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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 4 septembre 2014. Nouvelle série n°118 www.les-lettres-francaises.fr Pierre Bourgeade Par Jean Ristat DR Julien Blaine, par Amina Damerdji éric Vuillard, par Victor Blanc Bilan du Festival d’Avignon par Jean-Pierre Han Autoportrait, par Pierre Bourgeade, 1995.

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Page 1: Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les ... · II . Les Lettres françaises. septembre 2014 (suppLément à L’Humanité du 4 septemb re 2014) Lettres Pierre Bourgeade

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 . N o u v e l l e s é r i e n ° 1 1 8www.les-lettres-francaises.fr

Pierre BourgeadePar Jean Ristat

DR

Julien Blaine, par Amina Damerdjiéric Vuillard, par Victor Blanc

Bilan du Festival d’Avignon par Jean-Pierre Han

Autoportrait, par Pierre Bourgeade, 1995.

Page 2: Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les ... · II . Les Lettres françaises. septembre 2014 (suppLément à L’Humanité du 4 septemb re 2014) Lettres Pierre Bourgeade

I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e mb r e 2 0 1 4 )

Lettres

Pierre Bourgeade est un grand écrivain. Nous sommes quelques-uns à le penser, à l’écrire, à le dire. De plus en plus nombreux, je le crois, je l’espère. sa mort, en 2009,

n’a pas fait la une de nos quotidiens, et certains individus — je ne peux les qualifier de « critiques littéraires » (drôle d’expres-sion !) — auraient mieux fait de se taire plutôt que de le traiter de graphomane. Oseraient-ils appeler Proust un « pisse-copie » ?

Ce n’est pas impossible… Les Lettres françaises ont rendu compte régulièrement de la publication de ses livres, en particulier d’Éloge des fétichistes en 2009, et lui ont rendu hommage en lui consacrant la une de l’un de ses numéros. L’édition d’un inédit ne pouvait — à tout le moins — qu’exciter notre curiosité. Dès réception de l’ouvrage, Venezia donc, j’ai suspendu toute activité pour le lire. Je dois avouer que sa lecture m’a, un long temps, littéralement coupé le souffle. Il m’a fallu quelques heures pour retrouver un peu de calme. Aucun livre ne m’a bouleversé à ce degré d’intensité proche du malaise, pas même dans mon adolescence certains romans de Georges Bataille, pas même évidemment Sade… Livre majeur, fascinant, douloureux, sarcastique, violent, comment rendre compte de Venezia ?

Dans leur excellente préface, « Bourgeade, maestro », les éditeurs, « prosélytes que nous sommes », font remarquer que sur dix lecteurs interrogés, les réactions vont du rejet violent (une fois sur dix) ou du rejet embarrassé (deux fois sur dix) au coup de foudre pour la plupart d’entre eux. Il m’a semblé, puisque Tristram, en même temps que Venezia, re-publiait dans sa petite collection « Souple » un autre roman de Bourgeade, Ramatuelle (2007), qu’il fallait d’abord parler de ce dernier. Pourquoi ? Peut-être pour préparer le lecteur à la lecture de Venezia…

L’intrigue de Ramatuelle est relativement simple. Elle se noue, se développe et se clôt en sept jours, du dimanche 24 juin au samedi 30 juin-dimanche 1er juillet. Sept jours de la vie d’une jeune femme, Françoise d’Elbée, trente-cinq ans. Elle fait partie de la bourgeoisie parisienne : un père médecin, un mari banquier, deux enfants, une fille et un garçon. Elle habite à côté du parc Monceau. Le roman est constitué du journal qu’elle a écrit, la dernière nuit, pour raconter la semaine pendant laquelle sa vie a basculé, c’est-à-dire, pour reprendre une définition du dictionnaire, est passée brusquement d’un état à un autre de façon irréversible.

Beau mariage donc. Voyage à Venise, au fameux Hôtel des Bains. Elle ne connaît rien des rapports sexuels jusqu’à cette nuit de noces qui ne semble lui avoir laissé aucun souvenir particulier. « Pendant une dizaine d’années, mon mari a dormi plus ou moins régulièrement avec moi, puis il a cessé de me toucher, et je crois que j’ai préféré ça. » La « vie » fa-miliale est terne et étouffante. Il y a les dîners, le seul repas en commun, où le maître d’hôtel, André, « glisse comme une ombre derrière nous, retirant nos assiettes de ses mains gan-tées, plaçant les suivantes ». On ne s’aperçoit de rien. Le mari, Charles, ne cesse de parler. Elle a compris très vite qu’il ne fallait pas le contredire. Naturellement, les enfants n’ont qu’une hâte, celle d’aller dans leur chambre… Ils sont bien élevés et rongent leur frein en silence. Ensuite, les adultes passent au salon. Monsieur boit du café et fume le cigare, madame ne prend qu’un décaféiné. Dans la chambre « laquée de blanc comme tout le reste de l’appartement », ils ont chacun leur lit. Charles, avant de s’endormir, lit un journal financier et Françoise, un roman…

« Il faut situer les personnages, les lieux, dire les choses comme elles sont arrivées. » Ce que Pierre Bourgeade fait avec sobriété, concision, froideur : son héroïne ne s’épanche pas, elle semble dénuée de sentiment. Elle ne donne signe de vie, si l’on peut dire, que lorsqu’elle avoue aimer conduire — et vite — son Austin pour passer une semaine à Ramatuelle dans la propriété que ses parents lui ont léguée. Une semaine de solitude avant l’arrivée du mari et des enfants… « C’est l’unique occasion où je voyage seule et c’est quelque chose que j’aime. Je passe le péage, le soleil apparaît, le ciel est rouge. J’aime beaucoup cette maison de Ramatuelle. »

Le récit de la deuxième journée montre comment la vie de Françoise bascule. J’emploie de nouveau le verbe basculer, non sans raison. Sur la route des Maures, à une centaine de kilomètres de Ramatuelle, elle s’arrête pour laisser reposer le moteur de sa voiture. « Je prends un plaid sur le siège arrière,

je l’étends du côté de la route, sous les pins, là où les taillis sont le plus épais, j’enlève mes chaussures, je m’allonge, et à peine allongée, épuisée, je m’endors. »

Réveillée par des cris, elle assiste à une scène de violence inouïe : deux jeunes gens s’emparent d’une femme dans sa voiture « arrêtée à l’extrême droite de la route, presque inclinée au-dessus du ravin ». Ils la frappent, la violent, la rejettent dans la Clio, « ils basculent la voiture dans le ravin, explosion ». Pourquoi, lorsque la police arrive, ne dénonce-t-elle pas les jeunes gens ? Pourquoi invente-t-elle une thèse selon laquelle elle était là avant l’accident ? La Clio a manqué son virage, les jeunes gens sont arrivés trop tard… Pourquoi leur propose-t-elle de les emmener chez elle ? Les événements des journées qui vont suivre ne sont jamais que la conséquence de son geste initial : elle est prise dans un engrenage infernal sadomasochiste dans lequel elle découvre son corps, la jouissance. Elle n’est pas seulement une petite-bourgeoise qui aime à se faire peur en compagnie de jeunes voyous. Même si elle participe à l’attaque d’une fourgonnette du Crédit agricole, son rôle reste limité, mais néanmoins complice d’un second crime : « J’at-tendrai, sous un bouquet de pins, à quelque cent mètres de là. Je serai au point mort, moteur en marche, prête à foncer. » Le convoyeur de fonds est mort dans l’explosion de son vé-hicule. « Julien a vu son visage s’enflammer comme du papier. »

À me relire, je vois bien que je n’ai montré que l’aspect le plus « rocambolesque » du roman, en quelque sorte son squelette. Je me garderai bien de raconter l’épilogue qui peut s’analyser — mais ce n’est qu’une hypothèse — comme un retour à l’ordre, une expiation, ou la manifestation d’une perversité qui fait, selon Baudelaire, « que l’homme est sans cesse à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ».

Ramatuelle pourrait fort bien se prêter à une adaptation cinématographique. Françoise n’écrit-elle pas : « Maintenant c’est dimanche. J’ai écrit toute la nuit, au fil de la plume. La semaine qui est en train de s’achever s’est déroulée dans ma tête comme un film dont je n’ai eu qu’à relater rapidement les épisodes. »

L’écriture de Bourgeade est visuelle : il sait nous faire voir, sans fioriture, avec une précision des plus rares, quasi anato-mique, des paysages, des corps, des situations — je veux dire, sans faire de la littérature —, ce que les éditeurs ont raison de souligner : « (Il) nous a montré, au fil du temps, comment ce qui est trop littéraire est nuisible à la littérature. »

À sa manière, l’écriture de Bourgeade est une histoire de l’œil. Non pas comme celle de G. Bataille qui reste imprégnée de judéo-christianisme, mais toujours à distance, froide, souvent parodique. Ainsi ce passage où Françoise rentre dans la chambre — Julien est réveillé et lui demande de s’approcher du lit : « Mon ventre est à la hauteur de son visage. “Écarte”, dit-il. J’obéis. “Encore.” J’obéis. Ses doigts s’ajoutent aux miens. Il veut tout voir. Tout voir au plus profond. Mais quoi ? » Ces quelques lignes qui terminent la quatrième journée sont précédées d’une étonnante scène où Françoise, devant son miroir, regarde « son visage étranger » : « Je cligne l’œil droit, il cligne à gauche. » Puis elle retourne ses paupières supérieures vers le haut et « apparaît une sorte de boule blanchâtre, ré-pugnante et stupide ».

Le dernier roman de Pierre Bourgeade, Venezia, met en scène le directeur d’un palace vénitien, le signor Tardelli, le jeune gigolo, Larry Dawson, de Mrs Springfield, une milliardaire appelée la Contessa. Miss Carrington, milliardaire elle aussi, accompagnée de Miss Ingrid Lindstrom « qui a l’honneur de pousser son fauteuil à roulettes », cinq actionnistes du Village à New York (quatre hommes et une femme)… et Khadjik…

L’histoire est simple : Mrs Springfield, la Contessa, est une octogénaire richissime qui a décidé de mourir à Venise au terme d’une « performance » dont elle a réglé à cette fin les moindres détails.

Miss Carrington, née prématurée, « avait été condamnée, dès l’âge de sept ans, au fauteuil roulant ». Là encore, comme dans Ramatuelle, les traumatismes de l’enfance vont décider d’un destin. Larry, qui, à première vue, l’avait comparée à « une orchidée qu’on aurait écrasée d’un coup de talon », à mieux l’observer la voit un peu différemment : « Elle était bronzée, elle portait une saharienne noire largement décolletée, par l’échancrure de laquelle on apercevait deux seins en

pomme, clairs, à demi dénudés. » La jeune fille qui l’accom-pagne, habillée d’une robe transparente, n’a « pas plus de poitrine qu’un garçon ».On comprend très vite que la Miss est son « chauffeur-

souffre-douleur personnel », autrement dit, son esclave. « Je ne me contente pas d’enfoncer des aiguilles dans les mains de cette jeune personne, je lui en enfonce aussi dans les fesses, les bras, et dans les seins. Elle ne se plaint jamais. C’est mon esclave », confie à Larry la dominatrice Barbara Carrington.

Larry attend Mrs Springfield qui, de jour en jour, par fax, renvoie à plus tard son arrivée à Venise. Elle a découvert, dit-elle, un groupe d’actionnistes berlinois… Larry quant à lui passe son temps avec « l’orchidée broyée » et son esclave. On le voit, par exemple, participer à une séance « uro » dans la chambre de ces dames. Il est allongé nu dans la baignoire, Ingrid au-dessus de lui et « l’infirme, clouée dans son fau-teuil, qui nous regarde, le sourire aux lèvres »…Mais là n’est pas l’important. Sade nous en a raconté

d’autres… L’histoire de Venezia va prendre un autre cours avec l’arrivée de la Contessa, « quatre-vingt-trois ans depuis six mois, un mètre quatre-vingt, cent treize kilos, (elle) venait de passer trois semaines furieuses à Berlin, où elle s’était éclatée ».

Que faisait-elle donc à Berlin ? Le tour des abattoirs, chaque soir, en compagnie des actionnistes dont elle ne pouvait plus se séparer après les avoir découverts à Manhattan. Ils l’avaient alors fouettée jusqu’au sang. Nous apprenons que la mère de Mrs Springfield est morte dans un camp de concentration. Elle engage les cinq actionnistes : « Je veux souffrir par vous, en raison de ce que ma mère y a souffert. » Puis, soudain, elle décide de retourner à Venise, à l’hôtel Gubbio. Elle dispose de sa suite habituelle, trois appartements. Celui du milieu sera réservé « aux fêtes qu’elle comptait donner. Elle savait lesquelles, elle n’en dit mot ».

La fête, car il n’y en aura qu’une, sera celle de sa mise à mort. « À Berlin, vous m’avez fait revivre les premières étapes de la passion, ici, j’arriverai au terme. (…) Je voudrais donc, demain, que vous m’attachiez sur la croix et que vous me frappiez à mort. »

Je ne parlerai pas de ce Golgotha. Il faut laisser au lecteur, s’il en a la curiosité, la possibilité d’y monter à son tour.

Là encore, dans ce roman, le cinéma a sa place. Celui de Pasolini, par exemple, et son dernier film, La Ricotta, que « la démocratie chrétienne ne lui a pas pardonné », pas plus que Salo ou les 120 journées de Sodome.

Je ne peux souscrire tout à fait aux propos des éditeurs, pour lesquels « le traitement de (cette obscénité totale) est celui de la comédie, du sketch, de la bande dessinée ». Certes, il y a de tout cela dans Venezia. On citera bien sûr ce passage où Bourgeade décrit Miss Lindstrom et Barbara Carrington traversant le hall de l’hôtel. Attardons-nous un instant sur l’accoutrement de Barbara « recroquevillée sur le fauteuil roulant » : « Elle était coiffée d’une casquette de base-ball rouge portant l’insigne des New York Yankees, et avait les yeux cachés par d’immenses lunettes noires en ailes de papillon. (…) Ses jambes décharnées étaient maintenues par de hautes guêtres de cuir sombre et ses pieds disparaissaient dans d’extraordinaires chaussures orthopédiques, aussi larges que longues, quasiment cubiques, qui ressemblaient moins à des chaussures qu’à d’incompréhensibles boîtes de fer-blanc. »

Grand livre, certes. Beau, drôle parfois, tragi-comique, d’une violence à couper le souffle, je le répète. Dans son écriture d’un classicisme impeccable, il nous laisse des images inoubliables.

Allez, je vais être un peu provocateur à mon tour : dirais-tu, mon cher Pierre, toi aussi : Venise, du sang, de la volupté et de la mort ?

Jean Ristat

Ramatuelle, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram, 88 pages, 5,90 euros.Venezia, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram, 118 pages, 6,95 euros.Voir aussi dans les Lettres françaises n°43 l’entretien entre Pierre Bourgeade et Franck Delorieux.

La Passion à VeniseLa publication de l’unique inédit posthume de Pierre Bourgeade,Venezia, par les éditions tristram

est l’un des événements majeurs de la rentrée littéraire 2014. et bien au-delà.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 ) . I I I

Lettres

Thymus, de Julien Blaine. Le Castor astral, 196 pages, 18 euros.

thymus, n. m., excroissance charnue en latin, dernier livre de Julien Blaine. Que le nombre de livres écrits par Julien Blaine, que sa renommée n’embarrassent

pas sa présentation : créateur de la revue poétique Doc(k)s en 1976, poète engagé dans la poésie action et la performance, créateur du Centre international de poésie de Marseille, poète dégringolant et vociférant, poète engagé à l’extrême gauche, poète qui a eu à cœur de sortir la poésie du livre sans récuser ni l’image ni la métaphysique. Voilà qui n’est certes pas tout mais déjà bien suffisant. « Organe glandulaire situé à la partie inférieure du cou, composé de deux lobes, très développés pen-dant l’enfance et régressant après la puberté », nous informe la quatrième de couverture. Ainsi, après avoir dit Bye-bye la perf, la parole de Julien Blaine semble s’amasser près de ses cordes vocales, faisant rejaillir de l’enfance son thumos. en effet, thymus est tout entier une réflexion sur la mémoire en lien avec le dire, une autobiographie nichée dans la gorge. Cette parole rentrée, amassée à l’intérieur du corps donne lieu à une forme de confession. Julien Blaine l’écrit au début du livre : « Là, pour la première fois de ma vie, dans mon écriture, je vais sortir de la poésie pour raconter, faire des confidences. » Mais sort-il vraiment de la poésie ?

Dès son seuil, Thymus s’éventre, s’interrogeant sur la possibilité d’une parole poétique, exposant ses premiers échafaudages. Puis le seuil s’épaissit dans le redoublement de la page de garde qui caractérise le livre à la fois comme « autoportrait » et comme « carnet du malheur ordinaire ». L’écriture autobiographique fonctionne en effet à partir de photographies, de portraits et d’autoportraits qui déclen-chent la mémoire et son écriture. Ni les « je me souviens » superposés de Georges Perec, ni le temps retrouvé dans une madeleine, Julien Blaine l’écrit : « Et me revoilà à réfléchir aux dépens de Georges et de Marcel… » Réfléchir, c’est activer les miroirs internes de la mémoire et en subir les ressacs. Toute une partie de Thymus est un album de pho-tographies commentées où le poète entreprend de reproduire le vrai mouvement de la mémoire qui n’est pour lui ni chronologique ni ordonné. Au départ, cela semble simple : on trouve une photographie sur la page de gauche, le souvenir qu’elle déclenche sur la page de droite. Toutefois, chaque page de droite reprend systématiquement les souvenirs précédents, si bien qu’à la cinquième photographie, la page ne peut plus contenir tous les souvenirs : elle laisse alors tomber le plus ancien qui glisse à nouveau dans l’oubli, hors du livre. Ce ressac de souvenirs, a fortiori dans un livre privé de pagination, berce le lecteur parfois jusqu’à le plonger dans un mal de mer partagé par l’auteur qui confesse : « Je relis le texte / et je me sens si futile que j’ai la gerbe / mais à 163 pages, là / là, au moment où j’écris / autant en finir… » Et parmi ces photographies, on trouve des membres de sa famille, des amis, des lettres reçues… Comme il l’écrivait déjà en 2009, « quand on demande aux poètes et aux artistes

une note biographique, les premiers citent leurs livres, les autres leurs expositions. On pourrait aussi bien énumérer nos accidents d’automobile, nos baignades interdites ou les noms de nos amis ». Thymus convoque les images et les mots des autres, de ceux dont le chemin croise celui du poète et qu’il inclut généreusement dans sa situation sin-gulière d’écriture. On retrouve des mots proprement blai-niens : « hui » qui se passe du « aujourd’ », « bécile » coupé de son préfixe.

Cette provocation du souvenir opère comme une résistance à la mort. Thanatos, personnification de la mort dans la mythologie grecque, est évoqué ici dans un autre sens : comme synonyme de la soumission. Ce glissement séman-tique inhabituel nous invite à nous interroger sur le voisinage de la mort et de la soumission : Julien Blaine ne nous incite-t-il pas ainsi à la révolte ? Pour être vivant, ne jamais se soumettre. Ici, Thanatos quitte la statuaire grecque pour prendre la forme d’idéogrammes dont le montage poétique est significatif. Courir et sauter sont un même idéogramme, tandis que le dessin figurant l’immobilité ressemble forte-ment à un saut. En un sens, courir, sauter et être immobile ne seraient pas la même chose ? Et si, à force de course, on sombrait dans l’immobilité ? Dans le contexte de notre société où la vitesse (de production, de consommation, des échanges) semble être un critère de conduite, la poésie de Julien Blaine propose de revoir l’efficacité de cette course en avant.

On ne rendrait sans doute rien de Thy-mus sans évoquer sa teneur visuelle. Cette poésie tout entière traversée par l’image se nourrit d’un travail incessant sur la typographie, la police, la maquette. Les polices et les tailles foisonnent, les mots sont parfois coupés par la page ou au contraire redoublés en miroir. Cette lé-gèreté ludique, parfois teintée d’humour, ne verse toutefois jamais dans la franche rigolade. Thymus contient plus généra-lement une multitude de jeux mais qui ne sont jamais insignifiants et gratuits. J’en tiens pour preuve le jeu de « des » au centre du livre, qui n’est pas sans rap-peler les célèbres Bimots de notre auteur. Le procédé est simple : un mot est associé à son homonyme précédé du préfixe « de », ce même préfixe que l’on trouve dans le verbe latin desum, faire défaut : « ordre » est ainsi associé à « désordre », « faïence » à « défaillance »… En bous-culant l’ordre courant de la langue, ce montage poétique ouvre le chemin d’une véritable réflexion sur le monde, qui se passe de toute emphase. C’est aussi un retour vers l’étymologie et cette com-

munauté de racines à laquelle on ne prend plus garde : qui de nous entend encore le mot chaîne dans « déchaîner » ?

Enfin, si je devais caractériser en un mot la poésie de Thymus, je prononcerais le terme d’« attention ». L’écriture de Julien Blaine semble attentive à tout : aux signes, à leur forme, leur taille, leurs sonorités, leurs sens, aux choses. Même à ceux qui paraissent à première vue insignifiants. En témoignent de longs passages sur des insectes, notamment celui où un coléoptère est recueilli dans la main : « J’ai ramassé un ma-gnifique coléoptère aux élytres verts comme un métal vernis à l’émeraude, c’est celui qu’enfant nous gardions toute la journée sur nos gilets de laine (…). Il gisait mort sur le goudron noir, si beau, je le cueillis et le nichai au creux de ma main, puis je le portai à mon regard pour mieux l’observer. Je le fis tourner, ventre articulé, pattes recroquevillées puis dos luisant, bijou animal ; je le fis rouler dans ma paume pour admirer ses élytres sirop de menthe (…). Dans un premier délire, je sentis ses pattes remuer sur ma peau, au creux de ma main ; j’ouvris la main : quelle sensation stupide ! Il était là, définitivement immobile et mort, bloqué entre ma ligne de vie et ma ligne de chance. » Puis, lorsque le poète ouvre une seconde fois sa main, l’animal « déploie ses ailes mem-braneuses et s’envole ». Ranimé par la poésie. Julien Blaine a fait part bien souvent de son extrême méfiance à l’égard des monothéismes : là, il semble pratiquer l’attention ensei-gnée par Bouddha.

Amina Damerdji

Les apparitions de Francis Masse dans la bande dessi-née se sont raréfiées depuis les années 1980. Auteur et dessinateur de référence, il a renouvelé le genre au-

tant graphiquement que dans sa façon d’aborder les sujets, souvent scientifiques et toujours teintés d’absurdité. Masse s’est depuis tourné vers la sculpture et le dessin d’animation, délaissant un peu un média dans lequel il a longtemps fait figure d’avant-garde.

L’association vient de publier Elle dans la collection « Es-pôlette », neuf ans après qu’elle a réédité On m’appelle l’Avalanche. Elle, c’est celle qu’on ne verra jamais, mais que le personnage principal, seul, enfermé dans une prison dont on ne sait si elle est réelle ou mentale (ou les deux ?), ne cesse d’attendre, de fantasmer. Comme souvent chez Masse, on ne peut s’empêcher de songer à Beckett. Il n’y a que deux personnages dans Elle, le prisonnier et son

maton, qu’on ne voit jamais mais qui répond parfois à celui qui attend, dans ce langage particulier qui ressemble au nôtre mais appauvri, vidé de ses règles grammaticales complexes. Il y a donc cet homme qui attend, un béret planté sur la tête, enfermé dans une prison en forme de siège qui s’ouvre parfois sur la mer ou le métro, et, pour l’accompagner, du café et des cigarettes. Six cases par page, et l’impossibilité totale d’en échapper. Au fur et à mesure que les planches s’accumulent, on pense encore à Woyzeck qui tue Marie d’un trop-plein d’amour et de son incapacité à s’adapter à ce monde violent et injuste, on pense aussi à Kafka et sa description d’une justice arbitraire dont personne ne peut tout à fait comprendre les arcanes.

Elle est un bel exemple de la force du neuvième art ; en six cases, Masse ne raconte pas une histoire mais semble révéler tout ce qui fait notre monde, dans son absurdité, sa violence,

son incompréhension, son appauvrissement. « Tout le dehors du monde est maintenant retourné comme une chaussette dans le dedans de sa prison », peut-on lire dans l’introduction. Cette phrase décrit parfaitement ce qui est en jeu dans Elle, à la fois tout et pas grand-chose. La sim-plicité apparente du trait, des situations, de leur enchaî-nement, donne à voir l’essence même de l’art de la bande dessinée. Masse joue avec le format, comme il sait si bien le faire, et avec le lecteur ; « faire spectacle 6 cases… toujours pareilles, pas pareilles », dit le personnage, renvoyant le lecteur à sa position. Comme chez Beckett, en refermant les livres de Masse, on ne sait plus très bien qui est le plus absurde, le livre, ou le monde qui se tient derrière.

Elle, de Masse. L’Association, collection « Espôlette », 14 euros, 82 pages en noir et blanc, sortie août 2014.

Julien Blaine, une poésie de l’attention

CHRONIQUE BD DE SIDONIE HAN

À propos d’elle

DR

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I V . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e mb r e 2 0 1 4 )

Lettres

Jack Bilbo, Rebelle par passion,traduit de l’allemand par Alexia Valembois. Préface d’Henry Miller. Éditions les Fondeurs de briques, 444 pages, 23 euros.

«Difficile de démêler la vie de l’œuvre chez Bilbo ! » prévient l’éditeur. « s’il est établi qu’il naquit en 1907 à Berlin

et qu’il a parcouru le monde, rien ne certifie que tous les événements racontés dans cette auto-biographie soient totalement exacts ! » C’est le moins qu’on puisse dire. Le ton est donné dès les premières lignes. Le narrateur voit un avis de recherche. « Je fixai le portrait du garçon recherché. C’était le mien ! Je ramassai donc une bouteille de bière vide, la cassai et me ra-sai le crâne avec les tessons. » Alors Bilbo, ce rebelle par passion, se lance à l’assaut du vaste monde – qui peine bientôt à le contenir. Cent pages plus tard, il a déjà été auteur à succès, reporter, impresario, clown, dompteur et arna-

queur. Puis il se fait garde du corps d’Al Capone, contrebandier aux Baléares, fonde des « ateliers cosmétiques pour fabriquer une crème aphro-disiaque à base de racines de mandragore », croise Braque et Picasso. Décidant de peindre à son tour, il exécute trente-six tableaux d’affi-lée ! tantôt vagabond dormant sur les bancs, tantôt invité au Grand Hôtel, on ne lui écrit que poste restante. Notre rocambole a le souci de donner le secret d’une vie si riche en aventures : « Je ne les ai pas cherchées, elles m’ont cherché et quand elles se présentaient, je me décidais toujours à les accepter en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. » Bilbo tombe les filles, se bat comme un homme, boit comme un dur, tout en cultivant une morale libertaire, contre les États, leurs frontières, leurs polices. Les passages les plus forts sont aussi les plus vraisemblables, ceux où Bilbo n’a rien. « On erre sans but et sans volonté dans les rues, la nuit. Les membres s’alourdissent de plus en plus, on traîne encore les

pieds jusqu’à ce que, quelque part, à un moment donné, on finisse par s’effondrer. et là, à coup sûr, la police, ton amie, gardienne de l’ordre, se tient déjà prête à te mettre l’amende. » Ainsi également du récit de son internement, comme ressortissant étranger, en Angleterre, pendant la seconde Guerre mondiale, qui contient une rare profusion de détails, donnant au passage un caractère d’authenticité qui manque à beau-coup d’épisodes de ce livre : « Cela se trouvait à Bury, dans la région de Manchester. Le site de l’ancienne filature de jute de Wharfs Mill, gagné par la moisissure, était alors désaffecté. Partout cette odeur de jute persistante, où que l’on posât le pied, le plancher pourri s’écroulait. Nous avions rebaptisé notre camp : rats Mill, la filature des rats. » Bilbo y livre une croisade dérisoire pour les droits des prisonniers. Dans un rare moment de détresse, il s’arrime à sa foi en la force de la vie : « Qui peut dire ce qui l’attend au tournant ? Ne serait-ce qu’une seconde plus

tard, tout peut être différent ! » et c’est encore la volonté de sublimer le réel qui le guide quand il crée un théâtre avec ses codétenus. D’autres passages du livre sont superflus :

« Six mois avant qu’Hitler n’accédât au pou-voir, j’appelai les meneurs des partis antifas-cistes à se réunir, et je leur soumis le plan que j’avais élaboré pour supprimer les quarante-huit dirigeants nazis en l’espace de vingt-quatre heures, opération à laquelle la révolution aurait dû immédiatement faire suite. Mais les représentants des partis redoutaient cette responsabilité. On ne put ou ne voulut se résoudre à franchir le pas. » Est-ce d’avoir été interné en Angleterre pour la seule raison qu’il était allemand, en dépit de ses convictions antifascistes, qui a poussé Bilbo à ajouter ce genre de fanfaronnades pué-riles ? Pourtant son ode à la liberté et à la liberté de l’imagination suffisait.

Sébastien Banse

Les (incroyables) exploits de Jack Bilbo

Correspondance générale, d’Alexandre Dumas, tome I. Coll. « Classiques Garnier ». 610 pages, 59 euros.

Les Classiques Garnier reprennent vie ! Ces inusables vo-lumes jaune citron mat (munis, plus tard, d’une jaquette jaune vif illustrée d’une vignette carrée en noir et blanc

dans l’angle en bas à droite), après des années de sommeil (voilà plus de vingt ans qu’on ne les trouvait plus sur un pilier au sous-sol de la librairie communiste, au coin de la rue racine et de la rue Monsieur-le-Prince, devenue une boutique de fringues… Où sont tous mes amants ? aurait chanté Fréhel), reprennent vie, discrètement, visiblement voués aux correspondances et autres travaux que la France du XXIe siècle (déjà) destine aux universitaires (ce qui fait regretter d’avoir ramé pour se procurer l’intégrale des vingt-cinq volumes de la Correspondance de George sand, édités par l’austère – on imagine – George Lubin, dont la nouvelle édition est aujourd’hui disponible sur Amazon).

Bref, les Classiques Garnier renaissent, ce qui permet au professeur Claude Schopp, l’inusable inventeur d’Alexandre Dumas (au sens où l’on invente une grotte, ou le site de Troie), de publier enfin la Correspondance générale qu’il collectait depuis trente ans sur d’improbables disquettes vouées à l’effacement et à des erreurs de manipulation – hormis les lettres qu’il distillait au fil de ses précieuses éditions des divers romans.

La publication de cette correspondance du plus grand romancier français du XIXe siècle – avec Balzac – et de l’un des plus universels des classiques de notre littérature, est évidemment un événement, et l’on regrette, bien sûr, qu’elle soit passée inaperçue (la date de parution, début juin, une idée digne du professeur Nimbus, au milieu de la sortie des futurs best-sellers prévus pour l’été, y est certainement pour beaucoup).

Quoi qu’il en soit, elle est là, elle existe, et on attend avec impatience, les volumes II et III.

Le tome I, qui nous mène de 1820 (Dumas a dix-huit ans et écrit à son ami d’enfance Auguste Boussin, « employé aux Droits réunis » de Villers-Cotterêts) à 1832, et Jean-Baptiste Porcher, qui avançait de l’argent aux auteurs, nous donne à voir le Dumas des débuts, au temps où il était employé aux écritures du duc d’Orléans, futur Louis-Philippe, à celui où il commence à triompher en inventeur du drame romantique. Le romancier des Mousquetaires est encore loin. Tout au plus effleure-t-on les débuts du narrateur des Impressions de voyage (en Suisse, 1832), un premier chef-d’œuvre.

La correspondance de Dumas est plus proche de celle de Stendhal (ennuis administratifs des postes consulaires) ou de Balzac (qui, sauf lorsqu’il écrit à madame Hanska,

parle essentiellement boutique avec ses créanciers et ses éditeurs), que de celle de Flaubert, qui devait se douter confusément qu’il y donnait son grand œuvre, et décor-setait volontairement sa phrase pour montrer qu’il était capable d’autre chose que de concocter des dictées de troisième, comices agricoles et autres, ou d’inspirer les formalistes d’un autre siècle, cent ans après.

Dumas, toujours, reste naturel, et on prend plaisir à le lire, mais son abondance est réservée à ses écrits person-nels, et il ne se laisse pas aller aux effusions romantiques (hormis, mais là il y a aussi de l’humour à la Gotlib) dans ses premières lettres, lorsqu’il écrit à son ami Auguste Boussin : « Il me serait impossible de vous dire toutes les conjectures que je formais sur votre silence, tantôt je pensais que vous trouvant au bord de la mer vous étiez allé chercher fortune en Amérique et tantôt (je ne m’arrêtais à cette pensée qu’avec peine) que le désespoir avait abrégé vos jours. »

La plupart des lettres qu’offre ce premier volume sont riches d’enseignement sur une histoire littéraire qui fait maintenant partie de l’Histoire tout court. On y découvre que Dumas a eu des relations amicales très proches avec Vigny, « Mon cher Alfred », (le moins dumassien et le moins romancier des romantiques, qui nous inflige, à propos de Cinq-Mars, un inventaire minutieux des moindres boutons de guêtre de ses conspirateurs, pathétique élève de Walter Scott qui lui, au moins, s’abreuvait aux sources de Shakespeare et avait le mérite d’avoir inventé le roman historique), avant qu’ils ne s’éloignent, ou qu’il appelait Hugo « Victor », ce qui, à une époque plus protocolaire que la nôtre où le tutoiement et le « Je t’embrasse » ne faisaient pas partie des ponts-aux-ânes des écoles de communication, témoigne d’une réelle proximité. De Trouville (14 juillet 1831), il lui propose même des douceurs : « Nous allons vous pêcher un panier de crevettes que nous vous ferons cuire et vous enverrons en toute diligence : on nous assure qu’elles arriveront très bonnes à Paris. » et il signe « Votre frère/Alex Dumas ».

Il est d’ailleurs assez amusant de voir ces « têtes de série » du Lagarde et Michard (dont Dumas, au grand dam de Jacques Laurent, était splendidement absent), se désigner par leur prénom, comme vous et moi, comme un ancien président de la République et ses épouses successives à la une de France Dimanche : « Il n’y a dans l’époque que trois poètes, Lamartine, vous et Victor » (à Vigny, 22 avril 1831).

Il est touchant de voir la générosité dont témoignent ces grands écrivains, qui tous apparaissent en même temps sur la scène littéraire : ils se soutiennent, s’encouragent, se conseillent. En juin 1831, après avoir vu la Maréchale d’Ancre, de Vigny, Dumas lui dit son enthousiasme, mais lui donne aussi des conseils : « Recommandez à George

de faire plus haut à la fin son exhortation à la vengeance, le public a deviné d’instinct une fort belle scène, mais n’a rien entendu. Deux monologues me paraissent trop longs ou – tranchons – me paraissent inutiles. »

Suit une page d’indications précises, où Dumas se montre le plus perspicace et le plus attentif des lecteurs, afin de permettre à son ami d’améliorer sa pièce.

D’autres lettres témoignent de la véritable humanité de Dumas, qui n’hésite pas à écrire à Louis-Philippe – dont il est un opposant notoire – pour lui demander la grâce d’un condamné aux galères ou celle d’un éditeur d’es-tampes condamné à six mois de prison. « Cependant, Sire, voilà une pauvre femme qui vient à moi sans me connaître, sans m’avoir jamais vu ; mais elle a su que j’avais obtenu une grâce, et elle a pensé que j’en pouvais obtenir deux. Et elle a bien fait de s’adresser à moi plutôt qu’aux hommes en faveur. Les hommes en faveur ont tant à demander pour eux qu’ils n’auraient certes rien à demander pour elle. Moi, Sire, je n’ai au contraire rien que je veuille ou puisse demander pour moi. »

Élégance, dignité, limpidité de l’écriture : la lettre pourrait être signée d’Athos.

Les lettres les plus personnelles de ce volume, on les connaissait déjà depuis leur publication par Claude Schopp, en 1982 : ce sont les lettres à Mélanie Waldor. On y lit l’histoire vécue d’une grande passion romantique, des premiers émois à l’accomplissement, puis aux déchire-ments de la jalousie, à l’amertume de la rupture, puis à l’apaisement : « Oh ! Alexandre ! Tu vaux encore mieux que les autres hommes ! Je te méprisais ; à présent je t’excuse et je ne rougis plus de t’avoir aimé ! Car, toi, tu as l’âge pour excuse, tu as ton sang africain, ton âme de feu et quand tu m’as aimée, tu n’as pas calculé froidement ma perte, tu n’as pas entassé ruses sur calcul pour m’y amener… » lui écrit Mélanie en août 1831. On y voit aussi Dumas au travail – Antony est en répétitions ; Dumas commentant l’actualité politique – le Paris en feu des Trois Glorieuses ; en jeune ambitieux balzacien qui se fraie un chemin vers la gloire dans une société en pleine ébullition.

L’édition de Claude Schopp est évidemment impeccable, et on lui sait gré d’avoir, dans la mesure du possible, joint aux lettres de Dumas, celles de ses correspondants. Les notes sont précises et passionnantes, et font souvent revivre des personnages – musiciens, acteurs, journalistes - dont le nom a sombré dans l’oubli, et qui retrouvent ainsi leur place dans l’histoire d’une époque.

La publication de cette Correspondance générale de Dumas est un événement littéraire de l’année 2014. Souhaitons que Claude Schopp ne perde pas de temps pour nous en concocter la suite !

Christophe Mercier

trésors épistolaires mis au jour

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 ) . V

Lettres

Joseph Conrad, de Michel Renouard. Folio biographies, 352 pages, 8,90 euros.

Il détestait l’eau et ne savait pas nager. Il avait peur de la mer qu’il compare à une femme « magnifique et dénuée de

scrupules » qui tourmente ses amants. Il eût pu devenir l’un des écrivains majeurs de langue française. Il choisit l’anglais qu’il n’apprend qu’à vingt et un ans sur une goé-lette de cabotage, la citoyenneté britannique et anglicise son patronyme polonais. Jozef teodor Konrad Korzeniowski voit le jour en 1857 dans une Pologne engloutie par l’ogre tsariste, à Berditchev, là même où Balzac a épousé la sémillante comtesse Hanska. Le père est traducteur de shakespeare, Dickens, du Hugo des travailleurs de la mer. Il croit en une Pologne libre, il complote, se retrouve en prison. La famille est condamnée à l’exil en sibérie. Pour Jozef, le déracinement commence. À quinze ans, il est orphelin. Les romans maritimes et la maladie sont ses premiers refuges, la haine des russes (y compris les écrivains, à l’exception de tourgueniev) le tenaille et la perspective d’un service militaire dans l’armée tsariste l’horrifie. À dix-sept ans, il fuit. Le voilà à Lyon, puis à Marseille. Il a besoin d’argent, de toujours plus d’argent. Heureusement, l’oncle Bobrowski, riche de ses fermages d’Ukraine, veille, et éponge les dettes.

Depuis Marseille, où son français se colore de l’accent provençal, le monde s’ouvre.

Les voyages s’enchaînent et la découverte des mers, des océans, des ports, des pays, des paysages, et des visages. La Caraïbe, le Venezuela, la mer Noire, Malte, l’Aus-tralie, Java, Bangkok sont ses premières découvertes de matelot. Bornéo le fascine, comme le golfe de Siam, le Congo et la Malaisie qui serviront de décor à ses plus fameux romans : Lord Jim, la Folie Almayer, Au cœur des ténèbres (dont se souviendra Francis Ford Coppola pour Apocalypse Now), Un paria des îles, la Rescousse. C’est en anglais, sa troisième langue, qu’il passe ses examens d’officier. Il est lieutenant puis commandant. Ce qu’il aime, ce sont les voiliers ; ce qu’il déteste, ce sont les vapeurs. Conrad reste un homme de l’ancien monde. Chrétien de culture, il est obsédé par la chute, la déchéance, la trahison, le men-songe, la honte, la volonté du rachat, la rédemption, la loyauté. La jungle qui englue ses personnages fait souvent vaciller leur raison, et, sous les tropiques, face à l’in-connu et dans la folie des tempêtes, le vernis moral de l’homme occidental est soumis à de rudes épreuves.

Beaucoup deviennent des pariasPour ses nombreux commentateurs et

biographes – qui ont cette fâcheuse ten-dance à parler « d’un mystère Conrad » comme il y eut la mode du « mystère Rim-baud » –, sa vie s’appréhende généralement en trois actes : la jeunesse et les années de formation ; la période des navigations et

des découvertes ; puis celle où, en bon bourgeois anglais atrabilaire et goutteux à monocle, chapeau melon et grande écharpe, il puise dans le « butin » de ses expériences pour composer son œuvre de fiction. Ils s’accordent à ne lui connaître aucun vice, excepté une addiction au tabac et une pro-pension à dépenser l’argent qu’il n’a pas. On sent leur embarras face à cet aventurier sans aventures (avérées) amoureuses, marié à une fille de libraire rondelette et bientôt impotente qui lui donne deux enfants, excelle dans les tâches domestiques et culi-naires et l’encombre quand il choisit de se déplacer en Bretagne, en Suisse, à Capri, à Cracovie où la déclaration de guerre le surprend, en Corse où il se documente d’abondance pour un livre sur Napoléon qu’il ne terminera pas et la presqu’île de Giens qu’il arpente avec Edith Wharton et Paul Bourget et dont il s’inspire pour son ultime roman, Frère-de-la-Côte. Il aimait accompagner les rééditions et les traduc-tions de ses livres de notes et de préfaces. Dans la préface de l’Agent secret, il écrit : « En ce qui concerne tous mes livres, j’ai toujours fait mon métier. Je l’ai fait en m’y donnant complètement. Cette affirmation n’est pas non plus de la vantardise. Je n’aurais pas pu faire autrement. Je me serais trop ennuyé si je m’étais contenté de faux-semblants. » Il meurt en 1924 quelques semaines avant que ne soit attribué le prix Nobel de litté-rature à l’un de ses ex-compatriotes, l’ou-blié Wladislaw Reymont. Il est inhumé

selon les rites de l’Église catholique à Can-torbéry. Sur sa stèle, il a souhaité que fus-sent gravés ces vers d’Edmund Spenser extraits de la Reine des fées (1590) : « Le sommeil après la peine / Le port après la mer déchaînée / Le repos après le combat / La mort après la vie / Tout cela est fort plaisant. »

La biographie de Michel Renouard propose une efficace synthèse rythmée en vingt chapitres de ce que l’on sait de celui qu’on s’acharne à considérer comme « un écrivain de la mer ». Pour le novice, il apporte d’in-téressants éclairages sur la vie littéraire de l’Angleterre victorienne, la situation du Congo saigné par Léopold, les relations de Conrad avec ses éditeurs (Garnett, Dou-bleday), ses confrères (John Galsworthy, Henry James, Stephen Crane, Ford Madox Ford, H. G. Wells, T. E. Lawrence) et convives du restaurant Mont-Blanc à Londres, sa fidélité aux œuvres de Flaubert, Maupassant et Daudet, ses rencontres avec Gide et Larbaud, sa relation avec ses tra-ducteurs français (d’Humières, Néel, G. Jean-Aubry), sa réception tardive aux États-Unis. Pour ceux qui rechigneraient à se lancer dans les épais volumes de l’exi-geante œuvre romanesque, nous ne saurions trop conseiller les nouvelles de Quintette où se cachent de superbes pépites à moins qu’ils n’investissent dans le volumineux Quarto des Nouvelles complètes éditées par Jacques Darras.

Jean-François Nivet

Les trois vies de Joseph Conrad

Le Livre des trahisons, de Philippe Pivion. Le Cherche-Midi éditeur, 504 pages, 21 euros.

Le dernier roman de Philippe Pivion ne décevra pas ses lecteurs. Ils y retrouve-ront le point de vue qu’il a déjà manifesté

dans ses premiers romans, tous caractérisés par une forte dimension historique et politique. Ainsi, lorsqu’il montre les liaisons étroites qui ont existé dans les années 1930 entre les différents groupes factieux français sur fond de bienveillance des partis politiques hostiles au communisme, Philippe Pivion se dévoile autant qu’il dit la vérité. Car c’est évidemment les raisons profondes de cette bienveillance qui attireront l’intérêt. Osant mettre en scène ces événements avec rigueur et courage, il redonne des couleurs au roman de combat et, au moins pour cela, ses ouvrages méritent le détour.

On ne manquera pas d’objecter que c’est là davantage travail d’historien que de romancier, et surtout que les bonnes in-tentions ne font pas forcément les bons romans. S’il est vrai qu’un mauvais roman restera toujours un mauvais roman, de quelque côté qu’il penche, il n’est nullement interdit à un romancier de revisiter le passé. Philippe Pivion n’est pas un historien mais bel et bien un romancier qui a choisi d’in-sérer ses personnages dans une période donnée avec laquelle il entretient des af-finités, ne serait-ce qu’à cause du rappro-chement qu’on ne peut manquer de faire avec les éléments politiques et sociaux qui favorisent la montée actuelle de l’extrême- droite. Il ne faut pas lire ses romans comme des ouvrages d’histoire, même si celle-ci

y est traitée avec un maximum de sérieux dans son cadre général et dans la docu-mentation de certains faits.

Ainsi, dans le Complot de l’ordre noir, qui a pour fond historique l’assassinat de Louis Barthou, Philippe Pivion a mis au jour un fait jusque-là ignoré : la participation de la police française dans la mort de Barthou par des éléments probablement infiltrés par la Gestapo. Le Livre des trahisons procède lui aussi d’une solide documentation, en particulier sur le projet de déportation des juifs à Madagascar, la préparation des ac-cords de Munich ou la tentative de putsch militaire des officiers allemands. D’où, d’ailleurs, le sous-titre du roman : le cré-puscule des officiers prussiens qui eurent l’herbe coupée in extremis sous les pieds par la politique d’apaisement de la France et de la Grande-Bretagne.

Philippe Pivion a l’art de mêler la grande histoire avec la petite. La grande, ce sont les faits et gestes des personnages réels qui s’affrontent : Daladier, Léger, Bonnet, Chamberlain, Schuschnigg, Goering, Hitler, Litvinov et d’autres, tous montrés comme vraisemblablement ils étaient. Là, la vérité vient du romancier et on adhère à ce qu’il en dit. La petite histoire, elle, concerne le monde personnel d’Étienne Frottier, di-plomate chargé des relations avec l’Alle-magne au Quai d’Orsay. Comme la question allemande est au cœur de la vie politique, Frottier en retire une importance certaine, accrue, il est vrai, par le comportement versatile d’Alexis Leger (alias Saint-John Perse), qui n’arrive pas à trouver son point d’équilibre dans les changements de la

politique étrangère française. Frottier n’est pas un grand héros mais un homme révulsé par ce qui se trame. Cela donne à ses réac-tions un relief et une cohérence éthique terriblement accusatrice pour les différents ministres qu’il est tenu de servir.

Philippe Pivion se garde de tomber dans l’excès de critique, rétrospectivement facile. Il reste mesuré et cette mesure rend d’ailleurs le propos plus accusateur. Ainsi, si Bonnet fait indiscutablement le jeu de l’Allemagne, sa part d’incompétence n’est pas occultée. Alexis Leger, lui, se croyait le sphinx du mi-nistère, capable de le diriger en sous-main, il en vient à se paralyser lui-même par ses propres revirements. Daladier commence par se révulser à la pensée de céder aux An-glais, puis accepte de tout céder à Munich et

enfin décide de tirer gloire de sa capitulation. Le chef de la police allemande, Arthur Nebe, toujours très professionnel dans tout ce qu’il entreprend, met toute ses capacités à rendre possible le putsch militaire, tandis que les officiers qui vont le réaliser sont montrés enthousiastes, résolus, naïfs mais finalement désireux de restaurer l’empire. Le portrait de Chamberlain, certainement fidèle au per-sonnage, est le plus implacable tant il montre la volonté de tout céder à Hitler, pourvu que celui-ci s’oriente vers l’est.

L’univers du Livre des trahisons est très vaste, de Marseille à Vienne, Londres, Berlin, Genève, en fait, partout où se joue l’avenir de l’Europe. Cela favorise plusieurs opéra-tions intertextuelles qui permettent à l’auteur de faire se croiser dans les salons de l’hôtel Adlon, à Berlin, le grand policier Nebe et Bernie Gunther, jadis chassé de la Kripo, mais en réalité un important personnage du romancier anglais Philip Kerr. Cette petite touche inscrit davantage le roman dans l’univers mental de ceux qui connais-sent bien la littérature consacrée à l’Alle-magne. Il en est de même du député Visconti, montré participant au congrès radical à Marseille, alors que ce personnage n’existe que depuis qu’Aragon l’a créé pour les Com-munistes. On voit clairement chez Aragon que Visconti finira chez Pétain. La reprise que Philippe Pivion en fait le place tout à fait dans cette voie.

Le Livre des trahisons aide magistralement à comprendre quels sont ceux qui avaient intérêt à ce que le feu prenne à l’Europe et pourquoi.

François Eychart

Avant que le feu ne prenneLa fin de la trilogie du Quai d’Orsay, de Philippe Pivion.

Saint-John Perse.

DR

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dit que ce texte d’une soixantaine de pages reste le plus beau portrait en français de Maïakovski. C’est par la lecture de ce portrait, publié chez Seghers et découvert dans la bibliothèque d’un oncle, que pour ma part j’ai découvert l’auteur du Nuage en pantalon et je reste à jamais recon-naissant à Elsa Triolet de cette découverte. Je crois d’ailleurs qu’il est bon de pouvoir découvrir ainsi un poète. C’était tout le mérite de la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Un poète, ce n’est pas seulement en effet une œuvre. C’est aussi une vie. Une vie transformée en poèmes. Le visage du poète fait partie intégrante de son œuvre. Même quand ils savent manœuvrer à haut régime dans la fiction (comme le fit Maïakovski), la plupart des poètes lyriques n’écrivent que de ce qu’ils vivent, en le transposant plus ou moins.

Le portrait que dessine Elsa reste aujourd’hui d’un intérêt sans pareil. D’abord parce qu’elle fut un témoin privilégié. Amie (et un temps amoureuse) de Maïakovski, elle lui resta liée par sa sœur Lili, le grand amour du poète. Même après avoir quitté la jeune Russie soviétique, quand elle a vécu à Berlin puis à Paris, elle demeura toujours en contact avec Maïakovski. C’est elle qui l’accueillit à plusieurs reprises en France et qui lui servit d’accompagnatrice et de traductrice.

Son témoignage, qu’on le veuille ou non, est déjà pour cette raison d’une autre valeur que les biographies écrites après coup par des critiques, plus ou moins bien intention-nés. Mais s’ajoute à cela sa qualité littéraire. Elsa excelle dans l’art du portrait. Son écriture précise, sensible, concrète, fait merveille. Dès les premières lignes on voit vivre Maïakov-ski. On l’entend murmurer ou rugir. On voit sa grande silhouette de voyou amoureux, d’ours sentimental et blessé, de tragédien à l’humour dévastateur, se découper dans l’encadrement de la porte.Après les symbolistes dont la nouveauté était depuis

longtemps acquise, « il nous fallait, écrit-elle, un nouveau tremblement de terre, et ce tremblement de terre était Maïakovski ».

Cette introduction s’achève sur la lettre qu’on a trouvée près de lui, après son suicide et qui commence ainsi :

« À tous !… Je meurs, n’en accusez personne. Et pas de cancans. Le défunt avait ça en horreur… »

Voici un rappel toujours d’actualité. J’avais déjà eu l’oc-casion dans ces colonnes d’écrire ce que je pensais de la

biographie de Jangfeldt qui abonde justement en « can-cans ». Mais de récentes publications me poussent à y revenir.

Les éditions La Nerthe (2) viennent ainsi de publier un opuscule présentant une nouvelle édition de Comment on fait des vers, qu’Elsa Triolet avait traduit pour Vers et proses. Ce texte de Maïakovski est son principal écrit théorique sur le métier du poète. À l’opposé de toute la mythologie idéaliste, il y dit avec une clarté sans égale ce que sont le travail poétique, l’inspiration, la commande sociale, le travail du vers, de la rime, l’importance des réserves…

Philippe Blanchon, qui signe l’adaptation, ne fait jamais référence à la traduction d’Elsa Triolet (qui a dû pourtant lui être utile). Son mérite est d’avoir essayé de traduire des exemples de rimes et de vers qu’Elsa, jugeant difficiles à rendre en français, avait renoncé à traduire. L’essai est intéressant même s’il n’est pas vraiment concluant. Mais l’introduction qu’il donne montre qu’il est maintenant devenu banal, Maïakovski et aucun de ses proches n’étant plus là pour répondre, de prendre des libertés avec les faits. C’est ainsi qu’il écrit qu’à sa sortie des prisons du tsar où il avait été emprisonné pour quinze ans, « il jettera sa carte du Parti à sa libération et (qu’)il ne la reprendra jamais, y compris après 17 ». D’où il faut sans doute déduire que Maïakovski n’était pas vraiment communiste… (Et l’auteur de renvoyer lui aussi à Jangfeldt, lequel prétend même en faire un menchevik !)

Maïakovski a pourtant répondu par avance à ce genre de cancans. Et à plusieurs reprises. Notamment dans son autobiographie, Moi-même, qu’Elsa traduit dans Vers et proses et qui est un document essentiel, quasiment jamais cité par ces commentateurs d’aujourd’hui qui réécrivent l’histoire.

En prison, le jeune Volodia a beaucoup lu. Les classiques. Et il en est sorti avec la volonté de créer un « art socia-liste ». Pour cela il doit se mettre sérieusement à étudier, ce qui n’est pas compatible, explique-t-il, avec la poursuite de son militantisme illégal. Sur Octobre 17, Maïakovski écrit aussi : « Fallait-il adhérer ou pas ? Cette question ne se posait pas pour moi (ni pour les autres futuristes mos-covites). C’était ma révolution à moi. »

Sans parler des derniers vers, ou de son dernier grand poème, À pleine voix, qui est sans ambiguïté sur le sujet. Mais outre cette valeur de témoignage historique (d’Elsa et de Maïakovski) que présente ce grand livre, il faut dire un mot de sa valeur littéraire et poétique.

On a parfois reproché à Elsa d’avoir un peu « peigné » Maïakovski, d’avoir un peu gommé le côté hirsute et turbulent de sa poésie, qui se manifeste dans ses rimes, ses rythmes, ses néologismes… Elle fait effectivement un travail d’acclimatation au français et, sauf exception, tout en essayant de respecter le ton, le rythme et le souffle des poèmes, elle ne tente pas de donner un équivalent des rimes. Mais sa traduction est en général tout à fait réussie. Certaines de ses versions restent à mes yeux sans égal. C’est vrai de poésies brèves, comme Écoutez, si on allume les étoiles… (je peux l’affirmer, ayant moi aussi livré ma traduction de ce poème). Mais aussi de grands poèmes, comme ce chef-d’œuvre qu’est De ceci (Pro eto).

Enfin, ce beau volume vaut pour la traversée qu’il offre de toute la production de Maïakovski, depuis la Flûte des vertèbres, jusqu’aux poésies posthumes, en passant par les affiches Rosta, les films, les réclames, ou les épopées comme 150 000 000 ou Ça va ! (Khorocho).

Vers et proses s’achève par une longue étude d’Elsa sur le théâtre de Maïakovski, et la traduction intégrale des Bains, drame en six actes avec cirque et feu d’artifice (1930). Les Bains est certainement la pièce la plus aboutie de Maïakovski ; chaque phrase, chaque réplique y fait mouche dans le combat qu’il avait engagé pour l’amour et la révolution, contre le bureaucratisme et la médiocrité de la vie quotidienne, le style de vie petit-bourgeois qu’en russe on nomme l’obyvatel.

Francis Combes

(1) Vers et proses, de Maïakovski, présentés par Elsa Triolet. Collection « les Lettres françaises », éditions le Temps des cerises, 488 pages, 22 euros. (2) Comment écrire des vers, de Maïakovski, adaptation de Philippe Blanchon. La Nerthe éditions, 74 pages, 10 euros.

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Lettres

Vers et proses, de Maïakovski (1), choisis, traduits et présentés par Elsa Triolet

Voici une nouvelle que j’ai plaisir à annoncer car je l’es-pérais depuis longtemps : Vers et proses de Maïakovski, présentés par elsa triolet vient de reparaître. Cette

republication prend place dans la collection des « les Lettres françaises », qui s’affirme comme un lieu éditorial original et nécessaire, accueillant d’un même geste des textes d’auteurs d’aujourd’hui, qui se distinguent dans des genres différents par leur valeur littéraire et leur audace (François esperret, Victor Blanc ou Franck Delorieux…) et des rééditions essen-tielles, tels le Musée Grévin d’Aragon ou Une saison en enfer de rimbaud avec la préface inédite d’Aragon. Vers et proses originellement était paru en 1957 aux Éditeurs français réunis, la maison d’édition littéraire créée sous l’égide d’Aragon après la guerre et que dirigeaient cette grande figure que fut Madeleine Braun et le poète rouben Mélik. (Il serait bienvenu qu’un historien s’intéressât au travail de cette maison qui a laissé un catalogue dont la qualité et l’ouverture d’esprit don-nent une idée éclairante des rapports entre les communistes et la chose littéraire dans ces années-là. C’est cette maison, par exemple, qui publiait la collection « la Petite sirène », collection à la fois précieuse et de large diffusion de livres de poésie, au format carré, reliés en toile, qui est restée dans les mémoires non seulement pour la qualité d’objet de ses livres mais aussi pour la diversité des auteurs publiés, représentative de la poésie de cette période).

Vers et proses est un fort volume de près de 500 pages. Une somme maïakovskienne… C’est le livre par lequel de nombreux lecteurs français, dans les années 1960, ont découvert l’ampleur et la diversité de l’œuvre de Vladimir Maïakovski.

Depuis cette époque, fort heureusement, l’édition française de Maïakovski s’est enrichie de nombreuses autres traduc-tions (notamment celles de Claude Frioux, Irène Sokolo-gorsky, Charles Dobzynski, Christian David ou Henri Deluy), qui sont autant de lectures différentes et complé-mentaires. Nous ne disposons pas encore de la totalité de l’œuvre en français, mais la plupart des grands poèmes épiques et le théâtre sont maintenant disponibles. La plupart de ces titres le sont aux éditions du Temps des cerises, qui ont fait de Maïakovski l’un de leurs principaux auteurs. Mais on peut trouver aussi des ouvrages de Maïakovski chez d’autres éditeurs, comme Gallimard, Grasset ou L’Harmat-tan. Cette accessibilité de Maïakovski en français n’enlève rien à l’intérêt de cette réédition. Et pas seulement pour des raisons de curiosité littéraire et historique.

L’ouvrage s’ouvre par les Souvenirs d’Elsa Triolet sur le poète. La première version de ces Souvenirs était parue avant guerre aux Éditions sociales internationales, puis, après guerre, chez Seghers. À les relire aujourd’hui, on se

Vie et œuvres de Maïakovski

retrOUVez DANs LA COLLeCtION

« Les Lettres françaises » aux éditions Le Temps des cerises :

Ils, de Franck Delorieux (préface de Marie-Noël rio) ;

le Musée Grévin, de Louis Aragon (préface de Jean ristat) ;

Une saison en enfer, d’Arthur rimbaud (préface inédite de Louis Aragon) ;

Larrons, de François esperet (préface de Jean ristat) ;

Paradis argousins, de Victor Blanc (préface de Franck Delorieux). À paraître en septembre 2014 :

Maïakovski, vers et proses, d’elsa triolet.

Maïakovski, par Rodchenko.DR

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 ) . V I I

Lettres

L’automne n’est pas une saison de déclin, mais d’herbe reverdie et de fruits mûrs. Dans une vie humaine, c’est, dans les cas heureux, une saison de sagesse où goûter

sans voracité les fruits du monde.L’un des deux ouvrages présentés, au demeurant très

différents, en est l’illustration. Le second, dont l’auteur est plus jeune, laisse entrevoir un automne qui ne finit pas.

Dans un livre précédent – Zone de turbulences, La Diffé-rence, 2012 –, Abdellatif Laâbi affirme que le corps humain est régi par les mêmes lois que l’univers. Dans la Saison manquante, il déclare : « De l’Univers / Nous sommes la quintessence / Son expansion / Part de nous. » Ne crions pas à un anthropocentrisme invétéré. Le poète Laâbi ne considère pas que l’Homme (l’être humain) est au centre du monde, ce qui serait séparer celui-ci en deux : l’huma-nité, d’une part, et tout le reste, d’autre part. Au contraire, il ressent en lui une parenté vive, mouvante, avec cet uni-vers. La connaissance que nous en avons dépend de la représentation que s’en fait notre cerveau. Il y a peu de temps que son expansion est une hypothèse généralement admise. La saison manquante se situe dans cette vision contemporaine.

La saison manquante est la cinquième saison, celle qui en finirait avec les apocalypses, les haines, les injustices, avec le règne de barbarie, dirons-nous pour rappeler le livre écrit par Abdellatif Laâbi dans les geôles de Hassan II.

Il crie son refus « D’un monde détraqué / Juché / Sur la corne d’abondance / Se lavant les mains / Avec le sang d’Abel / d’Al-Hallaj / Des enfants de Homs et d’Alep. » Il est né, dit-il, « Avec cette blessure / Ce chancre / Sans autre médication que la parole ».

Alors, il tente d’imaginer : « Demain / On fêtera / Le retour triomphal / Des peuples disparus. »

Après le cri, vient la respiration : « La musique / De la parole / Précédant l’écriture », « Un parfum de pensées / Proches de la sagesse ».C’est la maturité, « Les désirs reviennent / Sans la

férocité d’antan ». Le poète est conscient que la mort rôde autour de lui, mais il ne se sent pas proche de la vieillesse. Il interroge son corps, ses sens, sur la réalité de son existence. Chaque matin apporte ses merveilles ; aux passants vus de la fenêtre se joignent Nazim Hikmet et Federico Garcia Lorca, puis un souvenir d’enfance ; la main déplace des livres, des lettres, se met à écrire ; enfin, une quatrième preuve, irréfragable, d’être bien sur terre est la présence de l’aimée.

C’est ainsi que le livre passe tout naturellement à un second titre, Amour jacaranda. Le jacaranda est un arbre originaire du Paraguay, venu, après bien des migrations, s’acclimater au pays de Laâbi, qui le regarde en frère :

« Ne cherchait-il pas à travers le vaste monde, parmi les humains, quelque confident, un être pouvant se sentir arbre, rire et pleurer arbre, donner ce que donne l’arbre en ne demandant en retour qu’un peu d’eau, de lumière, de temps en temps une caresse ? » Faire de son nom le qualificatif de l’amour qui unit le couple Laâbi depuis près d’un demi-siècle, c’est signifier que cet amour enraciné au plus profond de l’humain a résisté à une rude époque et repris de plus belle sa floraison. Celle du jacaranda a lieu deux fois l’an, au printemps et en automne.

« L’automne, l’ultime saison » : après viendra la mort, sans perspective de résurrection des corps, mais « Notre sève va se réfugier / Au plus lointain des racines » du ja-caranda, lui aussi mortel. Elle attendra des siècles, voire des millénaires, pour féconder quelque monde futur.

« L’univers persistera / Sans nous ? Oh que non ! / Avec nous. » Ces tout derniers vers du livre élargissent ceux que nous citions au début.Le volume comporte treize encres de Claude Margat.

Peintre, poète et romancier, connu pour entretenir une relation féconde avec la culture extrême-orientale, sa vision artistique ne s’y enferme pas, comme le montre son partage avec les poèmes d’Abdellatif Laâbi.

L’Épingle du jeu de Bruno Grégoire s’ouvre sur une question vertigineuse : « Et si la seule notion du vide / Nous séparait encore / De la préhistoire ? » Que le lecteur ne s’effraie pas, ce court poème n’augure pas de savantes dissertations. Posé comme les suivants – deux à sept vers chacun – sur le blanc de la page, il n’offre une immersion dans le vide que pour suspendre nos fièvres. Cela commencerait par « Revenir au gris presque rose de l’eau / Sans la joie ni la cruauté de la pêche ». Il y a là un regard heureux, dans l’apaisement de l’avidité qui nous voulait maîtres et pos-sesseurs de la nature (Descartes). Plus loin, ce sera « Res-sentir autrement le monde / Comme une hache couchée », qui étend au monde entier un amour non destructeur.

L’ouvrage est le troisième d’une série « traits d’union » (les deux premiers étaient Loin de Cluj, Obsidiane, 2004, et le Lendemain le monde, Rehauts, 2009). L’épingle, un trait d’union ? Pourquoi pas, si, au lieu de la tirer du jeu, Bruno Grégoire propose : « Induire, glisser l’épingle du jeu » ?

Entre lui et sa compagne, à qui l’ouvrage est dédié, il y a trait d’union. Elle est sa remontée des tourments de toute une vie : « Je t’ai trouvée comme une cité engloutie. » Il lui reconnaît le pouvoir de neutraliser les gouffres. Avec elle, il postule une sagesse qui ne nie pas l’existence du mal (sans majuscule, on peut en-tendre : le malheur), se contente de lui assigner une place.

Le dernier vers du dernier poème s’abstient de conclure : « Le vers qui n’en finit plus » peut s’entendre de diverses façons, dont l’une serait : le vers qui prolonge à l’infini le trait d’union.

Un second recueil, Sans, suit dans le même volume l’Épingle du jeu. Les courts poèmes vont deux par deux, séparés par un large blanc mais reliés par une esperluette. De la préposition sans, Bruno Grégoire fait un personnage qui semble bien être son double. Poète voyageur, « Sans arpente les quais / Sans savoir à quel navire / Il n’abordera jamais ». Il avoue clairement :

« Sans est devenu son manque. » Il s’exprime avec ironie dans la contradiction, méritant d’être défini comme « ce drôle d’ermite amoureux du monde », ce que pourrait aussi bien revendiquer le signataire de l’Épingle du jeu.

L’écriture de Bruno Grégoire fait œuvre de poésie sans pathos, sans prétention, discrètement pourrait-on dire. C’est une bien grande qualité et, là aussi, une marque de sagesse.

Revues : la prochaine chronique sera entièrement consacrée à la poésie dans les revues.

La Saison manquante suivie d’Amour jacaranda, d’Abdellatif Laâbi. Éditions de la Différence, 2014. 192 pages, 18 euros.L’Épingle du jeu suivie de Sans, de Bruno Grégoire. Obsidiane, 2014, 108 pages, 15 euros.

CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN

Automne

Portrait craché, de Jean-Claude Pirotte. Le Cherche-Midi éditeur, 192 pages, 16,50 euros. À Saint-Léger suis réfugié. L’Arrière-Pays (1, rue de Bennwihr, 32360 Jégun), 72 pages, 11 euros.

Nous ne verrons plus sa haute carcasse penchée comme une tour de Pise des-cendre d’un train, claudiquer sur un

trottoir, ni ses grands bras de Don Quichotte tourner comme des moulins pour saluer de loin ses amis.

Jean-Claude Pirotte est parti, pour toujours, une nuit de mai dernier, dans sa ville natale et longtemps exécrée de Namur. Très tôt en rébellion contre un père transparent et une mère hostile et acariâtre, il se réfugie dans le silence, les livres, la maladie et s’ouvre déjà le grisant infini des chemins buissonniers. Adolescent, il fugue en Gueldre, s’assagit, devient un brillant « avocat subversif ». Il raconta mille fois, par gentillesse, sa radiation du barreau pour une faute qu’il jurait n’avoir jamais commise, sa cavale, son séjour à Join-ville en Haute-Marne, ses rencontres avec André Dhôtel dans les Ardennes grâce à Pa-trick Reumaux, sa liberté retrouvée enfin, comme si, toujours, d’un malheur naissait l’éblouissement.

Son bonheur était d’écrire, de lire, et d’admirer.

Il était rempli de mots. Depuis l’enfance, grâce au grand-père qui avait assisté à l’en-terrement de Victor Hugo, il s’était initié aux dictionnaires et au madère. Il avait appris à aimer les « voix solitaires » : Chavée, Michaux, Perros, Thomas, Arland, Chardonne, Dhôtel, Lubin, Follain, Réda, Jaccottet, et Joubert, sauvé de l’oubli par Chateaubriand, qui l’ac-compagnera jusque dans ses derniers jours. Bien sûr, les biographes collecteront une pluie d’anecdotes sur ses ivresses, ses incar-tades. Bah ! c’est qu’il aimait les rencontres, l’atmosphère des cafés, le billard, une bohème conviviale, le vin, rouge, blanc, et le jaune d’Arbois. S’il était ivre, c’était surtout de livres. À l’hôpital, où il avait rejoint « la com-munauté fraternelle des cancéreux », il se plaignait de ne pas les avoir tous à disposition autour de lui. Il relisait Maurice Scève, le Neruda de Né pour naître.

La maladie a aiguisé en lui l’ironie de l’ob-servation qu’il aimait tant retrouver chez Montaigne. Il raconte que, très jeune, son sempiternel sourire en coin agaçait sa mère. C’est avec ce même sourire qu’il apprit la nouvelle de ses cancers, et sa condamnation. Dans Portrait craché, son dernier « roman »

(il répétait sans cesse qu’il ne pourrait jamais écrire de romans), il relie plusieurs continents, celui de l’éducation compressive et celui du grand âge mûr piégé par les sournoises mé-tastases. Il est à peine surpris par l’imminence de cette mort qu’il croyait avoir apprivoisée, par la douleur, les infirmités, et la paralysie faciale qui l’empêche de fumer à loisir. Cet ultime petit livre (« Les petits livres, note Joubert, sont plus durables que les gros ; ils vont plus loin »), comme le précédent, Brouillard, est construit de courts chapitres.

Le récit alterne la première et la troisième personne : la parole de l’homme souffrant, épiant les sentiers secrets de la douleur, es-pérant et conjurant le mal en faisant rouler dans ses phrases le tambour de mots sonores et barbares : stomie, chimiothérapie, mas-toïde, cervelet ; et la parole de l’homme af-franchi de son corps, visitant encore une fois ces merveilleux pays de l’enfance d’où l’on ne revient jamais que pour l’adieu. Il contient, et c’est très rare chez lui, si bienveillant d’or-dinaire, des pages terribles sur la vacuité des écrivains contemporains et la sottise de notre monde hurlant livré aux « machines triom-phantes en face desquelles se démolissent la vue et le corps des esclaves ».

Lui, le Belge errant, qui avait connu tant de maisons de villes et de villages, en Gueldre, en Bourgogne, en Charente, en Cabardès, dans les Juras, avait fini par trouver un havre de silence et d’écriture dans le sud de la Champagne, entre la Langres de Diderot et la Troyes des trou-badours, dans ces plaines pouilleuses piétinées jadis par les hordes cosaques pourchassant un empereur crotté. Il en résulte cinquante-six poèmes publiés par L’Arrière-Pays, hommage aux écrivains vénérés, à sa compagne et à ses amis des dernières années, à une terre qu’il affec-tionna, à la nature si libre et apaisante où trône un cerisier centenaire : « Définiti-vement perclus / me voici donc ici reclus / à Saint-Léger clos des Garennes / at-tendant que la mort me prenne / je m’étiole je ne sors plus / je suis un vieux chardon crépu / pris de vertige ancien rebelle / toujours privé de parentèle / jadis interdit de séjour / repris de justice exilé / qui jamais ne sut où aller / et qui se déplaçait toujours / mal vêtu à peine chaussé / évi-tant la maréchaussée. » Puisse sa poésie retrouver celle de Rutebeuf et de François Villon en postérité.

Jean-François Nivet

Jean-Claude Pirotte, en silence

rencontre avec raba Hammo autour de son ouvrage

l’épilogue andalou de Mahmoud Darwich, le jeudi 11 septembre 2014 à 18 h 30 au Centre culturel

algérien (171, rue de la Croix-Nivert, 75015 à Paris). C’est un essai critique publié en avril 2014 par les éditions Autres

talents, préfacé par le poète galiléen saleh K. srouji et le philosophe Yves Letourneur. Ce recueil met l’accent sur

les événements tragiques de l’histoire arabe que le poète met en relation avec d’autres épisodes survenus sur d’autres continents et qui posent la même problématique identitaire.

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V I I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 )

Lettres

Tristesse de la terre, d’éric Vuillard. Actes Sud, 158 pages, 18 euros.

Bien souvent, le problème du biographe est d’avoir à traiter à la fois une vie et une légende. Il est obligé par l’une et tenté par l’autre. Dans tristesse de la terre, Éric

Vuillard se situe volontairement à côté, en deçà ou au-delà du problème. Que reste-t-il aujourd’hui de Buffalo Bill ? Un nom, qu’on ne relie à rien de précis ; des souvenirs vagues de chapeaux, de bisons et de paille ; une chaîne de restaurants aux allures de ranchs un peu vulgaires où l’on va déjeuner une fois par mois pour sortir les enfants… Au bas mot, une vie décevante et une légende délavée, démodée. Allez donc écrire une biographie !

Tristesse de la terre n’est d’ailleurs pas une biographie à proprement parler. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, Éric Vuillard donne à lire « Une histoire de Buffalo Bill Cody ». Et donne à voir aussi des photographies qui, pour connues qu’elles soient, figurent une étrange nostalgie sur le beau papier du livre. C’est qu’à partir de Buffalo Bill, l’auteur se propose d’écrire l’histoire de tout ce qui passe, de tout ce qui est hors d’usage.

William F. Cody, dit Buffalo Bill, né en 1846, fut soldat durant la guerre de Sécession et dans les guerres indiennes, connut les débuts du Pony Express (le service de distribution rapide de courrier américain), joua son rôle dans la conquête de l’Ouest par le développement des chemins de fer en massacrant les troupeaux de bisons (il en tua, dit-on, 69 en un seul jour)… La légende de Buffalo Bill naît sous la plume de l’écrivain Ned Buntline, qu’il rencontre et qui sent aussitôt le bon filon. Buntline écrit le personnage de Buffalo Bill dans une série de romans d’aventures et de récits exaltants, de contes à dormir debout, la conquête du Far West : ce sont les premières fredaines de la nation américaine. Les récits fondateurs. Ici, la vie de William Cody bascule, et sa vie s’efface. Il crée une troupe de théâtre, un spectacle, le Wild West Show, où il rejoue inlassablement les épisodes de l’épopée américaine, incarnant le person-nage de sa légende, dans des rôles qu’il n’a jamais tenus, à tel point que lui-même ne saura plus discerner le vrai du faux. Sous le chapiteau du Wild West Show, Buffalo Bill,

sur son grand cheval blanc, sauve Custer de la défaite à Little Big Horn ; le massacre des Lakotas sans défense à Wounded Knee devient la Bataille de Wounded Knee et ses deux armées valeureuses. Ça n’a pas d’importance, qui viendra chipoter ? C’est le happy end, la magie du spectacle.

Le succès est immédiat. Les Américains viennent en famille voir et revoir leur histoire mythifiée. Le Wild West Show façonne l’inconscient collectif. On y apprend à être américain, à penser en américain. Le spectacle peut bien raconter l’histoire de travers du moment qu’il exhibe les preuves de l’histoire. C’est ce qu’ont bien compris Éric Vuillard et Buffalo Bill. Cody achète les vêtements et les objets indiens volés sur les cadavres, il rassemble les Sioux survivants de Wounded Knee pour leur faire rejouer jusqu’à la lie la fausse histoire de leur vie, il embauche, ou plutôt débauche, le vainqueur de Little Big Horn, le chef indien Sitting Bull… Les spectateurs ont devant les yeux, dans un tonnerre de galopades et de poussière, de fusils et de faux sang, les protagonistes de l’histoire. La renommée de Buffalo Bill est planétaire. Le show se joue en Europe, sous la tour Eiffel, à Nancy, à Londres, à Venise…

Mais tout passe, déjà. Le Wild West Show finit par s’épuiser après trente ans de représentations. Buffalo Bill est sur la fin, grotesque, dépassé par le cinéma, un mythe hors de saison. Il règne sur Tristesse de la terre une lumière douce et crépusculaire, une atmosphère de fête foraine ancienne qu’on aurait oublié de démonter. La construction du livre elle-même ressemble au Wild West Show : un agrégat de saynètes et de pauvres épisodes sans chronologie parti-culière. Le Buffalo Bill d’Éric Vuillard est bien cette vieille crapule qu’il a sans doute été, mais c’est surtout un clown triste. Qu’est-ce qui autorise l’auteur à cette interpréta-tion ? Comme il l’écrit lui-même : « Quant à ce que pouvait penser l’entrepreneur de spectacles, la superstar qu’il était devenue, c’est encore plus difficile à savoir. Il n’est pourtant pas de ceux qui n’ont pas laissé de traces, mais l’excès est une autre épreuve que le manque, et si l’archéologie est la science des vestiges, il n’existe pas encore de recherches sur ce qu’on a trop vu. » Il s’agit donc d’une histoire subjective, violente,

mais tendre, mais triste. Infiniment triste. Qu’on ne se trompe pas aux exclamations nombreuses qui émaillent le récit : elles sont sans joie. C’est l’histoire d’un homme dont la vie fut entièrement factice, mangée par son per-sonnage, et qui survécut à sa gloire passagère. Cela semble courant aujourd’hui ; on voit tous les jours de ces idoles démodées dont les frasques font encore parfois la une des magazines. Et l’on dit : voyez les excès des mass médias, de la télé-réalité, où cela nous mène… Mais Vuillard fait de Buffalo Bill l’inventeur du showbiz, et montre très justement que ce qui nous semble être la dérive d’un système – l’invasion vertigineuse du faux par la transpo-sition du spectacle au cœur même de la vie – était en réalité présent dès l’origine du show-business. Éric Vuillard interprète la fondation de Cody par Buffalo Bill, la ville idéale, la ville née du spectacle, baptisée paradoxalement de son vrai nom, comme « un rêve de romanichel », le désir de trouver « une forme réelle », pérenne, solide, vraie, dans la république de l’éphémère. La nostalgie du vrai, qui a si souvent hanté les jargonneurs de l’authenticité au XXe siècle, n’a pas besoin de système philosophique. Vuillard fait de la nostalgie une « forme (de) savoir » d’une civilisation devenue « un alliage impossible de nouveautés et de regrets ». C’est tout. La tristesse n’est pas un problème, c’est une façon d’appréhender le monde, de se sentir passer, de se sentir y passer. L’écriture de Vuillard est fine et, si l’on peut redonner sens à un mot usé lui aussi à force d’utilisations creuses, pénétrante. En manipulant juste-ment des mots de la modernité, des anglicismes (manager, showbiz, show, merchandising…), Vuillard laisse trans-paraître l’ouvrage du temps sur la langue affreuse du quotidien : la tristesse. Ce qui était pour nous les mots de l’habitude semble tout à coup empreint d’une étrange vieillesse alors que des expressions rares ou désuètes sont douées d’une lumière triste et savoureuse qui prête à rêver : « Se racrapoter, une route un peu capricante, une « ombre estime… » Comme si, au milieu du babil universel, Vuillard voulait nous faire comprendre que le langage aussi est un spectacle.

Victor Blanc

tristesse du Far West

Le Cercle des tempêtes, de Judith Brouste. Gallimard, coll. « L’infini », 198 pages, 17 euros.

La genèse d’un des contes fantastiques les plus déterminants de l’imaginaire occidental se produisit à la charnière

du siècle des lumières et de celui du roman-tisme. Mary Godwin, fille de deux intellectuels rationalistes – Mary Wollstonecraft, ancêtre britannique du féminisme, et William God-win, philosophe politique –, en écrivant Fran-kenstein, allait changer l’histoire du roman et dominer pour plusieurs décennies la réflexion sur l’éthique de la science. À la croisée du fantastique gothique, inauguré par Horace Walpole et son Château d’Otrante, et du conte philosophique, qui atteignit avec Faust son expression la plus géniale, Frankenstein éta-blissait un lien entre la littérature et la réflexion sur l’invention scientifique, plus encore qu’il ne prolongeait la figure mythique du Golem. À quel prix l’homme pouvait-il créer la vie à partir de la mort ?

En épousant Percy Shelley, Mary Godwin liait son destin à un poète monstrueux d’égo-centrisme et hanté comme elle par le mythe de Prométhée, qui sous-tend tout l’imagi-naire de Mary devenue Shelley. Judith Brouste a choisi de raconter, à travers un prisme très personnel, la vie de ce couple à la fois béni et maudit : béni par la grâce de la création poétique et maudit par un destin

tragique. Mort d’enfants, suicides, trahisons, duplicités, accident mortel.

Percy Shelley n’était guère fait pour le mariage et la fidélité. Il commença par trahir sa pre-mière femme, qui se suicida enceinte. Mary Shelley elle-même, malgré elle, entraînait la chute de ses deux demi-sœurs. L’une d’elles, Fanny (fille d’un premier lit de Mary Woll-stonecraft), se tua. L’autre (en réalité la fille de la marâtre de Mary) la suivit dans sa vie conjugale, formant avec le couple un ménage à trois pathétique auquel devait s’ajouter un troisième génie, Byron. En Suisse et en Italie, ces figures démoniaques et romantiques de-vaient rencontrer un autre personnage, le médecin Polidori, qui mourra tragiquement lui aussi.

Ces épisodes capitaux du romantisme européen frappèrent bien entendu les imaginations des contemporains et des générations suivantes. Il y a une vingtaine d’années, le romancier américain Paul West leur consacrait un roman érudit et visionnaire, le Médecin de Lord Byron (Rivages, 1990), plutôt centré sur la figure de Polidori. Judith Brouste, qui jusqu’ici a surtout écrit des récits autobiographiques où elle révélait une merveilleuse liberté de pensée et d’amour, s’attache à cette phase de l’histoire littéraire en la mettant en corrélation directe, à travers sa propre vie, avec une autre époque romantique que furent les années 1970. Le Living Theatre, la Factory d’Andy Warhol furent également fascinés par le mythe de Frankenstein, et Judith

Brouste place en miroirs mutuels ces années distantes de plus d’un siècle et demi.

En ayant elle-même fait l’expérience d’une transformation physique par l’ablation de ses seins (elle a évoqué son cancer dans des romans antérieurs), elle essaie de penser ce qu’est la mutation, la monstruosité vivante. « Quand on m’a tranché les seins, je n’ai pas été étonnée. Cela devait arriver : ressembler ce que j’étais restée, à ce que j’avais voulu rester, un enfant. Mes seins ont disparu, ai-je pensé. Retour en arrière, au commencement, où je parlais sans être entendue. » Si bien que ce qui pourrait n’être qu’une savante et sensible reconstitution d’un épisode littéraire, ou une étude biogra-phique, devient une réflexion extrêmement originale sur la passion, la création littéraire et la réflexion eschatologique.

La figure de Shelley, comparée à celle de David Bowie, le romantisme mis en rapport avec Debord, le sacrifice d’une vie à l’œuvre, ces éléments donnent à ce livre une vitalité particulière qui lui fait dépasser le simple statut d’une rêverie romantique ou d’une analyse historico-littéraire. « Les couples fatals sont en place. Frankenstein et sa créature, Mary et Shelley, inscrits dans leur course au malheur », résume l’auteur en comparant le roman de l’épouse et le poème de l’époux.

La noyade de Shelley, en 1822, quand il avait moins de trente ans, inscrit son destin dans une sorte de monumentalité du désespoir romantique. Il est Werther, il est René incarnés.

Il outrepasse par sa vie et sa mort l’imaginaire que n’ont cessé de provoquer les poètes ro-mantiques, et en particulier Byron, Mary, Polidori et Shelley lui-même, et tous les rôles secondaires qui ont entouré leur vie. On dit que l’année 1816, rapporte Judith Brouste, connut des événements climatiques excep-tionnels qui firent envisager, une fois encore, l’apocalypse. « Un froid terrible sévit cet été-là. Les puits gèlent, il neige à Londres en plein mois d’août. Un volcan indonésien, le Tambora, vient d’émettre des nuages de cendres, de gaz, de poussière qui se promènent à travers le monde. »

Pendant ce temps, le quintette que Shelley, Mary, Byron et Claire, la demi-sœur de Mary, formaient avec Polidori, installés dans la villa Diodati au bord du lac Léman, crée un cercle dangereux, expérimental, où la poésie, la théologie, la science s’entremêlent dans une transgression constante du rationalisme. Byron sait qu’il est l’essence même de la poésie pour l’Europe entière. Musiciens, peintres le pren-nent pour modèle. Mary a inventé un archétype du fantastique. Et Shelley, en quelque sorte, se sacrifie.

Ce qui se passa, cette année-là, dans la villa Diodati, paraissait devoir influencer plus d’un siècle de poésie et, plus généralement, de création. Comme si ces artistes n’avaient pas assez de leur vie pour la rêver et devaient contaminer celle des générations suivantes.

René de Ceccatty

Judith Brouste dans l’œil de l’ouragan romantique

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sAVOIrs / Arts

La Domination, de Max Weber, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski. Édition française établie par Yves Sintomer, éditions La Découverte, 427 pages, 29 euros, 2014.

Le sociologue allemand Max Weber a fait l’objet de nombreuses interprétations et appropriations souvent bien divergentes. rappelons que le sociologue libéral

raymond Boudon voulut en faire un des tenants de l’indi-vidualisme méthodologique, alors que de son côté le grand défenseur du fonctionnalisme dans les sciences sociales, talcott Parsons, en fit une de ses principales sources d’ins-piration. De manière plus inattendue encore, Max Weber a aussi fortement influencé les milieux marxistes : Boukharine le considérait comme le plus important sociologue bourgeois, et l’on sait l’influence que son œuvre eut sur le chef-d’œuvre de jeunesse de Lukács, Histoire et conscience de classe (1923). Par la suite, on peut relever l’impact des théorisations de Max Weber sur les travaux produits par l’école de Francfort, mais aussi sur ceux d’un historien de l’Antiquité aussi reconnu que Moses Finley.

Cet intérêt pour Max Weber au sein de la gauche critique peut sembler paradoxal car le sociologue allemand ne déclarait aucune parenté idéologique avec cette dernière. Revendiquant son appartenance à la bourgeoisie, dont il disait partager les valeurs, Max Weber afficha très long-temps des idées conservatrices et défendit l’impérialisme allemand et sa politique de puissance, ainsi que l’entrée en guerre de l’Allemagne en 1914. S’il se prononça pour la croissance des pouvoirs du Parlement allemand, il n’exposa pas d’idée hostile à l’empire et condamna tout d’abord la révolution allemande qui chassa le Kaiser. Hostile au capitalisme libéral sur le modèle anglo-saxon, il fut cependant très réticent devant les premières tenta-tives d’instaurer des lois sociales. Et s’il se rallia au parti démocrate allemand récemment créé dans le sillage de la révolution allemande et afficha alors des positions plus modérées, on ne peut en faire un démocrate, un libéral, voire encore moins un proche du socialisme, malgré son intérêt évident pour Karl Marx.

Une œuvre à la portée critiqueL’intérêt pour Max Weber au sein de la pensée de gauche

tient donc à autre chose qu’au profil individuel du sociologue, mais plutôt à la portée intrinsèquement critique de son œuvre. On pense notamment aux constats de Weber sur les dangers de la rationalisation extrême des mécanismes sociaux et sur la perspective de voir se transformer la société en une sorte de « cage d’acier » à laquelle se heurteraient ses acteurs. On pense aussi à ses constats implacables sur les mécanismes de domination inscrits au cœur même des mécanismes économiques et sociaux. Une majorité de ses réflexions étaient concentrées dans un ouvrage publié de manière posthume par sa femme, Marianne Weber, sous le titre Économie et société. Constitué d’un assemblage de textes divers, Économie et société a permis à de nombreux lecteurs de découvrir les aspects les plus stimulants de la pensée de Max Weber, mais le livre ne correspond plus tout à fait aujourd’hui aux exigences de l’édition universitaire. Depuis plusieurs années, les œuvres complètes de Max Weber sont éditées de manière exhaustive et scientifique, et il est possible de se confronter aux textes du sociologue tels qu’il les avait rédigés.

Les éditions La Découverte publient dans ce contexte un recueil de textes intitulé la Domination. Il reprend un ensemble de manuscrits de Max Weber qui s’intéressent tout particu-lièrement à ce thème, thème qui s’avère ainsi beaucoup plus approfondi que dans la version d’Économie et société dont nous disposions jusqu’alors. On y retrouve évidemment la célèbre typologie webérienne qui distingue trois formes de domination – la domination patrimoniale, la domination bureaucratique et la domination charismatique –, ces domi-nations donnant lieu à des formes de légitimité différentes – la légitimité de type traditionnel, la légitimité de type ra-tionnel et la légitimité liée au charisme d’une personne. On a parfois reproché à Max Weber le peu d’originalité de cette typologie, les deux premières formes de légitimité étant connues depuis bien longtemps et la troisième étant un peu bancale et manifestement associée aux autres de manière artificielle. Les longs développements que Weber consacre ici aux trois dominations démontrent au contraire la validité de la thèse webérienne.

Un foisonnement d’informations et de réflexionsL’ensemble est très foisonnant, notamment du fait de l’ap-

proche historique adoptée : Weber traque ainsi les indices d’une forme de domination bureaucratique dans la Chine ancienne (pour mieux les relativiser), il suit les différentes formes d’af-fermage des revenus fonciers dans les empires arabo-musulmans pour y chercher les formes de domination patrimoniale, il scrute la constitution embryonnaire de sorte de fiefs dans les royaumes hellénistiques par l’installation de colons militaires… Énorme lecteur, le sociologue allemand présente toute une suite d’informations au sein desquelles on se perd parfois et ce d’autant plus que le plan adopté par Max Weber n’est en rien chronologique mais thématique. En outre, le propos s’avère parfois obscur, sans doute du fait du caractère inachevé des textes présentés. On distingue toutefois bien la thèse de l’auteur : l’humanité a connu deux formes de domination stable et pé-renne, à savoir la domination patrimoniale, constituée à partir de la cellule domestique sous l’autorité du père de famille, et la domination bureaucratique qui se met en place lorsqu’un système de codes et de règles abstrait s’instaure. La domination bureaucratique est évidemment la forme de domination en vigueur dans les sociétés modernes, Weber constatant avec pertinence qu’elle traverse à la fois la sphère administrative et gouvernementale, mais aussi le monde de l’entreprise. La domination charismatique, inscrite dans les mentalités reli-gieuses, est, elle, plus temporaire et a tendance à se fondre dans ce qu’il appelle une forme de « quotidianisation ».Derrière l’avalanche de concepts lumineux et féconds

(patrimonialisme, charisme de fonction, féodalisme « litur-gique »…), on peut toutefois discerner un manque : la domi-nation, dans la conception de Weber, assujettit, contrôle et ne trouve que rarement des résistances. Celles des paysans sont sporadiquement évoquées, mais comme le constate dans sa préface Yves Sintomer, celles de la classe ouvrière sont définitivement escamotées. Si le mouvement ouvrier est traité, ce n’est pas comme force d’émancipation mais comme machine à constituer des élites. Il y a là une cécité dont le profond sociologue allemand aurait sans doute été le premier à accepter le reproche.

Baptiste Eychart

Max Weber penseur de la domination

«Ce qu’on peint est inexplicable. tout est une question de cli-mat, d’atmosphère, de lumière,

de mystère aussi ». C’est ce que Paul Del-vaux, l’un des plus grands peintres figuratifs du XXe siècle, avait dit à mon père, dans l’entretien qu’il lui avait accordé, le 7 sep-tembre 1973, dans sa maison du béguinage de Furnesi. L’artiste avait alors soixante-seize ans. Outre la peinture murale de la salle de jeu du Kursaal d’Ostende, nous avions découvert ses œuvres grâce aux ouvrages de Claude spaak, Maurice Nadeau et Antoine terrasse. L’exposition qui s’était tenue en 1972, « Peintres de l’imaginaire, symbolistes et surréalistes belges », avait enrichi notre connaissance de Delvaux. Nous étions, en cet été 1973, en vacances à Koksijde. C’est là, plus précisément à saint-Idesbald, qu’en 1980 a été inaugurée la Fondation Paul-Delvaux et qu’en 1982 un musée lui a été consacré. Depuis, les hommages et rétros-pectives se sont multipliés et ses œuvres sont présentées partout dans le monde.

Récemment, à Marseille, dans l’exposition « Visages » à la Vieille Charité, Toutes les lumières (1962), œuvre emblématique du peintre, aurait pu servir d’introduction à « Paul Delvaux, le rêveur éveillé », expo-sition qui se tient actuellement au musée Cantini. En une centaine d’œuvres, pour la plupart des huiles sur toile, mais aussi des pièces graphiques (lithographies,

encres de Chine, crayons, fusains) pré-sentées sur près de 1 000 m2, selon un parcours thématique en six sections, nous pénétrons dans l’univers insolite d’un créateur, qui connut sa vie durant une telle joie de peindre, qui habitait si inten-sément son œuvre que l’expression « fuir dans le tableau » semble faite pour lui.

Paul Delvaux (1897-1994) a très tôt envie de dessiner. Son père, l’avocat Jean Del-vaux, et sa mère, Laure Jamotte, acceptent de l’inscrire à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles. Très vite, il s’en écarte.

Il travaille d’après nature, sur le motif, no-tamment à Rouge-Cloître, dans la forêt de Soignes, au sud-est de Bruxelles, et il expose avec le groupe belge Le Sillon. Après cette période postimpressionniste, il est influencé par les expressionnistes flamands, James Ensor (à propos duquel il écrira une notice), Constant Permeke et Gustave de Smet. Datent de cette période le Couple (1931) ou la Dispute (1934). Dans la Vénus endormie (1932), les grotesques couleurs terre, à l’arrière-plan, contrastent avec la jeune femme nue, allongée sur une étoffe lie-de-vin.

À la kermesse de Bruxelles, Delvaux dé-couvre la collection du fameux Dr Spitzner, qui le marque durablement. C’est alors qu’il introduit les squelettes dans son « théâtre d’apparition ». Ensuite, l’ex-position « Minotaure » au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, qui présente

notamment des œuvres de Giorgio de Chirico et Magritte, infléchit son parcours pictural (le Rêve, 1935). Dès 1936, il construit lentement son propre univers, né du rapprochement insolite d’objets, où l’architecture métallique des gares (il peint des trains depuis les années 1920) voisine avec les églises, les temples grecs et les aqueducs romains, où les lumières artifi-cielles se juxtaposent aux flammes des lampes à pétrole et des bougies, où les frontières entre l’extérieur et l’intérieur sont abolies, où les jeunes filles aux seins de lait côtoient les dames en dentelles, où les vierges sages sont proches des cour-tisanes. De cet univers, où règnent les déesses, « femmes plus belles d’être sem-blables » (Éluard), les hommes sont le plus souvent absents. Le peintre (quel-quefois représenté) est-il le seul initié, le seul à être admis dans le temple d’amour ? Le peintre (ou son double, Jules Verne, le visionnaire) est-il le seul à voir juste, à être en capacité de bâtir au-delà des apparences ?Delvaux n’improvise pas. Il construit

chaque œuvre minutieusement (par étapes : croquis, esquisses, etc.), accordant une extrême importance aux détails.

Les objets sont fidèlement représentés (les trains, les maisons, les chapeaux, les dra-pés), mais il subvertit l’académisme non seulement par l’introduction d’éléments

hétérogènes, mais par la multiplicité des perspectives, par les jeux de miroirs, les encadrements intérieurs, les jeux optiques. Ainsi naissent des œuvres magistrales comme Solitude (1955), les Ombres (1965), l’Acropole (1966), Chrysis (1967), Sérénité (1970) ou l’Ermitage (1973).

Le peintre Walter Vilain disait justement : « Paul Delvaux crée un drôle de silence. À l’intérieur de ces espaces, on laisserait tomber une pierre, elle ne ferait pas de bruit. » Monde imaginaire. Univers du mystère et de l’in-quiétude, univers angoissant de l’attente, univers érotique des rencontres potentielles.

Martine Sagaert

« Paul Delvaux, le rêveur éveillé », exposition au musée Cantini, du 7 juin au 21 septembre 2014 (réalisée en collaboration avec le musée d’Ixelles, Bruxelles, Belgique).Paul Delvaux, le rêveur éveillé, catalogue d’exposition, textes de Georges Banu, Olivier Cousinou, Laura Neve, Régine Rémon, Baldine Saint Girons, Gaëtane Warzée. Éditions Snoeck, 2014, 30 euros.Voir aussi :Fondation Paul-Delvaux, Saint-Idesbald, Belgique : http://www.delvauxmuseum.com« Paul Delvaux dévoilé », exposition au musée d’Ixelles, Bruxelles, du 23 octobre 2014 au 18 janvier 2015.

L’univers érotique de Paul Delvaux

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X . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 )

Arts

« Viallat, une rétrospective », musée Fabre, Montpellier (Hérault), jusqu’au 2 novembre.

Il était une fois support-surface dont la théorie était fondée sur la répétition de mo-tifs simples sur un matériau libéré du cadre

et du châssis. Devenu mythique, ce dernier groupe d’avant-garde français cherchait à démystifier l’objet artistique en exposant différentes techniques et manipulations qui participent au processus de sa fabrication. Dès 1966, Viallat ou Dezeuze, Devade ou Dolla, passent en revue tous les constituants phy-siques du tableau de chevalet (toile, cadre, châssis), chaque artiste se donnant un champ d’étude et d’action spécifique.

C’est ainsi que Claude Viallat invente une forme qui ne relève que du domaine visuel car, tout en restant immédiatement re-connaissable, elle est impossible à nommer. Devenue la signature de l’artiste, ni orga-nique, ni géométrique, ni symbolique, ni figurative, à mi-chemin entre le haricot et la palette (est-ce un simple hasard ?), cette marque colorée est répétée sur une toile non tendue, distribuée sur une bâche ou un autre matériau de hasard, souvent aux contours irréguliers. De telle sorte que l’artiste, qui expérimente un geste pictural simple et archaïque, dénué de toute vir-tuosité ostentatoire, se donne comme but de retrouver les « origines de la peinture ».

Au fil des ans, le support a légèrement évolué : les bâches, simples surfaces de toile brute, sont maintenant des morceaux de tentes militaires avec leurs sangles et leurs petites fenêtres fermées. La présentation aussi a changé : la bâche a fait place à des toiles superposées. Si le motif demeure identique, les couleurs et leurs harmonies, parfaitement maîtrisées, varient sans cesse.

L’exposition récente est une rétrospective, où le parcours, pas toujours facile à suivre, permet de comprendre l’évolution complète de cette production. Particulièrement éclai-rant est le chapitre qui montre la genèse du fameux « haricot », résultat d’une lente gestation, loin de tout fantasme d’une apparition fulgurante. Ailleurs, on découvre

les plus anciennes peintures figuratives de Viallat, peu connues, ou encore sa fasci-nation pour la tauromachie. D’autres sec-tions (Un artiste de la matière, L’éloquence de la couleur ou encore Jeu des supports) offrent des analyses précises du processus de travail de celui qui prétend que : « Je n’apprends pas la peinture, c’est elle qui m’ap-prend ce qu’elle est. » Face à ce feu d’artifice chromatique jouissif, qui flirte parfois avec le décoratif, le plaisir de l’œil est immense. Le seul défaut de l’exposition est sa géné-rosité. Boulimique, l’artiste cherche à tout montrer au risque de dépasser la capacité visuelle des spectateurs. Trop d’éloquence tue l’éloquence ?

Itzhak Godberg

L’œuvre sans fin

Le musée national d’Art moderne du Centre Pompidou présente jusqu’au 22 septembre prochain une grande exposition de l’œuvre de Martial raysse qu’il ne faut

pas manquer. Catherine Grenier, ancienne directrice adjointe du musée, en est le maître d’œuvre. elle a également dirigé, avec la rigueur qu’on lui connaît, le très bel ouvrage publié à cette occasion, qui devrait faire référence.

Rétrospective, l’exposition montre de manière chronolo-gique toute l’étendue et la richesse de la trajectoire de l’artiste, depuis sa fameuse période pop, qui lui a permis d’acquérir dès les années soixante une renommée internationale, jusqu’aux travaux réalisés ces dix dernières années, jusque-là peu ou pas exposés. L’artiste a choisi, durant les années deux mille, de se consacrer presque exclusivement à son œuvre, peintures de grand format, fresques monumentales et sta-tuaires. Il s’éloigne du monde de l’art et de ses institutions. On le voit peu sur la scène artistique.

Les expositions individuelles qui lui sont consacrées, sont surtout celles de la Galerie de France de Catherine Thieck, qui suit l’artiste depuis longtemps. Et la dernière grande rétrospective de son œuvre en France, dans la galerie du Jeu de paume à Paris, date de 1992.

Martial Raysse est un artiste majeur aux multiples facettes, qui passe avec la même aisance de la sculpture à la peinture et au cinéma. Il répond à d’importantes commandes publiques. À Nîmes : fontaine au crocodile, réaménagement de la place d’Assas ; et à Paris : sculpture en bronze et panneaux mosaïques pour les métopes du Palais d’Iéna ; grande peinture de douze mètres de long, Mais dites une seule parole, pour les espaces de lecture de la bibliothèque nationale de France, site Fran-çois-Mitterrand ; vitraux pour l’église Notre-Dame-de-l’Arche-d’Alliance ; et enfin, deux œuvres monumentales : Sinéma, les anges sont avec toi, un dessin au néon réalisé pour le cinéma MK2 quai de Loire, et ReLeBainTurc, un diptyque de néons multicolores d’après Ingres, qui orne la façade du cinéma MK2 Bibliothèque. Martial Raysse est aujourd’hui l’artiste vivant le plus cher du monde. Le prix japonais Praemium Imperiale lui sera remis en octobre. Et pourtant, l’artiste longtemps boudé par la critique, reste peu connu du grand public.

Une occasion unique, donc, de découvrir ou redécouvrir cette œuvre fascinante jusque dans ses replis les plus iconoclastes et ses détours les plus singuliers.

L’œuvre d’un artiste de près de quatre-vingt ans, né à Golfe-Juan Vallauris, sur la Riviera niçoise en février 1936, qui, comme l’écrit Dimitri Salmon, est animé de la fougue d’une jeunesse retrouvée, d’une jeunesse qu’on dirait éternelle. Une peinture « en perpétuelle évolution, toujours plus étincelante de vigueur et même de verdeur ».Celui qui, à l’âge de douze ans, faisait ses premières

aquarelles, se voyait d’abord poète, écrivain. Il optera

assez vite pour « cet au-delà des mots », la peinture, consi-dérant le langage visuel comme le plus universel.

Cependant, jamais totalement abandonné, le texte sera présent chez lui sous différentes formes. Dans des poèmes objets comme Bleu citron, une gouache sur papier datant de 1957, où on peut lire : « Tu marches/ Et voici que se dé-roule/ Tout le ciel antique ». En guise d’introduction, comme dans la série Graal, présentée à la nouvelle Biennale de Paris en 1985, une maxime écrite à l’envers et qui se lit par l’entremise d’un miroir : « Par la juste mesure du monde et pur savoir d’amour au travers du Montsalvat vers le Graal ». Ou encore, dans des estampes plus récentes comme Ce trottoir (ex-voto), 2000 : « Ce trottoir où marchait le maréchal putain » ou À cet instant, 2004 : « À cet instant le cheval blanc de bel atour », par exemple. Poésie qui se retrouve également dans les titres ludiques des tableaux et dans les textes qui accompagnent les œuvres avec humour et distance.

Si la trajectoire de Martial Raysse est associée à ses débuts au mouvement des Nouveaux Réalistes, initié par le critique Pierre Restany, dont l’artiste signe le manifeste au domicile parisien de Klein le 27 octobre 1960, celui-ci s’en détachera assez vite, pour réaliser des œuvres d’une esthétique proche des artistes pop américains. Cependant, comme le souligne Catherine Grenier, « l’inventivité de l’artiste n’entend pas se laisser brider par un mouvement ou une esthétique ». Et Martial Raysse n’aura de cesse, quels que soient la période ou le matériau utilisé, de réinventer « son propre métier ».

L’exposition, constituée de près de deux cents œuvres, permet de découvrir des crayons et aquarelles aux lavis d’encre, des pastels aux détrempes, des fusains aux col-lages, des peintures aux sculptures et des films et vidéos aux installations, une « esthétique de la vision » de l’artiste, de dérouler le fil de la création. Et l’on se surprend à sourire et même à éprouver une sorte de jubilation devant « toutes les étoiles du ciel » de l’artiste et même parfois, dans l’at-mosphère et l’éclat d’un matin, de s’étonner de l’étrangeté d’un « jour qui marche sur les mains ».

Les premières œuvres présentées sont fondées sur l’ap-propriation et l’assemblage d’objets divers de consom-mation courante. Elles sont montées sur tiges de fer et forment des arbres. Elles s’organisent en vitrine ou s’as-semblent en colonnes à l’abri du Plexiglas. Puis viennent des photographies aux contours rehaussés, des portraits et des corps de femmes ornés d’accessoires. Des collages, des assemblages de matériaux divers sur panneaux de bois. De grandes odalisques empruntées à Ingres vivement grimées en pin-up. Des dessins de silhouettes et de contours. Des corps qui s’émancipent au-delà du cadre du tableau, dont le châssis est désarticulé.

Des flocages et des néons montés sur toile. Des œuvres qui inscrivent le film au sein de la toile.

Intitulée Raysse Beach, une grande installation réalisée en 1962 et reconstituée dans l’exposition, accapare le regard. Il s’agit d’une suite de neuf panneaux de bois verticaux de couleurs vives sur lesquels évoluent des baigneuses grandeur nature. Un parasol est accroché à l’un des panneaux, à l’autre une serviette de plage, des fleurs artificielles, un filet garni de fruits en cire. Les panneaux s’ouvrent sur une plage de sable fin où traînent des jouets gonflables et autres ballons.

On y rencontre aussi, dans un coin, un juke-box.Dans une autre installation, intitulée Oued laou, présentée

en mai 1971 au musée d’Art moderne de Munich, et qui n’avait jamais été reconstituée depuis, une toile est tendue sur une armature cintrée et forme une voûte de près de cinq mètres de hauteur au sommet de laquelle des images cosmiques sont projetées, alors que des cris d’hyène et des chants d’oiseaux se font entendre. Un univers peuplé de « formes en liberté » qui prennent place parmi les étoiles et les astres, près de la croix « non du Christ mais de pharmacie » et des signes d’une écriture psychédélique, réinventée.

Chez Martial Raysse, « les nuages n’ont pas d’âge ». La figure féminine traverse toute l’œuvre. Des corps alanguis, des visages, de facture très différente, quasi patibulaires, dont certains acquièrent au fil du temps une certaine gravité. Ce que l’exposition donne également à voir sont les fresques les plus récentes dont certaines pour la pre-mière fois dévoilées : de curieuses bacchanales, des suites carnavalesques, un « théâtre de la cruauté », d’étranges mises en scène, telle Ici Plage, comme ici-bas, qui « fait une synthèse magistrale de toutes les intentions et trou-vailles de ces dernières années » (Catherine Grenier). Des compositions « aux allures de Jugement dernier ». Des suites cauchemardesques de personnages aux visages grinçants.

Faux anges ou vrais démons ? Des personnages souvent « agités des tourments de l’humanité ». Un cauchemar présent depuis la jeunesse de l’artiste, qui, comme il le confiait à Catherine Grenier dans un récent entretien, est aussi ponctué d’instants délicieux.

Martial Raysse, 1960-2014, rétrospective, Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, jusqu’au 22 septembre.Martial Raysse, catalogue, sous la direction de Catherine Grenier. Textes de Catherine Grenier, Françoise Viatte, Dimitri Salmon, Anaël Pigeat et Cécile Debray. Éditions du Centre Pompidou, 2014, 301 pages, 44,90 euros.

CHRONIQUE ARtS DE MARC SAgAERt

Martial raysse : une méditation sur l’humanité

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 ) . X I

cinéma / musique

né en 1929, nikolaus Harnoncourt est violoncelliste, chef d’orchestre, fondateur du consentus musicus :

c’est l’un des « Grand monsieur » de la musique. il est à la fois interprète et « intel-lectuel » de son art. La promenade qui nous est proposée est tirée de son dernier livre, la Parole musicale – Propos sur la musique romantique, qui inaugure la rentrée musi-cale 2014-2015. Pas de continuité rigoureuse dans ses propos mais des réflexions, des analyses, voire des anecdotes, concernant les plus grands, présentés, traduits, orga-nisés par sylvain Fort.S’il est communément admis qu’il

n’existe pas de progrès en musique, on est cependant en droit de se demander d’où vient la musique.

Selon N. Harnoncourt, l’art, la musique apparaissent dans le développement de l’être humain, inexplicablement. On situe la recherche et la découverte d’instru-ments anciens dans le cadre d’un mou-vement de renaissance auquel a largement participé notre auteur, dans les pas de la résurgence de ce que l’on nomme le « re-vival baroque ». Comment entendait-on la musique au temps de Jean-Sébastien Bach, de Joseph Haydn, de Félix Men-delssohn, etc. ? Recherche légitime qui justifie de sonder les sons initiaux, lar-gement malaxés depuis, dans le souci de gagner une impossible perfection.

La profondeur de MozartPlus on travaille sur Mozart et plus on

s’aperçoit qu’il se situe à part, malgré des références évidentes. Mais dans le mou-vement général de l’histoire de la musique, il se situe à l’une des premières places.

Il est important de saisir que Mozart n’est pas un « romantique stricto sensu ». Selon N. Harnoncourt c’est la « 40e Symphonie en sol mineur qui change sa vie », et d’ajouter que son « caractère musical se situe à l’opposé de son assurance personnelle ». C’est pour-quoi la biographie musicale doit être dis-tincte de l’étude sociologique de l’homme (d’où l’importance du travail de Norbert Elias).

Beethoven et BergÀ bien des égards, c’est Beethoven qui

introduit le « je » en musique, la compo-sante personnelle accompagnée d’éléments intellectuels, programmatiques, une relation nouvelle avec l’inspiration littéraire, en particulier ; ce sont là des traits romantiques.

En rapport avec la surdité du compositeur, N. Harnoncourt évoque une « oreille ima-ginaire », sans oublier pour autant les fa-meux « cahiers de conversation ».

Les contrastes de SchubertL’un des problèmes avec Franz Schubert

tient à la précarité de sa vie qui exclut la

possibilité de références d’interprétation d’époque. Par exemple les Trios. Ceci ex-pliquerait-il que ce soit le généreux Brahms qui a reconstitué une édition complète des Symphonies de Schubert. C’est éga-lement lui qui a mis de l’ordre dans le corpus de François Couperin. En vérité, N. Harnoncourt considère l’œuvre de Brahms comme une émanation de l’es-thétique baroque dont les interprétations modernes trahiraient l’esprit. Cette vision nous échappe ! N. Harnoncourt évoque la tentation opératique chez F. Schubert : Alfonso et Estrella (1822) et note un certain rapport avec Euryanthe, de Carl Maria von Weber. Du reste, N. Harnoncourt, plus généralement, estime que Schubert est un compositeur sous-estimé, tant à son époque que de nos jours.

S’agissant de Robert Schumann, il s’arrête sur Genevova, opéra dénué d’action dra-maturgique et qui serait « un regard sur l’âme » ; une œuvre à la temporalité exclu-sivement poétique où les chanteurs expri-ment une sorte de magie du chant. Un retour, une programmation s’imposeraient !

Brahms vieux garçon ruséIndépendamment de ses collaborations

avec des musiciens disparus, vues ci-dessus, N. Harnoncourt s’intéresse spécialement à la première de ses symphonies jugée, comme souvent à l’époque, comme étant

la 10e de Beethoven. La seconde comme une illustration de la Carinthie musicale (région de l’Autriche) tandis que les deux dernières ne sont guère présentes.

BrucknerMétéore venu d’une autre planète. Si comme

l’on sait Richard Wagner l’enflamma, Anton Bruckner appartenait, néanmoins à une autre éducation. Sans Bruckner pas de Gustav Mahler. Une sorte de précurseur, de pionnier, inégal parfois, nous illumine par ses éclairs de génie et sa complexité. Un authentique pour la « musique autrichienne » qui fascine N. Harnoncourt.

Carmen et VerdiN. Harnoncourt a dirigé davantage Carmen

comme un opéra au sens plein. Il perçoit Aïda comme « une grande musique de chambre de premier ordre ». Verdi n’était guère pieux, mais le Requiem en hommage à Manzoni « le pardonne pour l’éternité ».

Claude Glayman

La Parole musicale – Propos sur la musique romantique, de Nikolaus Harnoncourt,préface et traduction de Sylvain Fort. Actes Sud, 235 pages.Mozart et la France, de Jean Gribenski et Patrick Taïeb. Symétrie, 153 pages. 39 euros.Sociologie d’un génie, de Norbert Elias.Le Seuil, 1991.

Promenade musicale avec nikolaus Harnoncourt

IPremier long métrage de Thomas Cailley, réalisateur

trentenaire diplômé de la Femis, les Combattants a été présenté au Festival de Cannes 2014, où il a fait sensation. Mais d’où il est reparti sans grosse récompense – si ce n’est celle du prix SACD de la Quinzaine des réalisateurs. Ce film mérite pourtant d’être salué. Son apparente facilité, dans la réalisation comme dans le propos, dissimule de vraies audaces – et souligne par contraste l’excès de pesanteur d’un autre film présenté à Cannes… qui en est reparti avec la palme d’or (lire ci-dessous). Prise de risque la plus visible et parfaitement réussie : le choix des comédiens. Ils sont deux à porter le film de bout en bout, puisque c’est leur périple initiatique qu’il raconte : Adèle Haenel et Kevin Azaïs. La première a été remarquée dans l’Apollonide. Souvenirs de la maison close, de Bertrand Bonello, ou dans L’homme qu’on aimait trop, d’André Téchiné. Le second n’a fait que quelques apparitions et tient ici son premier grand rôle. Adèle Haenel interprète Madeleine Beaulieu, fille unique d’une famille aisée, étudiante en master d’éco-nomie… qui se prépare à intégrer les commandos parachu-tistes. Non par vocation militaire, mais pour être prête au moment de la fin du monde, qu’elle sent proche : guerres, terrorisme, épidémies…, ce ne sont pas les menaces qui manquent, explique-t-elle un soir de belle étoile à la famille d’Arnaud qui l’avait invitée à dîner. Orphelin de père, Arnaud, lui, se destine à travailler avec son frère aîné dans l’entreprise familiale de menuiserie. C’est en construisant un cabanon pour la piscine des Beaulieu qu’il apprend à connaître Madeleine. Tandis qu’il est un peu paumé, ne sachant que faire de sa vie, a fortiori dans cette partie des Landes où l’ennui rôde même en pleine saison, Madeleine le fascine par sa volonté de fer. Il la voit s’entraîner aux nages commandos dans sa piscine, et s’exprimer avec aplomb et insolence. Féminité et masculinité jouent à front renversé. Intrigué, séduit, envoûté, il décide lui aussi de suivre le stage commando auquel elle s’est inscrite, à quelques kilomètres de là. Et qui vire au désastre : Madeleine y dé-montre plus que jamais son individualisme forcené et sa misanthropie aiguë. Arnaud craque, et s’échappe. Rattrapé

par Madeleine, ils vont organiser leur propre stage de survie en forêt… qui va mal tourner. Adèle Haenel et Kevin Azaïs donnent à ces post-adolescents perdus une magnifique présence, composée de silences, de gestes maladroits, de regards de braise et de corps d’athlètes. Un mélange fascinant de puissance et de fragilité. On suit la progression de leur rela-tion, filmée avec finesse et em-pathie. Ils n’ont pourtant rien de spécialement séduisant, ces deux jeunes adultes pataugeant dans un nihilisme qui leur vient d’on ne sait d’où mais qui colle par-faitement à l’époque. Ils pourraient être sortis d’un roman de Houellebecq, tout comme ces militaires qui recrutent pour l’armée sur les plages en offrant des matelas pneumatiques, et comme ces décors naturels superbement filmés : de longues routes filant entre les pins, de petites plages touristiques sans grand attrait, et ces averses et ces incendies qui perturbent des journées monotones. Le film, lui, n’offre ni temps mort ni faiblesse : la lumière est superbe, le montage efficace, tout comme la bande-son et le scénario, aussi cohérent qu’original. Sans doute les personnages auraient-ils mérité un peu plus d’épaisseur, mais l’ensemble est une vraie belle surprise.

Les Combattants, film français de Thomas Cailley, avec Adèle Haenel, Kevin Azaïs, 1 h 38, en salles.

IIDe l’épaisseur, on en trouvera sans problème dans la palme

d’or 2014, Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan. On en trouvera même un peu trop… Si la réalisation est magistrale, le décor superbe – aussi bien cette région d’Anatolie avec ses étranges montagnes rondes, lisses et mystérieuses que cet hôtel troglodyte improbable – et les comédiens fabuleux, le film

s’étire autant en longueur qu’il s’égare en propos lors de dialogues interminables qui l’affaiblissent. Pris en étau entre son parcours raté de comédien promis à un bel avenir, sa jeune et magnifique femme qui ne l’aime plus et sa sœur qui se morfond, Aydin nous plonge dans d’interminables discussions, avec cette dernière notamment, qui donnent à la longue un sentiment de ressassement et de surplace. Son personnage de moraliste aigri et solitaire en devient presque caricatural. Il y a pourtant de belles échappées singulières avec des personnages secondaires, notamment cette famille de locataires qui ne peut plus payer son loyer et qui le confronte, lui l’humaniste affiché, à son dédain et à sa misanthropie. Sur le fond, certains propos restent ambigus, notamment sur la place de la religion. Elle est à la fois vertement critiquée à travers le portrait d’un imam veule, et défendue dans certaines répliques cinglantes de la femme d’Aydin, qu’il enferme et méprise à la façon des religieux les plus obscurantistes. Un peu de fluidité, de nervosité et de clarté auraient été bienvenues.

Winter Sleep, film turc de Nuri Bilge Ceylan, avec Haluk Bilginer, Melisa Sözen, 3 h 16, en salles.

Chronique Cinéma – LuC ChateL

Des Landes à l’anatolie

Les Combattants, de Thomas Cailley, avec Adèle Haenel, Kevin Azaïs.

DR

Page 12: Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les ... · II . Les Lettres françaises. septembre 2014 (suppLément à L’Humanité du 4 septemb re 2014) Lettres Pierre Bourgeade

Le rêve d’Olivier Py – diriger avec l’éclat qu’il mérite le Festival d’Avignon –, sur le point de devenir réalité en juillet dernier, a failli tourner au cauchemar. La faute

à une « petite affaire » négligée depuis des lustres, ou plutôt amendée en prévision d’une future disparition, refilée d’un gouvernement à l’autre de droite comme de « gauche » comme une patate chaude, et qui, bien sûr, n’a pu que susciter les vifs mouvements de protestation que l’on sait. Il s’agit, on l’aura deviné, du régime des intermittents du spectacle. Affolement et colmatage à la va-vite des « responsables » politiques qui ont fini, sans bouger d’un iota de leurs décisions, par nommer une commission ad hoc composée d’Hortense Archambault, ancienne codirectrice du Festival, Jean-Denis Combrexel, an-cien directeur général du travail, et Jean-Patrick Gille, député Ps, nommé par le gouvernement médiateur dans le conflit. Le groupe doit rendre ses conclusions avant la fin de l’année ; l’une de ses premières décisions étant de surseoir à ses travaux durant le mois d’août pour cause de vacances !

La faute aussi, en ce qui concerne le rêve virant au cauche-mar, au… ciel, en qui Olivier Py a toujours affi rmé croire, et qui, pour l’occasion, et pour contredire son souhait, redevint « autoritaire ». Bref, des trombes d’eau vinrent perturber les premières représentations de la nouvelle édition du Festival, dont on se demandait légitimement s’il aurait vraiment lieu et qui, au moment de son diffi cile démarrage, se voyait pour ainsi dire puni par des éléments dits naturels. À partir de là on comprend aisément que dans sa conférence de presse fi nale Olivier Py ait pu se féliciter du bon déroulement des opérations, même si le « manque à gagner » n’est pas né-gligeable et risque d’obérer les prochaines éditions du Festival. Pour le reste il s’agissait pour le nouveau directeur (le premier à être également metteur en scène depuis Jean Vilar) d’im-primer sa marque. Et pour se faire redessiner spatialement les lieux, non pas des représentations, c’eût été mission impossible, mais de déambulations dans la cité papale et de rencontres. Car, ce fut dit, il s’agissait de redonner la parole au public (pour autant qu’elle l’avait perdue). Le centre névralgique du Festival commença à glisser du cloître Saint-Louis vers le site Louis-Pasteur de l’université. Décentrement qui en perdit plus d’un, bousculant les habitudes de tous. Tant mieux. Pour ce qui concerne la programmation propre-ment dite, on aura assisté à de véritables infl échissements plus qu’à des changements radicaux, retrouvant même l’un des « chouchous » de l’équipe de direction précédente, Thomas Ostermeier, ou encore Claude Régy dans un registre particulier, celui d’une mise en scène d’une pièce de Mae-terlinck (Intérieur) avec des acteurs japonais, mais il est vrai que cette fois-ci prééminence fut donnée au théâtre dit de texte. On ne voit pas comment il aurait pu en être autrement avec Olivier Py, poète et dramaturge qui nous off rit donc à la FabricA un somptueux Orlando ou l’impatience de près de quatre heures, véritable manifeste de son art théâtral, de son art de vie tout simplement, que malheureusement nombre de spectateurs professionnels trouvèrent trop long et répétitif, mais malgré tout réussi. À partir de là, concernant une œuvre très personnelle et intime comme celle de Py, on peut se poser la question de sa longueur et de l’ennui qu’elle serait censée distiller si elle ne correspond pas à notre propre ca-pacité à épouser sa durée. Se pose, à mes yeux tout au moins, la question de la légitimité du créateur de choisir sa propre logique et la propre durée de sa création. En tout cas, long ou pas, Orlando ou l’impatience lançait véritablement le Festival, que le Prince de Hombourg, de Kleist, mis en scène par Giorgio Barberio Corsetti en ouverture du Festival dans la cour d’Hon-neur – première annulée pour cause de grève, troisième

interrompue pour cause d’averse, etc.– n’avait pas été capable d’assumer. Pour le reste, rien de véritablement révolution-naire ; le Festival se déroula au fi l des jours et des nuits cahin-caha avec ses hauts – le Mahabharata-Nalacharitam, du Japonais Satoshi Miyagi, donné dans la carrière de Boulbon, et dont j’avais dit ici même qu’il ferait un tabac lors de ce Festival, l’ayant apprécié dans son pays natal, Le Sorelle Macaluso, de la Sicilienne Emma Dante – et ses bas, Falstafe, de Novarina, vu par Lazare Herson-Macarel, Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, de Bernardo Carvalho, mis en scène par Antonio Araujo. Rien de fran-chement bien particulier, pas même le début de polémique virant carrément au lynchage médiatique concernant un spectacle qui cumulait tous les défauts : annoncée devoir durer trois heures, la représentation s’étirait sur cinq heures ! Il était signé par une jeune femme nouvellement nommée à la tête du Centre dramatique national de la Commune à Aubervilliers, ce qui déjà ne plaisait pas à tout le monde. Marie-José Malis, c’est d’elle qu’il s’agit, présente en outre le défaut d’être une intellectuelle brillante, passée par Nor-male sup (tous les articles incriminant son spectacle le sti-pulent), et travaille avec Alain Badiou. Son Hyperion, de Hölderlin, fut donc décrié (le mot est faible) avec acharne-ment, ce qui, même si en l’état actuel des choses il ne fonc-tionne pas vraiment, est totalement injuste. D’ailleurs au fi l des représentations, la tendance de la réception du spectacle commença à s’inverser. L’autre question que pose ce spectacle est de savoir quel public le Festival tente de toucher. À l’évi-dence celui visé par Marie-José Malis ne correspond pas vraiment à un public festivalier en demande de réjouis-sances bien plus légères, et l’on se pâmera bien plus vo-lontiers aux dix-huit heures d’Henry VI, de Shakespeare (que je n’ai pas vu, m’étant arrêté aux deux heures trente de la première partie donnés en cours de saison aux Gé-meaux de Sceaux), conçu comme une suite de séries de télévision, selon les propos du metteur en scène, Thomas Jolly, en dehors également du côté performance sportive de la durée. Le spectacle de Marie-José Malis doit faire l’ouverture du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers à la fi n de ce mois. Retravaillé et resserré, on souhaite vive-ment qu’il trouve son public : l’enjeu est de taille et nous restons dans l’accompagnement attentif de la démarche de la nouvelle équipe que dirige Marie-José Malis.

Ce n’est pratiquement qu’au bout d’une bonne dizaine de jours que le Festival nouvelle version sembla enfi n trouver son rythme de croisière, les intentions d’Olivier Py se faisant plus nettement jour. Avec enfi n de bons spectacles, ceux des Néerlandais Ivo van Hove (The Fountainhead) et Josse de Pauw (Huis) remettant au goût du jour le dramaturge Michel de Ghelderode, tombé dans l’oubli, ou encore celui de la Roumaine Gianina Carbunariu, Solitaritate, tous dans des recherches de formes en accord avec notre temps, le plus souvent dans des thématiques tournant autour du thème de la mort. L’une des autres thé-matiques sur lesquelles Olivier Py voulait absolument mettre l’accent dans sa programmation concerne le (ou la) po-litique. Sur ce plan autant dire que nous fûmes très loin du compte. Peu audible avec le texte de Bernardo Carvalho (Dire

ce qu’on ne pense pas…) à cause d’un travail scénique nous renvoyant à du vieux théâtre des années 1970, vu et revu mille et une fois, ce qui se dégageait dans le spectacle de danse de Robyn Orlin, At the Same Time we Were Pointing a Finger at You… était tout simplement insupportable dans sa forme populiste, alors que le très attendu La Imaginacion del futuro, du Chilien Larco Layera, faisant de Salvador Allende une marionnette responsable de la dictature de Pinochet rejoignait curieusement dans sa forme même le propos de la chorégraphe sud-africaine… Pour aussi contestables que furent ces spectacles auquel on peut ajouter Vitrioli, du Grec Yannis Mavritsakis, mis en scène dans un inutile tapage par Olivier Py lui-même, le désir d’aborder le politique, tout comme la volonté d’être universel (accueil de l’Égyptien Hassan El Geretly et d’autres artistes du pourtour méditer-ranéen) sont à prendre en considération.

Nul doute que la mutation du Festival (avec notamment une programmation destinée au jeune public) est à suivre avec attention… Nous n’en avons eu, avec cette première édition, que les prémices.

Jean-Pierre Han

X I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . s e p t e m b r e 2 0 1 4 ( s u p p L é m e n t à L ’ H u m a n i t é d u 4 s e p t e m b r e 2 0 1 4 )

tHÉÂtre

Les Lettres françaises, foliotées de I à XII dans l’Humanité du 4 septembre 2014. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Claude Morgan, Louis Aragon puis Jean ristat.Directeur : Jean ristat.

Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Secrétaire de rédaction : François eychart.Responsables de rubrique : Marc sagaert (arts), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste eychart (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando toledo † (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marco Filoni (Italie), rachid Mokhtari (Algérie).Correcteurs et photograveurs : sNJH.

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Retrouvez les Lettres françaises le premier jeudi de chaque mois sur Internet. Prochain numéro le 2 octobre 2014.

Bilan du Festival d’Avignon en forme de promesses

Orlando ou l’impatience, d’Olivier Py.

DR

Trois en un, du Yes TheatreCompagnie d’Hébron, Cisjordanie, Palestine

En tournée en France, du 24 septembre au 14 octobre 2014Trois en un est une création collective avec Raed Shyoukhi, Mohamed Titi et Ihab Zahdeh, qui interroge la fonction du théâtre dans une société qui a d’autres préoccupations. Le spectacle a été primé au festival international de Milan par un jury composé de personnalités du théâtre telles que Lev Dodine, directeur du Maly Drama Théâtre de Saint- Pétersbourg, Luis Pasqual, directeur de l’Odéon à Paris, Luca Ranconi, directeur de la Scala à Milan.www.amis-alrowwad.org