un portrait inédit de kandinsky par kojève · 2017. 12. 24. · fondateurs : jacques decour...

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 29 novembre 2005. Nouvelle série n° 21. Un portrait inédit de Kandinsky par Kojève Ian Hamilton Finlay. Laconic, 1987. Sérigraphie avec Ron Cortley.

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  • Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

    Les Lettres françaises du 29 novembre 2005. Nouvelle série n° 21.

    Un portrait inédit de Kandinsky par Kojève

    Ian Hamilton Finlay. Laconic, 1987. Sérigraphie avec Ron Cortley.

  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . N o v e m b r e 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 n o v e m b r e 2 0 0 5 ) . I I

    SOMMAIRE

    Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 29 novembre 2005. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique),Jean-Pierre Han (spectacles), Jérôme-Alexandre Nielsberg (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Secrétaire de rédaction : Jérôme-Alexandre Nielsberg.Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Olivier Sécardin (USA), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

    Retrouvez les Lettres françaises le dernier mardi de chaque mois.Prochain numéro : le 27 décembre 2005.

    ÉDITORIAL

    Pour FinlayPar Jean RistatVigilant de Saint-Just

    Jean Ristat: Édito. page II

    DOSSIER: NÉOCLASSICISMESFranck Delorieux: Salut à Finlay. Page IIIIan Hamilton Finlay: Poèmes inédits. Page IIIYves Abrioux: Performances poétiques. Page IVLaurence Imbernon: Le jardin au bord de la mer. Page IVDavid Milan: Schelling, ou penser en termes plastiques.

    Page IVGérard-Georges Lemaire: Des barbus dans l’atelier

    de David. Page VJustine Charpentier: La prise de l’académie

    de peinture. Page VGérard-Georges Lemaire: Kaufmann, Winckelmann,

    Gœthe et Marat. Page VAurélie Serfaty-Bercoff: Girodet, portrait du peintre

    en poète. Page VIGianni Burattoni: Le temps consommé. Page VIGirogio Podestà: L’assassinat de Winckelmann à Trieste.

    Page VI

    Claude Lecomte: Magistrats et avocats en résistance. Page VII

    Théophile Hazebroucq: Rendez-vous de l’Histoire à Blois. Page VII

    Gérard-Georges Lemaire: Les amnésies de M. Dominique Fernandez. Page VIII

    Jean Ristat: De la fable et du merveilleux, aujourd’hui. Page VIII

    Georges Férou: Prague mythique. Page IXGérard-Georges Lemaire: Kafkalogie. Page IXClaude Palatine: Kupka illustrateur de la Bible. Page IXBelinda Cannone : Accompagner Kafka. Page IXJean-Pierre Han: Kafka Page IXFrançoise Hàn: Chronique poésie. Page XMarco Boubile: Construire une fissure. Page XGérard-Georges Lemaire: Jeunesse de Rubens. Page XIGeorges Férou: La bibliothèque de la mélancolie. Page XIJean-Luc Chalumeau: Dartwood, homme de gauche. Page XIGianni Burattoni et Franck Delorieux: Chronique

    partisane. Page XIIBelinda Cannone: Yôkaï: l’imaginaire des autres. Pages XIIClaude Schopp: Journal d’un cinémateur. Page XIIIGaël Pasquier: Multiplication d’un corps. Page XIIIJosé Moure: Un beau film d’occasion

    de Wim Wenders. Page XIIIJean-Pierre Han: Géométrie de la douleur. Page XIVDiane Scott: Spectres de Meyssat. Page XIVClaude Glayman: De Wagner à Hindemith. Page XIVMarco Filoni: Le peintre et le philosophe. Page XVAlexandre Kojève: La personnalité de Kandinsky

    (inédit). Page XVPour mieux vous connaître: Questionnaire. Page XVI

    Le grand artiste et poète écossais Ian HamiltonFinlay a été, ces dernières semaines, célébrépour son quatre-vingtième anniversaire danstout le Royaume-Uni et, particulièrement, àÉdimbourg, par la tenue de quatre expositions dontla presse anglo-saxonne a largement rendu compte. Ilfaut que nos lecteurs sachent également que, dumonde entier, les visiteurs affluent pour visiter sonjardin, à Little Sparta, propriété située dans la régionde Strathclyde (à quelques kilomètres d’Édimbourg).

    Qu’a-t-on fait en France à cette occasion ? Rien.Pas même un entrefilet dans les pages culturelles denos grands quotidiens. Pourtant l’œuvre néo-classique de Finlay pouvait être évoquée à cetteoccasion d’autant plus que Paris consacre au mêmemoment à David et à Girodet expositions etcatalogues. Il n’est pas vraisemblable que seulel’ignorance puisse expliquer ce silence. Rappelonsqu’en 1987 le musée de l’ARC, la Bibliothèquenationale, la galerie Claire-Burrus, la FondationCartier exposaient ses travaux. On annonçait, à cetteépoque, deux projets confiés à Finlay pour lebicentenaire de la Révolution française : un jardincommémoratif en hommage à la déclaration desdroits de l’homme, dans la cour de l’hôtel des Menus-Plaisirs à Versailles, et des statues monumentales desgrands révolutionnaires sur l’autoroute A86.

    D’abord acceptés par l’État français, ils ne virentjamais le jour. Pourquoi ? Après une campagneindigne orchestrée par la rédaction d’Art press et sadirectrice Catherine Millet, François Léotard, alorsministre de la Culture, annonce, en mars 1988,l’annulation du projet pour Versailles. Il faudraattendre mai 1988 pour que le ministère reconnaisseavoir cédé à une campagne de désinformation.

    De quoi s’agissait-il ? Rien de moins que d’accuserFinlay de sympathies nazies et d’antisémitisme.Quelles preuves donnait-on ? Une œuvre exposée aumusée d’Art moderne de la Ville de Paris, intituléeOsso (« os » en italien) et constituée de trois grandesplaques de marbre qui épellent ce mot. Le professeurBann de l’université du Kent, Angleterre, la décritainsi : « Voici donc la nature dans son expositionprimaire. En inscrivant le sigle SS comme un éclairutilisé par l’armée allemande, Finlay cherche àsouligner l’élément de terreur et de trouble qui estinséparable de la nature primitive et vide de toutepossibilité de rédemption. » Voilà qui est clair et neprête à aucune confusion. En mai 1988, la TateGallery à Liverpool expose Osso, sans état d’âme.Mais Art press en juin et juillet 1987 ne l’avait pasentendu ainsi. « C’est un lieu commun de rappelerque l’idéologie nazie s’est nourrie de néoclassicismeet de panthéisme », pouvait-on lire dans l’éditorial dela revue qui s’interrogeait sur l’intérêt que portel’artiste aux meneurs de la Terreur (Robespierre etSaint-Just) plutôt qu’aux hommes de 89.

    Art press publiait également une lettre de LouisCane que la bêtise et l’ignominie n’ont pas étouffé :« Ce qu’il y a à l’ARC est fasciste tout simplementparce que c’est écrit dessus. » Ainsi commence unemachination menée avec acharnement par CatherineMillet et ses sbires et qui va trouver des alliés et desrelais dans les journaux et les radios (Europe 1). Unex-collaborateur de Finlay, M. Hirschfeld, va rendrepublique sa correspondance, tronquée, avec l’artiste.Art press reprend des extraits des lettres de Finlay àHirschfeld. Mis bout à bout, on leur confère unecohérence que le contexte dément. L’auteur del’article, courageux, n’emploie jamais les termesd’antisémitisme et de nazi. Il ne fait que suggérer…et, comme on sait, il n’y a pas de fumée sans feu. Unephrase, en particulier, de Finlay à Hirschfeld, enapporterait la preuve. « Tel que vous êtesaujourd’hui, on peut vous considérer à juste titrecomme bon à être déporté vers une autre planète.Vous êtes rayé de ma vie. Occupez-vous maintenantde la vôtre. » Je donne ici la traduction fautive del’anglais : « fit for deportation ». Deportation est unmot anglais courant dans l’administrationbritannique. Il n’a pas le sens français de déportation.Pourquoi Art press a-t-elle répandu une telletraduction ? Pourquoi n’a-t-elle pas offert à Finlay la

    possibilité de se défendre ? « Pourquoi, se demandaitMitra Naraghi, remettre en question la raison d’êtrede toute l’œuvre d’un artiste à partir d’extraits d’unecorrespondance sans connaître l’histoire privée deleurs rapports ? À moins qu’il n’y ait d’autresmobiles que simplement le sentiment de défendre lacause juive et les droits de l’homme. Après tout, c’estun camouflage parfait. On se souviendra de vosarticles admirateurs des grands antisémites Céline etEzra Pound. » Et Dali aujourd’hui…

    Je ne peux malheureusement dans le cadre de cetéditorial donner l’ensemble des documents qui ontjalonné ce qu’il faut bien appeler une guerre. J’ai,pour ma part, pendant ces années, conduit avec mesamis de la revue Digraphe la bataille pour la défensede Finlay. On trouvera dans les numéros 42 à 49 decette publication tous les textes nécessaires pourapprécier l’ampleur de la mauvaise foi, de l’incultureet de la haine des ennemis de Finlay et de son œuvre.C’est à une mise à mort à laquelle j’ai assisté. Nousavons lutté comme nous avons pu. Mais la rumeuravait gagné les milieux de la politique, des lettres etdes arts. Nous avons lancé, sans grand succès, unepétition pour réclamer justice. Rien n’y a fait. Lesbonnes consciences réservaient leur jugement…

    Aujourd’hui encore, quinze ans après, monindignation et ma colère sont intactes. N’a-t-on pasvu des hommes de loi, dont l’autorité et la probitésont indiscutables, accepter de défendre Finlay puissoudain se raviser, dans le doute, et l’abandonner ?C’est peut-être fasciste, n’est-ce pas, puisque c’estécrit dessus. Sans doute certains avaient-ils honted’admettre qu’ils ne connaissaient ni necomprenaient les références historiques du travail deFinlay ? Mais il est évident qu’il faut aller plus loindans l’analyse. Quel était l’enjeu réel du combat ?Rien moins que politique. La question se posait, enfait, de savoir comment il fallait célébrer laRévolution ? De quelle révolution allait-on sesouvenir ? Allait-on, comme Finlay, l’accepter en sonentier, en bloc, c’est-à-dire de la pastorale à laTerreur, de Rousseau à Robespierre, des jardins à laguillotine ? On voyait, en effet, dans l’exposition de laFondation Cartier, Poursuites révolutionnaires, desarrosoirs, des théières, le tambour de Bara, et destêtes de plâtre tranchées dans un panier, et parmi ellesla représentation de celle de Catherine Millet.Comme nous le rappelions dans Digraphe : « Le mot“merde” ne sent pas, disait Roland Barthes. Si nousen croyons la critique (Art press), il est temps des’ériger en tribunal des métaphores et desreprésentations, à défaut de pouvoir s’ériger entribunal de l’esprit. » Nous rappelions à ces gens queles nazis s’employèrent à fondre les bustes et lesstatues louant les révolutionnaires, des Girondins àMarat.

    Trois historiens : Yannick Bosc, Florence Gauthieret Sophie Wahnich démontaient en 1990 la thèse,encore aujourd’hui vivace, selon laquelle laRévolution française est la matrice des totalitarismes.L’affaire Finlay vient dans une époque où FrançoisFuret écrit « la Révolution française est terminée ».Époque où s’annonce une réaction thermidorienne« parée des vertus de la liberté, du réalisme contrel’idéologie, elle est mise implicitement en parallèleavec la déstalinisation. Depuis 1989, date inespérée,les événements semblent justifier que l’ère post-robespierriste soit lue comme post-soviétique. »(1)Vous souvenez-vous de la façon dont fut fêté lebicentenaire de la Révolution ? Par un défilé organisépar monsieur Goude. Alors, oui, Ian HamiltonFinlay, vous êtes irrécupérable et c’est votregrandeur.

    1) Robespierre, Pour le bonheur et la liberté. Discours.La Fabrique, éditions, 350 pages, 22,74 euros.

    Le passage de l’Humanité à la quadrichromie a eu pour consé-quence problématique l’impossibilité pour un certain nombred’exemplaires des Lettres Françaises de ce mois- ci d’avoir leurune, comme d’habitude, en couleurs. Nous nous efforçons derégler ce problème pour la prochaine édition. En attendant,nous demandons à nos lecteurs de bien vouloir nous excuser.

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    N É O - C L A S S I C I S M E S

    Poèmes inédits de Ian Hamilton FinlayPoème français

    La vie, la vieBeaucoup de parapluies (*).

    Traduction AUTEURisée :Ô vie, combien deParapluies

    (*) En français dans le texte (NDT).

    Poème celtiquePour Derry MacDiarmid

    Ravissantes les étoiles brillent sur GalwayOù je me dirige avec toi, avec toi.Puis ramène-moi et ma harpe avec moi– Je suis à toi pour toujours, oui Bonnie Dundie !

    Poème de Glasgow

    Poète aéronautique Guillaume (Ange) ApollinaireÉcrivit de la poésie quelque chose avec du nerf.C’était de retour du futur. Ce que l’Écossais appelle« Auld Sol »Il l’appelait l’« aéroplane du soleil ». Cela vous ferait grimper au mur.

    Optimiste

    Mon prétendu père, âgé et lent,S’acheta un genre de pot en– Fer-blanc pour infuser du thé étranger.Le fichu feu, pourtant, ça n’ira pas.

    C’étaient les fichues brindilles humides, et tout le reste.Seul il s’agenouille sur l’herbeDans une explosion d’amour. Je me souviens comment de retour à la maisonIl infusa le thé sur le gaz de ville.

    Bouteilles de lait

    Dire l’état véritable d’un homme en observantComment il s’y prend avec les bouteilles de lait. Je me souviensUn jour je passais du bon tempsEt je n’en avais pas du tout, alors que maintenant(Habitais ici août mi-décembre)Le livreur a oublié le 159.

    La maison de Finlay (À Rousay)

    Et voici la maison de Finlay– Une pierre sauvage sur le sol,Des tas et des tas de livresEt une chose où tu ne peux pas t’asseoir à cause– Non, pas le goudron –Des hameçons, les hameçons de pêche perdus.

    Des poissons séchés festonnent le murEt cette pierre frappe la porte.Des araignées filent dans les coinsLes visiteurs ont tendance à tomber :Ils commencent par voyager, puis ils tombent– Ils se prennent dans les hameçons perdus.

    Je veux déplacer cette pierreMais ce serait plus facile

    De desceller la porte.Suis-je un homme horrible ?Je suis mieux loti que les canardsEt aime perdre les hameçons.

    Ne sais pas

    Qui a des cheveux qui ont la couleur du pain grillé ?Qui est la Retrouvée parmi les Égarées ?Qui est la plus douce quand elle est dans l’excès ?Ma Mary ?

    Poète

    La nuit quand je ne peux pas dormirJe compte les îlesEt je soupire quand je me rends à Rousay– Mon cher mouton noir.

    Poème bilingue

    Noël, quand ton visage froid et tristeSe penche sur la ville où tout luit.Loin dans les champs se trouve le gentil animal.Quel dommage qu’il neige si rarement.

    Ah, voilà pourquoi

    Oh pourquoi le pêcheur porte-t-il des jerseys de laine noire ?C’est pour essuyer leurs pennes, mon cher.

    Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire

    Salut à FinlayIan Hamilton Finlay vient d’avoir quatre-vingts ans. Sonanniversaire a été célébré au Royaume-Uni, et notammentà Édimbourg qui lui consacra plusieurs expositions. Rienen France, et non seulement à cette occasion mais aussi depuisvingt ans : un des plus grands artistes du XXe siècle est boy-cotté, censuré dans notre pays. L’histoire remonte à 1987. Àl’occasion du bicentenaire de la Révolution française, Finlayavait reçu plusieurs commandes : à Versailles, un Jardin desDroits de l’Homme à l’emplacement du Jardin des Menusplaisirs, en collaboration avec l’architecte Alexandre Cheme-tov, ainsi qu’une série de statues monumentales des grands ré-volutionnaires pour une autoroute. Commence alors ce queFinlay nomme la Bataille de France. Une cabale est fomentéepar art press pour l’attaquer. Catherine Millet, Jacques Hen-ric montent au créneau. Ils l’ont traité de néonazi, rien demoins ! Inutile de répondre désormais à cette ignoble insulte,mais qu’est-ce que cela cache ? Le néoclassicisme est inac-ceptable, surtout pour des gens aussi incultes. Qui plus est, eten parallèle, cela pose la question de la Révolution : qui célé-brer ? Nos amis de l’ordre, nos amis de la morale (1), nos an-ciens apologistes d’une avant-garde sans fondement, sans pen-sée ni avenir ne peuvent accepter la référence à Robespierreou à Saint-Just. La révolution, oui, mais bourgeoise et pourla bourgeoisie. Oublions ces gens qui n’auront que leur mé-diocrité pour tombeau. Parlons de l’œuvre.

    Si je me délectais du travail de Ian Hamilton Finlay avantde me rendre en Écosse, je n’en connaissais que des œuvres surpapier ou des photographies. J’étais loin d’imaginer le chocque j’allais ressentir en marchant dans les allées de LittleSparta. Pour dire le vrai, je n’avais ressenti de choc aussi vio-lent face à une œuvre du XXe siècle depuis ma découverte, àquinze ans, du Guernica de Picasso. Au sortir d’Édimbourg,après environ vingt kilomètres de route à travers la campagneécossaise, un simple petit panneau de bois indique le cheminde terre qui conduit à Little Sparta. Nous sommes deux Fran-çais, Jean Ristat et moi, deux Écossais, Gavin Bowd et l’écri-vain Stuart Kelly, à venir saluer Finlay et visiter son jardin.

    C’est en 1978 que Ian Hamilton Finlay renomma ainsi sa

    ferme et les terres qui l’entourent programmant un « Plan deCinq Ans d’Hellénisation », mais le jardin a continué des’étendre jusqu’à aujourd’hui, notamment avec l’aide de PiaMaria Simig. Une première stèle de briques, sur quoi se dis-tingue une plaque de bronze avec un fusil-mitrailleur et unecitation de Virgile, marque la frontière. Le symbole est violentcomme son œuvre, sans concession, radicale, dure et cepen-dant joueuse, pleine d’humour. Un porte-avions miniaturesert de mangeoire pour les oiseaux. Il convient de ne pas ou-blier que le terme d’avant-garde est emprunté au langage mi-litaire. Le travail de Finlay est une machine de guerre, qui com-mence par la poésie concrète — rébellion contre la syntaxe etson délitement — et se poursuit avec le néoclassicisme dansson rapport à la violence de la nature, ou plus exactement quiprend la nature pour figure rhétorique de la violence, jusqu’àla célébration de la révolution jacobine héritière de la vertuantique et de la Terreur définie comme « la piété de la Révo-lution ».

    Décrire Little Sparta serait une tâche qui nécessiterait unplein ouvrage. Les œuvres sont partout dans le jardin, et le jar-din est une œuvre… Je ne prendrai donc que quelquesexemples, guidé, je l’avoue, par mon seul goût.

    La figure d’Apollon est centrale à Little Sparta. Apollon,dieu de la beauté, de l’harmonie, du soleil… Apollon, dieudont les paroles sont des flèches qui tuent, dieu cruel et assas-sin. La violence froide du dieu est représentée dans tout le jar-din. Les bâtiments de la ferme sont disposés autour d’unemare et l’un d’eux figure le temple d’Apollon. Quatre co-lonnes et un fronton sont peints en blanc sur une maisonnette,avec ces inscriptions gravées en lettres d’or : «TO APOLLOHIS MUSIC HIS MISSILES HIS MUSES». Le dieu, de parses attributs, sa beauté physique est alors assimilé à un hérosrévolutionnaire : Saint-Just. Sous les futaies, une tête debronze dorée reprend le visage de Saint-Just avec le front gravéde ces mots : « APOLLON TERRORISTE ». Un lararium estégalement dédié à Apollon-St Just : une sculpture de bronzereprend l’œuvre du Bernin, mais avec une mitraillette à lamain.

    Ce jeu avec l’Apollon et Daphné du Bernin n’est évi-demment pas la seule référence à l’histoire de l’art. Dans sontravail sur papier, Finlay a ainsi détourné des toiles de Pous-sin, Le Lorrain, David, Malevitch, Mondrian… Ici, on re-trouve cette manière de s’approprier le travail d’un autre ar-tiste (toujours cité, soit dit en passant) pour en faire dévierle sens. Dürer dessina de manière on ne peut plus réalistequelques herbes : dans la mare qui fait face au templed’Apollon, une petite langue de terre est couverte d’herbesfolles… et signée du monogramme du peintre allemand. Cen’est pas le seul exemple de « double ready-made », puis-qu’une échappée sur la campagne est attribuée à Courbet ouune esplanade se couvre de pierres gravées d’une citation deSaint-Just, socle du paysage. La nature est domestiquée, sasauvagerie contenue de devenir une œuvre d’art. Des soclesde colonne sont disposés aux pieds des arbres portant desnoms tels que Rousseau, Robespierre ou Michelet. La na-ture est relativement tolérable ; je préfère un arbre quand ilest devenu une colonne.

    Et il y eut la rencontre avec Ian Hamilton Finlay, unhomme dans le grand âge qui avoua que la maladie l’empê-chait de travailler, à sa grande souffrance, mais dont le regardreste plein d’étincelles, de malices, de vigueur. Il parle peumais sourit quand Jean Ristat lui raconte qu’il a nommé ré-cemment un nouveau Vigilant de Saint-Just. Il nous accom-pagne jusqu’à la barrière de bois et, tandis que nous nous éloi-gnons, il nous lance des signes de la main. Je le regarde jus-qu’à ce qu’il se retourne et s’éloigne dans Little Sparta.

    Franck Delorieux, Vigilant de Saint-Just

    (1) Ian Hamilton Finlay représenta la tête guillotinée en plâtre de Catherine Millet tombée dans un panier d’osier. Il en fut tiré une affiche collée dans Paris par des membres de la revue Digraphe, constituée en Section française des Vigilants de Saint-Just, et titrée MILLET PSEUDO-MORALIST. Lors du vernissage à la Fondation Cartier, unadmirateur de la critique d’art, indigné, vola la tête. On la retrouva dans le caniveau.

    Une sculpture à Little Sparta.

    FRA

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    N É O - C L A S S I C I S M E S

    Performances poétiques

    Une œuvre d’Ian Hamilton Finlay com-porte typiquement un ou plusieurs mots,une poignée de phrases. Le texte d’uneextrême brièveté s’accompagne parfois d’un des-sin, d’une aquarelle, d’une gravure. Impriméedans un livre, sur une carte ou une estampe, lacomposante iconographique se passe à l’occa-sion de l’élément verbal. Ce dernier peut toute-fois se trouver gravé dans le bois ou la pierre,peint sur une faïence, un mur, une baignoire, etc.,brodé, tracé en caractères fluorescents… La listedes supports se prolonge presque à volonté. Ony rencontre des objets trouvés, des produits arti-sanaux ou manufacturés. Le texte se trouveraéventuellement dans le voisinage d’un objet em-blématique. Il sera installé dans un parc ou unjardin, où les plantations et les perspectives s’avé-reront aussi éloquentes que la signalétique poé-tisée par les soins de l’artiste.

    L’extrême diversité des formes d’expressioncomme des supports engagés dans cette pro-

    duction protéiforme ne doit pourtant pas faireoublier l’essentiel. Ainsi que viennent à point lerappeler l’exposition « Sentences » (2005) ou lapublication récente d’un ensemble de DomesticPensées 1964-1972, il s’agit, là, de l’œuvre d’unpoète. On entendra dans le titre de l’expositiond’Édimbourg, non pas le sens dominant de« sentence » en anglais, à savoir la phrase consi-dérée comme unité grammaticale, mais bien –comme en français – la sentence. Mieux : l’arrêt.Dans le terme « pensée », on lira la saisie, dansune configuration frappante, d’un flux mentalou verbal : une maxime. Cependant, les pensées« domestiques» de Finlay sont délestées du tran-chant des sentences inscrites sur les parois d’unegalerie. Elles témoignent du phrasé à la fois dé-licat et fantasque, auquel le poète aura voué unefidélité aussi indéfectible qu’à la force de ses in-terventions sur la place publique.

    En toute occasion, Finlay agit en interprète :c’est un rhapsode pour lequel tout ce qui se

    trouve à portée de main peut servir de matériaupour une performance perpétuellement renou-velée, même et surtout lorsqu’il s’agit de remettreen jeu une de ses propres œuvres. Car l’artiste necesse de proposer de nouvelles variations sur sestravaux antérieurs, c’est-à-dire de s’adonner àdes relectures aussi inventives que dépourvuesde complaisance à son propre égard.

    Procédant avec une extraordinaire subtilitéquand ce n’est avec une verve polémique, Fin-lay provoque tantôt, en lui imprimant un inflé-chissement aussi inattendu que pertinent, la ré-activation d’un « mot » historique ou d’une for-mule trop familière. Ou alors, convoquant deséléments on ne peut plus disparates, puisque ti-rés des moments les plus dramatiques de l’his-toire humaine aussi bien que de la vie quoti-dienne ou d’une connaissance encyclopédiquede l’histoire artistique et littéraire, le poète plas-ticien les met en présence de manière à faire sur-gir d’improbables ressemblances. Dans un cas

    comme dans l’autre, son formalisme, en appa-rence aléatoire, mais témoignant en réalité d’uneextrême sensibilité à la plasticité des matériaux,aboutit à une lecture de notre situation histo-rique et culturelle.

    Or leur redoutable acuité fait des œuvres deFinlay autant d’appels à l’action. C’est là leurdimension proprement performative. L’enga-gement du poète ne réside pas tant dans desprises de position militante, que dans sa manièrede convier le lecteur à participer à un travaild’interprétation transformatrice qui constituel’esquisse d’une pratique culturelle démocra-tique à venir.

    Yves Abrioux, Vigilant de Saint-Just

    Yves Abrioux est professeur de littératureanglaise à l’université Paris-VIII. Il est l’auteurde Ian Hamilton Finlay : A Visual Primer(2e édition, 1992), ainsi que de nombreux textesde catalogue ou de revue sur l’artiste.

    Schelling, ou penser en termes plastiques

    «A= A»: telle est l’équation philosophique lue par Friedrichvon Schelling (1775-1854) sur les ruines de l’Antiquité.L’identité absolue, l’absolu de l’identité. La vérité du tempsoù «le ciel sur la terre/marchait et respirait dans un peuple de dieux».À travers les colonnes des temples grecs dont il chante le cantique, ilouvre ce que Kant, au nom des Lumières et d’une raison exercée dansles limites des facultés humaines, avait magistralement fermé: l’accèsà l’absolu. Avec cette percée vers l’être dont Heidegger va faire le«sommet de l’idéalisme allemand», il donne au premier romantismel’une de ses principales inspirations. Les cours de philosophie de l’art,qu’il donne à Iena (1802-1805) au moment de la mort de Kant, dis-qualifient ceux qui, après l’ancien maître, prétendraient réduire l’es-thétique à des ressorts psychologiques ou revenir à des recettes de cui-sine. À vingt-sept ans, le jeune professeur irascible met l’art au cœurmême de la philosophie: il en est l’organon. C’est l’art qui nous per-met d’atteindre la vérité absolue, dimension qui ne réside pas seule-ment dans l’esprit mais aussi dans les choses (principe de son «idéa-lisme objectif»). Et plus encore: l’absolu se tient dans l’unité de l’es-prit et de la nature. Cette unité, le génie artistique la réalise, produisantdes symboles où le fini et l’infini fusionnent, «uni-formant» de façonproprement divine l’individuel et l’universel: mouvement sublime dudépassement des contraires, de l’unité retrouvée, de la sérénité olym-pienne gagnée dans le chaos. «Une fois calmés sa première puissanceet son intense désir de naître, l’esprit de la nature se transfigure, de-vient âme, et la grâce paraît au jour.»

    Mais si le génie n’est pas donné à tous, tous les arts ne sont pas nonplus à même d’offrir ces œuvres que l’on contemple comme l’on s’ap-proche d’un mythe, d’un archétype qui apparaît dans notre temps, bienqu’il appartienne à celui de Dieu. Car, prise au pied de la lettre A, l’équa-tion de Schelling est triple: Absolu, Art, Antique. «Penser et sentir entermes plastiques, dit-il, c’est-à-dire antiques.» Dans les dernières annéesdu XVIIIe siècle à Dresde, en cette Athènes du Nord évoquée par Winc-kelmann, on pleure avec Hölderlin le temps béni de la Grèce. Il y côtoieaussi Novalis. Mais en termes plastiques, ce sont d’abord l’Apollon duBelvédère, le Laocoon, la Madone Sixtine, Raphaël et Titien qui habi-tent son musée imaginaire. Inutile d’y chercher la peinture d’un Frie-drich, peintre romantique s’il en est, mais explorateur de «la tragédie dupaysage» quand Schelling, lui, exalte la forme humaine et l’excellencedes anciens ou de leurs élèves de la Renaissance italienne. «Rendez-vousraté avec la peinture nouvelle», explique le préfacier des Textes esthé-tiques. La coïncidence du romantisme et du classicisme peut surprendre.Mais ce serait manquer la portée de l’attitude mélancolique suscitée parl’Antiquité. Au-delà d’une révérence pour la perfection formelle, c’estle sentiment d’une dissociation, d’une séparation, qui transporte et ap-pelle une plus haute unité, où même la forme disparaît dans sa fusionavec la matière. Sommet atteint en 1807, au terme d’un Discours des artsplastiques qui vaut à Schelling une renommée internationale et l’obten-tion d’une sinécure dorée? C’est la fin de l’art dans l’œuvre de ce contem-porain de Hegel, peut-être gagné aux thèses du maître de Berlin (qui af-firme le dépassement de l’art par la religion puis la philosophie commeexpression de l’absolu) ou tout simplement écrasé par la monumenta-lité sans fissures de son Cours d’esthétique. À l’image de la modernitéartistique qui se bâtira sur la ruine des ruines romantiques.

    David Milan

    Textes esthétiques, F. W. J. Schelling, traduits de l’allemand par AlainPernet et présentés par Xavier Tilliette, Klincksieck, l’Esprit et lesFormes, 206 pages, 23 euros.

    Le jardin de bord de merÀfond dans mes recherches sur l’histoire du jardin etson renouveau contemporain, je découvre, en 1986,celui de Ian Hamilton Finlay. Pour comprendre trèsvite que Stonypath n’est pas seulement lieu de méditationet de jouissance de la nature travaillée par le jardinier. Lejardin est une véritable république modèle dans laquelle lepoète défend une unité esthétique et morale tout à la foisimaginaire et bien ancrée dans l’histoire, celle de la Révo-lution française. L’esthétique néo-classique des architec-tures qui construisent le jardin est le prolongement plas-tique des poèmes de Finlay. Il fonde son écriture sur la rhé-torique de l’incorruptible Saint-Just (1776-1794) dont lamorale s’étaye sur deux piliers radicaux, la Terreur et laVertu.

    Je dois à Ian Hamilton Finlay ma première leçon sur lapoésie concrète. Un modèle poétique dont par ailleurs ils’est éloigné progressivement en incorporant des élémentsarchitecturaux à son travail. Il m’explique sa volonté deconcevoir des poèmes d’un seul mot qui se ramifient dansle jardin, comme part du poème. Cette rupture avec la poé-sie linéaire discursive ouvre pour Finlay la formulation dupoème à de plus larges horizons. Mon regard s’appuie àprésent sur les architectures conçues pour le jardin. Émuepar l’idéal paradoxalement bien tactile du jardin, je perçoisl’unité métaphorique des citations inscrites dans la pierre.«L’ordre du présent est le désordre du futur», disent lesblocs de pierre devant la limite ouverte du jardin. Nous dé-cidons du principe d’une exposition, pour le printemps, aumusée d’Art contemporain de Dunkerque.

    La transposition du jardin de Ian Hamilton Finlay, ouencore la fiction de celui-ci, va se traduire par vingt pro-positions graphiques et poétiques. Elles sont les étapes d’unitinéraire significatif. Il réunit les domaines littéraires, poé-tiques, historiques aussi bien que géographiques. Puis évo-quer ensuite une autre définition du jardin qui sied bien aufonctionnement interne de la Petite Sparte, l’autre nom dujardin de Finlay. Ainsi, le jardin est «une surface en dehorsdu bastingage sur des cuirassés d’escadre qui relie les demi-tourelles de pièces de canon de muraille». C’est dit, lethème du maritime (qui emplit le fond des poèmes de IHF)et le vocable des armes sont contenus dans ce jardin.L’œuvre de IHF se définit dans les catégories esthétiquesautant que militaires, ayant chacune leur propre loi.

    À Dunkerque, c’est davantage dans l’esthétique de la na-ture, cet «idéal de nature humaine» (IHF cite les écrits d’Al-fred Cobban sur Rousseau et l’État moderne), que le poèterédige ses propositions. J’inaugure, avec un peu d’appré-hension, une exposition faite de seules œuvres graphiques,publications ou affiches. Les visiteurs seront sensibles à cetteposition dans un musée dont les espaces extérieurs formentun parc de sculptures. L’on s’étonne, sur place, que IHF,pour chacune de ses propositions, fasse appel à l’interven-tion d’autres artistes dans les publications de Wild Haw-thorn Press, la maison d’édition de l’artiste. IHF rappelleque les jardiniers du XVIIIe siècle (dont Capability Brown,l’un des inventeurs du jardin anglais) n’ont jamais gravé lesinscriptions ou taillé la pierre des sculptures de leurs jardins.Les collaborations, de nos jours, sont moins bien vécues,semble-t-il, quand on cite tout juste ses collaborateurs.

    L’artiste n’est pas là, le jour du vernissage, c’est sa po-sition, je le vois, en somme, comme un arbre en germina-tion, attaché à son jardin.

    On entre par le Portail pour un bosquet. Propositionde colonne, associée à l’idée de l’arbre naturel, lui-mêmehabité par sa nymphe ou dryade. Ce sont encore des co-lonnes qui fondent le Temple de Bara (1985), le fût des-quelles évoque, par un simple relief, la forme du tambour.Le chapiteau d’une colonne (resté enfoui) fera l’objet del’une des Six propositions pour l’amélioration de Stock-wood Park Nurseries dans la ville de Luton (1985).L’arbre-colonne, parfois porte une inscription, c’est le casde la proposition d’un Mémorial pour Robert Louis Ste-venson (1987).

    Un monument à l’apôtre de la nature, Jean-JacquesRousseau, est proposé. Finlay commente, la même annéeLudwig Feuerbach, pour lequel tout but est négateur.

    Finlay signe un paysage: celui du Col de la Furka (1987)en Suisse, l’œil du poète s’approprie le paysage et le rend àautrui par ses écrits. Cite Erwin Panofsky qui fait décou-vrir le soir par Virgile (Sentier ombragé, 1987). Il prolongeun poème d’Alexander Pope dans les Variations sur desvers de Pope (1986) Il écrit, en lieu et place, les phrases dudiscours de Saint-Just pour les Quatre colonnes, huit af-fiches pour l’abbaye cistercienne de l’Épau (1986). Il s’ap-proprie la vague, Vnda, d’après un paysage de Claude Lor-rain (1985). L’appropriation n’est qu’un passage dans laperception du travail accompli par IHF, qu’il nous offredans ce que Stephen Bann a nommé une «texture d’allu-sions».

    Dans sa Proposition pour un mur, IHF a recours au ca-mouflage. Il lance deux formulations poétiques: SpitfireSegments et Messerschmitt Mottle, pleines des instrumentsde combat de la Seconde Guerre mondiale. À peu près aumême moment où sont exposées les Propositions, IHF aexposé à la galerie Colbert de la Bibliothèque nationale saproposition poétique de la bataille de Midway, enjuin 1942, qui a opposé les forces japonaises et américaines.La forme de la pastorale, qu’il affectionne parce qu’elle si-tue l’écrivain et le lecteur dans l’espace littéraire même dela nature, est conservée. La bataille des porte-avions del’époque est transposée en guerre des ruches. À l’exposi-tion par la Fondation Cartier, la critique remarquera sur-tout la double zébrure qui figure sur la sculpture Osso, rem-plaçant les deux consonnes du terme. Il y avait aussi, si messouvenirs sont bons, un portrait un peu trop «compré-hensible» d’une grande dame de la critique d’art, peu atti-rée par l’art de IHF. Être un poète, être un artiste n’est ja-mais dû, je ne l’oublie pas aujourd’hui. Il me semble pour-tant, a posteriori, que la Vertu avait joué, davantage que laTerreur, dans le choix des propositions de l’exposition deDunkerque.

    Laurence ImbernonConservatrice au musée des Beaux-Arts de Rennes.24 novembre 2005

    Yves Abrioux avait traduit les Propositions pour lapublication de l’exposition,25 mars — 25 avril 1988 à Dunkerque.

    Une réflexion sur l’utilisation du langage dans l’œuvre de Ian Hamilton Finlay

  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . N o v e m b r e 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 n o v e m b r e 2 0 0 5 ) . V

    N É O - C L A S S I C I S M E S

    Des barbus dans l’atelier de DavidL’atelier de Jacques-Louis David a été la plus impression-nante manufacture de la nouvelle génération de peintresfrançais pendant la Révolution et sous le Consulat. Gros,Gérard, Ingres, Girodet, Guérin y ont fait leurs premières armes ety ont été convaincus du bien-fondé de l’esprit néoclassique. Maistous les jeunes gens qui se pressent chez lui, sous les combles du pa-lais du Louvre où il a trouvé refuge pour y travailler et pouvoir ré-unir tous ces jeunes gens, s’ils ne rejettent pas la doctrine généralequ’il professe, ne sont pas toujours pleinement d’accord avec sapeinture. D’aucuns se rebellent même contre son enseignement.Cette grogne se manifeste quand David travaille sur les ébauchesde l’Enlèvement des Sabines (ce tableau sera l’objet d’une exposi-tion payante au Louvre en nivôse de l’an VIII, première en songenre en France, et qui rapportera à l’artiste pas moins de vingtmille francs de l’époque – une véritable fortune). Ils lui reprochentde ne pas avoir su voir ce qui est simple, grandiose et « primitif »dans l’art antique et le traitent de « Van Loo, Pompadour et ro-coco ». Ces rebelles, qui veulent adopter à la lettre le retour à l’idéalclassique des Grecs anciens décrété par Heyne et Winckelmann,décident de créer un groupe, qui se fait d’abord connaître sous lenom de « penseurs » ou de « primitifs ». C’est ainsi qu’ils passentde la parole aux actes et qu’ils revêtent des costumes grecs d’avantl’époque de Périclès en toutes occasions. Ils ne passent pas in-aperçus vêtus en Agamemnon et le chef coiffé d’un bonnet phry-gien. Ils se laissent pousser les cheveux et la barbe. On les sur-nomme aussitôt les « Barbus ». Et c’est sous cette dénominationqu’ils passent à l’histoire. Maurice Quay est sans conteste leur chefde file. C’est lui qui a mené la cabale contre les Sabines. Ce grand garçon maigre à la chevelure età la barbe noires, au regard ardent, à l’expression passionnée, que ses camarades comparent à DonQuichotte, incite ses condisciples à mener une vie spartiate dans le couvent abandonné de la Visi-tation de Sainte-Marie, au pied de la colline de Chaillot. « Un soir, note Delécluze, après avoir buun peu trop de bière, qu’ils préféraient au vin parce que c’était plus ossianique, ils résolurent d’uncommun accord de quitter la cité des vices, Paris, pour aller virre dans les forêts. » Ils vont y de-meurer de 1801 à 1803 et veulent y fonder une communauté qui prend vite l’allure d’une sociétéutopique. L’atelier de Quay est particulièrement ascétique, avec son lit de paille et quelques rares

    ustensiles de ménage. Il y prépare une toile immense, Patrocle ren-voyant Briséis à Agamemnon, qu’il n’aura pas le temps d’achever.Ses compagnons ne sont pas moins pittoresques. Ils sont brocar-dés par le Petit Arlequin du Muséum : « Ils ne travaillent pas, neparlent pas, méditent beaucoup et passent longtemps devant unepeinture dans un état d’extase qui frise la stupidité. » D’aucuns,adeptes inconditionnels d’Ossian, se vêtent à la scandinave. Et tousn’admettent plus dans leur bibliothèque, à côté de la fausse épo-pée de McPherson, que la Bible et les œuvres d’Homère. Ils pro-fessent des idées radicales et veulent s’en prendre aux collectionsdu Louvre, ne sauvant que les meilleures sculptures antiques et unedouzaine d’œuvres de la galerie des tableaux où ils comptent mettrele feu. La mort de la seule jeune femme du groupe, Lucile Franque(peintre et en outre auteur de l’Essai sur les harmonies de la mé-lancolie et des arts et du Tombeau d’Eléonore) en 1803, puis le dé-cès de Quay l’année suivante mettent fin à leur aventure collective.

    Les autres Barbus vont s’illustrer dans les différents salons quiont lieu sous le Consulat ou sous l’Empire : Jean Broc expose unegigantesque École d’Apelle et Paul Duqueylar y exhibe Ossianchantant ses poèmes lors du Salon de 1800. L’année suivante, JeanBroc montre une Mort de Hyacinthe (qu’on juge « plus bizarrequ’original », et le Naufrage de Virginie. Jean-Pierre Franque pré-sente le Rêve de l’Amour, inspiré par les puissance de l’Harmonie,tandis que son frère, Joseph-Boniface, montre Hercule sauvant Al-ceste de l’Hadès au Salon de 1806. Quatre ans plus tard, Périé sou-met aux suffrages du public sa Barque de Caron et, deux ans plustard, le Rêve d’Ossian. S’ils connaissent une certaine notoriété pen-

    dant l’époque napoléonienne, ils vont vite disparaître de la mémoire des historiens d’art. SeulCharles Nodier, qui les fréquente et les tient en grande estime, les a immortalisés dans un poèmeintitulé l’Apothéose de Pythagore : « De quelle profonde amertume / Je me sentirais pénétré / Engravant ici, / Comme au bas du cippe modeste / Que j’ai dédié / À leurs mânes, / Les noms toujoursaimés / De Maurice / Et / De Lucile ! »

    Et pourtant, leur idéal s’est traduit dans la mode de leur époque, mais aussi et surtout dans unecontinuité de l’esprit néogrec dont témoignent, beaucoup plus tard, les débuts de Gérôme…

    Gérard-Georges Lemaire

    La prise de l’académie de peinture

    Jacques-Louis David, grandeur et intimité d’uneœuvre,musée Jacquemart-André, jusqu’au 31 janvier 2006.

    E n 1789, David a quarante et un ans. À l’au-tomne, il expose Les licteurs rapportant à Bru-tus le corps de ses fils au Salon et y triomphe.Il adhère aussitôt aux idées révolutionnaires. On luiconfie l’année suivante la réalisation du Serment duJeu de paume et on lui offre de travailler dans l’églisedes Feuillantines pour le réaliser, tout cela grâce à unesouscription nationale. Quand il achève le dessin pré-paratoire, il l’envoie au Salon. Il comprend vite quele vent a déjà tourné et il laisse la toile gigantesque in-achevée. C’est l’opportunisme qui le guide. Et aussil’esprit de revanche. Depuis le début de la Révolution,il est hanté par l’idée de détruire l’Académie royale.Pour parvenir à ses fins, il n’hésite pas à s’allier auxartistes les plus médiocres.

    Pour comprendre cette obsession, il faut reveniren 1771, quand il propose au concours du grand prixde l’Académie son Combat de Minerve contre Mars.Il n’obtient que le second prix. Un an après, il se re-présente avec Diane et Apollon perçant de leursflèches les enfants de Niobé. Il échoue encore et en estsi affecté qu’il songe au suicide. Il persiste néanmoinset, en 1773, il est de nouveau rejeté. Sa persévérancefinit par payer et il reçoit le prix tant convoité en 1774.Il part un an plus tard à l’Académie de France àRome où il reste jusqu’en 1780. À son retour, il estagréé grâce à son Bélisaire donnant l’aumône et il ex-pose pour la première fois au Salon. En dépit de sesdébuts laborieux au sein de l’institution, il y est fina-lement admis et obtient un atelier au Louvre. En1785, le Serment des Horace a un franc succès au Sa-lon. Il continue pourtant à nourrir un ressentimentprofond contre le monde académique qui lui a ap-porté gloire et argent. Il profite d’un conflit au seinde la Convention à propos de la nomination d’unnouveau directeur à Rome pour envahir ses locauxen s’écriant : « La voilà donc enfin renversée, cette

    Bastille académique ! » Il en exige la dissolution etcrée la Société révolutionnaire des artistes. En 1792,il est nommé professeur adjoint. En dépit de cetteoffre, devenu député il soutient une pétition pour sasuppression définitive. Et il peut maintenant refuseravec dédain un poste de professeur titulaire. À Rome,la situation est critique au palais Mancini : certainsélèves comme Topino Lebrun doivent se réfugier enToscane ; en 1793, Girodet est témoin d’incidentsgraves quand on retire les insignes royaux de sa fa-çade. Quelques jours plus tard, David vote la mort deLouis XVI. Cette décision vaut à un de ses amis,Le Pelletier Saint Fargeaux, d’être assassiné. Il veutqu’on érige un monument à sa mémoire et peint untableau le représentant, aux frais de la République.Indéfectible admirateur de Marat, il agit de la mêmefaçon quand ce dernier est tué et, le 11 octobre, il an-nonce à la Convention que son tableau est terminé.Après quoi, il devient le maître d’œuvre des fêtes ré-publicaines. Il propose de dresser un monument,l’image du peuple français, sur la place du Pont-Neuf.Devenu membre du comité d’instruction publique, ilpropose une réforme du muséum. Il est aussi nommémembre de la sûreté générale et même brièvementprésident de la Convention, ce qui lui laisse le tempsde signer l’arrestation de Fabre d’Églantine. Six joursavant la chute de Robespierre, il a en tête d’organiserune fête pour célébrer l’héroïsme du jeune AgricolaViala, comme il a célébré celui de Barra.

    David a échappé de peu aux exécutions qui ontsuivi le 9 Thermidor. Il est mis en accusation et estemprisonné le 15 thermidor. Il se montre bien peucourageux et bat sa coulpe. Il est finalement libéré enprairial de l’an III et est amnistié après le coup d’Étatdu 18 brumaire. Quelques mois plus tard, il estnommé membre de l’Institut, émanation nouvelle del’Académie, et expose ses Sabines au Louvre…

    Justine Charpentier

    Catalogue : Éditions Nicolas Chaudun, 182 pages, 39 euros.

    Kauffmann, Winckelmann, Gœthe

    et MaratTotalement inconnue en France, Angelica

    Kauffmann a été l’égérie du néoclassicisme et l’un des peintres les plus singuliers

    de la fin du XVIIIe siècle.

    Fille de Joseph Johann Kauff-mann, un peintre de qualité maispeu ambitieux, Angelica fait trèstôt preuve de talents artistiques, autantpour la musique que pour la peinture.Elle a aussi un don prononcé pour leslangues et, adolescente, elle parlequatre langues couramment. On ra-conte qu’elle s’habille en garçon pourvisiter les galeries de peintures de Mi-lan pour copier les tableaux anciens.Elle est remarquée par le duc de Mo-dène et exécute un portrait de sonépouse. En 1760, elle peint une femmedéchirée entre la musique et la pein-ture. C’est cette dernière qu’elle choi-sit. Elle voyage en Italie avec son pèreet arrive à Rome en 1763. Elle ren-contre Winckelmann, subit son in-fluence et peint son portrait. Elle conti-nue à voyager, allant à Bologne puis àVenise. Une riche aristocrate anglaisela prend sous sa protection et décide del’installer à Londres. Là, elle connaîtson compatriote Fuseli, peintreétrange et traducteur de Winckel-mann, qui l’aime sans espoir, et sur-tout Joshua Reynolds, qui est lui aussisensible à son charme. Mais elle choi-sit d’épouser le comte de Horn en1767. Ce dernier est un imposteur quin’est ni noble ni fortuné. Déjà appré-ciée en Angleterre et ayant eu de nom-breuses commandes, elle peut lui ver-ser une grosse somme pour qu’il ac-

    cepte la séparation. Après cet épisodemalheureux, elle reçoit la commandedu portrait du roi George, expose à laRoyal Academy en 1768 et devientl’un des peintres les plus appréciés dela haute société britannique. Elle se lieà l’artiste italien Antonio Zucchi. C’estchez lui qu’elle fait la connaissance del’exilé Jean-Paul Marat, auteur desChaînes de l’esclavage. Ce dernier pré-tend par la suite l’avoir séduite. Mais,en réalité, elle épouse Zucchi, de plusde vingt ans son aîné en 1781. Ellequitte Londres pour trouver son pèremalade et le couple s’installe bientôt àVenise l’année suivante. Mais c’est àRome, où elle décide de s’établir,qu’elle connaît la gloire. À sa table seretrouvent David, Flaxman, Canova.Quand Goethe arrive à Rome en 1786,il fait sa connaissance et entretient unerelation très intime avec elle, qui l’aidedans la malheureuse affaire du poèteavec la belle Milanaise. Elle dessine lefrontispice de son Egmont. Amie duphilosophe Herder, de madame Vigée-Lebrun et d’Hubert Robert, elle est aucentre de la vie artistique romaine del’époque. Quand elle meurt en 1807,elle laisse une impressionnante galeriede portraits de rois, de princes, delords, d’officiers de haut rang, maisaussi des mythologies dont le charmene s’est pas estompé avec le temps.

    G.-G. L.

    DR

    David. Autoportrait.

  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . N o v e m b r e 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 n o v e m b r e 2 0 0 5 ) . V I

    N É O - C L A S S I C I S M E S

    Le temps consomméJ’avoue que l’hypothèse formuléepar Italo Mussa, au début des an-nées 80, sur le temps artistique,m’avait séduit. Italo, jeune critique ethistorien d’art italien, mort trop tôt, af-firmait – d’une façon presque mili-tante– que le temps des artistes était dif-férent ; que les peintres « sortaient » dutemps normal pour un ailleurs sansconfins ni limites.

    Pour affirmer et confirmer ce pro-pos, il proposait comme figure emblé-matique Carlo Maria Mariani et sapeinture « néoclassique », plus une séried’autres peintres qui peignaient à la ma-nière des XIXe et XVIIIe siècles. Il avaitréuni sous le label de pittura colta unedizaine d’artistes qui, de colto, avaientjuste la référence et la manière à l’an-tique, et une production picturale am-biguë sans vision idéale ou projet, ni uneprofonde éthique de la contrefaçon. Unesorte d’envers de la médaille de la badpainting.

    Mais, au milieu de cette médiocrité,dont la particularité était l’habiletéd’exécution des glacis, il y avait la figurede Carlo Maria Mariani qui se détachaitd’une façon nette et originale. Ses pre-miers travaux des années soixante-dixm’avaient intrigué : des photos en noiret blanc de festons décoratifs, exécutésdans les Stanze vaticane par Raphaël, oùil jouait avec les pommes peintes et despommes réelles. Ces photos, par leurnoir et blanc, mettaient sur le même planles deux sujets en les rendant, tous lesdeux, fruits de la représentation. Il abo-lissait ainsi, avec un simple clic, les dis-tances du temps.

    Pendant quelques années, je perdisde vue cet artiste romain jusqu’à marencontre avec Italo Mussa qui memontra les derniers travaux de celui-ciet me parla de lui comme d’un phéno-mène à part… Une sorte d’anachro-nisme conscient et volontaire, un grain

    de sable dans la machine bien huilée del’interprétation évolutive et progressistede l’art. Du poil à gratter.

    Plus que la qualité d’exécution desdessins, cartons et toiles que j’avais de-vant moi, qui était –somme toute– hon-nêtement académique, ce qui me frap-pait profondément était l’abolition, sansregret, des classifications du temps :passé, présent, futur. Comme si l’artisteavait voulu arrêter le temps à jamais,dans une construction atemporelle de cequi l’intéressait au plus haut point : lacorrespondance entre Goethe et Ange-lica Kauffmann. De ses travaux, éma-nait une passion dévorante pour cettecorrespondance épistolaire, au point des’autoportraiturer en AngelicaK., pourmieux goûter cette tranche de temps etla faire entièrement sienne.

    La tradition de l’ecphrasis (peindred’après un texte qui parle d’un tableaudisparu ou d’un tableau à faire, donc,traduire d’un langage à un autre) était lemoteur de cette opération folle de sub-stitution et d’invention. La correspon-dance entre Goethe et Angelica Kauf-mann étant écrite au moment de l’ex-plosion de la peinture néoclassique,Carlo Maria Mariani, donc, peignait àla Girodet ; sans honte, sans se poser dequestion sur l’académisme ou l’ana-chronisme. La passion et l’amour pourla relation entre cette femme peintre etle poète le conduisaient à repousser cequ’un peu pompeusement on appelle lesbarrières du temps. À faire de son tempsartistique un temps autre.

    Mais cet acte d’amour, qui deman-dait une grande abnégation de soi, nepouvait s’appliquer ni se répéter à toutesituation, ni se diluer en allégories fa-ciles. Qu’est devenu Carlo Maria Ma-riani ? Lui aussi englouti par les douxsables mouvants du grand marché d’artinternational ?

    Gianni Burattoni

    Girodet, portrait du peintre en poèteAnne Louis Giro-de t de Roucytient résolumentune place à part au sein dunéoclassicisme français.Élève de David, chez le-quel le sens de la réalitéétait indissociable de l’ef-fort d’idéalisation, il s’estrapidement démarqué deson maître par un styletrès personnel mêlant à lafois poésie et sensualité,érotisme ambigu et so-phistication littéraire,marquant à n’en pasdouter les prémices du romantisme français.

    Né en 1767 à Montargis, Girodet traversa une des périodesde transformation les plus mouvementées et fondamentalesde l’histoire de la société française : la Révolution de 1789,l’Empire de Bonaparte en 1800, puis la Restauration. Pourautant, il refusa de faire de sa peinture un art exclusivementpolitique, mis au service du civisme républicain ou du natio-nalisme impérial. Ses portraits de Napoléon et son tableaumonumental la Révolte du Caire sont des commandes, ses réa-lisations les plus dociles. Son art tente avant tout d’incarnerun idéal esthétique repoussant les frontières qui séparent lapoésie de la peinture ; il suffit d’admirer le Sommeil d’Endy-mion pour toucher du doigt cet idéal : « Je fais un Endymiondormant et l’Amour écarte les branches d’arbres auprès des-quels il est couché, de manière que les rayons de lune l’éclai-rent par cette ouverture et le reste de la figure est dansl’ombre. (…) Le désir de faire quelque chose de neuf et qui nesentît pas simplement l’ouvrier m’a peut-être fait entreprendre

    au-delà de mes forces mais je veux éviter les plagiats. »De fait, son intérêt pour l’immatériel et le rêve, sa résistance

    à la rigidité artistique font de Girodet un peintre virtuose, am-bitieux et sophistiqué, envisageant chacun de ses tableauxcomme un dépassement personnel et même de son époque.Ainsi, en 1806, peu satisfait des commandes publiques reléguantla peinture d’histoire à l’illustration des conquêtes napoléo-niennes, décida-t-il de se « commander un tableau à lui-même »,Une scène de déluge, mélange d’extase et d’effroi où l’abysse etles cieux se confondent, marque encore durablement qui lecontemple.

    On est frappé également par le lien étroit qu’entretient sapeinture avec la littérature et la poésie. Toute sa vie, Girodetn’eut de cesse d’apporter à la peinture la liberté et l’intérioritéqui sont propres à cet art. Il fit sien le grand principe horacien,l’Ut poeta pictor (le peintre comme le poète). Ainsi, délaissa-t-il souvent les sujets historiques ou bibliques pour illustrer uneédition de luxe de l’Énéide de Virgile ou des poésies d’Ana-

    créon. On lui connaît aussiun Atala au tombeau,œuvre tirée de la nouvellede Chateaubriand : Atalaou les amours de deux sau-vages dans le désert, qui luivalut un énorme succès et,bien sûr, son fameux por-trait de Chateaubriand,fixant définitivementl’image du héros roman-tique et qui fit dire à Na-poléon Bonaparte : « Il al’air d’un conspirateur quidescend de la cheminée. »Il s’inspira également des

    poésies d’Ossian, « l’Homère du Nord », pour peindre l’Apo-théose des héros français morts pour la patrie pendant la guerrede la Liberté, tableau qui fit s’exclamer David : « Ah ça ! Il estfou Girodet ! Il est fou ou je n’entends plus rien à l’art de la pein-ture. »

    Une folie sans doute, à l’aune du néoclassicisme, mais unefolie saine qui invente, pervertit et métamorphose, annonçantpar son étrangeté et son audace les moments les plus littérairesde la peinture française : le symbolisme et le surréalisme.

    Courez à cette rétrospective découvrir un génie encore tropméconnu, Anne Louis Girodet, un peintre fait poète.

    Aurélie Serfaty-BercoffGirodet, musée du Louvre. Hall Napoléon, jusqu’au 2 janvier2006.Girodet, catalogue de l’exposition, sous la direction de SylvainBellenger. Musée du Louvre / Gallimard, 496 pages, 49 euros.Girodet, Anne Lafont, AdamBiro, RMN, 144 pages, 35 euros.

    L’assassinat de Winckelmann à Trieste

    Fils d’un très modeste savetier, J. J. Winckel-mann est né en 1717 à Stendal, dans l’Altmark.Il parvient à faire des études soignées en pas-sant par le biais de la religion. Après avoir suivi lescours de la faculté de théologie, il exerce la professiond’instituteur. Puis il est chargé d’administrer la bi-bliothèque du comte Bunau à Nöthnitz. Mais sa vé-ritable passion est la culture grecque ancienne. Celale conduit à publier ses Gedanken (Réflexions surl’imitation des œuvres grecques en peinture et ensculpture) en 1755. Cet essai tiré à cinquante exem-plaires et dédié à Frédéric-Auguste, roi de Pologne etprince électeur de Saxe. Pour satisfaire son désir deconnaître l’art ancien de première main à Rome, ils’est converti au catholicisme. Il est convaincu que leBernin et les maîtres du baroque sont la cause du dé-clin de l’art. Son petit ouvrage a un impact considé-rable. Il y défend l’idéal du beau inspiré des Anciens,un idéal qui correspond alors à l’orientation des pen-seurs de l’esthétique à Dresde, qu’on surnomme alors« l’Athènes du Nord ». En dépit de sa construction décousue, cet opusculedont Goethe reproche ce qu’il y a « de baroque etd’étrange dans le fond comme la forme », rencontrel’assentiment de ses contemporains. L’auteur desSouffrances du jeune Werther figure parmi ses pre-miers admirateurs, parmi lesquels se trouvent Les-sing et Ferder. Il souligne la « belle nature des Grecs »et insiste sur la simplicité de la beauté de la formedans leurs œuvres, détaillant tous les aspects de lasculpture (aussi bien l’expression que la technique)et faisant l’éloge de la peinture antique. Il exalte leculte du corps chez les jeunes Grecs et met en valeurla rigueur physique des Spartiates : « Du fait de cesexercices, le corps recevait les contours grands et vi-rils que les maîtres grecs ont donnés à leurs statuessans boufissure et sans empâtement superflu. » Et,dans cette logique, il tient la Renaissance pour unnouvel âge d’or avec Raphaël et Michel-Ange, Ru-bens en étant l’un des plus grands héritiers. Cet idéalimpératif qui s’est formé « sous le ciel grec » allait en-traîner une révolution profonde dans l’art de la findu XVIIIe siècle. Le néoclassicisme est issu de ses spé-culations comme du goût de l’époque pour les anti-

    quités alors que les premières fouilles archéologiquesdignes de ce nom suscitent la curiosité et l’admirationdes amateurs.

    L’existence de Winckelmann devait se conclure demanière tragique le matin du 8 juin 1768 à l’OsteriaGrande de Trieste. L’hôtelier, n’ayant pas vu sortirle voyageur étranger qui s’y était arrêté avant de ga-gner Venise ou Ancône, se rend dans sa chambre etdécouvre son corps sanglant à terre alors que soncompagnon se tenait à genoux près de lui. Ce derniertenta de s’enfuir et fut bientôt arrêté. Un chirurgienfut appelé d’urgence, mais il ne put rien faire et unprêtre recueillit le dernier souffle de l’illustre écrivain.Son meurtrier, Francesco Arcangeli, un Florentin detrente-quatre ans, qui n’était son serviteur – et aussison amant – que depuis huit jours, inventa une his-toire à dormir debout avant de confesser qu’aprèsune violente dispute, il l’avait poignardé et en avaitprofité pour le voler.

    La nouvelle souleva une grande émotion danstoute l’Europe. La cour de Vienne, le cardinal Albaniau Vatican s’en émeuvent. À Leipzig, Goethe écrit :« Ce cas monstrueux fit une impression considé-rable. » Le procès fut rapidement mené. Le 18 juillet,la sentence est rendue : « Pour l’atroce délit et homi-cide que vous avez commis sur la personne deGioanni [sic] Winckelmann le matin du 8 juin passé,l’Inclito Cesareo Regio Giudizio Civico Provincialein civile, e criminale (1), vous a condamné, et elle vousa condamné à être supplicié sur la roue vivant de toutvotre long, de façon à séparer l’âme du corps, et aussià ce que votre cadavre devra rester exposé sur laroue… » Le 20 août, le pitoyable Arcangeli demandapardon à Dieu et à la justice du peuple devant l’au-berge où il avait poignardé son illustre compagnonavant d’être confié au bourreau. Le scandale futétouffé dans l’œuf, mais Winckelmann n’en est pasmoins entré dans l’histoire avec une aura sulfureuse.

    Giorgio Podestà

    (1) La cour de justice triestine, qui dépend du système judiciaire autrichien, puisque la Vénétie julienne appartient alors à la couronne des Habsbourg.

    Ian Hamilton Finlay, Apollon et Daphné, projet d’œuvre murale, 1982, lithographie avec Gary Hincks

    Un peintre qui occupe une place particulière au sein du néo-classicisme français.

    DR

  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . N o v e m b r e 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 n o v e m b r e 2 0 0 5 ) . V I I

    S A V O I R S

    Magistrats et avocats en résistanceRobes noires, années sombres. De Liora Israël. Éditions Fayard, 2005. 548 pages, 28 euros.

    La magistrature n’a pas résisté, comme tous les corpsconstitués, à l’effondrement de juin 1940. Il faut rap-peler comment, en six semaines, un des pays dominantle monde s’est retrouvé errant sur les routes de la débâcle.

    L’armée battue, éparpillée – en dehors de quelques pointshéroïques, comme au passage de la Loire –, gouvernement etParlement repliés à Bordeaux, les usines évacuées fixant unpoint de rendez-vous à leurs ouvriers en leur conseillant de sedébrouiller pour s’y rendre, les préfets partis – à quelques ex-ceptions près, comme Jean Moulin à Chartres –, les épiceriesabandonnées, mises au pillage…

    L’appel de Pétain à cesser les combats fut accueilli avecsoulagement. Et, le 10 juillet, ceux des parlementaires quiavaient rejoint Vichy liquidaient la IIIe République, contrel’avis de 80 d’entre eux et en l’absence des députés commu-nistes, déchus en toute illégalité de leur mandat un an aupa-ravant.

    Un chiffre marque la magistrature : un. Il n’y eut qu’un seulmagistrat, le président Didier, pour refuser de prêter sermentà Pétain. Il nous manque d’autres chiffres pour connaîtreexactement la participation de cette corporation à la collabo-ration avec l’ennemi. Combien de magistrats déportés ? Et,par comparaison, combien de membres de la préfectorale ?L’origine sociale serait également intéressante pour examinerle comportement face au régime de Vichy et à l’autorité d’oc-cupation imposant les lois allemandes.

    Liora Israël, pour mieux saisir le comportement des ma-gistrats et avocats en 1940, brosse un tableau de ces profes-sions dans l’entre-deux-guerres, marquées par les propa-gandes xénophobes et antisémites, comme en témoigne en1925 cet écrit d’un avocat, Me Le Peletier : « Des naturalisa-tions trop rapides fournissent à nos barreaux des grandes villesdes échappés de pogroms ou des Arméniens épargnés d’Ab-

    dul-Hamid […] (qui) se pressent à la barre comme à la curéeet tentent d’enlever un jugement comme une enchère. »

    État d’esprit suffisamment répandu pour que les mesuresd’épuration de Vichy ne suscitent guère de protestations. Sontvisés dès le 17 juillet 1940 les naturalisés récents, le 13 août lesfrancs-maçons, le 3 octobre les juifs. Le 17 juillet encore, l’in-amovibilité des magistrats est remise en question, un décret suf-fisant à les priver de leur siège.

    Au contraire, certains ne manquent pas d’en rajouter, commeces avocats du Jeune Barreau français qui, dans leur assembléedu 28 août 1940, attirent « à nouveau respectueusement l’atten-tion du conseil de l’ordre sur la nécessité chaque jour plus impé-rieuse de chasser les indésirables juifs et maçons afin de redonneraux avocats le prestige d’honneur et d’honnêteté qui a été le leurdurant des siècles ».

    Côté magistrats, il convient de noter leur participation à la ré-pression du mouvement ouvrier dans les années trente et leur do-cilité à frapper les militants communistes après la dissolution duPCF par le gouvernement Daladier, après la signature du traitéde non-agression germano-soviétique.

    Le 9 novembre 1940, le procureur général près la cour d’ap-pel de Paris écrit à la chancellerie : « On peut affirmer que, dansleur ensemble, les magistrats ne méconnaissent pas la nécessitéd’une répression sévère de la propagande communiste. »

    Comment ne pas évoquer le sort des militants communisteset syndicalistes emprisonnés en 1939-1940 dans des camps où lesnazis iront les chercher comme otages. Les avocats eux-mêmesne seront pas épargnés et ce sont trois avocats communistes quitombent sous les balles hitlériennes comme otages.

    Loin de dénoncer la mise en place d’instruments de répres-sion contraires au droit, certains magistrats se précipiteront surles places de président de chambre comme pour les sections spé-ciales, qui se verront gratifier d’une clause de rétroactivité jusque-là inconnue en droit français.

    Les atteintes au droit de la défense se multiplient. Les avocatsne peuvent rencontrer leurs clients. Un pas supplémentaire sera

    franchi en janvier 1944, quand Darnand, chef de la Milice, de-venu ministre, instaure les cours martiales interdites aux avocats.

    Et puis il y a les tribunaux militaires allemands. Appliquantle droit allemand nazi, qui ne prévoit la présence d’un avocat –obligatoirement allemand – que lorsque la peine de mort est re-quise. L’instruction est secrète et se passe en l’absence d’avocat.

    Face à cette situation, des avocats vont rejoindre les rangs dela Résistance, d’abord de façon individuelle, adhérant à des ré-seaux de renseignement et/ou à des formations militaires FTP ouCombat, etc. Puis dans des organisations clandestines profes-sionnelles, comme le Front national des juristes, animé par JoëNordman.

    Chez les magistrats va apparaître une forme de résistancepassive consistant à appliquer la loi. Ainsi un magistrat aprèsla Libération évoque ce temps « où des magistrats devaient abu-ser des distinctions et de subterfuges dans l’interprétation destextes, égarer ou négliger des pièces comme par mégarde ou im-péritie, parfois encore atténuer la rigueur formelle de l’expres-sion pour maintenir intacte l’appréciation définitive du fond ».

    Il y eut effectivement des cas où la transformation d’une af-faire politique en droit commun permit à des résistants d’échap-per à la Gestapo. Mais on peut se demander si ce type de rusepesait bien lourd devant l’appareil répressif de l’occupant.

    Ce qui ramène à la question fondamentale de cette époquedu rôle de l’État de Vichy, qui permit aux nazis de s’appuyersur les institutions françaises pour mener leur politique de ter-reur. Combien de résistants auraient échappé à leurs bourreauxs’il n’y avait eu une police française aux ordres pour les traqueret les livrer aux Allemands ?

    La présentation du livre indique que « l’étude de la résistanced’avocats et de magistrats révèle les potentialités d’action deces professionnels, dont la force subversive apparut à traversceux qui choisirent la dissidence au sein d’une institution judi-ciaire dotée d’un rôle central dans la répression mise en œuvrepar Vichy ».

    Claude Lecomte

    Rendez-vous de l’Histoire à Blois

    L’institutionnalisation de la laïcité française, enta-mée par la Révolution, s’est parachevée en 1905.Fruit d’une bataille politique féroce, ce compro-mis entre pouvoirs séculier et régulier était devenu fami-lier et confortable pour tous. Le catholicisme conservaitune place privilégiée dans l’ordre des religions françaises,mais abandonnait sa mainmise sur l’État et les esprits auprofit de la République. Ainsi, comme l’a indiqué Fran-çois Bayrou au cours d’un débat : « En lui faisant quitterl’ordre de la charge sociale pour celui de l’adhésion per-sonnelle, la laïcité a offert une dimension plus riche et plusprofonde à la religion : elle lui a redonné toute son au-thenticité. » Appliquée à des degrés divers par l’ensembledes démocraties, la laïcité est aujourd’hui contestée parle renouveau religieux planétaire corrélatif à la fin de lalutte idéologique Est-Ouest. Mais pour Élie Barnavi, spé-cialiste de la France du XVIe siècle, l’idée même de laïcitén’est peut-être pas aussi universelle que la concevaient lesLumières : «Seul le christianisme a connu d’emblée la dis-tinction, opérée par Jésus lui-même, entre les ordres reli-gieux et politique. » L’interrogation diffuse qui sous-ten-dait la majeure partie des débats comme des questions dupublic (principalement des professeurs d’histoire et desétudiants) concernait bel et bien la progression de l’inté-grisme musulman, qui, lorsqu’il ne s’en remet pas au pou-voir de séduction du mode de vie occidental, laisse les his-toriens quelque peu perplexes. L’ancien ambassadeurd’Israël a ainsi exprimé un sentiment largement répanduau sein de la communauté historienne : « L’islam, aprèss’être montré si brillant au Moyen Âge, a raté le tournantde la modernité, ce que personne ne s’explique. Il fautmaintenant briser le cercle vicieux de la misère et de l’is-lamisme, mais nous devons surtout réapprendre à dé-fendre nos valeurs, et combattre militairement ce dernier.L’Occident n’est pas préparé à l’horreur des conflits quil’attendent : il s’est imaginé que le monde était devenukantien, alors qu’il est demeuré hobbesien. » Sobhi Bou-derbala, doctorant en histoire de l’islam médiéval et au-teur d’une communication pendant ces Rendez-Vous, nepartage pourtant pas ce point de vue. « La fondation del’État religieux de Médine par Mahomet est très contro-versée. Il semble plutôt qu’il surgisse avec ses héritiers,après la mort du prophète. L’islam n’est, en tout cas, pas

    originairement violent. Il n’y a pas eu d’État islamiqueavant l’Iran de Khomeiny. Le djihad n’a ainsi été créé quepour légitimer l’expansion territoriale des musulmans,destinée à récolter de l’impôt. À mon avis, ce n’est pas lamodernité qu’a manquée le monde musulman, mais ledéfi de l’indépendance. Chez moi, en Tunisie, la menta-lité est quasi moyenâgeuse : la conscience politique et lacitoyenneté sont nulles. Les pressions internes et externespoussant dans le sens de la mondialisation brusquent cegenre de sociétés récentes, elles ont besoin de temps. »

    Dans la Grèce ancienne, les interactions quotidiennesde la politique et de la religion ne posaient aucun pro-blème, note Madeleine Jost. Les affaires religieuses ou-vraient l’ordre du jour des travaux de l’assemblée dupeuple athénien et, en cas de consultation, l’oracle lais-sait à celle-ci tout le pouvoir décisionnaire en lui répon-dant le plus souvent sous forme d’alternative. La pythiede Delphes est même à l’origine de la démocratie, puisquec’est elle qui choisit les noms des héros que donna Clis-thène aux dix tribus d’Athènes. Bref, « l’harmonie pré-valait», d’après l’historienne. Cette osmose perdue ne re-lève cependant pas plus d’un soi-disant « miracle grec »que la philosophie. Peut-être serait-il plus profitable d’enchercher la raison dans le rôle très limité, et contrôlé parle pouvoir politique, des prêtres, dont le ministère ne du-rait qu’un an.

    Au terme de quatre jours de rencontres qui ont vu sepresser près de vingt-cinq mille personnes dans pas moinsde quatre cents débats et conférences de haute volée, on seprend néanmoins à regretter que les Rendez-Vous n’aientpas fait davantage de « politique ». Car la sociologie deshistoriens semble en effet éprouver des difficultés à se re-nouveler ou, du moins, à se diversifier. Important lors del’édition précédente (« Les femmes dans l’histoire »), lenombre d’intervenants féminins s’était réduit à peau dechagrin cette année. Il ne faisait que faire ressortir davan-tage l’absence criante d’historiens non européens. On eûtaimé entendre des Africains ou des Indiens, par exemple,parler de « Colonisation et religions ». Ne serait-ce quepour répondre aux assertions sur les responsabilités par-tagées de la gestion désastreuse des décolonisations et évi-ter tout soupçon de dominocentrisme.

    Théophile Hazebroucq

    Les historiens se saisissent du centenaire de la séparation de l’Église et de l’État pour éclairer les futurs enjeux géopolitiques internationaux.

  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . N o v e m b r e 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 n o v e m b r e 2 0 0 5 ) . V I I I

    L E T T R E S

    Les amnésies de M. Dominique FernandezL ’article que M. Dominique Fernandeza commis dans le Figaro du 13 octobrelaisse rêveur. Comme transporté par unmouvement de ressac intellectuel, comme en-vahi par une nostalgie morbide de l’immédiateaprès-guerre, il pleure une génération d’excep-tion dans laquelle il inclut pêle-mêle Moraviaet Morante, Pavese et Calvino, Carlo Levi etPrimo Levi, Giorgio Bassani et LeonardoSciascia, sans oublier Pasolini et Lampedusa.Saisi par un brusque besoin de juger en vracl’histoire complexe et de la culture transalpineet de sa langue fantôme (l’italien national, pureinvention politique) qui se décline en milleformes dialectales, de ses différentes expres-sions littéraires rivées à ce qu’on pourrait ap-peler une « géoculture » très particulière. Avantmême que d’examiner cette singulière disser-tation de l’auteur de Porporino, rappelons déjàque ladite génération (qui correspond plutôt àune époque qu’à une génération, mais passons)comprend non seulement d’autres talents in-contestables issus de l’école du néoréalismecomme Brancati et Pratolini, mais aussi d’im-menses auteurs comme le sulfureux CurzioMalaparte Massimo Bontempelli, Mario Sol-dati Giovanni Comisso, Aldo Plazzeschi, l’in-estimable Alberto Savinio, Giorgio Voghera,Giorgio Manganelli et, le plus extravagant et leplus célèbre de tous, Carlo Emilio Gadda.Cette cécité surprenante (et, il faut bien le dire,désastreuse) sur le passé récent ne peut laisser

    présager rien de bon sur la justesse de son pointde vue sur le temps présent.

    Et voilà notre amoureux des turpitudes na-politaines de déclarer à ses lecteurs, souventcomplices et qui ne demandent au fond qu’à lecroire sur parole : « Par peur d’être trouvés rin-gards, les Italiens actuels bousillent leur cul-ture. » Il n’a pas peur des généralités grossièreset, toujours dans la perspective franchement dis-criminatrice qui consiste à considérer l’Italiecomme la « petite sœur jumelle » de la Francequi, elle, de toute la hauteur de sa gloire et de sasupériorité universelle, peut se targuer d’avoirquarante gardiens zélés de sa langue, de sa prose,de sa poésie, de son théâtre, de son histoire et desa philosophie (il faudrait d’ailleurs, soit dit enpassant, un nouveau Jules Barbey d’Aurevillypour les remettre à leur place !), et par consé-quent jauger avec condescendance la valeur dela production littéraire de ce pays qui lui est éter-nellement inféodé. Notre gens de lettres, à par-tir d’une légende tenace (une génération qui agrandi en luttant contre le fascisme), prétend queces riches heures ont été suivies d’une dégéné-rescence d’origine politique : « Peut-être, af-firme-t-il à la va-vite, la molle tyrannie du ber-lusconisme est-elle trop caoutchouteuse poursusciter l’insurrection. » Et le voilà qui dénonceun « marasme intellectuel » qui est le fruit dumaelström de la globalisation. Il est vrai que laFrance connaît au jour d’aujourd’hui un mo-ment souverain en matière de création, digne du

    Grand Siècle ou de l’ère des Lumières ! M. Fer-nandez juge et condamne toute une nation lit-téraire à cause d’un gouvernement qui lui dé-plaît. Il est vrai que nous n’avons pas hésité à li-quider la plupart des artistes italiens del’entre-deux-guerres parce que Mussolini étaitau pouvoir – il doit bien y avoir une relation decauses et d’effets. Sauf en France, bien entendu.

    La seule vérité (relative) qu’on trouve dansses lignes hâtives concerne l’édition. Oui, elletente désespérément de lancer des auteurs à l’âgedu lycée dans une stratégie plus proche de celledes produits de consommation courante que dela production livresque traditionnelle. Parexemple, il est exact qu’Einaudi a inventé les soi-disant « Cannibales », que Feltrinelli s’est ima-giné une écurie d’écrivains en bas âge qui met-tent à mal l’art romanesque, que de jeunes mai-sons ont créé de toutes pièces des lycéennes enmal d’érotisme pour coller à leur temps. Oui, elles’est emballée pour des auteurs américains desecond rang dont elle accable les tables des li-braires ; mais ce ne sont là que des tentatives ré-currentes en vue de transformer une industriequi a bien du mal à subsister dans les tourmentsde l’économie moderne. Ce n’est pas le signed’un phénomène de société.

    Comme l’a prouvé un récent Salon du livredont l’invité d’honneur était l’Italie, la littéra-ture de nos voisins a démontré une incroyablevitalité et un dynamisme qu’on peut humble-ment leur envier. Le roman, genre probléma-

    tique de l’autre côté des Alpes, s’y est affirméavec force, même le roman historique avec, parexemple, Elisabetta Rasy ou Vassali, mêmeUmberto Eco, tout comme le roman policier (iln’est que de songer à la découverte tardive deCamillieri). La fiction « pure » a trouvé aussides voies nouvelles avec Antonio Tabucchi (dumoins jusqu’à Requiem), Eri de Luca, VincenzoConsolo (auteur de l’inoubliable Retable), Ge-sulado Buffalino. Sans parler de ce qui distinguecet univers, je veux parler de cette littérature in-classable (celle de Mario Praz par exemple, oude Savinio), comme le prouve le grand éruditqu’est Claudio Magris, auteur du justementvanté Danube, mais aussi auteur de récits(l’Autre Mer, l’Histoire d’un sabre et, récem-ment, d’une œuvre magnifique, Alla Cieca, pu-bliée chez Garzanti), de pièces de théâtres (lesVoix, Statelmann, l’Exposition), mais aussi Pa-trizia Runfola, avec ses inoubliables Leçons deténèbres.

    Quoi qu’en tienne M. Dominique Fernan-dez, l’Italie ne sombre pas dans l’idiotie et lacrétinisation à cause de Mediaset. Roberto Be-gnini a d’ailleurs su convaincre sept millions detéléspectateurs de l’écouter lire la Divine Co-médie. Autre chose que les Rois maudits !Qu’on finisse donc de croire que nous détenonsune vérité plus noble que nos amis italiens. Ap-prenons à les lire avec plus d’humilité et ou-blions Fernandez au lieu d’oublier Palerme.

    Gérard-Georges Lemaire

    De la fable et du merveilleux, aujourd’hui (1)J’ai sous la main, depuis quelques semaines, les livres deLaurent Évrard, Éric Vuillard et Nicolas Vatimbella. Laqualité et l’originalité de leurs travaux m’avaient im-pressionné mais, je ne sais pourquoi, je différais sans cesse lemoment d’en découdre avec eux. C’est en feuilletant Amo-roso de Nicolas Vatimbella que je tombai sur les remercie-ments de l’auteur, à ses premiers lecteurs sans doute, « largered men reading », parmi lesquels se comptaient les écrivainsLaurent Évrard et Éric Vuillard. Intrigué, j’entrepris donc deles relire, impatient comme l’ogre flairant les traces de sa proie.Après tout, Nicolas Vatimbella n’avait-il pas piqué à desseinma curiosité et suggéré – avec imprudence peut-être – de par-ticiper à un jeu de piste ? Qu’est-ce qui pouvait bien les réunir ?Y aurait-il dans le ciel une jeune constellation qui auraitéchappé à mes regards, myope que je suis ? À tout seigneur,tout honneur, venons-en à Nicolas Vatimbella.

    Qu’est-ce donc qu’Amoroso ? Ce livre ne se réclame d’au-cun genre. Roman, récit, poème en prose ? Il importe peu tantla démarche de l’auteur déporte le lecteur vers un territoire in-connu qui ne relève d’aucune carte ni répertoire. Ainsi, dès lepremier chapitre sommes-nous dépaysés tant par son intitulé«D’elles» que par sa finale « RSVP ». Le second et le troisièmeobéissent à la même règle. Puis vient le quatrième avec pouren-tête cette fois « De lui » et la mention terminale « A + ».On suppose donc qu’il s’agit d’un échange de lettres. Ainsi letitre Amoroso jouerait-il avec celui d’un madrigal de Monte-verdi, Lettera Amorosa. Et, poursuivant mes investigations,je ne fus pas peu surpris de découvrir dans la table des ma-tières la structure du livre qui fait succéder à deux, trois,quatre, cinq ou six textes au féminin pluriel « D’elles » tou-jours un seul texte au masculin singulier (« De lui »). Cetterythmique bien particulière, quasimathématique, ordonnel’ouvrage et l’apparente à une composition musicale. Alorsfaut-il parler d’un roman par lettres ? Sans doute, en premièreanalyse. Mais, à bien y regarder, il apparaît que chacun de cescourriers – au nombre de soixante-cinq – raconte une histoire,un conte. La clef du livre, si tant est qu’il y en ait une, est don-née d’entrée. « Est-ce que vous nous avez entendues ? On ditque notre chant ne s’entend jamais mieux que lorsqu’on sebouche les oreilles avec de la cire. Nous espérons que vousn’avez pas eu la tentation de nous faire lier à un mât ou à unpoteau, dans la croyance que réduit à l’immobilité vous seriezdans de meilleures dispositions pour nous entendre : cela se-rait contre-productif. » On l’aura compris, Ulysse est iciconvoqué au moment où Homère dans ll’’Odyssée le décrit àl’approche de l’île où se tiennent les sirènes. Les voix de cesdémons marins sont d’une telle beauté que tous les voyageurs,à les entendre, sont pris du désir irrépressible de les connaître.C’est ainsi qu’elles attiraient les marins pour les dévorer. Sur

    le conseil de Circé, le vaillant Ulysse ordonne à ses équipiersde se boucher les oreilles avec de la cire et se fait attacher aumât de son navire avec défense de l’en délivrer. Les sirènessont, selon les traditions, deux, trois ou quatre. Pour Apollo-dore l’une jouait de la lyre, une autre chantait, la troisième te-nait la flûte : Vatimbella ne l’a pas oublié.

    Voici donc le lecteur peu à peu envoûté, subjugué par unchant qui va lui faire perdre peu à peu tout repère. La géo-graphie d’Amoroso relève d’un monde fabuleux, d’une my-thologie réinventée. Elle nous transporte dans le merveilleux,puisqu’elle décrit des évènements étonnants, étranges. La géo-métrie euclidienne y est bousculée : on passe sans cesse d’unespace à un autre, celui de notre quotidien obéissant aux loisde la physique classique à celui de la fable où toutes les méta-morphoses, voire les anamorphoses sont permises. Parexemple : « Avec nos poitrines nous avons retenu un, puis deuxpuis dix puis quarante milliards de mètres cubes de liquide,

    simplement là, nous tenant là, pour vous offrir avec nos poi-trines l’abreuvoir digne de votre soif. » Ou bien, encore : « Au-jourd’hui nous avons cloué nos pieds au sol et c’est ainsi quenous avons cheminé. Le chemin que nous avons fait, nousl’avons fait sans décoller les orteils, en jetant alternativementun genou puis l’autre en avant, les bras faisaient pareil... »

    Le vacillement (ou le vertige) que j’ai souvent éprouvé aufur et à mesure de ma lecture d’Amoroso est né du brouillageou de l’indistinction que l’écriture opère avec les catégoriesdu masculin et du féminin. Qui parle ? Homme ou femme ?Elles parlent de lui en disant nous. Mais dans les chapitres « Delui », qui s’adresse à lui ? Qui est-ce lui qui « l’imagine, dis-jeà maman » ? Ce jeu de miroirs, cet échange constant entre lespronoms personnels lui, nous, vous, elles ou l’expression cellesqui vous ont précédées déstabilisent avec un art subtil,consommé. Le glissement d’une métaphore à l’autre, letrouble du genre mettent le lecteur, avec ravissement, cul par-dessus tête. On ne sort pas intact d’un tel livre qui se dérouledans un temps non continu. Pour reprendre une expressiond’Aragon (qui a réécrit les aventures du Télémaque de Féne-lon), le lecteur « fait la planche dans le temps ; c’est ce que j’ap-pelle chercher Ulysse ».

    Nicolas Vatimbella est un maître en l’art de la fabulationau sens où celle-ci est « l’organisation des faits qui constituela trame du rêve ». J’ai essayé tant bien que mal de rendrecompte de son entreprise, à bien des égards unique dans notrelittérature contemporaine. Il faut savoir qu’Amoroso se litavec bonheur. Il suffit de se laisser aller au fil de l’écriture, demerveilles en merveilles. Oui, la merveille, ce mot dont l’undes sens (l’étymologie) est proche de sourire (to smile). L’hu-mour est présent à chaque détour de la phrase et, comme il vade soi dans le merveilleux, fait bon ménage avec la cruauté etla violence. Notre écrivain est un grand fabulateur et sait joueravec le mât auquel Ulysse est attaché, maître mot, signifiantpar excellence: «Nous le confirmez-vous: une verge de loup,pas vrai» ou bien : «Pouvons-nous quand même vous de-mander d’avoir une pensée pour nous quand vous bande-rez?».

    Laissez-vous entraîner par l’écriture somptueuse, admira-blement scandée de Nicolas Vatimbella. Sa langue est l’unedes plus belles, des plus drôles, des plus savantes que j’ai luesdepuis longtemps. « Nous avons sorti sur les longues pelles denos langues (...) des paroles longues, dorées, craquantes, biencuites ».

    (À suivre).Jean Ristat

    Nicolas Vatimbella, Amoroso, éditions Léo Scheer, 206 pages,17 euros

    Ian Hamilton Finlay

    DR

  • L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . N o v e m b r e 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 n o v e m b r e 2 0 0 5 ) . I X

    L E T T R E S

    Kafka. Gérard-Georges Lemaire. Éditions Gallimard, «Folio biographies», n° 5. 312 pages, 6,20 euros.

    Certains auteurs sont de tels monuments de la littératuremondiale que s’y confronter demande une sorte de cou-rage. Comment aborder, après tant de lecteurs, Kafka ouStendhal par exemple? Il n’est pas dit (quoi qu’en pensent nos au-teurs d’autofictions ou d’autobiographies diverses) que la vie per-sonnelle des grands écrivains soit