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CHAPITRE III Les enjeux de la concentration dans l’édition Nous allons nous attacher à déconstruire les enjeux des processus de concentration dans l’édition, d’une part, puis, par extension, au sein du secteur de la diffusion et de la distribution ainsi que dans les canaux de vente. Nous décryp- terons les différentes logiques et stratégies mises en place au sein des groupes, pouvant conduire à uniformiser la produc- tion. Nous verrons de quelle manière de véritables stratégies de marchandisation de ce que nous nommerons le « livre- objet » peuvent être mises en place, visant à programmer la conception d’un contenu éditorial en amont. En outre, nous remarquerons que l’on assiste à des transformations au sein des cœurs de métiers de la chaîne du livre, où certaines compétences se déplacent et d’autres se créent. À ce titre, nous évoquerons l’essor du marketing éditorial dont l’influ- ence tend à s’accroître dans les maisons de taille et d’activité importantes, qui peut aller à l’encontre des politiques édito- riales en privilégiant avant tout des logiques de rentabilité. L’absorption d’une maison d’édition par un groupe inter- roge son indépendance. L’on se demandera alors légitime- ment de quel degré d’indépendance l’éditeur absorbé dispo- sera. Son autonomie éditoriale sera-t-elle préservée ou, a contrario, sera-t-il confronté à de nouveaux enjeux, à des logiques d’influence pouvant avoir, en aval, des conséquences sur ses politiques éditoriales, voire sur son identité ?

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CHAPITRE III

Les enjeux de la concentration dans l’édition

Nous allons nous attacher à déconstruire les enjeux des processus de concentration dans l’édition, d’une part, puis, par extension, au sein du secteur de la diffusion et de la distribution ainsi que dans les canaux de vente. Nous décryp-terons les différentes logiques et stratégies mises en place au sein des groupes, pouvant conduire à uniformiser la produc-tion. Nous verrons de quelle manière de véritables stratégies de marchandisation de ce que nous nommerons le « livre-objet » peuvent être mises en place, visant à programmer la conception d’un contenu éditorial en amont. En outre, nous remarquerons que l’on assiste à des transformations au sein des cœurs de métiers de la chaîne du livre, où certaines compétences se déplacent et d’autres se créent. À ce titre, nous évoquerons l’essor du marketing éditorial dont l’influ-ence tend à s’accroître dans les maisons de taille et d’activité importantes, qui peut aller à l’encontre des politiques édito-riales en privilégiant avant tout des logiques de rentabilité.

L’absorption d’une maison d’édition par un groupe inter-

roge son indépendance. L’on se demandera alors légitime-ment de quel degré d’indépendance l’éditeur absorbé dispo-sera. Son autonomie éditoriale sera-t-elle préservée ou, a contrario, sera-t-il confronté à de nouveaux enjeux, à des logiques d’influence pouvant avoir, en aval, des conséquences sur ses politiques éditoriales, voire sur son identité ?

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Cette problématique est bien évidemment centrale dans le processus de concentration, mais elle recoupe également un certain nombre de questionnements. Nous distinguerons tout d’abord l’industrialisation croissante de l’édition dans un contexte concentré. Nous verrons que le pouvoir se dé-place au sein des métiers de la chaîne du livre, que des ac-teurs différents interviennent, de même que certaines logi-ques d’influence émergent. Dans un second temps, nous analyserons les processus de financiarisation de l’édition, liés aux enjeux des groupes ; nous verrons quelles sont ces lo-giques, comment elles se mettent en place et dans quelle mesure elles peuvent influer sur la production des maisons d’édition.

Le métier d’éditeur, par définition au caractère prototy-pique, est-il compatible avec les logiques d’un monde indus-triel ? La Commission européenne affirmait que « l’activité éditoriale [...] nécessite des structures d’entreprise appro-priées », garantes de la « créativité des auteurs » et permettant de préserver « la personnalité des marques au sein des groupes96 ».

Lorsqu’une structure éditoriale est absorbée, elle est dé-

possédée de sa pleine autonomie dans la mesure où elle fait alors « l’objet d’un contrôle central97 ». Elle doit se soumettre à la pression qu’exerce le groupe sur ses résultats financiers : « Les dirigeants des filiales […] risquent leur place si les objectifs financiers fixés par le groupe ne sont pas atteints.98 » Les logiques financières d’un groupe peuvent-elles avoir une incidence sur la production ?

96. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 23.

97. Ibid, p. 22.

98. Ibid, p. 22.

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À terme, une production dénaturée ?

André SCHIFFRIN a été une des premières figures à infor-mer et alarmer la place publique des dangers encourus par les processus croissants de concentration éditoriale. Dans L’Édition sans éditeurs99, ouvrage phare traduit dans de nombreux pays, il dépeint avec une grande clarté, à l’appui de son expérience chez Panthéon Books, les processus d’absorption des éditeurs par des groupes ainsi que leurs conséquences, selon un dérou-lement classique. Le groupe commence par faire « l’éloge de la société achetée » et promet « de maintenir ses glorieuses traditions100 ». Puis, des logiques de réduction des coûts sont mises en place, entraînant des changements dans l’organi-sation des services qui peuvent être alors mutualisés ou fusionnés, notamment « les services administratifs », « les ser-vices d’expédition » ou, encore, « les forces de vente101 ». Ces processus se manifestent selon une intensité graduelle, jusqu’à intervenir au sein même de la production éditoriale : « Après quoi, on découvre de malencontreux recoupements […] ce qui nécessite certaines rationalisations. Puisque le nombre total de titres diminue, on se prive des services de certains éditeurs et de leurs assistants.102 » En outre, selon l’auteur, ce processus contribue, à terme, à uniformiser la production éditoriale des différentes maisons, à la déposséder de son indépendance de création, de sa saveur, production qu’« il devient de plus en plus difficile de distinguer103 ». Enfin, dans certains cas, le groupe d’édition peut être amené à se séparer d’une entité ou à en fusionner certaines.

Selon le président de l’Alliance des éditeurs indépendants Thierry QUINQUETON, le processus décrit par SCHIFFRIN se

99. SCHIFFRIN André, L’Édition sans éditeurs, chap. IV, La Fabrique, Paris, 1999, p. 61.

100. Ibid, p. 61.

101. Ibid, p. 61.

102. Ibid, p. 62.

103. Ibid, p. 62.

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vérifie quasi systématiquement ; l’unique variable est le temps que cela prendra, en fonction notamment des straté-gies du groupe. « Le résultat est le même », que ce soit en six mois ou en dix années, dans le cas où le groupe éditorial « ne recherche pas un retour absolument immédiat104 ».

Dans un tel contexte, quels types de rapports peut entre-tenir un groupe avec ses différentes maisons d’édition ? Comment gère-t-il des labels multiples dont les politiques peuvent être en mises en concurrence ou tout du moins être positionnées sur des segments proches ? Le groupe Actes Sud Jeunesse, par exemple, détient Thierry Magnier et Le Rouergue Jeunesse, dont les lignes éditoriales se rejoignent. De même, comment le groupe conduit-il ses stratégies de communication par rapport à l’image de marque de ses labels éditoriaux ? Souhaite-t-il en informer le public ou, a contra-rio, garder une certaine discrétion lui permettant de préserver par rapport à ses clients le bénéfice du capital symbolique de quelques-unes de ses structures ? À ce propos, les enjeux d’un rachat demeurent-ils strictement financiers ? L’absorption d’une structure modeste de taille mais dont la notoriété est établie ne participerait-elle pas, en un sens, à une stratégie globale de communication du groupe ?

Les marques éditoriales d’un groupe : des stratégies économiques et marketing

La diversité des marques éditoriales d’un groupe participe à des stratégies diverses. Le choix du rachat d’une structure n’est pas obligatoirement lié à sa rentabilité, cette décision peut également participer à une stratégie de diversification du groupe intéressante à plusieurs niveaux. Lorsque le mar-ché est étendu, il peut être intéressant de disposer d’un certain nombre de structures éditoriales dans la mesure où

104. Entretien avec Thierry QUINQUETON, lundi 9 mai 2011.

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cela constitue une « protection contre l’entrée de nouveaux venus105 ». En effet, la multiplicité des labels permet de rendre moins visible la production d’un nouvel entrant et complexifie ainsi sa percée sur le marché.

Les groupes communiquent volontairement peu sur leurs structures ; c’est une manière de passer sous silence la réalité de la concentration. Chaque éditeur a une image de marque, une valeur identitaire, voire un capital symbolique qui peu-vent relever, indépendamment de leur production, d’une perception plus subjective inscrite dans l’imaginaire collectif. Cela rejoint le concept du branding en marketing qui « per-met de transmettre un imaginaire positif au consommateur et d’influencer son comportement d’achat106 ». Un groupe a tout intérêt à préserver ce capital symbolique pour certaines de ses structures car il sera converti à terme en bénéfice écono-mique ou stratégique ; briser cette image auprès du public pourrait s’avérer contre-productif. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles les groupes ne communiquent pas trop à ce sujet. N’est-il pas surprenant que le nom de la maison mère ne figure pas dans les publications des édi-teurs qui lui sont rattachés ?

Le groupe d’édition et de presse Pearson, leader à l’échelle internationale et à la tête d’un très grand nombre de struc-tures, constatant que sa marque était méconnue du public malgré sa position hégémonique, s’est inscrit dans une dé-marche visant à récupérer et à asseoir sa notoriété. Pour ce faire, il a entrepris une stratégie de rebranding107 en regrou-pant notamment certaines de ses structures au sein d’un label

105. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 115.

106. Marketing-étudiant, « Branding, définition » [en ligne]. <http://www.marketing-etudiant.fr/definitions/b/branding.php>

107. Cette démarche de rebranding consiste en un changement de stratégie de marque, qui s’inscrit dans la politique actuelle du groupe d’asseoir encore davantage sa position de leader.

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unique, Pearson, pour l’ancrer plus efficacement dans l’esprit des clients et des partenaires.

Cette démarche doit également permettre au groupe de renforcer sa position de leader en créant une identité unique après avoir supprimé les marques préalablement absorbées. Cette démarche est très brutale, en ce qu’elle symbolise le coup de grâce de la logique d’absorption : un groupe absorbe une structure puis, à terme, la supprime. Pearson a exclu de sa démarche les marques dites « monopole », c’est-à-dire incontestables dans leur secteur, dont la notoriété est avérée et qu’il aurait été contre-productif de supprimer. C’est no-tamment le cas du quotidien Financial Times, de Penguin Books ou encore même du Wall Street Institute, institut de formation à l’anglais qui est également un label du groupe. En France, les marques Longman et Pearson Education deviendront « Pearson ».

Cette stratégie s’inscrit dans les logiques économiques de développement du groupe, sans limites. Pearson, déjà leader mondial avéré depuis plusieurs années successives, ambi-tionne une expansion encore plus grande ; ce rebranding doit lui permettre d’accélérer son internationalisation ainsi, qu’entre autres, sa présence dans le numérique et l’éducation.

L’uniformisation de la production

Tâchons à présent de cerner les enjeux de la concentration du point de vue de la production éditoriale, en aval de la chaîne du livre. Pierre BOURDIEU estime que la concurrence des groupes de communication, dans un contexte de concen-tration, contribue à uniformiser la production : « la concur-rence, loin de diversifier, homogénéise », dans la mesure où la recherche d’un public le plus vaste « condui[san]t les producteurs à rechercher des produits omnibus, valables pour des publics de tous milieux et de tous pays, parce que peu

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différenciés et différenciant108 ». Le sociologue estime que cette réalité est l’inverse de la « mythologie de la différencia-tion et de la diversification extraordinaire des produits109 ».

Ainsi, nous pouvons comprendre qu’une production foi-sonnante n’est pas nécessairement diversifiée, et qu’un enjeu des groupes serait de « rechercher des produits omnibus » susceptibles de fédérer le plus large public. Une telle hypo-thèse nous amènerait alors à considérer le livre comme un produit marchand.

Une marchandisation du livre ?

Dans le contexte d’une telle industrialisation, assisterions-nous à une véritable marchandisation du livre, à la transfor-mation d’un « objet essentiellement culturel en marchandise ordinaire, obéissant aux mêmes règles de production et de commercialisation que les produits industriels110 » ? Un ou-vrage que l’on considère comme un produit marchand sous-entend, selon les auteurs de L’Édition sous influence, que « la décision d’éditer se fait uniquement sur des critères de renta-bilité ». Ils estiment que les logiques de concentration ont permis aux groupes de développer un certain nombre de moyens d’influence, d’outils leur permettant de prévoir, dans une certaine mesure, la rentabilité d’un projet éditorial.

L’auteur Éric HAZAN oppose deux réalités, en reconnais-sant toutefois une dichotomie simplificatrice. D’une part, il distingue des « livres que l’on qualifie de difficiles – pas forcément à lire, mais à coup sûr difficiles à écrire, à éditer, à

108. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, Le Monde diplomatique, « Face au monopole Lagardère. La liberté d’édition en danger » [en ligne]. <http://www.monde-diplomatique.fr/2003/01/BREMOND/9808>

109. Ibid.

110. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 37.

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lancer, à vendre111 ». Ces ouvrages « résultent d’une activité d’un bout à l’autre artisanale » et sont, de manière générale, produits par des maisons d’édition « de petite taille » et n’ayant pas « d’investisseurs extérieurs », qu’il définit comme indépendantes. Il estime que cette production est « au-jourd’hui en danger ». De l’autre, il évoque « des livres qui sont des produits industriels, élaborés en suivant les règles du marketing112 ». Ces ouvrages sont par ailleurs « les plus nom-breux – en titres et en exemplaires vendus – » et sont pro-duits « par des maisons qui appartiennent pour la plupart à des groupes financiers113 ».

Le livre-marketing : un outil d’influence ?

Dans un contexte de concentration, les enjeux seraient donc diamétralement opposés et l’on recherchait davantage à produire un ouvrage en conformité avec les attentes d’un public, à satisfaire une demande plutôt qu’à se risquer sur une offre. Pour ce faire, on aurait notamment recours à des lo-giques marketing. Pour comprendre cela, nous allons tâcher d’analyser dans quelle mesure les groupes peuvent user du marketing en tant qu’outil d’influence. Nous nous garderons bien évidemment de porter un quelconque jugement de valeur sur cette discipline, dans un sens comme dans l’autre, ou encore de ne point basculer dans les mythes tenaces, pour reprendre les termes de Françoise GEOFFROY-BERNARD, qui « illustrent la méconnaissance bien partagée de cette "disci-pline"114 ».

111. HAZAN Éric, « Assez de larmes » dans Le livre : que faire ? (collectif), La Fabrique, Paris, 2008, p. 6-7.

112. Ibid, p. 6-7.

113. Ibid, p. 6-7.

114. GEOFFROY-BERNARD Françoise, « Le marketing et l’édition : mythes et réalités ou l’esprit (marketing) et la lettre » dans Entreprises et Histoire n°24, 2000.

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Françoise GEOFFROY-BERNARD définit le rôle du marke-ting appliqué à l’édition comme une « fonction de médiation entre l’offre et la demande dans l’entreprise », qui « peut et doit se mettre au service de l’édition afin d’organiser la ren-contre de l’œuvre et du public115 ». Selon elle, les mouve-ments de concentration du début des années 1980 ont con-duit, entre autres, à l’arrivée de cette discipline qui s’est, par ailleurs, « développé[e] surtout dans les grands groupes ».

Janine et Greg BRÉMOND estiment que « le livre lui-même est [désormais] construit dans une logique marke-ting116 » et s’inscrit dans une logique marchande. Cette réalité s’inscrit à rebours du mode de fonctionnement tradi-tionnel de l’édition de la fin des années 1970, où « l’éditeur ne pouvait pas influencer la commercialisation du livre » dans la mesure où les facteurs du succès étaient « le fait d’acteurs nombreux et indépendants » : « les réactions de la critique, l’accueil et la mise en place des livres par les li-braires, le bouche à oreille117 ». De même, les deux auteurs estiment que « la recherche de la qualité était une variable centrale de l’activité de l’éditeur » et que « les autres compo-santes de la décision d’achat étaient pour l’essentiel, à cette époque, hors de son champ d’influence118 ».

Un glissement des compétences de l’éditeur vers d’autres cœurs de métiers ?

Au sein des cœurs de métiers de la chaîne du livre, l’influence du marketing peut prendre l’ascendant sur les politiques éditoriales. Fabrice PIAULT estime que « les concen-trations sont accompagnées d’un glissement des pouvoirs au sein de la chaîne éditoriale », dans laquelle les logiques com-

115. Ibid.

116. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 37.

117. Ibid, p. 37.

118. Ibid, p. 41.

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merciales et marketing, entre autres, jouent « un rôle crois-sant dans la décision d’éditer » étant donné qu’elles peuvent « apprécier les créations qui "méritent" ou non de bénéficier d’un accès au marché119 ». Selon Janine et Greg BRÉMOND, au rythme de la concentration, des « stratégies nouvelles centrées sur le marketing et la rentabilité » peuvent se mettre en œuvre, conduites par des dirigeants qui « s’éloignent du contenu des livres » et dont la marge de pouvoir empiète sur celle des responsables éditoriaux. En outre, selon François CUSSET, ces logiques qu’il nomme « diktats » peuvent inter-venir en amont du projet éditorial, « dans les fabriques à best-sellers » : « Le rôle des directions marketing […] commence bien avant, dès la sélection du livre dans les grandes maisons, imposant à un éditeur un livre qu’il avait refusé ou au con-traire annulant un contrat déjà signé.120 » Françoise GEOFFROY-BERNARD précise que le marketing « doit pou-voir intervenir à tous les stades de la vie du livre dans un esprit de constante collaboration121 ».

Le métier d’éditeur s’en trouve ainsi modifié, dans le con-texte des logiques de livre-objet visant « à faire du livre un produit comme un autre » : « les compétences nécessaires à l’éditeur » deviennent celles « d’un chef de produit122 ». Cette nouvelle figure doit obéir à des logiques différentes qui, jusqu’alors, ne faisaient pas partie de son champ de compé-tences : celles d’un responsable marketing, d’un économiste ou encore d’un sociologue. En outre, selon ce même auteur, cette réalité serait la conséquence d’un rapport au livre modi-fié, devenu un produit purement marchand : « Les ouvrages

119. PIAULT Fabrice, Le Livre, la fin d’un règne, Stock, Paris, 1995.

120. Propos de François CUSSET rapportés par GEOFFROY-BERNARD Françoise, art. cit.

121. Ibid.

122. COLLEU Gilles, Éditeurs indépendants : de l’âge de raison vers l’offensive ?, coll. « État des lieux de l’édition », Alliance des éditeurs indépendants, Paris, 2006, p. 65-66.

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étant considérés comme des objets périssables, il n’est plus nécessaire de faire appel aux savoir-faire les plus pointus.123 »

Pour illustrer ces propos, nous rapporterons le témoi-gnage particulièrement intéressant d’un directeur de collec-tion d’une grande structure éditoriale, dont nous préserve-rons l’anonymat. Il évoque l’exemple d’un confrère occupant un poste d’éditeur similaire et travaillant dans une structure rattachée à un groupe. Les activités et fonctions des deux professionnels sont pourtant diamétralement opposées. L’un assure les tâches éditoriales classiques d’un responsable de collection ; l’autre, soucieux avant tout d’une rentabilité optimale, prospecte le marché, à l’affût d’une tendance susceptible de fédérer le plus large lectorat :

« Je connais un type qui a mon âge qui n’a fait son expé-rience que dans des grosses boîtes, et on est sur le même lectorat lui et moi, c’est-à-dire jeunes adultes. On se res-semble dans un sens mais lui ne fait vraiment pas ce qu’il veut. Les romans qu’il fait, ce sont de grosses machines marketing. Il le sait, il ne s’amuse pas sur la langue, sur l’écriture. Il s’amuse sur d’autres choses. Ce n’est pas le même métier. Il s’amuse sur comment repérer une ten-dance, comment les zombis vont remplacer les anges qui vont remplacer les vampires, comment on touche le lecto-rat via les blogs, les catégories sociales, etc. C’est presque un boulot de sociologue et d’économiste. C’est très inté-ressant, moi je serais incapable de faire ça. Ses objectifs de rentabilité sont de l’ordre de 60 000 exemplaires. Et lors-que ce n’est pas respecté, il risque d’être renvoyé… On ne fait définitivement pas le même métier.124 »

123. Ibid, p. 66.

124. Propos recueillis en novembre 2010 lors d’un entretien avec un directeur de collection d’une maison d’édition spécialisée en livre de jeunesse.

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Des mutations structurelles

D’un point de vue structurel, de quelle façon se mettent en place les synergies de groupe et quelles sont les consé-quences pour l’organisation des services ? De même, com-ment sont effectuées les économies d’échelle ? Y a-t-il un impact sur la marge d’autonomie des maisons d’édition et, s’il est avéré, de quel ordre ?

Au sein d’un groupe, l’on peut être conduit à regrouper des services de multiples maisons au sein de différents ser-vices et acteurs tels que la production, les droits étrangers ou les prestataires. Ces regroupements permettent de réduire les coûts ; mais, dans certains cas, ils réduisent la marge d’auto-nomie d’un éditeur. Par exemple, un groupe avait imposé aux services de fabrication de ses structures le choix entre seulement deux types de papier, pour pouvoir effectuer des commandes à large échelle et réduire les coûts de son pape-tier. Cette limitation avait causé un certain nombre de pro-blèmes à des collections dont les « caractéristiques phy-siques » des ouvrages, en tant qu’éléments paratextuels, constituaient une partie intégrante des lignes éditoriales.

Parfois, ces regroupements nuisent aux emplois car ils impliquent des réductions d’effectifs : la centralisation via la fusion de services, par exemple de fabrication, permet de gagner en productivité et de faire l’économie de quelques postes. En outre, la simplification de la gestion d’un service central encourage l’externalisation de certaines tâches et contribue ainsi à geler ou à supprimer les embauches in-ternes, augmentant la précarité de l’emploi dans la profes-sion. Au sein des activités de prépresse ou des métiers de l’éditorial, notamment, on préfère recourir à des collabora-teurs en free-lance moins coûteux pour le groupe : profes-sionnels de la PAO (graphistes, maquettistes, etc.) ; icono-graphes ; correcteurs et préparateurs de copie ; traducteurs, etc. On sollicite parfois même des acteurs pour prendre en

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charge l’intégralité des fonctions de la chaîne du livre, ou du moins une bonne partie, à travers le statut d’« éditeur free-lance » qui s’occupe aussi bien de la correction du manuscrit, de la mise en pages que du suivi avec l’imprimeur. À son propre compte, il sera considéré comme un prestataire et ne fera pas partie de l’effectif de l’entreprise. Rémunéré ponc-tuellement selon le travail disponible à un instant t, il n’aura pas la garantie d’une activité permanente.

L’interconnexion des groupes de communication ?

Comme nous l’avons vu, des groupes de communication ont commencé à apparaître à partir des années 1980. L’exemple le plus évocateur est celui de Lagardère.

Sa branche édition Lagardère Publishing côtoie la filiale cotée en bourse Lagardère Active (anciennement dénommée Hachette Filipacchi Média125) dont les activités se répartis-sent dans les médias, la presse, l’audiovisuel ou encore les régies publicitaires.

Lagardère Active est notamment le « premier groupe de production audiovisuelle français », « la troisième régie pu-blicitaire de France » et le leader national en « offre jeunesse télé126 ». En presse magazine, il détient des titres à forte notoriété dont certains sont potentiellement prescripteurs pour des ouvrages, notamment l’hebdomadaire Elle qui organise chaque année le « Grand prix des lectrices ». En presse quotidienne, Lagardère est indirectement impliqué par le biais de sa participation de 25 % du capital du groupe Amaury, lui-même détenteur, entre autres, du Parisien, d’Aujourd’hui en France et d’un certain nombre de titres

125. Lagardère, « Historique du groupe » dans « Groupe » [en ligne]. <http://www.lagardere.com/groupe/historique-du-groupe/1826-1864-112.html>

126. Lagardère, « Activités. En bref » [en ligne]. <http://www.lagardere.com/activites/lagardere-active/en-bref-600362.html>

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régionaux tels que La Provence ou Nice-Matin127. Selon Le Monde, Arnaud Lagardère s’est même récemment « décla-ré […] "acheteur de tout ou partie" du groupe Amaury128 ».

Enfin, dans le domaine de la diffusion télévisuelle, Lagar-dère est un acteur de poids avec notamment les chaînes jeunesse Canal J, Gulli, ou encore les chaînes musicales MCM et Mezzo. Il détient des marques de radio telles qu’Europe 1 ou les stations musicales MCM et Virgin Radio.

Une telle diversification s’inscrit-elle dans une stratégie de

groupe consistant à faire interagir ses différentes filiales afin d’en retirer un bénéfice, de tout type, par exemple en facili-tant la promotion des structures éditoriales de Lagardère Publishing via celle des organes de presse de Lagardère Active ?

Une enquête de la Commission européenne à la Concur-rence avait révélé que le groupe Lagardère « utilisait ponc-tuellement ses médias pour promouvoir ses livres129 », no-tamment au moyen de ses organes de presse et de ses stations radiophoniques. La Commission de Bruxelles a par ailleurs eu accès à « une note adressée par la directrice de la commu-nication de Hachette Livre130 » destinée aux dirigeants des maisons d’édition, évoquant « les tarifs publicitaires préféren-tiels accordés par Europe 1 aux éditeurs du groupe131 », selon des « rabais allant de 40 à 60 % par rapport aux prix fixés pour les concurrents132 ». De même, les maisons d’édition de Lagardère Publishing bénéficient « du taux de remise le plus

127. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 61.

128. LeMonde.fr, « Lagardère lorgne le groupe Amaury » [en ligne]. <http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2010/04/28/lagardere-lorgne-le-groupe-amaury_1343727_3236.html>

129. TOSCER Olivier, « Les secrets du groupe Lagardère » dans Le Nouvel Observateur n°2038, novembre 2003.

130. Ibid.

131. Ibid.

132. Ibid.

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élevé auprès des publications133 » de presse de Lagardère Active. Les auteurs de L’édition sous influence affirment avec conviction qu’un tel « contrôle des médias » constitue « un moyen de la promotion du livre ». Selon eux, « disposer d’un réseau important de presse écrite, de radio et de télévision soutient fortement la promotion des livres134 ». Enfin, l’Observatoire français des Médias affirme que dans un tel contexte, le succès d’un ouvrage n’est plus déterminé par des « décisions d’acteurs autonomes et nombreux (critiques, libraires, lecteurs…), mais de plus en plus le produit de la capacité des groupes d’édition à influencer ceux qui parlent du livre, qui présentent le livre, qui le font connaître135 ».

Une telle position hégémonique et diversifiée peut con-tribuer à créer des formes de manipulation du consomma-teur, voire de l’opinion publique, ou encore à favoriser des formes de censure, de tout type.

Des stratégies multisupports

Au-delà d’une stratégie de diversification, ces conglomé-rats font parfois interagir leurs filiales dans le cadre d’un projet unique pour produire et diffuser un contenu sur différents supports. Un ouvrage peut ainsi être adapté au format numérique, télévisuel ou audiovisuel puis promu, voire diffusé, via les organes concernés du groupe. Ces pra-tiques participent à des stratégies d’ensemble. La filiale La-gardère Active ne s’en cache pas, d’ailleurs ; elle a déclaré souhaiter « faire de ses médias des marques globales, c’est-à-

133. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 62.

134. Ibid, p. 62.

135. Observatoire français des Médias, « La concentration dans les médias en France » [en ligne]. <http://www.jetsdencre.asso.fr/docs/ressources/rapport-ofm-concentration _medias.pdf>

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dire ayant vocation à être déclinables sur tous les supports, comme le sont déjà, par exemple, Elle et Gulli136 ».

Les alliances stratégiques

Les enjeux de la concentration des médias sont amplifiés par les conséquences des participations de multiples groupes dans le capital d’entreprises. Selon l’OFM, les « entreprises dont le capital est détenu conjointement par les groupes alliés » impliquent des « convergences d’intérêts », ce qui, incidemment, favorise des « alliances entre les groupes de médias137 ». À titre d’exemple, nous évoquerons les alliances stratégiques de longue date de Vivendi et du groupe Ber-telsmann, qui, selon l’OFM, auraient créé des logiques d’influence favorisant ainsi la reprise de France Loisirs par Bertelsmann : « L’un des dirigeants de Bertelsmann siégeait au conseil d’administration de Vivendi jusqu’à ce que Bertels-mann rachète la part de Vivendi dans France Loisirs qu’ils détenaient conjointement.138 »

Dans ce contexte, « les concurrents deviennent ainsi des partenaires », malgré les intérêts de chacun. L’OFM estime que de telles alliances constituent un danger « pour la plurali-té et donc la qualité de l’information139 ».

La censure

Les groupes médias peuvent indirectement entretenir des connivences avec les pouvoirs politiques. Ainsi que le rappor-tait André SCHIFFRIN dans Le Monde diplomatique et bien évidemment dans l’ouvrage de référence Le Contrôle de la

136. Lagardère, « Activités. En bref » [en ligne]. <http://www.lagardere.com/activites/lagardere-active/en-bref-600362.html>

137. Observatoire français des Médias, art. cit.

138. Ibid.

139. Ibid.

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III. LES ENJEUX DE LA CONCENTRATION DANS L’ÉDITION 61

parole : « Quelques groupes industriels possèdent la plupart des maisons d’édition et contrôlent une grande partie du contenu et de la distribution des journaux, des magazines et des livres.140 »

L’auteur relate une stratégie de censure politique aux États-Unis mise en place par l’administration du président de l’époque George W. BUSH, qui « a voulu établir un système d’autocensure […] durant les deux premières années de la guerre [d’Irak], tant que la presse a accepté les mensonges du gouvernement ». Dans ce contexte, « aucune des maisons appartenant aux groupes les plus importants » n’avait publié d’« ouvrage critique sur la guerre et la politique étrangère », dans la mesure où leurs lignes éditoriales étaient dictées par « des motivations plus politiques que commerciales141 ». L’accès au « débat dans l’espace public » ne fut rendu pos-sible que par un certain nombre « de petites maisons indé-pendantes142 ».

Au sein des groupes, la censure peut revêtir des dimen-sions économique ou politique, selon l’OFM143. Sous l’effet d’une censure politique, la publication d’un ouvrage « dont le contenu est considéré comme sensible par les groupes dominants » mais qui serait « majeur pour le débat démocra-tique » peut être contrariée, s’il met en cause ces groupes mêmes ou les « hommes ou […] entreprises avec lesquels ils sont en relation144 ». La seconde facette de cette censure est évidemment économique ; une publication peut être freinée

140. SCHIFFRIN André, Le Monde Diplomatique, « Quand de "petits" éditeurs échap-pent à l’emprise des conglomérats » [en ligne]. <http://www.monde-diplomatique.fr/2007/10/SCHIFFRIN/15213>

141. Ibid.

142. Ibid.

143. Observatoire français des Médias, art. cit.

144. Ibid.

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par une faible « rentabilité [prévisionnelle] de court terme […]145 »146.

En contrepoint, de nombreux éditeurs indépendants tis-sent leurs lignes éditoriales et idéologiques, ainsi que le rapportent les auteurs David DOUYÈRE et Luc PINHAS. Les logiques de censure favorisent une « prise de parole alterna-tive aux discours dominants sur des questions [entre autres] directement politiques (au sens restreint du terme)147 […] ». Les éditeurs indépendants permettent de « participer au débat dans l’espace public » et de le susciter dans une dé-marche qui s’inscrit à rebours d’une « doxa qu’alimentent les médias ou accaparée par des pouvoirs d’experts, considérés comme souvent sous influence148 ». À titre d’exemple, la maison d’édition Les Arènes, fondée en 1997, propose « un grand nombre d’ouvrages relevant du document à dimension politique, portant sur des questions géopolitiques ». Ses politiques éditoriales ont « pour perspective […] une critique des médias […] perçus comme échouant dans leur travail de compréhension de la réalité149 ». De même, les éditions La Fabrique contribuent à enrichir le débat ; elles ont notam-ment publié les ouvrages de référence d’André SCHIFFRIN, L’Édition sans éditeurs et Le Contrôle de la parole150.

Quels dispositifs pour réguler la concentration ?

Du point de vue de la Loi, des juridictions permettent-elles, à l’échelle nationale et européenne, de réguler les pro-

145. Ibid.

146. Nous ne nous attarderons pas sur ce point qui fera l’objet d’un développement plus large dans notre partie consacrée à la financiarisation de l’édition.

147. DOUYÈRE David et PINHAS Luc, « L’accès à la parole : la publication politique des éditeurs indépendants » dans Communication & langages n°156, 2008, p. 89.

148. Ibid, p. 89.

149. Ibid, p. 82.

150. Nous reviendrons plus précisément sur le rôle de l’édition indépendante.

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cessus de concentration éditoriale ? De même, quelle est donc la marge d’intervention de la Commission européenne de la Concurrence que nous avons évoquée dans notre ap-proche historique ? Enfin, quelles pourraient être les alterna-tives à l’expansion des groupes, conduisant à des positions hégémoniques ?151

Des dispositifs juridiques nécessaires ? Un parallèle avec les lois antitrust américaines

Dans le paysage éditorial français, aucune règle juridique spécifique ne limite l’essor des groupes ; seul « le droit com-mun sur la concentration » s’applique, une juridiction dont le rôle est de statuer « sur tous types de litiges, dans toutes matières152 ». Il pourrait être nécessaire d’engager une ré-flexion « sur les règles […] les mieux à même de favoriser la pluralité et de protéger la liberté d’expression », dans le contexte de « la forte concentration et [du] développement en réseau153 ».

Les États-Unis disposent d’une législation surveillant et sanctionnant les positions monopolistiques d’entreprises ou de groupes. Ces lois antitrust constituent « une dimension importante de la politique économique nationale154 ». La Loi Sherman, la première, a été créée au début du XIXe siècle à l’initiative du législateur américain éponyme afin de protéger la libre concurrence, dans un contexte de « concentration des

151. Pour répondre à cette dernière question, nous nous référerons aux travaux d’André SCHIFFRIN ainsi qu’à l’ouvrage L’édition sous influence.

152. Insee, définition « Juridiction de droit commun » [en ligne]. <http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=definitions/juridiction-droit-commun.htm>

153. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit., p. 131.

154. MonJuriste.com, « L’adaptation du droit antitrust » [en ligne]. <http://www.monjuriste.com/droit-de-la-concurrence/comparaison-usa-et-europe/adaptation-du-droit-antitrust>

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entreprises industrielles, commerciales et financières155 ». Elle a ensuite donné naissance à la Loi antitrust de Clayton de 1914, « qui a précisé les activités interdites : acquisition d’actions […] discrimination des prix […] », à la Loi de Wheeler-Lea de 1938 et, enfin, à la Loi de Celler-Kefauver de 1950, « qui a établi des restrictions quant aux fusions d’entreprises156 ». Cependant, ces lois semblent avoir un effet limité ; leur recours demeure ponctuel pour ne pas dire épisodique, et « sans grandes conséquences157 ». En outre, il semblerait que leur sollicitation soit encore plus modérée au sein de certains secteurs, notamment les médias158. On peut se demander si ces lois ne demeurent pas, en définitive, des simulacres de protection.

Réguler la diffusion et la distribution

Il serait utile de revoir les modalités d’accès aux structures de diffusion pour les éditeurs indépendants, déterminantes pour leur survie. On pourrait imaginer, d’un point de vue juridique, « une législation qui fixer[ait] des seuils limites de contrôle de chaque marché de l’édition159 » et particulière-ment le secteur de la diffusion et les points de ventes. Un tel contrôle limiterait le pouvoir de domination des groupes et favoriserait indirectement les éditeurs indépendants, qui

155. Encyclopædia Universalis, définition « Antitrust législation » [en ligne]. <http://www.universalis.fr/encyclopedie/legislation-antitrust/>

156. L’Organisation internationale d’Éducation, Tests et Certificats Professionnels, « Les lois antitrust » dans « Précis de micro-économie » [en ligne]. <http://www.peoi.org/Courses/Coursesfr/mic/mic11.html>

157. Force ouvrière, « L’application de la loi antitrust en Amérique » [en ligne]. <http://www.force-ouvriere.fr/1906/index.asp?dossier=4004&id=1935>

158. L’Organisation internationale d’Éducation, art. cit.

159. BRÉMOND Janine et BRÉMOND Greg, op. cit.

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peinent à être présents en librairies, en grandes surfaces et en hypers160.

L’Autorité de la Concurrence et la Commission européenne à la Concurrence

En France, une instance indépendante, l’Autorité de la Concurrence, est chargée depuis 2008 de contrôler les opéra-tions de concentration, de veiller « au bon fonctionnement concurrentiel des marchés, une condition sine qua non pour garantir au consommateur les meilleurs prix et le choix le plus large de produits et de services161 ». Son statut général de régulateur du commerce lui permet d’intervenir dans les différentes industries, bien qu’à ce jour aucune action no-toire n’ait été rapportée dans celle du livre. En outre, elle n’intervient pas « sur toutes les opérations de concentration réalisées en France162 » dans la mesure où quelques-unes, censées relever des compétences d’une « dimension commu-nautaire », sont traitées par la Commission européenne à la Concurrence. Comme nous l’avons évoqué dans l’approche historique, l’intervention de la Commission européenne en 2004 a été modérée. Celle-ci, bien qu’ayant limité le proces-sus de concentration conduit par le mastodonte Lagardère en avalisant le rachat de 40 % des actifs de VUP, elle l’a aussi implicitement cautionné.

La Commission européenne a récemment mené une en-quête portant sur une suspicion d’entente présumée auprès de structures éditoriales de pays de l’Union européenne et de France qu’elle soupçonnait de s’entendre sur les prix des livres numériques. « Accompagné[e] de fonctionnaires des

160. Nous reviendrons sur ces difficultés dans la partie consacrée aux enjeux de la diffusion et de la distribution.

161. Autorité de la concurrence, « Le contrôle des pratiques anticoncurrentielles » [en ligne]. <http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=287>

162. Autorité de la concurrence, art. cit.

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services de la concurrence en France163 », elle a notamment perquisitionné les locaux d’Albin Michel, de Hachette et de Flammarion. Selon le président de l’Alliance des éditeurs indépendants164, cette intervention a été disproportionnée car effectuée par une autorité chargée de réguler strictement la concurrence commerciale, non appropriée à l’édition où les enjeux économiques étaient, de surcroît, infinitésimaux : « Si Gallimard et Albin Michel discutent sur le prix unique du livre numérique […] ce n’est pas la même chose que l’entente entre Volkswagen et Renault pour que le dernier modèle soit vendu 5000 euros plus cher.165 »

Légiférer en faveur de la diversité culturelle ?

Selon Thierry QUINQUETON166, la régulation de la concur-rence dans l’édition, en tant qu’industrie culturelle, ne doit pas être « régie selon les logiques de la libre concurrence entre les marchés », mais en tenant compte des enjeux de la préservation et de la promotion de la diversité culturelle. Tout en estimant le contrôle des pouvoirs publics légitime, par exemple en ce qui concerne des ententes illicites, il estime que les outils mis en place ne doivent pas strictement relever du « respect de la concurrence au plan commercial167 ». La régulation de la libre concurrence devrait plutôt s’intégrer aux compétences de l’UNESCO168 : « […] s’il y a un pro-

163. Le Monde.fr, « Bruxelles enquête sur une entente sur les prix du livre numé-rique » [en ligne].<http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/03/02/bruxelles-enquete-sur-une-entente-sur-les-prix-du-livre-numerique_1487137_651865.html>

164. Thierry QUINQUETON.

165. Entretien avec Thierry QUINQUETON, lundi 9 mai 2011.

166. Thierry QUINQUETON se réfère aux propos de la Convention internationale de l’UNESCO en faveur de la promotion et de la protection de la diversité des expres-sions culturelles, adoptée en 2005 et entrée en vigueur en 2007.

167. Ibid.

168. Rappelons à ce propos le statut de l’UNESCO, une institution qui contribue « […] au maintien de la paix et de la sécurité dans le monde en resserrant, par

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blème d’entente, ça peut effectivement être le cas, ce n’est pas la Cour de justice européenne, c’est l’UNESCO169 », ou alors d’« un commissaire chargé de la Culture » au sein de la Commission européenne, qui n’existe pas pour l’heure.

l’éducation, la science, la culture et la communication, la collaboration entre nations […] ».

CanadaInternational.gc.ca, « Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture » [en ligne]. <http://www.canadainternational.gc.ca/prmny-mponu/canada_un-canada_onu/overview-survol/agencies-institutions/unesco.aspx?lang=fra&view=d)>

169. Entretien avec Thierry QUINQUETON, lundi 9 mai 2011.