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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 5 avril 2012. Nouvelle série n° 92 Jose Maria Sert, étude pour « le Grand amphithéâtre - Cité universitaire ». Madrid 1944. Erckmann-Chatrian Par Marianne Alphant et Christophe Mercier Galerie Michèle Chomette Pour une bibliothèque chinoise (IV) par Jean Ristat Jacques Rancière par Jacques-Olivier Bégot et Jean-François Poirier

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s d u 5 a v r i l 2 0 1 2 . N o u v e l l e s é r i e n ° 9 2

Jose Maria Sert, étude pour « le Grand amphithéâtre - Cité universitaire ». Madrid 1944.

Erckmann-ChatrianPar Marianne Alphant et Christophe Mercier

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Pour une bibliothèque chinoise (IV) par Jean Ristat

Jacques Rancière par Jacques-Olivier Bégot et Jean-François Poirier

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . I I

ERCKMANN-CHATRIAN

La passion qu’on a pour un livre a parfois peine à se justifier. On serait tenté de dire « Ah ! Madame Thérèse ! » comme ma-

dame de Cambremer, née Legrandin, dit « Ah ! les cathédrales ! » sur la terrasse proustienne de Balbec pour assurer le triomphe de Monet sur « ce vieux poncif » de Poussin, mais, sans vouloir arbitrer entre Erckmann-Chatrian et madame de La Fayette, la lectrice, qui n’est pas née Legrandin, aimerait comprendre son attachement. Des extraits du roman dans une vieille édition scolaire d’Une semaine avec… rappellent qu’on touche, avec Madame Thérèse, aux premiers temps de la lecture et à ses effets imprévisibles et foudroyants. Malgré les efforts de ces Morceaux choisis pour édulcorer l’his-toire et la recentrer sur le chien de la cantinière, le sûr instinct qui porte l’enfance et la lecture vers ce qu’on leur dérobe va bien entendu rete-nir ce que le manuel voulait escamoter : la mort, la guerre, la femme au tonnelet, ensanglantée, la Révolution. « J’ai le cœur qui bat, et il m’est venu, je crois, les larmes aux yeux », écrit Jules Vallès en 1864. « Je viens de lire Madame Thé-rèse. » Idylle amoureuse, fantasme de pouvoir, énigme, monde arcadien, aucun des ressorts prévisibles de l’envoûtement romanesque ne manque à ce roman, mais il faut leur ajouter, chose inédite et mémorable, l’enthousiasme politique. Madame Thérèse, c’est « l’oncle Ja-cob qui devient républicain », comme « Marcel

devient écrivain », résume À la recherche du temps perdu. Non seulement l’oncle, d’ailleurs, présent dès l’incipit – « Nous vivions dans une paix profonde au village d’Anstatt, au milieu des Vosges allemandes, mon oncle le docteur Jacob Wagner, sa vieille servante Lisbeth et moi » –, mais aussi ses amis, le taupier, le menuisier, le vieux soldat Schmitt et le narrateur, le petit Fritzel. Plus largement encore, c’est le village tout entier qui bascule, c’est l’enfance, c’est la lecture elle-même qui deviennent républicaines.

Les soldats de l’An II ne sont d’abord qu’une menace improbable pour le petit vil-lage tranquille, arriéré, clos, routinier, où l’on s’indigne contre ces Français qui s’en prennent à l’ordre des choses. L’un des charmes de Ma-dame Thérèse, le plus beau « roman national » d’Erckmann-Chatrian, est d’y faire d’abord apparaître la République sous son jour le plus inquiétant : l’irruption brutale d’un bataillon en pleine nuit, l’effroi, le désordre, les soldats loqueteux et fiers, le calme étrange de cette femme portant un tonnelet en sautoir, et, sur le matin, alors que le bataillon repart, au sou-lagement de tous, l’assaut des impériaux et le combat dans le village, la fumée des coups de feu, les Croates sur leurs grands chevaux, les « houlans » avec leurs lances et leurs bonnets à poil, les cris, le sang, la mort. L’enfant, terri-fié, n’ayant « plus une goutte de sang dans les veines » mais comme « possédé », « les yeux

écarquillés », n’en perd aucun détail, la lecture non plus. Les Français battent en retraite, on ramasse les cadavres pour les enterrer. Parmi eux, la cantinière laissée pour morte, que le docteur transporte chez lui pour la soigner.

« Te voilà, Fritzel ? » dit l’oncle au petit garçon, « il faut donc que tu voies tout ». Il n’y a que la lecture et les enfants pour fixer, comme des possédés, avec autant d’inten-sité, le monde dans ses détails : le sommeil du campement avant la bataille, les cadavres qui semblent bouger à la lumière des torches, le grand tas des habits des morts derrière une fenêtre, la blessée dénudée dans l’alcôve du docteur. « Que fais-tu là ? » demande l’oncle en découvrant son neveu sous le rideau. « Je regarde. – Bon, maintenant, il regarde ! Il est dit que tout doit aller de travers. » Nous sommes dans cette alcôve avec l’enfant, contemplant « cette femme blanche comme la neige, les seins droits, la tête rejetée en arrière, ses cheveux noirs déroulés », longue, pâle, ensanglantée, nue jusqu’à la taille, comme Delacroix montre la Liberté guidant le peuple. « Je devins tellement attentif, n’ayant jamais rien vu de pareil, que toute mon âme était au fond de cette alcôve. » C’est de ce fond que va surgir la voix de la Révolution française. Un soir où le taupier est venu lire au docteur un livre de prophéties qui annonce des temps nouveaux, on écarte les rideaux de l’alcôve et

Madame Thérèse est là, amaigrie, redressée sur un coude, comme l’incarnation réelle de ces temps prophétiques.

« La Citoyenne » comme l’appelle toute l’armée de la Moselle, cette femme aussi, on le découvrira, qui n’a pas son pareil pour les choses domestiques, évoque d’une « voix très simple » les grandes idées qui l’ont fait quitter son village de Lorraine avec son père et ses frères : justice, égalité, liberté, abolition des privilèges, instruction publique. L’oncle et ses amis se regardent, stupéfaits, troublés, indécis. « Nous vîmes quelle femme nous avions sauvée, et nous comprîmes aussi quelle était cette race de Français qui se levait en foule pour convertir le monde. » Un jour encore et chacun va se mettre « à célébrer les idées nouvelles », et révéler « des pensées depuis longtemps tenues secrètes ». « Faux jusqu’à l’optimisme », disait Zola des romans d’Erckmann-Chatrian, mais Lamar-tine s’enthousiasmait pour ce « nouveau genre de beauté en littérature », « né de soi-même, comme un instinct irréfléchi, et s’emparant de l’attention comme par une force de la nature ». « Monté jusqu’à l’idéal », disait aussi Barbey d’Aurevilly. Nous l’avons su d’emblée ; et que c’est en regardant ce qu’il ne faut pas voir – la guerre, la mort, la femme nue – que l’enfance accède si mémorablement aux valeurs de la République.

Marianne Alphant

Madame Thérèse : la voix de la Révolution française

En 1962, en tête de sa réédition complète – quatorze volumes, belles gravures d’époque – des Contes et Ro-mans nationaux et populaires d’Erckmann-Chatrian,

Jean-Jacques Pauvert déplorait que ces textes fondateurs de l’identité républicaine aient disparu du paysage littéraire. Cette édition Pauvert, dont le dernier avatar date des années quatre-vingt-dix, est aujourd’hui introuvable, et Erckmann-Chatrian est à peu près retombé dans l’oubli.

Doit-on parler d’eux au singulier, au pluriel ? J’ai choisi le singulier, d’autant que, cas sans doute unique dans l’histoire des collaborations littéraires, seul Emile Erckmann, demeuré dans leur Phalsbourg natal, tenait la plume, tandis qu’Alexandre Chatrian, « monté » à Paris et employé à la SNCF, jouait un rôle d’éditeur : il discutait avec Erckmann du sujet du prochain livre, le conseillait au fur et à mesure de l’écriture, coupait, demandait des ajouts, et s’occupait ensuite de la publication. Quand Erckmann venait à Paris rendre visite à son ami, c’est dans une brasserie proche de la gare de l’Est, autour d’une choucroute et d’une chope de bière, que les pages écrites par Erckmann prenaient forme, se modifiaient, devenaient peu à peu les romans que nous connaissons. Considérer Erckmann comme le seul écrivain, et Chatrian comme un simple « pla-cier » serait méconnaître les mystères de la création. Quand Chatrian, attiré par les feux de la gloire, écrira – seul – des pièces de théâtre à grand spectacle signées de leurs deux noms, il n’apportera rien à leur gloire. Et lorsque, à la fin de leur vie, à la suite d’une brouille dont on suit les traces dans leur correspondance (Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand), Erckmann poursuivra brièvement l’aventure de son côté, la magie aura disparu : l’unique volume romanesque

publié sous son seul nom, Alsaciens et Vosgiens d’autrefois, ne vaut guère le mal qu’on se donne pour le dénicher.

À lire aujourd’hui Erckmann-Chatrian, on se rend compte que ces récits qui ont baigné l’enfance de nos arrière-grands-parents sont plus qu’un moment de la littérature populaire, mais bien l’un des massifs romanesques les plus idéologiquement cohérents que nous ait légué le XIXe siècle. Au même titre que l’œuvre de Michelet, leurs romans sont partie intégrante du socle sur lequel ont été fondées l’identité de la IIIe République, et l’école de Jules Ferry. Pierre Michon se souvient avoir décou-vert avec enthousiasme l’Ami Fritz et Histoire d’un plébiscite dans la bibliothèque de l’école de Mourioux, dans la Creuse, où sa mère était institutrice. Les 1 000 pages de l’Histoire d’un paysan sont comme une adaptation romanesque de l’Histoire de la Révolution française de Michelet et, à lire leurs romans dans leur continuité chronologique, on voit se dérouler un siècle d’histoire de France, depuis la convocation des États généraux jusqu’au plébiscite par lequel Napoléon III – dont, malgré leurs succès, ils restèrent de farouches

opposants - a confisqué le pouvoir.Lus et acclamés de leur vivant, « populaires » au sens littéral

du terme, ils étaient voués aux gémonies par Flaubert, qui les trouvait « pignoufs ». C’est que l’« ermite de Croisset » avait, tout compte fait, le snobisme des petits-maîtres germanopra-tins d’aujourd’hui, incapables de sentir une langue si elle ne sort pas de Paris. Car la langue d’Erckmann-Chatrian est tout sauf « pignouf » – avec ce que ce terme suppose de lourdeur, de vulgarité, de patauderie. La langue d’Erckmann-Chatrian, au contraire, est un modèle de limpidité, un mystère de transparence évocatrice. Un repas décrit par Erckmann-Chatrian (à la diffé-

rence de l’étouffant repas de noces des Bovary) agite les papilles gustatives, fait monter l’eau à la bouche : Erckmann-Chatrian est concret, sensuel. Jacques Laurent, qui savait ce qu’était écrire, était perpétuellement émerveillé par ce sens du « petit détail » – un objet, une lumière, une odeur – qui, chez Erckmann-Chatrian, donne vie à une scène romanesque.

À côté des romans « nationaux » qui ont fait sa réputation, Erckmann-Chatrian a consacré nombre de récits à sa région natale, et la IIIe République verra en lui, non sans nostalgie, le chantre des deux provinces perdues, des villages enfouis sous la neige, des tavernes enfumées, des chopes de bière et des confidences au coin du feu. Ce qui est vrai, même si l’Ami Fritz, leur roman le plus célèbre, se déroule ni en Alsace ni en Lorraine, mais… en Bavière !

La plupart des contes et nouvelles d’Erckmann-Chatrian s’inscrivent dans ce décor : Contes des bords du Rhin, Contes vosgiens. Dans cet ensemble imposant, les contes fantastiques se taillent la part du lion – en quantité comme en renommée – ce qui est justice : ils sont les plus « hoffmanniens » de la littérature française, moins intellectuels que ceux de Nodier, plus authenti-quement ancrés dans une réalité culturelle et géographique. Rares sont les ratés (hormis peut-être Science et Génies, le premier recueil d’Erckmann-Chatrian, une œuvre de jeunesse).

On peut donc, après avoir commencé par Hugues-le-Loup, un chef-d’œuvre du genre, les lire au hasard, et pénétrer ainsi dans l’une des œuvres les plus célèbres et les moins lues de la littérature du XIXe siècle.

Christophe Mercier

Contes fantastiques, d’Erckmann-Chatrian, Éditions Omnibus, 1 069 pages, 29,40 euros.

Erckmann-Chatrian, chantre de la République

La réédition des Contes fantastiques redonne vie à une œuvre qui raconte du point de vue populaire et républicain tout le XIXe siècle français.

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LETTRES

Kiwi, de Pierre Alferi, Éditions POL, 2012, 22 euros.

«Nul ne me voit, nul ne m’entend / personne qui sache où je suis / et presque personne / que je suis. » Ces propos qui nous évoquent, allez savoir pourquoi,

le célèbre sonnet I Am du poète britannique John Clare (dont le premier vers dit en substance : Je suis / je sais seulement que je suis / mais ce que je suis, nul ne le sait ni n’en a cure), sont ceux d’une jeune femme mélancolique et solitaire qui s’adonne aux psychotropes pour s’extraire d’un corps qui l’encombre et d’un quotidien qui l’ennuie.

Daniela Tripp, c’est son nom, est née sous la plume de Pierre Alferi, qui en a fait le personnage principal de son dernier ou-vrage intitulé Kiwi, publié récemment par les éditions POL. Un étonnant roman-feuilleton, livré d’abord en ligne à raison d’un épisode par semaine sur le site Sitaudis, et qui paraît au-jourd’hui agrémenté d’une soixantaine de dessins traduisant l’univers mental de l’héroïne, et de petites vignettes résumant

d’une phrase sibylline l’épisode précédent, telles : « Si un homme plaît à Daniela, il est pris », « Daniela redoute que les hommes n’aiment d’elle que son derrière », « Après s’être élevée dans les airs au-dessus de l’Est parisien, Daniela quitte l’orbite de la Terre », « Daniela Tripp, qui broie du noir, se décide enfin à passer à l’action », etc.

Quatre saisons et 54 épisodes rocambolesques, presque tous mis au jour par la voix de cette singulière créature « à petits bras et petits pieds qui creuse jour après jour le même petit sillon stérile et ne s’aventure guère au-delà de trois pâtés de maisons », dont la pensée souvent s’échappe pour aborder de nouvelles galaxies et s’offrir à « la piqûre des astres ». À la faveur d’un menu larcin, Daniela se laisse séduire par un bonimenteur, se marie, abandonne ses travaux de reliure pour devenir femme au foyer. Et l’étau se resserre, quand, en proie à des délires de persécution domestiques, elle se heurte à la résistance passive des objets qui constituent soudain une menace. La prudente Daniela voit alors à quel point elle s’est laissé abuser par les coïncidences et les invraisemblances d’un quotidien baigné

par un complot ourdi dans l’ombre, auquel l’ensemble de ses proches n’est pas étranger.

Pierre Alferi n’a pas son pareil pour nous entraîner dans ses histoires loufoques de dépression, où le réel échappe, guidé par des possibilités délirantes. Qui va croire à ces partis anti-kiwis et anti-lichis ? On ne peut s’empêcher de sourire devant ces « Machiavel de la framboise » ou ces « Clausewitz de la fraise des bois », devant ce suspense de façade.

Et c’est tout l’art d’Alferi d’osciller du sérieux au dérisoire pour mieux évoquer des questions de notre temps : solitude et enfermement, rapports entre habitation et propriété, guerre économique et spéculation boursière. De la folie des marchés et de la violence qu’elle engendre.

Certes, « le boycott d’un fruit frais n’est qu’une visée factice ». Mais à l’instar des protagonistes de ce roman-feuilleton, si nous jouons le jeu, c’est peut-être que, comme eux, nous savons que « sans la fiction, sans l’histoire plus ou moins puérile que cha-cun se raconte, la réalité ne tiendrait pas debout une minute ».

Marc Sagaert

Kiwi or not kiwi

Les Terrains. Écrits sur le sport, de Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien et présenté par Flavio Pisanelli.Éditions Le Temps des cerises, 159 pages, 8 euros.

«Le sport est un phénomène de civi-lisation tellement important qu’il ne devrait être ni ignoré ni négligé

par la classe dirigeante et les intellectuels. » Pasolini, supporter du Bologna Football Club 1909, ailier au sein de l’équipe corpora-tive des gens de lettres, chroniqueur des jeux Olympiques d’été de 1960 à Rome pour la presse, amateur de cyclisme et de boxe, ne l’aura pas négligé. Flaviano Pisanelli, pour les Éditions du Temps des cerises, a rassemblé et traduit les écrits sur le sport du poète et cinéaste bolognais sous le titre les Terrains.

Pasolini a vu une chose importante : c’est que le sport n’a pas besoin d’être traduit en mots. Son langage suffit à lui-même et à ceux qui le comprennent.

Pour lui, le football est un symbole de l’affrontement réel, une représentation ri-tuelle que sa fonction cathartique rapproche à la fois de l’arène et de la scène de théâtre. Ses codes sont établis et connus, ses règles sont acceptées.

On peut en décrire l’action, la commenter, mais le langage immédiat du mouvement de cette opposition en train de se résoudre dans l’espace du terrain et la durée de la partie ne peut être véritablement qu’« ath-létique, physique, musculaire, technique, stylistique ». C’est la maîtrise de ce langage, de ses nuances, qui fait la qualité du spor-tif. Mais puisqu’il faut bien s’essayer à une transcription, c’est le lexique de la poésie qui s’impose.

« J’ai vu le match Italie-Irlande. Une compétition morte, sans langage, sans créa-tivité. Puis, d’un coup, je ne me souviens pas à quel moment elle s’est ranimée. Il y eut un jaillissement, une invention de jeu : même ce récit sans langage eut son moment de poésie. » Poésie aussi que les épreuves d’ath-létisme : « Le cent mètres un hendécasyllabe, le deux cents mètres un hémistiche, le quatre cents mètres un quatrain… Déjà le marathon est spectacle, comme un long monologue, désespéré, dramatique… » Mais au souvenir des manipulations « esthétisantes » qui ont marqué les Jeux de Berlin, pour tenter de projeter le sport hors de lui-même, Pasolini reste attentif aux tentatives de récupération de ce langage sans mots.

Ainsi, le rapport qu’il entretient au football, son sport de prédilection, est am-bivalent. Pasolini a mis au centre de ses interventions la position qui est la sienne, celle de l’intellectuel qui s’interroge sur le rôle du sport dans la société, son sens en tant que spectacle de masse, et qui se laisse prendre volontiers par la fièvre des soirées de championnat, le fameux tifo qui saisit le supporter italien. Au fil des textes, Pasolini travaille cette contradiction : le football, comme le souligne impudiquement Herrera, le grand entraîneur de l’Interna-zionale de Milan, sert à tenir le prolétaire, à le détourner de la révolution. Il est dis-traction, spectacle. Mais il est aussi un espace d’expression véritablement popu-laire, où le mérite sera reconnu. En refusant d’abandonner la critique du sport à ceux qui ne l’aiment pas, ne le pratiquent pas, Pasolini s’oblige à affronter cette contradic-tion, qu’il retrouve dans le corps même de ces jeunes champions de cyclisme interrogés à la télévision : « À travers cette expérience, j’ai enfin senti ce qui a changé et ce qui n’a pas changé dans le “corps” d’un athlète par rapport à il y a vingt-cinq ans : le conflit entre réalité et irréalité s’y est radicalisé. La réalité est existentielle, avec ce qu’il y a de beau et ce qu’il y a de mauvais (...) : l’ir-réalité, c’est la culture bourgeoise. » Et s’il est indigné par la satisfaction réactionnaire d’Herrera, Pasolini n’est pas plus séduit par la philosophie du jeu du légendaire en-traîneur de l’Inter, théoricien du fameux catenaccio, le « bétonnage », système fon-damentalement défensif qui abandonne la conduite du jeu à l’adversaire. À l’inverse, pour Pasolini, le véritable moment poé-tique, c’est celui du but, qui est toujours une invention, une « subversion du code : chaque but a un caractère inéluctable, est foudroiement, stupeur, irréversibilité. Telle la parole poétique. Le meilleur buteur d’un championnat est toujours le meilleur poète de l’année. Le football qui exprime le plus de buts est le football le plus poétique ». En assumant sa position de supporter po-pulaire, sa place dans les tribunes, Pasolini peut se permettre, sans condescendance, ce que d’autres n’osent pas (« Peut-être les journaux de gauche ont-ils peur de critiquer Herrera ? Peut-être parce que les travailleurs vont massivement dans les stades ? ») : es-quisser, sur et en dehors des terrains, une morale du jeu.

Sébastien Banse

Un langage sans mots

Une collaboration historiqueLa Folie Baudelaire, de Roberto Calasso,traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 485 pages, 28,50 euros.

Roberto Calasso, directeur de la maison d’édi-tion Adelphi à Milan, romancier et essayiste (il a écrit un ouvrage sur Kafka et un autre

sur Tiepolo), nous propose un voyage initiatique dans l’univers de Charles Baudelaire. Son étude n’est pas classique : elle se présente comme une excursion intellectuelle dans les méandres de la « Folie Baudelaire» dont Sainte-Beuve a donné la définition: « Ce kiosque singulier, travaillé en mar-quèterie, d’une originalité concertée et composée qui, depuis quelque temps, attire les regards vers la pointe extrême du Kamchatka romantique, je l’appelle la folie Baudelaire. »

Le parcours qu’il se propose se déroule sur deux plans d’interprétation : d’abord en mettant en relief ce que dit le poète, ensuite en avançant une interpré-tation de ses déclarations. Il examine la biographie de Baudelaire -, l’étrange relation avec sa mère, les humiliations permanentes que lui fait subir son beau-père et tuteur qu’il déteste, la présence envahis-sante de ce dernier, en somme ce qui a contribué au développement d’une sensibilité exacerbée qui doit, depuis sa jeunesse, affronter « l’obscurité naturelle des choses ». Les traits de sa personnalité en ont été accentués très tôt. L’immédiateté, sa tendance à l’analogie et le culte de l’imaginaire se mêlent pour

constituer cette « antenne métaphysique » qui lui permet de créer des liens entre les différents modes expression artistiques. Calasso s’intéresse de manière particulière à son goût pour les arts plastique. Il choisit d’évoquer quatre peintres qui le fascinent : Ingres, Delacroix, Manet et Degas

Au fil de son étude, Calasso soutient que les idées esthétiques de Baudelaire reposent sur le goût du paradoxe ; il le montre revendiquer l’innovation, la modernité et l’atmosphère décadente ; il a aussi accouplé des thèmes métaphysiques et des thèmes frivoles. Pour lui, l’homme de lettres est « en premier lieu celui qui agit seul. » Calasso croit que cette sin-gularité en tout à changé le cours de son existence, parcourue par des mortifications récurrentes, la honte et la sensations d’inadaptation. Et une honte insupportable qui ne l’abandonne jamais.

Le livre de Roberto Calasso se termine par le récit du seul rêve que Baudelaire ait couché sur le papier, décrit avec précision dans une lettre en-voyée à son ami Asselineau. L’étude se concentre sur l’identification implicite de l’auteur avec un être monstrueux rencontré pendant son sommeil : ce rêve est à l’image de son esprit. Le grand mérite de la Folie Baudelaire est de décrire les conséquences de l’impossibilité de Baudelaire de faire coïncider la pensée avec la réalité. Mais le poète a su utiliser cet obstacle pour peintre les secrètes connivences du bien et du mal.

Leonardo Arrighi

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Jose Maria Sert, étude pour « les Triomphes de l’humanité ». New York 1940.

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LETTRES

Alphabets, de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean & Marie-Noëlle Pastureau, L’Arpenteur, 556 pages, 29,50 euros.

Claudio Magris fait partie des grands humanistes du temps présent – figures presque disparues de notre horizon. Et encore plus du monde de la presse. Depuis quarante ans,

il collabore à des journaux et à des revues, surtout au grand quotidien italien Il Corriere della Sera.

Quand on parcourt son premier recueil d’articles, publié en 1978 chez Garzanti sous le titre de Dietro le parole (Derrière les mots, inédit en français), on est déjà frappé par sa faculté de saisir des aspects saillants et révélateurs des grands auteurs dont il propose une nouvelle lecture (de langue allemande comme Heine, La Motte-Fouqué, Nietzsche, Robert Walser, Thomas Bernhard, Elias Canetti, mais aussi des Triestins : Saba, Svevo, des poètes dialectaux, des Russes et un Anglo-Saxon, Jack London). Ses écrits récents réunis dans ce volume sont d’une facture plus subtile et sophistiquée. Il faut dire que, entre-temps Magris a imaginé Danube, qui l’a fait connaître dans le monde entier et des récits, des pièces de théâtre et un grand roman, À l’aveugle (le Promeneur). Le professeur et l’écrivain qu’il est a commenté les ouvrages de ses prédécesseurs et de ses contem-porains d’un autre œil. Et l’écrivain s’est doublé d’un homme politique et d’un moraliste, dont témoigne Livello di guardia, paru chez Garzanti l’an dernier. Cela aussi a changé son point de vue et sa manière d’écrire.

Désormais, chaque article est une méditation offerte à celui qui ouvre le journal. Une méditation littéraire le plus souvent, mais aussi une méditation de caractère éthique ou civique. Et jamais la création littéraire ne se retrouve soumise à une quelconque autorité supérieure.

Il sait extraire des fables des grands auteurs des morales qui ne sont pas souvent bonnes à dire. Il y a chez lui un peu d’Al-berto Savinio et un peu de ces grands écrivains autrichiens et

allemands qui ont su mesurer le monde, comme Thomas Mann, Hermann Broch, Robert Musil, Joseph Roth, Franz Kafka, sans oublier Dostoïevski, qui est devenu une de ses grandes références, Daniel Defoe et Érasme. Son univers intérieur s’est considérablement élargi. Magris incarne aujourd’hui Trieste, non

dans sa triste réalité de ville qui meurt à petit feu, mais comme mythe littéraire, sous-tendu par la culture italienne, slovène et germanique, mais aussi par la présence de James Joyce et par celle d’auteurs étrangers qui ont choisi d’y vivre et d’y écrire. Un carrefour de mondes et de peuples s’y mêle. Magris incarne l’idée d’une Europe qui a vécu au Moyen Âge dans le va-et-vient d’un monastère à une université, qui a vécu à la Renaissance d’une académie à une pléiade de poètes, à l’heure actuelle dans le trouble et le chaos de l’échange des idées d’une Europe qui ne se fait que dans l’artifice.

Avec Alphabets, il nous apprend à lire, c’est-à-dire à aller bien au-delà du livre qu’il commente, en découvrant le dialogue que son auteur a voulu entretenir avec tant d’autres auteurs, et aussi avec nous, ses lecteurs inconnus, mais ses destinataires néanmoins. Il poursuit avec sagacité son décryptage des grands hommes qui ont laissé une empreinte indélébile dans notre histoire (une histoire qui n’a pas un grand H, mais se décline sous la forme d’histoires, une multitude d’histoires, comme il l’a mis en scène dans Micro-cosmes). Nous fréquentons avec lui Goethe et Schiller, Franz Werfel et Charles Baudelaire, Homère et Walter Benjamin. Son érudition vertigineuse sert à nous éclairer sur les secrets et les mystères de la grande littérature et de l’impact qu’elle peut avoir sur nos vies et le destin de nos sociétés. Et il nous fait aussi découvrir des auteurs méconnus ou encore très jeunes, comme José Angel Gonzales Saint ou Drago Jancar, auteur de l’Élève de Joyce (l’Esprit des péninsules) ou encore Patrizia Runfola et ses magnifiques Leçons de ténèbres (La Différence). Alphabets est une mine inépuisable. C’est le livre de chevet par excellence où l’on ne finira jamais, avant d’affronter la nuit, de découvrir les liens secrets qui peuvent relier Joseph Conrad à John Banville, Carlo Emilio Gadda à Grillparzer. C’est un poison lent, un doux poison, que Claudio Magris distille alors dans notre esprit pour nous faire aimer et apprécier, à différents titres, ces hommes et ces femmes qui ont consacré les heures de leur existence à éclairer les nôtres.

Gérard-Gérard Lemaire

Claudio Magris, ou l’art du journalisme culturel

À gauche à la place du cœur, de Leonhard Frank, traduit de l’allemand. Éditions Agone, 214 pages, 21 euros.

Leonhard Frank est l’auteur d’une trentaine de livres qui relatent la vie artistique et politique allemande du dernier

siècle. Pacifiste en 1914, il passera le temps de la Première Guerre mondiale en Suisse. Sous la République de Weimar, il sera reconnu comme un des écrivains importants, hostile au nationalisme, au nazisme, affichant clairement des convictions socialistes (il n’avait pas accepté le meurtre de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, qui avait contribué à sauver la mise à la bourgeoisie allemande). L’arrivée de Hitler le force à s’exiler. Bien qu’antifasciste déclaré, il est interné en 1940, par les autorités françaises, avant de trouver refuge aux États-Unis. Quand il revient en Allemagne, on ne l’y connaît plus.

Une petite partie de son œuvre (la Bande de brigands, Monsieur Mager assassiné, le Bourgeois, Karl et Anna…) a été traduite en français, en particulier aux Éditions Rieder. À gauche à la place du cœur, son autobiographie romancée, vient de reparaître aux Éditions Agone, qui lancent le chantier de ses œuvres complètes. Le livre est un document de premier plan sur une époque dont on est loin de connaître tous les détails et sur un homme de talent qui ne renonce jamais à ses convictions.

F. E.Le Ciel partagé, de Christa Wolf, roman traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. Éditions Stock, 302 pages, 20 euros.

Ce roman, un de ceux qui établirent Christa Wolf comme un des espoirs de la littérature de la RDA, avait déjà été

publié en 1964, aux Éditeurs français réunis sous le titre le Ciel partagé. Les Éditions Stock en publient une traduction nou-velle, dotée d’une préface qui donne une bonne présentation de la situation actuelle de Christa Wolf. Elle est signée des deux traducteurs qui sont parmi les meilleurs connaisseurs de la romancière.

Le sujet du Ciel partagé est le drame que provoque chez Rita la fuite à l’Ouest de Manfred, un peu avant la construction du mur. Doit-elle le suivre ou faire sa vie chez elle, dans cette partie de l’Allemagne où elle est née ? La division de l’Allemagne est l’arrière-plan brûlant du récit. Elle rend plus crucial et plus douloureux le problème de choix auquel nul ne peut échapper, thème caractéristique de l’œuvre de Christa Wolf.

Ce roman montre aussi certains aspects de la réalité de la vie ouvrière en RDA, contrevenant à la vision polie et laquée que bien des responsables voulaient à toute force en donner. On comprend la vigueur des controverses qui l’accueillirent, et son succès dans les deux Allemagnes et bien au-delà.

F. E.Carnet de guerre, de Louis Pergaud. Éditions Mercure de France, 150 pages, 6,80 euros.

Qui connaît encore Louis Pergaud ? Un oubli injuste pour un héritier de La Fontaine – la morale en moins – et un

précurseur de Marcel Aymé qui, même s’il ne l’a jamais dit, a dû relire la Guerre des boutons avant d’écrire la Jument verte et ses autres romans jurassiens.

Auteur comique, Louis Pergaud ? Oui et non. Au-delà de la verdeur, et de la parodie burlesque de l’Iliade, la Guerre des boutons est un roman désenchanté sur la fin de l’adolescence et un témoignage cruel sur l’éducation guerrière reçue par les enfants d’après la perte de l’Alsace-Lorraine. Le carnet de guerre tenu par le soldat Pergaud jusqu’à l’avant-veille de sa disparition dans les tranchées de Verdun est à la fois un témoignage brut, sans réécriture aucune, sur la vie au front, et un involontaire commentaire a posteriori de son roman le plus célèbre. Pas de littérature dans ces cent pages : une suite de descriptions brutes, agapes de Noël sur le front et visions de corps déchirés par les obus. Les Longeverne et les Velrans dans le monde réel.

C. M.

Katherine Mansfi eld dans la lumière du Sud, de Gisèle Bienne, collection « Un endroit où aller », Actes Sud, 206 pages, 20 euros.

L’auteur de cet ouvrage a voulu se situer dans une forme littéraire entre la biographie romancée et le document construit selon un ordre qui ne respecte pas la chro-

nologie. Entreprise ô combien risquée et qui a donné tant de résultats décevants, sinon éprouvants. Mais Gisèle Bienne est parvenue de manière miraculeuse à rendre justice à cette Néo-Zélandaise qui avait fait ses études à Londres et qui voulait se dédier au violoncelle. Elle a choisi de faire reposer son récit sur les trois séjours que l’auteur a fait à Bandol. Si elle a pu aller en Bavière, en Angleterre, séjourner en Italie, s’installer à la fin de sa trop courte vie dans une ferme d’Avon, non loin de Paris, c’est toujours le Midi qui est ici le point focal de son histoire qui rebondit. Elle nous fait partager ses combats avec la maladie, elle nous fait découvrir l’essence de ses amours, son mariage et ses liaisons, mais elle nous fait surtout comprendre à quel univers elle appartenait : celui de D. H. Lawrence et celui de Virginia Woolf, qui l’admira tant. Mais, comme toujours, c’est l’écrivain qui nous échappe un peu. Si Katherine Mansfield a peu publié de son vivant (quatre livres en dix ans et des textes parus dans des revues), elle n’en demeure pas moins l’une des plus grandes femmes de lettres de ce début du XXe siècle. Si le portrait est assez convainquant, l’esprit de sa poésie, la nouveauté de sa prose, l’intelligence vive de son journal sont malheureusement absents de ces pages. À force de révérer un écrivain, on finit par oublier ce qu’il a écrit. Et aussi son rôle dans une histoire : par exemple, elle a été le meilleur soutien du jeune Percy Wyndham Lewis, le chef de file du groupe vorticiste. Mais peut-être est-ce là un bon moyen d’entrer dans son univers et d’éprouver le désir de la connaître dans le texte.

G.-G. L.

À LIRE

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Jose Maria Sert, étude pour « les Triomphes de l’humanité ». New York 1940.

J’ai toujours à portée de la main, dans cette bibliothèque chinoise que je constitue mois après mois, les Carnets secrets de Li Yu ou Notes au gré d’humeurs oisives. J’aime à en relire certaines

pages, par exemple celles consacrées à la pivoine arborescente, au prunus, au magnolia yulan (à grandes fleurs blanches parfumées) ou bien au camélia dont « les fleurs rose pâle sont comme la poudre ou le fard, comme les joues d’une belle, comme le visage coloré d’un buveur ; les rouges foncés, comme le cinabre ou le feu, comme le sang de gorille, comme le vermillon du cou des grues, et l’on peut dire que c’est la perfection du pâle ou du foncé, du léger ou de l’intense, sans qu’il reste l’ombre d’un désir inassouvi ».

Il faut prendre son temps pour l’apprécier et choisir, tel ou tel chapitre, au gré de son humeur du moment ; savoir interrompre sa lecture pour laisser vagabonder son esprit, en quelque sorte se livrer sans retenue à une vacance intérieure propice à la rêverie ; d’autant que l’ouvrage est richement illustré. Lire les Carnets secrets de Li Yu, c’est déjà se mettre à la recherche de la sagesse, laquelle passe ainsi par une pratique, celle de l’art du quotidien. Il ne s’agit donc pas d’un recueil de maximes, de pensées, mais d’une série de relevés d’apprentissage d’un homme qui cherche à mieux et bien vivre : des années qui nous sont imparties sur cette terre – relativement courtes si on en retire le temps consacré au sommeil, au travail, aux maladies –, comment en user pour notre plus grand bonheur possible ? En cultivant les menus plaisirs qui sont à notre portée. Prenons l’exemple du jardin savamment construit, qui pour les lettres est un idéal, le lieu de la retraite, de la méditation ou de la rêverie, souvent en contemplant la lune : il comprend, derrière les hauts murs de pierre, des montagnes artificielles où l’on peut créer une grotte. Mais, dans la maison d’un lettré pauvre écrit Li Yu, « celui qui aime les pierres n’a pas de moyens (…) une pierre de la taille du poing, posée tout exprès, si on la place avec sentiment et s’assied ou s’allonge fréquemment à côté, apaisera bientôt notre incurable passion pour les sources et les rocs. » Il y a, avant tout, des plantations tout autour de la demeure : pivoines, orchidées, magnolias, camélias, lotus, rosiers, narcisses, bambous, bananiers, prunus, chrysanthèmes. Ainsi, Chen Fou, dans ses récits d’une vie fugitive (Mémoires d’un lettré pauvre), écrit-il : « À chaque retour de l’automne me reprenait la passion des chrysanthèmes. J’aimais à les assortir en bouquets dans des vases au lieu de les garder en pots. Non pas qu’ils soient moins beaux ainsi, mais parce que je n’avais pas la place de les faire pousser. » On y trouve également le cannelier et l’osmanthe, « arbre de lune », dont le « parfum est lui aussi céleste ». Et au détour d’une phrase, Li Yu, déplorant que les fleurs de l’osmanthe s’épanouissent toutes ensemble sur l’arbre entier sans laisser de place libre, s’écrie : « Au comble de la prospé-rité vient inévitablement le déclin, c’est le principe constant de la plénitude et du vide ; toutes richesses, dignités, gloires et splendeurs, d’un coup de pied seront réduites à néant, tel est le sort de l’éclat vernal du magnolia et des couleurs automnales du cannelier. »

Il y faut également un kiosque, un étang ou un plan d’eau. Dans le jardin, on se promène et on découvre à chaque pas de nouveaux points de vue, des perspectives différentes, des beautés inattendues. « Cet univers reconstitué avec pour éléments essentiels, symboliques, la montagne et l’eau (cette association de deux mots signifiant en chinois paysage) pourra devenir le lieu idéal d’une vie retirée où s’adonner aux loisirs raffinés, aux passe-temps sublimes des lettrés, à la poésie », écrit Jacques Dars. Mais nul besoin d’être riche pour réaliser pareille retraite : il faut un « savoir-faire particulier » dont Li Yu nous donne les rudiments dans ses Carnets. J’ai, à chaque fois que j’ouvre son livre, le sentiment de converser avec un ami, en toute simplicité. Sa quête du bonheur est inséparable chez lui de l’amour de la beauté. Le ton familier avec lequel il nous entretient des menus aménagements de sa maison, par exemple de la cour-tine du lit, d’un brûle-parfum, entre évidemment pour beaucoup dans le charme incomparable de ses textes. Mais il faut remarquer l’esprit pratique dont il fait preuve à chaque instant : nous dirions aujourd’hui que c’est un « brûleur ». Il invente par exemple le fauteuil chauffant, le tabouret de fraîcheur, l’alcôve parfumée, les fenêtres-éventails et les fenêtres-tableaux : « Quand on ouvre une fenêtre, pas de plus grande merveille que “d’emprunter le paysage”, et pour s’approprier ainsi le paysage, il est une méthode dont je suis parvenu à trouver le secret. » Je laisse au lecteur le soin de le découvrir avec Li Yu qui jamais ne se départit de son humeur tranquille. Et puisque nous sommes au printemps, je ne résiste pas au plaisir de le citer une fois de plus : « Le printemps est la saison où ciel et terre prennent plaisir l’un à l’autre, où yin et yang se livrent librement aux délices. Quand vient ce temps, le cœur humain est empli de bonheur même s’il ne le recherche pas… » Mais, ajoute-t-il : « Si l’on veut garder sur l’oreiller des jours en réserve, il faut s’arranger pour jouir pleinement des plaisirs des randonnées parmi les beaux sites et de la contemplation des fleurs. Pourquoi ? Réserver une partie de son cœur pour les fleurs et les oiseaux,

donner l’impression que le corps garde une certaine disponibilité (…) mais ce que je dis là, ce ne sont que des propos pour éviter les excès, car si l’on (…) s’interdit tout désir charnel, et si, quand c’est le printemps partout entre ciel et terre, c’est l’automne pour moi seul, à quoi sert cette créature privée de sentiment ? »

Il nous faut maintenant quitter Li Yu et passer au siècle suivant pour retrouver Yen Mei (1716-1797), autre lettré à renoncer aux fonctions officielles pour se retirer dans son jardin : « J’ai depuis longtemps abandonné toute pensée du monde de poussière. » Pourtant, il fut, à vingt-trois ans, membre de la fameuse académie Han Lin (la Forêt de pinceaux) et, de fait, l’un des conseillers de

l’empereur. Il sera, à vingt-sept ans, nommé préfet de Li Shui, dans une région où la famine suscite des révoltes violentes, puis, deux ans plus tard, préfet de Nankin. Il y fait preuve non seulement de son talent d’administration mais de son humanité. Sa réputation de magistrat intègre suscite un recueil, les Décisions légales de Yuan Mei, qui rend hommage à sa sagacité et à son bon sens. Mais très vite, il va, à la faveur d’un congé maladie, renoncer à sa fonction, considérant que le travail de préfet ne sert pas « à régler les difficultés des gens ordinaires », ce qu’il sait très bien faire, confie-t-il à un ami. Il va donc acquérir un domaine près de Nankin qu’il va remettre en état : Sui Yuan, la ville de Sui. Sui est le nom de l’ancien propriétaire mais signifie également « suivre le cours des choses » ou « selon mes vœux ». Dans un poème, Divers plaisirs à la ville Sui, il écrit : « Après trente longues, longues années / à mon tour je viens y soigner les fleurs et les bambous. » On ne peut comparer cette résidence au jardin graine de moutarde de Li Yu. Ici vingt-quatre pavillons, une pièce d’eau « séparée en deux par une passerelle serpentine avec des petits ponts arqués, sur le modèle du lac de l’ouest à Hang Chou ».

À la villa Sui, Yuan Mei accueillera les lettrés les plus célèbres de la fin du XVIIIe siècle. Il n’est pas question d’une pause à l’ombre d’un arbre qu’il avait sollicitée auprès de l’administration impé-riale. Il ne quitte pratiquement plus son domaine : « Le seul bruit des tambours officiels sème la panique dans mon cœur, mettre mes chaussures de cour plonge mes pieds dans la consternation. »

Nous nous arrêterons un instant sur ce moment de la vie de Yuan Mei, alors qu’il a passé la cinquantaine. Il est un écrivain reconnu, sa popularité est immense, il gagne beaucoup d’argent avec ses livres ou ses inscriptions funéraires. En 1781, il publie la première partie d’un recueil d’histoires que nous pourrions qualifier d’étranges, de fantastiques, qui deviendra, cinq ans plus tard, le Zibuyu ou « ce dont le Maître ne parlait pas », phrase empruntée aux Entretiens de Confucius : « Le Maître ne parlait ni du fantastique, ni de la violence, ni du désordre, ni du surnaturel. » Ce dont le Maître ne parlait pas, Yuan Mei justement va en traiter.

Yuan Mei connut la gloire pour sa poésie. Mais le Zibuyu dont nous allons rendre compte a été beaucoup décrié de son vivant comme par la postérité. Je ne connais pas ses autres œuvres en prose, par exemple ses Propos sur la poésie, ses carnets ou son livre de cuisine. Il est curieux de noter que la France le découvrit en 1886 grâce à un vice-consul, Camille Imbault-Huart, et qu’il fallut attendre 1956 et 2003 pour que des sinologues anglais, Arthur Naley et J.D. Schmidt, révèlent au public européen toutes les facettes de la personnalité et de l’œuvre de Yuan Mei.À suivre.

Jean Ristat

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . V

LETTRES

La Rivière des femmes, nouvelles de Li Jinxiang et Shi Shuqing.Gallimard, coll. « Bleu de Chine », 204 pages, 19 euros.

Ce sont six nouvelles de deux auteurs chinois contemporains que nous offre cette fois-ci l’excellente collec-

tion « Bleu de Chine » chez Gallimard. Six nouvelles pour dire les travaux et les jours de gens ordinaires de la province du Ningxia. Précision qui s’impose car Ningxia est une région autonome établie en octobre 1958 et qui abrite quelques-unes des cinquante-six « minorités nationales » qui composent la Chine. Elle est peuplée de Hui qui présentent la particularité, en tant que lointains descen-dants des marchands et des commerçants arabes de la route de la soie, d’être musul-mans. Minorité religieuse, elle ne constitue absolument pas une minorité linguistique et pratique donc la langue chinoise des Han.

Li Jinxiang et Shi Shuqing, les deux au-teurs quadragénaires du recueil, sont tous les deux originaires de la province du Ningxia, où ils vivent.

Ils affirment bien évidemment être les représentants (fort talentueux au demeu-rant) d’une littérature hui. Peut-on se faire une première idée de ce que serait cette littérature à la lecture des six nouvelles du

présent recueil ? Qu’est-ce qui pourrait bien la caractériser ? Si ce n’est l’étonnement de voir la description d’une population chinoise vivant dans « la lumière sacrée de l’islam », un islam humaniste, force est de reconnaître que les histoires écrites par Li Jixiang et Shi Shuqing pourraient très bien se passer dans d’autres régions, d’autres pays aussi rudes et difficiles à ap-privoiser. Le pourrait-on d’ailleurs ? La nature, indomptable, est là, bien présente dans chacun des récits. De ce point de vue, la première nouvelle de Li Jiwiang, la Rivière des femmes, est on ne peut plus parlante : elle met en scène deux femmes, une jeune paysanne et sa belle-mère, vi-vant près de la rivière Quinshui dans un extrême dénuement comme tous les habi-tants de cette région aride, ingrate. Rien ou pas grand-chose ne se passe : le mari de la jeune femme s’en est allé vendre sa force de travail au loin et envoie de temps à autre un peu d’argent. Passent les jours et les nuits, sans attente, sans espérance. Seul compte le présent, ponctué par les tâches quotidiennes, dont celle de rapporter ce jour-là de l’eau fraîche à la belle-mère, car c’est l’Aïd et « les défunts vont (nous) rendre visite ». D’autres nouvelles déclinent l’échec de la vie de ces paysans hors de leur milieu naturel : les « expériences » en

ville se révèlent à chaque fois désastreuses (les Grandes Ablutions), sinon carrément atroces (le Boucher). Tout cela est décrit dans un style apparemment serein, très pré-cis, dans la volonté de coller au plus près à la réalité : « Je pense cette histoire vraie, dit Li Jixiang de sa nouvelle le Boucher, aussi me suis-je mis à l’écrire… » Shi Shuqing est encore plus concis et va fouiller encore plus profondément au cœur des petits riens de la vie quotidienne. Le jour de l’enterrement d’une femme, dont tous les rites nous sont décrits, une voisine se torture l’esprit pour savoir s’il est séant qu’elle réclame les cinq yuans qu’elle avait prêtés à la défunte… (les Cinq Yuans).

Dans le Couteau dans l’eau pure, c’est encore une histoire de mort qui nous est nar-rée, avec la nécessité pour le vieux mari de la défunte de sacrifier, toujours pour respecter les rites et les croyances, son bœuf de labour, un compagnon de tant d’années ! La narra-tion dans la transcription des moindres faits de la vie quotidienne est si minutieuse qu’elle en devient presque fantastique, ce dont Shi Shuqing est parfaitement conscient. Ne cite-t-il pas, en exergue à sa dernière nouvelle, le Verger, cette phrase de Borgès : « Je n’éprouve d’étonnement que pour les choses et les phénomènes ordinaires. »

Jean-Pierre Han

Les travaux et les jours des Hui

Pour une bibliothèque chinoise (IV)

Gravure de Yuan Mei.

DR

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . V I

LETTRES

Les anthologies, quelques reproches que suscite chacune d’elles, en premier lieu de la part des auteurs qui n’y trouvent pas leur nom, ont le mérite de nous donner

une vue d’ensemble sur la poésie d’une époque, d’un pays, d’une langue, ou autour d’un thème. Pour tout lecteur, elles sont un réservoir de poètes à découvrir.

La poésie serbe des quarante dernières années est peu connue en France.

L’Anthologie de la poésie serbe contemporaine, établie par Boris Lazic, est donc bienvenue. Elle présente plus d’une soixantaine de poètes nés de 1941 à 1982, tant vivant au pays que dispersés à travers le monde.

Toutes les traductions sont de la plume de Boris Lazic, ce qui a pour effet de gommer la diversité des écritures, alors qu’il nous parle d’une grande richesse d’éléments formels et affirme : « Ce travail sur le renouveau de la langue est un des traits essentiels de la poésie serbe moderne. » L’édition ne donne pas les textes originaux. Et la traduction manque du grand souffle poétique.

Cependant, des voix nous parviennent, qui s’élèvent dans les malheurs de l’histoire. « C’est l’aube, comme au matin de la fin du monde » (Ranko Risojevic). À l’extrême du pessi-misme, Zoran Bognar voit tout sous terre : musique, peinture, littérature, philosophie, Nietzsche, Platon, Mozart et bien d’autres. On ne trouvera pas dans ce volume de fleurs ni de petits oiseaux, mais « une plume arrachée à la queue d’une poule de feu » (Novica Tadic). De longs poèmes tentent de déceler le sens du présent en le confrontant au passé (Slavoljub Markovic, Aleksandar Lukic, Zoran Djeric). Citons encore, pour leur force d’écriture : Jovan Zivlak, Rasa Livada, Ne-bojsa Vasovic, Radomir Uljarevic, Nina Zivancevic, Jelena Lengold. Mais toute l’anthologie fait preuve de la vitalité de la poésie serbe d’aujourd’hui.

On appelle parfois « anthologie personnelle » un choix opéré par l’auteur dans ses propres écrits. Cette expression laisse à penser qu’il a retenu le meilleur, mais ne rend pas compte du sens que le choix donne à l’œuvre tout entière. Elle n’est heureusement pas utilisée pour le volume de Philippe

Jaccottet qui paraît, directement en format poche, sous le titre L’encre serait de l’ombre. L’écriture, dit le poème préliminaire, est l’ombre, tracée par la main sur la page, d’une lumière qui traverse le poète. Pour Jaccottet, la création poétique est un travail d’éclaircissement de notre rapport au monde et de l’écriture qui y procède, un travail toujours à reprendre mais qui, au fil du temps, agrandit le cercle de clarté.

Deux dates : 1946 et « après 2000 » encadrent poèmes, proses et notes de carnets, regroupés en six périodes. Au début, l’Effraie dénote chez un tout jeune homme l’obsession de la mort, du vieillissement. Aux dernières pages, des fragments de Ce peu de bruits nous font entrer dans une fin acceptée, lumineuse, « dans la nuit la plus claire jamais rêvée ». Celui qui s’est toujours tenu avec humilité, effacement de soi, devant le monde soupçonne la possibilité de se survivre : « Poèmes, comme un reflet qui ne s’éteindrait pas fatalement avec nous. » Il salue « l’or éparpillé des crépuscules d’hiver ». Ce livre de textes choisis est une œuvre en soi.

Un four à brûler le réel n’est pas une anthologie, Charles Dobzynski s’en défend expressément. Il s’explique aussi sur le titre, emprunté à Reverdy : s’il a hésité devant le mot « four », à la connotation sinistre, il s’est rallié à l’idée du feu qui consume les poètes. Le matériau de l’ouvrage provient des recensions faites depuis une trentaine d’années. Elles ne sont pas toutes reprises, cela va sans dire. Celles qui le sont constituent des repères, non dans un récit historique, Charles Dobzynski s’en défend également, mais dans son itinéraire de chroniqueur.

Il ne s’agit pas non plus d’une simple compilation de textes publiés.

Ils sont mis à jour, corrigés, complétés, réécrits en partie, synthétisés en un ensemble cohérent, au travers duquel se manifeste l’amour de l’auteur pour la poésie, « la poésie telle qu’elle se voit, telle qu’elle se lit, telle qu’elle se publie ».

Ce tome I est consacré aux poètes de France. Il comporte deux sections : avant 1940, commençant par le précurseur Apollinaire et contenant 23 noms, plus un flash-back sur Rimbaud, Verlaine, Mallarmé et, après 1940, contenant

31 noms allant, quant à la date de naissance, de 1923 à 1950, soit des poètes ayant fait leurs preuves. Il est prévu un tome II pour les poètes du monde.

RevuesHenri Meschonnic aurait eu quatre-vingts ans en 2012. Europe

nous le restitue vivant, dans un ensemble réuni par Serge Martin où nous retrouvons le poète, le théoricien du langage, l’essayiste, le traducteur : des textes de Meschonnic lui-même et de nom-breuses contributions. Un dossier de Michel Ménaché rappelle Gabriel Cousin (1918-2010). Le Cahier de création s’ouvre avec le grand Nuno Judice, se poursuit avec Milo de Angelis et deux autres poètes. La chronique de Charles Dobzynski retrace, de Pouchkine à Péretz Markish, « le cercle des poètes assassinés ».

Po&sie publie un très riche numéro double. Ne pouvant, à regret, l’analyser en détail, citons dix sonnets de Garcilaso de La Vega (1503-1536) introduits par Florence Delay ; un dossier sur Walt Whitman, un autre, très étoffé, sur le centenaire de Giorgio Caproni (1912-1990) ; des proses de Johannes Bobrowski, des poèmes de Marilyn Hacker et de l’Iranien en exil Ali Abdolrezaei ; une cinquantaine de pages de poèmes (cinq auteurs) ; un cahier « philologie, philosophie » ; au final, un poème, 17 Octobre 1961, de Laurent Zimmermann, précédé d’un texte sans concession où Claude Mouchard interroge sa mémoire de la guerre d’Algérie et la surdité volontaire de la société française d’alors, quant à la guerre raciale livrée aux Algériens vivant en France.

Anthologie de la poésie serbe contemporaine, traduit et présenté par Boris Lazio. Un infini cercle bleu, 2011, 5, rue de Pontoise, 75005 Paris, 332 pages, 14 euros. www.uninfinicerclebleu.com.L’écriture serait de l’ombre, de Philippe Jaccottet. « Poésie » - Gallimard, 2011, 560 pages, 10 euros.Un four à brûler le réel, poètes de France, de Charles Dobzynski. Orizons, 2012, 356 pages, 28 euros.Europe n° 995, mars 2012, 380 pages, 18,50 euros. http : www.europe-revue.net. Po&sie nos 137-138, 1er trimestre. 2012. Éditions Belin, 302 pages, 30 euros.

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN

Anthologies et plus

Cette guerre de Thomas Mann, traduction d’Hélène Boisson, postface de David König, Éditions Yago, 108 pages, 12 euros.

C’est une publication tardive mais bien-venue que celle de Cette guerre, qui présente, dans une excellente traduc-

tion, les considérations de Thomas Mann sur l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale. Ces pages de haute volée permettent de suivre l’évolution de Thomas Mann par rapport au cataclysme nazi et de rendre clair ce qui était parfois resté chez lui dans un certain flou.

Pendant longtemps, ceux qui avaient vu dans l’auteur de la Montagne magique un des meilleurs représentants de la grande lit-térature allemande se demandaient pourquoi il n’avait pas participé à la lutte contre le na-zisme avec la même furie que les Feuchtwan-ger, Brecht, Anna Seghers, Tucholsky, Eisler, etc. Ils ne manquaient pas non plus de lui opposer l’action de son propre frère, Hein-rich, l’auteur du Sujet de l’empereur ou du Professeur Unrat (dont fut tiré le célèbre film l’Ange bleu), lequel fut beaucoup plus engagé dans les luttes politiques et sociales qui jalonnent la courte vie de la République de Weimar.

En fait, et Cette guerre le montre bien, Thomas Mann ne peut être suspecté de la

moindre complaisance envers le nazisme, bien qu’il fût resté convaincu que la langue, l’imaginaire, les idées d’un écrivain étaient autant de réalités qui touchaient le mieux les citoyens, et que c’était par ses romans plus que par ses prises de position qu’il pouvait convaincre les Allemands que le nazisme mènerait à leur perdition.

Après divers atermoiements qui avaient quelque peu désappointé ceux de ses confrères qui s’étaient lancés dans la bataille à corps per-du, Thomas Mann y rentra pleinement au nom de la haute idée qu’il se faisait de l’Allemagne, de sa civilisation, des qualités de son peuple, rempli de craintes pour son avenir. Il n’était cependant pas resté muet pendant les années d’ascension du nazisme. Il avait dénoncé les incessantes exactions des SA, prononcé en février 1933 une conférence sur Wagner dans laquelle il affirmait avec provocation que si celui-ci était en vie, il serait « culturellement bolchevique », pris position pour la social-dé-mocratie, salué le rôle des ouvriers autrichiens, etc. La suite devait, pour lui, se poursuivre dans une émigration qui durera seize ans et le coupera profondément de sa patrie.

Dans Cette guerre, il dénonce avec vi-gueur les nazis comme charlatans, crimi-nels, incultes, voire idiots, et constate avec horreur et tristesse que le peuple allemand les soutient. On ne peut guère lui reprocher

de ne pas imaginer le caractère criminel du projet nazi car c’est également le cas de bien d’autres célébrités. Par contre, il faut consta-ter que, à la différence d’écrivains comme Brecht ou Anna Seghers, l’articulation des luttes sociales avec les luttes intellectuelles lui échappe largement. Le grand bourgeois qu’il était trouve là ses limites et se révèle plus intéressé par son travail romanesque sur les crises de l’âme allemande que par les aléas des luttes sociales. Il ne voit pas qu’elles sont, dans un autre contexte, dans d’autres milieux, la mise en œuvre de ces qualités de l’âme auxquelles il s’est tant attaché. Quoi qu’il en soit, il discerne parfaitement la responsabilité du peuple allemand, dans la mesure où il accepte de servir un régime qui « profane tout ce qui est humain » au sens propre et figuré.

Cette guerre est suivie de De l’esthète à l’écrivain engagé, une étude de David Kö-nig qui détaille brillamment les méandres de l’évolution de Mann et évitera à ceux que cela passionne de se lancer dans des recherches ardues. Tout au plus peut-on ne pas suivre David König dans son empathie pour l’Europe, même s’il a pour lui la caution de Mann, car cette Europe, quelques vertus qu’on veuille lui trouver et en particulier celle de garantir la paix, est assise sur la primauté du capital et donne les résultats que l’on voit.

François Eychart

Misère et grandeur de l’humanismeThomas Mann devant la responsabilité allemande dans la catastrophe nazie.

En vieillissant les hommes pleurent, de Jean-Luc Seigle. Éditions Flammarion, 240 pages, 18 euros.

Voici un roman qui pose la bonne vieille question du réalisme qu’on pensait enterrée. En fait, nombre

de romanciers ont été tentés depuis une bonne décen-nie de trouver la formule contemporaine d’une forme romanesque de type plus ou moins naturaliste. Ils sont souvent inspirés par le cinéma vérité, la fameuse « ca-méra stylo », et par le ton adopté par les films français produits à la chaîne sur des sujets sociaux ou familiaux. Jean-Luc Seigle semble avoir travaillé dans une direction assez similaire, sauf que son style est très soigné. Son idée a été de restituer l’esprit du début des années 1960, avec un héros, Albert, qui est ouvrier chez Michelin, son fils aîné, lui, fait partie du contingent en Algérie. Nous sommes à la campagne, dans un monde qui ne va pas tarder à disparaître presque entièrement. L’idée de l’auteur a été de nous montrer comment l’introduction d’un poste de télévision a pu changer la mentalité de nos braves ruraux, qui déjà, depuis un certain temps, ont un pied dans le monde industriel : ce que Seigle oublie dans cette affaire, c’est que ce type de vie entre la campagne et la manufacture existe depuis l’ère des Lumières et que des régions entières se trouvaient dans cette situation au XIXe siècle. Cette absence de mise en perspective historique est un problème, car elle fausse la perception des choses. C’est un livre qu’on aborde sans déplaisir, car il est bien construit et le déroulement de l’histoire (il n’y a pas de véritable intrigue) n’est pas ennuyeux. Mais est-on sûr que ces romans, qui sont de la sociologie rétrospective, puissent répondre à nos attentes ?

G.-G. L.

À LIRE

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . V I I

SAVOIRS

Edgar Morin. La fabrique d’une pensée et ses réseaux infl uents, de Jean Jacob. Éditions Golias, 2011, 14 euros.

À tous ceux qu’agacent la présence envahissante d’Edgar Morin dans les médias et ses nombreuses sen-

tences prophétiques sur le monde tel qu’il va, il faut conseiller la lecture du livre que Jean Jacob a consacré à l’inventeur de la « pensée complexe ». Ils y trouveront ma-tière à se réjouir en lisant le portrait au vitriol que l’auteur fait d’Edgar Morin, un portrait qui insiste tant sur le narcissisme satisfait de Morin que sur la vacuité de ses théorisations. Dans un monde intellectuel bien trop sage et normé, retrouver un peu de la verve pamphlétaire qu’on pouvait affectionner dans l’entre-deux-guerres s’avère réjouissant. Surtout quand l’objet du pamphlet mérite une telle attention. En effet, derrière les formules hyperboliques de Morin, son langage aussi alarmiste que lénifiant qui invoque tour à tour la « Terre-

Patrie », la « post-humanité », « l’auto-éco-organisation », on trouve une « philosophie de salle d’attente », dont Jean Jacob pointe l’absence de rigueur conceptuelle et les ef-fets de manche intellectuels.

Mais les lecteurs auront aussi beaucoup d’éléments pour comprendre la fascination qu’un certain nombre de médias français, dont le Monde, et d’hommes politiques, de Jean-Pierre Raffarin à Ségolène Royal, entretiennent pour le sociologue. Cette fas-cination s’explique par la construction mé-thodique de « réseaux influents », allant de la gauche rocardienne jusqu’aux rivages de la droite conservatrice. Jean Jacob pointe avec clarté la cohérence de telles affinités : la complexité du monde tel que le théorise la pensée complexe d’Edgar Morin tend à obscurcir le réel plus qu’à en explorer tous les contours. Et face à une telle complexité obscure, le modérantisme politique et social s’avère au final justifié. Dans le paysage politique et intellectuel dominant, Edgar Morin a tout à fait sa place… pour le pire.

Baptiste Eychart

Edgar Morin étrilléL’Industrie du mensonge. Relations publiques, lobbying et démocratie, de John Stauber, Sheldon Rampton. Traduit de l’anglais par Yves Coleman. Éditions Agone, Marseille, 2012, 406 pages, 14 euros.

Le livre de Stauber et Rampton avait paru en 2004 aux éditions Agone, qui en proposent aujourd’hui une version actualisée par les

soins de T. Discepolo et N. Chevassus-au-Louis, travail rendu nécessaire par le développement du secteur de la communication et du lobbying, en France et dans le reste du monde, à la suite des États-Unis : le pays le plus développé montre à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir…

L’enquête des deux auteurs américains met en évidence les liens entre les agences de commu-nication et ceux dont ils partagent les intérêts : militaires, industriels, personnel gouvernemental. L’analyse des techniques de lobbying est précieuse. Elle met en lumière une confusion tragique entre communication et information, résumée par cet aveu d’un spécialiste : « La persuasion est, par dé-finition, une activité subtile. La meilleure commu-

nication ressemble à de l’info. » Le défi est donc d’imposer, à n’importe quel prix, une version de l’histoire qui fera autorité. Le mensonge, sous d’autres régimes, consistait à effacer un visage d’une photo. Les agences de communication ont mis en place une technique bien plus efficace, qui consiste à élaborer puis à imposer, à l’aide des moyens colossaux de la publicité et du ren-seignement, une image qui soit simplement plus séduisante. En cela, leur entreprise se rapproche de celle de l’entertainment, l’industrie du diver-tissement, dont elle pourrait partager la devise, the show must go on « le spectacle doit continuer » coûte que coûte.

La responsabilité d’une telle évolution incombe autant aux responsables éditoriaux des organes de presse, qui sont nombreux à avoir troqué la recherche d’une vérité cachée contre la diffusion d’une vérité officielle, en choisissant d’oublier qu’un mensonge n’est pas une version des événe-ments ; cela reste un mensonge. Ces arrangements avec la vérité, nous rappelle cet ouvrage, se paient au prix de la démocratie, car ils en définissent désormais une nouvelle et terrible acception.

Sébastien Banse

L’information comme spectacle

L’État-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l’échelle globale, de Jacques Bidet. PUF, 313 pages, 27 euros.

Il y a chez Jacques Bidet une ambition qui sera jugée surannée, voire dépassée par ceux qui, aujourd’hui, se délectent de ré-flexions hâtives présentées comme révolutionnaires. Raison

de plus pour le lire avec attention ! Ainsi, alors que l’incertain, le discontinu, le fragmentaire constituent les fils conducteurs épistémologiques de nombreuses recherches, Bidet ne craint pas de s’inscrire dans la lignée des penseurs qui ont constitué leurs avancées en « systèmes » à visée scientifique mais aussi politique. Il s’agit pour lui de fonder une « théorie générale de la modernité », non par caprice intellectuel, mais parce que cette théorie s’avère essentielle pour comprendre le monde social, le critiquer et dégager les pistes de sa transformation radicale.

À la différence de diverses tentatives visant à construire un système théorique « total », l’élaboration de Jacques Bidet passe, elle, par un travail d’exégèse très pointu, souvent repris et déve-loppé, que l’on retrouve dans son nouveau livre, l’État-monde. Cette exégèse s’attache prioritairement aux travaux de Marx, mais elle examine aussi ceux de penseurs plus contemporains comme Althusser, Habermas, Bourdieu ou Rawls. Bidet évite cependant le piège de l’éclectisme, et à le lire on n’a nullement l’impression d’une association maladroite de thèses diverses, car on se trouve confronté à une réflexion très cohérente qui prend de plus en plus sens à chaque nouvelle publication.

Dans la présentation de l’État-monde, Bidet fait remarquer qu’à l’origine des élaborations intellectuelles sophistiquées se trouvent en fait quelques idées simples. Parmi celles qui fondent, selon lui, la théorie de la modernité, il y a le constat que ni le marché ni la marchandise ne constituent, comme on le croit, les « cellules élémentaires » de la société capitaliste. En réalité, cette cellule élémentaire comporte deux faces : une qui pose le marché comme principe de coordination économique et l’autre qui repose sur l’organisation. Les comportements économiques relèvent donc à la fois de la « contractualité marchande » entre partenaires et d’une répartition verticale des tâches que toute entreprise, qu’elle soit ou non capitaliste, connaît nécessai-rement. Ces comportements économiques trouvent leur tra-duction dans la sphère du droit et de l’État : la contractualité marchande s’appuie sur le principe de la liberté de s’associer entre individus, l’organisation de l’entreprise trouve une affinité avec la contractualité centrale de la communauté. On retrouve également ces mécanismes sous des formes différentes dans les sociétés socialistes car ils caractérisent toutes les sociétés que Bidet qualifie de « modernes ».

La réflexion de Bidet devient naturellement plus concrète lorsqu’elle s’attache à des moments historiques importants. Elle n’en devient que plus convaincante.

Il situe les racines de la modernité, c’est-à-dire le moment où les sociétés humaines ont commencé à s’organiser systématique-ment autour des principes du marché et de l’organisation, au XIIIe siècle, dans l’Italie du Moyen Âge. La croissance urbaine, enclenchée par un important développement économique, a alors fait qu’on a cessé de placer au premier plan le seigneur et l’ecclésiastique, détenteurs d’une autorité indiscutée, au profit d’un groupe d’hommes dont la mise en rapport implique qu’ils se reconnaissent comme « libres et égaux ». Le cadre du marché et l’organisation de l’entreprise entraînent que cette liberté et cette égalité se retournent en leur contraire dans la mise en

œuvre qu’imposent par la suite les sociétés capitalistes. Mais ce phénomène n’efface pas ce socle originel. Il reste présent dans les consciences et incite en permanence les dominés à reprendre le flambeau de la lutte pour exiger des sociétés qu’elles tiennent les promesses d’émancipation que chaque jour elles refoulent.

Cette lutte, dont l’un des noms est « communisme », a été menée historiquement par le mouvement ouvrier dans le cadre de l’État-nation. Jacques Bidet entrevoit le lent glissement vers un cadre plus large qui correspond à un « État-monde ».

Il est encore embryonnaire et régulièrement refoulé par les logiques impérialistes, mais il s’avère indispensable car la globalité des problèmes qui se posent à l’humanité implique une conscience politique mondiale.

Baptiste Eychart

Jacques Bidet, théoricien de notre modernité

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Jose Maria Sert, étude pour « les Triomphes de l’humanité ». New York 1940.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . V I I I

SAVOIRS

La Leçon d’Althusser, de Jacques Rancière, Éditions la Fabrique, 270 pages, 14 euros.

Jacques Rancière, et avec lui la quasi-totalité des philosophes modernes, à l’exception notable d’Alain Badiou, commence par

cet acte inaugural qu’est le renversement du platonisme. Rancière ne manque jamais de com-mencer un livre traitant de la politique par la réitération de ce geste. Comme si le philosophe, dès qu’il a le dos tourné, sent revenir dans son dos le spectre du maître, lui rappelant la dévo-lution successorale dont il est le bénéficiaire, et cet adage juridique, cher à Marx : le mort saisit le vif. L’œuvre de Jacques Rancière commence par un « retournement », pour reprendre son expression, le retournement de l’althussérisme. C’est la Leçon d’Althusser, qui a paru en 1974 chez Gallimard dans la collection « Idées », soit neuf ans après Lire le Capital qu’Althusser avait publié dans la collection « Théorie » de chez Maspero, en collaboration avec Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière (l’histoire des éditions successives de ce livre, avec ou sans tel ou tel des auteurs, est compliquée mais ne concerne que l’althusséro-logie) et qui reparaît aujourd’hui aux excellentes éditions la Fabrique. À ceux qui lui feraient le reproche d’avoir mordu la main du maître qui lui a appris à Lire le Capital, Rancière répond, avec la promptitude à devancer l’attaque qu’on lui connaît, qu’il n’a jamais été un familier du maître, tantôt douloureux tantôt exalté, de la salle Dussane. Rancière ne triche jamais, on peut donc lui faire confiance sur ce point, tout en pensant que le ton de la leçon infligée à ce maître fragile est un peu rude.

Pourquoi republier aujourd’hui ce texte ? N’est-il pas inutile de montrer ce livre qui n’ajoute rien à ce que nous savons de la po-litique selon Rancière ? N’est-ce pas un projet qui risque de s’inscrire dans la publication des œuvres complètes d’un maître nommé Ran-cière ? Ces objections, pour plausibles qu’elles soient, peuvent être repoussées.

« Un présent ne cesse de se diviser en plu-sieurs temps et de s’ouvrir à de nouveaux liens avec un passé sans cesse redivisé. » Ce livre sera utile aux rares jeunes qui ont en tête les mots ou expressions de « PCF à 25 % des voix », de « révisionnisme » (à la Kautsky, à la Bernstein, à la Lassalle, à la Sorel, à la Croce), de « déviation droitière », « déviation gauchiste », « tendance », « activité fractionnelle », « intellectuel orga-nique », « Gramsci », « révolution culturelle », « maoïsme »… Autant de vocables qui, tels une pluie de confettis, se répartissent dans un ordre aléatoire, qui ne doit rien au matérialisme éponyme esquissé par le dernier Althusser, mais viennent pour de jeunes esprits flotter dans la triste opacité de nos spectres passés, alors que dans les années soixante chacun d’eux venait se poser sur la case d’un échiquier et était impliqué dans une tactique, dans une stratégie, dans une lutte. Et il sera, en outre, agréable aux moins jeunes, restés insensibles à l’appel des « gros sous », qui gardent dans un vieux portefeuille des vieux billets de banque de la RDA, sourds à l’annonce de leur démonétisation, regardant avec une fidélité sans deuil les effigies de Marx, Engels, Lénine, Staline, Hô Chi Minh, Mao.

S’il ne fallait retenir qu’une seule des confi-gurations dont est riche ce livre réédité, par hon-nêteté, à l’identique, à quelques notes d’éclair-cissement près, ce pourrait être l’opposition

de Louis Althusser à Gramsci. S’attaquer à la pensée du génial philosophe sarde, martyr de la cause communiste, peut paraître sacrilège. Mais remémorons-nous ce qu’étaient les partis communistes de l’époque et le danger certain que présentait « l’intellectuel organique ». Cette santé politique dans le silence des organes ne risquait-elle pas de dissoudre la philosophie dans la politique ? C’est ce risque qu’Althusser n’était pas décidé à prendre et, pour qu’il reste une place bénéficiant du privilège d’extrater-ritorialité, en mots crus : une place échappant au droit de regard du bureau politique, une place que ne piétinent pas les hommes de l’ap-pareil, Althusser avait délimité un lieu où rien n’aurait jamais lieu que le lieu, qu’il baptisa théorie. Ou science, la différence n’est pas in-signifiante, mais elle n’est pas pertinente ici. Et ce que Rancière reproche à celui qui fut, à son corps défendant certes, l’inspirateur des maoïstes, c’est d’avoir fait une philosophie de professeur, Rancière rejouant là l’attaque éclair de Nizan contre les chiens de garde. Précisons que Rancière fut mao, et il le fut avec un esprit de conséquence, il se fit certes rapidement une idée réaliste de ce que fut la révolution culturelle mais garda le cœur de la doctrine maoïste : la « ligne de masse », celle qu’établit le peuple et qu’il a magnifiquement tracée dans sa thèse la Nuit des prolétaires, pour le mouvement ouvrier français du XIXe siècle.

Reprocher à Althusser d’être un philosophe professeur n’est pas faire entièrement justice à celui que Foucault désigna dans le Nouvel Obs après sa mort comme un « philosophe sans œuvre ». Althusser n’était pas n’importe quel professeur. D’abord, il ne faisait presque jamais cours.

Il n’écrivit jamais de thèse et soutint sur travaux à Amiens (la fameuse « Soutenance d’Amiens », que Jacques d’Hondt, qui vient de nous quitter, critiqua vivement au nom des valeurs de l’institution universitaire).

Son magistère, pour réel qu’il fût, déborda bien au-delà de l’université. Et il avait trouvé une solution pour assurer la permanence de la politique et non la politique des permanents qui, pour théoriciste qu’elle fût, n’en avait pas moins sa grandeur. Rancière dit volon-tiers, mais ce sont propos de conférence et peut-être ne l’écrirait-il pas, que la politique qui se confond, pour lui, avec la démocra-tie, aurait très bien pu ne jamais voir le jour, et qu’il y a très peu à dire sur la politique. On lui sait gré de ne pas discourir comme Badiou, jouant avec un bonheur inégal le rôle de père noble dans la comédie politique contemporaine, d’avoir un propos toujours resserré. Il faut lire et relire son maître ou-vrage, si l’on me pardonne cette formulation insolente, qu’est la Mésentente. Le plus ro-buste et le plus implacablement rigoureux des philosophes actuels y livre de manière exemplaire une conception de la politique qui écarte tous les prétendants à une maîtrise du savoir politique : l’élu, le spécialiste ès politologies, l’homme de parti, mais aussi, et peut-être surtout, le philosophe – pour lui, pas de philosophie politique.

La question essentielle que Rancière pose comme Arendt, mais qu’il pose avec peut-être davantage d’acuité et d’étonnement qu’Arendt, est : pourquoi y a-t-il de la poli-tique plutôt que pas de politique ? Et devant cette question, on est toujours seul.

Jean-François Poirier

De la politique ou pas de politique ?

Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art. de Jacques Rancière, Éditions Galilée, 328 pages, 27 euros.

Depuis une quinzaine d’années, Jacques Rancière analyse les pratiques artistiques en suivant l’hypothèse de ce qu’il a identifié sous le nom de « régime esthétique de

l’art », et qu’il distingue à la fois du régime « éthique » des images et du régime « poétique » ou « représentatif » des Beaux-Arts. Ces explorations l’ont conduit du côté de la littérature aussi bien que du théâtre, du cinéma ou de la photographie. Pourquoi, dès lors, faire une place à part à ce dernier opus, qui décline une nouvelle fois le trait caractéristique du « régime esthétique », selon Rancière, la coexistence hétérogène entre des manières de faire, des expériences sensibles et des registres de discours ? Ce volume, dont Franck Delorieux a déjà dit ce qu’il apporte à la compréhension des enjeux artistiques de la photographie, se distingue assurément par sa richesse et sa densité, qui font de l’entreprise d’en rendre compte un défi intenable.

Faut-il voir dans Aisthesis, une sorte de bilan d’un cycle ouvert avec le Partage du sensible, voire avec la Parole muette, cet « essai sur les contradictions de la littérature » qui date de 1998 déjà ? Aussi tentante que soit une telle option, il faut y renoncer dès la lecture du Prélude, qui explicite les attendus de ce parcours en quatorze scènes, bâties chacune sur la lecture minutieuse d’un texte témoin d’une expérience esthétique singulière, à l’image du livre désormais classique d’Erich Auerbach, Mimésis.

Comme souvent chez Rancière, il est commode d’entamer l’ascension de ce massif par son versant polémique, qui offre un accès moins escarpé aux sommets théoriques. Il s’agit en effet pour l’auteur d’Aisthesis de produire ni plus ni moins qu’« une contre-histoire de la “modernité artistique” ». De cette histoire « à rebrousse-poil », comme disait Benjamin, le point de départ reste malgré tout assez canonique, tant la publication par Winckelmann, en 1764, d’une Histoire de l’art

de l’Antiquité est unanimement reconnue comme une date charnière qui marque l’ouverture d’une nouvelle façon de voir l’art et d’en parler. Beaucoup moins conforme au grand récit de la modernité est en revanche la torsion que Rancière imprime à la catégorie d’autonomie, lorsqu’il souligne que l’émergence d’un nouveau concept d’art comme sphère séparée mobilise une idée de l’histoire comme « rapport entre un milieu, une forme de vie collective et des possibilités d’invention individuelle ».

Paradoxalement, cette autonomie a donc pour corrélat une hétéronomie radicale.

Au fil des scènes, c’est en vain que le lecteur cherche des références aux œuvres fondatrices de l’épopée de la modernité, de l’Olympia à Fontaine en passant par le Carré blanc sur fond blanc. C’est que l’auteur d’Aisthesis a voulu lui faire partager une passion pour le mineur qui inspire l’étude des lignes que l’Esthétique de Hegel consacre aux petits mendiants de Murillo, ou encore l’analyse de la préface que Théodore de Banville rédige pour les Mémoires et pantomimes des frères Hanlon-Lees, deux mimes acrobates que Rancière fait littéralement revivre dans l’un des plus forts chapitres de tout le livre.

Cette polémique culmine dans la dernière scène, où l’auteur dresse, contre l’article à va-leur de manifeste publié par Clement Greenberg en 1939 dans la Partisan Review sous le titre « Avant-garde and Kitsch », l’enquête sur le quotidien de trois familles de l’Alabama que James Agee réalise en 1936, en collaboration avec Walker Evans. De ce « court voyage au pays du peuple » dont est issu Louons mainte-nant les grands hommes, Rancière retient l’idée d’une indistinction de l’art et de la vie, et d’un mélange des genres qui ruine la logique puriste de l’autonomie chère au critique d’art américain. Le différend est radical : « L’art existe comme

monde à part depuis que n’importe quoi peut y entrer. »Si le recueil dédaigne de conclure, ce n’est pas seulement

pour laisser entrevoir une suite attendue, mais peut-être aussi par refus obstiné de ressaisir, dans le cadre d’une théorie ache-vée, des pratiques et des discours dont Aisthesis s’efforce au contraire de maintenir l’hétérogénéité et le disparate – sans doute pour mieux préserver leur portée politique.

Jacques-Olivier Bégot

La modernité autrement

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Jose Maria Sert, étude pour « les Triomphes de l’humanité ». New York 1940.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . I X

ARTS

ILe roman d’Alexandra Lapierre exploite la malheureuse

affaire de viol dont aurait été victime la jeune artiste de la part d’Agostino Tassi. Cette histoire est vraie et elle est bien docu-mentée. Mais c’est un peu tomber dans le cliché de la femme outragée qui a consacré l’essentiel de son œuvre à représenter des femmes tranchant la tête d’hommes monstrueux. Le sujet a été traité par le Caravage, mais aussi par Orazio, son père, qui s’est révélé plus « réaliste » que le précédent, qui fut de facto son maître. On aurait aimé qu’elle mette en valeur ses qualités d’artiste et la relation intense qu’elle eut avec son père qui a été un grand créateur et qu’on a tendance à oublier (il y a plusieurs expositions d’Artemisia depuis vingt ans, à Florence, à Milan et ce n’est qu’à Rome qu’on a pu voir leurs œuvres ensemble, si proches dans l’esprit et parfois si éloignées dans la facture).

L’exposition nous permet d’échapper à cette vision de ciné-roman pour nous frotter à l’art savant et rude de cette jeune femme hardie. Avec elle, on pénètre de plain-pied dans une peinture qui condense le grand genre et un réalisme qui est proche de l’effroyable. Le beau est encore là, mais il semble sur le fil du rasoir, menacé par l’attraction de la matière, des affects, des passions et des ignominies humaines.

Par rapport à la bouillante Artemisia, Berthe Morisot a l’as-pect d’une jeune femme bien sage. Dans son existence comme dans son œuvre, toute reflète chez l’élève de Manet une vision idyllique de l’intimité familiale, de la beauté souveraine d’une nature qui s’est pliée avec bonne grâce aux désirs de l’homme. Mais aussi sage fut-elle, elle n’a pas moins été une révolutionnaire dans son domaine, peut-être pas aussi audacieuse que ses cama-rades Monet ou Degas. Mais elle a apporté une nouvelle façon de voir le monde, donc de l’interpréter, de le vivre. Son univers se restreint pour l’essentiel au jardin, à des portraits intimes, où l’enfance tient une place de choix. Mais de ce microcosme, elle a su faire un empire pictural, avec finesse, avec aussi la vo-lonté de faire de la peinture le véhicule des sentiments les plus subtils, sans effet spectaculaire et avec la faculté d’émouvoir encore et toujours.

Rosa Bonheur est tombée dans l’oubli. Elle fut pourtant médaillée, couverte d’éloges, considérée comme l’un des grands peintres de la France du second Empire. Elle a excellé dans la description de la vie champêtre avec un réalisme tout à fait

convainquant. Cette biographie a le mérite de la rappeler à notre souvenir et de nous restituer cette figure singulière, vêtue en homme, qui avait une liaison publique avec une femme tout en entretenant des relations chaleureuses avec l’impératrice Eu-génie. La biographie est ce qu’elle est, mais c’est un premier pas en vue de la redécouverte de son œuvre, qui l’a rendue célèbre aux États-Unis où elle est considérée comme le précurseur de la peinture Western !

Artemisia, d’Alexandra Lapierre, Robert Laffont, 528 pages, 24 euros.« Artemisia. Pouvoir, gloire et passions d’une femme peintre », musée Maillol jusqu’au 15 juillet 2012. Catalogue : Gallimard, 256 pages, 39 euros.Artemisia Gentileschi, d’Alexandra Lapierre, musée Maillol / Hors-série Découvertes, s.p., 8,40 euros.Berthe Morisot, musée Marmottan, jusqu’au 1er juillet 2012.Catalogue : Hazan, 264 pages, 35 euros.Rosa Bonheur, de Gonzague Saint Bris, Robert Laffont, 234 pages, 20 euros.

IILe Mystère Picasso : le film de Clouzot (1955) pourrait

servir de titre à ces lignes, mais aussi à tout ce qu’on peut écrire sur Picasso. L’une des grandes interrogations sur l’artiste est celle de sa relation avec la politique et plus explicitement avec le PCF. Werner Spies y consacre un chapitre dans le volume ; il s’y montre assez malveillant, démontrant que Picasso a été mis sur la touche face au courant du réalisme socialiste représenté par Fougeron et qu’Aragon soutient mordicus. Bien qu’il cite la belle étude d’Aragon, Courbet (1952), il a oublié de la lire puisqu’il n’a pas vu que l’écrivain apprécie le réalisme de Fougeron, mais défend aussi et peut-être avec plus de conviction l’œuvre de Picasso. Quand éclate l’affaire du portrait de Staline paru en première page des Lettres françaises, il veut faire croire qu’Aragon a désavoué l’auteur de Guernica et s’est rangé du côté des partisans du bolchevisme pictural.

Or, c’est tout l’inverse qui se produit – il rompt avec Fouge-ron et tout ce qu’il représente. Spies a voulu un Picasso qui fût communiste sans l’être, comme ça, par hasard. Et d’affirmer

qu’Aragon se serait efforcé de le rendre « conforme à l’esthé-tique communiste » (sic). Comme Daix a souhaité remanier son énorme dictionnaire Picasso, on cherche « PCF ». Rien. On cherche alors « politique », mais on finit par trouver un long article sur Staline ! Et de nous expliquer l’affaire du portrait, en en déformant de nombreux aspects, en concluant : le scandale de 1953 « lui révélait qu’il avait bien réalisé une image de Staline qui englobait tout ce qu’on pouvait savoir de Staline. Y compris ses capacités dans le crime ». En somme, Picasso, qui s’était si peu occupé de politique, aurait dû rester en dehors de tout ça. On ne veut pas d’un Picasso communiste. On accepte qu’il ait reçu des officiers de l’état-major allemand pendant l’Occupation ! Et là, le mystère politique reste entier. On ne cherche qu’à occulter la question en jetant l’opprobre sur Aragon et ses camarades. Drôle de pratique et drôle de façon de pratiquer l’histoire de l’art.

La superbe exposition du grand photographe américain Douglas David Duncan, accompagnée d’un grand nombre d’œuvres apparaissant dans ses clichés pris à la Californie, demeure de l’artiste pendant les années cinquante, est exem-plaire : elle rend hommage autant au photographe qui a su montrer son modèle espiègle, facétieux, toujours changeant, malicieux et pénétrant, qu’à l’artiste qui traverse alors une période heureuse, qui va de l’Homme au mouton aux Faunes et Nymphes aux teintes pastel du musée d’Antibes. C’est émouvant et fascinant car on a sous les yeux la sculpture du Hibou que l’on voit chez lui et immortalisée par l’ob-jectif magique de Duncan. C’est une merveille sur le plan de la connaissance de deux hommes qui ont été si liés par la complicité, sur le développement du travail de Picasso et ce passage de l’intime (la présence de Jacqueline, les jeux avec les enfants, les heures de détente) au théâtre privé de l’atelier.

Picasso / Duncan, Éditions La Piscine, jusqu’au 20 mai 2012. Catalogue : Gallimard, 264 pages, 39 euros.Le Continent Picasso, volume 5 d’Un inventaire du regard, Werner Spies, Gallimard, 390 pages, 139 euros les neuf volumes.Le Nouveau Dictionnaire Picasso, de Pierre Daix, « Bouquins », Robert Laffont, 950 pages, 30 euros.Les Picasso de la Piscine, de B. Gauduchon et A. Massé, 132 pages. La Piscine, 20 euros.

CHRONIQUE DE GÉRARD-GEORGES LEMAIRE

L’exercice du talent : trois femmes + un homme

« De Seurat à Matisse, Henri-Edmond Cross et le néo-impressionnisme », musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis, jusqu’au 10 juin 2012. Catalogue : Hazan, 240 pages, 29 euros.

Rien d’étonnant que de s’intéresser à la couleur et à ses lois – l’ouvrage de Che-vreul sur le contraste simultané sera réé-

dité en 1889 –, quand on se nomme Delacroix (Cross traduira son nom en anglais afin d’éviter toute confusion). Rien d’étonnant encore que l’histoire de l’art ait inscrit l’œuvre du peintre dans le sillage de celle de Monet en lui accordant également le rôle de « passeur chromatique » (avec Signac) auprès de Matisse. Ainsi, c’est tout sauf un hasard que l’exposition de Cross, qui a débuté son périple au musée Marmottan et ses Monet, achève son trajet « chez Matisse », au Ca-teau-Cambrésis. Faisant partie des pionniers du néo-impressionnisme, le peintre ne pouvait pas rêver d’une meilleure consécration. Non pas que cette logique soit sans danger, celui de réduire l’œuvre à une simple somme des influences, danger pratiquement suggéré par le titre « De Seurat à Matisse. » Par chance, la présentation permet de découvrir un artiste singulier, qui trouve son mode d’expression propre.

Cross n’est pas un révolutionnaire. « J’ai une tendance trop grande à m’enfermer dans les limites d’une théorie séduisante. Il faut arriver à en jouer », déclare-t-il. La théorie en question est indiscutablement celle de Seurat – le fonda-

teur du pointillisme dès 1886 –, dont l’impact reste essentiel sur l’œuvre de Cross. De fait, il est frappant qu’à ses débuts le peintre fasse appel à une thématique proche des impressionnistes : des paysages idylliques, situés de préférence sur la côte méditerranéenne (Le Lavandou et Saint-Tropez) qui deviennent pour le spectateur contemporain un nouvel Éden. Cependant, le langage de Cross n’a rien de la spontanéité de ses prédécesseurs ; chez lui, les « pastilles » de couleurs primaires, souvent insérées dans une trame géométrique, forment une composition étudiée, un univers à l’architecture stable.

Toutefois, cette volonté d’harmonie va se transformer lentement. L’artiste va appliquer des touches plus larges, faisant naître la sensa-tion d’une matière en éveil qui, d’un moment à l’autre, peut se transformer en un magma chaotique. (Côte provençale, le four des Maures, 1906-1907). Il faut encore attendre avant que les couleurs crues ne forment des dissonances échappant à la fonction décorative, que les touches ne s’accordent plus aux formes et deviennent des taches informes de plus en plus éloignées les unes des autres, introduisent clairement des ruptures dans la représenta-tion. Il n’en reste pas moins que ce traitement de Cross participe déjà à l’approche heurtée et discontinue que proposeront les fauves. Le tableau que Matisse a offert à celui-ci en 1905 – Tulipes, perroquets – est l’emblème de cette émulation réciproque.

Itzhak Goldberg

H.-E. Cross« Marcel Broodthaers, l’espace de l’écriture », Mambo, Bologne, jusqu’au 6 mai 2012. Catalogue, Instant Book. 28 pages, 5 euros.

L’exposition de l’artiste belge Marcel Broodthaers à Bologne retrace son aventure esthétique avec quelque

50 œuvres qui mettent l’accent sur sa dimen-sion marginale et autoréflexive sous-tendant le développement de sa poétique. Le choix permet d’apprécier les aspects intralinguis-tiques et conceptuels de sa recherche, qui sont une branche spécifique de l’industrie culturelle récente.

Pour rendre le caractère autoréférentiel de la démarche artistique de Broodthaers et « l’identification du langage avec la plasticité et la visibilité des objets », l’exposition a été subdivisée en moments thématiques (la spa-tialisation de la poésie, l’objet et son image, le musée d’art moderne, le « décor »). Chacun d’entre eux traduit la spécificité créative de ce grand artiste mort en 1976.

Le visiteur comprend bien son rapport pri-vilégié avec la poésie de Mallarmé : c’est Un coup de dés jamais n’abolira le hasard revisité par le biais des paradoxes tautologiques et syntaxiques de René Magritte. Cela se traduit par la transformation des vers du grand poète en rectangles noirs afin de remplir la surface de la page de signes picturaux (Image, 1969).

Ensuite, il a imaginé un musée d’art mo-derne à son domicile. Il a reconstitué des installations célèbres, comme la Salle blanche présentée lors de sa dernière exposition au Centre Pompidou, en 1975, l’Angélus de Dau-mier et Un jardin d’hiver (1974), réalisés pour l’exposition « Éloge du sujet », où les don-nées théoriques se proposent comme passage métonymique du contenant au contenu pour devenir une œuvre au sens plein.

Ces scansions du parcours permettent de saisir la nature de son approche de la défini-tion de l’œuvre. Broodthaers ne s’intéresse pas tant au développement du signe comme facteur déterminant le sens (on pense aux recherches spécifiques de Kosuth, Weiner, Siegelaub…), mais plutôt à sa coexistence avec l’objet, dans l’esprit du philosophe et sémanticien anticartésien Charles Sanders Pierce, pour mieux le « représenter ».

Ces installations sont une enquête cri-tique sur l’idée du musée destinée à établir le sens de la réception sociale et cognitive de l’œuvre. L’exposition fait apparaître le glisse-ment que Broodthaers a pu faire à partir du ready made : là où Duchamp s’est intéressé à sa valeur sémantique et ontologique, lui a recherché la dimension pragmatique de la construction de l’œuvre. Il a ainsi anticipé la fusion « multimédiatique » dont abuse sa descendance contemporaine « post-néo-conceptuelle ».

GianCarlo Pagliasso

Marcel Broodthaers

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . X

ARTS / MUSIQUE

À quand la TVA musicale ou une carte de rationnement, par exemple, pour les opéras incomplets ? La grande

Katia Kabanova de Leos Janacek a perdu son merveilleux orchestre, au profit d’une transcription pour piano. Jusqu’où cela ira-t-il ? Même si l’on se doute que Leos Ja-nacek disposait d’une partition piano/voix. L’orchestration du Morave est si riche, si originale, qu’on enrage même si les voix aux Bouffes du Nord sont belles et même si la mise en scène d’André Engel, avec la scéno-graphie de Nicky Rieti et les lumières, ici très importantes, d’André Diot, demeure celle d’un magicien, depuis les théâtrales Scènes de la forêt viennoise, de Horvath. Un scal-pel qui fouille les relations multiples entre les êtres dans le huis clos de ce drame de famille, comme il en existe tant, dominé par l’épouvantable Kabanicha, Elena Cabouri, prototype des belles-mères de XIXe siècle, que ce soit par son cantabile comme par son jeu, parfois un brin caricatural. Nombre de chanteurs de cette production ont travaillé en France (avec Irène Kudela, une spécialiste), mais heureusement ils chantent dans la lan-gue de Janacek, qui remplace quelque peu l’orchestre. Avec Paul Gaugler dans le rôle de Boris, amant francophone et faible, comme beaucoup de mâles chez ce compositeur. La fragilité, parfois égarée, de la canadienne Kel-ly Hodson (Katia) indique le caractère frêle et malheureux des jeunes femmes dominées par la parentèle et la hantise du péché. On

se doute que les animateurs des Bouffes du Nord se sont résolus à la pénurie d’orchestre, faute de budget.

La Russie est une CerisaieLa Cerisaie a déjà été vendue : l’opéra

commence par la fin de la pièce.Désargentée, Liouba n’avait pas d’autre

solution. De retour de Paris où elle a quitté

son amant (le mari est mort et le garçon chéri s’est noyé), l’on fête la nouvelle vie qui s’an-nonce ; chez Tchekhov tout le monde croit toujours au renouveau ! Les êtres radotent sans cesse sur ce sujet. Mais Liouba a tenu à célébrer cette fin/début et c’est ainsi que nous pénétrons en plein bal qu’anime un petit orchestre tandis que, dans la fosse, on entend l’orchestration de Philippe Fénelon,

dont c’est le sixième opéra. Un artiste féru du monde slave depuis sa jeunesse, qui fait chanter ses personnages et son orchestre par de bons interprètes.

Une vraie foule, des plus humbles ser-viteurs aux plus fortunés, souvent d’allure extravagante. Georges Lavaudant, le met-teur en scène, anime tout ce petit monde qui part, revient, dialogue, monologue, est en perpétuelle agitation. La Cerisaie appartient désormais à Lopakine, le fils de moujik ; les propriétaires ont muté. On chante en russe, où se mêlent des extraits de chansons po-pulaires et des effluves lointains des grands compositeurs russes, en tête desquels Philippe Fénelon place Tchaïkovski et Moussorgski.

N’ayant pas suivi régulièrement l’évolu-tion du discours du musicien, j’ai été frappé par la fermeté de son écriture, de ses chœurs de femmes, de sa passion pour les chanteurs, particulièrement au second et dernier acte où la réalité n’est pas aisée à saisir et où les héros font leurs confidences. Elena Keles-sidi en Liouba, Anna Krainikova en Varia et surtout Ksenia Vyaznikoya (mezzo soprano) qui chante le rôle masculin du vieux Firs, toujours fidèle et abandonné, sont remar-quables. L’œuvre n’est jamais aussi discrète et aussi forte que soutenue par l’orchestre de l’Opéra sous la direction (pour nous nouvelle) de Tito Ceccherini. On sort bouleversé de ce cache-cache des amours et des désespoirs secrets d’une fin qui n’en finit pas.

Claude Glayman

De Leos Janacek à Philippe Fénelon

CHRONIQUE PHOTOGRAPHIQUE DE FRANCK DELORIEUX

Paradoxe de José Maria SertLe musée du Petit Palais, à Paris, propose une rétros-

pective de l’œuvre de José Maria Sert. Œuvre ? La question se pose. Nous hésiterons beaucoup à qualifier

Sert de peintre. Nous lui accorderons tout au plus qu’il fut un décorateur. Malgré un sens assez fou de la démesure ou peut-être à cause de cela, son pinceau est lourd et rétrograde. Inutile de le comparer aux artistes de son temps, il ne tient pas une seule seconde. On ne suivra pas Claudel lorsqu’il écrivit dans le Figaro du 14 décembre 1945 : « José Maria Sert est mort ! José Maria Sert est mort ! Nouvelle déchirante ! Je perds le plus cher et le plus précieux de mes amis, et l’art perd le dernier représentant de la grande peinture. » Le catholi-cisme crée parfois des complicités douteuses, en art comme en politique. Cependant, Sert est bien l’auteur d’une œuvre, magnifique, passionnante, inventive, moderne. Elle n’est pas là où lui-même voulu la placer : il s’agit de sa photographie.

José Maria Sert est né le 21 décembre 1874 à Barcelone. Après des études chez les Jésuites, il adhère au cercle artis-tique Saint-Luc, où il fréquente notamment Gaudi, avant de s’installer à Paris. Il collabore au pavillon de l’Art nouveau de l’Exposition universelle de 1900. En 1907, il expose ses projets pour la cathédrale de Vich, travail qui ne le quittera pas de toute sa vie puisqu’il réalisa trois décors pour l’édifice. Il rencontre Maurice Denis, Forain, Jacques-Émile Blanche, Boldini et Proust. Au cours d’un voyage en Italie, il étudie la peinture vénitienne et Michel-Ange. Sa rencontre avec Misia Godebska, égérie des milieux artistiques qu’il épousera en 1920, lui ouvre de nouvelles portes mondaines, comme celle de Diaghilev, pour qui il peint le décor de la Légende de Jo-seph, ou Coco Chanel, dont il décore l’appartement. Parmi ses réalisations, on compte des illustrations pour Gide ou Claudel, des décors privés pour quelques millionnaires ou le hall du Waldorf Astoria mais aussi des commandes publiques telles que l’escalier d’honneur de l’hôtel de ville de Barcelone, le vestibule du Rockefeller Center, des cartons de tapisserie

pour les Gobelins, le couvent San Telmo de Saint-Sébastien, la salle du conseil de la Société des Nations à Genève… En 1937, à l’Exposition universelle de Paris, il travaille pour le Pavillon Pontifical sur le thème des « martyrs espagnols », ce qui contribuera à donner de lui l’image d’un franquiste. Durant l’Occupation, il continuera son travail sans prendre parti tout en intervenant pour demander la libération de Max Jacob. Il meurt le 27 novembre 1945 à Barcelone.

Sert avait demandé qu’après sa mort toutes ses esquisses et toutes ses photographies, dont nul n’avait entendu parler, soient détruites. Elles resteront en sommeil jusqu’à leur découverte par la galeriste Michèle Chomette, qui propose aujourd’hui une exposition d’un choix d’œuvres représentant des man-nequins ou des santons. Sert ne se savait pas photographe. Il utilisa ce procédé comme travail préparatoire pour ses toiles (contrairement à ce que d’aucuns pensent, Sert ne réalisa ja-mais de fresques mais bien des toiles qui étaient appliquées sur les murs à décorer). Il commença à se servir d’un appareil photographique pour se constituer un réservoir de motifs lors de ses nombreux voyages à travers le monde. Dans son atelier, il prenait des nus, essentiellement masculins, dans des poses souvent académiques et parfois plus originales. Une série montre un bébé dans toutes les positions imaginables. On trouve encore des natures mortes : aile d’oiseau ou coquillages dont il étudiait les détails, les modelés, les jeux de lumière.

Le travail photographique le plus intéressant se trouve dans les compositions qu’il prépare pour ses toiles. À l’aide de mannequins pour dessinateur ou de santons napolitains articulés pour lesquels il coud des costumes ou ajoute les ailes des anges, Sert compose les scènes qu’il peindra ensuite. Il réalise de véritables échafaudages de planches, de briques et de livres dont l’apparente précarité, qui nous fait nous demander comment cela tient, renforce l’impact des images qui en sont tirées. Ici, contrairement à sa peinture, par la pauvreté et la simplicité des matériaux, le monumental ne se confond pas

avec le gigantesque. Nous sommes face à un théâtre dont l’humain, s’il est évoqué et non pas représenté, constitue le centre. Comme l’écrit Michèle Chomette : « Le tour de force magistral de Sert est incontestablement d’avoir su, dans ses photographies, exacerber l’expression du mouvement et de l’action ; la vie qu’il insuffle à des figures inertes par l’ardeur de ses mises en scène n’a d’égal que le punch avec lequel il les photographie. » Sert photographe est un metteur en scène qui fascine. Les positions des personnages, leurs habillages, les échafaudages répondent à la qualité du cadrage et des contrastes. Les rehauts d’encre, de crayon ou d’aquarelle, les quadrillages qui devaient servir à reproduire la composition sur la toile comme les gros points blancs des punaises qui avaient servi à fixer le papier dans le bac révélateur renforcent l’impact esthétique et énigmatique de ces images.

La phrase de Michèle Chomette que nous avons citée pré-cédemment est extraite d’un texte intitulé « Sert photographe ou l’artificier piégé » (1) : il fut effectivement « piégé » par cet art. Citons encore cette étude qui situe parfaitement les enjeux esthétiques de l’art involontaire de Sert : « Rien à voir (…) avec la pratique de la photographie comme canevas de la peinture, car aucun canevas n’a d’existence propre ; or les photographies de Sert, même en l’absence de toute poursuite picturale, sont une évidence créative. Il s’agit vraiment de deux productions authentiques, parallèles et osmotiques, mais distinctes, et ce, même si l’une fut la mère nourricière de l’autre, et fut, comme ces nourrices venues du peuple, reléguée dans les communs et étouffée ainsi qu’un secret de famille ; c’est-à-dire, en l’occurrence, ne franchit jamais les limites de l’atelier et ne fût dévoilée ni par Sert lui-même ni par ses assistants. »

(1) José Maria Sert, études photographiques 1905-1945. Éditions galerie Michèle Chomette, 1988.Galerie Michèle Chomette, 24, rue Beaubourg, 75003 Paris.

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Jose Maria Sert, étude pour « les Triomphes de l’humanité ». New York 1937.

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . X I

CINÉMA

Cinq oscars, du jamais-vu pour un film français. « Une ode à la France », écrit le journal le Monde en extase. Ça m’a impressionnée, je suis allée voir.

Ça se passe entre 1927 et 1932. Le scénario n’est pas for-midablement original : la décadence d’un acteur célèbre du temps du muet, l’ascension fulgurante d’une petite débutante à l’avènement du parlant, le sauvetage du premier par l’amour de la seconde, etc. J’avais le sentiment d’avoir vu ça cent fois, en mieux. C’est supposé se passer dans le monde du cinéma et des studios, dont la rude réalité est soigneusement lissée.

1927, première à Hollywood. Le grand acteur du muet, au sommet de sa gloire, joue le rôle d’un héroïque Américain torturé par les immondes services secrets soviétiques. À la fin, sauvé par son génial chien, il s’écrie avec un sourire éclatant : « Vive la Géorgie libre ! » Musique de fin. C’est la séquence qui ouvre le film, très guerre froide, vingt ans avant. En clair, ça s’appelle servir la soupe à l’anticommunisme américain.

Tous les personnages sont très gentils (et quand ils ne sont pas gentils, c’est qu’ils souffrent), même le producteur, un dur, qui dit : « le public veut de la chair fraîche » (c’est la stricte vérité) et se laisse attendrir par la petite débutante devenue une star. L’intrigue est ultrasentimentale et tout le monde baigne dans la bonté la plus pure, d’ailleurs, ça finit bien. C’est normal, on est en Amérique, le

pays où l’homme est fondamentalement honnête, où les laveurs de carreaux réussissent et où tout le monde peut être heureux, c’est-à-dire riche et célèbre. Les acteurs font leur possible, Jean Dujardin pour ressembler à Douglas Fairbanks et à Gene Kelly, Bérénice Béjo à Judy Garland, mais à part rire ou pleurer et quelques numéros de tap-dance, ils n’ont pas grand-chose à faire parce que leurs personnages sont des caricatures sans profondeur, ni complexité. Tous les autres acteurs sont américains, y compris le chien, un jack russel épatant – je ne comprends pas qu’il n’ait pas eu d’oscar.

Même sans parler du contenu, le film a été tourné entièrement à Los Angeles et à Hollywood, les intertitres, le générique et les mots qu’on peut lire sur les lèvres des acteurs sont en anglais. Je ne voudrais pas qu’on m’accuse de protectionnisme (quoique…), mais si je me fie à l’interminable générique, il est clair qu’il s’agit d’un film américain, parce que les Français, là-dedans, sont vraiment l’exception : le réalisateur, deux acteurs, le compositeur, la monteuse et les producteurs – mais la production exécutive et la distribution en France sont aux mains de la Warner Bros, et le distributeur mondial est Harvey Weinstein, un ancien de Miramax, le plus redoutable lobbyiste d’Hollywood. Tout cela fait que je ne suis pas d’accord avec le Monde : pour moi, The Artist est une ode à l’Amérique, un film américain avec une trace de french touch pour le glamour.

La grande originalité tient à ce que c’est un film muet. C’est avec des idées comme ça qu’on fait un succès planétaire. La production prétend que c’est un hommage à Charlie Chaplin, j’ai du mal à le croire parce que les Lumières de la ville et les Temps modernes sont des chefs-d’œuvre d’invention cinéma-tographique, de poésie et de critique sociale alors qu’ici, rien de tout ça, je vous l’ai expliqué. Les films de Chaplin sont des films d’art, des films qui bouleversent notre perception du monde. The Artist est un film de divertissement basé sur des clichés, un produit typique de l’industrie culturelle. Pour comprendre exactement les contenus, le fonctionnement tentaculaire et la puissance des industries culturelles dans le marché global, et par la même occasion le phénomène de The Artist, je vous conseille vivement de lire Mainstream, de Frédéric Martel (Flammarion, 2010). Vous n’êtes pas obligé de partager son enthousiasme pour les majors, ni ses conclusions, mais son enquête est des plus utiles.

Allez, je vous quitte, je vais être en retard à la Cinéma-thèque, où l’on projette Sunset Boulevard, de Billy Wilder, avec Gloria Swanson, William Holden et Erich von Stroheim. C’est exactement le même sujet. Mais une autre paire de manches.

Marie-Noël Rio

Cinq oscars pour The Artist : l’Amérique récompense ses valets

Le film pulvérise le box-office : après une flopée de récompenses américaines (trois golden globes, quatre spirit awards), britanniques (sept baftas), françaises (six césars), espagnole (un goya),

le couronnement a eu lieu à Los Angeles, la Mecque du cinéma.

L’Enfant d’en haut, d’Ursula Meier, avec Léa Seydoux et Kacey Mottet Klein, sortie le 18 avril.

Quand on a douze ans, que l’on vit seul avec une grande sœur paumée dans un deux-pièces au milieu de nulle part,

entre la nationale, les pylônes et les terrains vagues, forcément, on est tenté de vouloir sortir du cadre. Comme Simon. Le cadre ici possède une singularité : c’est une station de ski. Pendant les vacances d’hiver, Simon prend la télécabine pour quitter la plaine et rejoindre les sommets enneigés. Tandis que les touristes s’amusent et dépensent leur argent, il va passer sa journée à repérer et voler skis, blousons, casques et gants qu’il pourra revendre un bon prix. Avec le butin, il comblera les fins de mois que sa sœur, Louise, peine à assumer, passant d’un petit boulot à un autre – comme elle passe d’un homme à un autre.

L’Enfant d’en haut, réalisé par Ursula Meier, aurait pu être une chronique sociale parmi d’autres, sur ces familles déconstruites, ces invisibles qui se bricolent des vies affec-tives précaires et survivent avec les moyens du bord dans des zones anonymes, mi-rurales, mi-urbaines. Assez vite, à la manière de ces télésièges qui vous arrachent un coup de rein et vous embarquent pour une destination dont on ne sait pas toujours comment on reviendra, le film nous entraîne ailleurs, au-delà, dans des contrées rares, à la beauté sauvage.

D’abord, il y a le lieu, le cadre. De moins en moins de cinéastes se posent cette question, simple, essentielle : où filmer, où d’autres ne sont pas déjà passés cent fois avant ? Ursula Meier a choisi ce site à l’identité floue, incer-taine... une station de ski. Son point de vue n’est pas celui, habituel dans les films « de neige », du touriste qui vient admirer le pay-sage ou s’éclater en vacances. Ursula Meier restitue l’étrange climat d’une vie sociale qui s’organise et s’intensifie pendant quelques jours, quelques semaines, avant le grand silence

hors saison qui tombe aussi subitement qu’une fonte des neiges.

On voit le travail des cuisiniers, des person-nels d’entretien. Elle nous montre les coulisses, les entrailles de ces lieux où tournent d’énormes machineries.

À la suite de Simon, on franchit les portes dé-robées par lesquelles il se glisse pour commettre ses vols, on plonge dans des sous-sols bétonnés où il planque ses butins et croise les saisonniers avec qui il fait affaire, solides gaillards auxquels il tient tête avec aplomb, lui, l’à peine adolescent à la carcasse de poulet. Cette station de ski, on la voit aussi avec l’œil de Simon, qui s’y déplace

un peu comme le maître du domaine, pouvant intervenir n’importe où pour déposséder les touristes, pour retrouver des skis cachés sous la neige, pour commander aux autres enfants du bas qui le respectent et l’admirent comme un chef de bande. Seul et épuisé, dans la téléca-bine qui le ramène chez lui le soir, il embrasse les pistes et la montagne d’un regard assuré, dominateur – et redevient enfant quand il jette des bouts de sandwich sur les skieurs.

Chez lui aussi, il est le maître des opérations. Toujours présent et ponctuel, quand Louise s’éclipse et s’absente. Il fait la lessive, le repas, et trouve l’argent du foyer. L’autre contrée, ma-

gnifique et sauvage, que la réalisatrice nous fait explorer, c’est la relation entre ces deux-là, dont on comprend petit à petit qu’elle a sa part de secrets, révélés suffisamment tard dans le film pour maintenir tension et mystère.

La beauté de ce couple, dont on ne sait qui est l’enfant et qui est l’adulte, se lit sur leurs visages. Ils dégagent une extrême douceur, juvénile, où rayonne une peau de lait, soulignée par un jeu de lumière très travaillé : ensemble, ils sont sou-vent filmés le soir ou la nuit, dans des lumières fatiguées, déclinantes. Ces mêmes visages, ces mêmes corps, fragiles (tous deux peuvent être la proie d’hommes violents, les uns pour punir le voleur, les autres pour jeter une fille perdue), expriment parfois une grande dureté.

Léa Seydoux et Kacey Mottet Klein for-ment un couple de comédiens fascinant. Non seulement ils donnent à leur personnage une vérité sans faille, jouant sur des registres très divers (ruse, naïveté, puissance, fragilité, tra-hison, complicité, autorité...) avec une justesse remarquable, mais ils donnent à ce lien entre eux, étrange, mystérieux, animal, une densité et une subtilité peu communes. Les acteurs ont coutume de dire qu’il est difficile de jouer avec un enfant, qui a tendance à occuper l’espace et à capter naturellement l’attention du spectateur, or il y a ici une égalité et un échange permanent entre les deux comédiens, qui portent le film à eux seuls. La performance de l’un fait rayonner l’autre, et réciproquement. Avec une mention spéciale pour Léa Seydoux dont l’énergie, la précision et la densité du jeu la hissent à un sommet de perfection.

Les contrastes de paysage et de lumière qui accompagnent ces deux vies chaotiques (la per-manence d’une plaine terne et sombre d’un côté, l’éclatante beauté passagère des sommets enneigés de l’autre), la cohérence du scénario et le choix de la sublime guitare rock de John Parish (producteur et musicien de PJ Harvey), crissante et langoureuse, achèvent d’en faire un film passionnant.

Luc Chatel

Contrées sauvages

L’Enfant d’en haut, d’Ursula Meier.

DR

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2 0 1 2 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 5 A V R I L 2 0 1 2 ) . X I I

THÉÂTRE

On ne pourra pas reprocher à Emmanuel Demarcy-Mota de ne pas jouer cartes sur table. L’affiche de sa mise en scène de Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac

représente en gros plan une partie d’un visage d’enfant éclaboussé de sang rouge vif. Le sien ou celui de ceux qu’il s’évertue à tuer, ou les deux à la fois, peu importe. C’est ainsi affirmer d’emblée que l’accent sera mis sur la cruauté ; rappelons que le spectacle fut créé en 1928 par un certain Antonin Artaud qui fourbissait ses armes avant d’en venir directement à son théâtre de la cruauté, mais n’oublions surtout pas non plus qu’au moment de l’écriture de sa pièce, en 1927, Vitrac sortait un recueil de poésie au titre révélateur de Cruautés de la nuit. La mise en scène d’Emma-nuel Demarcy-Mota choisit délibérément de travailler sur ces « cruautés de la nuit », et il faut lui savoir gré d’avoir choisi une option catégorique pour rendre compte de cette pièce de Vitrac, auteur qui demeure, qu’on le veuille ou non, encore relativement peu connu, alors que Victor, son chef-d’œuvre que l’on croit connaître parce que souvent joué ces dernières décennies, n’est pas forcément perçu de la meilleure manière qui soit, et est donc plutôt « mal » connu. Mal connu parce que considéré comme une pièce bourgeoise pour ne pas dire boulevardière, même si elle s’amuse à en pervertir ou à en détruire les codes, ce qui fit dire au critique Bernard Dort, au moment de la reprise par Jean Anouilh en 1962, que « faire de l’anti-boulevard, c’est encore faire du boulevard »…

Emmanuel Demarcy-Mota adopte une attitude radicale, jette aux orties toute référence au boulevard, et ce faisant creuse le sillon de sa propre trajectoire qui est passée par Pirandello, Horvath et Ionesco saisis dans le creuset d’une Europe du siècle dernier en pleine déréliction. Cruautés de la nuit, nous y sommes bien, en leur cœur même. Ce faisant, Demarcy-Mota renoue aussi avec le surréalisme même, et c’est bien là une des grandes vertus de son spectacle dans lequel le scénographe-éclairagiste Yves Collet marche du même pas que lui, ouvrant la traditionnelle boîte du salon (et de la chambre) bourgeois, ouvrant sur la nature (les feuilles mortes – déjà – jonchant le sol aux alentours d’un bassin

dans lequel les protagonistes barboteront parfois, notamment la petite Esther, double dérisoire de l’Ophélie de Hamlet dont le drame se rejoue des siècles plus tard, en cette journée du 12 sep-tembre 1909), projetant les ombres démesurément agrandies des protagonistes du « drame » sur les parois blanches qui encadrent le plateau… Oui, la cruauté considérée sinon comme un des beaux-arts, mais comme une technique surréaliste pour atteindre les profondeurs et les replis cachés de l’âme humaine dans ce qu’ils ont de plus secret, tout comme l’humour (noir ?), pas celui du rire gras du boulevard, mais celui grinçant et froid comme une lame de rasoir seul capable de bloquer le rire au fond de la gorge jusqu’à l’étouffement. Question de nature, bien évidemment. Vitrac ne préparait-il pas, au moment de Cruautés de la nuit, un ouvrage (qui ne vit jamais le jour) intitulé les Ténèbres du rire ? Voilà qui nous renvoie à la nuit, celle de tous les fantasmes, mais aussi celle de toutes les turpitudes, nous y baignerons durant toute la représentation. Décor posé, Demarcy-Mota va s’ingénier à mettre à bas, un à un, de manière impitoyable, tous les éléments

de cette société en pleine décomposition, sur laquelle la mort rôde depuis longtemps. En ce sens, Victor est une sorte d’ange de la mort qui va lui-même mourir… de la Mort, comme il le souffle au moment crucial. Il aura toutefois eu le temps, durant toute la première partie de la pièce, de jouer le rôle d’ange exterminateur ! Ce n’est certainement pas un hasard s’il consent à s’asseoir sur les genoux d’Ida Mortemart, la bien nommée, alors que la pe-tite Esther s’enfuit, épouvantée par le personnage et son odeur pestilentielle… En 1926, juste avant ses Cruautés de la nuit et Victor ou les enfants au pouvoir, Vitrac livrait au public sa belle Connaissance de la mort ; il y a là une sorte de trilogie non formulée mais bien réelle. La mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota se situe à juste titre dans sa logique. Victor reprend et ramasse les expériences précédentes pour devenir une mécanique d’une extrême précision dont le programme est l’anéantissement total de l’univers bourgeois dans lequel baigne tout ce beau monde. Il y a là comme une mathématique de la destruction que rend à la perfection, et avec une précision à faire froid dans le dos, le jeu du « petit » Victor, extraordinaire Thomas Durand qui fut, avec Emmanuel Demarcy-Mota, le Casimir de Casimir et Caroline de Horvath et qui, en début de saison, incarna le Baladin du monde occidental de Synge dirigé par Élisabeth Chailloux ; une autre tri-logie aboutissant à ce bouquet final. Il est vrai qu’entouré comme il l’est, avec, entre autres Anne Kaempf, le petite Esther, Elodie Bouchez, Valérie Dashwood ou Serge Maggiani, il ne pouvait que mener à bien son entreprise d’anéantissement-assainissement si intelligemment mise au point le jour de ses neuf ans.

Emmanuel Demarcy-Mota renouvelle totalement notre vision de Victor ou les enfants au pouvoir ; avec sa mise en scène les dents des spectateurs grincent à nouveau. On ne peut que s’en réjouir. C’est l’esprit même de la pièce.

Jean-Pierre Han

Victor ou les enfants au pouvoir, de Roger Vitrac. Mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota. Théâtre de la Ville à Paris. Jusqu’au 24 mars, puis tournée jusqu’en mai 2012. Tél. : 01 42 74 22 77.

De la cruauté considérée comme un des beaux-arts

Les Lettres françaises, foliotées de I à XII dans l’Humanité du 5 avril 2012. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Louis Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François Eychart.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), Rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : SGP.

164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi de chaque mois. Le prochain numéro paraîtra le 3 mai 2012.

De Tchekhov, Alain Françon a pratique-ment monté toutes les grandes pièces quitte même, comme avec la Cerisaie,

à s’y reprendre à plusieurs reprises. Toujours avec bonheur. Pour peu que, spectateurs, vous l’ayez accompagné, qu’attendre de sa part d’une nouvelle mise en scène de l’auteur russe ? Qu’attendre d’ Oncle Vania qui se donne au Théâtre des Amandiers de Nanterre ? En attend-on d’ailleurs quelque chose de spécia-lement nouveau ou espérons-nous simplement retrouver un véritable plaisir de spectateur ? Car enfin, si chaque pièce de Tchekhov pos-sède sa propre originalité, il n’en reste pas moins que toutes développent peu ou prou les mêmes thématiques, les mêmes motifs, présentent les mêmes personnages à quelques variantes près : écrivains, intellectuels, artistes, médecins, oisifs, pique-assiettes, nounous, domestiques… une humanité entière saisie dans une univers qui vit ses dernières heures avant de connaître une profonde mutation. Nous sommes, comme les personnages, pris entre la nostalgie du vieux monde, le refus

d’envisager le nouveau tout en ne cessant d’y penser… Avec l’effroyable sentiment d’avoir gâché sa vie, avec le temps qui passe. Irrémé-diablement. « Parler et lire, nous n’arrêtons pas depuis cinquante ans. Il serait temps d’en finir » constate le protagoniste principal de la pièce. Les personnages n’en finissent justement jamais. Les pièces de Tchekhov, et Oncle Va-nia ne fait pas exception, sont des pièces sur le temps, ce temps que l’on ne parvient pas à saisir, que l’on perd ; on a beau vouloir y mettre un terme, c’est toujours le retour au même qui intervient. Dans Oncle Vania, Ivan Petrovitch Voïtnitzki, l’ « oncle », et sa nièce, Sonia, se remettront à travailler, « pour les autres », comme si rien ne s’était passé. Des subtils enchevêtrements des petites affaires de la vie sont mis au jour sur le plateau ; il n’est après tout question que de simples « scènes de la vie de campagne » comme le précise le sous-titre de la pièce. Extrême « modestie » de l’auteur à laquelle répond le travail tout en finesse d’Alain Françon, plus que jamais à son aise dans l’agencement des

tableaux, dans la manière de faire vivre tous les personnages dans une parfaite homogé-néité, savante choralité dont il a le secret ; sa direction d’acteurs parvient à mêler la fermeté à la souplesse. Aux acteurs d’en ti-rer le meilleur bénéfice. Ce que ne manque pas de faire le duo formé par Gilles Privat (Oncle Vania) et Éric Caruso, le médecin écolo (Astrov) autour duquel évolue une distribution comme à chaque fois proche de la perfection avec André Marcon ou encore Barbara Tobola (Sonia), Catherine Ferran ou Laurence Montandon. L’admirable langue de Tchekhov, retranscrite par Françoise Morvan et André Markowicz qui lui restituent rythme et nerf, les transcende véritablement. Et que dire de ce sublime deuxième acte nocturne (les éclairages sont bien évidemment signés Joël Hourbeigt, un collaborateur de longue date d’Alain Françon, tout comme le scénographe Jacques Gabel), qui donne pour ainsi dire la tonalité générale de la pièce ?…

C’est bien là la réussite d’Alain Françon : être dans l’absolue continuité de son travail

sur l’auteur russe tout en en renouvelant à chaque fois la vision. Ce qui est tout simple-ment le propre de l’art théâtral.

J.-P. H.

Oncle Vania, de Tchekhov. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre des Amandiers de Nanterre. Jusqu’au 14 avril à 20 h 30. Tél. : 01 46 14 70 00.

Françon entre continuité et renouvellement

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