταρχος καὶ laquo ἐπ ἀλλήλοισιν raquo ἓν δὲ δι ἀμφοτέρων τὸ λεγόμενον ὅτι ὁ Ποσειδῶν καὶ ὁ Ζεὺς τὸν πόλεμον τῇ ἔριδι συνέδησαν τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ πάλιν τὸ τοῦ πολέμου λαβόντες καὶ ἐπαλλάξαντες ἐπ ἀμφοτέροις ὥσπερ οἱ τὰ ἅμματα ποιοῦντες τόδε ἐπὶ τόδε οὕτως Ἀρίσταρχος
laquo ils tendaient la corde en alternance vers les uns et les autres raquo Selon Aristarque il y a une deuxiegraveme leccedilon possible laquo les uns contre les autres raquo Mais dans lrsquoun et lrsquoautre cas ce qui est dit est la mecircme chose Poseacuteidon et Zeus ont attacheacute la guerre agrave la querelle ayant pris le bout avec la querelle et ensuite celui de la guerre puis les ayant croiseacutes lrsquoun dans lrsquoautre comme ceux qui font des noeuds mettant ceci agrave travers ceci Crsquoest lrsquoexplication drsquoAristarque (schol A Il 13359a Did)
ἡ διπλῆ ὅτι παραλληγορεῖ δύο πέρατα ὑποτιθέμενος ἕτερον μὲν ἔριδος ἕτερον δὲ πολέμου ἐξαπτόμενα κατ ἀμφοτέρων τῶν στρατευμάτων
La diplecirc parce que le poegravete fait une sorte drsquoalleacutegorie350 il suppose qursquoil y a deux bouts de corde lrsquoun celui de la querelle lrsquoautre celui de la guerre et qursquoils sont attacheacutes aux deux armeacutees (schol A Il 13359a Ariston)
Or cette interpreacutetation est reprise mot pour mot par Eustathe qui sans mentionner que sa
source est Aristarque qualifie le passage homeacuterique agrave la fois de laquo meacutetaphore raquo et laquo drsquoalleacutegorie
rheacutetorique raquo
Ἡ δὲ μεταφορὰ γέγονεν εἰς τὴν μάχην ἀπὸ τῶν ἐν τοῖς σχοίνοις ἢ τοῖς ἱμᾶσι δεσμῶν ἃ δήσαντές τινες ἐξ ἄκρων εἶτα διαστάντες τανύουσιν ὡς ἂν ὁ δεσμὸς πυκνωθεὶς καὶ σφιγχθεὶς ἀσφαλισθῇ Παλαιὸς δὲ τίς φησιν οὕτωmiddot πεῖραρ ἐπαλλάξαντες ἀντὶ τοῦ μάχην παρατείναντες ἀπὸ τῶν ἐπιπλεκομένων σχοινίων κατὰ τὰ πέρατα [hellip] διὸ καὶ ἀλληγορικὴ ἡ παραβολή μᾶλλον δ αὐτόχρημα ῥητορικὴ ἀλληγορία τῇ συνδέσει τῆς ἔριδος καὶ τοῦ
350 Il est impossible de deacutecider si παραλληγρορεῖ (un hapax) a un sens diffeacuterent de la forme simple ἀλληγρορεῖ ni si lrsquousage de ce verbe remonte vraiment agrave Aristarque ou si Aristonicos paraphrase ce dernier (cf Nuumlnlist 2011 114)
179
πολέμου δηλοῦσα τὸ ἄλυτον τῆς τοῦ πολέμου συμπλοκῆς ἵνα νοηθεῖεν σωματικῶς ἄμφω δεθέντα ἡ ἔρις δηλαδὴ καὶ ὁ πόλεμος τανυσθῆναι καὶ οἷον ἐπιρριφῆναι τοῖς μαχομένοις μέρεσι καὶ ἑτέρως δὲ εἰπεῖν ῥητορικῶς ὁ τόπος ἠλληγόρηται ὡς μεταφέρων ἐπὶ τὴν μάχην τὰ κατὰ κυριολεξίαν ἴδια τοῦ τῶν σχοίνων δεσμοῦ τὸ πεῖραρ ὅ ἐστι τὸ πέρας τὴν κατὰ δεσμὸν ἐπάλλαξιν τὸν τανυσμόν τὸ ἄρρηκτον τὸ ἄλυτον ἵνα λέγῃ τρόπον τινα ὡς ὁ Ζεὺς καὶ ὁ Ποσειδῶν τὸν πόλεμον τῇ ἔριδι συνέδησαν τὸ πέρας τῆς ἔριδος καὶ αὖ τὸ τοῦ πολέμου πέρας ὁμοῦ λαβόντες καὶ πρὸς ἄλληλα ἐπαλλάξαντες ὡς οἱ τὰ ἅμματα τόδε ἐπὶ τόδε ποιοῦντες ὥς φασιν οἱ παλαιοί
La meacutetaphore deacutesignant la bataille est construite par comparaison avec les noeuds des cordes et des laniegraveres certains les attachent agrave partir des extrecircmiteacutes puis les seacuteparent et tirent jusqursquoagrave ce que le noeud eacutepais et bien resserreacute soit solide Et un Ancien dit ceci le poegravete dit laquo tirant la corde raquo au sens de laquo prolonger la bataille raquo par comparaison avec les cordes entrecroiseacutees agrave partir des bouts [hellip] Crsquoest pourquoi la comparaison est alleacutegorique ou plutocirct il srsquoagit preacuteciseacutement drsquoune alleacutegorie rheacutetorique avec le noeud de la querelle et la guerre elle signifie le caractegravere indeacutenouable de la mecircleacutee guerriegravere afin que lrsquoon imagine de faccedilon concregravete que les deux choses lieacutees soit la querelle et la guerre sont tendues et pour ainsi dire jeteacutees sur les partis en lutte Autrement dit lrsquoideacutee a eacuteteacute exprimeacutee rheacutetoriquement comme une alleacutegorie en transfeacuterant agrave la bataille les choses qui dans un contexte litteacuteral sont propres au fait de lier des cordes la corde crsquoest-agrave-dire le bout de la corde lrsquoentrecroisement du noeud la tension le caractegravere incassable et indeacutenouable Ainsi il dit drsquoune certaine maniegravere que Zeus et Poseacuteidon ont attacheacute la guerre agrave la querelle ayant pris ensemble le bout avec la querelle ainsi que celui de la guerre puis les ayant croiseacutes lrsquoun vers lrsquoautre comme ceux qui font des noeuds mettant ceci agrave travers ceci drsquoapregraves ce que disent les Anciens (Eust Il 348434-48518)
Il nrsquoy a pas de doute que les laquo Anciens raquo auxquels la derniegravere phrase fait allusion deacutesignent
Aristarque comme le montre lrsquoeacutetroite proximiteacute textuelle avec la scholie drsquoAristonicos citeacutee plus
haut Ce passage tend donc agrave confirmer lrsquoavis de Cucchiarelli sur la correspondance entre
meacutetaphore et alleacutegorie rheacutetorique chez Aristarque (cf supra) Le caractegravere hautement imageacute de
ces vers nrsquoa donc pas eacutechappeacute agrave Aristarque mecircme si son interpreacutetation particuliegravere de la
meacutetaphore homeacuterique srsquoavegravere erroneacutee dans le deacutetail Ayant compris πεῖραρ au sens drsquoextreacutemiteacute
(au lieu de corde) et ἐπαλλάξαντες au sens drsquoentrecroiser (au lieu drsquoalterner) il a naturellement
imagineacute la forme drsquoun lasso enserreacutees dans lequel les deux armeacutees sont preacutecipiteacutees laquo lrsquoune contre
lrsquoautre raquo (drsquoougrave la variante ἐπ ἀλλήλοισιν pour ἐπ ἀμφοτέροισι) Crategraves qui imagine pour cette
scegravene une corde tendue dans les directions de lrsquoune et lrsquoautre armeacutees se rapproche davantage de
lrsquointerpreacutetation correcte sinon qursquoil attribue aux armeacutees plutocirct qursquoaux dieux ce jeu de tir agrave la
corde meacutetaphorique
180
(b) κατὰ τὸ σιωπώμενον
En deacutepit de la prescription soi-disant geacuteneacuterale eacutenonceacutee dans la scholie D au vers Il 5385
Aristarque dans un certain type de situation va jusqursquoagrave deacutefendre explicitement la neacutecessiteacute pour
le lecteur de laquo sortir raquo de laquo ce qursquoa dit le poegravete raquo en y devinant par lui-mecircme ce qui nrsquoa pas eacuteteacute dit
mais qui doit neacuteanmoins ecirctre compris En de nombreuses occasions il invoque ainsi le principe
critique de lrsquoimplicite le plus souvent deacutesigneacute par lrsquoexpression κατὰ τὸ σιωπώμενον Cet
argument dont lrsquousage par Aristarque et par les scholiastes est bien documenteacute sert agrave expliquer
qursquoun eacuteveacutenement particulier du reacutecit srsquoest produit laquo en silence raquo crsquoest-agrave-dire sans avoir eacuteteacute
repreacutesenteacute ou narreacute par le poegravete Dans certains cas ougrave les eacuteveacutenements omis sont insignifiants le
recours agrave cet argument paraicirct superflu Mais lorsque les omissions sont suffisamment
remarquables pour troubler le lecteur le principe de lrsquoimplicite devient parfois neacutecessaire afin de
garantir lrsquointeacutegriteacute du texte et preacutevenir lrsquoatheacutetegravese
Des exemples nombreux de lrsquousage de ce principe par Aristarque se trouvent chez Meinel
(1915 8-21) et Nuumlnlist (2009 157-63) Ce qui mrsquoimporte ici est de souligner les deux eacuteleacutements
faisant en sorte que lrsquoon peut dire que ce principe aristarquien a des eacutechos peacuteripateacuteticiens
Premiegraverement Aristarque fait reacuteguliegraverement appel agrave ce principe dans des contextes
zeacuteteacutematiques crsquoest-agrave-dire dans le but de reacutegler ce qui apparaicirct comme un problegraveme narratif
Lrsquoimportance de ce problegraveme semblait dans bien des cas suffisante pour justifier une atheacutetegravese de
la part de Zeacutenodote On peut avancer les deux exemples suivants qui sont tout agrave fait
repreacutesentatifs
1 (Zeus et Heacutera conversent lrsquoun avec lrsquoautre Or aux derniegraveres nouvelles (cf Il 1579) Heacutera
se trouvait sur lrsquoOlympe et Zeus sur le mont Ida)
Ἥρην δὲ προσέειπεν ὅτι Ζηνόδοτος καθόλου περιγράφει τὴν ὁμιλίαν τοῦ Διὸς καὶ τῆς Ἥρας οὐκ αἰσθόμενος ὅτι πολλὰ κατὰ συμπέρασμα λέγει ὁ ποιητὴς σιωπωμένως γεγονότα καὶ οὐ δέον ἐπιζητεῖν πῶς ἡ μικρὸν ἔμπροσθεν ἐπὶ τὸν Ὄλυμπον παρακεχωρηκυῖα νῦν ἐπὶ τῆς Ἴδης ἐστίν
laquo Il dit agrave Heacutera raquo ltla diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote condamne globalement la conversation entre Zeus et Heacutera [ie les vers 16432-58] ne se rendant pas compte que le poegravete raconte beaucoup de choses qui se sont produites tacitement en mentionnant la fin de lrsquoaction seulement et qursquoil ne faut pas chercher agrave savoir comment Heacutera qui srsquoeacutetait retireacutee peu auparavant sur lrsquoOlympe se trouve maintenant sur lrsquoIda (schol A Il 16432a Ariston)
181
2 (Pacircris raconte agrave Hector qursquoHeacutelegravene laquo par des mots apaisants raquo lrsquoa encourageacute agrave retourner au
combat Or la derniegravere fois ougrave on lrsquoa entendue (3427-36) les paroles drsquoHeacutelegravene agrave lrsquoendroit de
Pacircris eacutetaient tregraves dures)
νῦν δέ με παρειποῦσ ἄλοχος μαλακοῖς ἐπέεσσιν ὅτι οὐ κατὰ τὸ ῥητὸν παραγήοχε τὴν παραμυθίαν δεῖ δὲ κατὰ τὸ σιωπώμενον νοῆσαιmiddot διὸ καὶ εὑρίσκεται περὶ τὰ ὅπλα ἀσχολούμενος
laquo Agrave cette heure par des mots apaisants raquo ltla diplecirc gt parce que dans le texte elle ne lui donne pas cet encouragement il faut penser qursquoil srsquoest passeacute implicitement Crsquoest pour la mecircme raison ltqursquoHectorgt trouve ltPacircrisgt en train de srsquooccuper de ses armes [scil alors que dans la derniegravere scegravene il eacutetait au lit avec Heacutelegravene] (schol A Il 6337a Ariston)
Le recours au κατὰ τὸ σιωπώμενον ici comme ailleurs constitue donc un mode de solution
par naturalisation de la part drsquoAristarque crsquoest-agrave-dire suivant la deacutefinition de R Scodel (1999
20) la creacuteation drsquohypothegraveses explicatives servant agrave la fois agrave combler des lacunes narratives et agrave
justifier certaines invraisemblances Or ce mode de solution est caracteacuteristique de la meacutethode
drsquoAristote dans une grande proportion des fragments conserveacutes de ses Questions homeacuteriques
bien que ces fragments portent plus souvent sur des problegravemes de vraisemblance que sur des
omissions (et pourtant ces deux types de problegraveme se rejoignent preacuteciseacutement dans la mesure ougrave
ils sont semblablement reacutegleacutes par le recours agrave une explication omise par le poegravete)
Entre plusieurs exemples possibles on peut penser au suivant dont il a deacutejagrave eacuteteacute fait
briegravevement mention preacuteceacutedemment Il srsquoagit toutefois de lrsquoun des passages les plus ardus du
corpus fragmentaire des Questions homeacuteriques drsquoAristote en raison des dommages eacutevidents
subis par le texte Mises agrave part quelques corrections je donne ici le texte de lrsquoeacutedition la plus
reacutecente (identique agrave peu de chose pregraves agrave celui de Schrader) en en modifiant toutefois la
ponctuation agrave lrsquooccasion351
περὶ τούτων τῶν ἐπῶν ἠπόρησεν ὁ Ἀριστοτέλης τοιαῦταmiddot διὰ τί ὁ Κάλχας εἰ μὲν οὐδὲν ἦν τέρας τὸ γινόμενον ἐξηγεῖται ὡς τέρας τί γὰρ ἄτοπον ὑπὸ ὄφεως στρουθοὺς κατέδεσθαι ἢ τούτους ὀκτὼ εἶναι περὶ δὲ τοῦ λίθον γενέσθαι οὐδὲν λέγει ὃ ἦν μέγα
εἰ μὴ ἄρα εἰς τὸν ἀπόπλουν ἐσήμαινεν ὥς τινές φασιν οὐκ ἔδει δὲ ἀναμνῆσαιmiddot εἰκὸς γὰρ ἦν ὑπολαβεῖν καὶ εἰ μή τις ἔλεγε
351 La ponctuation de ce texte et la traduction qui lrsquoaccompagne ne rendent pas un sens satisfaisant Cela est drsquoailleurs le cas de toute la traduction de MacPhail qui est souvent inadeacutequate voire incoheacuterente
182
καὶ εἰ τότε ἀξίως ἔλεξε τοῦτο ὅτι οὐδὲ ἀπέδωκεν τὰ ἔτη τὸ τέρας352middot ἐνάτη γὰρ ἦν ἡ μήτηρ δεκάτῳ δὲ τὸ Ἴλιον ἥλω
φησὶν οὖν μὴ εἰς τὸν νόστον εἰρῆσθαι τὰ περὶ τῆς ἀπολιθώσεως τοῦ δράκοντος διὸ οὐδ ἐποίησε λέγονταmiddot οὔτε γὰρ πάντες ἄνοστοι ἐγένοντο γελοῖός τ ἂν ἦν οὐκ ἀποτρέπων τοῦ πλοῦ ἀλλὰ πλεῖν προτρεπόμενος οὓς ἐδήλου τὰ σημεῖα μὴ ἐπανήξειν
μήποτ οὖν φησί τὸ σημεῖον τὸ λίθον γενέσθαι βραδυτῆτος σημεῖον ἦν ὅπερ ἤδη ἐγεγόνει καὶ οὐκέτ ἦν φοβερόν
ἐλήφθη δὲ ἐν ἔτεσιν ἐννέα (τοῦ δεκάτου γὰρ ἔτους ἀρχομένου ἐγένετο) ἀριθμεῖ δὲ τὰ ὁλόκληρα ἔτη ὥστε συνᾴδει ὀρθῶς ὁ ἀριθμὸς τῶν ἀπολωλότων καὶ τῶν ἐτῶν
[Problegraveme 1] Aristote srsquointerroge de la faccedilon suivante au sujet de ces vers Pourquoi si ce qui srsquoest produit nrsquoest aucunement un preacutesage Calchas lrsquointerpregravete-t-il comme un preacutesage (car qursquoy a-t-il drsquoeacutetrange agrave ce que des moineaux soient deacutevoreacutes par un serpent ou agrave ce qursquoils soient au nombre de huit ) tandis qursquoil ne dit rien au sujet du changement en pierre ce qui eacutetait ltveacuteritablementgt extraordinaire
[Solution possible au problegraveme 1 de source anonyme] Agrave moins bien sucircr qursquoil ne lrsquoait interpreacuteteacute par rapport au retour en Gregravece comme le disent certains et qursquoil nrsquoeacutetait pas neacutecessaire de le mentionner car il eacutetait probable qursquoon le supposerait mecircme si personne nrsquoen parlait
[Problegraveme 2] ltAristote se demandegt aussi si ltCalchasgt a parleacute correctement agrave cette occasion car le preacutesage ne donne pas non plus le ltbon nombregt drsquoanneacutees En effet la megravere des oiseaux eacutetait la neuviegraveme mais Ilion fut prise agrave la dixiegraveme anneacutee
[Reacutefutation de la solution anonyme au problegraveme 1] Aristote dit donc que les eacuteveacutenements autour de la peacutetrification du serpent nrsquoont pas eacuteteacute expliqueacutes en reacutefeacuterence au retour des Grecs et crsquoest pourquoi Homegravere nrsquoa pas non plus fait dire cela agrave Calchas En effet ce ne sont pas tous les Grecs qui furent priveacutes du retour et ltCalchasgt aurait eacuteteacute ridicule drsquoinciter au deacutepart au lieu de les en dissuader ceux-lagrave pour qui les signes annonccedilaient qursquoils ne reviendraient pas du voyage
[Solution au problegraveme 1] Peut-ecirctre donc dit-il que ce signe cette transformation en pierre eacutetait un signe de lenteur soit de quelque chose qui srsquoeacutetait deacutejagrave produit et qui nrsquoeacutetait plus un motif de crainte
[Solution au problegraveme 2] Et la ville fut prise en neuf anneacutees (car cela se produisit alors que commenccedilait la dixiegraveme anneacutee) Mais il tient compte des anneacutees compleacuteteacutees de sorte que le nombre drsquooiseaux morts est en bon accord avec celui des anneacutees (fr 145 Rose = Porph QHI ad 2305-29 2-11 MacPhail)
Je me dois drsquoabord de commenter briegravevement le contenu de ce texte complexe ainsi que la
traduction que jrsquoen offre laquelle diffegravere sur certains points drsquoimportance des traductions
existantes Comme il apparaicirct clairement drsquoapregraves les divisions en six parties que jrsquoy ai inseacutereacutees ce
passage preacutesente deux problegravemes relatifs agrave lrsquoeacutepisode homeacuterique en question Pour le premier
352 Jrsquoadopte pour cette phrase les corrections de Rose deacutefendues agrave juste titre par Breitenberger 2006 381
183
problegraveme deux solutions sont offertes celle drsquoindividus anonymes (τινες) et celle drsquoAristote que
preacutecegravede une reacutefutation de la solution anonyme Pour le second problegraveme une seule solution est
offerte (vraisemblablement celle drsquoAristote)
La pire difficulteacute du texte se situe au quatriegraveme paragraphe ougrave sont preacutesenteacutees les deux
raisons pour lesquelles Aristote rejette lrsquoideacutee deacutefendue par certains que la peacutetrification
symbolise le retour par bateau de lrsquoarmeacutee grecque La premiegravere est que la preacutediction serait dans
les faits reacutefuteacutee puisque laquo ce ne sont pas tous les hommes qui furent priveacutes de retour raquo Au regard
de cette objection drsquoAristote on peut penser que les auteurs de la premiegravere solution proposeacutee
avaient reacutealiseacute un rapport de correspondance symbolique entre laquo peacutetrification raquo et laquo mort raquo Cette
correspondance se basait probablement sur le fait que la tradition mythographique (incluant
lrsquoOdysseacutee) rapportait un nombre important de guerriers disparus apregraves la guerre victimes de
diverses circonstances malheureuses lors du voyage de retour ndash des malheurs qui auraient donc
laquo peacutetrifieacute raquo (autrement dit arrecircteacute) ces hommes au milieu du voyage
La seconde raison drsquoAristote est exprimeacutee de faccedilon beaucoup plus ambigueuml γελοῖός τ ἂν ἦν
οὐκ ἀποτρέπων τοῦ πλοῦ ἀλλὰ πλεῖν προτρεπόμενος οὓς ἐδήλου τὰ σημεῖα μὴ ἐπανήξειν
Selon la paraphrase de F Montanari353 dans lrsquohypothegravese ougrave le preacutesage annonccedilait la mort des
Grecs apregraves le deacutepart de Troie crsquoest Ulysse qui aurait eacuteteacute laquo ridicule raquo (crsquoest-agrave-dire maladroit ou
contre-productif) laquo en incitant au deacutepart (πλεῖν) les hommes auxquels il tentait de montrer les
motifs (σημεῖα) de rester raquo Pourtant mecircme en adoptant lrsquohypothegravese peacutetrification = ἀπόπλους il
nrsquoy a rien qui suggegravere que le reacutecit drsquoUlysse pourrait avoir un tel effet sur lrsquoarmeacutee et lrsquoobjection
drsquoAristote nrsquoaurait aucun sens Bien au contraire lrsquoomission de lrsquointerpreacutetation (deacutefavorable) de
la peacutetrification du serpent dans le discours drsquoUlysse serait alors tout agrave fait explicable par son deacutesir
de retenir les hommes en neacutegligeant volontairement de leur rappeler les preacutedictions funestes de
Calchas concernant la suite des eacuteveacutenements apregraves la prise de Troie
La traduction de B Breitenberger est en apparence identique agrave la mienne (je traduis sa
traduction) laquo Il aurait eacuteteacute ridicule de ne pas empecirccher mais plutocirct drsquoinciter au deacutepart les
hommes condamneacutes par un preacutesage agrave ne pas revenir chez eux raquo Toutefois le commentaire qui
353 Montanari 2008 240 laquo Sarebbe ridiculo che Odisseo in qualche modo invitasse alla partenza gli uomini ai quali stava mostrando i motivi per restare raquo
184
lrsquoaccompagne montre que Breitenberger comprend le texte drsquoune faccedilon semblable agrave Montanari
crsquoest-agrave-dire en supposant que crsquoest Ulysse et non Calchas qui srsquoaveacutererait laquo ridicule raquo dans
lrsquohypothegravese ougrave la peacutetrification serait un symbole du retour pour Breitenberger Aristote
srsquoopposerait ainsi agrave lrsquoeacutequation peacutetrification = ἀπόπλους laquo en raison de la situation deacutecrite au
chant deux de lrsquoIliade ougrave la mention de cette interpreacutetation du preacutesage aurait eacuteteacute dommageable
puisqursquoUlysse aurait difficilement pu dissuader les Acheacuteens drsquoun deacutepart preacutecoce srsquoils devaient
craindre de ne plus pouvoir rentrer chez eux raquo354 Breitenberger semble ici avoir oublieacute qursquoUlysse
omet preacuteciseacutement de mentionner lrsquointerpreacutetation de la peacutetrification et que par conseacutequent son
discours nrsquoa rien de laquo kontraproduktiv raquo PuisqursquoUlysse ne dit justement rien du tout au sujet de la
peacutetrification ce nrsquoest pas sur la base du comportement drsquoUlysse qursquoAristote aurait eu des raisons
de srsquoopposer agrave lrsquoeacutequation peacutetrification-retour mais bien sur la base du comportement de Calchas
crsquoest ce dernier qui aurait ducirc dissuader lrsquoarmeacutee grecque de partir pour Troie
Par ailleurs ma traduction srsquoimpose eacutegalement en raison de certains deacutetails dans le choix des
mots qui laissent croire qursquoil est question ici du comportement de Calchas agrave Aulis et non de celui
drsquoUlysse agrave Troie σημεῖα dans le contexte signifie plus naturellement laquo signes preacutesages raquo que
laquo motifs raquo (dans lrsquointerpreacutetation de Montanari) et il semble que la navigation (πλοῦ πλεῖν) dont
il est ici question doit faire reacutefeacuterence au deacutepart pour Troie et non au retour de Troie (que les
Anciens deacutesignaient habituellement par les mots ἀπόπλους et ἀποπλεῖν)
Suivant ma traduction lrsquoexplication laquo naturaliste raquo drsquoAristote consiste donc agrave combler une
omission importante de la part du poegravete la peacutetrification du serpent eacutetant un symbole non pas du
retour mais bien des longues anneacutees de guerre eacutecouleacutees il eacutetait inutile de la part drsquoUlysse de
revenir sur cet eacuteleacutement preacutecis du preacutesage On note que cette explication tient compte de la
diffeacuterence temporelle entre lrsquoeacutepisode agrave Aulis ougrave lrsquointerpreacutetation avait eacuteteacute donneacutee par Calchas et
la situation laquo actuelle raquo ougrave Ulysse rappelle cet eacutepisode aux Acheacuteens une dizaine drsquoanneacutees plus
tard agrave un moment donc ougrave les eacuteveacutenements symboliseacutes par la peacutetrification sont passeacutes Aristote
suppose donc que mecircme si Calchas srsquoeacutetait originellement exprimeacute sur le sens de la peacutetrification
Ulysse qui cite pourtant Calchas au discours direct omet de reacutepeacuteter cette partie de son
354 Breitenberger 2006 382 laquo im Hinblick auf die in Ilias II geschilderte Situation in der die Erwaumlhnung einer solchen Deutung kontraproduktiv gewesen waumlre da Odysseus die Achaier kaum an der vorzeitigen Abfahrt haumltte hindern koumlnnen wenn sie befuumlrchten mussten gar nicht mehr nach Hause zuruumlckkehren zu koumlnnen raquo
185
interpreacutetation parce que son contenu nrsquoest plus pertinent Il nrsquoest donc pas neacutecessaire de croire
comme le fait Breitenberger (2006 382) qursquoAristote explique le preacutesage agrave lrsquoaide drsquoeacuteleacutements
laquo externes au poegraveme raquo laissant sans solution le problegraveme du silence de Calchas agrave Aulis
Remarquablement une note drsquoAristarque souligne eacutegalement la diffeacuterence non pas
temporelle mais locale entre le discours original de Calchas et le rappel qursquoen fait Ulysse (la
scholie fait allusion au fait qursquoUlysse en citant Calchas deacuteclare que les Grecs doivent rester non
pas laquo lagrave-bas raquo mais laquo ici raquo)
ὅτι τὸν τοῦ Κάλχαντος λόγον μεταλαβὼν ἐποίησεν ἐπὶ τῆς Αὐλίδος αὐτὸς ὢν ἐπὶ τῆς Τροίαςmiddot διὸ κέχρηται τῷ αὖθι τοπικῷ ἀντὶ τοῦ αὐτόθι ὅπου νῦν ἐσμεν
ltLa diplecircgt parce qursquoUlysse reproduit le discours de Calchas en le transfeacuterant drsquoAulis puisqursquoil est lui-mecircme agrave Troie Crsquoest pourquoi il utilise lrsquoadverbe de lieu laquo ici raquo au sens de laquo ici-mecircme raquo laquo lagrave ougrave nous nous trouvons raquo (schol A Il 2328b Ariston)
Il nrsquoest pas impossible que cette remarque en apparence insignifiante ait originellement fait
partie drsquoune discussion plus large sur la diffeacuterence de points de vue entre les paroles de Calchas
et la narration qursquoen fait Ulysse
Pour en revenir au zecirctecircma il faut reconnaicirctre que la solution qursquoen donne Aristote exige un
effort de naturalisation qui peut paraicirctre excessif en raison de lrsquoimportance des lacunes devant
ecirctre combleacutees Aussi il est inteacuteressant de noter qursquoen lrsquooccurrence Aristarque qui srsquoest aussi
occupeacute de ce passage a choisi de modifier le texte Ceci constitue drsquoailleurs un bon exemple de la
diffeacuterence essentielle qui caracteacuterise les activiteacutes drsquoAristote et drsquoAristarque en tant que critiques
le second ayant agrave sa porteacutee un outil (lrsquoatheacutetegravese) dont le premier est deacutepourvu355
La position drsquoAristarque sur ce problegraveme est contenue dans les scholies aux vers homeacuteriques
suivants (je donne le texte de la vulgate)
αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ τέκνα φάγε στρουθοῖο καὶ αὐτήν
τὸν μὲν ἀρίζηλον θῆκεν θεὸς ὅς περ ἔφηνεmiddot
λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου πάϊς ἀγκυλομήτεω
Mais agrave peine eut-il mangeacute les petits passereaux et leur megravere avec eux que le dieu qui lrsquoavait fait paraicirctre en fit un prodige le fils de Cronos le fourbe lrsquoavait soudain changeacute en pierre (Il 2317-19)
355 Cf supra introduction
186
Une scholie nous informe drsquoabord drsquoun deacutesaccord entre Zeacutenodote et Aristarque sur la leccedilon agrave
adopter au vers 318
ἀρίζηλον ὅτι Ζηνόδοτος γράφει laquo ἀρίδηλον raquo καὶ τὸν ἐχόμενον προσέθηκεν ltgt τὸ γὰρ laquo ἀρίδηλον raquo ἄγαν ἐμφανές ὅπερ ἀπίθανονmiddot ὃ γὰρ θεὸς ἂν356 πλάσῃ τοῦτο ἀναιρεῖ λέγει μέντοι γε ὅτι ὁ φήνας αὐτὸν θεὸς καὶ ἄδηλον ἐποίησεν
laquo prodigieux raquo ltla diplecircgt parce que Zeacutenodote eacutecrit laquo brillant raquo et ajoute357 le vers suivant ltce qui est incorrectgt car le mot ἀρίδηλον signifie quelque chose drsquoextrecircmement visible ce qui nrsquoest pas creacutedible Car ce que le dieu creacutee il le retire Drsquoailleurs il dit bien que le dieu qui lrsquoa fait apparaicirctre lrsquoa aussi rendu invisible (schol A Il 2318 Ariston)
Quant au vers 319 il doit ecirctre supprimeacute selon Aristarque
λᾶαν γάρ μιν ἔθηκε Κρόνου παῖς ἀγκυλομήτεω ἀθετεῖταιmiddot πιθανώτερον γὰρ αὐτὸν καθάπαξ πεποιηκέναι ἀφανῆ τὸν καὶ φήναντα θεόν
laquo le fils de Cronos le fourbe lrsquoavait soudain changeacute en pierre raquo ce vers est atheacutetiseacute Car il est plus creacutedible que le dieu qursquoil lrsquoa fait apparaicirctre le fasse aussi disparaicirctre une fois pour toutes (schol T Il 2319a Ariston)
Aristarque propose ainsi une double intervention eacuteditoriale dans ce passage remplacer le
texte des manuscrits ἀρίζηλον (ou encore la suggestion quasi eacutequivalente de Zeacutenodote
ἀρίδηλον) par ἀίζηλον (laquo invisible raquo)358 et supprimer le vers relatant la transformation en pierre
Ces deux propositions sont compleacutementaires Rejetant la peacutetrification du serpent Aristarque se
devait de proposer pour le vers preacuteceacutedent une lecture coheacuterente le plus simple est selon lui de
penser que le serpent disparaicirct qursquoil devient invisible un sens qui est obtenu en supprimant une
seule lettre (ἀρίζηλον devenant ἀίζηλον) Pour Zeacutenodote au contraire la peacutetrification du
serpent ce prodige le rend particuliegraverement laquo remarquable raquo (ἀρίζηλον)
Van der Valk (1963-64 146-8) attribue lrsquointervention drsquoAristarque sur ce passage agrave un
soi-disant rejet des eacutepisodes surnaturels allant de pair avec ce que Van der Valk appelle sa
posture laquo eacutevheacutemeacuteriste raquo Mais lrsquoatheacutetegravese du vers 319 et lrsquoalteacuteration du vers 318 pourraient ecirctre
dues agrave un autre motif soit agrave la bizarre absence de toute allusion agrave la peacutetrification dans les propos
de Calchas rapporteacutes par Ulysse ndash en drsquoautres termes cette atheacutetegravese constituerait la laquo solution raquo
356 Jrsquointroduis dans le texte citeacute la correction proposeacutee par Erbse dans son apparat critique ad loc
357 Il nrsquoest pas tout agrave fait clair si le verbe προστίθημι signifie ici que Zeacutenodote a lui-mecircme inseacutereacute ce vers (= Van der Valk 1963-64 II 146-7) ou bien qursquoil lrsquoa simplement conserveacute dans son texte (= Montanari 2008 238 n1)
358 Aristarque est tregraves vraisemblablement lrsquoauteur de cette leccedilon rapporteacutee par Apollonios le Sophiste (1628-9) (cf Van der Valk 1963-64 147)
187
aristarquienne agrave un problegraveme homeacuterique deacutejagrave traiteacute par Aristote Ce problegraveme est en effet bien
reacuteel et ne relegraveve pas tant du caractegravere surnaturel de lrsquoeacuteveacutenement repreacutesenteacute comme le croit Van
der Valk que du manque de coheacuterence narrative que preacutesente lrsquoomission de Calchas359 La
solution drsquoAristote faisant appel agrave une naturalisation trop complexe Aristarque aura choisi une
meacutethode plus simple et en mecircme temps plus radicale lagrave ougrave il aurait pu agrave lrsquoinstar drsquoAristote
deacutevelopper un argument baseacute sur le σιωπώμενον Cela confirme les observations de Nuumlnlist
(2009 162-3) selon qui Aristarque nrsquouse de ce principe que de faccedilon modeacutereacutee et dans la mesure
ougrave les eacuteleacutements qui font lrsquoobjet drsquoune omission peuvent ecirctre explicables sans trop de difficulteacutes
suppleacutementaires
Le second rapprochement qui peut ecirctre fait entre lrsquousage du κατὰ τὸ σιωπώμενον et la theacuteorie
peacuteripateacuteticienne est le suivant lrsquoargument du laquo silence raquo implique la preacutesence drsquoune forme de
coopeacuteration de la part du lecteur bien qursquoil soit exageacutereacute de parler dans ce contexte drsquoune
veacuteritable Rezeptionaumlsthetik360 Alors qursquoAristarque utilise cet argument drsquoune faccedilon agrave la fois
ponctuelle et apologeacutetique crsquoest-agrave-dire pour deacutefendre certains passages homeacuteriques preacutecis
Aristote et Theacuteophraste exposent en termes theacuteoriques et geacuteneacuteraux le bien-fondeacute de lrsquoomission de
certains eacuteleacutements dans un discours rheacutetorique
1 Lrsquoenthymegraveme se tire de propositions peu nombreuses voire souvent moins nombreuses que celles drsquoougrave lrsquoon tire le syllogisme primaire car si lrsquoune des propositions est connue il nrsquoest mecircme pas besoin de la formuler lrsquoauditeur la suppleacutee de lui-mecircme (Arist Rh 1357a16-18)
2 Voilagrave donc ougrave reacuteside la force persuasive ajoutons-y ce qursquoindique Theacuteophraste agrave savoir qursquoil ne faut pas parler longuement de tout en deacutetails mais laisser agrave lrsquoauditeur certaines choses agrave comprendre et agrave deacuteduire (συνιέναι καὶ λογίζεσθαι) par lui-mecircme en effet quand il a compris ce que vous avez tu il nrsquoest plus seulement un auditeur il devient votre teacutemoin et du coup il est mieux disposeacute il se croit intelligent gracircce agrave vous qui lui avez donneacute lrsquooccasion de comprendre Tout expliquer comme agrave un imbeacutecile peut passer pour une marque de meacutepris envers lrsquoauditeur (Demetr Eloc 222 = Theacuteo fr 696 Fortenbaugh)
Bien que certains eacuteleacutements du second texte suggegraverent qursquoil puisse avoir eacuteteacute tireacute drsquoune
discussion sur lrsquoargumentation rheacutetorique (agrave lrsquoinstar du premier texte) le plus probable361 reste
qursquoil deacuterive plutocirct drsquoun deacuteveloppement sur la narration soit un thegraveme qui inteacuteresse autant la
359 Cf Montanari 2008 241
360 Nuumlnlist 2009 166
361 Cf Fortenbaugh 2005 312
188
rheacutetorique que la poeacutetique proprement dite Theacuteophraste identifie deux eacuteleacutements pertinents
relevant de la psychologie de lrsquoauditeur drsquoune part et de faccedilon quelque peu paradoxale
lrsquoomission possegravede une force persuasive et mecircme visuelle en ce qursquoelle oblige lrsquoauditeur agrave
susciter en lui-mecircme par deacuteduction le spectacle des faits qui sont omis drsquoautre part elle donne
lrsquooccasion de flatter lrsquointelligence de lrsquoauditeur et par conseacutequent de le placer dans une
disposition bienvaillante envers lrsquoorateur ndash ce qui entraicircne en retour un accroissement de lrsquoeffet
persuasif puisque celui-ci repose en grande part sur la perception qursquoa lrsquoauditeur de celui qui
parle
Il est vrai qursquoil existe une diffeacuterence importante entre la faccedilon dont Aristarque drsquoune part
Aristote et Theacuteophraste drsquoautre part conccediloivent la place de lrsquoomission dans la narration Pour les
deux philosophes les omissions constituent un proceacutedeacute conscient visant agrave faire une composition
qui ne soit pas excessivement deacutetailleacutee sous peine drsquoennuyer ou pire de facirccher lrsquoauditeur de
plus les eacuteleacutements omis nrsquoen sont pas moins preacutesents agrave lrsquoesprit de lrsquoauditeur chez qui leur
absence mecircme peut susciter un suppleacutement drsquoenargeia puisque le processus cognitif auquel est
contraint lrsquoauditeur lrsquoamegravene de lui-mecircme agrave devenir laquo teacutemoin raquo des faits362
Les contextes dans lesquels sont transmis les commentaires aristarquiens sur les omissions
homeacuteriques sont eacutevidemment plus limiteacutes drsquoun point de vue theacuteorique Il srsquoagit le plus souvent de
contextes apologeacutetiques ougrave la tacircche drsquoAristarque (ou du scholiaste qui rapporte ses propos) est
moins de montrer les avantages drsquoun proceacutedeacute que de deacutefendre lrsquoeacutetat du texte par le recours agrave ce
proceacutedeacute De plus Aristarque ne semble pas srsquoecirctre inteacuteresseacute au potentiel drsquoenargeia que comporte
lrsquoomission Au contraire les omissions (inimportantes) doivent selon lui ecirctre ignoreacutees (cf οὐ
δέον ἐπιζητεῖν) en vertu drsquoun principe drsquoinattention ou encore de geacuteneacuterositeacute363 Quoi qursquoil en
soit lrsquointeacuterecirct qursquoaccordent Aristarque et les deux philosophes agrave la question de lrsquoomission reacutevegravele
une preacuteoccupation theacuteorique sous-jacente celle du problegraveme ontologique de la neacutecessaire
incompleacutetude de la repreacutesentation mimeacutetique un reacutecit ne pouvant pas ecirctre un reflet inteacutegral du
362 Sur le lien entre enargeia et visualisation voir Zanker 1981 Quelques paragraphes avant la citation de Theacuteophraste lrsquoauteur du traiteacute Du style (209) preacutesente au contraire comme une source drsquoenargeia laquo la preacutecision qui nrsquoomet ni ne retranche aucun deacutetail raquo (ἐξ ἀκριβολογίας καὶ τοῦ παραλείπειν μηδὲν μηδ ἐκτέμνειν) Crsquoest lagrave un exemple entre mille du caractegravere non systeacutematique de ce traiteacute ougrave les diffeacuterents proceacutedeacutes ainsi que les auteurs qui les illustrent sont reacuteguliegraverement rattacheacutes agrave tous les types de style mecircme les plus contradictoires
363 Sur ces deux strateacutegies deacuteployeacutees par le lecteur voir Scodel 1999 15-18
189
reacuteel il doit ecirctre constitueacute agrave partir drsquoun ensemble seacutelectif de faits qui mis les uns agrave la suite des
autres suffisent agrave donner impression drsquouniteacute et de totaliteacute malgreacute les laquo trous raquo ineacutevitables dans le
tissu narratif
(c) Singulariteacutes et hapax legomena
Dans une cateacutegorie proche du κατὰ τὸ σιωπώμενον se trouvent les eacuteleacutements narratifs qui bien
qursquoils paraissent commander un rappel ou un deacuteveloppement posteacuterieur srsquoavegraverent pourtant isoleacutes
et priveacutes de fonction claire dans le reacutecit Crsquoest le cas de la compeacutetence particuliegravere du personnage
de Meacutenestheacutee agrave la tecircte du contingent atheacutenien dans lrsquoIliade dont Homegravere mentionne qursquoil laquo nrsquoa
point encore trouveacute son eacutegal parmi les mortels pour ranger les chars et les hommes drsquoarmes
Nestor seul peut lutter avec lui parce qursquoil est son aicircneacute raquo (2553-5)
ὅτι Ζηνόδοτος ἀπὸ τούτου τρεῖς στίχους ἠθέτηκεν μήποτε διότι διὰ τῶν ἐπὶ μέρους οὐδέποτε αὐτὸν διατάσσοντα συνέστησεν πολλὰ μέντοι Ὅμηρος κεφαλαιωδῶς συνίστησιν αὐτὰ τὰ ἔργα παραλιπών ὡς τὴν Μαχάονος ἀριστείαν
ltLa diplecirc pointeacuteegt parce que Zeacutenodote atheacutetise trois vers agrave partir de 553 peut-ecirctre parce que jamais le poegravete nrsquoa introduit Meacutenestheacutee en train de placer ses troupes dans les sections suivantes du poegraveme Pourtant Homegravere introduit beaucoup drsquoeacuteleacutements sous forme condenseacutee en laissant tomber les actes mecircmes comme dans le cas des exploits de Machaon (cf 11506) (schol A Il 2553a Ariston)
Ici le problegraveme est que la faccedilon emphatique dont le poegravete souligne le talent particulier de
Meacutenestheacutee semble preacutedire qursquoil sera mis agrave profit en quelque lieu dans le poegraveme ce qui nrsquoest pas
le cas
Drsquoautres cas moins surprenants concernent un deacutetail dont la preacutesence paraicirct plus ou moins
utile ou approprieacute Par exemple lors de ses reproches agrave lrsquoendroit de Pacircris Hector deacutenonce la
frivoliteacute de son fregravere peu apte agrave la guerre mais pourvu drsquoune cithare et de laquo dons drsquoAphrodite raquo
ὅτι τινὲς μὴ εὑρίσκοντες κατὰ τὴν ποίησιν τὸν Ἀλέξανδρον κιθαρίζοντα μετέγραψαν laquo κίδαρις raquo τοῦτο δὲ πίλου γένος εἶναι λέγουσιν πολλὰ δέ ἐστιν ἅπαξ λεγόμενα παρὰ τῷ ποιητῇ
ltLa diplecircgt parce que certains changent le texte pour κίδαρις parce qursquoils ne voient pas Alexandre jouer de la cithare ailleurs dans le poegraveme et ils disent que κίδαρις est une sorte de couvre-chef Mais il y a beaucoup de singulariteacutes chez le poegravete (schol A Il 354a Ariston)
190
Ce texte deacutemontre que lrsquoexpression ἅπαξ λεγόμενα dans le contexte alexandrin deacutepasse
largement le simple sens grammatical de laquo mot attesteacute une seule fois raquo364 ce nrsquoest en effet pas le
mot κίθαρις qui est un hapax legomenon chez Homegravere ndash ce que savait eacutevidemment Aristarque ndash
mais plutocirct le fait qursquoAlexandre joue de cet instrument Lrsquoidentification de cet eacuteleacutement comme
hapax legomenon revient ici agrave accepter son caractegravere fortuit deacutepourvu de fonction narrative
La reconnaissance drsquoune part drsquoarbitraire dans la composition nrsquoeacutequivaut eacutevidemment pas agrave
attribuer pleine licence au poegravete drsquoeacutecrire une chose et de ne plus srsquoen soucier par la suite Il srsquoagit
plutocirct de distinguer entre les eacuteleacutements cruciaux du reacutecit et ceux qui peuvent srsquoaccommoder de cet
arbitraire bref de seacuteparer le substantiel de lrsquoaccidentel Cela est eacutevident dans les deux exemples
qui vont suivre
Le premier porte sur le problegraveme de la contradiction entre les vers de lrsquoIliade 245 et 1129-30
ougrave lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est respectivement deacutesigneacutee par les expressions laquo agrave clous drsquoargent raquo et
laquo agrave clous drsquoor raquo
ὅτι νῦν μὲν χρυσόηλον ἐν ἄλλοις δὲ laquo ἀργυρόηλον raquo ἤτοι κατ ἐπιφορὰν ἢ διὰ τὴν ἀριστείαν κοσμεῖ διαφορωτέρᾳ πανοπλίᾳ
ltLa diplecircgt parce qursquoici lrsquoeacutepeacutee a des clous drsquoor mais ailleurs (cf Il 245) elle est dite laquo agrave clous drsquoargent raquo Soit ltHomegravere dit cecigt sous lrsquoimpulsion du moment soit il eacutequipe ltAgamemnongt drsquoune armure supeacuterieure parce que crsquoest le moment de ses exploits (schol A Il 1130 Ariston)
La signification de lrsquoexpression κατrsquo ἐπιφοράν de prime abord incertaine srsquoeacuteclaire par la
comparaison avec la scholie au vers 245 qui preacutesente le mecircme problegraveme
ὅτι τὸ Ἀγαμέμνονος ξίφος νῦν μὲν ἀργυρόηλον ἐν ἄλλοις δὲ χρυσόηλον καὶ Εὐριπίδης laquo σφυρῶν σιδηρᾶ κέντρα raquo εἰπὼν ἐν ἄλλοις φησίmiddot laquo χρυσοδέτοις περόναις raquo τὰ τοιαῦτα δὲ κυρίως οὐ λέγεται ἀλλὰ κατrsquo ἐπιφοράν ἐστι ποιητικῆς ἀρεσκείας ὥσπερ δὲ τὰ περὶ τὸν θώρακα καὶ τὴν ἀσπίδα διαφορώτερον φράζει οὕτω καὶ τὸ ξίφος κοσμεῖ
ltLa diplecircgt parce qursquoici lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est agrave clous drsquoargent mais ailleurs elle a des clous drsquoor Euripide aussi apregraves avoir dit laquo des pointes de fer agrave travers les chevilles raquo (Phoen 26) dit ailleurs laquo des agrafes aux attaches drsquoor raquo (Phoen 805) De telles choses ne sont pas dites au sens propre mais elles reacutesultent de la spontaneacuteiteacute qui appartient agrave la licence365 poeacutetique Tout comme il deacutecrit ltdans ce contexte-lagrave [scil au deacutebut de lrsquoaristeia]gt drsquoune faccedilon autrement remarquable les
364 Contra Pfeiffer 1968 229
365 Litteacuteralement agrave la laquo complaisance raquo poeacutetique Le terme ἀρέσκεια reacutefegravere soit agrave lrsquoideacutee que les poegravetes choisissent de dire laquo ce qui leur plaicirct raquo agrave tout moment (cf Meijering 1987 66) soit agrave laquo lrsquoindulgence raquo dont les lecteurs font preuve envers les poegravetes en nrsquoexigeant pas drsquoeux une exactitude stricte
191
caracteacuteristiques de sa cuirasse et de son bouclier [cf 1119-28 32-40] de mecircme il ameacuteliore son eacutepeacutee (schol A Il 245a Ariston)
La contradiction entre les descriptions de lrsquoeacutepeacutee drsquoAgamemnon est balayeacutee du revers de la
main par Aristarque et les deux arguments qursquoil avance pour en diminuer lrsquoimportance reposent
semblablement sur un preacutesupposeacute relatif agrave la technique poeacutetique 1) le poegravete a la liberteacute de
srsquoexprimer κατrsquo ἐπιφοράν ie de faccedilon plus ou moins arbitraire et sans srsquoen tenir agrave une
concordance stricte dans les deacutetails du reacutecit lesquels ne sont pas donneacutes pour eux-mecircmes ie
avec une valeur litteacuterale (κυρίως) mais ndash faut-il comprendre ndash en guise de simple ornement 2) le
contexte drsquoune aristeia (un moment consacreacute particuliegraverement agrave la glorification drsquoun personnage)
justifie que des deacutetails soient modifieacutes et adapteacutes agrave ce contexte (autrement dit une incoheacuterence
leacutegegravere est admissible devant la finaliteacute de lrsquoauxecircsis) Aristarque accorde donc au poegravete le droit de
composer de faccedilon relativement opportuniste agrave lrsquoinstar de lrsquoorateur
Lrsquoideacutee drsquoarbitraire connoteacutee par lrsquoexpression κατrsquo ἐπιφοράν est encore plus explicite dans
cette autre scholie aristarquienne
ἄρξασθαι φασίν τινες ἀπὸ Βοιωτῶν τὸν Ὅμηρον τοῦ καταλόγου εἰς κεχαρισμένον τῶν Μουσῶν ὧν ἐπεκαλέσατο αὐτόθι γὰρ ἐν Βοιωτίᾳ εἶναι τὸν Ἑλικῶνα τὸ ὄρος ὅπου σύνηθες αὐταῖς διατρίβειν [hellip] ἄλλοι δέ φασὶν οὐ διὰ τοῦτο ἀλλ ἐπεὶ πολλὰς πόλεις ἔχει ἡ Βοιωτία διὰ τοῦτο ἐντεῦθεν ἄρξασθαι αὐτὸν τοῦ καταλόγου [hellip] βέλτιον δὲ λέγειν αὐτὸν ἀπὸ Βοιωτῶν ἦρχθαι ἐπειδήπερ ἐν Αὐλίδι πόλει τῆς Βοιωτίας συνήχθη ἅπαν τὸ πλῆθος τῶν ἐπὶ τὴν Ἴλιον μελλόντων στρατεύειν [hellip] ὁ δὲ Ἀρίσταρχός φησὶν laquo κατὰ ἐπιφορὰν αὐτὸν ἀπὸ Βοιωτῶν τὴν ἀρχὴν πεποιῆσθαι εἰ γὰρ καὶ ἀπ ἄλλου ἔθνους ἤρξατο ἐζητοῦμεν ἂν τὴν αἰτίαν τῆς ἀρχῆς raquo
Certains disent qursquoHomegravere commence le Catalogue avec les Beacuteotiens par politesse envers les Muses qursquoil a invoqueacutees car crsquoest ici mecircme en Beacuteotie que se trouve le mont Heacutelicon ougrave elles ont lrsquohabitude de passer leur temps [hellip] Drsquoautres disent que ce nrsquoest pas pour cela mais plutocirct parce que la Beacuteotie comprend de nombreuses citeacutes voilagrave pourquoi il a commenceacute son Catalogue par lagrave [hellip] Mais il est preacutefeacuterable de dire qursquoil a commenceacute par les Beacuteotiens parce que crsquoest agrave Aulis citeacute de Beacuteotie que toute la foule de guerriers qui allaient combattre agrave Ilion a eacuteteacute rassembleacutee [hellip]
Aristarque quant agrave lui affirme que laquo crsquoest par hasard qursquoil a fait son entreacutee en matiegravere avec les Beacuteotiens car mecircme srsquoil avait commenceacute par un autre peuple nous chercherions ltaussigt la raison de ce commencement raquo (schol D Il 2494)
Lrsquoopinion drsquoAristarque sur cette question est confirmeacutee par une autre scholie au mecircme vers
ἦρκται δὲ ἀπὸ Βοιωτῶν κατὰ μὲν Ἀρίσταρχον οὐκ ἔκ τινος παρατηρήσεως κατὰ δὲ ἐνίους ἐπεὶ daggerμεσαιτάτῳdagger τῆςἙλλάδος ἡ Βοιωτίαmiddot ἔστι δrsquo αὐτῆς ἐξ ἀνατολῶν μὲν Εὔριπος ἐκ δυσμῶν δὲ Φωκίς βορείων δὲ Λοκρίς ἀπὸ δὲ μεσημβρίας Ἀττική ἢ ὅτι μέγιστον εἶχε ναυτικὸν ὡς Φοινίκων ἄποικος ἢ ὅτι ἐν Αὐλίδι συνήχθη τὸ ναυτικόν
192
Selon Aristarque ce nrsquoest pas sur la base drsquoune quelconque observation qursquoil a commenceacute par les Beacuteotiens mais selon certains366 crsquoest parce que la Beacuteotie se trouve en plein milieu de la Gregravece agrave lrsquoest se trouve lrsquoEuripe agrave lrsquoouest la Phocide au nord la Locride et au sud lrsquoAttique Ou alors crsquoest parce que les Beacuteotiens avaient la plus grosse flotte eacutetant une colonie pheacutenicienne ou encore parce que la flotte srsquoeacutetait assembleacutee agrave Aulis (schol b Il 2494-877 ex)
Devant la pleacutethore de speacuteculations concernant les motifs qui ont pousseacute le poegravete agrave deacutebuter son
long Catalogue des troupes par les Beacuteotiens Aristarque exprime lrsquoavis selon lequel il nrsquoy a tout
simplement aucune raison pour ce choix celui-ci a eacuteteacute fait κατrsquo ἐπιφοράν pour ainsi dire laquo au
petit bonheur raquo Son commentaire final rapporteacute dans la premiegravere scholie agrave savoir que le
laquo problegraveme raquo (ἐζητοῦμεν) exeacutegeacutetique se preacutesenterait peu importe lrsquoidentiteacute du peuple par lequel
Homegravere aurait pu commencer trahit une certaine exaspeacuteration de sa part agrave lrsquoendroit du reacuteflexe
zeacuteteacutematique des lecteurs anciens qui les fait rechercher constamment des justifications pour les
moindres deacutetails des poegravemes Mais il reacutevegravele surtout une attitude critique particuliegravere nommeacutement
la capaciteacute de suspendre occasionnellement le travail exeacutegeacutetique qui est habituellement de
rigueur Selon Aristarque la place des Beacuteotiens dans le Catalogue est un eacuteleacutement qui nrsquoa pas
besoin ndash mieux encore qui ne doit pas ndash faire lrsquoobjet drsquoune interpreacutetation Ce renoncement agrave
soumettre certains deacutetails du reacutecit agrave lrsquoanalyse de lrsquoexeacutegegravese deacutemontre mieux que toute autre
preuve peut-ecirctre combien Aristarque parvient agrave maintenir un point drsquoeacutequilibre entre le
litteacuteralisme et lrsquoalleacutegorie Dans la logique qui anime ces deux derniers modes de lecture un tel
renoncement est tout simplement impossible
Agrave lrsquoinverse certaines informations donneacutees une seule fois sous forme allusive ne se suffisent
pas elles-mecircmes et exigent en quelque sorte un deacuteveloppement sous peine de provoquer
lrsquoeacutetonnement voire la frustration des lecteurs Ainsi au sujet des vers suivants du Catalogue des
vaisseaux (2858-61) qui annoncent un eacuteveacutenement (la mort drsquoEnnome) dont il ne sera jamais plus
question par la suite
Les Mysiens eux ont agrave leur tecircte Chromis et Ennome interpregravete de preacutesages
Mais les preacutesages nrsquoauront pas su le preacuteserver du noir treacutepas
Il succombera sous les coups de lrsquoEacuteacide aux pieds rapides
pregraves du fleuve ougrave Achille abattra bien drsquoautres Troyens
366 La position drsquoAristarque srsquooppose agrave celle des laquo certains raquo ce que rend imparfaitement la traduction de ce passage par Borges 2011 162
193
La recommandation drsquoAristarque est la suivante
ἀθετοῦνται ἀμφότεροι ὅτι κατὰ τὴν παραποταμίαν μάχην οὐχ εὑρίσκεται ἐπrsquo ὀνόματι πίπτων εἴωθεν δὲ ὁ ποιητὴς τοὺς τῶν ἡγεμόνων θανάτους διαδήλως λέγειν ἐὰν δὲ μὴ ὁρισθῇ ὁ τόπος καὶ ὁ καιρός δύναται ὁ ἕτερος μένειν
Les deux vers (2860-1) sont atheacutetiseacutes parce qursquoil [Ennome] ne se trouve pas nommeacutement parmi ceux qui tombent lors de la bataille du fleuve (cf chant 21) Mais le poegravete a lrsquohabitude de raconter en deacutetail la mort des chefs Et si le lieu et le moment ne sont pas deacutefinis lrsquoautre vers peut ecirctre conserveacute (schol A Il 2860-1 Ariston)
Le scholiaste srsquooppose agrave lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque en objectant que les vers 860-1 sont
conformes agrave lrsquohabitude homeacuterique de livrer les circonstances dans lesquelles les personnages de
haut rang trouvent la mort Mais il est eacutevident qursquoAristarque nrsquoavait pas contesteacute lrsquoexistence de
cette habitude et que crsquoest la preacutecision des deacutetails offerts dans le Catalogue qui agrave ses yeux entre
en conflit avec lrsquoabsence de toute reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteveacutenement en question par la suite pourquoi
insister sur le fait que ce personnage peacuterira agrave lrsquooccasion de la bataille du fleuve si crsquoest pour
neacutegliger de traiter de cet eacuteveacutenement le moment venu Le scholiaste aura compris lrsquoargument
drsquoAristarque puisqursquoil propose finalement le compromis consistant agrave supprimer le vers 861 ougrave
se trouve une reacutefeacuterence claire agrave lrsquoeacutepisode de la bataille du fleuve mais agrave conserver le vers 860
qui attribue uniquement la mort drsquoEunnome agrave la main drsquoAchille La diffeacuterence entre ce cas-ci et
celui rapporteacute au deacutebut de cette sous-section (sur Meacutenestheacutee) est claire ici le poegravete annonce
explicitement un eacuteveacutenement devant se produire lors drsquoun eacutepisode posteacuterieur du poegraveme qui est
preacuteciseacutement identifiable dans le cas de Meacutenestheacutee il est seulement question des qualiteacutes du
personnage et non drsquoune occasion particuliegravere ougrave elles seraient mises agrave profit
(d) La coupe de Nestor
Peu de passages homeacuteriques ont eacuteteacute aussi discuteacutes par les Anciens que celui de la description
de la coupe de Nestor (Il 11632-37) Cet objet curieux suscitait lrsquointeacuterecirct agrave la fois en raison de sa
forme exceptionnelle que lrsquoon avait du mal agrave se repreacutesenter et du commentaire que fait Homegravere
agrave son sujet qui frappe par son invraisemblance laquo Tout autre aurait peine agrave la soulever de la table
alors qursquoelle est pleine le vieux Nestor lui la legraveve sans effort raquo (ἄλλος μὲν μογέων
ἀποκινήσασκε τραπέζης πλεῖον ἐόν Νέστωρ δ ὁ γέρων ἀμογητὶ ἄειρεν) (636-7)
194
Il a deacutejagrave eacuteteacute question preacuteceacutedemment de ce fameux problegraveme homeacuterique dont les solutions
offertes par les premiers lytikoi (Steacutesimbrote Antisthegravene Glaucon Aristote) reacutepertorieacutees par
Porphyre ont eacuteteacute citeacutees Mais les deacutebats autour de ce passage se sont prolongeacutes bien au-delagrave du
IVe siegravecle comme le reacutevegravele notamment un long texte drsquoAtheacuteneacutee (11487f-494b) relatant les
commentaires drsquoAscleacutepiade de Myrleacutee et drsquoautres grammairiens sur ce sujet La plus grande
partie de ce texte est en veacuteriteacute consacreacutee agrave lrsquoexposition drsquoune vaste interpreacutetation alleacutegorique des
diverses caracteacuteristiques de la coupe une interpreacutetation apparemment tireacutee du traiteacute drsquoAscleacutepiade
Sur la Nestoris mais dont ce dernier attribue la paterniteacute agrave la poeacutetesse Moirocirc et que Crategraves de
Mallos toujours selon Ascleacutepiade se serait ensuite approprieacutee pour la publier laquo comme si crsquoeacutetait
sa propre theacuteorie raquo (ὡς ἴδιον ἐκφέρει τὸν λόγον) Le problegraveme poseacute par lrsquoaptitude singuliegravere du
vieux Nestor agrave soulever la coupe se voit quant agrave lui offrir trois explications dont une seule
toutefois est directement attribueacutee agrave une personne en particulier
1) Selon laquo certains raquo le mot ἄλλος au vers 636 doit ecirctre lu ἀλλrsquo ὅς et ce pronom compris
comme se reacutefeacuterant au seul Machaon qui se trouve dans la tente avec Nestor le sens est alors
laquo lrsquoautre (scil Machaon) la soulegraveverait avec peine mais Nestor le fait facilement raquo Cette solution
est rejeteacutee par Ascleacutepiade sur la base drsquoarguments grammaticaux (493a-b)
2) Le sens des vers 636-7 est bien que Nestor est le seul parmi tous les hommes agrave soulever
facilement la coupe La chose srsquoexplique du fait que laquo Nestor aimant boire crsquoest parce qursquoil avait
une longue pratique derriegravere lui qursquoil avait la force de la prendre sans peine raquo (493c) Cette
solution qui rappelle la laquo naturalisation raquo de Glaucon du mecircme passage est apparemment celle
privileacutegieacutee par Ascleacutepiade
3) Socircsibios qualifieacute ironiquement ndash par Ascleacutepiade ou par Atheacuteneacutee ndash de laquo solutionneur
extraordinaire raquo (ὁ θαυμάσιος λυτικός) aurait proposeacute de lire le mot γέρων du vers 637 avec le
mot ἄλλος du vers preacuteceacutedent attribuant lrsquoarrangement particulier des mots dans ces vers agrave la
figure de laquo lrsquoanastrophe raquo Cette solution et drsquoautres du mecircme genre lui auraient mecircme valu les
moqueries de Ptoleacutemeacutee Philadelphe qui lrsquoaurait accuseacute de laquo srsquooccuper agrave produire des solutions
mal agrave propos (ἀπροσδιονύσους λύσεις) raquo (494b) Agrave peu de choses pregraves la solution de Socircsibios
correspond agrave celle drsquoAristote qui lrsquoaurait justifieacutee sur la base de la construction grammaticale
appeleacutee ἀπὸ κοινοῦ plutocirct que par la notion drsquoanastrophe ndash avec toutefois le mecircme reacutesultat du
195
point de vue du sens la force de Nestor est exceptionnelle par rapport agrave celle des autres
vieillards
Bien que de natures diffeacuterentes toutes ces solutions reacutevegravelent une atttitude semblable chez leurs
auteurs soit une forme de litteacuteralisme qui engendre naturellement de lrsquoinsatisfaction face au texte
transmis lequel se voit reacuteinterpreacuteteacute par des artifices grammaticaux (solutions 1 et 3) ou encore
laquo naturaliseacute raquo par des explications prosaiumlques agrave lrsquoextrecircme (solution 2) Par contraste avec ces
preacuteceacutedents la solution drsquoAristarque fait de nouveau preuve drsquoun rafraicircchissant bon sens
πρὸς τὸ ζητούμενον πῶς ὁ γέρων ἀμογητί οἱ δὲ ἄλλοι μετὰ κακοπαθίας οὐ δεῖ δὲ οὔτε δασύνειν τὴν προφορὰν οὔτε ἐπαίρειν τὴν προσῳδίαν ἀλλὰ νοεῖν ὅτι καὶ τοῦτο τῶν ἐπαίνων λεγομένων Νέστορός ἐστι καθάπερ καὶ τὸ laquo Νέστωρ δὲ πρῶτος κτύπον ἄϊε φώνησέν τε raquo
On pointe vers le problegraveme suivant comment se fait-il que le vieillard la soulegraveve facilement et les autres difficilement Il ne faut ni prononcer le mot avec une aspiration ni mettre un accent aigu367 mais il faut comprendre que ceci aussi fait partie des choses dites en guise drsquoeacuteloge de Nestor tout comme dans le vers laquo Nestor le premier perccediloit le bruit et parle raquo (10532) (schol A Il 11636a Ariston)
Heacuterodien qui reprend en deacutetail les deux propositions briegravevement mentionneacutees et rejeteacutees dans
la scholie drsquoAristonicos conclut finalement en faveur drsquoAristarque laquo Nous sommes drsquoaccord
avec Aristarque pour placer un esprit doux [ie conserver la leccedilon traditionnelle] puisque par ce
deacutetail aussi le poegravete fait voir la force du vieillard raquo (ἡμεῖς δὲ συγκατατιθέμεθα τῷ Ἀριστάρχῳ
ψιλοῦντι ἐπεὶ βούλεται ὁ ποιητὴς καὶ διὰ τούτου τὸ εὔρωστον τοῦ γέροντος παριστάνειν)
(schol A Il 11636b Hrd)
Ainsi selon Aristarque le texte nrsquoa pas besoin drsquoecirctre corrigeacute ni mecircme drsquoecirctre expliqueacute La
force exceptionnelle attribueacutee agrave Nestor est simplement destineacutee agrave exalter le personnage et
constitue donc une forme drsquoauxecircsis de la part drsquoHomegravere Devant cette finaliteacute poeacutetique peu
importe le caractegravere plus ou moins invraisemblable de ce deacutetail agrave lrsquoinstar de lrsquoacuiteacute auditive ndash
certes inapproprieacutee pour un vieillard ndash qursquoil deacutemontre autre part Le reacutealisme cegravede ici le pas agrave
lrsquohyperbole typique de lrsquoeacuteloge
Aristote donne drsquoailleurs une explication fort semblable agrave un autre problegraveme de
vraisemblance
367 Crsquoest-agrave-dire eacutecrire ἅλλος (= ὁ ἄλλος) dans le premier cas ἀλλrsquo ὅς dans le second (cf schol A 11636b Hrd)
196
διὰ τί τὴν Ἑλένην πεποίηκεν ἀγνοοῦσαν περὶ τῶν ἀδελφῶν ὅτι οὐ παρῆσαν δεκαετοῦς τοῦ πολέμου ὄντος καὶ αἰχμαλώτων πολλῶν γινομένων ἄλογον γάρ ἔτι δὲ καὶ εἰ ἠγνόει ἀλλ οὐκ ἦν ἀναγκαῖον μνησθῆναι τούτων οὐκ ἐρωτηθεῖσαν ὑπὸ τοῦ Πριάμου περὶ αὐτῶνmiddot οὐδὲ γὰρ πρὸς τὴν ποίησιν πρὸ ἔργου ἦν ἡ τούτων μνήμη
φησὶ μὲν οὖν Ἀριστοτέληςmiddot ἴσως ὑπὸ τοῦ Ἀλεξάνδρου ἐντυγχάνειν ἐφυλάττετο τοῖς αἰχμαλώτοις ἢ ὅπως τὸ ἦθος βελτίων φανῇ καὶ μὴ πολυπραγμονοίη οὐδὲ τοὺς ἀδελφοὺς ᾔδει ὅπου εἰσί
Pourquoi le poegravete a-t-il fait en sorte qursquoHeacutelegravene ignore lrsquoabsence de ses fregraveres alors que la guerre dure depuis dix ans et que beaucoup de prisonniers ont eacuteteacute faits Car cela est illogique De plus mecircme en admettant qursquoelle lrsquoignorait il nrsquoeacutetait pas neacutecessaire qursquoelle fasse mention drsquoeux puisque Priam ne lrsquoavait pas interrogeacutee agrave leur sujet Car leur mention ne remplit mecircme pas de fonction dans le poegraveme
Aristote dit peut-ecirctre qursquoAlexandre lrsquoavait empecirccheacutee de parler aux prisonniers Ou alors crsquoest afin qursquoelle paraisse avoir un caractegravere supeacuterieur et ne pas ecirctre trop curieuse qursquoelle ne sait mecircme pas ougrave sont ses fregraveres (fr 147 Rose)
Lrsquoinvraisemblance de lrsquoignorance drsquoHeacutelegravene du sort de ses fregraveres est donc expliqueacutee par un
critegravere agrave la fois poeacutetique et rheacutetorique soit la volonteacute du poegravete de donner agrave son personnage un
caractegravere de qualiteacute
(e) Les Neoteroi
La deacutenonciation par Aristarque de lrsquoexcegraves de litteacuteralisme qui se deacuteploie chez certains lecteurs
anciens est eacutegalement perceptible dans quelques commentaires portant sur les Neoteroi ndash une
expression dont la porteacutee varie selon les occasions mais qui deacutesigne de faccedilon geacuteneacuterale
lrsquoensemble des poegravetes posteacuterieurs agrave Homegravere le plus souvent ceux drsquoeacutepoque relativement haute (le
terme inclut notamment Heacutesiode les tragiques Archiloque Pindare ainsi que les poegravetes
cycliques) La singulariteacute drsquoHomegravere est freacutequemment souligneacutee par les diffeacuterences entre ses
conceptions mythologiques et celles des poegravetes posteacuterieurs au premier chef les kyklikoi qui sont
souvent lrsquoobjet des critiques drsquoAristarque en raison du nombre important drsquointerpolations qui leur
sont attribueacutees dans le texte homeacuterique Mais en certaines occasions Aristarque relegraveve plutocirct la
conformiteacute excessive des Neoteroi agrave Homegravere crsquoest-agrave-dire agrave des deacutetails deacutepourvus drsquoimportance
qui acquiegraverent chez eux une reacutealiteacute litteacuterale Par exemple au sujet du vers Il 6457 ougrave Hector
eacutevoquant la possibiliteacute de la chute de Troie envisage avec angoisse la scegravene drsquoenlegravevement
drsquoAndromaque son asservissement et sa reacuteduction au rang de porteuse drsquoeau
197
καί κεν ὕδωρ φορέοις ὅτι κατὰ τὸ προστυχὸν οὕτως εἰπόντος Ὁμήρου οἱ νεώτεροι τῷ ὄντι ὑδροφοροῦσαν εἰσάγουσιν αὐτήν
laquo peut-ecirctre porteras-tu lrsquoeau raquo la diplecirc parce que mecircme si Homegravere a dit cela au hasard les Neoteroi lrsquoont repreacutesenteacutee reacuteellement comme une porteuse drsquoeau (schol A Il 6457a Ariston)
Le contraste entre lrsquoinspiration du moment drsquoHomegravere (κατὰ τὸ προστυχόν) et la reacutealisation
litteacuterale (τῷ ὄντι) de la scegravene par les Neoteroi suggegravere une forme de critique agrave lrsquoendroit de ces
derniers Aristarque ne se contente pas ici de signaler qursquoHomegravere est la source de cette
repreacutesentation drsquoAndromaque il relegraveve aussi avec un brin de moquerie la lecture au pied de la
lettre des Neoteroi qui nrsquoont pas su saisir le caractegravere plus ou moins aleacuteatoire des propos
qursquoHomegravere precircte agrave Hector
Dans lrsquoexemple suivant crsquoest la nature meacutetaphorique plutocirct que stochastique drsquoun passage
homeacuterique qui eacutechappe agrave la lecture litteacuteraliste drsquoun neoteros Dans le Catalogue des vaisseaux le
poegravete mentionne la laquo merveilleuse opulence raquo (θεσπέσιον πλοῦτον) que Zeus a laquo reacutepandue raquo
(κατέχευε) sur les Rhodiens de Tleacutepolegraveme
ὅτι Πίνδαρος κυρίως δέδεκται χρυσὸν ὗσαι τὸν Δία Ὁμήρου μεταφορᾷ κεχρημένου διὰ τοῦ κατέχευε πρὸς ἔμφασιν τοῦ πλούτου
ltLa diplecircgt parce que Pindare (cf Ol 734) a compris litteacuteralement que Zeus a fait pleuvoir de lrsquoor mais Homegravere se sert drsquoune meacutetaphore avec le mot laquo reacutepandre raquo afin de suggeacuterer la richesse (schol A Il 2670 Ariston)
Les critiques drsquoAristarque agrave lrsquoendroit des Neoteroi sont souvent exprimeacutees par le terme
πλάσμα et autres de mecircme famille Mais ces critiques ne semblent pas tant motiveacutees par le
caractegravere fictionnel (laquo inventeacute raquo) des repreacutesentations des Neoteroi que par lrsquoerreur de lecture
qursquoelles supposent de la part de ceux-ci Un cas fameux est celui des vers Il 15-6 dont la
signification est encore discuteacutee aujourdrsquohui apregraves avoir briegravevement reacutesumeacute le thegraveme de son
poegraveme ndash la guerre et les morts nombreuses des Grecs en sol troyen ndash le narrateur eacutenonce les
paroles eacutenigmatiques laquo ainsi srsquoaccomplit la volonteacute de Zeus raquo (Διὸς δ ἐτελείετο βουλή) Au vers
suivant deacutebute une nouvelle proposition qui peut ecirctre lieacutee ou non avec le vers preacuteceacutedent laquo agrave
partir du moment ougrave srsquoeacuteleva la querellehellip raquo Le problegraveme est de deacuteterminer si le relatif ἐξ οὗ (laquo agrave
partir de raquo) fait reacutefeacuterence agrave lrsquoaccomplissement de la Διὸς βουλή (ie aux mots qui preacutecegravedent) ou
bien au tout premier vers du poegraveme Dans ce dernier cas le poegravete indiquerait le point de deacutepart de
sa narration laquo Chante deacuteesse [hellip] agrave partir du moment ougravehellip raquo
198
La plupart des commentateurs modernes tranchent en faveur de la seconde option notamment
en raison du paralleacutelisme qui est ainsi creacuteeacute entre le proegraveme de lrsquoIliade et celui de lrsquoOdysseacutee
Aristarque au contraire choisit la premiegravere solution
Διὸς δ ἐτελείετο βουλή ἐξ οὗ δὴ τὰ πρῶτα Ἀρίσταρχος συνάπτει ἵνα μὴ προοῦσά τις φαίνηται βουλὴ καθ Ἑλλήνων ἀλλ ἀφ οὗ χρόνου ἐγένετο ἡ μῆνις ἵνα μὴ τὰ παρὰ τοῖς νεωτέροις πλάσματα δεξώμεθα
laquo Et le plan de Zeus srsquoaccomplit agrave partir du moment ougrave pour la premiegravere foishellip raquo Aristarque lie ltces propositionsgt ensemble afin qursquoon nrsquoait pas lrsquoimpression qursquoil existe un certain laquo plan raquo dessineacute agrave lrsquoavance contre les Grecs Ce plan est plutocirct apparu au moment de la colegravere drsquoAchille de sorte que nous nrsquoacceptons pas les inventions qui se trouvent chez les Neoteroi (schol A Il 15-6 Ariston)
En eacutetablissant un rapport serreacute entre la querelle drsquoAchille et Agamemnon et la Διὸς βουλή
Aristarque eacutevite de laisser cette derniegravere expression isoleacutee et par conseacutequent priveacutee de sens
explicite la βουλή en question deacutesigne vraisemblablement la deacutecision de Zeus de donner aux
Troyens une victoire temporaire afin de satisfaire lrsquohonneur drsquoAchille leacuteseacute par la querelle Les
homeacuteristes modernes quant agrave eux vont souvent agrave lrsquoencontre de la directive drsquoAristarque et se
renseignent preacuteciseacutement aupregraves des Neoteroi afin drsquoexpliquer le sens de lrsquoexpression Διὸς βουλή
Dans les premiers vers des Chants chypriens il est fait allusion agrave lrsquoaccomplissement drsquoun plan
eacutelaboreacute par Zeus (avec des mots identiques agrave ceux du proegraveme de lrsquoIliade Διὸς δ ἐτελείετο
βουλή) et visant agrave alleacuteger la terre du poids des hommes en provoquant la guerre Selon cette
lecture la Διὸς βουλή est narrativement anteacuterieure aux eacuteveacutenements de lrsquoIliade comme le fait
remarquer Aristarque (προοῦσα)
Pour plusieurs homeacuteristes modernes qui considegraverent que le fonds narratif (par contraste avec
la composition finale) des poegravemes cycliques est anteacuterieur agrave la reacutedaction des poegravemes homeacuteriques
la proposition homeacuterique Διὸς δ ἐτελείετο βουλή constitue un clin drsquooeil agrave cette tradition
conserveacutee dans les poegravemes cycliques Pour Aristarque toutefois les poegravemes cycliques sont
clairement posteacuterieurs agrave Homegravere et celui-ci ne fait en aucun cas reacutefeacuterence agrave eux Par conseacutequent
son avis de laquo ne pas recevoir les inventions des Neoteroithinsp raquo ne consiste peut-ecirctre pas tant agrave rejeter
les poegravemes cycliques comme source pour lrsquoexeacutegegravese drsquoHomegravere qursquoagrave rejeter lrsquointerpreacutetation
particuliegravere drsquoHomegravere adopteacutee par les poegravetes cycliques ceux-ci ayant mal compris la syntaxe du
proegraveme iliadique et trouvant la proposition Διὸς δ ἐτελείετο βουλή sans reacutefeacuterent clair ils ont
199
supposeacute lrsquoexistence drsquoune veacuteritable Διὸς βουλή distincte des eacuteveacutenements de lrsquoIliade et ont
deacuteveloppeacute ce thegraveme dans les Chants cypriens
On peut ajouter que de faccedilon geacuteneacuterale le rapport drsquoAristarque aux Neoteroi deacutemontre qursquoil ne
considegravere pas Homegravere comme une source drsquoinformation qui pourrait ecirctre suppleacuteeacutee par les
informations trouvant chez drsquoautres poegravetes Homegravere est lrsquoauteur de son propre monde poeacutetique agrave
distinguer et non agrave concilier avec celui des autres poegravetes Ceux qui sont agrave la recherche drsquoune
veacuteriteacute litteacuterale dans la poeacutesie traditionnelle ont au contraire tout inteacuterecirct agrave additionner et agrave faire
concorder les teacutemoignages des divers poegravetes en vue de la reconstruction drsquoun portrait coheacuterent de
la reacutealiteacute historique
(f) Le traitement des eacuteleacutements fantastiques
Lrsquoattitude eacutequilibreacutee drsquoAristarque devant la nature fictionnelle de la composition poeacutetique est
particuliegraverement visible dans le traitement qursquoil offre des divers eacuteleacutements fantastiques qui
parsegravement les reacutecits
Pourtant selon Van der Valk (1949) qui a offert des discussions fondamentales de la critique
textuelle alexandrine Aristarque est coupable de rationalisation excessive et drsquoun rejet
ideacuteologique du surnaturel dans la poeacutesie Aux yeux de Van der Valk le grammairien
consideacutererait les eacuteleacutements fantastiques comme des erreurs poeacutetiques qui pour ecirctre corrigeacutees
commandent lrsquoatheacutetegravese la conjecture ou encore une justification quelconque Crsquoest lagrave
eacutevidemment precircter agrave Aristarque une lecture naiumlve et hyper-litteacuteraliste du moins hostile au
concept de fiction poeacutetique
Agrave lrsquoencontre des conclusions de Van der Valk on peut observer lrsquoattitude drsquoAristarque face agrave
certains passages homeacuteriques mettant en scegravene des ecirctres monstrueux ou fantastiques Lrsquoun porte
sur le geacuteant Briareacutee qursquoHomegravere appelle laquo lrsquoecirctre aux cent bras raquo (ἑκατόγχειρον) une appellation
qursquoAristarque accepte dans son sens le plus eacutevident en vertu du caractegravere mythique du
personnage
200
ὁ Ἀρίσταρχος κατὰ τὸ μυθικὸν ἑκατὸν χεῖρας ἔχοντα ltοἱ δὲgt368 οὐ διὰ τὸ πλῆθος τῶν χειρῶν ἀλλὰ διὰ τὸ μέγεθος οἷον ἑκατόμπηχυνmiddot χεῖρες γὰρ καὶ οἱ πήχεις συνωνύμως λέγονται
Aristarque ltdit quegt crsquoest en vertu de la fiction qursquoil possegravede cent mains drsquoautres ltdisent qursquoil est ainsi appeleacutegt non pas agrave cause du nombre de ses mains mais plutocirct agrave cause de sa taille comme dans lrsquoexpression laquo aux cent coudeacutees raquo En effet les bras sont eux aussi appeleacutes laquo mains raquo par synonymie (Ap Soph Lexicon sv ἑκατόγχειρον p 6515-17 Bekker)
Un cas semblable est celui des fregraveres Actorione dont il est fait mention agrave quelques reprises
chez Homegravere La physionomie exacte de ces ecirctres singuliers sur lesquels Homegravere srsquoexprime de
faccedilon ambigueuml (les deacutesignant par le terme δίδυμοι) eacutetait amplement discuteacutee par les Anciens
Apparemment Aristarque imaginait les Actorione sous la forme de siamois plutocirct que comme
des jumeaux ordinaires (cf schol A Il 23638-42 Ariston et infra sect iv (a)) Ces exemples
deacutemontrent qursquoAristarque ne srsquoopposait pas systeacutematiquement agrave la preacutesence drsquoecirctres fantastiques
ou exceptionnels dans les poegravemes homeacuteriques
Les deux exemples tout juste citeacutes sont toutefois des personnages drsquoimportance mineure
simplement mentionneacutes au passage par Homegravere La situation est diffeacuterente dans le cas du
Cyclope Polyphegraveme qui joue un rocircle de premier plan dans tout un chant de lrsquoOdysseacutee (intituleacute
Cyclopeia par les Anciens) Plusieurs indices laissent deviner lrsquoexistence de deacutebats sur certains
deacutetails de cet eacutepisode ceacutelegravebre degraves une tregraves haute eacutepoque369 Le statut particulier de Polyphegraveme
par rapport agrave ses confregraveres cyclopes semble notamment avoir causeacute problegraveme Apollonios le
sophiste rapporte ainsi lrsquoopinion suivante drsquoAristarque dans le contexte drsquoune discussion de
lrsquoadjectif ἀθέμιστος qursquoHomegravere applique aux Cyclopes dans lrsquoOdysseacutee
ἐν τῇ ι Ὀδυσσείας ἐπὶ τῶν Κυκλώπων ἐπιθέτου λεγομένου laquo Κυκλώπων δ ἐς γαῖαν ὑπερφιάλων ἀθεμίστων raquo ὁ γοῦν Ἡλιόδωρος Ἀρισταρχείως μεταφράζων φησί καθὸ οὐ κοινοῖς χρῶνται νόμοις ὁ γὰρ Ἀρίσταρχος λέγει δικαίους εἶναι τοὺς Κύκλωπας ἐκτὸς τοῦ Πολυφήμουmiddot φησὶ γοῦν περὶ αὐτῶν laquo θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ ἀλόχων οὐδ ἀλλήλων ἀλέγουσιν raquo ὁ δὲ Κύκλωψ ἐκ τῆς ἰδίας ἀσεβείας περὶ αὐτῶν φησὶν laquo οὐ γὰρ Κύκλωπες Διὸς αἰγιόχοιο ἀλέγουσιν raquomiddot ὅπερ ψεῦδοςmiddot αὐτοὶ γάρ εἰσιν οἱ λέγοντες laquo εἰ μὲν δὴ μήτις σε βιάζεται οἶον ἐόντα νοῦσον δ οὔπως ἔστι Διὸς μεγάλου ἀλέασθαι raquo καὶ ἔστιν ὅλος ὁ τόπος οὗτος τῶν προβλημάτων
Cette eacutepithegravete est utiliseacutee au sujet des Cyclopes dans le chant 9 de lrsquoOdysseacutee Heacuteliodore donnant une explication agrave la faccedilon drsquoAristarque dit que crsquoest parce qursquoils ne se servent pas de lois
368 Lrsquoinsertion (agrave mon avis neacutecessaire) de ces mots est proposeacutee par Lehrs 1882 178-9
369 Cf Jolivet 2005 qui traite des prolongements de ces deacutebats chez Virgile
201
communes En effet Aristarque dit que les Cyclopes sont justes agrave lrsquoexception de Polyphegraveme En tout cas le poegravete dit agrave leur sujet que laquo Chacun gouverne (θεμιστεύει) ses enfants et sa femme sans srsquooccuper des autres raquo Mais crsquoest agrave cause de sa propre impieacuteteacute que le Cyclope [scil Polyphegraveme] dit que laquo les Cyclopes ne se soucient pas de Zeus raquo ce qui est faux car eux-mecircmes disent laquo si personne ne te violente et que tu es seul peut-ecirctre Zeus trsquoa-t-il envoyeacute une maladie raquo Et ce passage au complet fait partie des Problegravemes (Ap Soph Lexicon p12 Bekker sv ἀθεμίστων)
Comme on lrsquoapprend dans les scholies le laquo problegraveme raquo particulier poseacute par la nature juste ou
injuste des Cyclopes repose sur le fait que ceux-ci jouissent drsquoun mode de vie aiseacute semblable agrave
celui drsquoun pays de Cocagne et que cela semble ecirctre en contradiction avec leur preacutetendue
meacutechanceteacute
πῶς ὑπερφιάλους καὶ ἀθεμίστους καὶ παρανόμους εἰπὼν τοὺς Κύκλωπας ἄφθονα παρὰ θεῶν αὐτοῖς ὑπάρχειν λέγει τὰ ἀγαθά ῥητέον οὖν ὅτι ὑπερφιάλους μὲν διὰ τὴν ὑπεροχὴν τοῦ σώματος ἀθεμίστους δὲ τοὺς μὴ νόμῳ χρωμένους ἐγγράφῳ διὰ τὸ ἕκαστον ἴδιον ἄρχεσθαιmiddot laquo θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ ἀλόχου raquo ὅπερ ἀνομίας σημεῖον Ἀντισθένης δέ φησιν ὅτι μόνον τὸν Πολύφημον εἶναι ἄδικονmiddot καὶ γὰρ οὗτος τοῦ Διὸς ὑπερόπτης ἐστίν οὐκοῦν οἱ λοιποὶ δίκαιοιmiddot διὰ τοῦτο γὰρ καὶ τὴν γῆν αὐτοῖς τὰ πάντα ἀναδιδόναι αὐτόματον καὶ τὸ μὴ ἐργάζεσθαι αὐτὴν δίκαιον ἔργον ἐστίν ἀλλ ἔμπροσθεν [βιαίως] βιαίους laquo οἵ σφεας σινέσκοντο raquo ὥσπερ καὶ τοὺς Γίγανταςmiddot laquo ὅσπερ ὑπερθύμοισι Γιγάντεσσιν βασίλευεν raquo ὥσπερ καὶ τοὺς Φαίακας βλαπτομένους ὑπ αὐτῶν μεταναστῆναι
Comment se fait-il qursquoapregraves avoir dit que les Cyclopes sont arrogants criminels et sans lois il affirme que les biens leur sont fournis en abondance par les dieux Il faut donc dire qursquoils sont dits laquo arrogants raquo en raison de la taille de leur corps et laquo sans lois raquo parce qursquoils ne font pas usage de la loi eacutecrite puisque chacun srsquooccupe de sa propre maison laquo chacun gouverne (θεμιστεύει) ses enfants et sa femme raquo (Od 9115) ce qui est un signe drsquoabsence de lois Mais selon Antisthegravene (fr 189 Giannantoni) seul Polyphegraveme est injuste car en effet celui-lagrave meacuteprise mecircme Zeus Ainsi donc les autres Cyclopes sont justes et crsquoest pour cette raison aussi que la terre leur fournit spontaneacutement toutes choses et que le fait de ne pas travailler la terre est une juste reacutecompense Mais auparavant ils eacutetaient violents laquo ils les violentaient raquo (Od 66) tout comme les Geacuteants laquo celui qui reacutegnait gracircce aux geacuteants au grand cœur raquo (Od 759) Cela est illustreacute par le fait que les Pheacuteaciens eacutemigregraverent parce que les Cyclopes leur faisaient du mal (schol T Od 9106)
Aristarque et Antisthegravene ont donc fourni une solution identique agrave ce problegraveme homeacuterique qui
met en jeu certains preacutesupposeacutes sur le rocircle des dieux dans lrsquoeacutetablissement de la justice cosmique
et dont la populariteacute a perdureacute jusqursquoagrave Philostrate qui y fait briegravevement allusion370 Il est en effet
fort probable que le commentaire drsquoAristarque sur lrsquoinjustice exceptionnelle de Polyphegraveme ait eacuteteacute
370 Ima 2181 laquo Ce sont en effet des Cyclopes pour lesquels comme le veulent les poegravetes je ne sais pour quel motif (οὐκ οἶδα ἐξ ὅτου) la terre est fertile sans culture raquo (trad Bougot-Lissarrague) Euripide a tregraves certainement tenu compte de ce zecirctecircma en composant le Cyclope piegravece dans laquelle il nrsquoest pas fait mention de lrsquoabondance spontaneacutee de la terre des Cyclopes sur les laquo corrections raquo par les tragiques des erreurs poeacutetiques de leurs preacutedeacutecesseurs voir Scodel 1999 chap 7
202
originellement susciteacute par le problegraveme auquel srsquoeacutetait attacheacute Antisthegravene bien qursquoil ne soit pas fait
mention de la prospeacuteriteacute de la terre des Cyclopes dans le passage drsquoApollonios On voit ainsi
Aristarque opeacuterer dans le cadre drsquoune sorte de logique mythologique dans le monde des
Cyclopes caracteacuteriseacute par une spontaneacuteiteacute fantastique de la nature Polyphegraveme apparaicirct comme un
eacuteleacutement discordant lrsquoexception qui confirme la regravegle et qui entraicircne les eacuteveacutenements de la
Cyclopeia Par ailleurs Aristarque srsquoest aussi exprimeacute favorablement sur drsquoautres deacutetails de cet
eacutepisode controverseacutes ou critiqueacutes par ses pairs telle la connaissance par Polyphegraveme de la langue
grecque et de la piraterie ndash laquo types de choses qui doivent ecirctre accordeacutees aux poegravetes raquo (schol
HMQR Od 371 δοτέον δὲ φησὶ τῷ ποιητῇ τὰ τοιαῦτα)
Un fragment drsquoAristote nous informe de lrsquointeacuterecirct accordeacute par ce dernier au mecircme personnage
de Polyphegraveme
ζητεῖ Ἀριστοτέλης πῶς ὁ Κύκλωψ ὁ Πολύφημος μήτε πατρὸς ὢν Κύκλωπος Ποσειδῶνος γὰρ ἦν μήτε μητρὸς Κύκλωψ ἐγένετο αὐτὸς δὲ ἑτέρῳ μύθῳ ἐπιλύεται καὶ γὰρ ἐκ Βορέου ἵπποι γίνονται καὶ ἐκ Ποσειδῶνος καὶ τῆς Μεδούσης ὁ Πήγασος ἵππος
Aristote se demande comment il se fait que le Cyclope Polyphegraveme a pu naicirctre Cyclope attendu que ni sa megravere ni son pegravere ne sont Cyclopes (crsquoest en effet le fils de Poseacuteidon) Et il donne une solution en faisant lui-mecircme appel agrave un autre mythe En effet Boreacutee aussi a engendreacute des chevaux et Poseacuteidon et Meacuteduse ont engendreacute le cheval Peacutegase (schol HQ Od 9106)
Crsquoest encore le caractegravere exceptionnel du personnage ndash cette fois en raison de ses origines ndash
dont il est question dans ces lignes La solution drsquoAristote qui se borne agrave invoquer des parallegraveles
mythologiques se suffit pourtant agrave elle-mecircme elle invite tout bonnement agrave ignorer les critegraveres
de la vraisemblance naturelle dans le domaine des filiations mythiques
En plus des personnages monstrueux les exemples suivants sont eacutegalement freacutequemment citeacutes
agrave lrsquoappui de lrsquoideacutee selon laquelle Aristarque fait preuve drsquoun rationalisme excessif dans son
interpreacutetation de la poeacutesie eacutepique Il srsquoagit dans les deux cas de passages ougrave des animaux utilisent
un langage humain371
1) ἀθετοῦνται στίχοι καὶ οὗτοι οἱ δύο ὅτι οὐκ ἀναγκαῖοί εἰσινmiddot οἴδαμεν γὰρ ὅτι ἡ πνοὴ ἐλαφροτάτη ἐστί τὸ δὲ καὶ προσθεῖναι laquo φασίν raquo ὡς ἀπὸ ἱστορίας ἐστὶ παρειληφότα ἀγνοούμενόν τι καὶ ἀπίθανον ἵππον λέγειν laquo φασίν raquo ὥσπερ ἄνδρα πολυίστορα
371 Cf Schroeder 2006 21 laquo Aristarchus disapproved of animals speaking as though they were humans raquo
203
(Sur les deux derniers vers du discours propheacutetique prononceacute par son cheval agrave Achille dans lrsquoIliade ) Deux lignes sont atheacutetiseacutees celle-ci et la suivante parce qursquoelles ne sont pas neacutecessaires en effet nous savons deacutejagrave que ce vent est le plus rapide De plus le fait drsquoajouter laquo dit-on raquo comme srsquoil tenait cela drsquoune source historique est quelque peu maladroit et il est invraisemblable qursquoun cheval utilise les mots laquo dit-on raquo agrave la faccedilon drsquoun eacuterudit (schol A Il 19416-7)
2) τούτων δὲ τῶν στίχων ὁ Ἀρίσταρχος ὀβελίζει τοὺς τελευταίους ὡς ἀλόγῳ γνωμολογεῖν οὐκ ἂν προσῆκον
(Sur les deux derniers vers du discours du faucon de la fable heacutesiodique dans les Travaux et les jours ie les vers 210-11372 ) Aristarque place lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux derniers vers parce qursquoil ne convient pas agrave un animal de srsquoexprimer dans un style gnomologique (schol Hes Op 207-12)
Il est eacutevident qursquoici Aristarque ne srsquooppose aucunement au caractegravere en soi fantastique de ces
scegravenes ougrave figurent des animaux parlants si crsquoeacutetait le cas pourquoi se serait-il contenteacute de rejeter
la fin de ces deux discours plutocirct que les discours au grand complet Il semble plutocirct que ce soit
un banal critegravere de convenance qui ait ici dicteacute son jugement comme le reacutevegravelent les termes
employeacutes dans ces scholies (ἀπίθανον et οὐκhellip προσῆκον) Le grammairien se sera donc tout
bonnement offusqueacute de lrsquoeffet incongru produit par le ton quelque peu sentencieux adopteacute par des
personnages animaux dans ces deux passages en vertu de ce principe tout-puissant du πρέπον
qui est reacuteguliegraverement invoqueacute par les critiques anciens Implicite est donc la distinction entre
laquo parler avec un langage humain raquo et laquo parler de faccedilon sentencieuse raquo comme lrsquoa compris le
commentateur byzantin Jean Tzeacutetzegraves qui srsquooppose toutefois agrave lrsquoatheacutetegravese drsquoAristarque dans le
passage heacutesiodique
Καὶ οὕτως οὐδὲ ὁ παρὰ Πρόκλῳ Ἀρίσταρχος σχεῖ373 χώραν ὀβελίζειν τοὺς δύο στίχους τούτους τὸ ἐπιμύθιον Ἀκούσατε δὲ ὦ Πρόκλε τε καὶ Ἀρίσταρχε κἄν περ ἡμεῖς τοῦτο οὐ διορθώσαμεν οὐ γελοῖον ἦν καθ ἡμᾶς τὸ τὰ ἄλογα μὲν καὶ ἀνθρωπίνως λαλεῖν συγχωρεῖν μὴ μέντοι δὲ γνωμολογεῖν ἀλλ ἰστέον ὅτι ὁ λαλεῖν ἀνθρωπίνως εἰδὼς καὶ γνωμολογήσει θελήσας καὶ ᾧ τινι συγκεχώρηται τὸ λαλεῖν καὶ τὸ γνωμολογεῖν δηλονότι συγχωρηθήσεται
Et ainsi pas mecircme Aristarque citeacute par Proclos nrsquoavait lieu de placer lrsquoobelos agrave cocircteacute de ces deux vers qui forment la morale de la fable Entendez ceci Proclos et Aristarque mecircme si nous
372 Pace Schroeder 2006 20 qui croit que ce sont les vers 211-2 qui ont eacuteteacute atheacutetiseacutes par Aristarque Le vers 212 (laquo Ainsi parlait le faucon qui vole vite lrsquooiseau qui deacuteploie ses ailes raquo) ougrave le narrateur referme la parenthegravese constitueacutee par la fable nrsquoa rien de gnomologique et on ne voit pas ce qursquoAristarque pourrait lui reprocher Les vers 210-11 quant agrave eux constituent une uniteacute de sens de forme globalement gnomologique laquo Il faut ecirctre fou pour vouloir se mesurer agrave plus fort que soi on est vaincu on a honte et en plus on doit souffrir raquo Waeschke 1874 167 considegravere comme moi que la note aristarquienne srsquoapplique aux vers 210-11
373 Sic Gaisford ad loc Il faut probablement corriger par ἔχει ou ἔσχε
204
nrsquoavons pas fait drsquoeacutedition de ce texte agrave notre avis il nrsquoy a rien de ridicule agrave accepter que des animaux parlent avec une voix humaine sans toutefois user de sentences Mais il faut se rendre compte que celui qui sait parler avec une voix humaine pourra tregraves bien prononcer des sentences srsquoil le veut et que si on accorde la parole agrave un personnage alors on lui accordera eacutevidemment aussi le fait de prononcer des sentences (schol Hes Op 200bis 25-32 ed Gaisford)
Lrsquoopinion de Tzeacutetegraves est eacutevidemment partiellement influenceacutee par le goucirct byzantin pour les
reacutecits agrave valeur morale Quant agrave Aristarque son atheacutetegravese est certainement motiveacutee par des raisons
stylistiques plutocirct que rationalistes Lrsquousage correct des maximes est en effet un sujet reacutecurrent
dans la theacuteorie rheacutetorique ancienne Aristote pour sa part en reacuteserve lrsquousage aux orateurs acircgeacutes et
expeacuterimenteacutes
ἁρμόττει δὲ γνωμολογεῖν ἡλικίᾳ μὲν πρεσβυτέρων περὶ δὲ τούτων ὧν ἔμπειρός τίς ἐστιν ὥστε τὸ μὲν μὴ τηλικοῦτον ὄντα γνωμολογεῖν ἀπρεπὲς ὥσπερ καὶ τὸ μυθολογεῖν περὶ δὲ ὧν ἄπειρος ἠλίθιον καὶ ἀπαίδευτον
Lrsquoexpression par maximes sied aux personnes avanceacutees en acircge et quand il srsquoagit de choses dont on a lrsquoexpeacuterience car profeacuterer des maximes sans ecirctre de cet acircge est inconvenant tout comme raconter des histoires Quant agrave le faire sur des questions dont on nrsquoa pas lrsquoexpeacuterience crsquoest ecirctre sot et mal eacuteleveacute (Rh 21395a2-6)
Ainsi les deux exemples drsquoanimaux parlants pour lesquels nous avons conserveacute les
commentaires drsquoAristarque soit le cheval lettreacute de lrsquoIliade et le faucon sentencieux des Travaux
nrsquoont certainement aucun poids dans le deacutebat sur la (non-)reconnaissance par Aristarque de la
leacutegitimiteacute de la preacutesence drsquoeacuteleacutements fantastiques dans la poeacutesie puisque ces commentaires se
contentent drsquooffrir une critique superficielle du style convenant aux personnages concerneacutes
(g) Conclusion
Les exemples examineacutes dans cette section deacutemontrent globalement qursquoAristarque ne partage
aucunement le principe exeacutegeacutetique reacutepandu par ailleurs selon lequel laquo rien nrsquoest dit en vain raquo
chez Homegravere Or ce principe reflegravete tout autant la lecture des alleacutegoristes que celle des
litteacuteralistes
Du cocircteacute des alleacutegoristes on peut comparer lrsquoattitude aristarquienne au principe
meacutethodologique qui est preacutesenteacute dans le papyrus de Derveni
ὅτι μὲν πᾶσαν τὴν πόησιν περὶ τῶν πραγμάτων αἰνίζεται καθrsquo ἔπος ἕκαστον ἀνάγκη λέγειν
Mais puisque le poegravete utilise un langage voileacute pour traiter de son sujet dans tout le poegraveme il est neacutecessaire de discuter chaque mot individuellement (col XIII5-6)
205
Lrsquoauteur de ce texte eacutetablit un lien direct entre le style alleacutegorique du poegraveme qursquoil commente
et une lecture complegravete qui examine le texte agrave la loupe afin drsquoen deacutetecter les moindres
implications
Chez le parti adverse celui des lecteurs scrupuleux agrave lrsquoaffucirct des erreurs factuelles et des
auto-contradictions mineures il nrsquoest pas davantage fait de place agrave lrsquoeacuteleacutement drsquoarbitraire qui
affecte neacutecessairement la composition poeacutetique Autrement dit il nrsquoy a pas de discrimination
exerceacutee entre des eacuteleacutements narratifs jugeacutes essentiels et donc soumis agrave des critegraveres stricts de
coheacuterence et drsquoautres consideacutereacutes comme secondaires lrsquointeacutegraliteacute des assertions du poegravete doit
former un tout homogegravene aussi solide et inalteacuterable que la reacutealiteacute qursquoelles ont la tacircche de refleacuteter
fidegravelement
Section (iii) Le τέλος de lrsquoOdysseacutee
La question de lrsquoimportance relative accordeacutee aux divers eacuteleacutements narratifs drsquoun poegraveme est
eacutetroitement lieacutee au type drsquointerpreacutetation que lrsquoon privileacutegie Aristote et son eacutecole qui souscrivent
agrave la theacuteorie poeacutetique de la mimecircsis reconnaissent simultaneacutement la primauteacute du mythos sur toute
autre chose et deacutefinissent ce dernier comme lrsquoensemble des eacuteveacutenements majeurs du reacutecit en
excluant les deacutetails ornementaux et les eacutepisodes Par contraste les lecteurs alleacutegoristes et
litteacuteralistes nrsquoexercent pas ce genre de discrimination et soumettent lrsquointeacutegraliteacute du poegraveme agrave
lrsquoanalyse
Or une telle discrimination a certainement eacuteteacute exerceacutee par les Alexandrins comme le
deacutemontrent deux notes portant sur la fin de lrsquoOdysseacutee Il a eacuteteacute question plus tocirct du commentaire
de Deacutemeacutetrios de Phalegravere sur le vers Od 23296 Or les scholies agrave ce mecircme vers nous livrent une
information extrecircmement inteacuteressante sur le compte drsquoAristophane de Byzance et drsquoAristarque
qursquoil est tentant de comparer au commentaire de Deacutemeacutetrios
1 ἀσπαστῶς καὶ ἐπιθυμητικῶς ὑπεμνήσθησαν τοῦ πάλαι τῆς συνουσίας νόμου Ἀριστοφάνης δὲ καὶ Ἀρίσταρχος πέρας τῆς Ὀδυσσείας τοῦτο ποιοῦνται
Pleins de joie et de deacutesir ils se souvinrent de leur habitude drsquoautrefois de faire lrsquoamour Aristophane et Aristarque considegraverent ce vers comme la limite de lrsquoOdysseacutee (schol MV Vind Od 23296)
2 τοῦτο τέλος τῆς Ὀδυσσείας φησὶν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης
206
Aristarque et Aristophane disent que ceci est la fin de lrsquoOdysseacutee (schol HMQ Od 23296)
Les expressions πέρας et τέλος pour deacutesigner (apparemment) la laquo limite raquo du poegraveme sont sans
parallegraveles dans le mateacuteriel critique alexandrin374 Les interpreacutetations possibles de ces termes dans
un tel contexte sont au nombre de deux comme lrsquoa remarqueacute Eustathe
1) Aristophane et Aristarque considegraverent que la fin authentique de lrsquoOdysseacutee se situe au vers
23296 crsquoest-agrave-dire que le reste du chant vingt-trois ainsi que la totaliteacute du chant vingt-quatre
constituent une vaste interpolation Eustathe preacutesente ainsi cette possibiliteacute
Ἰστέον δὲ ὅτι κατὰ τὴν τῶν παλαιῶν ἱστορίαν Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης οἱ κορυφαῖοι τῶν τότε γραμματικῶν εἰς τὸ ὡς ἐρρήθη ἀσπάσιοι λέκτροιο παλαιοῦ θεσμὸν ἵκοντο περατοῦσι τὴν Ὀδύσσειαν τὰ ἐφεξῆς ἕως τέλους τοῦ βιβλίου νοθεύοντες οἱ δὲ τοιοῦτοι πολλὰ τῶν καιριωτάτων περικόπτουσιν ὥς φασιν οἱ αὐτοῖς ἀντιπίπτοντες οἷον τὴν εὐθὺς ἐφεξῆς τῶν φθασάντων ῥητορικὴν ἀνακεφαλαίωσιν καὶ τὴν τῆς ὅλης ὡς εἰπεῖν Ὀδυσσείας ἐπιτομήν εἶτα καὶ τὸν ὕστερον ἀναγνωρισμὸν Ὀδυσσέως τὸν πρὸς τὸν Λαέρτην καὶ τὰ ἐκεῖ θαυμασίως πλαττόμενα καὶ ἄλλα οὐκ ὀλίγα εἰ δὲ διότι πολλὰ εὐανασκεύαστα ἐν τῇ ἀρχῇ τῆς ἐφεξῆς ῥαψῳδίας πεποίηνται διὰ τοῦτο ἐνταῦθα τὴν Ὀδύσσειαν ἀποτερματίζουσιν ἔστιν αὐτοῖς στενῶσαι καὶ συσφίγξαι καὶ οἷον σφηκῶσαι τὴν ὅλην ποίησιν ταύτην ἀφελομένους ἐκ μέσου τοῦ βιβλίου καὶ ὅσα ὁμοίως μυθικὰ καὶ οὐ πιθανὰ ἐν Φαιακίᾳ ἐλαλήθησαν
Il faut savoir que drsquoapregraves le teacutemoignage des Anciens les chefs de file des grammairiens de lrsquoeacutepoque Aristarque et Aristophane terminent lrsquoOdysseacutee au vers [23296] comme il a eacuteteacute dit et ils jugent tout le reste du poegraveme inauthentique Mais ces gens mutilent le poegraveme de nombreuses parties essentielles comme le disent leurs adversaires Par exemple tout de suite apregraves il y a la reacutecapitulation des eacuteveacutenements passeacutes suivant les regravegles de la rheacutetorique et pour ainsi dire le reacutesumeacute de lrsquoOdysseacutee au complet ensuite lrsquoeacutepisode de reconnaissance drsquoUlysse par Laeumlrte et les formidables inventions qursquoon trouve dans ce passage et bien drsquoautres choses encore Mais si leur motif pour tronquer lrsquoOdysseacutee agrave cet endroit est qursquoil y a beaucoup de choses qui meacuteriteraient drsquoecirctre supprimeacutees au deacutebut du chant suivant alors ils pouvaient tout aussi bien reacutetreacutecir resserrer et pour ainsi dire eacutetrangler le poegraveme au grand complet en retirant aussi du milieu de lrsquoouvrage toutes les choses eacutegalement fabuleuses et invraisemblables qui sont raconteacutees en Pheacuteacie (Eust Od 230824-33 Stallbaum)
2) Ils pensent que le vers 23296 constitue la fin de lrsquoaction principale du reacutecit autrement dit
que ce qui suit est une sorte drsquoajout eacutepisodique non essentiel (mais neacuteanmoins authentique)
Eustathe considegravere cette possibiliteacute en un second temps
εἴποι ἂν οὖν τις ὅτι Ἀρίσταρχος καὶ Ἀριστοφάνης οἱ ῥηθέντες οὐ τὸ βιβλίον τῆς Ὀδυσσείας ἀλλὰ ἴσως τὰ καίρια ταύτης ἐνταῦθα συντετελέσθαι φασίν
374 Cf Pfeiffer 1968 175 qui preacutecise que la faccedilon normale de srsquoexprimer pour le scholiaste consiste agrave dire quels vers ont eacuteteacute laquo atheacutetiseacutes raquo (et non pas agrave identifier la laquo fin raquo du texte authentique) cf Gallavotti 1969 209
207
On pourrait donc dire que les grammairiens que jrsquoai nommeacutes Aristarque et Aristophane ont peut-ecirctre affirmeacute qursquoici se termine non pas lrsquoOdysseacutee elle-mecircme mais plutocirct les parties essentielles de ce poegraveme (Eust Od 230833-4 Stallbaum)
Alors que le terme πέρας de la premiegravere scholie dont le sens est clairement laquo limite raquo suggegravere
davantage la premiegravere interpreacutetation le terme τέλος de la seconde scholie est beaucoup plus
ambigu Il pourrait srsquoagir tout aussi bien de la laquo fin raquo au sens litteacuteral (ce qui appuierait la premiegravere
interpreacutetation) que de la laquo finaliteacute raquo du poegraveme (ce qui appuierait la seconde interpreacutetation)375
Eacutetant donneacutee son indeacutecision Eustathe nrsquoavait vraisemblablement pas accegraves agrave une information
plus complegravete que celle qui nous est livreacutee par les laconiques remarques des scholies soit le fait
qursquoAristarque et Aristophane consideacuteraient le vers 23296 comme le πέρας ou le τέλος du
poegraveme Il est impossible de savoir si les laquo adversaires raquo non identifieacutes des deux grammairiens
avaient une ideacutee plus preacutecise qursquoEustathe du sens de ces remarques dans leur contexte originel
Chez Aristote le terme τέλος possegravede eacutevidemment la signification philosophique de laquo finaliteacute
immanente raquo et ce dans plusieurs contextes Toutefois srsquoil est certainement conforme agrave la penseacutee
drsquoAristote de dire que le τέλος de lrsquoart poeacutetique (en geacuteneacuteral) est la repreacutesentation mimeacutetique
drsquoune action agrave lrsquoaide du langage376 ce que peut ecirctre le τέλος drsquoun poegraveme individuel est plus
difficile agrave cerner Un passage de la Poeacutetique semble attester qursquoil srsquoagit agrave la fois du deacutenouement
au sens chronologique et de quelque chose comme la laquo finaliteacute seacutemantique raquo du poegraveme
Il est bien clair que comme dans la trageacutedie les histoires doivent ecirctre construites en forme de drame et ecirctre centreacutees sur une action une qui forme un tout et va jusqursquoagrave son terme avec un commencement un milieu et une fin (περὶ μίαν πρᾶξιν ὅλην καὶ τελείαν ἔχουσαν ἀρχὴν καὶ μέσα καὶ τέλος) [hellip] Leur structure ne doit pas ecirctre semblable agrave celle des chroniques [hellip] car crsquoest dans la mecircme peacuteriode qursquoeurent lieu la bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en Sicile qui ne tendaient en rien vers le mecircme terme (οὐδὲν πρὸς τὸ αὐτὸ συντείνουσαι τέλος) et il se peut de mecircme que dans des peacuteriodes conseacutecutives se produisent lrsquoun apregraves lrsquoautre deux eacuteveacutenements qui nrsquoaboutissent en rien agrave un terme un (ἐξ ὧν ἓν οὐδὲν γίνεται τέλος) (Poet 231459a18-29)
La premiegravere occurrence de τέλος dans ce passage est purement quantitative il srsquoagit de la
laquo fin raquo au sens obvie de ce qui suit le milieu et le deacutebut Les deux autres occurrences suggegraverent
toutefois une notion plus abstraite la laquo fin raquo au sens qualitatif crsquoest ce agrave quoi tend (πρὸςhellip
συντείνουσαι) le reacutecit des eacuteveacutenements ce qui se deacutegage drsquoeux (ἐξ ὧνhellip γίνεται) Suivant
375 Cf Erbse 1972 174-7
376 Cf Poet 61450a22-23 τὰ πράγματα καὶ ὁ μῦθος τέλος τῆς τραγῳδίας τὸ δὲ τέλος μέγιστον ἁπάντων
208
lrsquousage de la Poeacutetique le τέλος drsquoune composition particuliegravere est donc vraisemblablement la
partie finale de la λύσις la fin de lrsquoaction principale377
Ce qursquoeacutetait lrsquoopinion personnelle drsquoAristote sur la fin de lrsquoOdysseacutee semble assez clair Dans la
Poeacutetique son reacutesumeacute de quelques lignes de lrsquohistoire (logos) de lrsquoOdysseacutee se termine avec la
victoire drsquoUlysse sur ses ennemis suite agrave quoi Aristote ajoute expresseacutement laquo Voilagrave le scheacutema
propre au poegraveme (τὸhellip ἴδιον) le reste ce sont des eacutepisodes raquo (1455b16-23) De plus lrsquousage
qursquoil fait de lrsquoOdysseacutee comme exemple de structure narrative double crsquoest-agrave-dire se terminant de
faccedilon heureuse pour les bons personnages et de faccedilon malheureuse pour les mauvais (τελευτῶσα
ἐξ ἐναντίας τοῖς βελτίοσι καὶ χείροσιν Poet 131453a31-33) suggegravere qursquoagrave ses yeux le
deacutenouement reacuteel du poegraveme consiste en ce double eacuteveacutenement la mort des preacutetendants et la
victoire drsquoUlysse En effet le dernier chant de lrsquoOdysseacutee fait eacutetat drsquoune reacuteconciliation entre la
famille drsquoUlysse et celles des preacutetendants et est donc vraisemblablement exteacuterieur agrave ce double
deacutenouement
Aristote deacutesigne donc vraisemblablement par lrsquoexpression ὁ λόγος τῆς Ὀδυσσείας lrsquouniteacute
formeacutee par la conjonction des eacuteveacutenements principaux du reacutecit (cf τὸ ἴδιον) On comparera Poet
201457a28-9 ougrave il donne deux sens possibles de ce qursquoest un laquo logos unique raquo (εἷςhellip λόγος)
laquo ou bien il signifie une chose une ou bien il est fait drsquoune pluraliteacute lieacutee par conjonction (ὁ ἓν
σημαίνων ἢ ὁ ἐκ πλειόνων συνδέσμῳ) ndash par exemple lrsquoIliade est une par conjonction la
deacutefinition de lrsquohomme parce qursquoelle signifie une chose une raquo Le fait que lrsquoIliade elle-mecircme soit
ici qualifieacutee de logos par contraste avec lrsquoexpression laquo le logos de lrsquoOdysseacuteethinsp raquo est probablement
de peu drsquoimportance Ces poegravemes acquiegraverent semblablement leur uniteacute par la conjonction de
parties multiples et non agrave la faccedilon drsquoune deacutefinition parce qursquoils laquo signifient raquo (σημαίνων) une
chose en particulier
Cette distinction entre les proprieacuteteacutes immeacutediatement signifiantes de lrsquoeacutenonceacute deacutefinitionnel et la
nature plus complexe de la construction drsquoun reacutecit mrsquoapparaicirct tregraves importante dans le contexte
anti-alleacutegorique dans lequel je place Aristote puisque les poegravemes homeacuteriques en tant que logoi
ne sont pas tenus de laquo signifier une chose une raquo il est inutile de deacuteployer le genre drsquoexeacutegegravese
377 Cf Gallavotti 1969 212
209
unificatrice des alleacutegoristes qui se donnent beaucoup de mal pour extraire des reacutecits poeacutetiques
des laquo messages raquo univoques
Pour en revenir agrave la position drsquoAristarque et drsquoAristophane sur la fin de lrsquoOdysseacutee il est fort
probable que les scholies doivent ecirctre comprises suivant la seconde possibiliteacute preacutesenteacutee par
Eustathe crsquoest-agrave-dire en donnant au mot τέλος le sens aristoteacutelicien de laquo fin de la πρᾶξις
mimeacutetique raquo Il y a pour cela une raison bien simple on sait par ailleurs qursquoAristarque a atheacutetiseacute
deux groupes de vers qui appartiennent agrave la partie posteacuterieure agrave 23296 soit 23310-43 et
241-204 (ce dernier groupe correspond agrave la seconde Nekuia eacutegalement soupccedilonneacutee par les
Modernes) Le premier de ces groupes de vers ougrave on trouve le reacutecit que fait Ulysse agrave Peacuteneacutelope de
ses aventures passeacutees (dont le lecteur contrairement agrave Peacuteneacutelope connaicirct deacutejagrave tous les deacutetails)
offre drsquoailleurs un contraste inteacuteressant entre les soucis parfois excessivement rheacutetoriques des
scholiastes et ceux drsquoAristarque qui reacutepugne agrave admettre les reacutepeacutetitions superflues
οὐ καλῶς ἠθέτησεν Ἀρίσταρχος τοὺς τρεῖς καὶ τριάκονταmiddot ῥητορικὴν γὰρ πεποίηκεν ἀνακεφαλαίωσιν καὶ ἐπιτομὴν τῆς Ὀδυσσείας
Aristarque a tort drsquoatheacutetiser ces trente-trois vers car Homegravere produit une reacutecapitulation conformeacutement aux regravegles rheacutetoriques et un reacutesumeacute de lrsquoOdysseacutee (schol QV Od 23310-43)
Mais pourquoi donc Aristarque aurait-il rejeteacute des parties drsquoun texte deacutejagrave rejeteacute en entier Cet
eacutetrange eacutetat de fait pourrait srsquoexpliquer par lrsquoune des hypothegraveses suivantes
1) Aristarque aurait fait la distinction entre drsquoune part la partie finale du poegraveme ajouteacutee par
un poegravete posteacuterieur agrave Homegravere et commenccedilant agrave 23297 et drsquoautre part certains passages au sein
de cette partie qui seraient dus agrave un interpolateur encore plus tardif378
2) Il consideacuterait inauthentique tout ce qui suit 23296 mais ce jugement reposait surtout sur les
deux groupes de vers particuliegraverement suspects que sont 23310-43 et 241-204379 Cette
hypothegravese ressemble agrave celle eacutemise par Eustathe selon qui les grammairiens ont peut-ecirctre tronqueacute
la fin du poegraveme laquo agrave cause des nombreuses choses meacuteritant drsquoecirctre retireacutees au deacutebut du chant
suivant raquo ndash en drsquoautres termes agrave cause de la seconde Nekuia
378 Cf Page 1955 131 n10
379 Cf Garbrah 1977 9
210
3) Lrsquoatheacutetegravese partielle et lrsquoatheacutetegravese totale de ce qui suit 23296 repreacutesentent deux eacutetapes
distinctes de la penseacutee drsquoAristarque380 qui a vraisemblablement produit deux commentaires
(mais une seule eacutedition) drsquoHomegravere381 au cours de sa carriegravere
Or ces trois explications mrsquoapparaissent toutes improbables La premiegravere attribue agrave Aristarque
une theacuteorie semblable agrave la theacuteorie analytique moderne qui srsquoemploie agrave distinguer les diverses
strates de reacutedaction des poegravemes homeacuteriques Agrave ce que lrsquoon sache la meacutethode drsquoAristarque
consistait toutefois simplement agrave distinguer le non-homeacuterique de lrsquoauthentiquement homeacuterique et
non agrave identifier plusieurs niveaux drsquointerpolation En drsquoautres termes en ce qui concerne
Aristarque il est anachronique de parler drsquoune atheacutetegravese dans une atheacutetegravese
La deuxiegraveme explication va eacutegalement agrave lrsquoencontre de la meacutethodologie geacuteneacuterale drsquoAristarque
Celui-ci ne semble aucunement se croire contraint de rejeter en bloc une section complegravete drsquoun
poegraveme simplement parce qursquoelle comporte des groupes de vers suspects Au contraire son travail
philologique fait toujours preuve drsquoune extrecircme minutie en identifiant soigneusement les vers
voire les demi-vers jugeacutes inauthentiques tout en conservant le plus possible le texte qui les
entoure Dans le cas de 23310-43 et 241-204 il est tout agrave fait concevable qursquoil ait proceacutedeacute ainsi
puisque le poegraveme une fois tronqueacute de ces deux sections reste parfaitement compreacutehensible et
les transitions entre les parties restantes ne posent pas problegraveme
Enfin la troisiegraveme explication est plus difficile agrave reacutefuter puisqursquoelle repose sur lrsquohypothegravese
drsquoun usage confus du mateacuteriel alexandrin par le scholiaste de lrsquoOdysseacutee ndash une hypothegravese que lrsquoon
doit toujours envisager lorsque lrsquoon travaille avec ce type de source Mais il serait tout de mecircme
eacutetrange que sur une question aussi cruciale que la fin de lrsquoOdysseacutee le scholiaste ait fourni autre
chose que la position deacutefinitive drsquoAristarque agrave supposer mecircme qursquoil avait accegraves agrave autre chose
qursquoagrave la version finale du commentaire du ceacutelegravebre grammairien
Ainsi donc si lrsquoon accepte que les scholies rapportant lrsquoatheacutetegravese totale et lrsquoatheacutetegravese partielle de
la fin de lrsquoOdysseacutee deacuterivent du mecircme commentaire reacuteviseacute drsquoAristarque alors il est neacutecessaire
pour eacuteliminer la contradiction apparente de supposer que les termes τέλος et πέρας ne doivent
pas ecirctre compris comme signalant le rejet complet de la fin de lrsquoOdysseacutee Je partage donc
380 Cf Moulton 1974 156
381 Cf Pfeiffer 1968 217 Montanari 2003
211
lrsquoopinion de H Erbse (1972 174-7) selon qui le mot τέλος aurait eacuteteacute utiliseacute par les grammairiens
alexandrins au sens aristoteacutelicien de laquo point culminant raquo pour ecirctre ensuite paraphraseacute
incorrectement avec le mot πέρας par un scholiaste mal aviseacute
Quoi qursquoil en soit il est eacutevident qursquoAristophane et Aristarque ont accordeacute une importance
majeure au vers 23296 de lrsquoOdysseacutee agrave lrsquoinstar de Deacutemeacutetrios qui y a lui aussi perccedilu une qualiteacute
particuliegravere Certes les commentaires des uns et de lrsquoautre sur ce vers sont trop brefs pour que
leur teneur puisse ecirctre estimeacutee avec certitude Mais en deacutepit de cette briegraveveteacute on ne peut manquer
drsquoecirctre frappeacute par une certaine ressemblance qui est peut-ecirctre de lrsquoordre de la coiumlncidence mais
peut-ecirctre aussi de la reacutefeacuterence volontaire Alors que Deacutemeacutetrios souligne la valeur laquo modeacutereacutee raquo
(que ce soit du point de vue du contenu ou de la forme) du vers Od 23296 la premiegravere des deux
scholies nous apprend que ce vers est en fait une laquo limite raquo ndash une notion qui est eacutevidemment
impliqueacutee dans lrsquoideacutee de modeacuteration (socircphrosynecirc)
Dans lrsquohypothegravese (probable) ougrave Aristophane et Aristarque connaissaient lrsquoappreacuteciation
particuliegravere de Deacutemeacutetrios de ce vers leur propre remarque sur ce vers comme limite ou fin de
lrsquoOdysseacutee pourrait ecirctre une sorte de clin drsquooeil agrave lrsquoendroit de Deacutemeacutetrios dont le jugement
estheacutetique rheacutetorique ou moral se verrait transformeacute dans le contexte particulier de la philologie
alexandrine en une position plus trancheacutee exprimeacutee dans les termes techniques de la critique
litteacuteraire etou textuelle
Section (iv) Le principe Ὅmicroηρον ἐξ Ὁmicroήρου σαφηνίζειν
Nulle discussion de lrsquoexeacutegegravese poeacutetique drsquoAristarque ne peut eacuteviter de se confronter agrave cette
ceacutelegravebre maxime que lrsquoon trouve telle quelle chez Porphyre382 mais qui est souvent attribueacutee agrave
Aristarque par les historiens modernes383 Son origine exacte ainsi que la porteacutee de ses
applications demeurent jusqursquoagrave ce jour des questions controverseacutees Cette section aura pour
objectif de fournir un traitement nouveau de lrsquoune et lrsquoautre de ces questions
382 Porph QH 1 563-4 Sodano
383 Par ex Erbse 1960 61 laquo der aristarchische Grundsatz Homer aus Homer zu erklaumlren raquo Sur le deacutebat autour de lrsquoorigine exacte de la laquo maxime raquo Homerum ex Homero voir Pfeiffer 1968 226-7 Wilson 1971 et 1976 Lee 1975 Schaumlublin 1977 Porter 1992
212
(a) Aristarque et τὸ σαφηνίζειν
Dans son important ouvrage History of Classical Scholarship R Pfeiffer srsquoest attaqueacute agrave la
communis opinio voulant qursquoAristarque soit lrsquoauteur de la formule une opinion qui avait eacuteteacute
jusqursquoalors reacutepeacuteteacutee de faccedilon plus ou moins deacutesinvolte par les savants Pfeiffer objecta que laquo There
is no real evidence that Aristarchus ever uttered such a sentence raquo (1968 226) Tout en admettant
qursquoelle nrsquoeacutetait pas laquo against his spirit raquo (227) Pfeiffer refusa drsquoattribuer agrave Aristarque les ipsissima
verba de la maxime pour les raisons suivantes 1) Il nrsquoy a rien qui suggegravere que Porphyre songeait
agrave Aristarque dans les deux passages384 ougrave il fait reacutefeacuterence agrave ce principe interpreacutetatif 2) les
laquo scholars raquo (par opposition avec les philosophes tel Porphyre) nrsquoont pas lrsquohabitude drsquoeacutenoncer des
affirmations aussi geacuteneacuterales 3) le mot laquo rare raquo σαφηνίζειν nrsquoest pas utiliseacute dans les scholies
drsquoascendance alexandrine pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du critique ou de lrsquointerpregravete de la poeacutesie
Depuis lrsquoouvrage de Pfeiffer quelques publications ont fourni de nouvelles contributions au
deacutebat NG Wilson (1971 2007) a attireacute lrsquoattention sur une remarque spirituelle attribueacutee au
poegravete Agathon par Eacutelien (VH XIV13) qui si elle srsquoaveacuterait authentique et connue des savants
helleacutenistiques pourrait constituer la base drsquoune adaptation aristarquienne sous la forme Ὅμηρον
ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν Par la suite G Lee (1975) a proposeacute drsquoinverser les datations respectives
de ces deux eacutenonceacutes suivant une argumentation improbable contesteacutee par Wilson (1976) et
rejeteacutee par C Schauumlblin (1977) Ce dernier a eacutegalement deacutemontreacute que lrsquoideacutee selon laquelle un
auteur est le meilleur interpregravete de sa propre œuvre eacutetait reacutepandue dans lrsquoAntiquiteacute bien avant
Porphyre et suggeacutereacute que lrsquoorigine de la formule Homerum ex Homero devrait ecirctre situeacutee dans la
litteacuterature rheacutetorique judiciaire de lrsquoeacutepoque helleacutenistique
Je souhaiterais ici apporter quelques nouveaux arguments en faveur de la paterniteacute
aristarquienne de la formule en examinant point par point les trois objections preacutesenteacutees par
Pfeiffer en particulier la troisiegraveme La raison pour laquelle il me semble important drsquoidentifier les
ipsissima verba drsquoAristarque et non simplement de reconnaicirctre comme le fait Pfeiffer que la
formule est en accord avec sa meacutethodologie est la suivante lrsquoexposition par Aristarque drsquoun
principe sous cette forme geacuteneacuterale permettrait de conclure que ce dernier est agrave lrsquooccasion
384 Au deacutebut du premier livre de ses Questions homeacuteriques (I 112-14) Porphyre exprime le souhait de deacutemontrer que laquo αὐτὸς ἑαυτὸν τὰ πολλὰ Ὅμηρος ἐξηγεῖται raquo En cela il paraphrase tout simplement laquo his personal endeavor as an interpreter of Homer without repeating the formula with σαφηνίζειν raquo (Pfeiffer 1968 226)
213
explicite sur le sujet de sa propre deacutemarche scientifique ndash en deux mots qursquoil est conscient de la
laquo theacuteorie raquo interpreacutetative sur laquelle repose son travail385 En conseacutequence il serait drsquoautant plus
justifieacute de traiter les fragments aristarquiens non plus comme des jugements ponctuels et de
porteacutee limiteacutee au seul passage commenteacute mais comme les traces eacuteparses drsquoun veacuteritable systegraveme
unifieacute drsquointerpreacutetation
Des trois objections avanceacutees par Pfeiffer les deux premiegraveres sont les plus faciles agrave rejeter En
ce qui concerne la premiegravere objection Pfeiffer (227) fait lui-mecircme remarquer que lrsquoessai de
Porphyre qui commence avec lrsquoeacutenonciation de la maxime (la onziegraveme de ses Questions
homeacuteriques) contient une interpreacutetation eacutetymologique qui deacuterive drsquoAristarque386 ce qui lrsquoamegravene
agrave croire que Porphyre a ducirc preacuteserver une partie du commentaire de ce dernier sur le passage
homeacuterique concerneacute Or si crsquoest le cas cela implique que Porphyre avait bel et bien le travail
drsquoAristarque agrave lrsquoesprit en reacutedigeant cet essai La deuxiegraveme objection de Pfeiffer voulant qursquoun
principe drsquoune telle geacuteneacuteraliteacute doive ecirctre attribueacute agrave un philosophe plutocirct qursquoagrave un grammairien est
en soi peu convaincante et certainement en butte agrave une reacuteplique du type de celle eacutemise par J
Porter (1992 73) laquo The only real argument against the Aristarchan [sic] provenance of the
maxim is this maxim by Pfeiffer raquo
La troisiegraveme et derniegravere objection de Pfeiffer est plus seacuterieuse le verbe σαφηνίζειν tel qursquoil
est utiliseacute par les philologues alexandrins ne deacutesigne habituellement pas lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete
sur le texte du poegravete mais plutocirct le travail du poegravete lui-mecircme dont on dit qursquoil laquo rend eacutevident raquo
divers eacuteleacutements dans son reacutecit Wilson (2007 62 n53) fait mention drsquoune exception possible
dans la scholie h ad Il 1279 mais il admet qursquoil srsquoagit drsquoune source tardive Porter387 a
eacutegalement tenteacute de reacutefuter lrsquoaffirmation de Pfeiffer en avanccedilant lrsquoexemple suivant du verbe dans
une scholie agrave Il 23638-42 (Nestor racontant sa deacutefaite agrave la course de char aux mains des
jumeaux Actorione)
385 Cf Montanari 1997 285-6
386 HQ 1 5811-15 Sodano διὰ τί οὖν Ἀλήϊον [hellip] ἐκ τοῦ οἶον αὐτὸν ἐν αὐτῷ ἀλᾶσθαι Cf le commentaire drsquoAristarque schol A Il 6201 Ariston ὅτι παρετυμολογεῖ τὸ Ἀλήϊον ἀπὸ τῆς γενομένης ἐν αὐτῷ τοῦ Βελλεροφόντου πλάνης
387 Porter 1992 82-3 Je suis davantage sceptique en ce qui concerne lrsquoautre exemple du verbe σαφηνίζειν fourni par Porter (schol A Il 1349a) lequel deacuterive de Nicanor sans aucune reacutefeacuterence explicite agrave Aristarque
214
Ἀρίσταρχος δὲ διδύμους ἀκούει οὐχ οὕτως ὡς ἡμεῖς ἐν τῇ συνηθείᾳ νοοῦμεν οἷοι ἦσαν καὶ οἱ Διόσκοροι ἀλλὰ τοὺς διφυεῖς δύο ἔχοντας σώματα Ἡσιόδῳ μάρτυρι χρώμενος καὶ τοὺς συμπεφυκότας ἀλλήλοιςmiddot οὕτως γὰρ καὶ τὸ λεγόμενον ἐπ αὐτῶν σαφηνίζεσθαι ἄρισταmiddot ἀναστάντος γὰρ δὴ τοῦ Νέστορος ἐπὶ τὸν ἀγῶνα καὶ αὐτοὺς ἀναστῆναιmiddot εἶτα τὸν μὲν Νέστορα λέγειν ὡς οὐ δίκαιοι εἶεν ἀγωνίζεσθαι παρηλλαγμένοι τὴν φύσιν ὄντεςmiddot ὁ δὲ δῆμος συναγωνίζοιτο αὐτοῖς καὶ λέγοι ὡς εἶεν εἷς ἀμφότεροι καὶ διὰ τοῦτο ὀφείλοιεν ἑνὸς ἐπιβαίνειν ἅρματος ἅτε δὴ συμπεφυκότες καὶ κρατοῖέν γε οἱ πολλοίmiddot καὶ τοῦτο εἶναι τὸ laquo πλήθει πρόσθε βαλόντες raquo
Aristarque comprend le mot laquo jumeaux raquo non pas de la faccedilon dont nous avons lrsquohabitude de prendre ce mot (ie comme dans le cas des Dioscures) mais plutocirct comme srsquoil deacutesignait des hommes agrave double forme avec deux corps fusionneacutes lrsquoun dans lrsquoautre et il prend Heacutesiode388 agrave teacutemoin Car ainsi dit-il ce qui est dit agrave leur sujet est aussi parfaitement clarifieacute En effet apregraves que Nestor se soit leveacute pour concourir ltles Actorionegt se levegraverent agrave leur tour Puis Nestor dit qursquoil nrsquoeacutetait pas juste qursquoils prennent part agrave la compeacutetition eacutetant doteacutes de cette anatomie extraordinaire Mais le peuple prit leur parti disant que les deux ensemble formaient une seule personne et donc qursquoils devaient monter sur un char unique puisqursquoils eacutetaient en fait unis lrsquoun agrave lrsquoautre et crsquoest la foule qui eut le dernier mot Crsquoest lagrave le sens des mots laquo prendre les devants gracircce au nombre raquo (23639) (seconde moitieacute de la schol A Il 23638-42 Ariston)
Selon J Porter 389 laquo Aristarque raquo est lrsquoagent sous-entendu du verbe σαφηνίζεσθαι
Aristonicos voudrait dire que le reacutecit sur les Actorione qui comprend plusieurs deacutetails
eacutenigmatiques390 aurait eacuteteacute clarifieacute par Aristarque Toutefois lrsquousage du style indirect dans la
phrase concerneacutee suggegravere qursquoil srsquoagit plutocirct drsquoune citation drsquoAristarque par Aristonicos de sorte
que le terme crucial σαφηνίζεσθαι semble bel et bien lui ecirctre attribuable
Il est plus difficile de deacuteterminer ce qursquoil en est du reste de la scholie Lrsquoeacutelucidation finale de
lrsquoexpression homeacuterique πλήθει πρόσθε βαλόντες selon laquelle la deacutefaite de Nestor fut causeacutee
par la laquo foule raquo (πλήθει) qui permit aux Actorione de participer agrave la course malgreacute leur avantage
physique est pour le moins invraisemblable391 et le reacutecit extensif des eacuteveacutenements preacuteceacutedant le
388 Cf fr 18 M-W
389 Cf Porter 1992 83 n9 qui traduit laquo In this way what is said about them (τὸ λεγόμενον) is clarified [by Aristarchus]hellip raquo
390 Les nombreux zecirctecircmata concernant les Actorione sont eacutenumeacutereacutes au deacutebut de la mecircme scholie laquo Que veut dire ldquoπλήθει πρόσθε βαλόντεςrdquo Quelle eacutetait leur nature pour que le poegravete dise qursquoils ldquoeacutetaient jumeauxrdquo Quelle est leur technique de conduite de char et quelle est la cause de leur victoire raquo (τί ἐστι τὸ lsquoπλήθει πρόσθε βαλόντεςrsquo (639) καὶ ὁποῖοί τινες ἦσαν τὴν φύσιν ὡς λέγεσθαι ἐπ αὐτῶν lsquoοἱ δ ἄρ ἔσαν δίδυμοιrsquo (641) τίς τε τῆς ἁρματηλασίας ὁ τρόπος καὶ τί τὸ τῆς νίκης αἴτιον)
391 Cf Richardson 1993 239 laquo It looks as if Aristarchus took πλήθει as meaning ldquothrough the support of the crowdrdquo [hellip] But this would be an extremely compressed way of expressing this raquo
215
concours (la plainte de Nestor la foule prenant le parti des Actorione) contredit purement et
simplement lrsquohabitude drsquoAristarque ndash sinon sa laquo maxime raquo ndash de laquo clarifier Homegravere par Homegravere raquo
Certes on pourrait aussi faire remarquer que le fait qursquoAristarque fasse usage drsquoHeacutesiode
comme drsquoun laquo teacutemoin raquo agrave lrsquoappui drsquoune interpreacutetation particuliegravere drsquoun passage homeacuterique
contredit tout autant ce principe Severyns (1928 206-9) a toutefois montreacute que cette scholie fait
partie drsquoune discussion ancienne beaucoup plus vaste portant agrave la fois sur la nature et sur le nom
des Actorione discussion agrave lrsquooccasion de laquelle Aristarque avait attaqueacute une version du mythe
posteacuterieure agrave Heacutesiode (celle de Pheacutereacutecyde) dans cette version les Actorione eacutetaient eacutegalement
repreacutesenteacutes comme des ecirctres monstrueux pourvus de deux fois plus de jambes et de bras qursquoune
personne normale mais ils eacutetaient neacuteanmoins des jumeaux laquo normaux raquo crsquoest-agrave-dire non
rattacheacutes lrsquoun agrave lrsquoautre comme des siamois Devant deux possibiliteacutes mythologiques celle qui se
trouve chez Heacutesiode drsquoune part et celle des Neoteroi drsquoautre part Aristarque aura donc lu le
passage homeacuterique comme faisant partie de la tradition de la premiegravere de ces versions Cet usage
des donneacutees mythologiques fournies par Heacutesiode nrsquoest pas sans parallegraveles dans le commentaire
aristarquien drsquoHomegravere392
En ce qui concerne lrsquoeacutetat preacutesent de notre scholie on peut agrave bon droit soupccedilonner
qursquoAristonicos a imparfaitement compris lrsquoexplication par Aristarque de la preacutesence du mot
πλήθει dans le passage homeacuterique Aristarque lrsquoassociait vraisemblablement au nombre anormal
de membres et drsquoorganes des Actorione (ou encore au simple fait qursquoils se trouvaient agrave ecirctre deux
agrave conduire un char unique)393 Aristonicos en possession peut-ecirctre de la seule interpreacutetation
aristarquienne du terme δίδυμοι pourrait avoir imagineacute le reste du sceacutenario selon lequel les
Actorione se virent accorder de prendre part agrave la compeacutetition laquo gracircce agrave la foule raquo394
392 Cf Porter 1992 83
393 Eustathe semble croire qursquoAristarque liait πλήθει agrave la laquo paire raquo formeacutee par les Actorione Lui-mecircme comprend ce mot comme une reacutefeacuterence au nombre de leurs membres (Il 480219-80310 Van der Valk)
394 Une telle reacutepartition du contenu de la scholie est sous-entendue chez Van der Valk (1963-64 II 253-5) qui ne fait aucune mention du reacutecit de lrsquointervention du peuple dans son examen de lrsquoanalyse aristarquienne du passage Selon Van der Valk Aristarque laquo offered a correct interpretation of the Homeric text raquo en avanccedilant que la locution πλήθει πρόσθε βαλόντες signifie laquo me surpassant en nombre raquo et fait allusion agrave la laquo fusion raquo des corps des Actorione Van der Valk (1963-64 I 554) fait remarquer la chose suivante au sujet drsquoAristonicos laquo [his] independence often induced him to give his personal views and to neglect and accordingly render less accurately the ideas of Arist[archus] raquo Aristonicos a eacutegalement tendance agrave introduire des leccedilons et des exeacutegegraveses venant drsquoautres grammairiens en mecircme temps que celles drsquoAristarque sans les distinguer explicitement
216
Quant au verbe σαφηνίζεσθαι le sens agrave lui donner dans le contexte est incertain Aristarque
parle-t-il drsquoune eacuteventuelle clarification (quelle qursquoelle soit) qursquoil aurait fournie quelque part au
sujet des Actorione et de leur compeacutetition avec Nestor ou bien drsquoune explicitation par Homegravere
lui-mecircme En effet il faut consideacuterer la possibiliteacute qursquoHomegravere soit lrsquoagent non exprimeacute de
σαφηνίζεσθαι drsquoautant plus que le verbe est suivi par ἄριστα un terme de louange qui est le
plus naturellement deacutecerneacute agrave un poegravete (agrave moins de penser qursquoAristarque ait exprimeacute par lagrave son
contentement envers sa propre interpreacutetation) dans ce cas Aristarque aura voulu dire que le mot
δίδυμοι pris au sens de laquo double raquo fait en sorte que le reacutecit drsquoHomegravere au sujet des Actorione a eacuteteacute
tregraves bien exposeacute en particulier lrsquoexpression πλήθει πρόσθε βαλόντες qui fait reacutefeacuterence agrave la
physionomie extraordinaire des Actorione Tout compte fait cette occurrence de σαφηνίζειν ne
peut pas ecirctre utiliseacutee avec sucircreteacute dans le but de reacutefuter lrsquoaffirmation de Pfeiffer selon laquelle ce
mot dans la langue des Alexandrins deacutesigne non pas lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete mais bien celle du
poegravete395
Il mrsquoapparaicirct que dans le deacutebat autour de la maxime drsquoAristarque le texte suivant constitue
un eacuteleacutement de preuve beaucoup plus significatif396 que celui citeacute par Porter Il srsquoagit drsquoune
scholie aux vers ceacutelegravebres de Pindare (Ol 283-6) laquo Jrsquoai beaucoup de flegraveches rapides dans le
carquois sous mon bras des flegraveches qui parlent aux sages mais pour la foule elles ont besoin
drsquointerpregravetes raquo397
laquo φωνᾶντα συνετοῖσιν raquo ὁ δὲ Ἀρίσταρχος οὕτωmiddot διάδηλά φησιν ὁ Πίνδαρος τοῖς συνετοῖς τῶν ἀνθρώπων εἶναι εἰς δὲ τὸ κοινὸν ἀγόμενα ἑρμηνέως χρῄζειν τοῦ σαφηνίζοντος αὐτὰ ὡς οὐ πᾶσι καταδήλως φράζωνmiddot ὥστε τοῖς μὲν σοφοῖς σοφὰ διαλέγεσθαι καὶ μὴ ἔκθεσμα τοῖς δὲ ἰδιώταις μὴ κατάδηλα γίνεσθαι
laquo qui parlent aux sages raquo Aristarque ltdonne lrsquoexplicationgt suivante Pindare dit que ltses poegravemesgt sont tregraves clairs pour ceux parmi les hommes qui sont intelligents mais qursquoils ont besoin
395 Agrave cocircteacute de σαφηνίζειν la langue des scholiastes fait usage de termes similaires pour deacutesigner lrsquohabileteacute agrave la fois du poegravete et du critique de laquo rendre clair raquo ce qui engendre une certaine confusion dans lrsquointerpreacutetation des scholies (cf David 2009 73)
396 Agrave ma connaissance la seule personne qui ait remarqueacute lrsquoimportance de ce texte est F Montanari (1997 286) qui se limite toutefois agrave en faire un traitement eacuteclair
397 πολλά μοι ὑπ | ἀγκῶνος ὠκέα βέλη | ἔνδον ἐντὶ φαρέτρας | φωνάεντα συνετοῖσινmiddot ἐς | δὲ τὸ πὰν ἑρμανέων | χατίζει Ma traduction suit lrsquointerpreacutetation traditionnelle de ces lignes (celle inaugureacutee par Aristarque lui-mecircme) bien qursquoelle ait eacuteteacute seacuteveacuteregravement contesteacutee par plusieurs personnes (par ex Most 1986) Pourtant les speacutecialistes des scholies agrave Pindare citent freacutequemment la schol Ol 2152c comme un cas relativement rare drsquointerpreacutetation laquo correcte raquo de Pindare par Aristarque (cf Deas 1931 9 Irigoin 1952 55)
217
drsquoun interpregravete pour les eacuteclaircir lorsqursquoils sont preacutesenteacutes agrave la foule car il ne srsquoexprime pas de faccedilon tout agrave fait limpide pour tous de sorte que aux yeux des sages ltses poegravemesgt parlent de choses sages et qui ne sont pas contre les regravegles398 mais ils ne sont pas tout agrave fait clairs pour les gens du commun (schol Pind Ol 2152c)
Il serait difficile de trouver un teacutemoignage plus convaincant contre le troisiegraveme argument de
Pfeiffer sur le sens de σαφηνίζειν dans le contexte de la philologie alexandrine Non seulement
le verbe est ici incontestablement employeacute pour deacutecrire lrsquoactiviteacute de lrsquointerpregravete mais il se trouve
en plus dans une note qui a tout lrsquoair drsquoecirctre une citation directe drsquoAristarque Puisque comme le
mentionne Pfeiffer il srsquoagit lagrave drsquoun terme plutocirct laquo rare raquo sa preacutesence dans un fragment
drsquoAristarque doit certainement ecirctre compteacutee comme un eacuteleacutement de preuve additionnel dans le
laquo dossier raquo de la paterniteacute possible de la maxime par Aristarque
Je voudrais enfin attirer lrsquoattention sur un second eacuteleacutement de preuve neacutegligeacute par les savants
qui se trouve eacutegalement dans les scholies agrave Pindare Jrsquoadmets toutefois que dans ce cas le lien
avec Aristarque est moins eacutevident que dans le preacuteceacutedent
οἱ πρόγονοι τοῦ Θήρωνος ἔσχον τὴν Ἀκράγανταmiddot οἴκημα γὰρ ποταμοῦ hellip [lacuna] τοῦ Ἀκράγαντος καὶ τὴν πόλιν ὁμοίως καλεῖσθαι οἱ δὲ Ἀκραγαντῖνοι Γελῴων εἰσὶν ἄποικοιmiddot ὥστε τὸ πατέρων ἄωτον λέγει ἐπὶ τῶν Θήρωνος προγόνων οἳ οὐχ ἁπλῶς εἰς τὴν Γέλαν μετῆραν ἀλλὰ εὐθὺς ἀπὸ Ῥόδου εἰς τὴν Ἀκράγαντα καὶ τοῦτο ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται ὡς καὶ Τίμαιός φησι
Les ancecirctres de Theacuteron deacutetenaient Agrigente en effet laquo la demeure du fleuve raquo ltfait reacutefeacuterence au fait quegt agrave la fois le fleuve et la ville drsquoAgrigente sont appeleacutes du mecircme nom Les gens drsquoAgrigente sont des colons venant de Gela Ainsi les mots de Pindare laquo gloire de ses pegraveres raquo font reacutefeacuterence aux ancecirctres de Theacuteron lequel nrsquoest tout simplement pas alleacute agrave Gela mais a eacutemigreacute directement de Rhodes agrave Agrigente Et ceci est rendu eacutevident agrave partir de Pindare lui-mecircme comme le dit aussi Timeacutee (schol Pind Ol 215a)
La proposition ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται est elle-mecircme expliqueacutee gracircce agrave une autre
scholie agrave ce mecircme vers (schol Ol 215d) ougrave un passage de Pindare tireacute drsquoun poegraveme perdu est
citeacute agrave lrsquoappui drsquoune version historiographique preacutecise voulant que les ancecirctres de Theacuteron aient
eacutemigreacute directement de Rhodes vers Agrigente sans faire drsquoarrecirct agrave Gela Plusieurs autres scholies agrave
la deuxiegraveme Olympique contiennent des traces drsquoun vaste deacutebat chez les grammairiens et les
historiens anciens autour des circonstances de la fondation drsquoAgrigente et du parcours suivi par
398 La signification du terme ἔκθεσμα est ici fort probleacutematique mais deux de ses occurrences dans les scholies aristarquiennes agrave Homegravere suggegraverent qursquoil deacutesigne des formes qui heurtent les regravegles de grammaire (schol A Il 2244 Ariston schol A Il 11601a Ariston)
218
les ancecirctres de Theacuteron dans leur voyage399 Ce qui mrsquoimporte ici est avant tout la probabiliteacute
selon laquelle le contenu de la scholie agrave Ol 215a peut ecirctre attribueacute agrave Aristarque400 Or cette
probabiliteacute mrsquoapparaicirct assez eacuteleveacutee car Aristarque est ailleurs deacutesigneacute nommeacutement comme le
deacutefenseur de deux autres ideacutees se trouvant dans cette scholie
bull Lrsquohomonymie entre le fleuve et la ville drsquoAgrigente
ἱερὸν ἔσχον οἴκημα Ἀρίσταρχος τὴν πόλιν οἴκημα ποταμοῦ προσηγορεῦσθαί φησι διὰ τὸ ὁμώνυμον εἶναι τῷ ποταμῷ Ἀκράγαντιmiddot τὴν γὰρ ὀνομασίαν ἡ πόλις ἀπὸ τοῦ ποταμοῦ ἔσχεν
laquo Ils deacutetenaient le fleuve sacreacute raquo Aristarque dit que la ville est appeleacutee laquo demeure du fleuve raquo parce qursquoelle est homonyme au fleuve Agrigente car la ville fut nommeacutee drsquoapregraves le fleuve (schol Ol 216a)
bull Le passage direct des ancecirctres de Theacuteron de Rhodes agrave Agrigente que lrsquoon peut deacuteduire gracircce agrave
la combinaison de la scholie tout juste citeacutee avec la suivante
ζητεῖται δι ἣν αἰτίαν εὐξάμενος τῷ Θήρωνι τὰ κάλλιστα κατάπαυσιν τῶν πραχθέντων δεινῶν αἰτεῖται τὸν Δία καὶ ὁ μὲν Ἀρίσταρχός φησι διὰ τὸ κεκμηκέναι τοὺς τοῦ Θήρωνος πατέρας κατὰ τὴν Ῥόδον τῶν πραγμάτων στασιαζομένων καὶ οὕτω τὴν μετοικίαν εἰς τὴν Σικελίαν στειλαμένων
On se demande pour quelle raison Pindare apregraves avoir souhaiteacute le plus beau sort agrave Theacuteron demande agrave Zeus la cessation des eacutepreuves subies Et Aristarque dit que crsquoest parce que les pegraveres de Theacuteron eacutetaient dans la deacutetresse agrave Rhodes du fait de la guerre civile et avaient organiseacute un deacuteplacement de population pour fonder une colonie en Sicile (schol Ol 229d)
Comme le souligne Vassilaki (2009 126) le fait qursquoAristarque mentionne uniquement
lrsquoorigine rhodienne des ancecirctres de Theacuteron et leur installation subseacutequente agrave Agrigente sans
allusion aucune agrave Gela suggegravere qursquoil avait adopteacute la version historique drsquoun passage direct de
lrsquoaristocratie rhodienne de Rhodes agrave Agrigente Cette version eacutetait aussi celle favoriseacutee par
lrsquohistorien Timeacutee
Aristarque ayant eacuteteacute le premier eacuterudit agrave reacutealiser un commentaire complet de Pindare401 il
semblerait vain de chercher agrave retracer les opinions eacutemises dans les scholies 16a et 29d (ainsi que
15a par voie de conseacutequence) agrave une source anteacuterieure Pourtant on pourrait arguer que mecircme si
399 Voir le traitement deacutetailleacute de cette question par Vassilaki 2009 125-134
400 Il est geacuteneacuteralement admis qursquoune grande partie du contenu anonyme dans les scholies pindariques remonte en fait au commentaire eacutetendu drsquoAristarque (cf Deas 1931 10)
401 Cf Irigoin 1952 54
219
la scholie 15a deacuterive effectivement drsquoAristarque la formulation de la scholie nrsquoen est pas moins
eacutequivoque en ce qui regarde lrsquoidentiteacute de lrsquoindividu qui affirme que lrsquointerpreacutetation preacutesenteacutee ἐξ
αὐτοῦ Πινδάρου σαφηνίζεται cela drsquoapregraves la scholie laquo Timeacutee aussi le dit raquo Timeacutee eacutetant plus
historien que critique litteacuteraire il est improbable qursquoil ait exposeacute cette ideacutee sous la forme drsquoun
veacuteritable principe exeacutegeacutetique eacutelaboreacute dans le but preacutecis laquo drsquointerpreacuteter raquo Pindare Plus
vraisemblablement lrsquoauteur de la scholie veut dire que Timeacutee aura confirmeacute ses opinions
historiques sur les ancecirctres de Theacuteron en mettant de lrsquoavant lrsquoautoriteacute de Pindare402
De plus il faut tenir compte du fait que tout le contenu aristarquien qui se trouve dans les
scholies agrave Pindare nous est connu de faccedilon meacutediate soit par le biais du commentaire de Didyme agrave
ce mecircme poegravete403 Bien que la scholie agrave Ol 2152c puisse raisonnablement ecirctre consideacutereacutee
comme une citation litteacuterale drsquoAristarque la situation nrsquoest pas la mecircme dans le cas de la schol
Ol 215a ici lrsquointervention de Didyme peut ecirctre plus fortement deacutetecteacutee notamment agrave cause de
la reacutefeacuterence au teacutemoignage de Timeacutee qui est un trait distinctif de la meacutethodologie de Didyme
dans son commentaire de Pindare 404 Theacuteoriquement lrsquoexpression ἐξ αὐτοῦ Πινδάρου
σαφηνίζεται de la scholie Ol 215a peut donc ecirctre attribueacutee agrave lrsquoune des trois personnes
suivantes listeacutees en ordre chronologique Timeacutee Aristarque Didyme Jrsquoai deacutejagrave mentionneacute
pourquoi Timeacutee repreacutesentait une option peu vraisemblable Ne restent donc en course
qursquoAristarque et Didyme ce qui constitue agrave mes yeux un argument suppleacutementaire pour ceux qui
deacutefendent lrsquoorigine aristarquienne de la formule Homerum ex Homero
Lrsquousage probable du verbe σαφηνίζειν dans un sens exeacutegeacutetique par Aristarque a une
importance capitale pour la question qui mrsquooccupe En effet jrsquoai deacutejagrave eu lrsquooccasion de
mentionner suivant lrsquohypothegravese geacuteneacuterale de Struck comment la dichotomie entre clarteacute et
402 Brown (1958 57-8) qui cite et discute le contenu historiographique de cette scholie est malheureusement muet sur la question preacutecise de la relation entre Timeacutee et Pindare Il est fort probable que le premier a utiliseacute le second comme source
403 Cf Irigoin 1952 56
404 Cf Irigoin 1952 71 On peut comparer la schol Ol 519a (remontant probablement agrave Didyme cf Irigoin 1952 72) ougrave crsquoest Timeacutee lui-mecircme qui σαφηνίζει ie qui fournit un reacutecit historique aidant agrave expliquer un passage de Pindare νέοικον ἕδρανrsquo εἶπε τὴν Καμάριναν ὁ Πίνδαρος σαφηνίζει Τίμαιος ἐν τῇ δεκάτῃmiddot εἰσὶ δὲ οὗτοι οἱ Καμαριναῖοι [hellip] Ici encore Timeacutee ne semble pas avoir fait de lrsquoexeacutegegravese de Pindare une fin en soi Dire que laquo Timeacutee raquo σαφηνίζει Pindare est une faccedilon de parler puisque crsquoest en fait Didyme qui σαφηνίζει Pindare en utilisant le teacutemoignage de Timeacutee
220
obscuriteacute creacutee un contraste entre la tradition laquo rheacutetorique raquo drsquoinspiration peacuteripateacuteticienne qui
reconnaicirct la clarteacute drsquoexpression comme une vertu et la tradition alleacutegorique qui srsquointeacuteresse
davantage au potentiel cryptique de la poeacutesie Or il est eacutevident drsquoapregraves les deacuteveloppements
eacutelaboreacutes dans la preacutesente section qursquoAristarque avait une conception de son travail dans laquelle
lrsquoacte de clarification jouait un rocircle de premier plan Il est donc permis de croire qursquoaux yeux
drsquoAristarque comme agrave ceux drsquoAristote le texte poeacutetique doit neacutecessairement ecirctre appreacutehendeacute
dans sa clarteacute afin drsquoatteindre son but
(b) Pindare et lrsquoanhistorie drsquoAristarque
La coheacuterence et le seacuterieux des principes philologiques qui constituent la meacutethode
aristarquienne sont peut-ecirctre rendus le plus eacutevidents lorsque lrsquoon voit ces principes appliqueacutes
drsquoune faccedilon extrecircme allant jusqursquoagrave produire des jugements meacutediocres ou objectivement
erroneacutes405 On verra ici un exemple de ce type de jugements qui semblent avoir eacuteteacute motiveacutes par
une fideacuteliteacute excessive au principe laquo eacuteclairer Homegravere par Homegravere raquo
Homegravere eacutetant dans bien des cas notre premiegravere source pour divers eacuteleacutements de la tradition
historiographique et mythologique grecque le principe Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν srsquoavegravere
souvent tout agrave fait approprieacute pour remeacutedier aux potentielles difficulteacutes drsquointerpreacutetation406 les
informations qui se trouvent chez les autres auteurs anciens remontant forceacutement agrave une eacutepoque
post-homeacuterique il est toujours possible de soupccedilonner comme Aristarque le fait avec les
Neoteroi que ces informations sont en fait deacuteriveacutees de la tradition homeacuterique elle-mecircme sous
une forme toutefois pervertie qui trahit la meacutecompreacutehension de ces auteurs Certes les Modernes
ont plutocirct tendance agrave lire Homegravere agrave la lumiegravere de ce qui reste de la tradition cyclique dans
laquelle ils croient trouver des indices preacutecieux non seulement du contenu mais aussi du mode de
composition des poegravemes homeacuteriques ndash les poegravemes cycliques eacutetant geacuteneacuteralement tenus pour des
compositions preacutehomeacuteriques quoique mises par eacutecrit apregraves lrsquoIliade et lrsquoOdysseacutee Mais pour
Aristarque selon qui les poegravetes cycliques sont preacuteciseacutement des Neoteroi (des poegravetes laquo reacutecents raquo)
405 Tel qursquoannonceacute en introduction mon eacutetude de la meacutethode drsquoAristarque ne repose en rien sur la deacutemonstration de la valeur objective de cette meacutethode et tente au contraire de reacutesister agrave la tendance (reacutepandue chez les historiens de la philologie grecque) agrave laquo lrsquoaristarchomanie raquo
406 Cf Schneider 2009 172-3
221
Homegravere lui-mecircme est la seule source digne de creacutedit lorsqursquoil srsquoagit drsquoexpliquer Homegravere et dans
bien des cas ce principe engendre drsquoheureux reacutesultats407
Lrsquoapplication du principe geacuteneacuteralisable sous la forme laquo expliquer X par X raquo devient toutefois
plus pernicieuse lorsqursquoon a affaire agrave un poegravete comme Pindare dont lrsquoancrage historique est
beaucoup plus ferme que celui drsquoHomegravere Agrave lrsquoinverse des homeacuteristes chez qui Aristarque jouit
drsquoune reacuteputation relativement enviable les historiens du texte et de lrsquointerpreacutetation ancienne de
Pindare deacutenoncent avec une effarante unanimiteacute 408 la meacutediocriteacute de toute une classe de
commentaires remontant agrave Aristarque il srsquoagit de ses explications de nature mythologique
historique et geacuteographique sur les poegravemes de Pindare (grosso modo de la totaliteacute de ses
commentaires agrave lrsquoexception de ses analyses strictement philologiques ou linguistiques dans
lesquelles il est agrave la hauteur de sa reacuteputation drsquoexcellence) Ces explications sont trop souvent
confineacutees au seul texte pindarique alors que les veacuteritables laquo solutions raquo devraient ecirctre chercheacutees
ailleurs409
La meacutediocriteacute mecircme de la meacutethode drsquoAristarque face au contenu historiographique des
poegravemes de Pindare est reacuteveacutelateur de lrsquoapproche geacuteneacuteraliseacutee qursquoil adopte par rapport aux
compositions poeacutetiques Aristarque nrsquoest pas un historien mais un philologue et un critique Agrave
ses yeux les textes poeacutetiques mecircme ceux de Pindare ne sont pas des sources historiques pouvant
ecirctre mises en parallegravele avec drsquoautres sources du mecircme genre mais bien des constructions
individuelles refleacutetant le monde poeacutetique particulier du poegravete qui en est lrsquoauteur et qui nrsquoest pas
plus tenu de respecter les conventions des autres poegravetes que les donneacutees factuelles enregistreacutees
par les historiens Le rejet excessif du litteacuteralisme historique qui caracteacuterise Aristarque le rend
407 Pourtant le fait qursquoil soit souvent impossible de corroborer certaines hypothegraveses sur le laquo monde drsquoHomegravere raquo (ie non pas lrsquoeacutepoque du poegravete mais lrsquoeacutepoque de la socieacuteteacute deacutepeinte par le poegravete) autrement que par Homegravere lui-mecircme est plutocirct une source drsquoexaspeacuteration chez les historiens modernes qui se meacutefient agrave juste titre drsquoune potentielle peacutetition de principe dans toutes les tentatives de reconstitution historique de cette laquo socieacuteteacute homeacuterique raquo
408 Cette unanimiteacute a eacuteteacute rompue reacutecemment par lrsquoarticle de E Vassilaki (2009) qui donne quelques exemples venant mitiger la supposeacutee laquo anhistorie raquo totale drsquoAristarque dans son commentaire de Pindare Ces exemples semblent toutefois constituer lrsquoexception qui confirme la regravegle De plus la valeur drsquoexplication laquo externe raquo que Vassilaki attribue agrave certains de ces exemples est contestable (en particulier le commentaire drsquoAristarque qui se trouve dans la schol Ol 216a ougrave Vassilaki reconnaicirct que laquo lrsquointerpreacutetation drsquoAristarque eacutetait fidegravele au texte de Pindare raquo en plus drsquoecirctre possiblement inspireacutee par des consideacuterations historiques)
409 Cf Irigoin (1952 55) laquo Mais souvent Aristarque se trompe Il veut expliquer le texte par le texte et non agrave lrsquoaide drsquoautres sources Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν cette meacutethode ne vaut rien pour les allusions historiques raquo
222
incapable drsquoappreacutecier agrave leur juste valeur nombre de deacutetails dans les poegravemes de Pindare qui ne
peuvent justement trouver leur explication que dans la reacutealiteacute historique
(c) Le choix drsquoHeacutelegravene
Le cas de figure qui sera preacutesenteacute dans cette section vise eacutegalement agrave deacutemontrer le seacuterieux de
lrsquoapplication du principe laquo expliquer Homegravere par Homegravere raquo chez Aristarque par le biais de ce qui
peut ecirctre consideacutereacute comme une grave erreur de jugement de sa part Cette fois la faiblesse du
jugement en cause nrsquoest pas due aux lacunes historiographiques du grammairien mais
simplement agrave une volonteacute excessive de faire en sorte que le poegravete soit bel et bien laquo explicable par
lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire en conformiteacute avec les donneacutees de sa propre œuvre
Cet exemple est repreacutesentatif de tous ceux ougrave Aristarque fait preuve drsquoune meacutefiance funeste en
condamnant un passage qui est pourtant drsquoune grande force dramatique Il srsquoagit de la scegravene ougrave
Heacutelegravene commandeacutee par Aphrodite de rejoindre Pacircris dans sa chambre apregraves son duel avorteacute avec
Meacuteneacutelas se reacutevolte contre la deacuteesse et lui adresse des insultes Les raisons de lrsquoatheacutetegravese
drsquoAristarque sont eacutenonceacutees dans la scholie suivante (le vers citeacute en guise de lemme suit lrsquoordre
drsquoAphrodite et introduit la colegravere drsquoHeacutelegravene)
ὣς φάτοmiddot τῇ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε ὅτι οὐ δεῖ ἀκούειν ἐκ τοῦ laquo θυμὸν ὄρινεν raquo ἐθύμωσεν ἀλλὰ τὸ παρώρμησενmiddot δεξάμενος δέ τις τὸ πρότερον τοὺς ἑξῆς ἐνδιασκευάζειmiddot διὸ ἀθετοῦνται ἀπὸ τοῦ laquo καί ῥ ὡς οὖν ἐνόησεν raquo ἕως τοῦ laquo ὣς ἔφατ ἔδδεισεν δ Ἑλένη raquo στίχοι εἴκοσι τρεῖςmiddot πῶς γὰρ ἡ γραίᾳ παλαιγενεῖ εἰκασμένη laquo περικαλλέα δειρὴν raquo εἶχεν καὶ laquo ὄμματα μαρμαίροντα raquo καὶ laquo στήθεα ἱμερόεντα raquo καὶ βλάσφημα παρὰ τὸ πρόσωπόν ἐστι τὰ λεγόμενα laquo ἧσο παρ αὐτὸν ἰοῦσα θεῶν δ ἀπόειπε κελεύθους μηδ ἔτι σοῖσι πόδεσσιν raquo καὶ εὐτελὴς κατὰ τὴν διάνοιαν laquo μή μ ἔρεθε σχετλίη raquo
laquo Elle dit et eacutemeut le cœur drsquoHeacutelegravene dans sa poitrine raquo ltla diplecircgt parce qursquoil ne faut pas comprendre par laquo elle eacutemut son cœur raquo qursquoelle lrsquoa mise en colegravere mais plutocirct qursquoelle lrsquoa exciteacutee Mais il y a quelqursquoun qui ayant compris ce vers de la premiegravere faccedilon [scil au sens laquo elle lrsquoa mise en colegravere raquo] lrsquoa deacuteveloppeacute avec les vers suivants [scil 396-418 qui rapportent les propos coleacuteriques drsquoHeacutelegravene et la menace subseacutequente drsquoAphrodite] Crsquoest pourquoi vingt-trois vers sont atheacutetiseacutes agrave partir de laquo elle a reconnu raquo jusqursquoagrave laquo elle dit et Heacutelegravene prit peur raquo En effet comment Aphrodite qui a pris lrsquoapparence drsquoune vieille chargeacutee drsquoanneacutees peut-elle avoir laquo une gorge merveilleuse raquo laquo des yeux de lumiegravere raquo et laquo une poitrine deacutesirable raquo De plus les mots laquo Va donc trsquoinstaller chez lui abandonne les routes de dieux ne permets plus agrave tes pas ltde te ramener dans lrsquoOlympegt raquo sont des meacutechanceteacutes incompatibles avec le personnage Et lrsquoideacutee contenue dans le vers 414 (laquo Ne me provoque pas insolente raquo) est stupide (schol A Il 3395 Ariston)
223
La comparaison avec drsquoautres scholies permet de montrer que le deuxiegraveme argument
drsquoAristarque (le caractegravere παρὰ τὸ προσώπον des paroles drsquoHeacutelegravene) srsquoinscrit dans un deacutebat de
plus large porteacutee sur le personnage drsquoHeacutelegravene en particulier sur la question rebattue de sa relation
avec Pacircris et de son consentement agrave son enlegravevement par ce dernier Selon Aristarque Heacutelegravene est
bel et bien amoureuse de son kidnappeur dont elle partage la culpabiliteacute La deacutecision drsquoatheacutetegravese
de la scegravene de reacutevolte est confirmeacutee agrave lrsquooccasion de la reacutepeacutetition quasi identique du vers
lemmatique de la scholie preacuteceacutedente dans un passage posteacuterieur de lrsquoIliade
laquo ὣς φάτο τῷ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινε raquo ἡ διπλῆ πρὸς τὸ ὄρινεν ἀντὶ τοῦ κατὰ ψυχὴν ἐκίνησεν ἡ δὲ ἀναφορὰ πρὸς τὸ laquo ὣς φάτο τῇ δ ἄρα θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ὄρινεν raquo (Γ 395) ὅτι οὐκ ἔστιν ἐθύμωσεν ὡς ὁ διασκευάσας ἐκλαβὼν ἔταξεν τοὺς ἑξῆς εἴκοσι τρεῖς στίχους ἀλλ ἀντὶ τοῦ ἐκίνησε καὶ παρώρμησε κατὰ τὸ ἐρωτικόν
laquo Il dit et lui eacutemeut le cœur dans la poitrine raquo La diplecirc pointe vers le mot ὄρινεν qui veut dire laquo eacutemouvoir lrsquoacircme raquo Il y a une reacutefeacuterence au vers 3395 parce que le verbe ne veut pas dire laquo mettre en colegravere raquo comme lrsquoa compris celui qui a composeacute et inseacutereacute les vingt-trois vers suivants mais plutocirct qursquoelle lrsquoa eacutemue et qursquoelle lrsquoa exciteacutee au sens eacuterotique (schol A Il 4208a Ariston)
Puisque drsquoapregraves Aristarque le verbe ὄρινε a un sens eacuterotique crsquoest sa soumission agrave Aphrodite
et agrave son pouvoir et non un brusque eacutelan de colegravere qui est exprimeacutee par ce vers ndash drsquoougrave la
suppression de la scegravene probleacutematique du chant trois Tous ces commentaires sur le personnage
drsquoHeacutelegravene ont vraisemblablement eacuteteacute motiveacutes par le deacutesir drsquoAristarque de reacutefuter un argument des
Khorizontes ces grammairiens qui deacutefendaient lrsquoideacutee drsquoauteurs distincts pour lrsquoIliade et
lrsquoOdysseacutee sur la base de certaines incoheacuterences entre les deux poegravemes410 En effet lrsquoattitude
drsquoHeacutelegravene eacutetait consideacutereacutee par eux comme manifestant une telle incoheacuterence
laquo τίσασθαι δrsquo Ἑλένης ὁρμήματά τε στοναχάς τε raquo πρὸς τοὺς Χωρίζονταςmiddot ἔφασαν γὰρ τὸν μὲν τῆς Ἰλιάδος ποιητὴν δυσανασχετοῦσαν συνιστάνειν καὶ στένουσαν διὰ τὸ βίᾳ ἀπῆχθαι ὑπὸ τοῦ Ἀλεξάνδρου τὸν δὲ τῆς Ὀδυσσείας ἑκοῦσαν οὐ νοοῦντες ὅτι οὐκ ἔστιν ἐπrsquo αὐτῆς ὁ λόγος ἀλλrsquo ἔξωθεν πρόθεσιν τὴν περί δεῖ λαβεῖν ἵνrsquo ᾖ περὶ Ἑλένης καὶ ἔστιν ὁ λόγος τιμωρίαν λαβεῖν ἀνθrsquo ὧν ἐστενάξαμεν καὶ ἐμεριμνήσαμεν περὶ Ἑλένηςmiddot παραλειπτικὸς γὰρ προθέσεών ἐστιν ὁ ποιητής
laquo et venger les luttes et les sanglots drsquoHeacutelegravene raquo Contre les Khorizontes Car ils affirment que le poegravete de lrsquoIliade repreacutesente une Heacutelegravene reacutesigneacutee avec peine et se lamentant sur son enlegravevement forceacute par Alexandre tandis que le poegravete de lrsquoOdysseacutee lrsquoa faite consentante ltau raptgt
Mais ils ne pensent pas au fait que lrsquoexpression ltluttes et sanglotsgt ne lui est pas attribueacutee agrave elle mais qursquoil faut suppleacuteer la preacuteposition περί de sorte que le sens soit laquo agrave cause drsquoHeacutelegravene raquo Le
410 Sur lrsquoopposition entre Aristarque et les Khorizontes voir reacutecemment Montanari 2010
224
sens du passage est laquo tirer vengeance pour les geacutemissements et les soucis que nous avons veacutecus agrave cause drsquoHeacutelegravene raquo En effet le poegravete a lrsquohabitude drsquoomettre les preacutepositions (schol A Il 2356a Ariston)
Dans le vers lemmatique le mot Ἑλένης pris comme geacutenitif subjectif suggegravere lrsquoideacutee
qursquoHeacutelegravene est attristeacutee par son enlegravevement ce qui creacutee une contradiction apparente avec les
propos auto-accusateurs exprimeacutes par la mecircme Heacutelegravene dans lrsquoOdysseacutee (4145-6 260-4)
Lrsquointerpreacutetation par un geacutenitif objectif proposeacutee par Aristarque eacutelimine la contradiction et rend
Heacutelegravene identique agrave elle-mecircme agrave travers les deux poegravemes Dans le deacutebat multi-seacuteculaire sur la
culpabiliteacute drsquoHeacutelegravene (dont on trouve des eacutechos deacutejagrave chez Heacuterodote et chez Gorgias) Aristarque
prend donc position en faveur drsquoune Heacutelegravene consentante au rapt et agrave lrsquoamour de Pacircris Ce
consentement se poursuit lors de son seacutejour agrave Troie comme le reacutevegravele lrsquoattitude complaisante
qursquoelle deacuteploie envers Pacircris apregraves son duel avec Meacuteneacutelas ndash une fois bien sucircr que lrsquoon a
condamneacute comme le fait Aristarque le passage gecircnant constitueacute par les vers 3396-418 Il
apparaicirct ici que pour restaurer agrave tout prix lrsquouniteacute psychologique du personnage crsquoest-agrave-dire de
rendre Homegravere laquo explicable raquo par Homegravere Aristarque est precirct agrave user sans heacutesitation du laquo rasoir raquo
de lrsquoatheacutetegravese
Par ailleurs lrsquoeacuteleacutement narratif particulier dans lequel Aristarque perccediloit une contradiction
potentiellement dangereuse pour lrsquointeacutegriteacute de lrsquoœuvre homeacuterique nrsquoest pas sans inteacuterecirct Le
comportement drsquoHeacutelegravene implique en effet le problegraveme du consentement agrave lrsquoaction et de la
fermeteacute de la volonteacute chez ce personnage Or ceci rappelle la critique qursquoadresse Aristote agrave
lrsquoIphigeacutenie agrave Aulis drsquoEuripide dans la Poeacutetique dans la partie du traiteacute portant sur les erreurs
techniques que font les poegravetes dans lrsquoeacutelaboration des caractegraveres laquo Comme exemple [hellip] de
caractegravere inconstant (παράδειγμα [hellip] τοῦ ἀνωμάλου) Iphigeacutenie agrave Aulis car Iphigeacutenie
suppliante ne ressemble en rien agrave ce qursquoelle est par la suite raquo (Poet 151454a31-33) Aristote fait
eacutevidemment allusion au fait que la jeune fille qui tout au long de la piegravece pousse des
geacutemissements et refuse de toute son acircme le sacrifice auquel on la destine change brusquement
drsquoavis dans la deuxiegraveme moitieacute du drame et cours presque gaiement vers lrsquoautel sacrificiel Chez
Aristote comme chez Aristarque on retrouve donc le mecircme preacutesupposeacute voulant qursquoun
225
personnage unique doive du moins agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme poegraveme411 deacutemontrer un caractegravere
constant et eacutevidemment agir en conseacutequence
Section (v) Aristote Eacuteratosthegravene et Aristarque
Jusqursquoagrave maintenant je me suis contenteacutee de deacutecrire lrsquoexeacutegegravese drsquoAristarque par rapport agrave
certains points discuteacutes existant agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique tout en y juxtaposant lagrave ougrave crsquoeacutetait
possible des positions semblables chez Aristote et ses disciples Il serait toutefois irreacutealiste de
croire qursquoAristarque aurait le tout premier adopteacute une posture theacuteorique drsquoallure peacuteripateacuteticienne
en quelque sorte e nihilo dans un contexte ougrave dominaient de tout autres tendances intellectuelles
De fait lrsquoattitude particuliegravere qursquoadopte Aristarque face agrave la cateacutegorie du poeacutetique ressemble agrave
bien des eacutegards agrave celle drsquoEacuteratosthegravene lrsquoun de ses preacuteceacutecesseurs agrave la tecircte de la bibliothegraveque
drsquoAlexandrie Eacutetant donneacutee leur proximiteacute temporelle il est plus que probable que celui-ci ait eacuteteacute
une source drsquoinspiration pour Aristarque Or comme on le verra au cours de la preacutesente section
les opinions drsquoEacuteratosthegravene sont souvent teinteacutees de lrsquoapproche aristoteacutelicienne412
La position drsquoEacuteratosthegravene sur lrsquointerpreacutetation des poegravemes homeacuteriques est en grande part
connue par lrsquointermeacutediaire des critiques que lui adresse Strabon au premier livre de sa
Geacuteographie Ce dernier qui souhaite deacutemontrer qursquoHomegravere est le fondateur de la science
geacuteographique srsquooppose au premier chef agrave un principe crucial de la poeacutetique drsquoEacuteratosthegravene
Srsquoil apparaicirct ltchez Homegraveregt quelque lacune dans la succession des pays crsquoest tregraves excusable car mecircme le geacuteographe de profession neacuteglige beaucoup de deacutetails dans une description reacutegionale Homegravere est excusable tout autant srsquoil a entremecircleacute drsquoeacuteleacutements fabuleux (μυθώδη τινὰ) des reacutecits qui ont valeur drsquoinformation et drsquoenseignement (τοῖς λεγομένοις ἱστορικῶς καὶ διδασκαλικῶς) et point ne faut lrsquoen blacircmer Car il nrsquoest pas vrai comme le preacutetend Eacuteratosthegravene que tout poegravete vise agrave captiver sans aucun souci drsquoinstruire (ὅτι ποιητὴς πᾶς στοχάζεται ψυχαγωγίας οὐ διδασκαλίας) crsquoest tout le contraire parmi les auteurs qui ont parleacute de poeacutesie les plus autoriseacutes
411 Aristarque nrsquoa apparemment pas contesteacute lrsquoauthenticiteacute des passages de lrsquoOdysseacutee ougrave Heacutelegravene exprime des regrets pour sa conduite passeacutee ce qui est tregraves raisonnable compte tenu que ce poegraveme se deacuteroule une dizaine drsquoanneacutees apregraves les eacuteveacutenements de lrsquoIliade soit apregraves un laps de temps largement suffisant pour justifier le changement drsquohumeur de la jeune femme
412 En plus de ses ideacutees sur la nature et la finaliteacute de la poeacutesie examineacutees dans cette section Eacuteratosthegravene partage aussi avec Aristote un inteacuterecirct pour les origines du drame dans son poegraveme intituleacute Erigonecirc il faisait notamment allusion aux deux mecircmes eacutetymologies de κωμῳδία (κῶμος vs κώμη) consideacutereacutees par Aristote en Poet 31448a35-38 Cf Merkelbach 1963 474
226
(οἱ φρονιμώτατοι) font de la poeacutesie une sorte de philosophie primitive (πρώτην τινὰ λέγουσι φιλοσοφίαν τὴν ποιητικήν) (111026-35 trad Aujac mod)
La thegravese principale drsquoEacuteratosthegravene sur la finaliteacute de la poeacutesie est reacutepeacuteteacutee en toutes lettres un peu
plus loin ainsi que lrsquoopinion inverse que Strabon attribue de nouveau agrave des individus plus ou
moins identifiables
Un poegravete quel qursquoil soit soutient-il [scil Eacuteratosthegravene] vise agrave captiver non agrave instruire Or les Anciens (οἱ παλαιοί) tout au contraire disent que la poeacutesie est une sorte de philosophie primitive qui nous introduit agrave la vie degraves notre jeune acircge et nous instruit dans les moeurs les sentiments et les actions tout en nous donnant du plaisir (διδάσκουσαν ἤθη καὶ πάθη καὶ πράξεις μεθ ἡδονῆς) Nos stoiumlciens (οἱ δrsquo ἡμέτεροι) vont mecircme jusqursquoagrave dire que seul le sage est poegravete Crsquoest pourquoi les citeacutes grecques pour lrsquoeacuteducation des enfants utilisent en premier lieu la poeacutesie non pas assureacutement dans le seul souci de les captiver mais pour les rendre sages De mecircme les musiciens [hellip] srsquoattribuent la mecircme vertu ils se disent eacuteducateurs et preacutetendent corriger les moeurs Cette opinion nrsquoest pas le seul fait des Pythagoriciens Aristoxegravene est du mecircme avis Homegravere eacutegalement a qualifieacute les aegravedes de controcircleurs de la sagesse [hellip] (Strab 1231-15)
Les laquo Anciens raquo auxquels Strabon se rallie dans lrsquoideacutee que la poeacutesie a une fonction didactique
sont certainement des gens diffeacuterents de ceux qursquoil appelle laquo les nocirctres raquo lesquels sont
eacutevidemment les membres de lrsquoeacutecole stoiumlcienne comme le rend explicite la traduction drsquoAujac413
Puisque la reacutefeacuterence agrave lrsquoopinion des Pythagoriciens et drsquoAristoxegravene agrave la fin du passage doit
apparemement ecirctre comprise comme se rapportant au seul rocircle de la musique on ne voit pas
immeacutediatement agrave qui doit ecirctre attribueacutee lrsquoaffirmation selon laquelle la poeacutesie est une forme de
φιλοσοφία πρώτη Toutefois la seacutequence ἤθη καὶ πάθη καὶ πράξεις qui reprend une
formulation de la Poeacutetique414 suggegravere des sources peacuteripateacuteticiennes La combinaison de plaisir et
drsquoapprentissage fournis par la poeacutesie est en effet conforme agrave la theacuteorie poeacutetique drsquoAristote de
mecircme que la reconnaissance du rocircle de la poeacutesie dans les systegravemes drsquoeacuteducation des citeacutes
Eacutevidemment le didactisme moral auquel Strabon fait ici reacutefeacuterence nrsquoa rien agrave voir avec le type
de didactisme factuel qursquoil deacutefend lui-mecircme au sujet drsquoHomegravere et lrsquoexploitation qursquoil fait de la
position peacuteripateacuteticienne a quelque chose de malhonnecircte Concernant le problegraveme deacutebattu de la
veacuteriteacute historique des faits et des lieux dans les poegravemes homeacuteriques Strabon adopte pour sa part
une attitude que lrsquoon pourrait qualifier de modeacutereacutee 415 fidegravele agrave une longue tradition il voit dans
413 Lrsquoaffirmation selon laquelle laquo seul le sage est poegravete raquo est notamment attribueacutee agrave Chrysippe (SVF 654-655) et Strabon se reacuteclame freacutequemment drsquoinfluences stoiumlciennes
414 11147a28 laquo ltles danseursgt imitent les caractegraveres les eacutemotions et les actions raquo
415 Cf Schenkeveld 1976
227
ces poegravemes une source fiable drsquoinformations agrave laquelle se mecircle toutefois une certain nombre
drsquoinventions Lrsquoexeacutegegravese historique agrave laquelle il srsquoadonne a preacuteciseacutement pour tacircche de distinguer
dans cet ensemble heacuteteacuterogegravene le vrai du faux ou selon ses propres termes lrsquoinformation
(ἱστορία) de lrsquoornement (διασκευή) lesquels correspondent respectivement agrave la double finaliteacute
instruirecharmer Le fait que Strabon soit precirct agrave reconnaicirctre agrave la fois la valeur litteacuterale et la valeur
alleacutegorique de certains propos homeacuteriques ndash les propos des deux sortes eacutetant ultimement eacutemis
laquo dans lrsquointeacuterecirct de la science raquo (πρὸς ἐπιστήμην)416 ndash deacutemontre combien lrsquoapproche litteacuteraliste et
lrsquoapproche des alleacutegoristes entretiennent une relation eacutetroite en ce qursquoelles deacuterivent toutes deux
drsquoune conviction ineacutebranlable en la veacuteriteacute drsquoun texte peu importe comment cette veacuteriteacute se
preacutesente
Lrsquoapproche de Strabon qui se veut modeacutereacutee fait donc contraste avec la position laquo extrecircme raquo
drsquoEacuteratosthegravene qui rejette en totaliteacute la finaliteacute didactique des poegravemes homeacuteriques ndash du moins en
ce qui concerne le didactisme factuel Strabon qui reconnaicirct de son cocircteacute la part drsquoaffabulation
chez Homegravere insiste sur ce caractegravere intransigeant du jugement drsquoEacuteratosthegravene laquo il fallait dire
seulement qursquoun poegravete quel qursquoil soit eacutecrit tantocirct pour captiver tantocirct pour instruire tandis
qursquoEacuteratosthegravene a affirmeacute que crsquoest seulement pour captiver et jamais pour instruire raquo
(12335-39)
Cette position forte drsquoEacuteratosthegravene entraicircne des conseacutequences tout aussi importantes du point
de vue de la critique des poegravetes et de la nature de leur art Ceux-ci selon lui ne tirent absolument
aucun avantage poeacutetique (πρὸς ἀρετὴν ποιητοῦ) du fait de posseacuteder des connaissances
techniques telles que la geacuteographie la strateacutegie militaire lrsquoagriculture ou la rheacutetorique (Strab
12339-42) Il nrsquoest pas exageacutereacute de dire que cette affirmation constitue une veacuteritable
provocation417 dans le contexte de la reacuteception ancienne drsquoHomegravere comme en teacutemoigne la
reacuteaction ulceacutereacutee de Strabon qui repreacutesente en cela lrsquoopinion geacuteneacuterale Le seul preacuteceacutedent agrave
lrsquoaffirmation drsquoEacuteratosthegravene se trouve en fait chez Aristote qui dans sa discussion des critiques
qui sont freacutequemment adresseacutees aux poegravetes avance lrsquoideacutee que laquo la notion de correction nrsquoest pas
la mecircme selon qursquoelle srsquoapplique agrave la politique ou agrave un autre art et agrave la poeacutetique raquo (Poet
416 I271-6 Strabon creacutedite agrave la fois Homegravere de descriptions laquo preacutecises raquo (διrsquo ἀκριβείας) et de fables faisant usage de lrsquoalleacutegorie de lrsquoornement et de lrsquoattrait (ἀλληγορῶν ἢ διασκευάζων ἢ δημαγωγῶν) 417 Cf Pfeiffer 1968 166 laquo a highly provocative declaration raquo
228
251460b13-15) Ainsi faut-il distinguer les erreurs laquo accidentelles raquo lesquelles reacutesultent drsquoun
manque de conformiteacute aux regravegles drsquoun art particulier des erreurs relevant de lrsquoart poeacutetique
lui-mecircme Cette distinction constitue un pas essentiel dans lrsquoeacutelaboration aristoteacutelicienne du
champ speacutecifique de la poeacutesie qui srsquoopegravere en grande part par le biais de son eacutemancipation des
contraintes imposeacutees aux autres arts
Agrave vrai dire la position drsquoEacuteratosthegravene apparaicirct agrave certains eacutegards comme une radicalisation de
celle drsquoAristote Ce dernier est en effet drsquoavis que le respect des regravegles des divers arts dans la
repreacutesentation poeacutetique reste une chose souhaitable bien qursquoelle soit subordonneacutee agrave la finaliteacute de
lrsquoart poeacutetique (Poet 251460b27-29) Par contraste Eacuteratosthegravene aurait apparemment affirmeacute que
lrsquoart poeacutetique ne gagne rien agrave se conformer au savoir fourni par les autres arts ndash pas mecircme celui
qui vient de la rheacutetorique agrave laquelle Aristote attribue quant agrave lui un rocircle (quoique partiel) dans le
travail du poegravete Il a eacuteteacute mentionneacute preacuteceacutedemment comment Aristote apregraves avoir identifieacute en la
dianoia lrsquoune des six composantes de base de la repreacutesentation tragique (1450b4) renvoie le
lecteur agrave son traiteacute de rheacutetorique pour y en trouver le traitement Le savoir rheacutetorique apparaicirct
ainsi comme une sorte drsquoart connexe agrave lrsquoart poeacutetique dont la maicirctrise constitue un avantage mais
non une condition essentielle pour le poegravete Eacuteratosthegravene semble au contraire avoir explicitement
rejeteacute la pertinence drsquoun art rheacutetorique homeacuterique si lrsquoon en croit les deacuteneacutegations vigoureuses de
Strabon contre ce rejet
Conformeacutement agrave son approche radicale sur la poeacutesie Eacuteratosthegravene aurait eacutegalement enjoint de
laquo ne pas juger drsquoun poegraveme par rapport agrave sa penseacutee (μὴ κρίνειν πρὸς τὴν διάνοιαν) et de nrsquoy pas
chercher drsquoinformation (ἱστορίαν) raquo en deacutepit du fait que selon Strabon laquo tout le monde voit
dans lrsquoœuvre [scil drsquoHomegravere] ample matiegravere agrave meacuteditation (φιλοσόφημα) raquo (121712-15) La
raison de la prescription drsquoEacuteratosthegravene est le caractegravere inteacutegralement fictionnel des poegravemes que
Strabon srsquoemploie agrave reacutefuter tout au long du premier livre de sa Geacuteographie Encore sur ce point
Eacuteratosthegravene est preacutesenteacute comme faisant preuve drsquointransigeance il refuse lrsquoune et lrsquoautre parties
de lrsquoalternative exeacutegeacutetique proposeacutee par Strabon qui consiste agrave (cf I211) 1) accepter la totaliteacute
du contenu des poegravemes comme historiques (interpreacutetation jugeacutee laquo mauvaise raquo par Strabon) ou 2)
admettre la veacuteriteacute geacuteneacuterale des eacuteveacutenements raconteacutes tout en reconnaissant la part drsquoornement dont
ils sont pareacutes (crsquoest lrsquooption retenue par Strabon) Rejetant la position intermeacutediaire Eacuteratosthegravene
adopte plutocirct une position extrecircme au pocircle opposeacute du partisan de la veacuteriteacute historique laquo il ne veut
229
voir dans quelque poegravete que ce soit qursquoun conteur de sornettes (φλύαρον) raquo (I2125) Une
scholie agrave ce passage reacutesume ainsi les trois positions possibles
α Ὅμηρος ὅσα εἶπεν ἱστορικῶς αὐτὰ δεῖ ἀκούειν πάντα
β Ὁμήρου τὰ μὲν ἱστορικῶς τὰ δὲ μυθικῶς δεῖ ἀκούειν
γ Ὅμηρος ὅσα εἶπεν μυθικῶς αὐτὰ δεῖ ἀκούειν πάντα οὕτως Ἐρατοσθένης
1 Il faut comprendre tout ce que dit Homegravere de faccedilon historique
2 Il faut comprendre certains propos drsquoHomegravere de faccedilon historique et certains de faccedilon mythique
3 Il faut comprendre tout ce que dit Homegravere de faccedilon mythique crsquoest lrsquoavis drsquoEacuteratosthegravene (schol A in margine superiore ad sectsect 11-12 vide Aujac test)
La formulation de la troisiegraveme option celle drsquoEacuteratosthegravene rappelle eacutevidemment les termes de
la scholie D examineacutee preacuteceacutedemment Ἀρίσταρχος ἀξιοῖ τὰ φραζόμενα ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ
μυθικώτερον ἐκδέχεσθαι κατὰ ποιητικὴν ἐξουσίαν [hellip] Il a eacuteteacute dit agrave cette occasion comment
la porteacutee de ce laquo principe aristarquien raquo eacutetait peut-ecirctre moindre qursquoil nrsquoen paraicirct agrave premiegravere vue et
que lrsquoadverbe μυθικώτερον devait vraisemblablement deacutesigner une cateacutegorie particuliegravere
drsquoeacuteleacutements narratifs marqueacutes par leur caractegravere fantastique Srsquoil en est bien ainsi lrsquoaffirmation
precircteacutee agrave Eacuteratosthegravene voulant que tout chez Homegravere soit interpreacuteteacute μυθικῶς le singularise dans
une position extrecircme tout aussi bien face agrave ses collegravegues alexandrins On verra toutefois sous peu
que la faccedilon dont Strabon rapporte les positions drsquoEacuteratosthegravene de mecircme que la scholie tout juste
citeacutee qui reprend le scheacutema de Strabon preacutesentent une vision quelque peu caricaturale
drsquoEacuteratosthegravene
Pour mieux appuyer sa position Eacuteratosthegravene semble avoir fait appel agrave deux arguments
distincts concernant le travail de composition drsquoHomegravere Drsquoune part Homegravere eacutetait ignorant de
nombre de deacutetails factuels ndash en particulier geacuteographiques ndash que ses lecteurs croient pourtant
trouver chez lui drsquoautre part il ne souhaitait pas faire preuve de reacutealisme du moins dans le cas
des voyages drsquoUlysse (un exemple souvent discuteacute par Strabon) dont le theacuteacirctre est un endroit
merveilleux que lrsquoon chercherait en vain agrave situer sur une carte les inexactitudes srsquoexpliqueraient
donc par une combinaison drsquoincapaciteacute et de choix volontaire chez le poegravete418 Alors que le
premier argument semble drsquoabord srsquoadresser agrave des lecteurs hyper-enthousiastes qui se plaisent agrave
418 Cf Strab 12194-6 τὰ μὲν οὐκ ἀκριβῶς πεπυσμένον τὰ δὲ οὐδὲ προελόμενον οὕτως
230
deacuteceler chez Homegravere les traces drsquoun savoir geacuteographique faisant remonter leur discipline agrave la plus
ancienne autoriteacute le second argument constitue une prise de position theacuteorique forte dans le
contexte des deacutebats helleacutenistiques sur la nature de la poeacutesie419
La dispariteacute de ces types drsquoarguments reflegravete la personnaliteacute scientifique diversifieacutee
drsquoEacuteratosthegravene un grand nom des eacutetudes geacuteographiques de son vivant mais qui fut retenu par
lrsquohistoire avant tout pour son travail philologique et poeacutetique Les nombreux passages ougrave Strabon
rapporte comment Eacuteratosthegravene corrige des informations geacuteographiques erroneacutees chez Homegravere
sont eacutevidemment tireacutes du deacutebut de la Geacuteographie drsquoEacuteratosthegravene ougrave celui-ci se devait de laquo reacutegler
le cas raquo drsquoHomegravere crsquoest-agrave-dire de montrer drsquoembleacutee que ce dernier ne constituait pas une source
drsquoinformations sur laquelle se fonder agrave lrsquoencontre des pratiques geacuteneacuteraliseacutees des geacuteographes de
son temps Ces reacutefutations drsquoHomegravere ne sont donc pas agrave mettre au compte drsquoune attitude
reacuteprobatrice agrave la Zoiumlle par exemple Qui plus est lrsquoargument selon lequel le poegravete se destinant agrave
charmer et non agrave instruire ne fournit pas drsquoinformations mais creacutee plutocirct des fictions vient en
quelque sorte rendre superflues les reacutefutations deacutetailleacutees de la geacuteographie homeacuterique Puisque
Homegravere nrsquoavait aucune intention de deacutecrire des lieux reacuteels et puisqursquoun savoir geacuteographique est
jugeacute inutile agrave son art agrave quoi bon srsquoobstiner agrave deacutetecter des erreurs dans ses descriptions
Vraisemblablement Eacuteratosthegravene srsquoest vu dans la neacutecessiteacute de proceacuteder agrave une telle reacutefutation
drsquoHomegravere afin de convaincre ses collegravegues geacuteographes chez qui la conviction de la valeur
litteacuterale du poegravete eacutetait fermement implanteacutee
Drsquoautre part dans le cadre drsquoun eacuteventuel deacutebat avec les theacuteoriciens contemporains de la
litteacuterature le fait de deacutenoncer lrsquoignorance drsquoHomegravere pouvait avoir valeur drsquoargument secondaire
pour Eacuteratosthegravene le raisonnement eacutetant le suivant Homegravere nrsquoa pas pour but drsquoinstruire dans ses
poegravemes drsquoailleurs lrsquoeucirct-il voulu qursquoil ne lrsquoaurait pas pu nrsquoeacutetant pas en possession des
informations neacutecessaires pour le faire Lrsquoignorance drsquoHomegravere apparaicirct ainsi comme une
condition qui le contraint agrave la fiction sorte de gage de sa laquo pureteacute raquo poeacutetique Mais crsquoest avant
tout la volonteacute de ne pas faire usage de lieux connus qui deacutefinit lrsquoentreprise poeacutetique homeacuterique
qursquoEacuteratosthegravene aurait preacuteciseacutement placeacute en contraste agrave cet eacutegard avec Heacutesiode laquo Eacuteratosthegravene
preacutetend qursquoHeacutesiode prenant des renseignements sur le peacuteriple drsquoUlysse aurait appris qursquoil avait
419 Cf Schenkeveld 1976 55 laquo [W]hile from a theoretical point of view Eratosthenes has no reason to accept Homer as a sound geographer the poet actually shows he is not raquo
231
eu lieu du cocircteacute de la Sicile et de lrsquoItalie [hellip] Quant agrave Homegravere agrave lrsquoen croire il ignorait tout cela et
ne voulait nullement placer ce peacuteriple dans des endroits connus raquo (Strab 12141-7)
Lrsquoopposition entre le travail de collecte drsquoinformations auquel se serait livreacute Heacutesiode et
lrsquoindiffeacuterence historique drsquoHomegravere suggegravere eacutevidemment la distinction entre poeacutesie eacutepique et
poeacutesie didactique qursquoEacuteratosthegravene avait peut-ecirctre discuteacutee quelque part
Prenant les assertions drsquoEacuteratosthegravene au pied de la lettre Strabon lrsquoaccuse drsquoauto-contradiction
parce qursquoen deacutepit de sa conception de la poeacutesie comme invention il reconnaicirct la preacutesence de
certaines informations chez Homegravere
En outre Eacuteratosthegravene se contredit lui-mecircme [hellip] degraves le deacutebut de son traiteacute de geacuteographie il soutient que tous les auteurs anciens rivalisent drsquoardeur pour eacutetaler leur information dans ce domaine (ἅπαντας κατ ἀρχὰς φιλοτίμως ἔχειν εἰς τὸ μέσον φέρειν τὴν ὑπὲρ τῶν τοιούτων ἱστορίαν) Il cite en exemple Homegravere qui aurait fait passer dans sa poeacutesie tout ce qursquoil avait appris sur les Eacutethiopiens ou sur lrsquoEacutegypte et la Libye agrave propos de la Gregravece et des contreacutees voisines il se serait mecircme laisseacute aller agrave une complaisance excessive (καὶ λίαν περιέργως ἐξενηνοχέναι) parlant de Thisbeacute laquo riche en colombes raquo drsquoHaliarte laquo lrsquoherbeuse raquo drsquoAntheacutedon laquo la lointaine raquo de Lileacutea laquo aux sources du Ceacutephise raquo et il nrsquoaurait laisseacute eacutechapper aucune eacutepithegravete indiffeacuterente (οὐδεμίαν προσθήκην κενῶς ἀπορρίπτειν) Si lrsquoon agit ainsi cherche-t-on selon les apparences agrave captiver ou agrave instruire (12320-32)
La question rheacutetorique poseacutee par Strabon montre qursquoagrave ses yeux la preacutesence de ces eacutepithegravetes
conformes agrave la reacutealiteacute geacuteographique traduit un deacutesir drsquoinstruction de la part drsquoHomegravere ce qui
vient agrave lrsquoencontre du preacutesupposeacute drsquoEacuteratosthegravene sur la finaliteacute de la poeacutesie Mais le fait que ce
dernier attribue aux poegravetes une tendance agrave mettre en valeur leurs connaissances dans leur poeacutesie
ne signifie eacutevidemment pas qursquoil reconnaicirct en ceci une volonteacute didactique Les propos rapporteacutes
ici semblent avoir fait partie drsquoune critique stylistique drsquoHomegravere agrave qui Eacuteratosthegravene reproche
manifestement lrsquousage drsquoune surabondance drsquoeacutepithegravetes topographiques De plus si la description
physique de ces lieux est effectivement conforme agrave la reacutealiteacute cela ne change rien au principe
geacuteneacuteral drsquoEacuteratosthegravene selon lequel les poegravetes ont la liberteacute drsquoinventer ce qui leur plaicirct Autrement
dit cette concordance factuelle reste inessentielle agrave la nature de la poeacutesie qui peut librement faire
usage de faits reacuteels et inventeacutes Une telle incertitude par rapport aux sources du poegravete dans
lrsquoeacutelaboration de son mateacuteriau rend hasardeuse toute recherche drsquoinformations dans les poegravemes
drsquoougrave la prescription de ne les pas juger πρὸς τὴν διάνοιαν Dans le meacutelange de vrai et de faux
qui caracteacuterise le contenu de la poeacutesie crsquoest la preacutesence du faux qui lrsquoemporte et qui lui confegravere
globalement le statut de fiction
232
Aussi est-il naiumlf de la part de Strabon de vouloir convaincre Eacuteratosthegravene drsquoauto-contradiction
parce qursquoil accepte la veacuteriteacute des descriptions topographiques drsquoHomegravere comme si sa thegravese
initiale neacutecessitait que la totaliteacute des donneacutees homeacuteriques soient reacutefuteacutees Eacuteratosthegravene
reconnaissait bien lrsquohistoriciteacute de la guerre de Troie420 sans pour autant faire drsquoHomegravere qui traite
de ce sujet dans ses poegravemes un historien Comme lrsquoa remarqueacute Meijering (1987 59) lrsquoattitude
drsquoEacuteratosthegravene est en accord avec celle drsquoAristote dans la Poeacutetique qui reconnaicirct la leacutegitimiteacute
pour le poegravete drsquointroduire des faits reacuteels (γενόμενα) dans ses poegravemes non pas en vertu de leur
reacutealiteacute historique mais plutocirct dans la mesure ougrave les faits passeacutes parce qursquoils se sont
effectivement produits sont degraves lors aiseacutement consideacutereacutes comme possibles ou vraisemblables421
Encore lagrave la reacutealiteacute est subordonneacutee agrave la possibiliteacute qui repreacutesente la modaliteacute veacuteritable du
poeacutetique
Le fait qursquoEacuteratosthegravene ait non seulement consacreacute une part importante de ses travaux aux
eacutetudes litteacuteraires mais qursquoil ait aussi lui-mecircme eacuteteacute agrave lrsquoorigine drsquoune production poeacutetique non
deacutenueacutee de qualiteacute a quelque chose de paradoxal lorsque mis en parallegravele avec les assertions
reacutepeacuteteacutees que lui precircte Strabon voulant les poegravetes sont des laquo conteurs de sornettes raquo422 ou encore
que les poegravemes drsquoHomegravere sont des laquo racontards de vieille femme raquo423 Agrave vrai dire la faccedilon
relacirccheacutee dont Strabon rapporte les opinions des diverses autoriteacutes citeacutees dans ce contexte
(Eacuteratosthegravene Hipparque Polybe Posidonios) rend extrecircmement difficile lrsquoattribution exacte des
fragments les passages de ces auteurs et les commentaires personnels de Strabon se voyant
inextricablement emmecircleacutes tout au long de la discussion424
Il est possible que les reacutefeacuterences peacutejoratives agrave la laquo charlatanerie raquo des poegravetes soient le fait de
Strabon lui-mecircme dont lrsquoobjectif serait de montrer que les propos drsquoEacuteratosthegravene sur la nature
fictionnelle des poegravemes ont pour conseacutequence que lrsquoon doive porter un tel jugement extrecircme sur
420 La guerre de Troie eacutetait le premier eacuteveacutenement de sa Chronographie cf Pfeiffer 1968 163
421 Poet 91451b15-18
422 φλύαρον (12125)
423 ἐκεῖνα δ οὐκ ὀρθῶς ἀφαιρούμενος αὐτὸν τὴν τοσαύτην πολυμάθειαν καὶ τὴν ποιητικὴν γραώδη μυθολογίαν ἀποφαίνων ᾗ δέδοται πλάττειν φησίν ὃ ἂν αὐτῇ φαίνηται ψυχαγωγίας οἰκεῖον (12349-50)
424 Cf Roller 2010 8 Ce pheacutenomegravene est illustreacute par le texte citeacute agrave la note preacuteceacutedente ougrave lrsquoon ne voit pas exactement la porteacutee de la citation signaleacutee par lrsquoincise φησίν faut-il la limiter aux mots laquo il lui est permis de forger tout ce qui lui semble propre agrave captiver raquo ou bien inclure la proposition laquo sa poeacutesie est une histoire de vieille femme raquo
233
Homegravere Strabon pourrait ainsi avoir produit une extension aux poegravetes des critiques
qursquoEacuteratosthegravene aurait en fait adresseacutees aux exeacutegegravetes des poegravetes425 laquo Eacuteratosthegravene se trompe
grandement quand il traite de hacircbleurs les commentateurs de lrsquoOdysseacutee et le poegravete lui-mecircme raquo
(1277-8) ndash faccedilon de dire que la neacutegation de la valeur du travail des exeacutegegravetes qui tentent de
retracer une veacuteriteacute historique par la proclamation de la fiction inteacutegrale des poegravemes revient agrave
condamner le travail du poegravete lui-mecircme ndash du moins dans la perspective de Strabon qui valorise
les poegravemes homeacuteriques avant tout pour lrsquoinformation qui srsquoy trouve
Si toutefois ces expressions neacutegatives ont bien eacuteteacute utiliseacutees par Eacuteratosthegravene lui-mecircme il faut
probablement les attribuer agrave son attitude franche et iconoclaste426 plutocirct qursquoagrave un reacuteel deacutesir de
deacutenigrer le travail des poegravetes le fait de proclamer haut et fort que les poegravemes (homeacuteriques en
particulier) nrsquoavaient aucune preacutetention agrave la veacuteriteacute constituait deacutejagrave un geste provocateur et les
appellations de laquo hacircbleurs raquo ironiquement donneacutees aux poegravetes ne sont probablement rien de plus
drsquoune provocation suppleacutementaire Il nrsquoy aurait rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoait eacutechappeacute agrave la candeur
de Strabon le caractegravere sarcastique des propos drsquoEacuterastosthegravene qui est au mieux illustreacute par son
fameux trait laquo lrsquoon trouvera le lieu des errances drsquoUlysse le jour ougrave lrsquoon deacutecouvrira le bourrelier
qui a cousu lrsquooutre des vents raquo (citeacute par Strabon 121521-23) Pour Strabon qui souscrit agrave lrsquoideacutee
populaire selon laquelle le bon poegravete est neacutecessairement un homme vertueux427 le caractegravere
volontairement mensonger qursquoEacuteratosthegravene precircte aux poegravetes agrave Homegravere en particulier constitue agrave
la fois une condamnation morale et une neacutegation de la valeur poeacutetique Il nrsquoest pas impossible
que les termes moralement connoteacutes de laquo menteurs raquo ou de laquo hacircbleurs raquo aient eacuteteacute preacuteciseacutement
choisis par Eacuteratosthegravene dans le but de bousculer les tenants de cette conception reacutepandue428
Plus troublant encore que les insultes apparentes qursquoil aurait envoyeacutees aux poegravetes est le constat
du style particulier des poegravemes drsquoEacuteratosthegravene qui du moins drsquoapregraves ce qursquoon en peut
425 Cf Pfeiffer 1968 166 laquo To the scientific rationalistic mind of Eratosthenes the unrealities in Homeric geography were obvious He did not blame the poet the fault was in the interpreters [hellip] raquo
426 Cf Grube 1965 127-8 laquo He seems to have been unimpressed by tradition and to have expressed himself vigorously raquo
427 Cf 12514-19 laquo Car nous ne parlons pas de la valeur des poegravetes comme nous ferions de celle des charpentiers ou des forgerons qui nrsquoest lieacutee agrave aucune consideacuteration de beauteacute ou de noblesse la valeur du poegravete au contraire est inseacuteparable de la valeur de lrsquohomme pour ecirctre un poegravete de qualiteacute il faut drsquoabord ecirctre un homme de qualiteacute raquo
428 Il sera question dans la seconde partie de cette thegravese de la conception endosseacutee par Strabon qui combine la valeur morale de la poeacutesie et lrsquoidentification de lrsquoœuvre agrave lrsquohomme
234
reconstituer eacutetaient teinteacutes drsquoune forte tendance didactique ndash ce qui contredit apparemment sa
deacuteclaration de principe laquo ψυχαγωγίας οὐ διδασκαλίας raquo429 Ce problegraveme qui touche agrave la
question ardue de la relation entre le travail de poegravete et celui de critique chez les premiers eacuterudits
alexandrins excegravede toutefois les limites de cette eacutetude en principe consacreacutee aux seuls travaux
relevant de la critique ancienne
Si lrsquoon met de cocircteacute son travail de poegravete Eacuteratosthegravene le critique souscrit donc agrave une conception
de la poeacutesie baseacutee sur le divertissement et la fiction Or ce dernier eacuteleacutement est au centre de
lrsquoapproche drsquoAristarque qui partage non seulement lrsquoesprit mais aussi parfois le deacutetail des
positions drsquoEacuteratosthegravene Crsquoest le cas en ce qui concerne le deacutebat ancien sur les lieux des errances
drsquoUlysse qursquoAristarque suivant son aicircneacute Eacuteratosthegravene et suivi par son disciple Apollodore430
deacuteclare imaginaires
πρὸς τὰ περὶ τῆς πλάνης ὅτι πόρρω που ἐν ἐκτετοπισμένοις τόποις ἀορίστοις φησὶ γοῦν τηλόθι που τὴν νῆσον εἶναι καὶ πρὸς τὰ περὶ Ὀλύμπου σεσημείωται εἰ γὰρ μὴ ἀπὸ Μακεδονίας ὁ θεὸς ἐξορμᾷ ἀλλ ἄνωθεν ἐξ οὐρανοῦ οὐκ ἂν πολλὴν ἐπῆλθεν ἕως εἰς τὴν νῆσον παραγένηται ἀλλ εὐθὺς βουληθεὶς κατὰ κάθετον γενόμενος
Le symbole pointe vers les discussions concernant le voyage drsquoUlysse parce qursquoil srsquoest deacuterouleacute quelque part au loin en des lieux eacutetrangers et indeacutetermineacutes En tout cas il dit que lrsquoicircle de Calypsocirc se trouve quelque part laquo au loin raquo Et on signale aussi les discussions concernant lrsquoOlympe En effet si le dieu ne srsquoeacutetait pas eacutelanceacute drsquoun endroit en Maceacutedoine mais plutocirct du haut du ciel il nrsquoaurait pas voyageacute longtemps avant drsquoatteindre lrsquoicircle mais aussitocirct deacutecideacute il srsquoy serait rendu par la verticale (schol PQ Od 555)
Mecircme agrave travers la restitution hautement critique de Strabon Eacuteratosthegravene apparaicirct ainsi comme
un esprit drsquoune grande originaliteacute dont les prises de position dans le domaine de la theacuteorie
litteacuteraire eacutetaient suffisamment radicales pour exiger une reacuteaction ndash positive ou neacutegative ndash de la
part de ses successeurs Parmi ceux-ci il faut certainement ranger Aristarque au nombre de ceux
qui adoptent une attitude plus conforme au preacutesupposeacute fondamental de la poeacutetique drsquoEacuteratosthegravene
qursquoagrave la recherche obstineacutee de la veacuteriteacute homeacuterique qui apregraves avoir domineacute les enquecirctes
historiques a persisteacute de faccedilon geacuteneacuteraliseacutee apregraves Eacuteratosthegravene et apregraves Aristarque lui-mecircme431
429 Cf Pfeiffer 1968 169
430 Cf Lehrs 1882 243 Pfeiffer 1968 259 Buonajuto 1996
431 Cf Pfeiffer 1968 167 sur lrsquoindiffeacuterence geacuteneacuteraliseacutee de la posteacuteriteacute drsquoEacuteratosthegravene envers ses arguments
Partie II Les voix poeacutetiques
Comme il a eacuteteacute reacutepeacuteteacute agrave de nombreuses reprises dans la premiegravere partie de cette thegravese lrsquoapport
le plus substantiel apporteacute par Aristote au deacuteveloppement de la reacuteflexion grecque sur la nature du
discours poeacutetique est certainement la reconnaissance agrave ce dernier drsquoun statut propre
incommensurable avec celui des autres types de discours Or parmi les multiples traits qui le
caracteacuterisent la polyphonie du discours poeacutetique ndash par quoi je deacutesigne son aptitude agrave faire
entendre une pluraliteacute de contenus discursifs parallegraveles indeacutependants et plus ou moins
hieacuterarchiseacutes ndash contribue largement agrave sa speacutecificiteacute
Conformeacutement agrave la meacutethode suivie preacuteceacutedemment lrsquoobjet de cette seconde partie sera de
montrer drsquoune part qursquoAristote est agrave lrsquoorigine de la rupture entre la conception archaiumlque et
classique du poegravete comme proprieacutetaire de la totaliteacute des ideacutees exposeacutees dans son œuvre et celle
sinon helleacutenistique du moins alexandrine du poegravete comme metteur en scegravene drsquoune pluraliteacute de
discours et drsquoautre part qursquoAristarque est lrsquoheacuteritier direct de cette rupture
Chapitre 5 Aristote et la figure du poegravete
Dans ce chapitre lrsquoapproche aristoteacutelicienne sur le lien entre le poegravete et son œuvre sera
examineacutee de deux points de vue 1) les postulats theacuteoriques tels qursquoon les trouve exposeacutes dans la
Poeacutetique et 2) les applications pratiques de ces postulats dans la critique poeacutetique et la
zeacuteteacutematique
Section (i) Lrsquoideacuteal mimeacutetique drsquoAristote
Dans un chapitre anteacuterieur (chap 3 section 1) il a eacuteteacute question de la conceptualisation
aristoteacutelicienne de la mimecircsis et de ses conseacutequences sur le type de lecture adapteacute aux textes
poeacutetiques Dans la preacutesente section je reviendrai sur ce concept fondamental mais en me
concentrant cette fois sur la signification qursquoil revecirct du point de vue du rapport entre lrsquoauteur et sa
composition
(a) Platon et le masque poeacutetique
Ici encore Platon constitue un preacutedeacutecesseur important drsquoAristote Dans les analyses
proto-narratologiques qui se trouvent dans la Reacutepublique on voit Socrate srsquointeacuteresser aux modes
de composition utiliseacutes par les poegravetes distingueacutes en fonction du niveau drsquoimplication de ces
derniers dans le processus mimeacutetique Cela reacutesulte en la distinction ceacutelegravebre entre trois types
drsquoexpression poeacutetique le narratif le mimeacutetique et le genre mixte (cf 392d ἤτοι ἁπλῇ διηγήσει
ἢ διὰ μιμήσεως γιγνομένῃ ἢ δι ἀμφοτέρων) Lrsquoexposeacute purement narratif dans lequel il nrsquoest
fait aucun usage du discours direct est speacutecialement associeacute au dithyrambe lrsquoimitation pure agrave la
comeacutedie et la trageacutedie et la forme mixte agrave lrsquoeacutepopeacutee (394c)
Malgreacute les allures modernes que lrsquoon precircte parfois agrave cette distinction eacuteleacutementaire pour la
theacuteorie de la narration lrsquoanalyse qui lrsquoaccompagne deacutemontre que Platon reste attacheacute agrave une
conception plutocirct traditionnelle du rapport entre le poegravete et son poegraveme Comme lrsquoa deacutefendu E
237
Havelock (1963 21) Platon ne srsquointeacuteresse pas tant ici agrave la distinction formelle entre des genres
litteacuteraires comme la trageacutedie et lrsquoeacutepopeacutee qursquoaux modes communicatifs par lesquels ces divers
poegravemes rejoignent leur public le cadre dans lequel il opegravere est celui drsquoune culture orale ougrave les
œuvres poeacutetiques sont le plus souvent incarneacutees par la voix drsquoun interpregravete
Tant dans la Reacutepublique que dans le dialogue de jeunesse Ion les descriptions du processus de
composition poeacutetique tendent drsquoailleurs agrave amalgamer les figures de lrsquoauteur de lrsquointerpregravete et du
public dans la mesure ougrave tous participent de lrsquoeacutemoi susciteacute par le reacutecit et veacutecu par les
personnages fictifs Dans lrsquoIon Socrate deacutecrit la faccedilon dont le poegravete mis en branle par une
inspiration divine transmet un certain eacutetat drsquoesprit agrave lrsquointerpregravete lequel le transmet ensuite aux
auditeurs agrave la faccedilon drsquoun pheacutenomegravene magneacutetique Dans son argumentation principale qui
consiste agrave montrer que lrsquoactiviteacute professionnelle drsquoIon ne relegraveve pas drsquoun art il confond
constamment les rocircles du poegravete et du rhapsode affirmant nonchalemment que laquo tout ccedila appartient
en quelque sorte agrave la poeacutesie raquo (cf 532c ποιητικὴ γάρ πού ἐστιν τὸ ὅλον) et attribuant
ironiquement la sagesse agrave un groupe indiffeacuterencieacute constitueacute par laquo les rhapsodes les acteurs et
ceux dont [ils] chant[ent] les poegravemes raquo (532d) crsquoest-agrave-dire les poegravetes De plus comme le
remarque P Murray (1996 106) en deacutepit du fait qursquoIon insiste sur la supeacuterioriteacute drsquoHomegravere sur
les autres poegravetes en ce qui a trait agrave la faccedilon de srsquoexprimer Socrate ignore ce deacutetail tout au long du
dialogue et srsquoobstine agrave le questionner sur les sujets crsquoest-agrave-dire le contenu des poegravemes
homeacuteriques
Dans la Reacutepublique ougrave la notion drsquoinspiration est mise de cocircteacute lrsquoessentiel des deacuteveloppements
portent sur les effets et les dangers de lrsquoactiviteacute mimeacutetique tant sur le poegraveteinterpregravete que sur son
public Socrate semble prendre tregraves au seacuterieux lrsquoideacutee selon laquelle le poegravete ou lrsquointerpregravete au
cours de la composition ou de la performance devient lui-mecircme ses personnages par lrsquoeffet
drsquoune identification pouvant mecircme avoir des reacutepercussions agrave long terme sur la personnaliteacute de
lrsquoimitateur La conception platonicienne ainsi centreacutee sur la performance ne permet pas de
reacutealiser une veacuteritable rupture entre lrsquoauteur et sa creacuteation le personnage investit en quelque
sorte le monde du poegravete qui lrsquoa mis en scegravene Crsquoest la raison pour laquelle un homme de valeur
ne peut consentir que difficilement agrave imiter un objet meacutediocre tel le comportement drsquoun homme
bas de peur de voir sa propre personne affecteacutee par la nature infeacuterieure de la chose imiteacutee (cf
396c) De mecircme cette ressemblance connaturelle entre lrsquoimitateur et son imitation explique
vraisemblablement la speacutecialisation des poegravetes dans certains genres crsquoest-agrave-dire lrsquoincapaciteacute des
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auteurs de trageacutedies agrave composer des comeacutedies et vice versa ces types de poegravemes eacutetant pourtant
laquo les deux imitations qui paraissent drsquoune certaine maniegravere si proches lrsquoune de lrsquoautre raquo (395a)
Encore une fois on voit que les caracteacuteristiques narratologiques (la forme dramatique) sont
relativement inimportantes pour rendre compte du rapport entre poegravete et personnage la comeacutedie
et la trageacutedie mecircme si elles usent du mecircme mode mimeacutetique conviennent agrave des individus de
qualiteacute opposeacutee en raison du contenu moral incarneacute par les acteurs des deux genres
Mais cette identification entre poegravete et personnage est parfois deacutecrite en termes inverseacutes Au
lieu de parler drsquoune forme de possession du poegravete par son personnage Platon se reacutefegravere parfois au
recours que fait Homegravere agrave la narration et agrave lrsquoimitation comme agrave des proceacutedeacutes respectivement
consacreacutes au deacutevoilement et au camouflage du poegravete Dans les passages narratifs laquo le poegravete parle
en son nom propre (λέγει τε αὐτὸς ὁ ποιητής) et nrsquoentreprend pas drsquoorienter notre penseacutee dans
un autre sens comme si crsquoeacutetait un autre que lui-mecircme qui parlait (ὡς ἄλλος τις ὁ λέγων ἢ
αὐτός) raquo En revanche dans les passages imitatifs laquo il calque autant que possible sa faccedilon de
srsquoexprimer sur celle de chacun de ceux agrave qui nous preacutevient-il il va donner la parole raquo laquo parle
comme srsquoil eacutetait lui-mecircme Chrysegraves et srsquoefforce de nous donner lrsquoillusion que ce nrsquoest pas
Homegravere qui srsquoexprime (ὢν ὁ Χρύσης λέγει καὶ πειρᾶται ἡμᾶς ὅτι μάλιστα ποιῆσαι μὴ
Ὅμηρον δοκεῖν εἶναι τὸν λέγοντα) raquo (393a-c)432 De mecircme dans un passage ceacutelegravebre des Lois
(719c) ougrave la poeacutesie est deacutecrite comme le produit agrave la fois de lrsquoinspiration et de lrsquoart Platon
compare la situation du poegravete laquo forceacute de se contredire souvent lorsqursquoil repreacutesente des hommes
dont les dispositions srsquoopposent les unes aux autres raquo au leacutegislateur qui se doit de conserver sur
un mecircme sujet un discours invariable Encore ici lrsquoideacutee drsquoune auto-contradiction chez le poegravete
suppose que les divers propos tenus par ses personnages appartiennent tous au mecircme locuteur
Les diverses descriptions platoniciennes de lrsquoactiviteacute poeacutetique ne laissent donc que peu de
place agrave une reconnaissance de lrsquoindeacutependance formelle des personnages par rapport au narrateur
et au poegravete Il semble que pour Platon la composition poeacutetique consiste fondamentalement en
432 Une scholie au deacutebut du Catalogue des vaisseaux qui se reacuteclame explicitement de Platon reprend cette ideacutee avec encore plus de force arguant que le poegravete utilise ses personnages pour se mettre en valeur laquo Selon Platon il y a trois formes de discours la forme dramatique ougrave le poegravete se met constamment en valeur avec les caractegraveres des personnages mis de lrsquoavant la forme amimeacutetique comme celle qursquoutilise Phocylide et la forme mixte comme celle drsquoHeacutesiode raquo (τρεῖς δέ φησιν ὁ Πλάτων λόγων ἰδέας δραματικήν ἔνθα ὁ ποιητὴς συνεχῶς εὐδοκιμεῖ τοῖς ἤθεσι τῶν ὑποκειμένων προσώπων ἀμίμητον ὡς τὴν Φωκυλίδου μικτήν ὡς τὴν Ἡσιόδου) (schol b Il 2494-877 ex)
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une expression personnelle de lrsquoauteur que celui-ci srsquoaffiche ouvertement par lrsquousage de la
narration ou qursquoil le fasse en se laquo camouflant raquo (cf 393c ἀποκρύπτοιτο ὁ ποιητής) lorsqursquoil
fait parler des personnages Lrsquoutilisation du mode direct ou indirect est une variable somme toute
superficielle puisqursquoil srsquoagit dans tous les cas de preacutesenter un discours univoque parce
qursquoultimement issu drsquoune seule et mecircme personne le poegravete (Le fait qursquoaux yeux de Platon la
poeacutesie se deacutefinit avant tout par son contenu et non comme peut le laisser croire la theacuteorie
narratologique de la Reacutepublique par sa forme est confirmeacute par la faccedilon dont Socrate dans le
Theacuteeacutetegravete (152e) deacutesigne spontaneacutement la trageacutedie et la comeacutedie comme les deux parties de la
poeacutesie (τῆς ποιήσεως ἑκατέρας) attachant agrave la seconde le nom drsquoEacutepicharme et agrave la premiegravere
celui drsquoHomegravere qui formellement nrsquoest pourtant pas un trageacutedien) Les eacuteleacutements
narratologiques de la Reacutepublique viennent donc avant tout servir le portrait platonicien de la
personnaliteacute intellectuelle du poegravete un locuteur ayant des ideacutees bien preacutecises agrave transmettre et
recourant agrave cette fin agrave une multipliciteacute drsquoartifices langagiers et mimeacutetiques
(b) Poeacutetique de lrsquoabsence
La distinction eacuteleacutementaire entre le genre narratif et le genre mimeacutetique est reacutecupeacutereacutee par
Aristote dans la Poeacutetique ougrave ils repreacutesentent les deux modaliteacutes possibles du laquo comment raquo de
lrsquoimitation
Il y a encore une troisiegraveme diffeacuterence entre ces arts le mode selon lequel on peut repreacutesenter chaque objet En effet il est possible de repreacutesenter les mecircmes objets et par les mecircmes moyens tantocirct comme narrateur (ὁτὲ μὲν ἀπαγγέλλοντα) ndash que lrsquoon devienne autre chose (crsquoest ainsi qursquoHomegravere compose) ou qursquoon reste le mecircme sans se transformer ndash ou bien tous peuvent en tant qursquoils agissent effectivement ecirctre les auteurs de la repreacutesentation (Poet 31448a19-24)
Dans un passage posteacuterieur Aristote deacutemontre toutefois qursquoil srsquoeacuteloigne de la position
platonicienne selon laquelle le narrateur du genre mixte mecircme lorsqursquoil utilise le discours direct
et incarne divers personnages se trouve constamment derriegravere ces personnages Agrave lrsquoideacutee de
camouflage Aristote substitue celle drsquoun retrait du poegravete lequel donne libre cours agrave lrsquoexpression
du personnage
Il y a bien des raisons de louer Homegravere mais il le meacuterite surtout parce qursquoil est le seul des poegravetes agrave ne pas ignorer ce qursquoil doit prendre personnellement agrave son propre compte (ὃ δεῖ ποιεῖν αὐτόν) en effet le poegravete doit parler le moins possible en son nom personnel (αὐτὸν γὰρ δεῖ τὸν ποιητὴν ἐλάχιστα λέγειν) puisque ce faisant il ne repreacutesente pas (οὐ γάρ ἐστι κατὰ ταῦτα μιμητής) Or