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Boréal Nouvelles TROIS MORTS ET NEUF VIES J OSIP N OVAKOVICH

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BoréalNouvelles

trois morts et neuf vies

Josip novakovich

Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

Trois morts et neuf vies

chez le même éditeur

Poisson d’avril, roman, 2014.

Infidélités, nouvelles, 2015.

Josip Novakovich

Trois morts et neuf vies

nouvelles

traduit de l’anglais (Canada) par Hervé Juste

Boréal

© Les Éditions du Boréal 2016

Dépôt légal: 2e trimestre 2016

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

L’édition en langue anglaise de cet ouvrage a été publiée en 2010 par Snare Books (Invisible Publishing) sous le titre Three Deaths. «Byeli: The Definitive Biography of a Nebraskan Tomcat» est paru dans le recueil de Josip Novakovich Apricots from Chernobyl, publié en 1995 chez Graywolf Press.

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Novakovich, Josip, 1956-

[Œuvre. Extraits. Français]

Trois morts et neuf vies

Traduction de nouvelles tirées de: Apricots from Chernobyl et Three deaths.

isbn 978-2-7646-2433-3

I. Juste, Hervé. II. Novakovich, Josip, 1956- . Apricots from Chernobyl. Extraits. III. Novakovich, Josip, 1956- . Three deaths. Extraits. IV. Titre.

ps3564.o925t4714 2016 813’.54 c2016-940378-5

isbn papier 978-2-7646-2433-3

isbn pdf 978-2-7646-3433-2

isbn epub 978-2-7646-4433-1

À tous les Novakovich vivants: Živili!

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Patience

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L’année: 1952Le lieu: Daruvar, République socialiste de Croatie, République fédérative socialiste de Yougoslavie

Le Dr Mari tenait la seringue prolongée d’une fine aiguille qui étincelait dans le soleil mati-nal. Il la tenait comme s’il visait le ciel et il dit: C’est une chose merveilleuse! Ça ne fera pas mal et ça protégera vos enfants de la rou-geole.

On va me piquer avec l’aiguille? demanda Lierka. J’ai peur des aiguilles.

Ça ne fera pas mal, lui répondit Nenad, son père.

Comment le sais-tu?On m’a souvent piqué quand j’étais

malade.Un peu plus loin, un enfant se mit à pleu-

rer.Alors pourquoi il pleure?

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De peur, pas de douleur, expliqua le méde-cin.

Je ne pleurerai pas, dit-elle.Quand le docteur enfonça l’aiguille, les

yeux marron de Lierka s’emplirent d’eau, mais elle ne broncha pas. Quelques larmes brillantes glissèrent le long de ses cils.

Tu es une bonne petite, dit Nenad.Une infirmière frotta d’alcool la marque

de l’aiguille, la couvrit de gaze et dit: Tiens ça un moment.

Lierka obéit. Une tache de sang écarlate apparut sur la gaze.

Vous avez une fille magnifique, confia l’in-firmière à Nenad.

C’est vrai. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter tant de beauté.

Oh, bien sûr que vous le savez. Nous méri-tons tous la beauté, mais rares sont ceux qui l’obtiennent.

Vous n’avez pas à vous plaindre non plus.Nenad avait remarqué les longs doigts

agiles, admiré la longue chevelure blonde. Une blondeur artificielle, chimique, mais qui avait l’air naturelle et mettait en valeur les yeux bleu foncé.

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Oh, merci! On est si avare de compli- ments en pays socialiste. Trop bourgeois, sans doute!

La vie serait si triste si on ne se permettait pas quelques plaisanteries, rétorqua-t-il.

En se dirigeant vers la sortie, Nenad s’ar-rêta pour contempler les courbes de l’infir-mière, qui s’était penchée pour passer l’aiguille dans la flamme d’une bougie – taille très fine et hanches larges.

Tu as oublié quelque chose, Tata? demanda Lierka.

Non.Pourquoi elle chauffe l’aiguille? Pour que

ça fasse encore plus mal?Pour que personne ne tombe malade. Le

feu tue les microbes.Il prit la main de Lierka et s’extasia de ce

qu’elle fût si petite dans la sienne, si grosse à cause des excès de travail et d’appétit que lui avait légués son père, qui avait bouffé à en cre-ver. Au moins, il avait réussi à mourir avant la Seconde Guerre mondiale. Une bénédiction. Pour lui, en tout cas.

Lierka sautilla sur les pavés de la vieille ville, près d’une fontaine d’eau chaude rouil-

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lée, puis ils entrèrent chez un marchand de crème glacée. Tu as été si sage, ma chérie, que tu mérites une glace à la fraise.

Elle la lécha, sortant sa petite langue rouge, comme un chaton lapant du lait.

Comment te sens-tu?Bien. C’est chouette de se promener avec

toi.C’est vrai. Je n’ai jamais le temps, mais je

te promets que nous le ferons tous les jours à l’avenir.

Un grand sourire illumina le visage de l’enfant.

Mais plus d’aiguille, alors.Tu n’as pas aimé ça, hein? Est-ce que ça

te fait encore mal?Non, ça va. Ça démange juste un peu.Pas plus qu’une piqûre d’abeille?Beaucoup moins.Un chien errant aux oreilles tombantes

s’approcha de Lierka, qui le flatta. L’animal cli-gna des yeux et lui lécha la main.

Regarde, il m’aime.Il aime la crème glacée sur tes doigts. Mais

il t’aime aussi; comme tout le monde.Elle souleva une de ses oreilles et la caressa.

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Ne le touche pas. Il a peut-être un tas de maladies.

Est-ce qu’on peut l’amener à la maison?Non. Où le mettrait-on?Tu pourrais lui construire une niche.

C’est facile pour toi, tu peux tout faire de tes mains.

Nenad éclata de rire. Oui, je pourrais construire une niche, mais je ne vois pas pour-quoi. Et puis ce chien est plus grand que toi. Et s’il avait la rage? Il pourrait te mordre.

Mais non, regarde, il m’aime.Elle enfouit ses petits doigts dans le long

pelage orange du chien. Nenad la tira par la main, l’éloignant de l’animal.

Aïe, ça fait mal, papa! C’est mon bras qui fait mal.

Je ne savais pas qu’il te faisait souffrir. Il faut qu’on rentre à la maison.

Elle se tut. Le chien les suivit à quelques pas. Elle se retourna. Il veut venir avec nous. Regarde ses grands yeux! Il pleure.

Les chiens ne pleurent pas.Le chien fronça les sourcils, dessinant des

rides sur son front; il avait l’air soucieux et sérieux.

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Ne le regarde pas, dit Nenad. Ça ne fait que l’encourager.

Mais pourquoi je peux pas avoir un chien?Y a assez de chats comme ça dans la cour.Ils sont sauvages. Je peux pas les caresser.Au moins, tu as eu ta leçon quand cet

affreux matou t’a presque crevé l’œil.Mais il était juste effrayé. Il est gentil, main-

tenant que je lui apporte des restes.Je ne savais pas que nous avions des restes.

À la maison, Marta venait de rentrer de l’atelier avec un panier tressé plein de petit bois.

Vous respirez la santé, avec vos joues rouges, dit-elle.

La promenade nous a fait du bien. Le soleil tape fort et le vent des montagnes est vivifiant. Et discuter avec Lierka est un pur bonheur, tu sais?

Il y a une lettre du fisc pour toi. Elle mon-tra une enveloppe oblitérée. Nenad regarda le timbre: la ville fortifiée de Dubrovnik. Il col-lectionnait les timbres.

Pourquoi regardes-tu l’enveloppe? La

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lettre est dedans. Tu ne la lis pas? Ils veulent que tu paies plus d’impôts.

Évidemment, m’ont-ils jamais demandé d’en payer moins? Les salopards, ils ne fiche-ront jamais la paix à un honnête homme.

J’imagine qu’ils ne font que leur boulot. Et tu ne veux pas finir en prison, pas vrai?

Je n’ai pas peur de leurs prisons. J’ai connu bien pire pendant la guerre. Enfin, je vais payer, bien sûr, mais comment vais-je nourrir notre famille de plus en plus nombreuse?

On va se débrouiller, grâce à Dieu.Oui, à Dieu et à moi.Tu as faim?Marta, une femme solide au nez fin et aux

petits yeux verts surmontés d’un grand front, fit cuire des crêpes, des pala inke. Elle les garnit de fromage blanc et d’un peu de sucre avant de les offrir aux enfants. Soudain, trois coups bien distincts firent trembler l’épaisse porte de chêne et un homme trapu aux sourcils noirs très relevés, Drago, le frère de Nenad, fit son entrée, accompagné de son épouse, Maria, femme d’une étonnante pâleur, presque trans-lucide. La ville n’avait pas encore le téléphone, et si on voulait rendre visite à quelqu’un, on

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allait directement chez lui, au risque de devoir faire demi-tour si la famille était occupée, mais rares étaient ceux qui travaillaient une fois la nuit tombée, ce qui ne les empêchait pas de s’affairer en mettant en conserve des poi-vrons ou en dansant sur des grappes de raisin pour les vider de leur sang, ou en tranchant du chou, ou encore en lisant de vieux romans aux pages jaunies. Personne n’avait la télé et on aimait la visite, source de distraction, aussi était-il rare que l’on renvoie chez eux les membres de la famille élargie.

Marta apporta une nappe pour couvrir la vieille table habituellement nue. Le bois pâle du hêtre évoquait dans son esprit la chair humaine, et elle trouvait cela indécent au point de se faire un devoir de l’habiller pour les visiteurs. La table portait des traces de gras de soupe de canard, un rond noirci laissé par une poêle brûlante, quelques balafres que les enfants avaient faites à coups de cou-teaux, et des couteaux, on en trouvait partout dans cette maison et dans l’atelier où Nenad gagnait sa vie en fabriquant des tables et des chaises.

Voulez-vous une tisane d’églantier?

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demanda Marta. Nous avons aussi du vin blanc. Mon mari ne boit plus d’alcool. Le doc-teur lui a dit qu’il valait mieux l’éviter.

Oh, les docteurs, l’interrompit Drago. Toujours à nous dire quoi ne pas faire. Ils feraient mieux de nous dire quoi faire. Je pren-drais bien un verre de vin.

Moi aussi, ajouta Maria, sa femme aux yeux bleus. Elle était moitié allemande, moitié tchèque. Après la dernière guerre, ses parents avaient été chassés, comme beaucoup d’Al-lemands, et Maria n’avait pu rester qu’en se mariant avec Drago, dont le principal fait d’armes était d’avoir tué quatre soldats alle-mands dans une embuscade.

Drago avala bruyamment une gorgée de ce vin verdâtre et bien trop acide. Drôle d’époque, lança-t-il. On dirait qu’on ne peut plus parler de notre mère Russie et que l’Amé-rique est notre nouvelle amie.

Ces politiciens n’arrêtent pas de changer d’avis, répliqua Marta. Mieux vaut ne pas en parler.

Pourquoi pas? dit Nenad. On ne peut pas passer sa vie dans la crainte que les choses tournent mal. On a vu beaucoup de catas-

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trophes, et ce n’est pas fini. On a bien le droit d’en parler, non?

L’Amérique nous procure toutes sortes de choses modernes, continua Drago, de meilleurs antibiotiques, de meilleures radios, de meilleurs haricots. Vous vous rendez compte que ça fait des années que les hari- cots serbes, les pasulj, nous viennent d’Amé-rique?

Je sais, ajouta Nenad. Et aujourd’hui nos enfants sont vaccinés contre la rougeole. La Yougoslavie est le premier pays du monde où est donné ce vaccin!

Bizarre, constata Maria. Pourquoi ne l’ont-ils pas d’abord utilisé en Amérique?

Ils ne traversent pas la crise que nous connaissons ici.

Ce n’est pas une crise, observa Drago. Tu l’attrapes, et alors? Quelques boutons, de la fièvre…

Tu confonds avec la rubéole. Ça, c’est la rougeole. Ses fortes fièvres peuvent endom-mager le cœur.

Oh, n’importe quoi peut endommager le cœur. Tu ne te brosses pas bien les dents; tu dors du mauvais côté; tu passes trop de temps

Table des matières

Patience 9

Pomme 57

La mort de Ruth 105

La biographie complète et définitive de Byeli, matou du Nebraska 187

Notice bibliographique 235

237

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crédits et remerciements

La traduction de cet ouvrage a été rendue possible grâce à une aide financière du Conseil des arts du Canada.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition du livre, une initiative de la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018: éducation, immigration, communautés, pour nos activités de traduction.

Nous remercions le Conseil des arts du Canada pour son soutien financier et reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Illustration de la couverture: Marish/Shutterstock

mise en pages et typographie: les éditions du boréal

achevé d’imprimer en avril 2016 sur les presses de l’imprimerie gauvin

à gatineau (québec).

Ce livre a été imprimé sur du papier 50% de fibres recyclées

postconsommation et 50% de fibres certifiées FSC,

certifié ÉcoLogo et fabriqué dans une usine fonctionnant

au biogaz.

Josip Novakovichtrois morts et neuf vies

Ce recueil rassemble trois nouvelles et un récit autobiographique.

Dans une ville de Croatie, au plus fort de la guerre froide, un père accom-pagne sa fillette à la clinique pour qu’elle reçoive un vaccin gratuit contre la rougeole, don du peuple américain.

Un gamin voit son père mourir sous ses yeux, parce que le médecin du village est à la taverne plutôt qu’au dispensaire au moment où on a besoin de lui.

L’auteur relate son retour en Croatie, au chevet de sa mère qui va mourir, après qu’il s’est établi aux États-Unis.

Le chat Bonhomme-de-Neige, que ses maîtres négligents n’ont jamais fait castrer, vient crever misérablement dans leurs bras après une très courte vie passée à se battre, à bâfrer et à forniquer.

Ces quatre textes forment un saisissant résumé de l’art de Josip Novakovich. Maître de la forme courte et de l’humour noir, il nous amène chaque fois au bord des larmes – des larmes d’émotion ou de rire.