une brève histoire des sièges éjectables · montrent qu’entre 7 % et 10 % des pion-niers...

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Le Piège n° 231 - janvier 2018 Revue des anciens élèves de l’École de l’air Jean-Pierre Casamayou (70 - Delfino) Ce court historique devrait satisfaire la curiosité de lecteurs qui veulent en savoir plus sur les sièges éjectables après le précédent article sur Martin et Baker. Une brève histoire des sièges éjectables 16 L a question de la sauvegarde des pilotes est abordée dès les débuts de l’aviation, quand les statistiques montrent qu’entre 7 % et 10 % des pion- niers laissent leur vie dans les accidents aériens. D’où l’idée d’utiliser le parachute dessiné par Léonard de Vinci en 1485 et inauguré par André-Jacques Garnerin le 22 octobre 1797, à partir d’un ballon vo- lant à 1 000 m d’altitude au-dessus du parc Monceau 1 . Le premier saut à partir d’un avion est effectué le 1 er mars 1912 par le capitaine Albert Berry 2 , au-dessus de Jefferson Bar- raks dans le Missouri, à partir d’un bi- plan Benoist. Puis, le 19 août 1913, c’est au tour du Français Célestin Adolphe Pé- goud de sauter au-dessus de l’aérodrome de Châteaufort, dans les Yvelines, d’un Blériot XI (détruit après le saut) à l’aide d’un parachute disposé sur le haut du fu- selage. Si le parachute donne satisfaction, encore faut-il résoudre le problème de la sortie du pilote avec son parachute hors du cockpit de l’avion. Le temps des inventeurs Il semble que le premier à imaginer un système d’éjection réaliste soit le Fran- çais Gaston Hervieu. Le 22 février 1911 ce dernier teste avec succès un disposi- tif d’ouverture automatique de parachute (un simple levier qui lance le parachute en entraînant le pilote hors du cockpit) après avoir hissé un fuselage d’aéroplane muni d’un siège équipé de son dispositif, en haut de la tour Eiffel. Le 12 décembre 1912 a lieu une autre grande première au-dessus du champ d’aviation d’Issy-les-Moulineaux : un mannequin du poids d’un homme, équipé d’un parachute, est éjecté d’un avion en vol à l’aide d’un petit canon. Cette expé- rience est due au baron Adolf Odkolek von Újezd, un officier de l’armée austro- hongroise, également inventeur connu pour avoir amélioré le fonctionnement des premières mitrailleuses. Il devait re- commencer cette expérience à Aspen et à Baden sans qu’une suite à ces essais soit donnée. En Grande-Bretagne un premier brevet d’un système d’éjection d’un pilote est dé- posé en 1916 par un certain Everard Cal- throp, ingénieur des chemins de fer. Très touché par la mort de son ami Charles Rolls (de Rolls-Royce) lors du crash de son biplan Wright Flyer, le 12 juillet 1910 lors du meeting de Bournemouth, il ima- gine le premier système d’éjection d’un pi- lote. Une commande fait basculer le siège du pilote vers l’arrière et un puissant jet d’air comprimé projette et gonfle un pa- rachute qui extrait le pilote hors de son avion et le ramène au sol. À noter qu’un autre Britannique, George Prensiel, ex- périmente, en 1912, un système similaire monté sur une automobile. Mais aucun de ces systèmes n’est utilisé pendant la Grande Guerre, les équipages n’empor- tant pas de parachute, à l’exception des observateurs des ballons captifs. En France, l’inventeur roumain Anas- tase Dragomir teste avec succès, le 25 août 1929 à Orly, un « cockpit éjectable » à partir d’un Farman piloté par le pion- nier Maurice Bossoutrot. De retour dans son pays il répète les essais à Bucarest et poursuit les études sur son concept jusque dans les années cinquante, sans qu’il y ait une réalisation concrète. En 1960 il dé- pose néanmoins un nouveau brevet pour des cabines d’éjection destinées à des avions de transport. Les premiers sièges opérationnels Au début des années trente, des ingé- nieurs travaillant chez le constructeur allemand Junkers sont les premiers à dépo- ser le brevet d’un siège éjectable propulsé par une charge explosive. Mais c’est Hein- kel qui, le premier, va équiper ses avions avec un siège éjectable de sa conception, fonctionnant d’abord à l’air comprimé puis avec des cartouches explosives. Le Heinkel He-176, prototype d’avion à moteur-fusée de 1939, reçoit un siège éjectable, puis c’est au tour des Heinkel He-280, dont seule- Histoire Le He-219A fut l’un des premiers avions de combat à recevoir des sièges éjectables.

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Page 1: Une brève histoire des sièges éjectables · montrent qu’entre 7 % et 10 % des pion-niers laissent leur vie dans les accidents aériens. D’où l’idée d’utiliser le parachute

Le Piège n° 231 - janvier 2018 Revue des anciens élèves de l’École de l’air

Jean-Pierre Casamayou (70 - Delfino)

Ce court historique devrait satisfaire la curiosité de lecteurs qui veulent en savoir plus sur les sièges éjectables après le précédent article sur Martin et Baker.

Une brève histoire des sièges éjectables

16

La question de la sauvegarde des pilotes est abordée dès les débuts de l’aviation, quand les statistiques

montrent qu’entre 7 % et 10 % des pion-niers laissent leur vie dans les accidents aériens. D’où l’idée d’utiliser le parachute dessiné par Léonard de Vinci en 1485 et inauguré par André-Jacques Garnerin le 22 octobre 1797, à partir d’un ballon vo-lant à 1 000 m d’altitude au-dessus du parc Monceau1.

Le premier saut à partir d’un avion est effectué le 1er mars 1912 par le capitaine Albert Berry2, au-dessus de Jefferson Bar-raks dans le Missouri, à partir d’un bi-plan Benoist. Puis, le 19 août 1913, c’est au tour du Français Célestin Adolphe Pé-goud de sauter au-dessus de l’aérodrome de Châteaufort, dans les Yvelines, d’un Blériot XI (détruit après le saut) à l’aide d’un parachute disposé sur le haut du fu-selage. Si le parachute donne satisfaction, encore faut-il résoudre le problème de la sortie du pilote avec son parachute hors du cockpit de l’avion.

Le temps des inventeursIl semble que le premier à imaginer un

système d’éjection réaliste soit le Fran-çais Gaston Hervieu. Le 22 février 1911 ce dernier teste avec succès un disposi-tif d’ouverture automatique de parachute (un simple levier qui lance le parachute en entraînant le pilote hors du cockpit) après avoir hissé un fuselage d’aéroplane muni d’un siège équipé de son dispositif, en haut de la tour Eiffel.

Le 12 décembre 1912 a lieu une autre grande première au-dessus du champ

d’aviation d’Issy-les-Moulineaux : un mannequin du poids d’un homme, équipé d’un parachute, est éjecté d’un avion en vol à l’aide d’un petit canon. Cette expé-rience est due au baron Adolf Odkolek von Újezd, un officier de l’armée austro-hongroise, également inventeur connu pour avoir amélioré le fonctionnement des premières mitrailleuses. Il devait re-commencer cette expérience à Aspen et à Baden sans qu’une suite à ces essais soit donnée.

En Grande-Bretagne un premier brevet d’un système d’éjection d’un pilote est dé-posé en 1916 par un certain Everard Cal-throp, ingénieur des chemins de fer. Très touché par la mort de son ami Charles Rolls (de Rolls-Royce) lors du crash de son biplan Wright Flyer, le 12 juillet 1910 lors du meeting de Bournemouth, il ima-gine le premier système d’éjection d’un pi-lote. Une commande fait basculer le siège du pilote vers l’arrière et un puissant jet d’air comprimé projette et gonfle un pa-rachute qui extrait le pilote hors de son avion et le ramène au sol. À noter qu’un autre Britannique, George Prensiel, ex-périmente, en 1912, un système similaire monté sur une automobile. Mais aucun de ces systèmes n’est utilisé pendant la

Grande Guerre, les équipages n’empor-tant pas de parachute, à l’exception des observateurs des ballons captifs.

En France, l’inventeur roumain Anas-tase Dragomir teste avec succès, le 25 août 1929 à Orly, un « cockpit éjectable » à partir d’un Farman piloté par le pion-nier Maurice Bossoutrot. De retour dans son pays il répète les essais à Bucarest et poursuit les études sur son concept jusque dans les années cinquante, sans qu’il y ait une réalisation concrète. En 1960 il dé-pose néanmoins un nouveau brevet pour des cabines d’éjection destinées à des avions de transport.

Les premiers sièges opérationnels

Au début des années trente, des ingé-nieurs travaillant chez le constructeur allemand Junkers sont les premiers à dépo-ser le brevet d’un siège éjectable propulsé par une charge explosive. Mais c’est Hein-kel qui, le premier, va équiper ses avions avec un siège éjectable de sa conception, fonctionnant d’abord à l’air comprimé puis avec des cartouches explosives. Le Heinkel He-176, prototype d’avion à moteur-fusée de 1939, reçoit un siège éjectable, puis c’est au tour des Heinkel He-280, dont seule-

Histoire

Le He-219A fut l’un des premiers avions de combat à recevoir des sièges éjectables.

Page 2: Une brève histoire des sièges éjectables · montrent qu’entre 7 % et 10 % des pion-niers laissent leur vie dans les accidents aériens. D’où l’idée d’utiliser le parachute

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ment neuf exemplaires seront construits. C’est de ce biréacteur qu’Helmut Schenk s’éjecte le 13 janvier 1943, devenant ainsi le premier pilote « éjecté » de l’histoire. Trois autres chasseurs de la Luftwaffe sont en-suite équipés de sièges éjectables : les chas-seurs de nuit bimoteurs Heinkel He-219 (288 construits), les monoréacteurs Hein-kel He-162 Volksjäger (320 construits) et les push-pull Do-335 Pfeil3 (38 construits). On estime à une soixantaine le nombre de pilotes allemands qui se sont éjectés pen-dant le second conflit mondial.

Autre pionnier du siège éjectable, la Suède qui, dès 1941, équipe ses Saab J-21 de sièges éjectables à cartouches explo-sives mis au point par Bofors. La première éjection en situation d’urgence a lieu le 29 juillet 1949 d’un J-21 de la Flygvap-net. Mais c’est en Grande-Bretagne que le siège éjectable moderne, avec les tra-vaux de la société Martin-Baker, dirigée par sir James Martin, reçoit ses lettres de noblesse4.

Les ingénieurs de Martin-Baker optent pour un siège propulsé par une charge ex-plosive suivant l’exemple allemand. Après deux centaines d’essais concluants au sol, le parachutiste d’essais Bernard Lynch exécute sa première éjection à partir d’un Gloster Meteor, le 24 juillet 1946. Par la suite il effectue une trentaine d’autres éjections. La première éjection opération-nelle a lieu le 30 mai 1949, quand le pi-lote d’essais John Oliver Lancaster doit abandonner son prototype d’aile volante, Armstrong Whitworth AW-52, devenue incontrôlable.

De leur côté, les États-Unis ne restent pas inactifs et équipent leurs chasseurs à réaction de sièges éjectables conçus par les constructeurs d’avions eux-mêmes : Republic, Douglas, Lockheed, McDonnell, etc. Le premier essai est effectué le 17 août 1946 par le sergent Lawrence Lambert à partir d’un P-61, et la première éjection d’urgence en juillet 1948 par le général Edmund Edwards d’un F-84 Sabre.

Mais, petit à petit, ces fabrications sont laissées à un seul industriel : McDon-nell Douglas, lequel revend cette acti-vité à l’équipementier BF Goodrich, aujourd’hui chez UTC Aerospace, qui commercialise ses sièges sous la marque Aces (Advanced concept ejection seat). Ces sièges made in USA équipent en ma-jorité des avions de l’US Air Force tandis que ceux de la Navy et du Marine Corps sont équipés de sièges Martin-Baker. Un choix dû aux performances du siège bri-tannique bien meilleures en cas d’éjec-tion pendant les phases de vol critiques à basse altitude et basse vitesse. Outre les sièges éjectables (dont certains se tirent vers le bas comme sur les F-104 et les B-52), les Américains développent aussi

des capsules individuelles (B-58) ou col-lectives (B-70, F-111) éjectables.

L’expérience françaiseEn France, le premier essai d’un siège

éjectable est réalisé le 9 juin 1948 au CEV de Brétigny par le lieutenant Robert Car-tier, parachutiste d’essais de l’Armée de l’air, sur un siège Martin-Baker à partir d’un Gloster Meteor britannique. Il avait été précédé, le 28 février, par un premier essai sur le terrain de Martin-Baker de Chalgrove en Grande-Bretagne, toujours à partir du Meteor du constructeur. Le lieutenant Cartier récidive le 19 juin à la vitesse de 450 kts, ce qui constitue alors le record du monde de vitesse pour un essai d’éjection5.

Par la suite, les entreprises nationales SNCASE et SNCASO se lancent elles aussi dans la construction de sièges éjec-tables. La SNCASO, sous l’impulsion de l’un de ses ingénieurs qui devait devenir très célèbre, Lucien Servanty, crée un dé-partement « sièges éjectables ». En jan-vier 1951, sur la base aérienne d’Orléans Bricy, l’adjudant-chef André Allemand6 effectue avec succès la première éjection avec un siège français. Ce nouveau-né sera le premier d’une longue série allant du type E 86 au type EI 30, sièges qui équiperont les premiers chasseurs natio-naux (Vautour, Ouragan et premiers Mys-tère IV). Le 23  janvier 1953, le Mistral n°98, le premier équipé de siège éjectable en série, s’écrase au sol, mais son pilote, Jean Boulet, est sauvé grâce à son siège. À partir de 1959, les sièges de conception française sont abandonnés au profit des sièges éjectables Martin-Baker, fournis par sa filiale française SEMMB.

Enfin, du côté de l’est, la démarche fut la même qu’aux États-Unis. En s’inspi-rant des travaux allemands, la firme MiG développa ses propres sièges et le premier

essai fut réalisé par GA Kondraschow à partir d’un Pe-2, le 24 juin 1947. Après un essai satisfaisant sur MiG-9 un an plus tard, le siège MiG est adopté pour tous les avions de combat russes. Au début des années quatre-vingt, il est décidé d’uni-formiser les sièges éjectables et de confier leur fabrication à la firme NPP Zvezda, qui fournissait déjà tous les équipements de protection des équipages (combinai-sons anti-g, scaphandres spatiaux, etc.) depuis 1952. Leur modèle K-36, dont on a pu vérifier l’excellent comportement à plusieurs reprises au Salon du Bourget, est considéré comme le meilleur siège au monde. Au point que les États-Unis ont envisagé un moment de l’adopter pour leurs F-22 et F-35.

1- Deux ans plus tard, c’est au tour de la première femme d’expérimenter le saut en parachute, Jeanne Labrosse, qui devait devenir Mme Garnerin. 2- Ce titre de premier saut d’un avion est contesté par Grant Morton qui affirme avoir sauté d’un Wright Model B (biplace) à la fin de 1911 au-dessus de la plage de Venice, en Californie.3- Le Pfeil possédait également un système explosif qui coupait l’hélice arrière afin de protéger le pilote dont le siège était expulsé par de l’air comprimé.4- Cf. Le Piège n°229 p. 16.5- L’éjection à la plus haute vitesse se produisit à Mach 3,5 le 30 juillet 1966, après la collision entre un M-21 (version modifiée du SR-71) et son drone D-21. Le pilote a survécu mais l’opérateur arrière fut noyé par l’eau de mer qui avait rempli son scaphandre stratos-phérique après sa descente dans le Pacifique. 6- Gravement blessé lors d’un essai en 1952, André Alle-mand devait poursuivre sa carrière dans la diplomatie et l’écriture de romans, dont Parachutiste d’essais.

Bernard Lynch, parachutiste d’essais de Martin-Baker.

Le siège éjectable du baron von Újezd testé à Issy-les-Moulineaux en 1912.