inassouvies, nos vies

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FatouDiome

Inassouvies,nosvies

Roman

Flammarion

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DiomeFatou

Inassouvies,nosviesISBNnumérique:978-2-0812-4021-6

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:978-2-0812-1353-1

OuvragecomposéetconvertiparNordCompo

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Présentationdel’éditeur:Betty,latrentainesolitaire,passesontempslibreàobserverleshabitantsdel’immeubled’enface.Pasdansuneintentiondevoyeurismemaispourcréerdesliens.Sonattentionsefocalisesurunevieilledamequivitavecseschats.Acausedesonairjoyeux,ellelabaptiseFélicitéetseprendd’affectionpourelle.LorsqueFélicitéestenvoyéedansunemaisonderetraite,Betty,bouleversée,remuecieletterrepourlaretrouver.Unevéritableamitiéestnée.«Embrasserlesjouesravinéesd’unemamie,c’esttremperleslèvresdansunmillésimedevie.Çarégénère!»FatouDiomé

DUMÊMEAUTEUR

LaPréférencenationale,recueildenouvelles,Présenceafricaine,2001.LeVentredel’Atlantique,roman,AnneCarrière,2003;LeLivredepoche,2005.Kétala,roman,Flammarion,2006;J’ailu,2007.

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Àmesgrands-parents,Parcequevotreamourirrigueetfertilisemesdéserts,

Inassouvi,lelivrequinediraitpasquejesuislefruitdevotrejardin.

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Ami,Depuisquelecield’Alsaceteberce,

Jenecessedeleverlesyeux.Inassouvie,laviesanstoi.

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Remerciements

AuxretraitésdeLaon,rencontrésen2003-2004.Jemesouviendraitoujoursdevous,denosgoûtersdumardietdevos

tranchesdemémoirequimenourrissentencore.Merci.

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ÀMontNoir,Lanuit,MargueriteYourcenarsoufflemillesecretsaux

insomniaquesettientlamainauxfunambules.MerciàGuyFontaine,àAnnettepoursesdélicieusestartesaux

pommesetàtoutel’équipedecetterésidenceinspirée.

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Prologue

Inassouvie,lavieaspire,sansretenue,nosheures,desheuresmieldesapinoufleurdesel.Accoudéeàsafenêtre,Bettymurmurait:lecrépuscule,untapis,unetrappe,untuyau,ungoulot,unegorge,celledelaviequiattendlanuitpoursefairedévoreuse.

Crépuscule?Findejournée,findelabeur.D’uncertainlabeur,pensa-t-elle,souriante:pourquoilanuitneserait-ellepaslemomentactifdelavie?Lesoleilestobligédeselever,pasmoi;ilestobligédesecoucher,pasmoi.Maiscelanel’empêchaitpasdes’imaginerà laplacedecesemployésqui,à l’heureoù lesombresflirtaientaveclesmurs,regagnaientleurdemeure,aprèsavoirdemandéàleurcorpstoutcequ’iln’enpouvaitplusdedonner.

Las,ontraîne;ontitube;onglisse;onseredresse;onregardedevantsoi.Boutsd’humainsplantésauhasard,parfoisdéracinés,ciselés,entaillés,fissurés,brûlés, selon un étrange jeu de quilles, mais assez impétueux pour se croiremaîtresdecemouvementvertigineux:vivre.Surlecheminquiquittelelieudutravail,onnepensepasseulementaudîner.Non.Onfaitparfoislebilan,d’unejournée, d’une semaine, d’un mois, d’un an, d’une vie. Hier ? Waw/ bof.Aujourd’hui?Bof/Waw.Demain,onferadesonmieux.Ledînera toujours legoût de la journée. Remplir sa journée, remplir son devoir conjugal, on saitprécisémentcequec’est.Mais remplir savie?Dequoi,dequi?Considérantnotre itinéraire, nous pouvons prendre les dos d’âne pour des podiums.Alors,pantins, nous sautillons sur nos monticules de réussites, ces quelques tasd’orgueil qui nous coûtent autant de souffle que lemontBlanc aux alpinistes.Maisnouspouvons,aussi,retracerleparcourset,aulieud’ennierlesfailles,lesadmettrepourmieuxlesdépasser.C’est-à-direoser laplongéeet,spéléologuesdel’existence,sonderlescrevasses,lesgouffresquelehasard,lescirconstances,les choix comme les non-choix creusent dans nos vies. De l’Everest et duKilimandjaro,onretienttoujourslepointculminant,nulnesongeàs’émerveillerdudiamètredeleurbase,cesoclequilesporteauxcieux.Queceuxaccrochésà

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labarbed’Einsteinnousdisentdonc!Quelleestlaprofondeurdesvalléesd’oùsurgissentlesmontagnes?Ilyatropderavinspournepasserendrecomptequelanaturevideautantqu’elleremplit.Quelssontcespuitsnoirsquicernentnospics de satisfaction ?On ne peut dessiner les pleins qu’en tenant compte desvides. Quelles sont ces ombres qui font la beauté de nos tableaux ?Avant lemauve de toutes nos dilutions, il y a bien cette encre deChine qui définit lespleinsentraçantcettesinueuselignequiflirteaveclevidepourcontenircequivacilleennous.Tropdelumière!Etlefunambuletitube,attiréparl’objetdesabravade. Vertige ! On se rattrape de justesse. On s’accroche. Tout arrêt estmortel.Vivre,c’esttenir.Oncontinue.

Tracasseries du quotidien, pile, face à l’existence, rien d’autre. Juste unefaçon,pourchaquepoisson,d’affronterlescourants.Onnage,onsurnage.Dansleroulisdesjours,avantcommeaprèsl’apnée,onprendsonsouffle,onrespire.Cen’estpasunevolonté,c’estunfait.Onvit.C’estainsi.Lanuitappellelejour,le jourappelle lanuit.Les lumièressontaussiabsurdes,aussi illisiblesque lesténèbres.Éblouiouaveuglé,onclignedesyeux,pareillement.Oùet commentsituer la piste ? Vivre impose une loupe. Les buttes, comme les crevasses,contrarientlamarche.PourBetty,lecrépusculen’étaitpasunsimpleaspirateurd’heuresd’existence,c’étaitaussil’entonnoirtemporelquilaconduisaitdanslachambre noire où elle développait, déformait à loisir les scènes que sonimagination captait derrière les fenêtres d’en face. Dans ses yeux, la nuit negommaitlejourquepourafficherlescontoursdelavie.Photo?Photosynthèse.Passeulementpourlesplantes,pourtoutechose.

Parce qu’elle avait lu et relu, aimé et médité le poème Paysage deBaudelaire, sur le bonheur de vivre sous les toits – « Je veux, pour composerchastement mes églogues,/Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,/Et,voisindesclochersécouteren rêvant/Leurshymnessolennelsemportéspar levent./Lesdeuxmainsaumenton,duhautdemamansarde,/Jeverrail’atelierquichanteetquibavarde;/Lestuyaux,lesclochers,cesmâtsdelacité,/Etlesgrandscielsquifontrêverd’éternité(...)»–,Bettynichaitaucinquièmeétage,dansunappartement qui lui évoquait un bateau renversé, arrimée à la pierre, la coquetutoyantlesastres.Là,lorsqu’ellen’enpouvaitplusderegarderlecieletdesedemander cequ’il tienthorsdeportéedesmortels, elle ramenait sonattentionverssessemblables.Leshumainsl’intriguaient,elleneconnaissaitriendeplusmystérieux.Postéedevantl’uneoul’autredesesfenêtres,ellescrutaitlafaçadedusomptueuximmeublesituédel’autrecôtédel’avenue.

Elle s’interrogeait : qu’est-ce qui différencie ou caractérise ces cubes, cescarrés, ces rectangles, ces losanges, ces cavités, toutes ces innombrablesfantaisiesarchitecturalesréuniessouslevocablehabitations?Endehorsdeleur

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forme,qu’est-cequienfaitdesdemeuresetnondessépultures?Ques’ypasse-t-ildesifort,desiréel,desidynamique,desitangible,quinepuisseavoirlieuaucimetièreetquijustifiequ’onappellecesendroitsdeslieuxdevie?Vivre,çacouvre quelle superficie ? Quel sens donne-t-on à ce verbe, au point de luiréserverdeslieux?Nevit-onpaségalementlorsqu’onsepromèneenforêt,entraversantlarueouenbandantsesmusclespourpropulsersabarquesurunbrasdemerlascif?Lesbureauxetlesusinesseraient-ilsdeslieuxdemort?

Toutescesquestionsétaientabsurdes,maisilfallaitbienplusquececonstatpour interrompre lacoursedesonesprit.L’absurditén’estpasunobstacleà lapensée,mais une possibilité de bifurquer, de sillonner, d’explorer etmême detraverserlaréalité.Traverserlesmurs,gratterlesfaçades,briserlesvitres,percerles apparences, s’infiltrer jusque-là où, se superposant à leur propre reflet, leschoses remplissent le vide de leur consistance. Les choses, justement, leshumainss’enencombrent,àprofusion. Il faut lesvoiremménager :processionde fourmis, ils colportent d’innombrables meubles. Quel vide peut-être simenaçantqu’ilfaille,àcepoint,chargerleshabitations?Queveut-oncombler?D’oùvientl’inassouvi?

Inassouvi!Cemotgémit,souffleetsusurreànosoreillestantdemanques,tantderatés.Ilcontient,certainement,unepartnonnégligeabledecequ’ilnousfaudraitsaisirpourcomprendrenosjoiescommenospeines.Combiend’amitiés,déchirées ou perdues, en cours de route, inassouvies ? Combien d’amours,larvées, enterrées sans requiem ni fleurs, inassouvies ? Combien de rêves,malgré la volonté d’oubli, continuent d’alimenter nos soupirs, inassouvis ?Combien de désirs, devenus dépits, parce que, inassouvis ? Combien d’êtreschers,partisàl’aubedenotreaffection,nouslaissentinassouvis?Combiendechoixoudenon-choixinscriventennouslestenacesregretsdel’inassouvi?Etpuis,parcequevivrec’estsurvivreàquelqu’unouàquelquechose,àqui,àquoirenonçons-nous, humblement défaits ou dignement amputés, mais toujoursinassouvis?

Betty avait pris sa décision : elle saurait quelles existences se cachaientderrièrelesfenêtresd’enface.L’obsessionétaitnéeetinstalléeenelle.Ellenefitrienpours’endistraire,aucontraire,ellel’entretenait,commeunfeudeboisparmauvaistemps,minutieusement,patiemment.

Lejour,sonregardcouraitsurlesmurs,s’arrêtaitsurlesencolures,glissaitsurlesbaiesvitrées,stagnaitsurleferforgé.Lanuit,ilsuivaitlesdéplacementsdelalumière–gauche/droite,enhaut/enbas–etsesvariations,puisqueAmpères’amusait à changer son horaire de passage. Au bout de quelques semaines,l’observatriceavaitrepéréetmémorisélesdifférentsmomentsoùlessignesdevieétaientlesplusfréquents.Grâceàuneanalysedel’éclairage,ellefutcertaine

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d’avoir identifié les pièces auxquelles elle attribua des fonctions précises.Cuisines, salles àmanger, salons : les silhouettes y étaient souventmultiples,durablementenpositionassise.LesW-C:lesfenêtresyétaientpluspetitesetlalumièrerestaitrarementplusdecinqminutes.Leschambresàcoucher:lalueurtamiséeetcoloréedesveilleusesn’autorisaitaucundoute;derrièrelesrideaux,les grâces de l’amour se dévoilaient dans une douce pudeur. Effervescence,vibrations,impatienceetfrôlementssedevinaient;là,aucunbesoindevoir,onsaitcommentfinittoutça.Hum!Maistouslessportsseterminentensueur.Etaprès?Unecigarettepourlesuns,unverred’eaupourlesautres,puisdodo.

Bettyrestaitsursafaim,cartoutcelanelarenseignaitguèresurlanatureetla teneurdesviesqu’elledevinait.Tenailléepar lacuriosité, renduefébrileparl’attente de détails qui ne venaient pas, l’observatrice décida de se muer enbrodeuse. Ilabienfalluquequelqu’un imagine la laineailleursquesur ledosdesmoutons,lecotonhorsdeschamps,pourquenousayonsdeschâlesaucouetdebeauxdrapspourcouvernosamours.Bettyavaittropdemétierpournepasrêver de dentelle. Elle se mit à l’œuvre. Elle ne serait plus passive, à tendrel’oreille et à jeter des coups d’œil. Désormais, les quelques signes qu’ellepercevraitluiserviraientdecotonbrutqu’ellefileraitdélicatementafindetisserde quoi habiller les vies qu’elle subodorait. Elle était devenue une loupe,réfléchissantetagrandissant toutcequi taquinaitsavue,depuis l’autrecôtédel’avenue. Scotchée en face, elle humait, butinait, écumait, captait de quoirassasier son œil avide. Ayant réalisé qu’un carré de nuage découpé dans unVeluxsuffitàl’espritpourconcevoirl’azur,Bettysecontentaitd’unverred’eaupourappréhenderdesimmensitésocéaniques.Dèslors,lacouped’unerobeluiracontait la nature d’un rendez-vous. Une simple mine lui évoquaitl’épanouissementd’uneromanceoulecataclysmed’unerupture,imminenteouconsommée.L’éclat d’un sourire lui exposait un bonheur serti de diamants oumille plaies, pudiquement cachées sous la neige d’une existence marquée ausceau de l’hiver. Au gré des jours, des rencontres et de ses perceptions,l’humanitéserévélaitàelle,pleinedenuances.

La Loupe voulait tout zoomer, en s’efforçant de ne rien manquer. Lacuriositéestunvilaindéfaut,oui,commetout lemonde,elleavaitgrandiaveccettemaximepalissadedressée,entrenousetlavérité,parunmoralistequiavaitcertainementdeschosesàsereprocher.MaisBettynesecontentaitpasdepointsdesuspensionpouraccrochersestoilesmentales.Pourelle,ladoctrineétaittoutautre:se tenirdevant lafossedel’ignoranceetnerienentreprendreafindelacomblerestunvilaindéfaut, totalementindigned’unêtrepensant.L’immeubled’enfaceétaitdevenusonéquationauxx inconnus, la tourdeBabeldontellevoulaitdécodertousleslangages.Ô,âmesétriquées,n’agitezpasvotremauvaise

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langue!N’allezsurtoutpasparlerdevoyeurisme!Sinon, refermezce livreetdites !De quoi se nourrissent vos livres préférés ?C’était tout bonnement del’espionnagesociologique.Ehoui!C’estainsiqueBettydéfinissaitsonpasse-tempsfavori.Commedesarbresbienentretenusparlespaysagistesluicachaientle rez-de-chaussée, elle focalisa son attention sur les étages supérieurs.Finalement, ça lui convenait. Le premier, pour commencer le compte, lecinquième,enguisedeterminus,puisquepourhabiterellen’avaitrienvouluau-delàdeceniveauetnetenaitpasàmaltraitersanuque.Danscetintervalle,sonregardcirculeraità labonnehauteur.Undimancheensoleillé,aprèsunegrassematinée et un petit déjeuner frugal, sa tasse de café encore à lamain, elle sepostaàsafenêtreetcommençasanouvelleactivité.Elleallaits’imbiberdelaviedesautres,ignorantqu’elleyseraitbientôtengloutie.

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I

Midi,aubalcondupremierétagedel’immeubled’enface,unevieilledamecoupait déjà son fromage, une serviette blanche accrochée à l’encolure de sarobe fleurie. Parce qu’elle parlait beaucoup et souriait sans cesse à son vieuxchat roux tigré, Betty la Loupe n’eut pas à se torturer les méninges pour lasurnommer laMèreFélicité.Décidément, la dame était trop joyeuse.Leverresursatableétaittropsombrepournecontenirquedel’eau.Quedisait-elleàsonchat?Lamêmechosequetoutemamyenpareillescirconstances,pensaBetty,quidevinaitsesproposplusqu’ellenelesentendait.Àchaquemouvementdesabestiole, elle faisait correspondre une phrase guillerette et une intonationparticulière. Elle lui postillonnait moult remontrances, lui interdisait dequémanderlorsqu’elleétaitàtable,maisn’arrêtaitdejeter,aupieddesachaise,desboutsdeblancdepouletqu’elle luiavaitpréparésd’avance.Tiens,unvraicouple, ces deux-là ! se dit la Loupe, avant de se perdre dans ses pensées.Lorsqu’elleregardaànouveauverslebalcon,ladamedormaitdanssonrocking-chair, sa boule de poils entre les bras.Betty se remémora quelques scènes dudébut de son aménagement dans le quartier. Au nombre de peut-être quiessaimaientdanssonesprit,laLoupeserenditcomptequ’ellenesecontenteraitnullement desmaigres expédients qu’offre la vue.Le peu d’informations dontelledisposait,àproposdeceuxqu’elleobservait,alimentaitses interrogations.Dans sa tête, des lianes folles poussaient, dopées par l’engrais de sonimagination. La curiosité est un maître de ballet qui préfère l’alacrité d’unefranchebourréeauxlangueursdélicatesd’unesarabande.BettylaLoupevoulaitéviterlestempsmorts.

ElleserappelacejouroùelleavaitcroiséFélicitéàlaboulangerie,àl’anglede leur rue commune. Sans se présenter l’une à l’autre, elles avaient échangéquelques courtoisies. C’est Betty qui avait tendu la perche : venue, en find’après-midi, acheter sa brioche favorite, elle constata qu’il n’en restait plus

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qu’une,cellequelavieilledameétaitjustemententrainderégleràlacaissière;alors,elleplaisanta:

—Ehben,jevoisquejenesuispaslaseulegourmande,lève-tard,àvouloirm’acheterunkugelhof,laveillepourlelendemain!

— Ah non, ma petite dame, releva Félicité, j’en connais même qui vouschipentledernier!

Toutlemondes’esclaffa.Lesdeuxgourmandessortirentaumêmemomentetfirentunboutdecheminensemble.Voyantlajeunefemmesurlepointdelaquitterpourtraverseraupassagepiéton,ladoyennemarquaunepauseetluifitunepropositioninattendue:

— Puisque vous habitez à côté, venez donc, demain, prendre le petitdéjeunerchezmoi.Jeserairaviedepartagermonkugelhofavecvous.

—Oh!Jevousremercie,maisnon.Jenepeuxvraimentpas,jetravaillelanuitetjemelèvetroptardpour...euh,non,merci,sansfaçon.

Devant cette réponse péremptoire, la veille dame n’insista pas. Elle étaitconscienteque,surlaplanèteBotox-lifting-zapping,lavieillechairestjugéepeuragoûtante,voiretoxique.Biendesjeunesprennentlespersonnesâgéespourdespotsdecolle.Élevéeàlavieilleécoleetépargnéeparl’Alzheimer,Félicitéavaitla sagesse de considérer ses rides avec sérénité et n’aimait guère importunerautrui. Elle savait que l’avenir lui réservait plus d’amies à enterrer qu’àconquérir et, en prenant le temps de s’adresser à quelqu’un, elle n’escomptaitrien d’autre qu’un simple partage d’humanité. Les gens aiment avancer brasdessus, bras dessous, mais chacun est capable de porter ses deux épaules.Chacunportesondestin,seul,sedisait-elle,quandlesimpatientsabrégeaientsaconversation.Ellenelepensaitpasseulement,c’estainsiqu’ellevivait,depuisbelle lurette.Ellenegênaitpersonneetse laissait rarementencombrer.Mais,àl’idée d’avoir privé sa jeune voisine de son délice matinal, elle s’était sentiecoupableetsecrutobligéedesejustifier.

—Voussavez,lekugelhof,c’estmonseulplaisir,encebasmonde.Enfin,depuisquemoncherAntoineestparti.Voyez-vous,illesfaisaittrèsbien,lui,leskugelhofs,c’étaitsaspécialité,ilétaitboulanger,monAntoine.Lepauvre,ilestmort à la guerre. Alors, depuis que je suis veuve, je ne supporte pas d’enmanquer,c’estmafaçonderesteravecmonAntoine.Jen’aipasvouluchangernoshabitudes.Vouscomprenez?Tenez,parexemple,ilaimaitlesanimaux,ehbien, j’enai toujourseu!Mais,depuisquemondernierchienestmort, jen’aiplus qu’un chat, en réalité une chatte,Tigra. Oui, je l’ai appeléeTigra, parcequ’elleétaittrèsagressivequandjel’aiadoptéeàlaSPA.Elleétaitsimaigre!Mais à force de manger comme un ogre, elle est devenue un p’tit gras.Maintenant, c’est unepetiteboulededouceur, un amour !Avec elle, j’attends

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sagement le moment d’aller rejoindre mon aimé. Qu’adviendra-t-il de monpauvrechat?Jepréfèrenepasysonger,celam’attriste.Oh,ilm’enfaitvoir,lelascar !Mais j’y tiens :Antoine aimait beaucoup les chats.Voyez-vous, c’estcomme s’il était là, mon Antoine, surtout le matin, quand je sens l’odeur dukugelhof.Vouscomprenez?

—Ohoui,oui,biensûr!Nevousenfaitespaspourmoi,larassuraBetty,l’œilhumide,regrettantdéjàd’avoirrefusél’invitation.

Arrivée chez elle,Betty lutta contre les remords et finit par se convaincred’avoirbienfaitdesesoustraireaupetitdéjeunerdelaveuve,ilauraitététoutsaufjoyeux.Certes,labravedamerigolaittoujoursavecsonchatmais,autrainoùsurgissaientsessouvenirsdevantuneprésencehumaine, ilfallaitêtreprêtàavaler des heures deToussaint pour lui rendre visite. La vie est suffisammentsinistresanslesmorts,onn’apasbesoindelesdéterrer,surtoutaupetitmatin.Àforced’assiduitéàsonperchoird’aigle,BettylaLoupeavaitfiniparmémoriserleshorairesdesortiedeFélicitéets’organisaafindenepluslarencontrer.Mais,parfois, le hasard déjouait sa stratégie ; alors, dès qu’elle l’apercevait, ellechangeaitvitedetrottoiravantdelacroiser,lasaluaitdeloinoufaisaitminedene pas l’avoir vue. D’autres fois, elle hâtait le pas ou se précipitait dans lapremièreboutiqueàsaportée,pourêtresûredenepassefairealpaguer. Il luiétaitmême arrivé de regarder la vieille femme passer, depuis la vitrine de saplanque.Quelquechosedansladémarchedecettesilhouettevoûtéeluifendaitlecœur.Elle la fuyait,maisn’arrivaitpasà l’ignorer.Un jour, l’ayantvue sortir,Betty,saisieparonnesaitquelleémotion,seprécipita,pritl’ascenseur,débouladanslarue,telleunefurie,etcourutlarattraper,enordonnant:

—Donnez-moivotrepanier !Dites-moi cequ’il vous faut et rentrez chezvous.Ilfaituntempsànepasmettreunchiendehors.Désormais,c’estmoiquivous ferai les courses, il vous suffira deme faire une liste, quand vous aurezbesoin.

Comme lavieille femme,surprise,écarquillait lesyeux,cramponnéeàsonpanier,elleinsista,entirantdoucementsurl’anse:

—Allons,madameFélicité,euh...madame,euh...ben,madameKugelhof,dépêchons,vousallezêtretoutemouillée.

Ladameajustasacapucheetserebiffa:—Maisçavaoui?D’abord,jenem’appellepasFélicitéetjeneportepas

unnomdebrioche!Ensuite,jenesaispaspourquoionauraitbesoindemettreleschiensdehors,alorsqueleshumainssontnettementplusidiots!Commeça,vousvoulezmefairemescourses!Ehben,çaalors!Maisvousêtesqui,vous?Vousquin’avezmêmepasvouluavalerunetassedecaféchezmoi,vousallezmaintenantvousmêlerdemescourses!Nonmais,quellemouchevousapiquée

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aujourd’hui?Jenesuispasuneimpotente,moi.Lâchezdoncmonpanier,jesuispressée!

Bouchebée, lesbrasballants,Betty regarda ladames’éloigner.C’estvrai,ellenes’appellepasFélicité.Etpuisqueldiablem’asouffléMmeKugelhof?Ah,franchement,dequoiai-jel’airmaintenant?Quellemouchem’apiquée?Jemeledemande.Quellemouche...serépétait-elleenretournantchezelle,d’unpasralenti.

Betty se demandait aussi d’où venait le sale caractère de cet ange qu’elleapercevait, veillant patiemment sur une chatte rendue obèse par un trop-pleind’amour.Quel troubéantcettevieille femme tentait-elledecomblerengavantsonchatde lasorte?Inassouvi,notrebesoindedonnerde l’amour. Inassouvi,notre besoin de contourner cette nécessité, lorsqu’elle est contrariée. Lesanimaux ne mesurent pas la chance qu’ils ont, mais ils ignorent égalementl’étenduedesmisèresquileurviennentdelà.Biensouvent,illeurestdonnéleprivilège de jouir d’une attention qu’on aurait souhaité offrir à d’autres.Maisquene leurdemande-t-onenéchange?Monchat,mon lapin,monchéri !Mapoule,mabiquette,machérie ! Inassouvi,notrebesoind’aimeretd’êtreaimé.Quand le rendez-vous est manqué, quand l’espoir s’est brisé, sans la vitaleréciprocité affective, on dérive, on échoue seul au fond d’une crique. Onvoudraitpourtantdonner,maisàqui?Certainsse résignent.D’autresespèrentencore.Pourquoipas?Vivre,c’estuncielsanssoleilpourquin’apaslafacultédesetenirprêtàaimer.Maisquelfroid,danslegrisdel’attente!Insupportable,quandonn’aque sespropresmains sur ses épaules.Abyssale, la solitude.Onpeutvomirunrepastropcopieux,çasoulage.Maisquefaired’unstockd’amourqui tape sur l’estomac ? Mon toutou, mon minou ; il faut bien une cuve dedélestage pour vider le cœur de son trop-plein. Et hop, on ouvre les vannes.Écrasants,lestonneauxd’affectiondévolusauxbêtes.Quelletailledoitmesurerla panse d’un animal de compagnie, obligé d’avaler tout l’amour d’un êtreesseulé ? Jusqu’où va l’exigence, lorsqu’on se résout à attendre d’une bête cequenossemblablesn’ont suoupuoffrir? Il suffisaitd’épier lesconciliabulesque Félicité tenait avec son chat pour comprendre que la nature de leur liendevait beaucoup aux blessures de la vieille femme. Pour en savoir davantage,Bettyserenditplusfréquemmentàlaboulangerie,auxheurescreuses.Plusellese familiarisait avec laboulangère,plus lepainsecs’entassaitdanssacuisine,proportionnellementauxinformationsqu’elleengrangeaitsursavieillevoisine.

Par fidélité à la mémoire de son époux, la vieille femme n’avait jamaisaccepté d’autre mari. Comme elle s’était retrouvée veuve, très jeune et sansenfant, elle était seule aumonde ; enfin, pas tout à fait, elle a toujours eu sesanimauxdecompagnie,sesenfantsàelle,commeelledisait.Parrejetdetoutce

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qui lui avait ravi son homme, elle n’avait jamais dépensé un centime de lapensionqu’onluiversaiten tantqueveuvedeguerre.Danslequartier,peudegens savaient son prénomet son nomde jeune fille.Elle ne se présentait quesous sonnomd’épouse,une façondecontinuerà rappeler l’existencedeceluiqu’elle avait tant aimé.Madame euh... Betty trouva ce nom imprononçable etpersistaà l’appelerFélicité.Lorsqu’elleexpliquaà laboulangèrepourquoiellel’avaitsurnomméeainsi,celle-cisemitàrireetnetardapasàl’imiter.Félicité,queloxymoronpourdésignercettetaciturnequirestaitpolieavecleshumainsetréservaitsesmeilleurssouriresàsonchat !Laboulangèreétait l’unedes rarespersonnes à recueillir ses confidences.Félicité nedérangeait personne.Malgréson âge avancé, elle demandait peu de services à son entourage et tenait à sedébrouillerparelle-mêmeautantquepossible.Fidèleàsonemploidutemps,elletrottinait par tous les temps et faisait ses courses comme un rituel. Certainsl’ignoraient, d’autres la plaignaient, elle s’en moquait. Elle s’était toujoursméfiéedelacompassion,plussouventengendrée,selonelle,parunorgueilleuxsentiment de supériorité que par une réelle empathie. Cette émotion facile,assurait-elle, vient souvent gommer à bon compte l’ombre d’une culpabilitérefoulée.Onneconfesseplusdenos jours ;ons’invented’autresmanièresdesoulager sa conscience. Félicité n’était pas misanthrope, elle avait fait seshumanités chez les nonnes mais, depuis, elle avait vécu et perçu toutes lesnuancesdelacharitéchrétienne.Lamansuétudeduprochain,elleenusaitautantquedesapensiondeveuvedeguerre,intégralementverséedansuncomptequesontestamentattribuaitàlaSPA.Àsesyeux,dépenserl’argentdumortrevenaità le tuer une seconde fois.Elle rejetait cebénéficemacabre et clamait qu’unerentabilisationdel’horreurnepouvaitlaconsolerdesonamourperdu.Derrièresamontagnedechagrin,l’œilacéré,audétourdesesravines,lavieilledamesemettait enembuscade, chaquemois, et tenait tête auxderniers soldatsdecettemaudite guerre : ces quelques billets qui voulaient, soutenait-elle, acheter sonâme.Lorsque lapreuveduversementdesapension luiparvenait,elleéructait,prenantsonchatàtémoin.

— Encore cet argent maudit ! Eh bien, ce sera comme je te l’ai dit, magrosseTigra, tupeuxmecroire, jenevaispascollaborer ! Jeneveux riendecetteguerre!Aucunsalaireneseraàlahauteurdemaperte!Onnemonnaierapasmoncœur,ilestàAntoine.Cetargent,certainsdisentquec’estpouraider,menterie ! Je n’ai pas besoin d’eux, moi, j’ai toujours travaillé. Quant à laconsolation, je ne l’attends point en ce bas monde. La fortune de Crésus nesaurait me faire oublier mon Antoine. Je ne veux pas d’une pommadeadministrative, je veux la sincérité de ma légitime peine ! Aucune fausseconsolation!Qu’ilsgardentleursmauditsbillets!

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Félicitéavaittoujoursvécu,grâceàsonmodestesalaired’ouvrière,dansundeux-pièces.Elleaimaitsepromenerenforêt,cueillirdeschampignonsauxquelselleattribuaitdesnomstoujoursexacts.Levélo,c’étaitlaseulemachinequ’elletrouvait nécessaire.Elle en fit longtemps et ne l’abandonnaqu’àquatre-vingtsans,lamortdansl’âme.Sesneuronesconcevaientd’autrestoursdepiste,avecmoult acrobaties,mais ses genoux déposèrent le bilan, sans lui demander sonavis.Lesannéess’étaientécoulées, identiques,aucunenevoulut l’engloutir,saforme narguait la biologie. Seule l’arthrose lui infligeait des rigiditéssouffreteuses, mais elle n’entendait pas se laisser terrasser. Comme elle avaitpratiquementrenoncéàtout,àlamortdesonépoux,aulendemaindelaguerre,Bettynes’intéressaitpastropàsavied’après,maisplutôtàlamanièredontelleavaitsurvécuaupéril.Leursrencontressuivantesàlaboulangeriefurentpolies,trop polies pour permettre ce genre de questions. Betty la Loupe ne pouvaitqu’étudier ses expressions et sa démarche pour en déduire une bonne ou unemauvaiseforme,c’était tout.Nesachantplusdansquellemarepêcherd’autresdétailsdelaviedeladoyenne,elleattendait.Polieetcourtoise,elleespéraitfaireoubliersabourdeàlavieilledameet,peut-être,unjour,gagnersaconfiance.Ilfallaitcomptersurl’œuvrepacificatricedeladurée.Lesamitiéspoussentdanslejardindutemps.Etdutemps,Bettyenavait,Félicitébeaucoupmoins.

Quelques dizaines de kugelhofs plus tard, elle se rendit compte qu’elle necroisait plus sa vieille voisine et ne l’apercevaitmême plus au balcon, depuisqu’elleavaitvuquelqu’undescendreunchat,inerte.Sacuriositéauparoxysme,elle interrogea de nouveau la boulangère : la grasse Tigra morte, la pauvreFélicitéavaitbrutalementperdudesavitalité,lessiensdécidèrentdelaplacerenmaisonde retraite,malgrésesprotestationsappuyées.Comme l’enfantcrie,ensortantduventrematernel,ladoyennepleura,enquittantsondomicile.Onnaîtimpuissant,aveclachancedenepass’enrendrecompte.Enpleineconscience,onleredevient,envieillissant.Inouïe,ladouleurdesevoirperdrelabarredesavie.Onvoudraitpousser sabarque,maisdesvents contraires s’élèvent.On secramponne,malgré les bourrasques.On voudrait un peu de soleil, admirer unarc-en-ciel,c’estunoragequis’abat.Ontangue,onchavire.Onsenoie,onsedébat.Ceréflexevital,onluidoittantdevictoires.Onytenait,onleglorifiait.Puis,unjour,onendécouvrelestravers:quand,auboutdelaroute,aprèslesgrandes enjambées des longues traversées, on réalise que les panoramas sontdésormaisderrière soi.Quand l’ultimepiste se couledansun tunnel.Plusquecentpasàfaire,justeenface,ondevinel’autremonde.Cygnedodelinantdelatête, on voudrait chanter la beauté d’avoir fait son chemin et, sans espérer derequiem, accepter la fin du voyage, avec élégance. C’est à cemoment que leréflexe vital se manifeste, intempestif, comme une boule de bowling qui

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débouleraitaprèslachutedeladernièrequille.Ilnevouspropulseplus,ilvoustenaille, vous agite dans les soubresauts d’un élan insensé. À quoi sert-il debattre des ailes dans un tunnel ? Félicité avait essayé. Elle avait exprimé savolonté de rester chez elle, ça ne comptait plus. Elle avait versé ses larmes,c’étaient ses dernières armes, trop fragiles pour toucher un cœur sous larondache des certitudes. Les neveux et nièces se disculpèrent mutuellement :Tatadevientgaga,nousdevonslaplacer,poursonbien.Et lecouperet tomba.On lui imposa sa nouvelle place aumonde, la lisière. Inassouvi, notre besoind’uncoconfamilier.Inassouvi,notrebesoind’êtreentendus.Incommensurable,la détresse des vieux, quand la surdité à leurs appels est bien volontaire.Inassouvi,leurdésird’autonomie,quandlebonvouloirdesautreslesréduitenbébéssouffrantavecuncerveaud’adulte.Féliciténes’appartenaitplus.Onavaitfait d’elle un sujet dont on prendrait soin, parce que rétribué pour.On l’avaitbasculée dans le monde parallèle de ceux qui murmurent, à l’oreille de lafaucheuse, leursregretsd’avoir troplongtempsvécu.Qu’onme tue,au lieudem’enfermer ici !marmonnait-elle, le soir, au creux de son oreiller,mais ça negâchaitquesonpropresommeil.Inassouvi,lebesoindejustice,quandlesautresvousexproprientdevotreproprevie.

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II

Inattendu.Incroyable,cequel’absenced’unepersonnequinevousestrienpeut, soudain, bouleverser l’équilibre de votre vie. Comme la façade desimmeubleset lesarbres,quenous remarquonsàpeineen traversant la rue, lesvisagesfamilierssontdesrepèressanslesquelslecerveausetrouvedésorientéetopèredesvrillessurlui-même.Untroudansnotrequotidienetlevidemenace.La part de l’autre dans notre existence, c’est le rond-point qui empêche lecarambolageintellectuel.Bettynesupportaitpasl’absencedesavieillevoisine.Ellenepouvaitpasdirequ’elle luimanquait ;ellesn’étaientpas liées,ausensmondainduterme,maiselleéprouvaitunbesoinirrépressibledelarevoir.Elleignorait comment y parvenir mais, l’action promettant certainement plus quel’inertie,elledécidaderéagir.

À laboulangerie, elle redemanda lesvraisnometprénomde cellequ’elleavait surnomméeFélicité.Unematinéeentière,muniede l’annuairedesPagesJaunes,elleappelatouteslesmaisonsderetraitedelarégion.Onluidemandaitinvariablement :Vous êtes de la famille ? Après sa réponse négative, on luiassénait:Nousn’avonspersonnedecenomounousnepouvonspas,madame,vouscomprenez?

Non, elle ne comprenait pas, pas du tout même. Elle ne pouvait pascomprendrequ’onpuisseinterdiredevisitedesgensquiavaienttoutleurtempspour s’ennuyer en macérant leur solitude dans leur tasse de thé. Non, cetemprisonnement inavoué dépassait son entendement. Elle n’aimait pas tricher,mais là, le subterfuge s’imposa de lui-même. Quelques jours plus tard, ellerappela les établissements qui l’avaient éconduite mais, cette fois, elle seprésentacommeunebravepetite-niècederetourdel’étranger,àlarecherchedesagrand-tantechérie.Grâceà savoixdouce,maisnéanmoinsdéterminée,elleobtintuneadresseetun rendez-vousd’unagentmoins zéléque ses collègues.L’après-midimême, elle se présenta.On la conduisit dans une chambre où lavieilledame,pliéedanssonlit,fixaitunhorizonimaginaire.Bettysefenditd’un

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ample bonjour, qui n’eut que son écho comme réponse. L’aide-soignante, quil’avaitaccompagnée,affichaunemouefatalisteets’enalla;elledevaitservirlegoûterauxautrespensionnairesqui l’attendaientdansleréfectoire,commedesenfants leur baby-sitter. Betty parcourut la pièce du regard. Un petit fauteuils’offrait à elle. Elle s’installa, posa son sac par terre, sans quitter des yeux ladamecouchée.Aprèsuninstantdesilence,elles’adressaàelleavecdouceur,ensetriturantlesdoigts:

—Vousvousdemandezsansdoutecequejeviensfaireici.Ben,c’esttrèssimple,jevoulaisvousvoir.Pourquoi?Àvraidire,jen’ensaisrien.Peut-êtrepourme rassurer,me dire que vous êtes en... en bonne santé. Enfin, vousmemanquiez, je vous ai cherchée partout. Je ne sais pas vous,maismoi, je suisraviedevousavoirretrouvée.Jevousaimebien(ellefitunriretimideetajouta:) malgré votre sale caractère. Enfin, vous êtes là, c’est tout ce qui compte.Alors,sivousn’yvoyezpasd’inconvénient, j’aimeraisbienreveniret,sivousn’avezpasenviedemeparler,j’apporteraideslivres.Jevousferailalecture.Aufait, quelles sont vos préférences ? Des romans, des nouvelles, des poèmes ?Peut-êtreunpeudetout?Qu’endites-vous?Jesuissûrequeçavavousplaire.

Seul le silenceponctuait lediscoursdeBetty.Ellemarquaune très longuepause, puis, le visage assombri par l’impuissance, elle se leva mollement,arrangeasajupeetsaisitsonsac.Sonhôteluitournaittoujoursledosetfixaitlemur. Mais au moment où elle actionna le loquet, une petite voix se mêla augrincementdelaporte:

—Àbientôt!Betty fit volte-face avec un grand sourire, revint sur ses pas, embrassa la

vieilledameendisant:—Àbientôt,vieillechipie!Ce soir-là, Betty ne fit pas la guetteuse. Elle s’endormit le cœur léger,

assommée de fatigue, après avoir cherché en vain, dans sa bibliothèque, deslectures appropriées pour Félicité. Les adultes sont sérieux, les vieuxrespectables!Cetteidéeluivenaitd’Afrique,ellecherchadeslivresenfonctiondececredo:LesMisérablesdeVictorHugo,c’étaitpeut-êtreindiquépourunevieilleFrançaise,maisbof,Gavrocheetcompagnie,çapourraitêtregavantpourunedoyennequinerêvaitplusderévolution.CentAnsdesolitude,deGabrielGarciaMarquez, un chef-d’œuvre, mais le gouffre noir contenu dans ce titrepourraitôtersadernièrepartdegaietéàlapensionnaired’unemaisonderetraite.Les Raisins de la colère, de John Steinbeck, formidable, mais bon, les seulsraisinsquiintéressaientmaintenantFélicité,c’étaientlesbienmûrsetbienmous,ceuxqu’elleécrasaitcontresonpalais,dudosdesalangue,avantdelessuçoterentresesmâchoiresédentées.Ilfallaitquelquechosedeplusfacile,unlivreàla

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fois drôle, intelligent et sensible.Des souris et des hommes, du même John,hilarant,pleind’humanité,maisquandmême,uncolossequiratatinedessourisdanssapocheetétranglelesjeunesfillesdanssesmalheureuxélansamoureux,ce n’est pas très entraînant pour une dame quimanque de tendresse depuis silongtemps.DesfleurspourAlgernon,deDanielKeyes,unefictionscientifique,pasraidedutout,avecunebellehistoired’amour.Oui,maisl’amouryesttroppathétique et il y est encore question de bestiole grise, non. Félicité était unefemmedupeuple,elledevaitaimerleshistoiresqu’onpeutreconstituerdanssonpropre environnement. Betty s’adapta à sa condition, elle remonta les siècleslittérairesettrouvasonbonheuren1900:LeJournald’unefemmedechambre!Àlaréflexion,elleseditqueFélicitén’avaitjamaisexercécemétieretn’avaitjamaiseupersonneàsonservice.Quantauplaisirdesmots,encesannées2000,lelangaged’untelouvrageétaitdevenucaduc,mêmepourunedamedusiècleprécédent ; de surcroît, n’étant pas une intellectuelle, Félicité verrait peut-êtredanscechoixunemanièredelaprendrepourundinosaure.Alors,quechoisir?Offrirdeslivresoudonnerunconseildelectureestunexercicepérilleux:quandonsetrompe,onpassepouridiotouprétentieux.Etilestfaciledesetromper,carchacunseprosterneàl’auteldesapropresensibilité.Quelssonttesauteurspréférés ? C’est l’une des questions les plus indiscrètes qui soient. N’ayantaucune idée quant aux goûts de Félicité, Betty ne savait plus comments’accommoder de sa très belle maxime africaine. Alors, elle la tourna endérision, la jeta, par lambeaux, à la poubelle des mots, ceux trop jolis pourvéhiculer des idées opérationnelles et qui ne servent qu’à la joyeuseté de larhétorique.

Lesadultes sont sérieux, les vieux respectables. Soit !Mais le sérieuxdesadultesleurenlèvelalégèretéetassombritleurregardsurlemonde.Quantàlarespectabilitédesvieux,ceseraitbiensiellenelestransformaitpasenaustèresascètes,privésdejoieetdejouissances,momifiésdanslafrustrationducen’estplusdemonâge!PourBetty,onestvivanttantqu’onsaits’émerveiller,c’est-à-direqu’ondoitdécouvrir,sentir,éprouver,goûter,déguster,apprécier,savourerla vie, même avec deux dentiers. Poliment choisies, les lectures pour Félicitédevaientaussirépondreàcescritères.Ellepritunenouvellerésolution:plongerlavieillefemmedanslebouillonnantbaincontemporain,ilynage,parfois,autrechose que du poisson d’élevage. Le lendemain, en se rendant à lamaison deretraite,Bettys’arrêtachezson librairehabituel,qui luimitentre lesmainsderécentespublicationsqu’iljugeaitformidables.Meilleurcritiquequ’admirateur,l’hommesavaitdénicheruneperledansunemontagnedecoquillagesetfaisaitlebonheur de ses clients les plus exigeants ; aussi lui faisait-on confiance, sanspeserlafacture.Desagouaillesavante,ilamusaitleprofesseur,impressionnait

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labourgeoiseetdésarçonnait lelecteuroccasionnel,maistousrepartaientenleremerciant, certains de revenir. Très vieille France, plus encline à lire lesclassiques que ses contemporains, Betty fut ravie de pouvoir se mettre audiapason, en même temps qu’elle raccorderait le wagon de la doyenne àl’actualité dumonde.Expérience tardive,mais expérience commune, l’idéedece partage rehaussa à ses yeux la valeur de son entreprise. À l’origine, ils’agissait de distraire Félicité,maintenant, elles allaient se bâtir des souvenirscommunsetcen’étaitpasrien,ceseraitl’intersectiondeleursvies,lenœudparlequel leurs deux existences seraient liées à jamais. Songeant à tous ceux quiviendraientéventrerl’appartementdeFélicité,dèssondernierbattementdecils,la jeune femmeeut unpetit pincement au cœur.Bettyn’était pasdeshéritierspotentielsdeFélicité,maisellesesentaitprivilégiée.Oncroittoutprendreauxmorts,alorsqu’onperdtantdesvivants.Ilyadeshéritagesquinetiennentpasdansungrenier,cesontsouventlesmeilleurs.Pourtant,surchaquecadavre,ilyauratoujoursdesvautours,ainsivalanature.Inassouvi,lebesoind’engranger.

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III

D’abord apathique, Félicité écoutait les lectures d’un air absent. Il étaitdifficile de savoir ce qu’elle en pensait, ses courts commentaires étaient rares,toujours inattendus et souvent hors sujet. Parfois, elle interrompait la lectricepourseplaindredesonplacement.

—Cet emprisonnement, avec desmalades, des grabataires et des folles !C’estinjusteetdégradant!Jen’emmerdaispersonne,moi...

Alors,Bettyseredressait,inséraitunmarque-pagedanssonlivreetpivotaitlégèrement vers elle. Une bobine se déroulait, une histoire se tissait, Bettysuivaitattentivementlefil.Àladoucelueurdesonregard,Félicitémesuraitsadisponibilitéetenchaînait.

—Dansmonmodesteappartement,jevivaisdemespropresdeniers,jemedébrouillaistouteseuleetjenedemandaisrienàquiconque.Jen’aipasd’enfant,personnepourmesoutenir,maisj’aitoujoursfichulapaixàmesproches.Jenevoulaisdonneràpersonnedesraisonsdeseplaindredemoioudecritiquermonchoixdevie.Jesuisrestéeseuleethonnisoitquimalypense!Monventrenepouvait porter que la progéniture de mon Antoine, le destin en a décidéautrement.J’auraispumeremarier–jeune,jen’étaispassimal–,voyez-vous,cenesontpaslesprétendantsquim’ontmanqué.Certainssontrestéshumbles,d’autres sont devenus des notables, beaucoup sont, aujourd’hui, morts. Je neregrettepasd’être restée libre,mais jemesouviensde lacourde tous.Voyez-vous,notreactuelboulanger,celui-làmêmeaucoindenotrerue,ilauraitpuêtremon fils. Sonpère, c’était un ami demonAntoine.À la fin de la guerre, il arepris la boulangerie de mon mari, tout juste disparu ; et, dans la foulée, ilvoulaitm’épouser.J’airefusé,c’étaituntypegentil,maissanséclat.Iln’arrivaitpasà lachevilledemonAntoineet jen’aimaisguèresa façond’accumuler lebutin de guerre. Par commodité, j’ai continué à acheter mon pain et monkugelhofchezlui,puischezsonfils,quialongtempstravailléavecluiavantdeleremplacer.Àsaretraite,jenel’aiplusrevu.Cepauvrebougre,ilparaîtqu’il

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n’a plus toute sa tête et serait dans une maison spécialisée, depuis quelquesannées.Qu’unmalade soit placé, c’est une situation que je peux comprendre.Mais moi ! Je n’ai rien perdu de mes facultés mentales et, sans braver leschampions olympiques, mon vieux corps reste encore capable de bien desvictoires, assezpourmepermettrede rester autonome,dansmademeure.Quemes imbéciles de neveux et nièces aient organisé ma séquestration, c’est unedécisionquinarguelebonsens.Toutçaparcequej’aieulamalencontreuseidéed’appelerl’und’entreeuxàlarescousse,quandmonchatallaitmal.N’ayantpasdevoiture–jen’enaijamaiseu–,jenemesentaispaslaforcedeportermongros matou chez le vétérinaire. Désespérée, j’ai donc sollicité un neveu.L’irrévérencieuxn’estvenuquedeuxjoursplustard;troptard,Tigraagonisait.Je ne voulais plus qu’elle aille chez le vétérinaire, mourir dans une salleanonyme.Monneveutrépignait,ilnedigéraitpassondéplacementinutile.Benalors,tante,pourquoim’avoirfaitvenir?marmonnait-il.Jenerépondaispas.Jecaressaismonpauvrechat,quipassadoucementdel’autrecôté.Cefuttrèsdur,delevoirseraidirdansmesbrasmefenditlecœur,jefisunmalaise.Monneveusetrouvasoudainunrôledansmavie.Iltéléphona,fitvenirunmédecin,ameutasesfrèresetsœurscommelerestedelaparentèle.D’avoirassistéfortuitementàmon malaise le propulsa brave gars, dévoué, veillant sur sa vieille tante. Cehérosde la compassionn’attendait plusque sesgalons, quand toute la famillem’assaillit,ycomprisceuxdont jenemesouvenaisplus.Devant le toubib,ons’empressa, manifesta beaucoup d’inquiétude à mon sujet et suggéra unehospitalisationparmesuredesécurité.Lecomplot senouaitdéjà.Soucieuxdeson avenir, le médecin, afin de se prémunir d’une éventuelle accusation denégligence en cas de complication, céda à la pression. Sans approuverl’exagération des mauvais comédiens qui l’encerclaient, il signa des papiers,ordonnamonhospitalisation,prétextantlanécessitéd’unemiseenobservation,le temps de réaliser des examens complémentaires. À l’hôpital, on ne décelarien, en dehors de quelques détails, peu alarmants, et d’ordinaire liés à lavieillesse.Mais,flairant lepactole, lacliquedemeshéritiersautoproclamésnevoyaitenmoiqu’unefuturemorte.Àmasortie,ilsm’annoncèrent,faussementcontrits, qu’ils étaientobligésdememettredansunemaisonde retraite, pourmonbien.Pourmonbien!

Àcestade,lesoufflecourt,Félicitémarquaittoujoursunepause.Oxygène!Onvoudraitparfoishurleràsefendrelespoumons,pourmieux

respirer après.Oxygène !On enviera toujours aux enfants la spontanéité d’unsanglotlibérateur.Oxygène!Onnesaurajamaissoulagerlesadultesdufleuvede chagrin qu’ils retiennent, par pudeur.Oxygène !Même leVésuve explose.Leshumainsserrentlesdents,endiguentlalavedeleurcolère.Oxygène!Ilnous

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en faudra toujours. Comme il en fallait à Félicité, qui se consumait. Plus lesilence durait, plus son visage s’assombrissait. Betty n’osait plus reprendre salecture,l’ambiancenes’yprêtaitplus.

— Pfff, pour mon bien ? Chafouins, oui. Pour mon bien, murmurait lavieille,commepourelle-même.

—Peut-êtrecroyaient-ilsvousprotéger?tempéraitBetty.—Pensez-vous!s’écriaitFélicité,enretroussantnerveusementlesmanches

de son gros pull.Le français est une langue bien élégante,mapetite,mais onferaitmieux,parfois,deseméfierdesatropbelleparure.

Betty souriait à cette remarque.Mutine, elle songeait : le français est unelame étincelante et, comme toute lame, c’est là où elle se fait fine qu’elletranche. Dans cette langue, je vous en prie peut signifier entrez ou foutez lecamp. Finalement, seule l’intention fait le tribun, si l’onparvient à démasquerl’arlequinderrièresoncostumedemots.Félicitéavaitraison,seditBetty,cettelangue sait maquiller la vérité, c’est comme un quartier résidentiel du Tiers-Monde,lamiseenexergueduclinquantcachetoujoursl’insondablemisèredesbidonvillestapisàl’ombredesbuildings.

—Çavousfaitsourire,cequejedis?interrogealavieilledame,avantdecontinuersonraisonnement.Tenez,parexemple,quandj’aiperdumonmari,sonchefestvenu,toutpenaud,m’affirmerceci:Madame,jesuisnavré,votreépouxaététouché,ilestmaintenantauroyaumeduSeigneur.Aprèsunetellephrase,onestendroitd’imaginerunmagnifiqueetcharmantprinceàlatabled’unroibienveillant. Il n’en était rien ! Le royaume du Seigneur, c’était une vulgairecaissequipeinaitàserefermersurdesmembresdifformes,déglinguésparjenesaisquelchoc,etfigésdans leursouffrance.Pisqueles tachesducrapaud, lesstigmates du prince agressaient l’œil.Mon espoir de chérir, une dernière fois,son visage, se noya dans la béance de la plaie que je découvris, en retirantl’immensebandagequitenaitunicequiluirestaitdetête.Oui,c’étaitlaguerreet j’avais lachancedepouvoirenterrermonhomme,pourrait-onmerétorquer.Toutdemême,ondevraitenseignerlafranchiseauxsoldats!Aulieudedire:Madame, votre mari a été touché, ils auraient prononcé les mots justes :Madame,votremariaétéécrabouillé.Unpetiteffortd’exactitudeauraitépargnéà bien des veuves la vue d’une véritable boucherie. Ah, cette image de monAntoine!Soixanteansaprès,ellemepoursuitencore.Ceuxquicroientquej’aipassé ma vie seule ne savent pas. Rien n’est plus prenant que de vivre avecl’ombred’unmartyr.Lamémoire tenacedubonheuravec lui, le regretcuisantdesatragiqueetinjustefin.Pensezdonc,lahantise!Insoutenable!Legoûtdevivre vous passe. Ici, toutme revient comme si c’était hier, les pensionnaires,mêmeceuxquiontperdulatête,n’arrêtentpasd’évoquerleurguerre.Etmoi,je

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neveuxrienleurdiredemonAntoine.Dansmonappartement,aumoins,j’étaistranquille, toutm’était familier et j’avaismes habitudes dans le quartier.Mesoccupations,même de plus en plus réduites,me distrayaient un peu et c’étaitmoinssinistrequecelieuimpersonnel,éloignédetout.

Elle s’arrêta, renifla discrètement et se frotta le nez avec sonmouchoir encoton.

—Jesuisdésolée,murmuraBettyquipendantceslitaniesdemeuraitmuette,osantàpeineesquisserungeste.

—Non,mapetite,jenepleurepas,j’aiundébutderhume,jen’ensuisplusauxlarmes;çaaussi,çafinitparvouspasser.Non,c’estmoiquisuisdésoléedevousinfligertoutça.Pardonnez-moi.

Bettyétait encore jeune,maiselleavait assezvécupouracquérirquelquescertitudes:certainesdouleursnepassentjamais,lesmomentsoùons’endistraitentrecoupentceuxoùonensouffremaisneleséliminentnullement.Féliciténepleurait plus, c’était son rhume qui ne passait plus. Les mots de réconfortproduisent,parfois,uneffetd’antalgiquequin’ariendecuratif.Bettymesuraitlecaractèredérisoiredesavolontéconsolatrice,mais,émueparlatristessedelavieillefemme,elles’épanditenbanalités,toutenluicaressantl’épaule.

—Nebaissezpaslesbras,jusqu’ici,vousavezétécourageuse.Puis, mécontente d’elle-même, elle se mordit les lèvres et retint son flot

d’âneries.Savoix intérieure lui intimait lesilence.Cettephrase,qu’ellevenaitdeprononcer,l’irritait lorsqu’onlaluiadressait,elles’envoulaitdelaservir,àsontour,àFélicité.Nebaissepaslesbras,jusqu’ici,tuasétécourageuse,celaveutdiret’enasbavé,tuvasencoreenbaver,soisprêteàporterlesAlpessurtesépaules!Uneréflexionquevousbalancent,d’untongentillet,maissansétatd’âme, de pseudo-amis ou parents, assez généreux pour vous proposer de lesappeler si ça ne va pas, et qui se défilent aumoindre pépin. Vous considérercommeunbulldozer les dédouanede tout secours :Vas-yRocky ! Le ring estpourtoi!Et,parcequ’ont’aimebien,oncomptelescoups,deloin!QuedireàFélicité?Ceuxquisouffrentnecherchentpersonneàquitransférerleurfardeau,l’empathie suffit, parfois, à l’alléger. Betty fouillait son vocabulaire, triait,formulait mentalement des propos plus authentiques pour manifester sacompréhension à Félicité, lorsqu’on frappa à la porte. Avant d’obtenir uneréponsedesdeuxamies,uneemployéedelamaisonderetraiteentra,enpérorant:

—Alors,onaencoredelavisite?Onapeut-êtrefaim,non?Bon,onarrêtedepapoteretondescendauréfectoire?Ledînervaêtreservi.

Prête à partir, Betty rassemblait ses affaires en dévisageant cette intrusevolubile,auxgestesmécaniques.Danslesmaisonsderetraite,commedansles

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hôpitaux, on rencontre, parfois, d’étranges ordinateurs sur pattes, programméspourânonnerundiscoursaussiimpersonnelqu’infantilisant.Ilfautavoirperdusesneuronesavecsesdentspournepassesentirnié.

—Etqui,on?LediableouleSaint-Esprit?éructaFélicité.—Allons,ilfautdescendremaintenant,unebonnesoupe,çametdebonne

humeur!lançalerobot,avantdes’enaller.—Parlezpourvous,maugréaFélicité,d’untonexcédé.Betty lui posa la main sur l’épaule et, se penchant pour l’embrasser, lui

soufflaàl’oreille:—Tachezdepasserunebonnesoirée.Àbientôt.Bises appuyées, instant privilégié, expression d’une affection pudique.

L’étreintedureletempsqu’ilfautaunezpours’emplirdel’odeur,del’enivranteet vivifiante chaleur de l’Autre. Puis, se détachant à regret, la vieille dame fitcoulissersonemprisesurlesavant-brasdeBetty.Commeelletardaitàlâchersespoignets,lajeunefemmeajouta:

—Àdemain!etl’entraînaverslasortie.Bonappétit.—Ah,enfin,s’impatiental’employée,quirevenaitquérirlarécalcitrante.Toutes trois s’engouffrèrent dans l’ascenseur, on n’entendait plus que le

ronronnementdel’appareil.PendantqueFélicitéetBettyseparlaientdesyeux,lasoldatedelamaisonderetraitelesregardait,dévisageanttoutparticulièrementlajeunefemme.Presséedeterminerleservicedudîneretdedécamper,ellesedemandait pourquoi cette visiteuse, qui n’était même pas de la famille de lavieillepensionnaire,étaitsiassidueetrestaittellementlongtempsdanscesmursquiempestaientlanaphtaline.Aurez-de-chaussée,BettycollauneénormebisesurlajouedeFélicité,ditaurevoirduboutdeslèvresàl’employéeetgagnalasortie, lecœur serré.Elle sentait le regardde lavieilledamesur sondos.Elleaurait aimé pouvoir retrousser le voile de la nuit et être déjà rendue aulendemain.Ellesavaitqu’enbus,àdosd’âneoudedromadaire,ellereviendrait.Car, désormais, une part d’elle-même vivait enfermée dans ces murs mornes.Ellerentrait,parcequ’illefallait,maiselleauraitbienvoulurester.Arrivéechezelle,ellerepenseraitauxconfidencesdeFélicité;puiselledéposeraitlessiennessurchacunedesnotesd’unrécitaldekora,qu’elleécouteraitenboucle.

Félicité,commeàl’accoutumée,dîneraitàsamanière:ellenefiniraitpassasoupe, laisseraitsonassietteàmoitiépleineet regagneraitsachambreavant ledessert.Elle regarderaitFrance3, en espérantyvoir sa région, se contenteraitfinalementdecequ’onvoudraitbienluimontrer,puis,recroquevilléesursonlit,ellecéderaitàsonsommeilendentsdescie.Auréveil,ellesubiraitleleverdujour.Àpartir demidi, elle attendrait sa visite, en comptant les heures.C’était

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ainsiqu’elleoccupait son temps, sansBetty.Ceuxqui l’avaientplacée làpoursonbienl’avaientoubliée,poursonmalheur.

Chaque fois qu’elle quittait la vieille Félicité, Betty s’emportait contre unsystèmeauquelellenepouvaitrienchanger.Assise,latêtecontrelavitredubus,lespaupièresbaissées,elleseperdaitenélucubrations.

Lasociétémodernefaittoutpourgardersesdentsdelaitetnesupportepasceuxquiontperduleursdentsdesagesse.Sil’euthanasievenaitàêtrelégalisée,on risquerait de voir des malappris se débarrasser de leurs ascendants à lapremière fuite urinaire. Trentenaire, encore sûre de son aplomb, Betty necraignaitpasdevieillir,maisl’idéequed’autrespuissentlarelégueraurangdedéchet humain la tourmentait déjà. Cette inquiétude avait cédé la place à lacolèrelejouroùelleavaitentenduunejeunepoupéeécerveléeaffirmeràlatélé,dansunsouriresiliconé,qu’onétaitvieuxàpartirdetrenteans.Elleréalisaalorsque l’Occident ne vivait plus une simple névrose faustienne,mais avait glissésubrepticementdanscequ’elleappelal’èredujeunismefascisant.

Comme lesNoirs et les Juifs naguère, on tente, aujourd’hui, d’évincer lesvieuxducircuit.Lesprochainsexterminésn’aurontpasdechaînesauxpiedsoud’étoile jauneà lapoitrine, ils aurontundentier suspenduaucou.Le refusdevieillir,cen’estpasseulementl’obstinationàgarderuncorpsjeune,c’estparfoisune mentalité inapte à la maturation. Qui veut des récoltes mûres accepte lepassagedessaisons.L’âgen’apportepasquedesrides.Envouantsavénérationau dynamisme et au physique inoxydable, la société occidentale s’est saliemoralement, car le corollaire de cette quête d’une jeunesse éternelle, c’est lemépris desvieux.D’où cegrandmalaise entre les générations : onn’oseplusregarderunepersonneâgéecar,auboutd’uneminute,ellecroitquevousêtesdeceuxquiluireprochentd’êtreencorevivante,lagênes’installeetempêchetoutdialogue. En dépoussiérant en permanence, pour tout faire reluire, c’est l’âmehumainequ’onasouillée.Ya-t-ilundétergentpourlaconscience?

Bettyn’ensavaitrien.Maisellepensaitavecconvictionque,sanscéderauxtraversdelagérontocratie,ondevraitinscriredanslesprogrammesscolairesunematière relative au respect des aînés. Inassouvi, le besoin de croquer, duranttouteunevie,lesfruitsd’unemêmesaison.

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IV

Rentréechezelle,Bettyn’eutaucuneenviededîner.Ellevoulaits’aérerlatête,maisn’étaitpasfilleàsortirseule,lanuit.Tasséesursoncanapé,uncoussinsous la nuque, un plaid sur les jambes, elle regarda distraitement le journaltélévisédevingtheures, plusparhabitudequepar conviction.Bettyvenait del’autre bout de la planète et, depuis son arrivée en France, elle ne manquaitjamaislesinfos:Siunastéroïdegéants’abattaitsurmonîlenatale,l’enfonçantdans l’Atlantique, c’est ainsi que je l’apprendrais, se disait-elle. Après s’êtreassurée que les siens restaient indemnes à flanc de flots, elle éteignit satélévision.Puis, la kora s’éleva, limpide, souffle et vibrationde tout ce qui seterredansl’âme.

S’étendre, se décontracter, lâcher prise, flotter légèrement sur la nappe dutemps.Souffler.Maisest-onaurepos,quandonestconscientdesarespiration?Quandonestconscientdu faitmêmed’êtreconscientde respirer?S’entendrerespirer, ouïr levacarmeduvivant en soi, tout en sachant sa finitude, terrible,commel’annonced’unepeinedemort,c’estcommeseretrouvernezànezavecun lion repu, qui s’amuserait à vous faire courir patiemment dans la savane,avantdevouscroqueràl’heuredesonchoix.Lalucidité:c’estsouffrirparsonintelligence. Dédoublement : vue aérienne de soi en train d’exister, cinémacuisantauquelonassiste,avecunticketimposé,enignorantl’heuredelafindeséance.C’estlong.L’intrigueesthasardeuse,l’issueincertaine.Onestlà,c’esttout, disait le sage peintre et poète alsacien, le regretté Camille Clauss. Oui,Camille,êtrelàetl’admettre,c’estbienlàl’œuvred’unevie.Noussommeslà,commedespetitspoissonsjetésdanslanacelledumonde.Soumisauxcourants,on frétille, on fait la ronde. Par-ci, par-là, on s’accroche, on se débat. Tous àl’océan,àchacunsesnageoires.Lesminutessedissolvent,s’évaporent,muettes.Le cœur bourdonne. Les murs se taisent. Le silence, lorsqu’il ne berce pasl’interrogation créative, le tangage d’une navigation imaginaire, s’avère aussiassourdissant que le hurlement d’une meute de loups déchaînés. Comment

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échappe-t-on aux loups ? Ils nous poursuivent partout. Toutes ces peurs quirugissent en nous. Tonnerre dans la boîte crânienne ! Acoustique étanche, lebouillonnement de l’intellect au poêle de l’existence s’écoute, se goûte, sedégusteseul.Impossibledefuir,desefuir.Commeceseraitreposantdepouvoirstockersoncerveaudansuncoffre-fortetdechoisirlesmomentsdes’enservir,aulieudesubirsesrâles,sescolères,sesmurmures,sessouvenirsintempestifs,sonfonctionnementcompulsif.Laréflexionéreinte!Quiatétélavieconnaîtleseindel’angoisse.Onvoudraitsedéconnecter,larguerlesamarres,dériver.Onsevoudraitidiot,trouverlemondeparfaittelqu’ilestetprendrelesoleilpourunboldelait.Queboit-on,àlasourcedelavie?Nousnesupportonspastouslelait,malheureusement.

Bettydivaguaunbonboutdetemps.Puis,décidéeàsortirdutourbillondesespensées,elleposapiedàterre,s’étira,arrêtalakoraetmitunautreCDdanssachaîne.C’étaitleconcertdeKeithJarrettàKöln,ellenel’avaitpaschoisiparhasard.Lesnotescoulaient,sesidéescouraient.Sonbattementdecilsponctuaitsonmonologueintérieur.

Parfois, une musique vous propulse dans la sécurité d’un doux souvenir.Écouter devient une manière de déterrer un précieux trésor de la mémoire.Aimerenmusique,c’estaimerencore,mêmequandonn’aimeplus.Aimerenmusique, c’est s’emparer d’une parcelle de cœur, y graver son sceau pourtoujours. Aimer en musique, c’est aimer encore, même quand on n’est plus.Aimerenmusique,c’estsauverlabeautédel’amourdesravagesdutemps.Lesêtres chéris partent, les musiques partagées leur survivent et perpétuent leurprésence. Inassouvi, notre besoin d’oubli, puisque la musique demeure.Inassouvi,notrebesoindemusique,puisquenosabsentsviventenelle.

Betty accueillait la mélodie comme on accueille un hôte invisible. Lesoreilles ne devraient servir qu’à ça : recueillir une voix brisée d’amour ouécouterdelabonnemusique.Soucieusedeneperdreaucunenote,elleaugmentaleson,serallongeaetfermalesyeux,lesmainscroiséessursonventrecreuxquilui réclamait son dû.Gargouillis, une fois.Dans un concert, ça dérange.À lamaison,onfaitavec.Gargouillis,deuxfois!Lasatiétémentalen’estpascelledel’estomac. Betty résistait. Gargouillis trois fois ! Youri Gagarine ! Même enorbite,onsenourrit!Pourquoipassurleplancherdesvaches?Hoplà!Elleseredressa,fitquelquespasverslacuisineoùellesaisitunepommeverte.Avantdecroquerdanslefruit,ellelereniflapuis,l’écartantdesonnez,elleletintentrelepouceet l’indexafind’enadmirer larobe:vertpâle,mouchetédequelquestachesbrunes.Pourquoicefruitn’était-ilpasmauve?Avecsongoût,satexture,son parfum et ses douces rondeurs, elle en aurait fait son fruit préféré.Là, jedéraille,sedit-elle,lanaturefaitcommebonluisemble,tantpispourceuxqui

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nesontpasd’accordavecelle.Bettyvirevoltaaurythmedupiano,jonglaavecsonfruitetsemitàchantonner:

Pomme,pomme,pommeVertepomme!GardetarobeVertepomme!Quejetecroque,Craque,craque!GardetarobeVertepomme!Pomme,pomme,pommeVertepomme!GardetarobeVertepomme!

Parvenueprèsducanapé,ellehésitaàserasseoir,unfiletdejusdepommecouraitsursonavant-bras.Elleléchalenectarensedirigeantverslacuisine;là,elleterminalefruit,selavalesmainsetrevintausalon.Vingt-sixminutes,c’estladuréedelapremièrepisteduconcertdeKeithJarrettàKöln.Pourréparerladistractiondesonécoute,elleremitleCDàsondébut,puisallaseposterdevantunefenêtre,aprèsavoirplongélapiècedanslenoir,afindeserendreinvisible.De l’autre côtéde la rue, des carrés et des rectanglesde lumière fendaient lesmurs.Scène après scène, lequotidien se jouait.Depuisque les architectesontpréférélaluminositéàladiscrétion,mettantdesvitreslàoù,jadis,ilyavaitdubois,certainesdemeuressontdevenuesdesthéâtresoffertsàlavuedesvoisins.Spectateurscaptifs,onprendsesaisesauxpremièresloges,maisnuln’estdupe,onsaitqu’onn’échappepas,soi-même,àl’exposition.Onneveutpasforcémentvoir,c’estleregardquiestconfisquéparlehappeningd’enface.Enfendantnospaupières, le grand designer a oublié d’y apposer une fermetureÉclair.Alors,quelamoralenouspardonned’ouvrirgrandslesyeuxsurlemonde,ycomprissurceluidesvoisins.

Autroisièmeétage,derrièreunebaievitrée,unhommeétaitconcentrésursapilededossiers, une tassedequelquechose,de chaud sansdoute, àportéedemain. Cette silhouette, dans cettemême posture, Betty n’avait plus besoin depromener son regard pour la localiser. C’était une sculpture, visible toutes lesnuits.Lesoir,l’hommenequittaitlatabledesonsalonqu’aumomentoùlaville,danssonsommeilparadoxal,ralentissaitsonsouffled’ogresse.Àdeuxoutroisreprises,safemmeentraitdanslesalon,semblaitluiparler,pendantunmoment,puisdisparaissait.Parfois,féline,elletournaitautourdelui,quémandaituncâlinet repartait après un furtif baiser qu’il lui concédait. Sans être en mesure dedistinguerlestraitsdesonvisage,Bettyimaginaitledépitdecettemalheureuse,

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qui n’arrivait pas à convaincre son époux de la rejoindre au lit à une heureconvenable. Inassouvi, le besoin de sentir un souffle, sur l’oreiller d’à côté.Inassouvi,cecorpslascif,offertàlaseulecaressed’unecouettepleined’hiver.Inassouvie, l’attente de cette femme d’une étreinte chaleureuse. La patience,c’estlepremierpalierdel’érotismesadomasochiste.Lesaffreuxjojoslesavent,qui exaspèrent les nerfs avant de titiller les tétons. Et madame reste au pieu,commel’agneauresteaupiquet.Touslestueursn’ontpasunelamedeboucheràlamain.Ilestdesdouleursquiassassinent,ensilence.Tantdehoquets,étouffésdans l’oreiller.Ondéplore toutes sortesde solitudes,on songe sipeuà lapired’entreelles,cellequi,parfois,senichedanslelitconjugal.Ellesnesaventpasce qu’elles demandent au ciel, ces filles qui veulent unmari avec une bonnesituation!VivelesAs!Àforcederamenerdesdossiersàlamaison,ilsfinissentparlaisserl’amouraubureau.Meshommages,madameTrucronflant!Commec’estdouxàl’oreille,maisquisaitcequeçacoûteàcertaines?Épouseruntypeplusattentifàsacarrièrequ’auxdessouschicsdesaGertrude?Sapristi!Plutôtjurer fidélité à une sculpture d’Ousmane Sow ! se disait Betty. On travaillemieux quand on est amoureux, mais on aime mal quand on travaille trop.L’amourestuneœuvred’art,commetouteœuvred’art,ildemandeàl’espritdesmomentsdedisponibilitépropicesàlaconceptiond’uneharmonie.Aimer,c’estrêver.Rêverde l’Autre,mais, surtout, se rêver avec l’Autre.Àquoi rêvait cethommescotchénuitammentdanssonsalon,devantsesdossiers?Certainementpasàsafemme,quis’endormaitdanslesbrasd’unsomnifère,endoutantdesonsex-appeal. À quoi servent les porte-jarretelles ? Celles qui se le demandent,danslachambreconjugale,voudraientbattredesailes,profiterdel’azur,danslesillage des pélicans. Akinétiques, dans des eaux stagnantes, beaucoup sedamneraientpourhumerlesembrunsdularge.Maisseull’alligatorsaitcequ’ilgagne àmariner dans son bayou.Roméo, lui, ne foutait rien, il avait tout sontemps pour aimer.Mais bon, la pauvre Juliette en est morte. Enfin, on a faitpasseruntunnelsouslaManche,onfinirabienparjeterunpontentreamouretcarrière.

C’étaitunetrèsbellefemme,laquémandeusedebisousdutroisièmeétage.Betty s’était souvent amuséeàobserver lemanège,pour savoir àquelleheurel’hommequittaitsonsalon,maiselles’endormaitdelassitudesursoncanapéets’en voulait, le lendemain, de n’avoir pas assez tenu. Qui était cet homme ?Quelsdossiersletenaientéveillésitard?

Un jour, profitant d’une exceptionnelle bonne humeur de Félicité, Bettysollicita ses lumières : elle devait connaître ce couple – avant la maison deretraite, elle habitait le même immeuble – mieux, en tant que plus anciennelocataire,elleavaitvutoutlemondearrivereteuventdetouslescommérages.

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Bettyespéraitquelquesbanalesinformations.Mais,aulieudeluilivrerlesseulsrenseignementsqu’ellesollicitait,lavieilledameluidévoilaunpanentierdelavieduquartier.

—Est-cequejesais,moi?Pfff,c’estunhommemoderne,toujourspressé,çaditbonjoursansvousregarder,s’envasansattendrelaréponse;çasortetçarevientavecdesdossiers,beaucoupdedossiers.Iladesairsderesponsableet,apparemment,ilnetravaillepaspourrien.Voilàcequej’enaiflairé,mapetite.Avec les costumes qu’il porte, il ne doit plus savoir le prix de sa baguette.Madame, elle, est toujours parfaite.On reconnaît leurs enfants à leurmise et,surtout, à leursmanièresbiendélicates. Jen’ai jamais été chez eux,mais rienqu’àl’aspectdeleursdeuxvoitures,jevoisbienquenousn’appartenonspasaumême monde. Vous savez, si je devais emménager aujourd’hui, je n’auraismêmepaseulesmoyensdeloueruneloggiadanscetimmeuble;j’ysuisrestéeparcequ’onn’apasréussiàmedéloger.L’immeubleaétérénovépuisdécoupéen lots, des lots vendus à des prix fixés, dirait-on, pour chasser les petitesbourses.Ils’estpassélamêmechosetoutaulongdenotreavenue.Aveclevieuxcouple du deuxième, nous sommes les seuls à avoir résisté et gardé nosappartements, occupés avant cette folie immobilière. Nous avons eu unformidable avocat, je ne crois pas que nous ayons payé le tarif plein de seshonoraires habituels, mais il a su nous défendre avec brio. Au début, lesnouveauxvenusnenousparlaientpastrop,ilsnousregardaientdetravers,nousméprisaient.Ilsnousconsidéraientcommedesmouchessurleurmiel.C’estsûr,ilssesentiraientmieuxsansnous.Cesonteuxquisontvenusnoustrouver,maisnotreprésencelesdérangeait.CommesipisserdansnosW-Cpouvaitrayerleurmarbre. Les riches n’ont jamais aimé la proximité des pauvres. Alors, notrehomme,commetousceuxquisesont installéscesdernièresannées, faitpartiedu gratin. Une profession libérale, sans doute, il n’a pas des horaires defonctionnaire.Ildoitgagnerbeaucoupd’argent,enfin,vousavezvusapimbêchedeluxe,unedecellesquichoisissentlestandingavantlebonhomme.Jevousledis,moi!Belleetnégligéeparsonépoux,dites-vous?Riendeplusnormal,mapetite : les bijoux les plus chers sont ceux qui servent le moins, c’est de lessavoirdans l’écrinquirassure.Croyez-moi,pourdeshommescommecelui-là,avoir une jolie épouse à demeure, ça fait partie duCV,mais c’est la carte devisitequicompte.Àdéfautdegrimperauxrideaux,madamegravitlesmarchesde tous les magasins. Elle sort toujours avec un tout petit sac, revient avecpléthore de paquets. Ces courses doivent faire pâlir lamajorité des caissières.Belle, ça oui, elle est belle.Comment ne le serait-elle pas avec tout le budgetqu’elleconsacreàsacoquetterie?Enfin,cenesontpasmesoignons,jen’aime

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pasm’occuper de la vie des autres, dit Félicité, en portant sonmouchoir à lacommissuredeseslèvres.

Bettyréprimaunrire.Qu’aurait-elleapprisd’autre,siFélicitéaimaitparlerdelavied’autrui?Lapolicesedoute-t-ellequelesmeilleursindicsserecrutentdanslesrangsdutroisièmeâge?Cesprécieusessentinellesneréclamentmêmepasunemanoquecontreleursservices.

—Belle,belle,pfff...maisvousaussivousêtesbelle!lançaFélicitéàBettyquisemblaitperduedanssespensées.

Surprise, Betty sourit et remercia timidement la doyenne, qu’elle trouvaitbelle, elle aussi. Malgré les ravages du temps, Félicité était d’une douce ethonnêtebeauté;celle-làquisculptelevisagedespersonnesâgéesetfaitdeleursridesautantdepistesmystérieuses,oùonaenviedefairecourirtendrementsesdoigtspourdébusquer lessecretsdelavie.Embrasser les jouesravinéesd’unemamie,c’esttremperleslèvresdansunmillésimedevie.Çarégénère!

(Ici,toutlecteurquialachanced’avoirencoreunegrand-mèreouungrand-père doit absolument l’embrasser de la part de Betty, avant de poursuivre salecture,souspeined’êtreenvoyésuruneîledéserteavecE.T.)

Aprèsavoir longtempsdévisagéladoyenne,Bettyl’embrassaetpritcongéensongeantàleurdiscussion.Ladamedutroisièmeétaitl’exacteincarnationdelatyrannieesthétiquedesmagazinesdemode,elleusaitdetouslesstratagèmespour le rester. Les instituts de beauté lui garantissaient une apparenceirréprochable:unbronzagepermanent,unepeausatinée,régulièrementmasséeparuneesthéticiennequidéployaitsabatteriedecosmétiquescenséegagnerlaguerrequemadameavaitdéclaréeàlacellulite.Samanucureparfaiterehaussaitl’éclat des pierres précieuses qui ornaient ses doigts effilés. À la vue de sesdélicates mains, sa gouvernante comprenait pourquoi la proximité d’unecasserole sale la traumatisait.Malgré ses longues journéesde femmeau foyer,madamenefréquentaitpaslaJaveletnetouchaituneassiettequepourassouvirson appétit contrôlé.Dans sonmilieu, afficher des rotondités corporelles étaitaussiobscènequeparlerd’argent.Salignecontournaitlesplaisirsdelatableetsuivaitsesdéliresplastiques.Sonépouxn’étaitpasloindel’âgeoùsurvientledémondemidi,elledevaitdompterlediabledelagourmandise,afindetenirtêteauxmidinettesenquêted’untontongâteau.Uneassiettetroppleineethop!LesvacancesàCourchevelfondaientaveclaneige.Unetarteauxfraisesdetropetelleperdaitl’occasiondeseplaindredesescoupsdesoleilàSaint-Barthélemy;trèsvite,unautrebikiniytendrait lesélastiquesdemonsieur.Résister,à table,ellenemâchaitquecemotàvolonté.Ré-sis-ter!Personneneluiavaitditquelaguerreétait finie.Soncorpsétait sonAtlaset sagéopolitique se limitait à sontourde taille.Laculottedechevalet lespetitsbourreletsétaient saLuftwaffe,

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l’armée qui menaçait de s’abattre sur son bonheur conjugal ; alors, elle lesguettait au radar ; les produits cosmétiques étaient ses soldats américains, aumoindre pli adipeux, elle sonnait le débarquement.Un raz-de-marée de crèmedevaitveniràboutdesa terreur,quandladièteet lesmodelagesnesuffisaientplus. Soucieuse de son image, l’invisibilité lui semblait pourtant le meilleursecours.Elleauraitvouluréduirelavuedesonmari,carcesournoisrestaitmuetmais ses coups d’œil disaient plus qu’il ne fallait. Déterminée,madame avaitsignéundécretintime:pomme/yoghourt ;yoghourt/pomme,àtouslesmenus.Ah, quand on connaît la gastronomie française ! Et cette femme osait luiinfligeaitcetaffrontquotidien!Onapendudestraîtrespourmoinsqueça.

Siècledestop-modèles,générationapparence,ontuelachairpouranimerlesquelette.Denos jours, sous certains cieux,une famine savammentorchestréeprouve une orgueilleuse richesse.Dans ce conflit ouvert contre la graisse, quifranchitleRubicontombesurlebistouri.Ainsisoit-il!Ledieucontemporainestunchirurgien,danssacathédraleesthétique,lesfidèlescélèbrentlaliposuccion!Garage des frustrations, ici on ne prie pas, on rafistole l’ego.Au tribunal despoupées de cocktail, les bien-portantes sont jugées coupables. Au secours,docteur ! j’ai des fossettes, pour contenir le miel du sourire ; une moelleusecambrure,pourralentirlescaressesdeCupidon;madoucemèrem’afaitebienenchair,onpeutdoncm’embrasserpartout,sansseprendreuneécharde.Est-cebiengrave,sijeraffoledelatarteauxpommes?Hum,avecunebouledeglacevanille ! Encore ! Rangez-moi cette balance ! Savez-vous seulement combienpèseunevie?Cequiestcertain,c’estqu’ellenetientpasdansunos.

Aprèslecorset,c’estlafaimquitenaillelesfemmes,cellesquiignorenttoutdesyeuxboulimiquesdeshommes.Pourtant,onlesaitbien,aveclecigareetlesbagnoles tonitruantes, les bourrelets restent le signe distinctif de ces puissantsmessieurs, pour lesquels les poupées écervelées se mettent à la diète. Ne pasmangerfutlongtempsunetristerésultantedelapauvreté.Attention!Jevoislesvictimes du penser-facile indexer, déjà, l’Afrique.Halte là ! Sinon, cette pagevouscoupe lesdoigtsplusquelquesneuronesendormis!L’Europeaelleaussiconnu ses greniers vides. Quand l’Irlande a eu sa crise de pommes de terrepourries, les Irlandais avaient maigri malgré eux et ils ont gagné l’Amériquepourregrossir.Aujourd’hui,ilsseportentbien,l’Afriqueaussis’ensortira,avecousansl’Europe,ellen’apaslechoix.

Bettyméditait,mais elle savait qu’elle ne dégusterait jamais une tarte auxpommesencompagniede la joliedamedu troisièmeétage.Madamenegavaitquesesarmoiresetsavouraitleshoppingsansmodération.Victimeconsentantede la mode, elle s’accommodait pourtant de quelques anachronismes. En cesannées 2000, elle avait renoué avec le corset et en assumait stoïquement les

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souffrances. Le souvenir de la taille de guêpe de ses vingt ans et les regardssatisfaits de monsieur, fier de sa marchandise, valaient bien une petitecompressiondeboyaux.Prendredesannées,oui,maislesporter,pasquestion!Son look focalisait son intérêt et ses cartes de fidélité dans les magasins luipermettaient de ne jamais en sortir les mains vides. Pour elle, admirer setraduisaitparposséder et sortir signifiait rapporter. Sonmari ne le savait quetropettoussesvoyagescommençaientparl’achatducadeaudemadame.Avecsesboutiquesenvol,AirFranceluiavaitsouventévitécequ’ilredoutaitleplus,des crises de larmes en guise d’accueil, car, lorsqu’il rentrait sans paquets, lachéries’effondraitetsanglotait:Tun’asmêmepaspenséàmoi?Tunem’aimesplus.Ilfautdirequ’ill’avaitcourtiséeetséduiteainsi.Leschattess’habituentaupâtéqu’on leurdonne !Est-ce leur faute?Pourmadame, lebeau, lebonétaitneufetcher.Lessoldesluisemblaientvulgaires,lesbousculadesl’éreintaient,lamasse baveuse des modestes économes l’irritait. Une étiquette dégriffée lavexait.Grandedame,elle ignorait leprixde ses fanfreluches, commeceluidesesfréquentesvisitesàl’institutdebeauté.D’ailleurs,ellenepayaitqu’avecsacarteducompte joint ; lesmathématiques,ellen’avait jamaisaiméça.Leseulcalcul,dontellesedélectaitsecrètement,c’étaitceproblèmemédicalquiallaitbientôt, espérait-elle, la débarrasser de sa raisonnable belle-mère. Quand sonmari,qui tenaitdesamère, l’interrogeaitenscrutant leurs relevésdecomptes,elleluiassénaitunemaximeentendueausalondecoiffure:Lebien-êtreestunbesoincommeunautreetçan’apasdeprix!Puis,presséedeclorelechapitredeschiffres,elleleculpabilisaitensetortillant:Chéri,tupréfèresteséconomiesànotrebonheur?LesdentsdubravehommeseserraientalorssurunpathétiqueMais,voyonschérie!Pasd’escarmouche.Onchassaitlamouche.Etlespigeonss’envolaient, et la fiente restait. L’orage se chargerait immanquablement dugrandnettoyage.Pournettoyer,onditaussifaireleménage.Maisbonsang,d’oùvient tantde saleté?Lesménages, lapaixdesménages, on en parle toujours,maissedemande-t-onpourquoionlesappelledesménages?

Issued’unelonguelignéedefemmesentretenues,labelledutroisièmeétagese servait de cette habileté de courtisane, qu’elle admirait, encore adolescente,chez sa propre mère. À l’œuvre, l’élève dépassait largement sa maîtresse. Ils’agissait,pourelle,decultiveretderentabilisersasensualité,sanssedépartirdesapostured’honorablemèredefamille.DanslaBible,ilyadeuxMariequicomptent pour le Christ. Toutes les femmes le savent, ne serait-cequ’instinctivement.Enmatièredevertu,depuislecontratetlaséductiondudix-huitièmesiècle,certainsménagesnevalentguèremieuxquelesmaisonscloses,cesdernièresayantaumoinsleméritedereconnaîtrefranchementlatransaction.Vude loin,onauraitpucroireque l’étatdesangsuesuffisaitaubonheurde la

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belle dame du troisième.MaisBetty ne s’y trompait pas, ilmanquait quelquechose à son épanouissement. Si le couple paraissait uni et sans tache, lescancanières,elles,détectaientdesjarsdanslafourrure.Ilsuffisaitderegarderdeplusprèspours’enapercevoir.

Lessamedisetdimanchesdebeautemps,lorsquelafamillenepartaitpasenweek-end dans sa coquettemaison de campagne, elle déjeunait sur son grandbalcon. Attablés au-dessus de l’avenue, seuls les entrelacs du fer forgé lesséparaient du vide. La vue de leur table était imprenable, mais ça ne lesdérangeaitpasdeprendreleursaisesdevanttous.S’exposerfaisaitpartiedeleurbien-être.Betty,quantàelle, segênaitde trop longtemps lescontempler,maiselle lorgnaitassezpour remarquercertainsdétails très instructifs :pendantqueles enfants piaillaient et commettaient quelques bêtises, entre les différentsservices,lecoupleseparlaitàpeine.Àleurmanièredesetenir,éloignés,chacunentredeuxgarnementsàsurveiller,ilssemblaientn’avoirplusquelaviedeleursenfantsàpartager. Ilsétaient là,calmes,digneset résignés,commedeuxbêtessauvagesliéesparonnesaitquelinstinct,veillantsurlapoussedeleurspetits,attendantpeut-êtrequ’ils sachent sedébrouiller seuls,pour s’enfuir, chacundeson côté. C’est ce que supposait Betty, surtout depuis qu’elle avait croisémadameauparcdesContades.

Parfois,unesimplepromenademèneau-devantdecequ’onn’osaitespérer.Desfleurs,audétourd’unsentier,quilesyasemées?Peuimporte,oncueillelasurprise,onapprécie,c’estlabénédictiondesgobe-mouches.Lehasardcomblelesflâneurs,Bettyétaitdeceux-là.Lehasardrépondparfoisauxquestions,Bettyenavaitpleinlatête.Quandonn’apaslaperspicacitédeSherlockHolmes,onse délecte des cadeaux de la fortune. Il est des solutions d’énigmes qui, demanièreinattendue,s’accrochentauxsemelles.Inassouvis,ceuxquiattendentladécouverted’untrésoraupieddeleurlit.

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V

C’était parune rayonnante et longueaprès-midide juin,de ces après-midiquivousembarquentsurunnuageetvouspromènentaugréduvent.LebeautempsavaitextirpéBettydesatanière.Elledéambula,déroulantunfilderêvesjusqu’auparc.Devantlebacàsable,quelquesmèresappréciaientlasocialisationet le caractère naissant de leurs bambins. Tout était paix, on jouait. Mais onjouaitaussiàlaguerre.Toutétaitpaix,onjouait,maisl’agressivitésourdait.Ons’apprivoisait, on se chamaillait aussi. Lesmères dédramatisaient,mais on nesignepaslestraitésdepaixavecunesucetteàlafraise.Mêmelesdiplomatesnecèdent pas sur tout. Ce n’était écrit nulle part, mais les enfants semblaientrespecteruncodepréétabli.

On ne laisse pas le camarade piquer sa pelle ! On le poursuit. On la luireprend.Ets’ilnelâchepasprise,onlegriffe.S’ilsedéfendbien,onessaiedelemordre.Etsiçanesuffitpas,onjetteunepoignéedesablesursapetitebouilled’effronté.Puis,aumomentoùilhurle,gesticule,appellesamamanausecours,on lui arrache l’objet du délit et on s’enfuit avec, en bougonnant : espèce degraine d’emmerdeur ! Ça t’apprendra à me prendre pour une mauviette !Victorieux,mais encore haletant et pas sûr de réussir à retenir ses larmes, onquittel’airedejeu,levisageempourpré.Puisonvaseréfugiersouslesjupesdemaman, avant de subir la revanche. Le goûter prend alors la saveur d’unerécompensebienméritée.Onsedélecte,aveclesentimentd’avoirsauvésapeau.Sans le savoir, on vient d’entamer sa vie en société. La terre de l’enfancecommencedéjà à se fissurer pour laisser poindre le germede l’adulte à venir.Cesbagarresd’enfantsetleursdiversesissuesinitientauxâpretésdel’existenceenesquissantletempéramentdetouteunevie.Lebacàsable,c’estl’assembléedetouteslesassemblées,lelieudelapremièrerépétitiondetouslesrôles.Onnesait pas ce que l’on perd, quand on se laisse dépouiller de sa pelle ou de sapoupée!Ilfaudraitpeut-êtrelechercherdansleregarddesmères,aumomentoùellesconsolentleurschérubins.

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Endimanchée,ladamedutroisièmecherchaitunbancdesyeux,entirantparlebrassonpetitguerrier,sondernier,âgédetroisans,quinemanquaitaucuneoccasiondesebattre.Unrienleplongeaitdansuneméchantehumeur.Choyéàlamaison, habitué àmanipuler à sa guise la tonne de jouets qui s’entassaientdanssachambre, legarçonnetenrageaitdèsqu’uncamaradede jeurisquaitungesteendirectiond’unobjetensapossession.

«Cepetitadéjàoccupélaplacequiluiaétéréservéechezlespossédants,uneplacequ’ilnequitterasansdoutejamaisdetoutesavie.Et,enplus,ilsaitdéjàcommentçamarche:toujoursrécupérerlebeefsteak.Vas-ypetit,aveccettevolonté,tuserasunjourplusrichequetonpapa,et,àtontour,tupourrast’offrirunecopiedeBarbie!»

Captivée par le spectacle, Betty dissertait dans sa tête. Après une petitemarche dans le parc, elle était venue s’asseoir sur ce banc, en face du bac àsable,s’amusantdevoirévoluercetteminiaturedesociété,observantl’humeurchangeantedesmères,constituéesengarderapprochée.Laplacevideàsescôtésattiraladamedutroisième,enquêted’unendroitadéquatpourdonnerlegoûteràsonpetitcaïd.Sapellebleueà lamain, l’enfant traînait lespieds, sourdauxsuppliquesmaternelles.

— Oh, il m’a l’air bien fâché ! Un gros chagrin ? interrogea Betty, unemanièred’inviterlamère,quihésitaitàserapprocher.

Les deux voisines ne se connaissaient que de vue. Embarrassées par cetterencontreinopinée,lagêneleurtintlieudeduègne.Tact,contact.Savoirseteniraide àmieux séduire.L’Autre est une frontièremystérieuse, on ne plonge pasdanssaviecommedansunepiscine.Immenses,lesdiguesentreleshumains.Lecrieur public n’annonce plus personne à l’entrée des salons, mais lerapprochement reste une prise de la Bastille. Les téléphones se réduisent,s’adaptent ànospoches,maisplus ils semultiplient, plus levis-à-vis est rare.Entreclavieretsouris,onfrappeàlaportedesrelationsinassouvies.Onseperdencirconlocutions,avantdeconvenird’unrendez-vous.Texto:Sijenet’appellepasdemain, je te feraiunmail.Bises,àplus.Sevoir, c’est toujoursplus tard.Cesbaisers sur écran,on lesvoudrait tellement sur la joue.Tout lemondeestpresque là, mais personne n’est là. La présence se devine plus qu’elle nes’éprouve.Noussommesdevantdesvalléesasséchées,oùseulsdesfossilesnousfont imaginer qu’il y coulait autrefois une belle mer bleue. Plus les écransrétrécissent, plus les distances qui nous séparent s’élargissent. La facilité deséchanges est une illusion de notre époque. En multipliant les moyens decommunication, la société moderne a rehaussé, proportionnellement, sesbarrières.

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Vieurbaine:onsescrute,onsejauge.Lesyeuxsondent,avantdesourire.Onsedésire,onseméfie.Vigilant,derrièresacellophane,chacungardeunœilsurlemondesansselaisserpolluer.Tantdesignespoursipeudesens.

Mais il est une chose entendue, les enfants et les animaux de compagniepermettent à ceux qui n’ont rien à se dire d’improviser tout de même uneconversation.Et le chiendocile estunamour, comme l’enfant charmant.Et lechienrécalcitrantestunpetitmonstre,commelebambinbraillard.Danschacundecescas,l’interrogationestsouventinutile,laréponseconnued’avance.Maisonfaitminedecroireàcesdialoguessurfilés,onyconsentcommeonsouscritàlavéritéd’unconte,dansunesorted’accordtacite.

—Ah,bonjour!Oh,oui,c’estlegroschagrin.Cepetitmonstrem’épuise!Iln’arrêtepasetquandilestcommeça,iln’yaquesonpèrequiarriveàletenir.Maisça,leshommes,sivouscomptezsureuxpoursortirlesgosses...Lemien,jel’ailaisséàlamaison,penchésursesdossiers,c’estàcroirequeleweek-endneveutriendirepourlui,etsesenfantsnonplusd’ailleurs...Enfin,voussavezcequec’est.

Non.Bettynesavaitpascequec’était.Elleavaitunelointaineexpériencedubaby-sitting, mais la solitude des mères qui promènent leurs rejetons, endéplorantl’absencedeleurépoux,ellen’ensavaitriendutout.Elleseraitbientôtédifiée. Pendant que son fiston émiettait son goûter, la voisine déballapratiquement toutesavie,évoquantmêmesonéventuelleséparationd’avecunépouxdeplusenplusdistant.Enfait,ellemanifestaitunecertainefamiliaritéàl’égarddeBetty.Celafaisaitlongtempsqu’ellessevoyaientdeloin,sesaluaientlorsqu’ellessecroisaientetlesquelquessouriresqu’elless’étaientalorsadresséslaconfortaientmaintenantdansl’idéed’unepossiblecomplicitéféminine.

L’avenante attitude de Betty n’était pas la seule explication de cette tropprompte confidence. Épouse de notable, habituée à faire bonne figure, lacoquette du troisièmene pouvait se confier aux précieuses qu’elle fréquentait.Ces élégantes, portant double ou triple prénom, étaient, pour la plupart, desamitiés de statut, rarement de cœur, des relations où personne ne laissaittransparaître la moindre parcelle de sa vie privée. Dans ces foyers, on sedisputait,on se fâchait,on faisait chambreàpart,on se trompait,on sebattaitparfois,maisonserabibochait,letempsd’uneréceptionoud’unrepaschezlesbeaux-parents. Quand on ne couchait plus ensemble, on se donnait un airamoureux, pour semontrer auxgarden-parties.Cequi comptait, cen’était pastant lavéritédessentiments,mais l’imagequ’onaffichait lorsdesmondanités,augranddamdesmaîtressesinstalléesdanslaclandestinitédesdernièresloges,en l’attente d’une hypothétique intronisation. Dans ce contexte, les légitimesmalheureusesquiavaientfinid’userlesdivansdespluscélèbrespsysdelaville

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setrouvaientdeségoutsaffectifshorsdeleursphère.Touteoreilledisponible,àl’extérieurde leurmilieu, servait d’aspirateur àmélancolie.Sans crier gare, labourgeoise du troisième avait assiégé Betty : incompréhension, marasmeconjugal,toutypassait.Savie,entièrementremorquéeàcelledesonnotabledemari,unavocatderenomqu’elleadmirait,maisquiavaitlafâcheusemaniedelatromper,depuisqu’ilavaitengagéune taillemannequinqu’ilavaiteuecommeétudianteàlafacultédedroit.Madameavaitrésisté,faitlegrandécartpournepascéderuniotadelalégitimeplacequiétaitlasienneauprèsdugrandhomme,maislà,sonpetitcœuraccusaitlecoup.Àplusieursreprises,levénérableavaitétévuencharmantecompagniedansdiverslieuxhuppés.Etmadamen’étaitpasdupe, on les invitait moins en couple alors que son mari sortait autantqu’auparavant. Dans les grandes occasions, elle était de la partie, mais si lesmurmures s’estompaient lorsqu’elleapparaissait, ilyavait toujoursunecopineseprétendant trop loyalepour lui cacher ceque tout lemonde savait.Lavilledevenaitétroitepourelle,ellesuffoquait,sonhonneurétaitenjeu,sonstandingaussi:ouellegardaitsaluxueusedemeureetacceptaitdeselaisserpousserdescornes, ou elle tentait un effet de manche en brandissant l’étendard de lavertueuse bafouée, afin de négocier un divorce juteux, de quoi s’offrir unappartementetuntraindeviequiluipermettraientdecontinueràjouerdanslacourdesgrands,avecdesconsolateursrichesderidesetdebilletsoudejeunesétalons aux dents longues, qui n’ont que leur visage lisse et leurs manièresexquisespourséduireetexploiterlesdépitéesdelahautesociété.Aucunedeceséventualitésnel’enchantait,sonmondes’effondrait.Bettynepouvaitrienpourelle.Mais ellene lui demandait pasde remédier à sesmaux, simplementd’enreconnaîtrelagravité.

Letempsavaitpassé,lesoleils’étaitsoumisàlapénombre,iln’yavaitpluspersonne devant le bac à sable. Sur le banc, le petit garçon apaisé faisaitcoulisserlesperlesducolliermaterneletintimait:

—Mman,onrentre!Mman,jeveuxrentrer.Lamèreseredressa,lesaisitparlamainetproposaàBetty:—Vouspouvezveniravecnous,sivousvoulez.Puisqu’il faut rentrerà la

maison...Jesuisvéhiculée,etencorevotrevoisine.Pourcombiendetemps?Jel’ignore,ironisa-t-elle.

Le petit bondit devant elles. Tandis qu’ils marchaient doucement vers lavoiture,lajeunedameinterrogea,d’untonquines’adressaitpeut-êtrequ’àelle-même.

—Àquoisert-ilderesterenvie,quandonalapreuved’avoirtoutraté?Bettyn’avaitpasderéponse,maislapolitesseexigeaitd’elledesmots.Elle

osaunproposcommunetsansrisque.

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—Maisnon,vousn’avezpastoutraté.Pensezàvosenfants,luidit-elle.—Mesenfants?Maiscesontsesenfantsàlui!C’estluiquilesavoulus,

commeun soldat désire desmédailles !Quatre, dans la foulée !Tout de suiteaprèsnotremariage,çaaétésonidéefixe,desenfants:construireunevraieviede famille ! disait-il. Il le fallait, pour son rang, pour son image, pour sarespectabilité.Monsieurvoulaitêtreunpèredefamille !Moi, j’auraissouhaitéprofiterunpeudelavie,jouirdemajeunesse,avantd’endosserlalourderobedemère.Hélas,aveugléeparsesbellesparoles,j’aidûarrêtermesétudes,nousavonsfaitdesenfantsetvoilàcommentjemesuisrangée,piedsetpoingsliés,dans lacatégoriedesmèressansprofession.Quelleépousepeut tenir têteàunmariquiargumenteseschoixconjugauxcommeilplaideàlacour?Ontravaillepourgagnerdequoivivre,ormonsalaireestlargementsuffisant,merépétait-il.Et moi, idiote, je l’écoutais, je n’osais parler d’épanouissement personnel.L’argent qu’il donnait à profusion étouffait toutes mes velléités et voilà lerésultat.Maintenant,aumoindredésaccord,ilmedit:Tueslibrederesteroudepartir.Pileouface,ilappelleçafaireunchoix!Sansmoi,ilpourravivre,maissanslui,jemedemandecequejedeviendrai,moi.Vousetmoiavonspresquelemême âge, si vous saviez comme j’envie votre liberté, votre indépendance !lança-t-elleàBetty,entournantlaclefdesadécapotable.

—Jen’aipasdedécapotable,moi,et il se trouveassezdepersonnesbienintentionnéespourmerappelerquel’horlogebiologiquemenacedemesonnerleglas.Àchacunsatragédie.Voussavez,iln’yaqueDieuquis’amusevraiment,pouffa Betty, qui ne voulait pas passer pour une célibataire béate et sanstourments.

Danslecrépusculeduparc,deséclatsderirefusèrent.Lavoiturehoquetaetse faufila dans le trafic de fin de journée où chacun traînait sa bosse. Leslampadaires jetaient des nappes jaune orangé sur la chaussée. Mais seul legarçonnet, qui jouait avec sa peluche à l’arrière de la voiture, croyait qu’ungentilmagicienéclairaitainsilechemindeshumains,carsimagicienilyavait,ilprenaitplutôtunmalinplaisiràposerlanuit,telleuncouvercle,surlescœursen ébullition. Suivre le tracé du destin, les deux femmes silencieuses savaientque c’est suivre une piste régulièrement effacée par les vents de sable.Vivre,c’est entreprendreune traverséeduSahara, l’idéede l’oasis rassure etmotive,maislatrouverestuneautrepairedemanches.Ils’agitdemarcher,tantqu’onadusouffle.Avancer.D’ailleurs,ils’agitmoinsd’avancerquedenepastomber.

Lavoituresegara,quelquepartdans l’avenuedesVosges.Bettys’extirpa,remercialaconductrice,accompagnasonaurevoirformeld’unsourireempreintde compassion et d’impuissance.Avant de traverser au passage clouté, elle seretournaetfitunsignedelamainaupetitgarçonqui,ignorantlesappelsdesa

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mèreaccrochéeauportaildel’immeuble,laregardaits’éloigner.C’estsûr,cettejeune femme ne ressemblait en rien aux dames qu’il avait coutume de voirdiscuteravecsamaman.

En franchissant le seuil de son appartement, Betty soupira. Elle étaitcurieuse,maisquandmême!Eninterrogeantlescausesd’unemort,onn’apasforcémentenvied’assisteràuneautopsie.Lesgensn’ontpasidéedelaviolencequ’ilsexercentsurlesautres,enlestransformantendéversoirsd’étatsd’âme.Ilsvousprennentpouruneterreenjachère,viergedessoucisinhérentsàlavieet,au premier sourire, ils mettent la charrue avant les bœufs, labourent votremémoire jusqu’à la saigner et déterrent, sans s’en rendre compte, tout ce quevousvousévertuiezàoublier.Lechocestalorsterrible.Toutsepassecommeaujeu de quilles, une confidence c’est parfois une dégringolade dans la tête ; envous balançant les grumeaux de leur vie, boulet par boulet, ils finissent parébranler lesbéquillesquivoussoutiennent lemoral.Certains sontparfoisplussolidesquevous,maisparcequevousgérezvospeinesensilence,afindenepasdérangerautrui, ilsvousattribuentunesérénitébouddhiqueetvousdemandentdepartagerlepoidsdeleurcroix.Etvousvoilàchancelant,maispromututeur.Hercule,cen’estpasvous,maisenmuletvousn’êtespasmal.Ceseraitbienquechacun comprenne que,malgré son envergure, le baobab est des bois les plusfragiles. Ainsi, nous pourrions nous solliciter modérément et nous consolermutuellement.Ongoûteraitalors,danschaqueécoute,laqualitéd’uneattentionlibrement et généreusement consentie. Courteline dit qu’à partir d’un certainmoment, on n’a plus le droit de se laisser emmerder gratuitement. Ce justeconseil,seulslespsysentirentpartieetc’estbiendommage.Onpaierubissurl’ongle la location de vulgaires bicoques, quand le siège forcé de notre espritdemeuresansgage.Maisquandetcommentdirehaltelà?

Onécoutesoncœur,dumoinsonessaie.Ils’agitdenepasoublierqueceluid’autrui bat aussi. Concert ou récital, l’un n’empêchant pas l’autre, jouir desdeux est possible, ne se pose que la question du moment. On est libre, onl’assume. Parfois, il faut savoir accorder sa guitare, seul. Betty divaguait, sesouvenaitdesproposdesarencontredel’après-midi:Tueslibrederesteroudepartir.Finalement,leplusdifficiledanslavie,cen’estpaslediktat.Larévoltecontrecelui-civivifie,puisqu’envousimposantdeschosesonvousdonnedefaitdesmotifsde lutte,doncuneraisondevivre–commeFélicitéquisedébattaitcontresonenfermement,injusteàsesyeux.Non,leplusdifficile,quandonestlibre,c’estdenepassecomplairedanslalangueur,d’oserchoisircontrequoietpourquoilutter,d’exprimersonétatdevivantparlamanifestationd’uneattitudevolontaire. Maintenant que son couple marquait un stop au croisement

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existentiel,partirourester?qu’allaitdéciderladamedutroisième?Saurait-ellehumerlafraîcheurd’unnouvelitinéraire?

UnlégerdînerdevantlesinfosnesuffitpasàendiguerlaréflexiondeBetty.Au début, elle ne voulait qu’imaginer la vie de la voisine,maintenant elle ensavait beaucoup trop et se sentait inutile.Que pouvait-elle contre ce naufrageconjugalannoncé?Rien!Absolumentrien.

La passion qui monte, vertigineuse, atteint son point culminant et vousretombe sur la gueule, en miettes, elle-même l’avait connue. La geignardel’ignorait,biensûr.Ladéconfitured’uncouple,pourceuxquionttesté,çalaisseuneamertume,legoûtd’unfruitpourrisurlalangue;etparcequeçapuequandonouvrelabouche,Bettypréféraitrestermuettesurlesujet.Lespleurs,elleenavaitassez,çafaitcoulerlerimmel,ruinelebudgetdumaquillageetfaitfuirlescandidatsaucastinggalant.Non,pasunelarme,d’ailleurs lasourceétait tarie.Elle se brossa les dents, se démaquilla en douceur et, quoique moralementéreintée,plongea souriantedans lemoelleuxde son lit, se saisitde sapeluchegriseetluisusurra:

—Veinarde,tunemesurespastachance,situsavaislajournéequej’aieue!Maisça iramieuxaprèsunebonnenuit.Demain, j’iraivoirFélicité !Jesuissûrequ’elles’impatiente,jeteraconterai.Bon,maintenant,dodo.

Malgrél’obstinationdeBettyàtrouverl’abandon,lesommeilfutrétif.Ellepeinait à se soustraire au flot de ses raisonnements. À deux heures dumatin,lorsqu’elletraversasonséjourpourallerseservirunverred’eaudanslacuisine,le salon de l’appartement du troisième étage d’en face était encore éclairé.Lasilhouette familièreétaitàsaplacehabituelle,mais lespectacleavaitperdudeson charme. Elle vida son verre d’une traite etmit de la kora enmusique defond.Avant de regagner sa chambre, elle épia le besogneux, pendant un courtinstant,eteutunepenséeémuepour toutes lesépousesdumondequidormentseules, à moins de dix mètres de leur époux. Inassouvi, notre besoin derapprochement,lespluscourtesdistancessontlesplusinfranchissables.

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VI

Àlamaisonderetraite,l’immuablequotidiensuivaitsoncours:leshorairesdesrepas,delasieste,dugoûter,dubridgeetdesémissionstéléviséesscandaientla journée.Lesplaces au réfectoire semblaient nominativement attribuées, tantles anciens cultivaient la fidélité géographique. Les yeux fermés, un habituépouvait les localiserautourde lagrande table.Les trottinettes se trouvaientaumême endroit, les fauteuils roulants avaient leur emplacement, selon qu’ilsétaientvidesouoccupés.Bref,pourBetty,rienn’avaitchangé.Seule lamorte,depuissavisiteprécédente,manquaitàl’appelet,celle-là,ellenel’avaitjamaisvue, c’était une grabataire qui ne quittait plus son lit aumoment où elle avaitcommencésesvisites.

En entrant dans la chambre de Félicité, elle tomba nez à nez avec l’aide-soignantequiportaitunplateaudegoûteràlavieilledame.Celle-ci,fidèleàsoncaractère d’enquiquineuse, avait refusé de descendre au réfectoire et réclaméquelquechoseàgrignoterdanssonantre.Betty reconnut l’ordinateursurpatteet, curieusement, elle qui l’avait détestée à la première rencontre, éprouvapresque du plaisir à la revoir. Comme elle avait apporté un kugelhof pourFélicité,elle insistaetconvainquit l’aide-soignanted’accepterdepartageravecellesunpetitmomentdegourmandise.

—Allez,jevousenprie,venez!Venezgoûterlekugelhof,c’estlabriochepréféréedeFélicité.

—Lavôtreaussi!taquinaFélicité,l’humeursoudainaubeaufixe.Allons,venez, ordonna-t-elle à l’aide-soignante, ça vous fera une petite pause. Unkugelhof,çaneserefusepas!

L’interpellée regarda Betty, elles éclatèrent de rire, amusées par la tendreautoritédeFélicité.

—Bon,onnepeutqu’accepterunetelleinvitation,abdiqual’aide-soignante,avant de proposer àBetty : je descends nous chercher quelque chose à boire,madamepréfèrelethé,maissivousvoulezducafé,jepeuxnousenfaireun.

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—Oh,nevousenfaitespaspourmoi,protestaBetty,Félicitéadel’eau,jevaisenprendreunpeu,çaira.

Encoreunefois,ladoyennefitpreuved’unedoucefermeté.—Voyons,nefaitespasdemanières,lekugelhof,c’estbienmieuxavecune

boissonchaude!Bettyoptapouruncafé.Dèsquel’aide-soignantetournalestalons,Félicité

commenta:—Çaneluiferapasdemaldeseposerunpeu,cettepetitedame.Ellecourt

toutletemps,commeunequiauraitunrégimentdelégionnairesaprèselle.Lecafén’étaitpasbon,lesdoyensl’aimaienttransparent,c’étaitdelesiroter

ensemblequifutagréable.Bettynefitpasladifficile;aprèstout,lecafé,chezelle,elle lerataitunefoissurdeux.Legoûterfutsympathiqueetprolixe.Toutétaitpartid’unedoublequestiondeBettyàl’aide-soignante:

— Ça fait longtemps que vous travaillez ici ? Pourquoi une maison deretraite?

ParrespectpourFélicitéouparpeurdujugement,sicen’étaitparsouvenirde sonentretiend’embauche, l’employée égrenad’abord lesbons sentiments :les relations humaines, l’envie de prendre soin des autres, etc. Très vite, elleépuisalalistedesbeauxarguments.Onnepeutdonnerquecequel’onadansleventre!Seulelavéritétientladistance,ellerattrapeceuxquilafuient.L’aide-soignantes’enlisaets’arc-boutasursaréalité,loindel’angélismeconvenu.

Elleaimait lesgens,certes,maiselleauraitpréférélesaccueilliraumondeplutôtquede les accompagnervers la sortie.Cettemaisonde retraite, elle s’ytrouvaitparmanquedechoix:l’usineoùelleempilaitdespiècesdétachéesdansdes cartons avait été délocalisée, en Roumanie. Son mari, devenu son ex-collègue, s’imbibait d’alcool à longueur de journée et ses quatre enfants nevivaientpasquedebaisersmaternels.Ilfallaitquelquechosesurlatable,matin,midi et soir. Son chômage avait trop duré, l’argent du licenciement et lesASSEDICavaientfonducommeunmorceaudesucresurlalangue.Sonniveaudevies’étaittasséàhauteurdesemelles.Sonsommeilfaisaitdutrampoline,soncœur des sauts périlleux et, dans ses cauchemars, elle se voyait encerclée parquatreadolescentsaffamésquilamenaçaient,armésdefourchettesgéantes.Ellene se réveillait plus qu’en sursaut.À six heures trente, un gaillard nasillard larappelait à la réalité :Mman, il n’y a pasdepain ! Puis une lolita, qui rêvaitd’unetaillefinemaispasdedisette,seplaignait:Maman!Iln’yatoujourspasdecéréales!Leyoghourtnatureestfini,depuistroisjours!

J’enachèteraichéris,promettait-elle,encourantrallongersonardoisechezsonboulangerquilaservait,magnanime.

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Dès que les enfants partaient à l’école, après avoir expédié leur petitdéjeuner,seuledanssacuisine,elleretrouvaitsescauchemarsdevantsatassedecafé.L’angoisse auventre, une tartine lui semblaitmonumentale et inutile.Leretourdesespetitslaterrorisait.Despâtesàlasaucetomateouunesaladederiz,c’est tout ce qu’elle pouvait leur proposer, et il y en avait toujours un pourmanifesterbruyammentsalassitudeetdémoraliserlesautres:Ahnon,encore!Elle ne se souvenait plus de leur visage enthousiaste devant une table biengarnie.Elleavaitoubliésesjoursdebonheur,toutcommelesbouquetsdefleursreçusàlamaternité.Lescartesdefélicitationsquiluisouhaitaientjoiefamilialeetprospérité restaient illisibles au bonDieu et semblaient la narguer, dans cetépaisalbumdesouvenirsqu’ellen’ouvraitplus.Encâlinantlepoupon,faceauxsourires émus des proches, on n’imagine jamais tout ce qu’il devra engloutir,avantdedevenirresponsabledesesvivres.Mman,quandest-cequ’onmange?Cettephrase,c’estlatortured’unemèrequandlesplacardssontvides.Propulséepar l’estomac de sa marmaille, elle atterrit à l’ANPE, sans idée précise del’emploi à solliciter. Sa qualification ? Empileuse de n’importe quoi dansn’importequelcarton,c’étaità la fois trop largepourcorrespondreàunpostedéfiniettropcirconscritpourouvrird’autresperspectives.Maisiln’yapasquelesassociationsdansl’actionhumanitaire.Àl’ANPEaussi,onsedévoue!Là-bas, après plusieurs rendez-vous décourageants, une âme charitable la reçut,l’écouta,attentivement,déclinersesmodestescompétences,puisl’interrogea:

—Êtes-voustoléranteàl’égarddesautres?Aimez-vouséchangeraveclesautres?Aimez-vousprendresoindesautres?

Comme – au nom du capitalisme, du besoin vital de s’alimenter et dujugementmoraldesoninterlocutrice–toutescesquestionsexigeaientlamêmeréponse,elleprononçatroisfoislemotprévuàceteffet:

—Oui,oui,oui!Sonvis-à-visluiannonçalabonnenouvelle:—J’aiquelquechosed’intéressantpourvous,unpostedansunemaisonde

retraite.Ellesecrispasursachaise,esquissaungestederéprobation.Hébétée,elle

cherchaitlaborieusementlesmotsdurefus,maissoninterlocutriceneluilaissapasletempsdeformulersapenséeetenchaîna.

— C’est vous qui voyez, si vous ne voulez pas travailler, j’en connaisbeaucoup d’autres qui se réjouiront d’y aller à votre place. Bon, au revoir,excusez-moi,maisj’aid’autrespersonnesàrecevoir.

Elleseleva,fitunpasverslaporteetvitquatreadolescentslamenaceravecdesfourchettesgéantes.Elleseretournaets’exclama.

—Oui,oui!

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L’employéedel’ANPE,quiavaitdéjàlenezdansunautredossier,redressalatêteetdemandasèchement:

—Oui,quoi?—Oui,leboulot,àlamaisonderetraite,jesuisd’accord.C’est ainsiqu’elle s’était retrouvéeà s’occuperdevieillards, auxquels elle

n’avait rien à dire. La simple vue de leurs rides avait rendu son moralparkinsonien. Elle vivait leurs incessantes sollicitations et leurs tentativesobstinées de dialogue comme un harcèlement permanent. Elle s’échinait àmasquer ses raideursgagnées à l’usine, on lui causait de rhumatismes.Elle sedemandait comment sauver son mari de l’alcool, on lui parlait de maris déjàmorts.Ellepensaitàsonavenir,onluicontaitMathusalem.

Parpolitesse,elleneproférapascesdernièresphrases;FélicitéetBettylesavaientdevinéesdansl’expressiondesonvisage,maisellesnelajugeaientpas,elleslaplaignaient.

—Bon, je vous laisse, soupira-t-elle, en faisant un effort pour sourire.Lekugelhofétaitexcellent,mercibeaucoup.

Avant de refermer la porte, elle fit un clin d’œil de connivence àBetty etajouta:

—Vousdevriezenapporterplus souvent, apparemment, c’estbonpour lemoral,lança-t-elleendésignantFélicitédumenton.

—J’espèrepourlevôtreaussi,réponditFélicité,quin’allaitpasluilaisserlederniermot.Allezdoncterminervostâches,maisfaitesattentionàvous,cessezdecourir,cenesontpasleszombiesclouésiciquivontvouséchapper.

L’ambiance était chaleureuse et émouvante. Cette journée-là n’était pascommelesautres.Desbarquess’étaientcroiséessurl’océandelavie.Sansfairecap commun, elles avaient pris le temps de tanguer ensemble et d’analyser laviolencedecertainscourants.Lanavigationneseraitpluslamême.

Doucefind’unejournéeensoleillée.Enrentrantchezelle,Bettysedélectaitdel’animationcitadineetdelaluxuriancedespaysagesfleuris.Couleursvives,une palette de Cézanne. L’été. C’est la ville tout entière qui sourit, vibre,virevolte,envoûtante.Onimprovisedesrendez-vous,ausortirdesbureaux.Lesrencontres fortuites se fêtent. Et si on prenait un verre ? Peu importe lacompagnie, c’est toujours unebonneoccasionpour trinquer.L’été, calvaire debaby-sitter,lesparentsontmilleexcusespourtraînersurlecheminduretour.Lejours’étire,élastique,commedelapâteàmodeler.Ons’attardesurlesterrasses.Levinaperdudesongoûtdansbiendesbouches,orledînern’estpasencoreservi.Encore une gorgée et on s’improvise sommelier de l’année ;malgré lessyllabesempesées,l’entouragen’yvoitquedufeu.Pendantquelesrestaurateurshabillentlestablespourlasoirée,lesserveusescontinuentleurballet.Dehors,on

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attend.Uneamante,unamant,undernierverreaveclescopains?Desbandesdefillesbourdonnent.Encoreunjusdefruitspourmesdames,ilfautqu’ellessoientsobres pour savourer la légère pesanteur des regards virils, qui dérobent lesderniers éclats de lumière posés sur l’arrondi de leurs épaules dénudées. Unebretelle,mieuxqu’unfildepêche,c’estunlassojetésur lecœurdeshommes.Attention,messieurs !D’ailleurs,mesdames aussi, l’été, c’est la saison où lespectorauxsedevinentaisémentetquandlesplaquesdechocolathypnotisent,lagouailledesgentlemenassurelereste.

Bettynes’étaitarrêtéeàaucuneterrasse.Ellemarchait,lentement,observait,sefaufilait,passaitinaperçue,dumoinsaimait-elleàlecroire.Embarquéedansunebullequiflottaitau-dessusdelaréalité,ellesemblaitn’avoirdeprisesurlaviequeparsavue.L’enviequ’elleavaitd’analyser,decomprendre leschoses,l’empêchait souventd’yprendrepart.Elle sedemandait comment faisaient lesgenspourpétrir lapâtede l’existence,quandelle avait tantdemal à la saisir.Elle se définissait comme une algue, toujours enrôlée dans le courant de sespensées.D’ailleurs,elleseperdaitsouventenville,danstouteslesvillesetcelapouvaitsepassertrèsloinouàquelquesencabluresdechezelle.Elleavaitalorshonte d’appeler quelqu’unpour venir la chercher et l’angoisse la submergeait.Certaines fois, elle appelait un taxi, donnait son adresse comme on récite uneprière, et s’étonnait quand le chauffeur se garait au pied de son immeuble.D’autres fois, elle se jetait dans le premier hôtel offert à sa vue, prenait unechambre et, le lendemain, apaisée, elle errait le temps qu’il lui fallait pourretrouversondomicile.

Ce qu’elle appréciait dans l’été, ce n’était pas seulement les terrassesjoyeuses,mais la longue durée dont elle disposait, à tâtonner, bifurquer, viser,rectifiersonparcours,avantderencontrerlesténèbres.PourBetty,chaquesortieétait synonyme d’expédition, et il fallait le savoir pour mesurer le sacrificequ’elle endurait en allant régulièrement visiter Félicité. Mais toute peine néed’un libre choix devient facile à supporter. Le bonheur de voir sa doyenned’amie valait bien quelques décharges d’adrénaline. Elle n’allait pas s’enplaindre, surtout maintenant que la vieille dame commençait à s’ouvrir à sonentourage.

Lerécitdel’aide-soignanteavaitrévéléuneFélicitépleinedesollicitudeetdisposée au dialogue. En la quittant, Betty savait qu’elle serait moins seule,dorénavant. Même si elle n’acceptait pas davantage son enfermement, ellecesserait aumoins d’ouvrir les hostilités contre l’employée qu’elle considéraitdésormaiscommeunecompagned’infortune.Pourdesraisonsdifférentes,ellessetrouvaienttouteslesdeuxprisonnièresdumêmesystème.Àdéfautdetrouver

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une solution à leur injuste sort, elles pouvaient se soutenir mutuellement etnourrirdelonguesconversationsfondéessurleurrévoltecommune.

Betty avaitmaintenant la quiétude d’unemère qui sait son petit aux bonssoins d’une nourrice aimante. Sous ses airs froids de robot, l’aide-soignantecachait des fissures qui ne demandaient qu’un peu de compréhension pourdéverser des torrents de gentillesse. Bénéfice de l’âge, Félicité savait écouter,deviner lamélancolieaudétourd’unephrase,servir laplaisanterieadéquateetdédramatiser, sans jamais nier la douleur exprimée. Lorsque l’aide-soignantesombrait dans l’abîme des questions sans réponses, elle arguait de sonexpérience pour lui redonner confiance dans l’avenir, cet avenir auquel elle-mêmeavait,secrètement,renoncédecroire.Lorsqu’elles’exclamait:Mais,mapetite,vousaveztoutl’avenirdevantvous!L’aide-soignanteseréchauffaitàsonrireetlisaitdanssesridesautantdesillagespossibles.Oùvalabarque?Nulnelesait.L’essentielestderamer,depersévérer,mêmeàtraverslatempête.Non,tout n’était pas perdu.Aquatre-vingt-quatre ans, cette dame croit encore à lavie, alors pourquoi pas moi ? songeait l’aide-soignante. De la vie, Félicitén’attendaitplusrien,maisça,elleletaisait.Unguiden’avouepasqu’ilaperdusonchemin:desonassurance,mêmefeinte,dépendlemoraldesatroupe.Chut!Onavance!Tantqu’ilyal’horizon,onnepeutqu’avancer.Inassouvie,lavie,puisqu’elleatoujoursbesoind’unhorizon.

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VII

Au cours de sa visite suivante, Betty eut une agréable surprise. NonseulementFélicitéseplaignaitmoins,mais,ragaillardieparsanouvellemission,elle descendaitmaintenant au réfectoire, pour garder unœil sur celle qui étaitdevenue à la fois sa protectrice et sa protégée. Lorsque ses copensionnaires,qu’elleappelaitsescodétenus,étaientd’unehumeurmassacrante,elles’érigeaitengardiennedupénitencieretimposaitladiscipline,sousleregardcomplicedeson aide-soignante préférée. Faute de trouver une issue de secours, elle avaitgagné sa place au sein du groupe de retraités. Les jours favorables, quand ladiscussionsenouaitentreceuxépargnésparl’Alzheimer,c’étaitellequimenaitles débats. Bien souvent, ils évoquaient leurs souvenirs de la SecondeGuerremondiale. Été, automne, hiver, les saisons en maillons, la chaîne filait,ininterrompue, les mêmes souvenirs revenaient, obsédants. Lorsqu’elle yassistait, Betty écoutait, sans broncher. Parce qu’elle avait le sentiment d’êtrerattrapée par un tremblement de terre qui menaçait de l’engloutir, elle décidad’empiler les blocs de souffrance pour construire une rampe qu’elle suivrait,comme une aveugle, guidée par les anciens, jusqu’à l’insoutenable chaoshistorique.Ladéflagrationmondiale,ellel’avaitétudiéeàl’école,maisdansladocte bouche des professeurs, la vérité historique, en gagnant en objectivité,perdaitdesachair.Bettysavaitquel’Histoiresaigneetversedeslarmes.Ellenevoulait pas de dates et quelques noms d’illustres généraux ; elle voulaitdécouvrir, au-delà de l’héroïsme et du bruit des fanfares, comment d’humblescitoyensavaientquotidiennementaffrontépeinesetpénuriesdelaguerre.D’oùvientlaforcedenepaslâcherprise,quandlemondes’effondre?Dequoivit-onquand seule lamort est abondante ? Où s’arrête le courage, où commence lalâcheté quand, devant le désastre commun, les larmes des vainqueurs diluentcellesdesvaincus?Envérité,uneguerrenecomptequedesvictimes.

Empathique, Betty se laissait parfois submerger par le flot de récitsdisparates.Happés par le passé, les narrateurs se perdaient dans leurs propos,

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glissaientd’unsujetà l’autre, sansaucune transition.Tout sedéroulait commesur une autoroute, les signalisations en moins. On freinait ou accéléraitbrutalement,quandonnes’engageaitpas,sansprévenir,danslapremièrebrècheouverte par un orateurmoins vaillant.Ces vieux rescapés aimaient ou, plutôt,avaientprisl’habitudedecetteévocation,maischaquefois,ils’opéraitdansleurtêteunesorted’éboulementdeterrain,impossibleàendiguer.Bettyn’avaitpasla présomption de déblayer les décombres dans leur mémoire, mais elleéprouvait le besoin de trier, d’ordonner les événements afin de se les rendreintelligibles.Écouterneluisuffisaitplus.

Écrire,oui,secramponneràsonstylo,commeàunebéquille,c’est toutcequ’ellepouvaitfaire.Écrireledrame,fixerlespeurs,leschagrins,lesrévoltesetles colères sur desmots pylônes, afin qu’ils ne soient jamais engloutis par letemps,oubliés.Pasuneécritured’indignation.Non,surtoutpas.Ceseraitinutile.Elleavaittendanceàpenserquelemondesefichepasmaldecequifutconsignédans l’intention de prévenir ses convulsions. Elle écrirait donc, comme onconstate, comme on dresse un procès-verbal, sauf qu’il lui était impossibled’atteindre la froide indifférence d’une expertise. Les émotions d’autruiprélèvent leur tribut, on ne s’y expose pas sans risque.Cela ne la décourageapoint,ellepaierait,ellesaigneraitàsafaçondesplaiesdelaguerre.Unjour,ellearriva,uncarnetenmain.Félicité,voyantsonairstudieux,futintriguée.

—D’aborddes livres,maintenantvousvenezavecuncarnet.Nemeditespasquevousallezm’espionner?Oh, remarquez,vouspouvez, je finiraipeut-êtrepardiredequoimefairemettreenprison,ceneseraitpaspirequ’ici.

—Maisnon,maisnon...Félicité ne déplorait plus son internement que par ce genre de détours

occasionnels.Bettyriaitenluiexpliquantsonprojet.Laveilledames’enétonna,puistrouvaçaintéressant;pourunefoisqu’unejeuneappréciait lacompagniedesvieillespersonnes,ellen’allaitsurtoutpasladécourager.Ellepartageraitsadouceprésenceavec lesautrespensionnaires,auréfectoire,maiscen’étaitpasbiengrave.ElleétaitsurtoutcurieusedevoircequeBettypourrait tirerdecesmémoiresfuyantes.

Sursoncarnettoutneuf,Bettyavaitdéjànoté:Laguerreenmémoire.Pourpréserver l’anonymat de ses interlocuteurs et par volonté de distanciation, ellepréféra situer l’action dans une autre région. Comme elle avait séjourné enPicardie, elle en fit le cadre de son récit ; cette transposition lui permettaitégalementderendrehommageauxinoubliablesretraitésqu’elleyavaitcôtoyés.Endéfinitive,lelieuimportaitpeu,tantcesgrands-mèresetcesgrands-pèresquidiscouraient en rappelaient d’autres, sousd’autres cieux.L’essentiel, c’était decaptercesphrasesquis’échappaientdeleursbouches,telsdespapillonsfragiles

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menacésd’extinction.Chaquevoixavaitsatextureetsateneur.CommelaterredeGuérande, lesmotsdesaînésregorgentdesel,assezpourépicernos jeunesvies. Betty récoltait. Mais si tous parlaient de la guerre, les hommes et lesfemmesnerapportaientpaslesmêmesfaits.Réalisantquelesdoyennesétaientplus promptes à la confidence, elle commença par recueillir leurs propos. Defait,sontextesescindaendeuxparties.ElledébutaparLaguerredesfemmes.EnbonsvieuxFrançais,soucieuxdegalanterieetencoredisposésàséduirelesdistinguéesdelapension,leshommesapprouvèrent:laparoleauxdames!

Tous les mardis après-midi, en échange de leurs murmures, elles nedemandaientqu’unsourireetuneoreilledisciplinée.Bettyleuroffraitlesdeux,toutennoircissantsesfeuilles.Dèsquelasalledeséjours’animait,unetarteauxpommes muselait les douleurs de l’arthrose et, pendant que les heures selaissaientfondredanslethé,Bettyécrivait.

L’année se retirait, glissant patiemment sous son manteau gris. C’était ledébut du mois de décembre. Comme des coquettes inquiètes, les villesrivalisaientdeparuresetilfallaitdesarticulationssolidespourlesparcourir.ÀlaRésidenceB.Horizon,danslabassevilledeLaon,lesaînésprenaienttoujoursleurgoûteràlamêmeheure.Maisilleurmanquaitletempsdeterminerleurthéen paix, interrompus qu’ils étaient par des visiteurs supplémentaires qui leursouhaitaient, déjà, un joyeux Noël. Comme chaque année en cette période,l’oncleMicheletlatanteGermaine,exaltésparlesvisitessurprises,rogneraientleurhéritagepourfaireplaisiràceuxqu’ilsn’attendaientplus.ÀlaRésidenceB.Horizon, certaines personnes âgées avaient renoncé à contempler l’horizon deleursalledeséjouretscrutaientleurmémoire.Parcequel’humainestlemeilleurqu’ellesavaientànousléguer,ellesdécidèrentdefairedondeleurssouvenirs.

IlétaitdoncunefoisuneplumeperdueaupaysdesfrèresLeNain,enterrelaonnoise.Trempéedans l’encred’autrefois,elleretraçait lespistesquiavaientportéledynamismedetantdepas,aujourd’huihésitants.Car,avantlacanne,cesdoyennesavaient,toutes,jouéàlamarelle,sautéàlacorde,habillé,déshabillé,rhabillé, coiffé leurs poupées, avant de les imiter et de remplirprécautionneusementleurcarnetdebal.Ellesavaientensuiteconnulesdélicesetlesaffresdel’amour.Braves,ellesavaientprislavietellequ’elleétaitvenue,luilaissant toutes leurs forces, sans rien lui réclamer, sinon la santé et le pain deleurs petits.Maintenant qu’elles pouvaient prendre le temps, sans compter lesheures et les devoirs, le moment était venu pour elles de jeter un regard enarrière.Pendantlegoûter,entredeuxmadeleines,Gisèle,Suzanne,Germaineetlesautressuivaientlesfiletsdethésurlanappepourglisserdanslesméandresdupassé.Ah,cetteépoque-là!commençait l’uneou l’autre,prévenantainsi lescribedupoidsdeslambeauxd’histoirequesesquestionsnemanqueraientpas

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defairepesersursa jeuneplume.Terribleépoque,eneffet,petite ;votremèren’était peut-être pas encore de cemonde... renchérissait une autre, en jetant àBettyunregardquivoulaitdire:petite,tunepeuxpascomprendre.

Obligéedepatienter,lajeunefemmeréfléchissait:d’oùvientlamaniedespersonnesâgéesàconsidérer les interrogationsdes jeunescommedesmarquesde condescendance ou d’idiotie ? Si les propagateurs invétérés du jeunismepouvaient, au moins, s’abstenir de les traiter de radoteuses, elles nousconfieraient les trésors cachés au fond de leurs prunelles, avec moins depréambules.

Sentantsonattentionévaluée,Bettysecomposaituneminecaptivée:regardd’espionne,deuxoutroisplissoucieux,pointsdegravitéindispensablessursonvisage, sans quoi les doyennes l’auraient jugée indigne de l’épopée qu’elless’apprêtaientàluilivrer.

En cette terrible époque, donc, qui fut bien la leur, un bol de soupe leursemblait un délice. Puisque le nécessaire était souvent introuvable, ellesgrillaientde l’orgepour faireducaféet arrachaientde la saponairepour laverleurslainagesdélicats.Maisleplusdur,pourcesélégantesdames,c’étaitdeseprocurerdeschaussures.Pourleshabits,onpouvaitrafistolerouaccommoderunvieux drap. Mais alors, les chaussures ! Il n’y avait que des galoches auxsemelles trop lourdes.Ah, cequ’elles avaientpu souffrir despieds !Pourtant,ellessedevaientdemarcher,encoreetencore,verslasurvieetleurrêvedepaix.

EnécoutantRadioLondres,ellescommuniaientpendantlesdéclarationsdugénéral de Gaulle, qui promettait la victoire et le prochain retour de leurshommes, enrôlés dans l’armée ou happés par les mouvements de résistance.Mêmeenmaudissantlesbombes,lessoldatsdevaientcombattre,tuerl’ennemi,qui,luinonplus,nebalançaitpasdesbouquetsdefleurs.Pourtant,nulnevoulaitpenseràlamortdessiens:ilsreviendraienttous,MariemèreduChristveillesurses enfants, voilà à quoi s’en remettaient mères et épouses. Les femmestrompaient lafaimdeleurspetitsetattendaientaveceuxleretourdepapa,caraucunenes’imaginaitveuve.

Lesaprès-midi,avecBetty,lesrésidentsdeB.Horizonglissaientdoucement,jusqu’aufonddusouvenir,jusqu’auboutdusoupir.Ilsavaiententenduparlerdela Première Guerremondiale et vécu la Seconde, comme pour éprouver dansleurproprechairlerécitdeleursparents.Quin’ajamaisnaviguéignorelemaldemer, ilenvapresquedemêmedelaguerre.Ilnenousfaut,certes,pasunebonneguerre,commelesous-entendparfoisl’amertumedecertainsvieux.Maisilfautavoirendurélafaimpourdonnersonpleinsensauvocablecarence;avoirpris ses jambes à son cou, par peur de mourir, pour mesurer la distance quisépare le fuyard de la quiétude. Que peut nous restituer notre imagination du

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crépitement des bombes et de la terreur qui en découlait ? À la maison deretraite, les souvenirs coupaient le souffle et donnaient encore des crampes àl’estomac.

En cette époque-là, la guerre faisait planer la mort sur tous les toits.Éventréesparlesbombardements,desvillesentièressejetaientsurlesroutesdel’exode. Ma mère ? Mon enfant ? Mon époux ? Où sont les miens ? On secherchait,parfoisenvain.Ilfallaitpartir,onpartait.Onlaissaitsesbiensetsesmortsderrièresoi.Conscientsdelapuissanceadverse,lesmilitairespriaienttouslessaintsetprenaientleursgénérauxpourdesdieux.Malgrélebluesdeladrôledeguerre,ilsaspiraientàunefrancherevancheetrêvaientd’undestinhéroïque.Ilssavaientpourtantqu’unemédailleposthumeneseportepasàlaboutonnière.Lesplusoptimistesd’entreeuxallaientjusqu’àimaginerlescoupsdecanonquisalueraientleurvictoire.Ilnepouvaitenallerautrement;auboutdelalutte,ilyaurait la joie, la fierté d’avoir tenu. La patrie serait sauvée grâce à leurdévouement et chanterait leurs louanges. Il fallait y croire ! Ils y croyaient.Pourtant, ils savaient que la guerre ne retient jamais que de rares noms. DeGaulle,uneavenue,uneécole,uneplace.Churchill,unerue,unecitation,unjolimot qui fleure bon le cigare et le champagne. Des noms devenus presquecommuns.DanslaFrancelibre,toutlemondeveuts’appelerdeGaulle!Toutlemonde, y compris les résistants de la dernière heure. De Gaulle, Leclerc, deLattredeTassigny...,desnomschênes,grandsettouffus,arbresgigantesquesquicachent la forêt de combattants. Dors, humble soldat français ! Dors, humbletirailleur!Lessans-nomdormentsouslesstèlessansfleurs!Pourtant,dans laforêt,chaquearbre,mêmeminuscule,portesespropresrainures.Surlacrêtedesmontagnes,auxflancsdescoteaux,surl’étenduedesvallées,aufonddecratèrescreusés par les bombardements ou dans le lit de fleuves au cours tranquille,dorment d’innombrables anonymes, des vaillants oubliés des livres d’Histoire.Inassouvis, leurs rêves de grandeur. Inassouvie, l’attente de leurs familles.Inassouvi,leurbesoindetraces.

Traces !Divers sillages imprimés sur lepapierde lavie.Suivre et lire lesempreintes, avant que le temps ne les emporte avec les feuilles mortes. Lecrépusculeétalaitdéjàsesombres ;Bettyécoutait,constatait,écrivait :Voyez-vouscettesilhouettehésitante?Agrippéeàsacanne,elleeffectuesapromenadedominicale,lelongd’untrottoir,àlalisièred’unjardinpublic.L’arrogancedesjeunes gens, qui manifestent leur impatience en la dépassant, la fait sourire.Quelquesdizainesd’annéesplustôt,ellemarchaitplusvitequ’euxetneseseraitpasdégonfléepourunLaon-Parisàpied.Oui,parfaitement!Croyez-leoupas,elleenaarpenté,deskilomètres,pendantlaguerre.LesbœufsdelaCathédraleavaient vu les Allemands s’approprier la ville médiévale et les habitants

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portaient leur croix vers les quatre points cardinaux.Commebeaucoup de sescompagnonsd’infortune,cettelentesilhouettedanslejardinfutsauvéegrâceàsafouléed’athlète.Sesmusclesluiobéissaientencore.L’âgeingrat,cen’estpasl’adolescence,maisceluiquiralentit lespaset limitelalibertéàl’ampleurdesgestes.Escapade:ceregardlointain,fixantunhorizonvidedecettetassedethéqui tremble vers des lèvres, désormais sans appétit. Escapade : notre regard ànous, confisquéparFaust, il rechigne à s’attarder sur ces dos écrasés sous lesstratesdesaisons,cesmainsburinéesàforcederetournerlescartesdelavie,cesvisagesstriéspar l’épéedu tempsqui,dans l’enceintede lamaisonde l’oubli,fontsemblantdescruterleScrabble,afindenepasobserverlemasquedenotrepassiveculpabilité.

Dans les maisons de retraite, au moment de la sieste, à la fin du goûter,quandlesraresvisiteurss’envont,aprèslasoupeaupotironetlesbisousfurtifsdes aides-soignantes, annonçant l’extinction des feux, la solitude hante lescouloirs.Lesnuitsnesontpastoujourspaisibles.

À la résidenceB.Horizon, une anecdote rapportée par une aide-soignanteédifiaBetty.Terreursnocturnes:uneclefdansuneserrure,lebruitrépétitifdeschaussonsaucontactducarrelage.Toc-toc,surlaportevoisine,celledel’aide-soignantedegarde,puisquelquesoctavesinquiètes:

—Mademoiselle!Mademoiselle,j’aientendudesvoix.Vousaussi?—Desvoix?Euh!...C’estquoicezombiequimeréveilleenpleinenuit?

aurait-on pu lire dans le regard de l’aide-soignante, puis, se ressaisissant, elleavaitpensé:lapauvre,ellenousfaitencoreuneterreurnocturne.

—Vouslesavezentendues?avaitinsistélamamie.—Oui,oui,jelesaientendues,despassantssansdoute.Nevousinquiétez

pas, il faut dormirmaintenant, avait dit l’aide-soignante, en la raccompagnantdanssachambre,unemainsursonépaule.

Mais lamamien’était pasprèsde se rendormir.L’employée était étonnée,cettedamequirestaitquasimuettelajournéeluitenaitlamainenpleinenuitetsemblaitincapabledesetaire:

— Vous vous trompez, petite. Les voix, c’était sans doute Marcel. Oui,Marcel,monmari,ilestincorrigible.Voussavez,Marceltientlebistrotducoin,certainsdesesamissonttrèsattachésàlabouteille.Vousvoyezcequejeveuxdire?Alors,àlafermeture,ilsviennentavecluiprolongerlasoiréeàlamaison.J’ai beau lui dire que ça dérange les voisins, il continue. Je pense que çal’arrangecar,voyez-vous,depuissonretourdelaguerre,ilestinsomniaque,lepauvre Marcel, alors, je ne dors pas, je le surveille, mon Marcel. Lesdébordements, c’est déjà arrivé et les voisins ont appelé la police. Vous

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comprenez?Voilà,vous l’entendez, la sirène, lasirènedespandores,ondiraitqu’elles’approche...

L’aide-soignanteavaitpolimentécoutéetdonnéraisonà lamamie,pour larassurer.Celafaisait longtempsqueMarceln’étaitplusdecemonde,maissonépouse veillait toujours sur lui. Lorsque la doyenne plongea enfin dans unsommeil apaisant, à l’aube, la jeune femme s’en alla, sur la pointe des pieds.Dans le couloir, elle marqua une brève halte, observa les portes closes avantd’allerserecoucher,sanssommeil.

LadamequierraitnuitammentdanslescouloirsnedisaitjamaisrienquandBetty consignait les souvenirs des autres retraités. Maintenant, en la voyantsilencieuse, elle se disait qu’elle pensait à son Marcel. En regardant lespensionnairesdeB.Horizon,Betty se représentait leursvisagescommeautantde livres fermés sur la partmanquante de l’Histoire.Et parce que la politessemangelesmots,sonsourirepleindetendressedisait:lepassémurmuresousvosoreillers, le présent fuit votre emprise, l’avenir se voile et nargue vos pupillesdéjàopaques.Pattesd’oieaucoindevosyeux,sillagesdutempsquinousdisentla longueur de votre parcours.Vos voix fluettes, timides filets d’une eau pureruisselantdevosmontagnesd’années;donnez-nousdoncàboireàlasourcedevotreparole.

Bettysavaitquelesvieillesdamesavaientencorebeaucoupàluiapprendre,mais, leurs souvenirs ravivés par les palabres de leurs voisines, les hommestrépignaientd’impatience.Bettyleurpromitdeconsacrersesprochainesvisitesàla rédaction de leur témoignage et leur révéla le titre qu’elle avait déjà choisipoureux:Laguerredeshommes.Inassouvi,lebesoindesoulagerlesaînés,ilsportenttantdemortsdansleurmémoire!

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VIII

Betty savait maintenant ce qui différencie les habitations familiales desmaisons de retraite. Dans les premières, la banalité et la vitesse du quotidienmasquentlesfaitsquiferontlesreliefsdelamémoire.Quantauxsecondes,cenesontpasdes lieuxdeviemaisde résurrection,oùseule l’exhumationdupassédonnedutonusàlamornelenteurduprésent.Àuncertainâge,sesouvenir,c’estunepreuvedevitalité.Lesvieuxne radotentpas, ils se revivent.Lesvieuxneradotent pas, ce sont des pédagogues qui s’ignorent. La répétition est lameilleure garantie de la transmission du savoir. Les vieux ne radotent pas, ilssèmentplusieursfoisplutôtqu’une,carilssaventqu’ilsdétiennentdestrésorsenvoiededisparition.

Betty fut ravie de s’entretenir avec les vieux messieurs. Plus réservés àl’annonce du projet, ils s’étaient finalement laissé apprivoiser, coopérant avecgénérosité et cédant parfois la parole aux dames qui s’immisçaient dans leurdiscours.

À l’heure du thé, quelques rescapés à la mémoire criblée de ballesracontaient avec pudeur leurs douloureuses années. Ayant trop longtemps tuleursactesdebravoure,ilssesentaientpresqueobligésdes’excuseravanttouteévocation. Attitude réservée que la leur, touchante. Une façon, peut-être, des’éloignerde toutevanitéoud’éviterdemalmener ladélicatesensibilitéd’uneenfantdelapaix,unepaixnéedeleurâpreetlonguelutte.Parolesaucompte-gouttes.Souffle court.L’Everest de l’âge est sanspitié.Lesmots se laissaientdésirer, se livraient, s’entrechoquaient, se disloquaient, bifurquaient, puis secramponnaient les uns aux autres pour entamer le tissage de la toile. De sonstylo,lescribetricotait,maisonnerafistolepaslavie.Lesfaitssedessinaient,moinsaffirmésqueleslignesd’unepeinturemartiale.Bettyneseprenaitpointpour Picasso. Ici, rien que des ombres chinoises,même en forçant le trait. Lepuzzle serait incomplet, elle le savait.À forcede superposer lesprintemps surleursplaies,cesdoyensavaientfiniparcacherdespansentiersdeleurvie.Mais

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lorsqu’on dit il était une fois, le présent réclame le temps ainsi proposé à sagourmandise.LeregarddeBettydisait:donnez-moivotremémoire,commeuneoutredelaitaumilieududésert,unrepasdefindejeûne,unegalettedePâques,unmetsdeNoël.Ditesauxaînésdenousoffrirlesnotesdeleurmurmurepourrythmer la musique de notre jeunesse. Betty formula ses interrogations. Sonappelfutentenduetbienentendu.

Humble, le verbe élégant, un résident deB.Horizon lui affirma avoir faitune guerre sans histoire, sans doute parce qu’avant la guerre des armées ilmenaitdéjàlasienne,faceàl’existence.

—Jusqu’àvingtans,dit-ild’unevoixdésolée,jen’aipasétémaîtredemoi-même, j’étais à l’Assistancepublique, lamajoritén’était pas encore àdix-huitans...

Dequoipouvait-ildoncs’excuser, luiquiavait toutpardonnéàlavie?LaGrandeGuerreluiavaitvolésonpère,lagrippeespagnoleavaitfauchésamèreenpleinejeunesse,l’abandonnant,orphelin,auxbonssoinsd’unenationacculéeà faire de ses enfants ses boucliers face au péril. Il avait faitune guerre sanshistoire,parcequesonhistoireà luiétaitdéjàuneguerreen soi.L’enfancenel’avaitpasménagé,l’âgemûrfutsynonymededanger.Atteindresamajoritéaumomentdelaguerre,unemalédiction!

Mobilisé alors que sa fille n’avait que six mois, il passerait deux ans auservice, en tant qu’appelé, et deux autres longues années commepersonnel ausold’unebasedel’arméedel’air.Quipourraitdireladouleurdeladéchirure,laprofondeur du chagrin de cette pupille de l’Assistance publique, lorsqu’il futobligédequittersacompagneetsapetitefille?Ledépartsousledrapeau,ilenparlaitsobrementavecunbrindefierté,maissonregardtrahissaitencorelapeurqui avait été la sienne : l’insupportable idée de perdre sa petite famille avaithanté toutessesnuitsdesoldat.Savie lui importaitpeu, ilnecraignait lepirequepourlessiens.UnejeunefemmehagardesurlesroutesdeFrance,flanquéed’unbébé qui criait famine, une scène de guerre toute communequi arrachaitpourtant les larmes d’un vigoureux soldat. Cette scène, il l’avait souventimaginée.Mais luinepleuraitpas,nepleuraitplus.Pourquoidonc?Peut-êtreparcequ’àuncertaindegrédebrûlure çane sert plus à riende crier j’aimal.Stoïque,ilavaitapprisàledeveniraufildelaguerreetiln’étaitpasleseul.Ilsuffisait de l’écouter rapporter certaines conversations de camp pour s’enconvaincre:

—J’avaisuncamaradequipleuraittouslessoirs,enregardantlaphotodesamèreetcelledesafiancée.Notrechefluihurlaitlamêmerengaine:Bougetonderrière,mauviette!Teslarmesn’éteindrontpaslesbombesallemandes,soisunhomme!C’estunhommequ’elleattend,tafiancée!

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Notre retraité aimait répéter cette anecdote qui faisait rire tout le monde.Lorsqu’il avait fini de vivre ce souvenir, il adressait à l’assistance un sourirepeiné,pleindetendresse,certainementsafaçonà luidesemontrerphilosopheface à l’inconscience juvénile de Betty. Lui qui avait pataugé dans la mêmeboue,sursautéaumêmecoupdecanon,partagélemêmepaindesséché,tartinéle même beurre rance, lui, l’ancien combattant, il comprenait son camarade.Mais il comprenait également le chef qui se débattait contre sa part naturelled’empathie,pour trouver la forcedemener sa troupeaucombat.En rabrouanttout le monde, il nageait à vue, afin de se maintenir hors des vagues demélancolie qui n’avaient aucune raison de l’épargner. Chef ou troufion, unhomme reste un homme, même à la guerre. Pendant que tout l’auditoireinterrogeaitlaprofondeurdesétatsd’âmeduchef,celuiquiavaitservisoussesordrespréféraitpoursuivresonrécitduquotidiendelaguerre.

—Nousexécutionsscrupuleusementlesordresdenotrechef.Ilnevenaitàpersonne l’idée de le contredire. Pendant l’Occupation, il avait décidé depoursuivresaguerreautrement.Êtredominéneveutpasdiresesoumettre!necessait-ildenousrépéter.Etnouslesuivions,mêmedanssesinitiativeslesplusrisquées.Aveclui,nousarpentionsleterritoire,delongenlarge.Aumilieudelacampagne, il fallaitseservirdescartesmaisaussidessignesde lanaturepours’orienter. La connaissance des lieux représentait notre meilleure garantie desurvie. L’ennemi, nous essayions de l’attaquer, tout en nous aménageant unepossibilitéderepli.Ilnousarrivaitdetombersurnosadversaires,ententantdeles fuir. Notre hantise, c’était de voir le piège se refermer sur nous à toutmoment.Un terrible jeudecache-cache,puisque ledangerpouvaitvenirde laterre,desairsoudeseaux.Lepire,c’étaitlorsquenousavionsdesblessésloindes postes de santé. Parfois, nos adversaires pillaient nos dépôts deravitaillement pendant nos excursions.Pourtant, des compagnons, rentrés chezeuxpourcausedeblessures,nousontraconté,plustard,quedessoldatsennemisavaient ravitaillé certains de nos civils qui fuyaient les villes et villagesbombardés.

Submergéparl’émotion,levieuxsoldatmarquaunepause.Uneretraitéequisemblait souscrire à ses propos se racla la gorge et enchaînad’un tonpresquedétaché:

— Vous savez, petite, fit-elle, en se penchant légèrement vers sa voisinecramponnéeàsaplume,onn’aimepastropleraconter,maispourêtrehonnête,ilfautl’avouer.Etpuis,ilyaprescriptionmaintenant,disons-lecarrément:lesAllemands nourrissaient parfois les populations fuyantes qu’ils croisaient surleurchemin.Ainsi,lebourreausetransformaitensauveur.Cequejevousdislà,jel’aivudemespropresyeux.Voussavez,pendantl’exode,nousn’avionspas

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le temps de faire des provisions, l’alerte sonnée, il fallait s’en aller,immédiatement. Parfois, il y avait bien une besace pleine de victuailles,maispourunefamilleentière,c’étaitbienpeudechose.Onsavaitcequ’onquittait,mais bienmalin celui qui pouvait prédire l’endroit où s’arrêterait la course. Ilfallait déguerpir, nous partions, vers n’importe quel horizon. La cuisine nesignifiait plus grand-chose, lesmets avaient perdu toute arrogance. Avoir uneviandeàmijoterrelevaitde l’exploit.Nousavionsdescartesderavitaillement.Et comme onmanquait de tout, lemarché noir s’était développé. Le bouchervendait,sans ticket,de lagraissedechevaloudebœuf.Onpouvaitégalementobtenir,sansticket,unevinaigrettetouteprêtequ’onappelaitlaroyalesalador.Croyez-moi, ce n’était pas un régal mais, en l’absence d’autre condiment, çadépannait.Àlacampagne,lesgensélevaientdescochons.Desfamillesentièresfaisaient laqueuedevantlespisd’uneseulevache.Onavudesfonctionnairesdevenirfermiers.Leblé,c’étaitunluxe,ontamisaitlafarineavecprécautioneton allait discrètement faire cuire le pain dans le four de la boulangère. Etlorsqu’il y avait du pain, il manquait souvent l’appétit. S’il a existé desAllemandspourdonneràmangerauxpopulationssurlesroutesdel’exode,ilyenavaitd’autrespourvousôter legoûtdevivre :monfrèreaétéemmenéenAllemagnepourleSTO,leServicedetravailobligatoire.Quantàmoi,sijeparleaujourd’hui la langue de Goethe, ce n’est point grâce à l’école. Commebeaucoup d’autres, j’ai connu la déportation, j’ai vécu en Allemagne pendanttroisans.J’aiétédansuncampdetravail.ÀmonretouràRosoy-sur-Serre,aunord-estdudépartementde l’Aisne, jeparlaispresquecouramment l’allemand.S’ilestvraique levoyage forme la jeunesse, j’enauraispréféréun toutautre.J’ai toujours rêvé d’un tour du monde, en amoureux ; une série de voyageschoisis au luxuriant catalogued’un touroperator, par exemple.Mais hélas, jen’en ai jamais eu l’occasion. D’ailleurs, je me demande pourquoi je vous enparle, puisque mon âge avancé rend de tels rêves inopportuns. Voyez-vous,petite,notregénérationestbiendifférentedelavôtre:ànotreépoque,voyageren avion était un privilège réservé aux fortunés. Quoi qu’il en soit, le petitvoyagequinousramenacheznousàlalibérationfutlepluslongetleplusbeaudemavie.Survivreàlaguerre,petite,cen’estpasunmaigrecadeaudescieux,soupiralapolyglotte.

—Ohquenon!C’estmêmeunmiracledivin,affirmal’anciencombattant.Dèslalibération,lesoulagementfutgénéral.Chacunsemitenquêtedessiens.Ayant réussi à obtenir un vieux vélo, j’ai pédalé longtemps, jour et nuit, pouraller retrouvermon épouse etma fille. Les retrouvailles furent joyeuses,maissanschampagne.Nousétionstoutsimplementheureuxd’êtreenvieetenbonnesanté.Lapetitemarchaitmaintenantavecassurance,mieuxqueça,ellecourait,

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sautillait et ne cessait de tenter des phrases avec les quelques mots de sonvocabulaire encore limité.Papa,Papa..., disait-elle, et sa voix fluette étaitmameilleure consolation, la douceur qui me ramenait à la vie. Son rire aigu, çavoulait dire pour moi : Papa, lève-toi et marche ! Je devais combattre mescauchemars, me forger un mental équilibré, afin de l’aider à grandirnormalement.LesRicainsbronzaientmaintenantenNormandie, laguerreétaitbien finie, mais elle occupait encore nos nuits. Quand la petite dormait, mafemme, insomniaque,me racontait ses souffrances, sur le chemin de l’exil : ilfallaittoujoursêtreprêtàpartir,àn’importequelmomentdujouroudelanuit:bombardements, apparitions de troupes ennemies, autant de motifs de fuite,imprévisibles.Maiscequiattristaitlepluslesmères,cefutlapénuriedelait,lecasse-têtepournourrir lesbébés.Mafemmem’expliquacomment,surlaroutedel’exode,unAllemandavaitsauvémafilleenluicédantsarationdelait.Cesoldatallemandquiavaitsecourumafille,medisais-je,étaitpeut-être,commemoi, un père de famille qui,malgré lui, avait dû quitter femme et enfant. Lefatalisme mué en courage, nous nous étions donc retrouvés ennemis malgrénous,uneabsurditédel’Histoire.Ceconstatfait,uneévidencenemequittaplusl’esprit;l’humanitédecesoldatennemiluivenaitsansdoutedecettecertitudequenuln’oseavouer,mêmeàsonmeilleurcamaradederégiment:endépitdenossentimentspatriotiques,riennecomptaitpournousplusquenosfamilles.

Unsilenceparcourutlegroupe,puisledoyenconclut.— Vous savez, Mademoiselle, je n’ai plus de haine, aucune rancune,

d’ailleurs à qui en voudrais-je ? Nos ennemis ont souffert autant que nous,chacun faisait ce qu’il pouvait, selon son courage et ses engagements. J’aientenduparlerd’uncertainLudvig,unAllemand,filsd’unindustriel,ilavaitunefamille et un magnifique avenir devant lui. Il faisait ses études de musique,lorsque la guerre éclata. Il fut incorporé en 1943. Humaniste et contre lenazisme,ilprofitaitdesaposition,auservicededéclarationdel’aryanité,pouraider ses amis juifs, en leur fabriquant de faux papiers. Francophone, il futnomméàStrasbourgetsaisit l’occasionpourdéserter.Afindepasserinaperçu,en France, il se baptisa Léon et vécut sous une fausse identité. Arrêté par laRésistancefrançaise,ilexpliquasoncaset,commepersonnenevoulaitlecroire,il proposa de rejoindre le maquis, de se battre aux côtés des résistants pourprouversabonnefoi;onavaitfiniparl’accepter,cequiluisauvalavie.Aprèsla guerre, en souvenir de ses études, il se mit à vendre des instruments demusique,despianosetdesviolons,desstradivarius.Commequoilapoésieestnécessaire,mêmeaprèsl’horreur.Cegarsdoitêtremaintenantfierd’avoirmenésoncombatjusqu’aubout.Jen’aipashontenonplusdemavie,j’aifaitcommej’aipu.Avoirsurvécuàlaguerreestmaseuleculpabilitéetjepleureencoremes

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camarades. Finalement, je suis bien comme je suis. Je ne demande pas demédaille, pas de décoration, encoremoins une rue ou un édifice àmon nom.Mais,franchement,quandjevoisqu’onmerefuseencorelacarteducombattant,çamerévulse.

Les doyennes approuvèrent en hochant la tête.Un dernier rayon de soleileffleuralesfragilesmainsquitrituraientlanappedelatable.Lescriberefermasoncarnet,conscientdetoutcequiavaitéchappéàsaplume,pourallerépaissirlesmursdusilence.Bettyn’avaitqu’unecertitude:ceuxquiontvéculaguerrelaviventtoujours.

Si les pensionnaires avaient les souvenirs de la guerre en commun, lamajorité d’entre eux partageaient lamême tristesse de devoir finir leurs vieuxjourshorsdeleurdomicileparticulier.Parmieux,beaucoupavaientdesenfantsqui, pour la plupart, arguaient d’un emploi du temps surchargé pour venir lesvoir le moins possible. Alors, lorsque l’une ou l’autre demandait à Félicitépourquoiellen’avaitpaseud’enfant,ellecommençaitparuneboutade:

—Parcequelesenfants,çaneseboitpasdansl’eauminérale!Puis, plus sérieusement, elle leur racontait sa guerre à elle ; cettemaudite

guerre avait fauché son amour, sonAntoine, en pleine jeunesse, faisant d’elleunejeuneveuve,unecélibataireàvie,unevieillesansenfants.Maiscommeellen’aimait pas laisser son auditoire sur l’apitoiement, elle se faisait espiègle etassurait:

—Oh,nevousenfaitespaspourmoi!Jen’enviepersonne,non,vraimentpas!

Puisellefulminaitcontrelesmaisonsderetraiteetlasociétéactuelle.—Etpuis,dites-moi,denosjours,lesenfants,voussavez,cettegénération

papa-maman-me-dérangent, à quoi bon ? S’il faut suer pour les élever, sesaignerpourleséduquer,seruinerlemoralàs’inquiéterpoureux,quandonsaitqu’au lieud’honorervotrebravecarcassequi leura toutdonné ils finirontparvousinterdirevotrepartdeciel,envousreléguantàl’antichambredelamortoùvousvousasphyxierezlerestantdevotrevie,commeunecarpeabandonnéeparla marée. Oh, non ! Certes, on ne fait pas des enfants pour les former à lagériatrie,maisilesttoutdemêmelégitimed’attendred’euxlerespectdelaviequiapermislaleur.L’enfantqu’onabercé,quandtoutdeluisentaitmauvais,nedoit rien trouver d’infamant, de lassant, à essuyer la bave, à panser le vieuxcorps qui l’a bordéde sa jeunesse.Dans le commercedes humanités, il s’agitégalement de savoir rendre lamonnaie, lemoment venu.Mets tes parents enprisonettufinirasencage,carlaleçonneserapasperdue!

Les retraités écoutaient silencieusement ces propos et, s’ils n’exprimaientpas leur approbation, personne ne contredisait. Félicité se sentait à l’aise,

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persuadée que son analyse ne choquait personne. Les confidences auxquelleselleavaitdéjàeudroitconfortaientsonpointdevue.

Bettypartageait l’avisdeFélicité.Cependant, la trentaineépanouie,mêmeseuledepuisquelquesannées,ellenesesentaitpasuneoncedevocationpourlecélibatdéfinitif.Quantauxenfants,elleavaitdumalàaccepterquesesovairesnesoientlàquepourluigâcherlavie,quelquesjoursparmois.Pouravoirpasséune belle poignée d’années à torcher lamarmaille des autres, elle désirait, neserait-cequepour l’expérience, savoir sielle s’occuperait aussibienoumieuxd’uneprogéniturequiluiseraitpropre.Non,ellenerenonceraitpas,pasencore.Le premier prince charmant qui s’aventurerait trop près de son string, elle luipondrait une couvée de triplés en moins de temps qu’il ne faut pour lesconcevoir. Sa taille était fine, mais elle avait les hanches assez larges poursupporter les rudes épreuves et des seins prévus pour rassasier des créaturesinconscientesquiviendraientseperdresurnotreplanète.Bref,Bettycomprenaitlescoupsdesangdesadoyenned’amiemais,pourelle,l’heuren’étaitpasàlaradicalisation.Desrêves,elleenfaisaitgermerà toutesaisonetnedésespéraitpointdelesvoirfleurir.Orchidées,lys,lilas!Ellesecroyaitentrebourgeonsetpistils;enattendant,lapoésieluiservaitdelieud’éclosion.Maislapoésiejetaitaussidanssonœildesétoilesqu’onattribuaitd’habitudeauxfemmescomblées.Trop pétillante pour avoir besoin de quelqu’un ! disait-on d’elle. Pourtant,lorsqu’il lui arrivait d’afficher une mine terne, il y avait toujours une âmecharitablepourluisoutenirlecontraire:unvisagetristeéconduitlesgens,ilfautquetusoislumineuse,situveuxtrouverquelqu’un.

Alors, elle ne savait plus quel air improbable correspondait lemieux à sacondition. D’ailleurs, comment cherche-t-on quelqu’un, quand il est déjà sidifficiledesetrouversoi-même?Etpourquoineserait-cepasquelqu’unquilachercherait, elle ?Elle sedisait qu’il y avait quelqu’un, quelquepart sur cetteplanète, qui était, peut-être, déjà en route vers ses dentelles. Cet idiot deretardatairenesedoutaitpasdecequ’ilétaitentraindemanquer.Tantpispourlui!Bettymittousles ilfautétriquésaufonddesapoubelle.Libéréedecettepression inutile, elle habilla chaque jour de l’humeur disponible. Le cœurdessine ses propres robes, c’est à prendre ou à laisser. Pour l’instant, elle nes’ennuyaitpas.L’immeubled’enfaceluioffrait toujoursdequoisedistraireetles rares rencontres récompensaient sa curiosité.À défaut de tout comprendred’elle-même, laviedesautres luiservaitdepuzzlegéantqu’ellecomplétaitdejour en jour. Inassouvi, le besoin demoduler la courbe de la vie qui n’en faitqu’àsatête.

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IX

Audeuxièmeétage,uncoupledevieuxregrettaitl’absencedeFélicité,leurvoisinedepuisune trentained’années,mais seul leur silenceen témoignait. Ilss’appliquaient la règle des troisM,Modestie,Méfiance,Mutisme.Comme ilsavaient tout vécu, on pourrait penser vieille vie villageoise : on sait tout desvoisins, mais on fait semblant de n’être au courant de rien pour s’éviter desennuisoupourprotégersonjardinsecret.Cen’étaitpaslecas.Endécodantbienleurcomportement,oncomprenaitd’abordvieilleécole:modeste,onn’exposepassesémotionsàn’importequi.Ensuite,attitudecontrôlée:méfiante,digneetréservée en toutes circonstances. Et enfin, vieille histoire : de celles quiapprennentàcultiverladistance,lemutismeaudétrimentdelaconfidence.Lecouplerespectaitscrupuleusementlesdifférentesnuancesdumotamitié,cerangsi facile à revendiquer et si peu évident à tenir. Ils savaient vers quoi peuventconduire lesmotsde trop.Garder sesmots, c’estparfois sauver savie.Parler,c’estaccepter le devenir vulnérable, il importe doncde savoir devant qui l’ons’exprime. Les vieux amoureux du deuxième étage en étaient convaincus et,commeils touchaientaudernierpalierdeleurexistence, ilsnecomptaientrienchanger,l’expérienceleurtenaitlieudesagesse.

LaLoupelesépiaitdeloin.Elleguettait,prêteàsaisirl’occasionfavorablepourleuradresserlaparoleetsonderleurmémoire.Malgrésavolontéconstante,lehasardqu’elle s’ingéniait àorganiser fut longtemps sans surprise.Elle avaitentenduparlerdessiamoismais,pourelle,cen’étaientpascescorpsencastrésque les chirurgiens tailladent à l’écran, lors d’émissions gores. Les siamois,c’étaientcesdeuxpetitsvieux,dontlepasdel’unrythmaitceluidel’autre,cesdeuxêtresquineconcevaientleurprésenceaumondequ’ensemble.

Deraresfois,BettylaLoupelescroisa,risquadetimidessalutationsquiluifurentrenduesavecunepolitessedontseulelaméfianceestcapable.Lalargeurdesonsouriren’ychangearien.LaLoupenesel’avouaitpas,maislefaitd’êtreassimilée, par ce vieux couple, à la horde menaçante la vexait. Après Hitler,

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pensait-elle,l’humainseratoujourssuspect,jusqu’àpreuveducontraire.Commeellene savait pas encore comment s’yprendre avec ce coupledevieux,Bettyrelisait Theodor Adorno, s’exerçait à la philosophie. Elle tentait non pasd’admettre,maisdecomprendreleschoses.Parcequ’elles’évertuaitàvivre, illuiarrivait,justepourlabeautédusportintellectuel,d’essayerdecontredirecemagnifiquepenseur.Maisparcequevivren’estpas seulement l’évidenced’unverbeencinqlettres,maisuncarrefouràcinqpattes,sonhésitanteorientationlaconduisait,parfois,àsuivreAdorno.Elleavaitluqu’AprèsAuschwitz,ilnepeutplus y avoir depoésie,mais elle s’était empressée d’ajouter :Dansunmondesans poésie, seule lamort serait poétique et significative. Il faut bien qu’il sepassequelquechose.Effrayant?Glisser.Selaisserporter.Suivrelapentedouce,comme ceux que rien ne retient. Facile ? Sincèrement, pourquoi s’abîmer lesonglessurlaparoiduprécipice,quandriennipersonnenevousarrimeàlaterreferme ?C’est tellement plus reposant de lâcher prise.Dans tes pas,Adorno !Danstonsillage,Adorno!Puisquelabarquesemblenemenernullepart.Etsijetesuivais?Justepourvoir.

MaisderrièreAdorno,Bettyperdait aussi sa route.Elle, ellevoulaitvivre.Maislavieluifaisaitpeur.Aubeaumilieudecemot,ilyaleIdel’Inassouvi.Vie,troislettres,pourlestroispartsdenotreexistence:entreleVdevivreetleEdeExister,sedresse,impériale,lacolonne,ceI,del’Inassouvi.Cettecésure,danslemotvie,fendlecœurdel’hommeetlefaitvaciller,enpermanence,entrele vide et le plein, entre le fuyant et le saisissable, entre le doute et l’espoir.Alors,Bettysedisait:BettyBoopouvregrandssesyeuxsurlemondeetçanel’empêchepasdedanser avec légèreté.Danser àmort, c’est une façonde fuirl’emprisedelavie,c’estlemourirpoétique.Àlafindufilm,quandlegénériqueemplit les oreilles, Betty Boop se retire avec grâce, disparaît de l’écran, ellemontrequemourirestuneautrefaçondedanser;ilfaudraitfairecommeelle,sedisaitparfoislaLoupe.Maiscesfois-là,parcequemourirluifaisaitpeuraussi,elleétaitravied’entendrelavoixd’uncertainmonsieur,sonamiangegardien,qui lui disait que Betty Boop est une fieffée menteuse, car personne ne peutdanseràmortsanstraverserlavie,ilfallaitdoncdanserlavie.Alors,ellefaisaitmine de défendreBetty,mais cet homme qui désavouait Betty Boop avait unsourire et des mots qui donnent envie de laisser ses ongles sur la paroi, des’accrocher, de remonter du fond de chaque gouffre et de rester sur la terreferme,dedansermalgrétout.

Ilsuffitparfoisd’uncaféavecunamipourosercontredireAdorno.Biensûrqu’ilpeuttoujoursyavoirdelapoésie,ils’agitdes’yastreindre,surtoutaprèsAuschwitz.Vivrebienprocèdedelachance,maistenterdevivreestundevoir,celuid’arracherauchaostoutcequ’ilnousprendpouroffriraunéant.Lechiffre

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nul, le 0, s’il était un récipient, ce serait une calebasse qui ne saurait contenirl’humain,carnotresimplepositiondeboutestdéjàun1,unaleph,et,àpartirdelà, le compte commence et continue.Même lemutique zéro de l’œuf est unepromessedevie.Entre l’ombredugouffreet la lumièreéblouissantes’étale lediamètre des nuances possibles. L’occasionnel passage dans les ténébreusescrevassesrendl’arc-en-cielplusmerveilleux.Autantgardersesyeux!Dans latraînede lanuit,unpinceau invisible tracedesfaisceauxde lumière,autantdeprojecteurséclairantautantdepistes,oùlebonheur joueàcache-cacheaveclavie.Ici?Là?Qu’importe,oncherche,encore!

Lesjoursoptimistes,BettylaLoupes’avouaitsaquêtedubonheuret,bienqu’ellelatrouvâtillusoire,selançaitdansunerêverieenjouée:

—Le bonheur !On ne court qu’après lui, en attendant d’épuiser son bond’heures.Alors,danslaboue,danslabouse,jevaislechercher.Quandlebluesenfileuneblouseblanche,jeveuxchercher.Souslehoux,avecmahoue,jeveuxchercher.Grattantlegré,glissantsurlaglaise,jeveuxchercher.Danstouteslesvallées,surtouteslesdunes,jeveuxchercher.Derrièretouteslesfrontièresdesterres réquisitionnées, je veux chercher. Sur tous les versants de toutes lesmontagnes, je veux chercher. La barque en péril, vers toutes les îles, je veuxchercher. Parce que l’île est à la fois prison et ouverture, en m’enfermantj’embrasse lemonde.Errer ?Vaquer !Marcher, rouler, voler, courir, gravir sehisser sur l’autel de la vie. Encore et toujours chercher. En dépit desdégringolades, persister. Jusqu’au bout du souffle, je veux chercher, commentêtre sans mal-être. Je cherche, entre chaînes et poignées, entre amours etdésamours, entre confiance et méfiance, entre soif et ivresse, entre fixité etmouvement, entre transhumance et errance, entre anxiété et sérénité, je veuxtrouverlaligned’équilibre.

Desonnidd’aigle,Bettyavaitcomptéleshivers,maisaussilesprintemps.Les fleurs partaient, revenaient, magnifiques. Le soleil fendait les étés etilluminaittoutechose,sauflevisageduvieuxcouple.Frustréeparlesténèbresquipersistaient,partouslestemps,audeuxièmeétaged’enface,BettylaLoupesollicitaencoreleslumièresdelaboulangère:quiétaientcesvieillardsàlaminehostile?

Ladouleursurpieds,lacolèretue,impuissante,inutile.Cesdeux-là,commedes milliers de leurs semblables, étaient des plaies ambulantes, habillées parpudeur,desmartyrsdiscrets,maisvisiblespourquisaitentendre lecrigeléaufonddelagorge.Cesvieuxtourtereauxfurentcondamnésàvivreparlagrâcedel’amour.Ilss’étaientrencontrésdansuncampdeconcentration,oùilsavaientvumourirtouslesleurs.Lastupéfaction,laterreuretl’incompréhensioncommuneslesavaientliésd’uneréciproquecompassionmuéeenamourvital.Chacund’eux

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étaitlarampeparlaquellel’autres’accrochaitàlavie.Ilspartageaientlemêmeimpératif:resterdebout,tenir,pouréviteràl’autredes’affaisser.Parceprofondsentiment, ilss’étaientferrés l’unà l’autre.Devenusainsi responsables l’undel’autre, ils s’étaientmutuellementcondamnésàvivre,dansunmondevidédesleursoùilsnesetrouvaientplustropderaisonsd’être.

Lorsqu’il faisait beau, Betty les voyait, allongés, chacun sur sa chaiselongue. Ils effeuillaient la presse ou s’acharnaient sur quelques livres à lacouverturejaunie.Ilssemblaientn’avoirrienàsedire,commesicetteprésencemitoyenne se suffisait à elle-même. De par les regards qu’ils se jetaient, enajustantleurslunettes,Bettycompritqueleursyeuxcommuniquaientmieuxquelesmots.Enrestantattentif,onpeutliretouslesétatsd’âmeentrelefrontetlementon, décrypter lemonde dans un battement de cils. Lesmots ne font quecompléter l’expressionduvisage, l’essentiel tientdansunsourireouun rictus.Additionnant lesmouvements lentsdesesénigmatiquesvoisins,commeautantdecoupsdepinceausurunemêmetoile,Bettymesural’immensitédel’universqui s’offrait à elle. Les pas des vieux sont lents, parce qu’ils escaladent lemonde.Leurspaupièrestombent,afindeleuréviterdevoird’autresatrocités.Lesoir, quand leurs volets étaient encore ouverts, on les devinait face à la télé,chacundanssonfauteuil.Aumomentducoucher,deuxveilleusess’allumaientpresquesimultanémentdansdeuxpiècesséparéesparlesalon.SimoneetJean-Paulontdéjàvulemarchanddesable,soupiraitBetty,enconstatantl’extinctiondes feux audeuxième étage.Elle les avait surnommésSimonedeBeauvoir etJean-PaulSartre,enréférenceàleursinterminablesheuresdelecture,maisaussiparcequelaboulangèreluiavaitlivréuneétonnanteinformationàleurpropos:le couple n’avait pas et n’avait jamais souhaité avoir d’enfant. DepuisAuschwitz,l’humanitéleursemblaittropabsurde,tropmenaçantepourqu’ilssesentent le courage et le droit d’y risquer la vie d’un autre qu’eux-mêmes.Commelecouplemythique,ilss’étaientconvaincusqueleurcouplesesuffisaitàlui-mêmeetqu’ilsn’avaientnulbesoindeleprolongerenunetiercepersonne.Àl’âgeoùlesoptimistesmultiplientlesberceaux,lemonsieurdisait:Lafoienl’homme est le corollaire de la procréation, or le moins complet des livresd’histoiresuffitpourysemer ledoute.Alors, ildoutait.Sonépousene fit rienpour chasser son doute, au contraire, elle le partagea, jusqu’aumoment où lanaturemituntermeà laquestion.Ilsfurentsoulagés.Bettyavaitunetrentained’années, lesovaires intacts, lecœurprêt àaimer, lamaternité s’ouvrait àellecommeunenavigationavantlechoixducap.Surlequaidelaphilosophie,ellevoulaitd’abordtesterplusieursgouvernailsavantdes’embarquer.Pourl’instant,passantd’uneécoleàl’autre,elledevaitlaisserlesdoyens,fidèlesàleurlignedeconduite, gravir tranquillement les dernières marches de leur existence, vers

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l’olympe. Quant à elle, elle avait encore beaucoup à faire pour apprendre ànégocierlesvaguesd’incertitudesettracersonpropresillage.Desonétudedesdifférentesviesquil’entouraient,elleespéraittirerunsolideenseignementafindemieuxorientersespas.Inassouvi,notrebesoindemodèlepourvivre.

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X

Balayantlarueduregard,jouraprèsjour,mémorisantlesvisages,analysantlesstylesetleshabitudesdesesvoisins,Bettyacquitlaconvictionqu’ellen’étaitpaslaseuleàtamiserlaboueduquotidien,àlarecherchedequoisertirsalignedevie.Certainsexigeaientlaperfectiond’uneexistenceforgéecommeunjoyaudecouronne,oùchaquejourseraitunematièreprécieuse,etl’ensembleunepuremerveille, lisse, dépourvue de toute aspérité. Génération nickel chrome !Propretéd’unblocopératoire,onstérilise,toutsestérilise.Mêmequandonn’estpas sain, on n’aime pas les microbes des autres ! Désirs précis, choixchirurgicaux.Onignorecequ’onvaut,maisonsaitcequ’onveut.Donnez-moiunbistourietjevoustranchelemonde,parlà!Oui,parfaitement,là!

Auquatrièmeétagede l’immeubled’en face,unecélibattanteétaitdans laligne demire de Betty. C’était une prof de lettres, une intello-écolo-bio ; lesidées claires, le langage châtié, les principes ancrés et incontournables, sesobjectifs étaient circonscrits. Aux commandes de l’Éducation nationale, elleauraitélaboré,pourtous,unprogrammeàsuivredeseptàsoixante-dix-septans.Dans sa bouche, l’exactitude n’était pas un vainmot.Rectiligne, elle n’aimaitqueladroiture.D’ailleurs,lorsquesesseins,àl’extrémitédelatrentaine,avaientcommencé à piquer du nez, elle les avait redressés demanière radicale. Parcequesonannéescolaireluiavaitlaisséungoûtd’encre,lafindescoursluidonnasoif d’élixir de jouvence. Les vacances, aussi, ont leur utilité : entre Noël etnouvel an, un orgueilleux 95 D avait sublimé son modeste 85 A. Dites àAznavour que si la misère est moins pénible au soleil, les bistouris y sontégalementplussupportables.VivelaTunisieetlachirurgieexpress!Mais,chut! La prof y était seulement pour une thalassothérapie. Au fait, la silicone àmamours,c’estbiooupas?Maisarrêtezdoncdechercher lapetitebête!Lesasticotsdanslabousedevache,c’estdubioça,pourtant,nuln’enmalaxelesoirdanssasalade.Beurkh!Etpuis,peut-êtrequesonesthètedechirurgienn’avaitmisdanssesballonsquedelagélatinedesoja!Entoutcas,letravailfutfaitet

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bien fait. Mademoiselle souhaitait présenter du beau et confortable à l’êtreirréprochablequiauraitl’honneurdefroissersesdrapsdelin,desdrapsqu’elleachetaitchezArtisansduMonde.Lecommerceéquitable,elleycroyaitetsavaittoutdeMaxHavelaar.Cequ’ellenecomprenaitpas,c’était ledéséquilibredesrapportshumains.Soncœur,hermétiqueauxprétendantsprêtsàsedamnerpourelle, battait la chamade pour des hommes inconscients de son trouble etindifférents à sa présence. D’où venait cette impossibilité d’instaurer undiapason?L’amour,l’accorddesâmes,existe-t-ilvraiment?Ettoutcequ’ellealudessusneseraitqu’unpurmensongesavammententretenudepuisdessiècles?Non,ellen’écrivaitpas,maisellesoutenait,mordicus,àsesélèvescommeàsesamis,quelafouguedecertainstextesnepouvaitnaîtredel’imposture.Ilfautuntremblementde terredans la têted’unauteurpourfairesentirunfrissonaulecteur.Maiscequitremble,cequilefaittremblerestencorepluspuissant.Silemot Amour résonne en nous, c’est qu’il frappe bien à la porte de la réalité.Quandfrapperait-ilàsaporte?Elleneseledemandaitpas.Letoutestdegarderl’écoute, se disait la prof de lettres. Le piano de Chopin, dans les oreilles deGeorgeSand, elle en rêvait.Malheureusement, elle avait lepiano,maispas lepianiste.UnenotedeChopin lui fendait le cœur et injectait sesyeuxde sang.Pourtant, sur les photos, on la trouvait plus belle que George Sand ! Si cettefemmeavaiteudesgéniesàsespieds,pourquoin’enaurait-ellepaselleaussi?Jeune,déjà, ellevoulait unartiste.Adolescente, elleparcourait les festivalsdemusique, de préférence rock, underground. En grandissant, après quelquesmièvresamourettes,elleavait réaliséque lesmusicienset leschanteursdecesscènes,biensouvent,n’avaientque leurcharismeàoffrir,quandellesevoyaitdéjà Yoko Ono au bras de John Lennon. Étudiante douée et amoureuse deslivres,elleécumaitlessalonsetlesconférences.Laproximitédesmâlesàplumeluisemblaitpleinedepromesses.Ellelesadmirait,lesécoutait,leurécrivait,lesencensait, sepâmait à l’idéede leursdéclarations enflamméesqui nevenaientjamais. Dès le début de sa carrière de professeur, la fonction lui avait donnél’occasion d’inviter, dans ses classes, certains de ces spécimens jusqu’alorsinaccessibles. Elle se sentit ennoblie à leur contact et accrocha quelquesénergumènes à son tableau de chasse. Pendant une bonne période, elle côtoyaceuxquiconceptualisaientmieuxqu’ilsnepratiquaient,ceuxquicopiaientplusqu’ils ne créaient, ceux qui ne pensaient pas ce qu’ils écrivaient, ceux quin’écrivaient pas ce qu’ils pensaient, ceux qui présentaient sous leur nom deslivres écrits par d’autres, etc.Authentique et honnête gendelettre, savourant lalittérature,sanslaprétentiondelaproduire,elleserenditvitecomptequ’auprèsdesesélèveselleétaitplusméritantequebeaucoupdecessoldatsdelaplume,autoproclamés héritiers deVictorHugo, qui posaient en défenseurs des belles

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lettrespourmieuxlesdéshonorer.Révoltée,laprofdelettresintello-écolo-biosedétourna de ses mauvais gourous et se mit à consigner quelques-unes de sespensées.Lescahierss’empilaientaubasdesabibliothèque.Unjour,l’unedesescollègues lui demanda si elle avait l’intention de publier. Elle réfutaénergiquement cette idée. Mais la collègue, loin de désarmer, lui donnal’estocade.

—Onécritpourêtrepublié,non?Tuvisesquandmêmequelquechose?Jenesaispasmoi,lacélébrité,lareconnaissance!Tuastoujoursétéfourguéeavecdes écrivains, alors, à force... Enfin, ne me dis pas que tu remplis tous cescahierspourrien.Àquoicelatesert-ild’écrire?

—Écrire,machère,cen’estpasuneposturemondaine, les livressincèresn’ontpasungoûtdepetits-fours.Écrire, cen’est pasnonplusde l’alpinisme,maisuneplongéeenapnée,carleseulsommetqueviseunvéritableécrivainestle bout d’un fil enroulé autourde ses tripes.Écrire, cen’est pasnonplusunetraverséedel’EnferdeDante.Exhalant lefeudetoutessesbrûlures, l’écrivains’ensertpourilluminersespagesetsonmodestesillagedanssonépoque.Écrire,c’estunsoufflequitraversetoutunêtre,avantdeserépandrenaturellementdansl’atmosphère ; le livre, alors, n’appartient plus à personne, mais devient unerespiration commune. Lis-moi, c’est reste avec moi, regardons le mondeensemble,partageons sourireset soupirs, àmoinsquecene soit la révolte.Lapublicationn’estpaslebutabsoludel’écriture,maisl’unedesesconséquenceséventuelles. Les éditeurs apportent aux écrivains le deuxième bénéfice del’écriture,lepremier,enfouieneux,lesgardeenvie.Etilsvivent,paretpourlesmusesquin’obéissentàaucuncalendrier.Ons’abandonneà l’écriture,commeons’abandonneenamour,totalementetsanscertitudes.L’écritureestelle-mêmesaproprejustificationets’ilfallaitenciteruneautre,ceseraitnotreimpuissancefaceaumonde.Écrire,c’estapprendreàvivre,entrepeuretquiétude,entrejoieet douleur. Cette écriture-là ne demande aucune permission, elle se contented’être ce qu’elle est : libre, souveraine, elle s’impose. L’écriture ne naît pasd’unevolonté,puisqu’elleest,elle-même,l’emprisequis’exercesurl’écrivain.Onn’écritpasparcequ’onveutécrire.Onécritparcequ’onnepeutvivresans.Écrire,c’estunemétamorphose,puisqu’onécritaveccequelaviefaitdenous.L’écrituremangelepaindechaquejour,quelquesoitsongoût.Écrire,c’esttirerlalangueàlafaucheuse.Écrire,c’estsurvivre.L’écritureréchauffelàoùlefroidrègne en maître, et rafraîchit là où l’ardeur se fait insoutenable. L’écriture sesitueentrelehara-kirietlegaudeamus.

—Ok,ok,d’accord!s’étaitrenduelacollègue.ContinueàfairetaGeorgeSand,maispourl’instant,àdéfautd’unChopin, tudevrais te trouverunrupin.

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Tu te sentiraismieux et ça te changerait de la compagnie de tes carnets.Unefeuille,cen’estjamaisqu’unarbremort.Toiquidéfendslebio...

Cette mauvaise blague, ce n’était pas la première fois qu’elle l’entendait.Seule célibataire parmi ses collègues, elle était devenue lamascotte, sujette àtoutes lesméchancetésque l’onprenaithypocritementpourde l’humour. Issued’unefamillenantie,ellen’avaitpasattendul’héritagepourjouird’uneaisancematérielle. Comme elle était brillante et irréprochable, sa vie privée était sontalon d’Achille. Même ses proches s’y mettaient. Le temps passe, il faut labousculerunpeu,disait-on.Etonlabousculaitbien.Ilyatoujoursunebonneamiepourvousdéfenestrer,quandvousavezpeurduvide,cellequidit:Entantqu’amie, je me sens obligée de te parler franchement... Une, qui croit avoirdécodé tous les secrets de l’existence et trouvedes tares à votre vie, quand lasienne est loin d’être parfaite.Unequi ne se sent jamais obligée de fermer sagueule, pour éviter de vous blesser. Des amies comme ça, la prof de lettresintello-écolo-bio en avait eu, puis s’en était éloignée, parce qu’elle n’était pasmaso.

Mais il lui restait un autre calvaire, les déjeuners familiaux du dimanche.Désolés de sa solitude, ses parents, qui ne savaient pas dire je t’aime, luimanifestaient leur attachement par des donations. En échange, parce qu’ellemenaitunebellecarrièreetnemanquaitderien,ilsattendaientd’ellequ’elleleurprésentâtungendredigned’estime.Despetits-enfants,ilsenavaientdéjà,maisils s’impatientaient de la voir pouponner.Qu’il pleuveoupas, on attendde lanature qu’elle bourgeonne au printemps. Éclosion ! Toute pousse doit fleurir.Éclosion!Onarrosepouravoirdesfleurs.Éclosion!Encorefaut-ilqueletempss’y prête. Pour l’instant, la prof de lettres ne désespérait pas de voir venir lasaisondesamours,c’estsamèrequin’enpouvaitplusd’attendre.Lesmèresnesesententjamaisrécompenséesdeleursefforts,tantqu’onn’apassubilesaffresdelamaternitécommeelles.Laproffeignaitl’indifférencefaceauxinsinuationsmaternelles, mais elles lui torpillaient le moral. Pourtant, même sans tropd’entrain,elleselaissaitunechance.

Illuiarrivaitdesedécouvriruneflammepouruntype,dedépasseravecluile stade du café et des vacances d’évaluation. Mais quand le bienheureuxannonçaitledécollageversunevieàdeux,soudaindesdéfautsquinegâchaientpasl’étreintes’érigeaient,infranchissables:Ahnon!Jeneveuxpas:pasassezd’études, ne porte jamais de cravate, ne se rase jamais de près, ah, cettetignasse,cesbasketspourriesetpuiscettemanièrequ’iladeposersescoudessur la tabledudéjeuner...Ah,non, jenepeuxvraimentpas leprésenteràmesparents,mamèresurtout,elleseraitécœurée.Non,pasça!Restonsamantssituveux,maislemariage,jenesuispasencoreprête.

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Etlemalheureux,quisouhaitaitpouvoiraccompagnersespetitsaufootballavant 2200, se faisait lamalle. Inassouvi, le besoin de couler l’Autre dans unmoule!Ausuivant!

D’autres fois,quandelle fricotaitavecdesmoins jeunes, lesmotifsétaienttoutautres:Ah,non,pascelui-là,ilesttrèsgentil,maiscettetête,etpuisilasipeud’annéesdemoinsquemonpère.Ah,non!Tropprèsdelaretraite,enplusil croule sous une pension compensatoire, ah, non, avec mon salaire, je nepourrai jamaisassurerune tellevie.Lepire,c’estqu’ilvoteà l’opposédemafamille,monpèrenesupporteraitpasdeuxdéjeunersavec lui.Non,carrémentimpossible. Si tun’y vois pasd’inconvénients,monchou, nouspouvons resteramis.

Etlechou,tropmûr,sentantsonaveniraffectifincertain,courraitvitetentersachanceailleurs.Quandonasoif,onnes’attardepasdevantlespuitssecs.Elleappréciaitladélicatessedeshommesmûrsmaisconsidéraitlesstigmatesdeleurpassé comme des taches inacceptables sur le tableau familial dont elle rêvait.Inassouvi,notrebesoind’uncielpur!Ausuivant!

Quelcorsaireraviraitlecœurdelaprof?Sonavènementpeindraitlecielenmauve, pour sûr, mais la Gitane aux tarots n’osait plus rien prédire.Mademoiselleavaitmêmetenuladragéehauteàuncollègue,unhommequilasubmergeait d’amour, mais cette perle rare avait eu le tort d’aimer, aussi, lessteaks. Végétarienne, elle n’allait quandmême pas s’enticher d’un carnassier.Dépité, lecollègue–leseulqui l’appréciaitvraimentdanssonétablissement–déguerpit,mais,enguised’adieu,illuijetaàlafigurecequ’ilpensaitd’elle:

— Franchement, je te trouve bien excessive ! Avec ton militantismefascisant, tu vas bientôt faire confectionner tes chaussures en peau humaine,pourpréserverlesbêtes!Ehben,ceneserapasaveclapeaudemesfesses!Tuas raison, je dois partir,mais en ce quime concerne, ce n’estmême pas unerupture:jemesauve!

Ayantpeuàpeuélaguélesrangsdesessoupirants,laprofdelettresintello-écolo-bio ne voyait plus que son tableau noir. Pour ses élèves, elle avaitdécortiquélesgrandeshistoiresd’amourdetouslessièclesmaisattendaitencorelasienne.Ceslectures,ellenesavaitplussiellesluifaisaientdubienoudumal.Aiguisaient-elles son regard ou lui rendaient-elles le choix impossible ? Cequ’ellenevoulaitpass’avouer,c’estqueplusellelisait,plussonidéedel’amourgrandissaitetplussesattentess’étoffaient.

Seul son voisin du cinquième étage lui jetait des œillades expressives.Chaquefoisqu’ilssecroisaient,illasaluaittrèschaleureusementetnemanquaitjamais de lui faire un compliment dithyrambique. Jeune père divorcé,responsabledansunegrosseboîtede travauxpublics, ilenvisageait toujours le

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gros œuvre avant les subtilités de la construction et, pour la séduction, il nefonctionnaitpasautrement.Àvraidire, il ladraguaitcommeuncamion.Or laprof de lettres intello-écolo-bio entretenait un petit côté vieille France etnourrissaituneadmirationsansbornepourlesromantiques,quijugeaientl’éclatd’une rose suffisante pour dire la violence d’une passion. Sa bibliothèquereprésentait sonmuséede l’Amouroùgisaient ses tableauxd’idyllesparfaites,destableauxquesonvoisindepalierpiétinaitallègrement,entouteinnocence.

Ah, vous êtes ravissante aujourd’hui ! lui assénait-il, les yeux pleins deconvoitise.Elleremerciait,concédaitunsourire,avantdeluimontrersanuque,mais au fond, ellebouillonnait.Cettephrase lahérissait :Vous êtes ravissanteaujourd’hui!Commesielleétaitaffreuselesjoursprécédents.C’estinsenséceque les gens peuvent vous retrousser gaiement la peau, en prétendant vouscaresser.Uneaberration !Ongagneraitenpolitesse,ens’abstenantdecertainscompliments.

Leséducteurducinquièmes’acharnait.Chalumeau, ilcrachait le feudesapassion à tout vent, l’enseignante esquivait. Les grosses flammes laissentsouventpeudebraises.Ellelesavait.Leshiverssolitairessontrudes,maisellenevoulaitquedubonboispourréchauffersonniddouillet,pasdelapaillederiz.D’ailleurs,celafaisaitlongtempsqu’elleavaitremplacélerizparlequinoaqui fleurait bon l’ouverture aumonde.Elle en avait vanté lesmérites àBetty,lorsqu’elles s’étaient rencontrées à l’improviste, devant une place où se tenaitunefoirebio.Aprèslessalutationsd’usage,ellenesavaitplusquoidireàcettevoisinequ’ellenefaisaitquecroiser,detempsentemps.Alors,poursedonnerde la contenance, elle avait extirpé un paquet de la précieuse graine de sonpanierenosieretavaitdémarréunprêche.Bettyl’avaitécoutéeuniquementparpolitesse ; pour le contenu de son assiette, elle ne souhaitait pas qu’onl’enquiquinât.Pendantquelaprofpérorait,lespectacled’unhommequifendaitla foule en leur directiondétourna le regarddeBetty.C’était le jeunepère ducinquième étage qui opérait une percée militaire vers l’objet de ses soupirs.Lorsqu’il les salua, son joli sourire affichait : laisse-moi te croquer, mais ill’entachadequelquesmaladresses,commeàl’accoutumée.Laproffaisaitbonnefigure,répondaitetajoutaitauxbanalités.Inassouvi,lebesoind’étreintesdevantdes bras croisés ! Betty prétexta une course urgente et détala. L’homme étaitarrivé,devancéparunelourdeodeurdefromagetropmûr,Bettyencherchaitunplussupportablepoursesnarines.ElleavaitpromisducomtéàsachèreFélicitéqui attendait savisite l’après-midimême.Cela faisait une semainequ’elles nes’étaientpasvues.

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XI

LorsqueBettyfranchitleseuildelamaisonderetraiteavecsonfromageetsonkugelhof,leseffluvesdecaféluichatouillèrentlesnarines.D’ordinaire,cetarôme lui était agréable, mais là, elle eut un haut-le-cœur à l’idée de devoiravaler une tasse de ce breuvage dans l’enceinte de cesmurs gris.Le café desrésidents était si faiblement dosé qu’il goûtait la fadeur de vivre et semblaitrelevéàlanaphtalinequandlacafetièrerestaitlongtempsbranchée.Tuveuxuncafé?Elleredoutaitcettephrasecar,danslabouchedesavieilleamie,cen’étaitjamais une interrogation. Avec Félicité, il fallait la fermeté d’un juged’applicationdespeinespourdéclineruneinvitation.Ilétaitplusfaciled’avalerun café infect ou un kugelhof desséché que de lui faire entendre non, merci.Souvent,afind’éviterlagêned’uneplaidoirie,Bettydémissionnaitetcelaavaitvaleurd’acceptationauxyeuxdeladoyenne.Soulagement!LapoitrinedeBettyseremplitd’oxygène,dèsqu’ellevitl’aide-soignanteentraindedébarrasserlestasses du goûter. Quand celle-ci lui proposa de lui servir quelque chose, ellehésita.Laverveine,elleattendaitsessoixante-dixprintempspours’ymettre.Lesjus de fruits, elle n’osait pas en demander, ça aurait tenté les édentés, or lenombre colossal de diabétiques dans l’établissement gardait les soignants enalerte.Duvin?Non,merci,lapiquettebonmarchéquinesoûlaitmêmepaslesdéjà endormis ne flatterait que des papilles d’ivrogne or, elle, elle ne buvaitjamaisd’alcool.Tout aupluspourrait-elle en renifler lebouquet,mais comptetenu de la lenteur de l’écoulement du stock, les relents d’une petite cuvéebouchonnéeétaientplusqueprobables.SansêtreadeptedeDionysos,elleavaitsesexigences:duvin,ellen’envoulaithumerquelemeilleur.Dansunmondedetantdepeines,pourquoimaltraitersessens?Lediscoursde laprof intello-écolo-bio, auquel elle se croyait sourde, lui traversa l’esprit : Puisque nouslogeons involontairement lesbactériesetd’autres innommablessaletés, ingérerdes produits de qualité est lamoindre des politesses que nous devons à notre

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organisme.Bettysemorditlajoue;lesmotsaussi,pensa-t-elle,sontdesgermesinvasifs,ilss’incrustentetpullulentdanslatête.

—Alors,vousnem’avezpasrépondu,qu’est-ceque jevoussers? insistal’aide-soignante.

Avec son sourire d’hôtesse, elle tenait à faire preuve d’une générositéd’accueil.Pourlesâmespures,manqueruneoccasiondemanifestersabontéestinsupportable.Betty fit ladistraite, aidauneveilledame, au corps aussi arquéquelehautdesacanne,quiluttaitpoursortirdetable.Ellelasoutint jusqu’auseuildestoilettes,àl’angledelasalledeséjour.Ladécencel’arrêtalà,maisellesavaitqu’elleauraitpuêtreutilederrièrelaporte.Aveclagestuellelaborieuseetsaccadéedecette femme,une jupepaysanneprésentaitde réelsavantagesfaceaupantalon.Enrevenantverslagrandetable,Bettysereprésentalagarde-robede ses quatre-vingts ans, si Dieu osait la faire lanterner jusque-là. Dans sonarmoire,àlaplacedesesjupesdroitessexyetdesestoilesàbipède,ellemettraitd’amples jupes paysannes, aux fronces dignes et respectueuses, ou deconfortables pagnes africains. Avec de tels vêtements, les passages au lieud’aisancene représenteraientpasune corvéepour sesvieux jours ; deplus, lafacilité de l’exécution de la manœuvre lui éviterait les odeurs malvenuesrésultantdesurgences.Pourquoi lescréateursdemodeoublient-ils le troisièmeâge?Est-ceparcequ’ilscréentàlaforcedel’âgeouparcequ’ilsoublientqu’ilsdevront s’habiller quand ils seront vieux ? Tout ce qu’ils font de beau estinadapté aux personnes âgées. Les rares tenues à peu près portables pour nosaînés les condamnent à une apparence de ploucs. Un cruel manqued’imaginationempêcherait-illesstylistesetlescouturiersdecréerdesvêtementsélégantsetcommodespourpréserverladignitédeceuxquiont,certes,perduenforce,maisgardentintacteleurhumanitéetlegoûtdesbelleschoses?Bettysesouvenait d’une discussion avec sa grand-mère. Une fois, alors qu’elle sepréparaitàaller lavoirpourdesvacances,elle luiavaitdemandéautéléphonequelcadeau lui feraitplaisir.Unbeau tissu, jem’en feraiunebellerobe,avaitclamélamamie.Bettys’enétaitbruyammentétonnée:

—Maisenfin,àtonâge?Avectouteslesrobesquetuas?Sanssevexer,lamamieavaitrétorqué:— Oui, je veux encore de beaux habits, des robes neuves que je n’aurai

certainement pas le temps d’user,mais je les veux quandmême. Tu sais,machérie, ceux qui ne voient plus que des loques sur leur propre corps usén’attendentplusquelamortcommenouveauté.Jenesuispasencoredeceux-làet je n’en serai jamais. Tant qu’on respire, chaque jourmérite d’être jolimenthabillé.

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Danssonappartementstrasbourgeois,Bettypassaitcertainsjoursenrobedechambre, quand la difficulté de vivre ne la roulait pas enboule au fondde sacouette,maisellecomprenaitlacoquetteriedesagrand-mère,qu’ellepartageaitquandsonhumeurleluipermettait.Labeauté,l’âpreté,l’ardeur,lalangueur,ladouceurouladouleurd’unejournéeselisaitdanssestenues.Pourelle,choisirdes habits dans l’armoire, c’était répondre à la question comment vas-tu ? Enregardant les pensionnaires de lamaison de retraite assis autour de la grandetableduréfectoire,lescollantsfilant,lesourletsbâillant,lespullsfuyant,elleeutladésagréableimpressionqu’ilsallaienttousmal.Lagarde-robe,sedisait-elle,n’est pas nécessaire à la jeunesse lisse, pimpante et séductrice, comme on atendance à le croire, elle est surtout indispensable quand l’ingratitude de lavieillessedoit se parer pour continuer à faire face à la vie qui, elle, jamais nebaisselesyeux.Bettyajustasaceinture,seréjouitintérieurementdesatenuequienserrait légèrementsa taille.Pour lesyeuxdeFélicité,elle faisait toujoursuneffort vestimentaire. L’habit est une humeur. Elle était heureuse quand ellerendaitvisiteàFélicité.Sespetitstalonsportaientfièrementsesjambesgalbées,qu’ellenecouvraitqu’enhiver.Sondécolletésemblaitprêtàapaisermillesoifsde tendresse.Toutenellechantait lavie.Betty,c’étaituneorchidéedemai, lemauvedoux,lespétalesgénéreux.Sanssonincurablemélancolie,tapieaufondde ses prunelles noires, elle ferait une parfaite aurore au firmament de sonentourage.Tuesàcroquer!s’exclamaitFélicité,àchaquefois.Bettysouriaitetremerciait. En réalité, elle n’aimait pas ce compliment : les hommes le luidisaientparfois,commesiellen’étaitqu’uncomestibledévoluàleurappétit.Ceprimitif d’Adam voudra toujours une pomme ! Alors, quand la vieille dames’appropriait, en toute innocence, cette expression de la toute-puissance virile,ellepensait:Pomme,popo-pomme-pomme!Unepommeverte,voilàcequejesuis, une pomme, toute verte, qu’on voudrait croquer, rien qu’en la regardantluire!Quellearrogancedelanature,aumilieudecettecompotedevie!Toutcequiestlisseetquin’estpasmortfinirafripé.Est-ceDieuouleDiablequiauraitguidémespasjusqu’ici,danscettemaisonderetraite,pourmerendreconscientedemonhumbledevenir, afinquemaprésenceaumondegagnât enhumilité ?Inutile. Mes hanches tiendraient bien un tutu, mais je ne suis pas JoséphineBakeretjenesaispasdanserlafolia,toutauplusEurydiceauxenfers.Jesuisun papillon qu’un plomb existentiel rive au sol, je n’ai pas la légèreté dem’envoler. J’attends qu’on me souffle dans les ailes, avant qu’elles ne seflétrissent sur le plancher des vaches. Flétrissure, triste fléau. Irréversible.Inévitable ! Je n’ai pas peur de vieillir, je redoute seulement le moment oùsoulever une tasse de thé représente un effort surhumain. C’est peut-être à cemoment-là que l’on se sent vieux, quand la tartine hésite à rentrer dans la

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bouche,quand, endépit de l’enviequ’onena,onditnon,merci audeuxièmecafé,parcequesonpoids intimidedesdoigts sécessionnistes.Vieillir, ruminaitBetty,c’estrenoncermalgrésoiàcequelavie,créancièreimplacable,récupèresanscriergare.Etsijeluilivraistout,d’uncoup,sansluilaisserletempsdemedépouiller ? Imaginons quelqu’un qui s’approcherait avec un seau d’eau, encriant:Jevaistemouiller!Etlà,plouf!Tusautesdansl’Atlantique,avantqu’iln’ait eu le temps de s’exécuter. Puisqu’on finit trempé, autant plonger de sonpleingré.Maisoù,quandetcomment?Ellen’avaitpasencorelaréponse.Unevoixlatiradesarêverie.

—Voilàdesmadeleines.Alors,quevoulez-vousboireavec?C’étaitencorel’aide-soignante,l’ordinateursurpattes,lapoupéemécanique,

animée et sensible, depuis que Félicité et Betty l’avaient regardée et écoutéecomme un être de chair et de sang. Son humanité, elle entendait la rendreindubitable.Les aliments de lamaisonde retraite, elle ne les payait pas de sapoche, mais, on le sait bien, les remerciements vont à la main visible. Desmadeleines,Bettyn’envoulaitpas,ellen’avaitpassoifnonplus.Maisl’hôtesserevintàlacharge;ilfallaitquelavisiteuseavalâtl’amourqu’onluiportait.

—Tenez, il resteunepart de tarte auxpommes, c’est certainementmieuxquelesmadeleines.Voulez-vousducafé?Ilenresteencore.

—Non,pasdecafé,plutôtunthé,s’ilvousplaît.Betty avait compris qu’elle devrait ingurgiter quelque chose pour avoir la

paix.Félicité,quipartageaitdéjàsonkugelhof,semoquagentimentd’elle:—Ah, vous aussi, vous avez compris à quel point notre café est infect !

Mais ce n’est pas la faute de celle qui le prépare, ce sontmes camarades quiréclamentcejusdechaussettes,alors,moi,jepréfèreprendreduthé,aumoinsjepeuxlelaisserinfuseràmaguise.

Betty réagitgaiement à lapique,mais au fondd’elle, elle fulminait :d’oùvientcettemaniequ’ontlesgensàtoujoursvouloirvousgavercommeuneoie?L’Hommes’est trop éloignéde son état authentique.Simanger est un instinctnaturel,pourquoiforcerlamainàquelqu’un,toutensachantqu’ilneselaisserajamais mourir de faim ? Pire qu’une impolitesse, l’excès de courtoisie, enmatière de nourriture, est une disgrâce. Au lieu d’apprécier la générositéappuyée de qui force les autres à manger, on devrait mesurer son égoïsmeoffensif, cette vaniteuse bontémuée en bulldozer, qui s’étale en repoussant laliberté d’autrui. Les pires offenses découlent parfois de bonnes intentions.Mange.Oh,merci.Mais,mange.Non,vraiment,merci.Ilfautquetumanges!Etonprendsursoi.Onmange.Dansuntelcontexte,onmangecommeonavalelatourEiffel.Laviesocialeestunegeôleenpleinair.Vivelesrestaurants!Onpeut choisir son menu, manger la quantité qu’on souhaite, sans vexer la

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cuisinière. Betty se répétait intérieurement ce qu’elle vomirait au prochaintortionnaire qui oserait la forcer à ingurgiter plus qu’elle ne pouvait : Merci.Non,merci, ça ira.Merci, merci, ça va. Non, non, je vous assure que ça va,merci.Non,j’enveuxplus,foutez-moilapaix!Monestomacestàmoi!

L’aide-soignanteluimitunegrandetassedethésouslenez,àcôtédelapartdetarteauxpommesqu’ellen’avaitpasentamée.Lesmadeleinesétaientintactesaumilieud’uneassietteébréchée.

—Mangezaumoinslatarte,elleestfaitemaison.—Ah,maislaissez-ladonc,intervintFélicité,cen’estpasunedindeàgaver

pour Noël ! Elle avalera ce qu’elle voudra, regardez-la, ça se voit qu’elle nevientpasd’Éthiopie,toutdemême!

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard complice et éclatèrent derire. Décidément, cette vieille chipie ne changerait jamais, mais cela lesréjouissait.Ladoyenneenétaitconscienteetenjouait.Toutestroissemirentàdiscuter.L’aide-soignante parla de ses quatre enfants qui, longtemps privés devacances, faute de moyens, se préparaient joyeusement à partir en colonie.Félicités’enémut,etencouragealabravemèrequisedamnaitpourlebien-êtredesespetits.Unnuaged’émotionhumecta troispairesd’yeux,puis lesilence,avant d’autres éclats de rire. Le rire est un tuteur, une colonne vertébrale quiredresse les choses. Il ne fallait pas tomber dans l’apitoiement. La doyenne,hilare,redressalabarreenévoquantlavisitesurprised’unepetite-niècedontellen’avaitaucunsouveniretquiétaitvenue luiannoncerson futurmariage.MaisFélicitén’enavaitquefaire.Lucide,ellen’eutpasbesoindeNostradamuspourcomprendrelesmotifsdecettesoudaineardeurfamiliale:onattendaitd’ellelapompeuse contribution d’une vieille tante qui n’avait plus que faire de seséconomies.

—Vouspouvezmecroire,petites,elleestrentréelesmainsvides,lafuturemariée ! martela Félicité. Future morte, je veux bien, mais il ne faut pas meprendrepourunetarte,nonplus!Tuparlesd’unefamille!Jesuissûrequ’ilsontdéjà commandé mon cercueil. Chaque jour que je passe en vie est une haiedressée entre eux et le magot. Bande de charognards ! Rien que pour lesemmerder, jeguérisspontanémentdemesgrippes.Vouspouvezmecroire, j’ail’intentionde tenir encoreunbonbout de temps. Je n’étais pasd’accordpourêtreenferméeici.Maintenant,jepréfèrequemonargentparticipeausalairedecettebravefemme,quiluttepouréleversesenfants,aulieudeservird’héritageàcesvauriensquisesontliguéspourm’éloignerdumonde.Jenepeuxpasobligerlesautresàmerespecter,maisjepeuxmerespectermoi-même.

Sesdeuxangesgardiensacquiescèrent.Félicitéavait toutesa têteet restaitégale à elle-même. Ceux qui, comme sa petite-nièce, espéraient le contraire

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l’apprenaient à leurs dépens. Altière, la vieille dame souffrait de soninternement,maispasd’unecrised’identité.Ellesavaitquielleétait:unejeuneveuve, qui avait dû se battre seule et qui déclinait sans la bienveillance d’uneprogéniture.Ellenesevengeaitpasdesafamille,elleremettaitsimplementlespendules à l’heure. Elle a raison. Oui, elle a raison, commentèrent les deuxjeunesfemmes,ladoyenneenchaîna:

—Voyez-vous,mespetites dames, avant d’être aux autres, il faut d’abordêtreà soi.Nuln’estobligéd’êtregentil, faceaudédain.Celuiquimépriseestdétestable,certes,maisceluiquiaccepteleméprisnemériteguèremieux.Avecmapetite-nièce,riennejustifiaitqu’onmimâtuneattitudeaffectueuselàoùnerégnaitaucun lien. Jenesaiscequ’ellevapenserdemoi,mais,àdirevrai, jem’enmoque.Jouersonjeuauraitétédelatricherieenversmoi-mêmeetauraitcorroborél’imagedegâteusequ’ellesefaisaitsansdoutedelavieilletante.Horsdumensonge,l’intégritén’acuredeladiplomatie.Laleçonneserapasperdue.Ils peuvent m’enfermer, mais m’exploiter, non, pas tant que j’aurai ma tête.D’ailleurs,jevaistoutlégueràuneœuvrecaritative.L’héritage,çasemérite.Jenesuisprisonnièred’aucuncode.Silemondeesttruffédebarreaux,ilnousrestel’immense palais de notre conscience en guise de refuge, à condition d’oserl’honnêteté,avecsoi-mêmecommeaveclesautres.J’ignoresij’airaisonoupasdepenserainsi,maismonexpériencemetientlieudepreuve.Leslienspassifsdelafamillenesuffisentpas, il fautajouterdel’amitiéauxliensdusangpourqu’ilssoientsignificatifs.L’indifférenceetl’irrespectannulenttouslesliens.

En additionnant leurs années, Betty et l’aide-soignante étaient loin detotaliser l’âge de Félicité,mais elles étaient convaincues de la justesse de sespropos.Sonexpérience,c’étaitunpharesurlabuttedelavie.Danslavallée,lesjeunesauditricessuivaientlalueurquidissipaitpasmaldepénombre.

—Enfin,vousaveztoutl’avenirpourvérifier,dit-elleensouriant.Bon,mapetiteBetty,etvotresemaineàvous?

Bettyfitunrapidecompterendu.Commed’habitude,elledivulgualemoinspossiblesavieetpassaàl’essentiel:Félicitédésirait,par-dessustout,qu’onluiracontât les actualités de son quartier et, plus précisément, celles de sonimmeuble.Certainedel’amuser,Bettyluidécrivitlespectacleauquelelleavaitassisté aumarché : cegarsdu cinquièmequi courait toujours après laprofdelettresduquatrième.

—Etçafait longtempsqueçadure!déclaraFélicité,cettehistoirevamalfinir,c’estmoiquivousledis!Cethommeestobstinéetlabonnefemmeadesœillères,ellen’enveutpas!Çavamalfinir,siçacontinueainsi!Inassouvi,cebesoindevictoireentout!

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Lesjeunesfemmess’esclaffèrent,lesvieillespersonnesexagèrentsouventets’inquiètent plus que de raison. Betty changea de sujet. Comme elles avaientsouvent parlé du couple du troisième étage, Betty lui apprit que l’épousesophistiquéeavaitfiniparpartir,sanssesenfants.Nonquelemarifûtcombatifafindegardersesrejetons,maisparcequemadame,flairantledésirdelégèretédesonfuturex-conjoint,avaitdécidédeluilesterlesailes.Avecquatreenfantssur le dos, difficile de s’envoler tel un rouge-gorge. Il avait souhaité être pèreplus que son épouse n’avait désiré êtremère.Maintenant, embarqué dans uneforte relation avec sa jeune associée, l’avocat rêvait de recouvrer une totaleliberté pour se consacrer tout entier à sa nouvelle romance. L’épouse déchue,n’ayant jamais eu un formidable instinct maternel, analysa ses chances deremariageetlesjugeameilleuressansbambinsentrelespattes.Sachantquesonstanding dépendrait des largesses de qui succomberait à son charme, elleprivilégiasonaveniretsabotaparlamêmeoccasionleprogrammeamoureuxdeceluiqu’ellenepouvaitplusretenir.Avantdefairesesvalises,elleavaitabattutoutes ses cartes : lamentations, anorexie organisée, chantage au suicide, rienn’ébranlalemari.Elletental’électrochocparladistance,unequinzainedejourschez des amis parisiens, où elle espérait que son époux esseulé irait la quérir.Mais ilne lui téléphonamêmepas.Lecœur lourd,elle faisaitdeseffortspoursortiravecseshôtesquis’ingéniaientàladistraire.Aumuséed’Orsay,elleversadestorrentsdelarmesdevantlasculpturedeCamilleClaudel,oùfiguraitcelle-ci, à genoux, essayant envainde rattraper lamaind’unRodin l’abandonnant.Touteproportiongardée,elle se reconnaissaitdans ladétressedecette femme.Les humains, d’où puisent-ils la force de s’éloigner des bras tendus, autrefoisaimés ? Faut-il que les nouvelles amours se repaissent de cadavres ? Ladéchirure est immense, vouloir la combler par un raisonnement revient à s’yperdre. Inassouvi, notre besoin de retenir celui qui s’en va. Inassouvies, nosamours interrompues. Inassouvies,nosquestions,quand s’abat le cuisantdeuild’unamour.

DeretourdeParis, ladamedutroisièmeétagerenonçaàl’analyseetlançal’offensive. De ses enfants, elle fit des chiens d’attaque, censés mettre enlambeauxlanouvelleviedeleurpère.Tulesasvoulus,tulesgardes!avait-elleditàsonépoux,enquittantdéfinitivement ledomicileconjugalpourunstudiomoinsgrandquesonsalon.Submergéauboutdequelquesjours,l’hommesaisitle tribunal. Devant le juge d’affaires familiales, il exposa son cas : il voulaitdivorcer, certes, l’ordonnance de non-conciliation, il la confirmerait sans nuldoute, mais son emploi, si prenant, ne lui permettait pas du tout d’assurerconvenablement la garde de ses enfants en dehors du week-end. Madamehoqueta, se moucha, se fit toute petite et donna sa version. Son mari, elle

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l’adorait, il était tout pour elle. Elle se sentait perdue : comment pourrait-elles’occuper de ses enfants quand elle-même survivait grâce aux anxiolytiques ?Puis, soudain réaliste, elle fit ses calculs, évoqua sa déchéance sociale etmatérielle.Sansprofession,elleplaidauneabsence totalede ressources,obtintune pension pour elle-même ; concernant ses petits bouts de chou, elle argüal’exiguïtédesonnouveaulogisets’entrouvadéchargée.Avocat,affichantuneexcellente réussite, lemari trouva la décision injuste et se l’expliqua de deuxmanières : ou il était victimede la solidarité féminine, ou sa collègue, jalousedepuislongtemps,profitaitdel’occasionpourluifaireravalerl’arrogancedesaprospérité. Pour une fois, il quitta le tribunal avec humilité. L’épouse, elle,applauditlebonsensdelajuge.Ilfautdelargesépaulespourporterunecharge,cen’estpas seulementvalablepour lesdockers.La logiqueétait imparable, lavengeance rondementmenée.Rencontre !Quand l’amourgardesapoésie,unemainsurledos,c’estunecaresse,unecascadedefrissons,jusqu’àlachutedesreins,etmêmeplus,parcequelachairaccueillelachairendouceur,ellesefaitfragile.Séparation!Quandl’amourperdsapoésie,unemaindansledos,c’estunelame,unedagueavidedesangqu’onextirpedufonddesesreins,etmêmeplus,parcequelachair,névralgique,s’arrachedelachairautrefoisgreffée.Lavengeance est une forme de suicide. Se venger, c’est avouer sa plaie, souffrirencore de ce qu’on voudrait oublier. Inassouvi, notre besoin d’une mémoirevierge.

— Je t’ai eu ! hurla la divorcée à son ex-mari, la première fois qu’il luidéposalesenfants.J’auraispupartiravecmesgosses,dansl’immensevillademes parents, j’aurais pu prendre un appartement, mais je n’en ferai rien ! Tevoilàcoincé, levolageenfermé !Tunepourraspaspasser ton tempsdehorsàt’encanailleravectapoufiasse!Vousallezdevoirvouscontenterdubureau!Çadoitêtrebiendefaireçasurunetable,hein,aumilieudesdossiers?Çat’excite,toi,lesdossiers!Alors,vousallezpouvoirvouséclateraubureau,n’est-cepas?

—C’estgentildet’inquiéterpournous,lanarguacelui-ci,maisrassure-toi,nous n’aurons plus besoin de rendez-vous extérieurs ni de baisers furtifs aubureau,jevaisl’épouser.

Madamepâlitetfitprofilbas;enportantl’attaque,ellenes’attendaitpasàseretrouverautapis.Monsieursavourasavictoire,persuadéquesonprojetallaitbientôtseréaliseretclouerdéfinitivementlebecàsonex-épouse.Maislaréalitéfuttoutautre.

Sajeuneassociéeetmaîtresseacceptasacoûteusebaguedefiançailles,puismanifesta de sérieuses réticences et ne se montra plus à son domicile qu’unweek-endsurdeux,quandlesenfantsétaientchezleurmère.

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—Qui oserait le lui reprocher ? interrogea Félicité, avant de donner elle-mêmelaréponse.Quandcellesquiontportélesenfantsentreleursflancsnesegênentpaspourlesfuir,dites-moiaunomdequoiunejeunefillequiignoretoutdelamaternitéirait-ellegâchersesnuitsàcajolerlamarmailled’autrui?

— Exactement, intervint l’aide-soignante, je suis d’accord avec vous,madame.Pourquoi les autres s’occuperaient-ils de nos enfants, si nous-mêmesnouslesabandonnons?C’estcequejemetueàrépéteràmavoisine.Jevousaidéjà dit que, depuis son chômage,monmari boit. Alors, parfois, lorsqu’il estivre,ilmebat.Pourtant,c’estungarsbien,dèsqu’ilal’espritclair,ilseconfondenexcuses.Machèrevoisine,uneféministemilitante,necessedemeconseillerdelequitter,maisjerefuse:quandonadesenfants,onnepartpassuruncoupdetête.

—Ahnon!rétorquaFélicité.Saufquandlecoupdetêtepeutvouséviterlecimetière ! Alors, là, ma petite dame, c’est vous qui êtes dans l’erreur ; vosenfantsontbesoindevousvivante.Silabrutequileursertdepèrenepeutouneveutpaslecomprendre,c’estàvousdesauvervotrepeau,pourvousd’abord,etpourvospauvresenfantsquecetteviolencerisquedetraumatiser.

Rabrouée, l’aide-soignante, qui croyait se faire une alliée en Félicité,sollicitaBettyduregard.

—Ehoui,ditcelle-ci,abondantdanslesensdeFélicité.Vousn’êtespasuneactricecélèbre, lesecchymosessurvotrevisagenedérangentquevotremiroir.Le jour où votre boxeur vous disloquera la boîte crânienne et la vie avec,personneneparleradevousau journal télévisé.À laveilléeardente,seulsvosenfantsaurontlesyeuxquibrûlent.Devotretragédie,certainsretiendrontpeut-être ledévouementmaternel,maisvousne serezplus làpourenêtre félicitée.Les chrysanthèmes, ce ne sont pas les meilleures fleurs de couronnement. Etpuis,pourlesenfants,unemèredivorcéemaisvivante,c’estcertainementmieuxqu’unereinesacrificielle,mortepoursonfoyer.

—Absolument !ponctuaFélicité.Sauvezvotrepeau,etvite !Maisenfin,vousferezcommevousvoudrez,mabonnedame.

L’aide-soignanten’étaitpassûredesavoircequ’ellevoulait,ellerouladesyeux de gazelle affolée, s’inventa une tâche à accomplir et s’éloigna. FélicitérelançaBetty.

— Allons, ma petite, en dehors de ce divorce, emblématique de votreépoque,quemeracontez-vousd’autre?Mesvieuxamisdudeuxièmeétage,jesaisbienqu’ilsnesontpasgensàfrasques,commentvont-ils?Toujoursaussiinséparables ? Ils n’ont pas répondu àmes dernières lettres, ce n’est pas dansleurshabitudes.Lesavez-vousvuscesjours-ci?Dites-moi.

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Betty demeura pensive. En s’éternisant sur le récit de ce divorce, sommetoutebanal,elleescamotaitunenouvellebienplusgrave.Ladoyenneinsista.

—Allons,vousavezl’airabsente,quesepasse-t-il?Acculée, Betty rassembla ses forces ; le moment était venu de révéler à

Félicitécequ’elleluicachaitdepuisbientôtdeuxmois.—Jesuisdésolée,maisjenesaispascomment...—Oh,mais pendant combien de temps devrai-je vous supplier ? Allons.

Dites-moi.LavieilledameavaitremarquélesyeuxembuésdeBetty,maisellerefoulait

l’inquiétudequilagagnait,afindefaciliterlatâcheàsoninterlocutrice.Féliciténemangeaitpasqu’unesoupeaupotironetdestartesauxfruits.Elleavaitavaléassezdejoursaigres,difficilesàmâcher,poursefamiliariseravecl’amertumedela vie. Elle se sentait capable de digérer ce que sa visiteuse s’apprêtait à luiservir.Mais lavien’avertitpasdesescoupsbas.Certainesnouvellesondulentversvoustelsdesserpentsàsonnettes,letempsderéagir,vousêtesdéjààterre.Lajeunefemmelivrasonterriblesecret.

Aumilieudel’étéalsacien,àlafind’unejournéepasséeàsuffoquerdanslamoiteur, les ténèbres s’abattirent, épaisses, sur lamaisonde retraite.Cen’étaitpas lanuitqui tombait,mais toutunmondequi,soudain,disparaissaitderrièreunrideau.Tasséedanssonfauteuil,Félicitéreprenaitdifficilementsonsouffle.Lorsquel’aide-soignante,alertéeparlecrideBetty,accourut,unverred’eauàlamain,cen’étaitpaspoursauverFélicitédelacanicule,maispourlaconsoler:ses vieux amis, les tourtereaux du deuxième étage de son immeuble, étaientmortstouslesdeux.C’étaitd’abordlemariquiavaitsuccombéàunetraîtrisedela nature. Un soir, bien avant minuit, Betty avait été attirée à son posted’observationpar lasirèneduSAMU.Del’autrecôtédel’avenue, lesfenêtresde l’appartementduvieuxcouplen’étaientpasencore fermées.Elleaperçut larondedesblousesblanches,desangespeut-être?Lecristridentquifenditlesolsous ses pieds lui signifia qu’un agneau de Dieu venait de monter au ciel.Choquée, la veuve éplorée s’était agrippée au fer forgé de son balcon et avaitpousséunhurlementdontnulnelacroyaitcapable.Sonhommeétaitmortd’unecrisecardiaque,dit la rumeurdu lendemain.Laveuvenedémentitpas,elleneconfirmariennonplus.Devenuemutique,ellecessadesenourriret,quelquessemainesplustard,cefutàsontourdequittersonappartement,surunecivière.Elleétaitmieuxauprèsdeceluiquiavaitététoutpourelle,sonmari,sonjumeauexistentiel. Félicité le savait, mais cela n’atténuait point son chagrin. Bettypréféra omettre une autre nouvelle, pour préserver le cœur déjàmeurtri de lavieilledame.L’inavouablesetrouvaitsurlesvoletsclosdesdéfunts,ainsiqu’aupremierétage,aubalcondeFélicité:despancartesindiquaientAppartementsà

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vendre.Lenomet lenumérodetéléphonedel’agenceimmobilièreàcontacters’affichaient, conquérants. Les neveux de Félicité avaient interrompu lesvirements automatiques de son loyer et dispersé ses affaires dans leursdifférentes caves.Lamaisonde retraite coûtait quelque chose, il ne fallait pascontinueràdilapiderlefuturhéritage.Etça,onn’avaitpasbesoind’eninformerla vieille tante, puisqu’elle ne reviendrait jamais dans son appartement, ilsuffisait simplementd’agirenconséquence.MêmesiFélicitécommençaità sedouterqu’ellenereverraitpluslelieudetoussessouvenirs,Bettynesesentaitpaslecouraged’effacersesderniersespoirs.

Lesvisitessuivantesmanquèrentdegaieté.AuxparolesdeBettycommeàcelles de l’aide-soignante, Félicité, qui ne quittait plus sa chambre, répondaitgentiment,maissansentrain.Danssatête,unchemins’ouvraitversunailleursqu’ellenevoulaitplusignorer.Lesdiscretsvoisinsdudeuxième,quiavaienttiréleurrévérencederrièresondos,étaient lesseulsprochesamisqui lui restaient.Ledeuilnepassaitpas.Àuncertainâge,oncicatrisemal,lavolontédeguérirdisparaîtavecl’appétit.Avant,Félicitériaitdesonrespectablenombred’annéesetsecomptaitironiquementparmilesimmortels,maislà,elleavaitbrutalementvieilli.Commeà chaque coupdur, ellepensait à sonAntoine ; il l’aurait sansdoute soutenue, consolée et rassurée. Maintenant, plus que jamais, il luimanquait.

Ilestdesjoursoù,délibérément,onsoulèvelesstratesdutemps,ondégagelescouchesduvécu,afind’enhumerlesparfumsoubliés;ilenestd’autresoùlavie, terre battue, se craquelle,mouillée par les larmes du présent, et laisse lesodeurs d’antan vous envahir. L’éclair traverse la mémoire ! Les ombres sedécoupent,s’animent,cesontdesspectresquidansent.Attention,c’estauralenti: unemain robuste enlaceune taille fine, unepeau laiteuse frémit, une tête sejetteenarrière,une lissefrimoussesouritauciel,s’aveuglede la lumièred’unregard, des paupières, soudain paresseuses, se laissent vaincre, s’abattent –occlusion, le sang bout en circuit fermé –, une bouche gourmande s’offre ets’humected’unevoléedebaisers,entrecoupéedemotsdoux:lesoufflecourt,lajeune femme sehisse sur lapointedespieds.S’étirerdequelques centimètrespours’agripperaucoupdel’aimé,c’estunvoyageexpressversleseptièmeciel.Hum! Ivresse,vertige,elle s’accrocheaucoude sonchevalier, il s’agitdenerien perdre de l’étreinte, de ne pas tomber, percluse d’amour. Je t’aime, luimurmure-t-elle.Tuesbelle,répond-il.Moi,jet’aime,répète-t-elle,endesserrantlégèrementsonétreinte.Moiaussi, jet’aime.Etdevantsonregardsoucieux, ilajoute : Je t’aime, je serai toujours là, avec toi. Tum’entends, toujours. Ellesourit, rassurée, et se pendit à ses lèvres.Cette scène, c’est celle qui occupaitl’horizon de Félicité, quand tout le monde croyait que, prostrée dans son

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fauteuil, elle n’observait que lemur.Son film était beau, sensuel,mais le bonDieunetournepasàHollywoodetpourlui,lehappyendn’estpasobligatoire.Félicité se revoyait avec son Antoine, comme promis, il avait toujours été làpourelle,pourlachériretlaprotéger.Puislaguerres’étaitinvitéedansleurvie.Tel un aphrodisiaque, elle décupla l’intensité de leur relation, avant d’envoyerAntoineaufrontetdeleramener,inerte,dansunecaisse,cercueildeleurjeunebonheur.Del’autrecôté,Félicités’enétaitpersuadée:paradisoupas,quelqu’unl’attendait, pour l’aimer et radoucir toutes les brûlures de son existence. Si lecorps, infidèle à son apparence, nous sacrifie à la vieillesse, l’âme, elle, esttoujours vive et ne cesse d’affirmer ses aspirations dans leur permanentejeunesse. En dehors de la réserve et de la retenue, qu’une oppressive moraledicteà l’âgemûr, riennevariedans lesentimentet lasensualité,dans ledésird’aimeretd’êtreaimé.Etsiceluiquej’aimais,quim’aimait,m’attendaitlà-bas,aveclafouguedenosvingtans?Ilnefautpaslefairelanguirdavantage.Cettegripped’hiver,àl’hiverdemavie,nemelasoignezpas,elleouvreuncheminoùmonpetitpoucetd’amoura semédes rosespourmoi.Cetteannée-là,alorsquelespensionnairesse laissaientstoïquementpiquer,Félicitérefusa levaccincontre la grippe. Les encouragements, les conseils, les réprimandes de Bettycomme de l’aide-soignante ne servirent à rien. Désormais, à l’intérieur de lamaisonderetraite,lavieilledameavaitdresséd’autresmursinaccessiblesautourd’elle.Sielleabandonnaitsoncorpsauxsoinsdel’aide-soignante,laprofondeurde son regard gardait son psychisme hors de portée.Les beaux jours, la lignebleue desVosges se dessinait, dentelée, fuyante. La capricieuse ondulation decetteligne,c’étaitl’électrocardiogrammedetoutcequivit,vibre,detoutcequibrilleets’éteint.Cepauvrecœuraétésivaillant,ilbattait,ilbatencore;unjour,repos, il ne battra plus. En attendant, il obéit à lui-même. Félicité nedémissionnaitpasdelavie,elles’enétaitlassée.Lalassitudeestunepetitesœurdu courage. Pour qui et pourquoi vit-on, quand tous ceux qu’on a aimés sontmorts?Certainsaînésmarchentvers leur tombecommeoncourtvers lesbrasd’unamoureux.Inassouvi,notrebesoindegarnirl’horizondesfestinspassés.

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XII

Bettyn’étaitpasdupe,maisellen’admettaitpasledéclinbrutaldesavieilleamie.Lalucidité,sedisait-elle,estundiableenvoyépournouscreverlesyeux.Devant de cruelles réalités, on s’aveugle parfois, comme on protège ses yeuxd’unventdesable.Conscientdelagravitéd’unesituation,onvoudrait toutdemême croire à sa future amélioration, pour éviter d’envisager le pire. Devantl’irréversible trajectoire des choses, la volonté s’accroche à l’espoir, commel’enfantauxjupesdesamère.

Bettycontinuaitàrendrevisiteàsonamie,aussiassidûmentqu’auparavant.Unjour,elleiraitforcémentmieux,penserlecontraire,ceseraitdéjàrenonceràelle. Mais comme Félicité allait de moins en moins bien et communiquait àpeine,Betty rentrait souvent assomméede tristesse.Si elle se faisait optimistepour tenir des propos vivifiants à la doyenne, elle n’arrivait plus à chasser lelugubrepressentimentqui lui serrait le cœur,une fois chezelle.Ellene savaitplus comment se détendre. L’observation de l’immeuble d’en face restait unedistractionàpeude frais.Celacommençait àmanquerd’intérêt,quandun faitdivers secoua l’ensemble du quartier. Lorsque Betty le raconta à Félicité, lavieilledamerompitmomentanémentsamutitéetmurmura:

—Jelesavais!Cen’estunsecretpourpersonne:lediableaimeàsemêlerd’amour.Commelaroute,lecœurasoncode.Maislesgensseméfientsipeu,quandquelqu’unleurparled’amour.

Fataliste,FélicitéécoutalasuitedurécitdeBetty,dansunsilencededéfaite.Lejeunepèredivorcéducinquièmeétagen’avaitpasrenoncéàsapassion

pour la célibattante intello-écolo-bio du quatrième, trouvant toutes sortes deprétextespourluiadresserlaparole.Lorsd’unerencontrenullementfortuite,ilavaitoséluidemander:Voudriez-vousdesenfants?Etl’imprudente–d’abordchoquée,commesionluiavaitdemandélacouleurdesaculotte–avaitréponduavec indignation :Mais, bien sûr que oui.Quelle question ! Le soupirant crutdavantage à sa bonne étoile. Dans sa vie, la famille avait une importance

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capitale.Àsondivorce,ilavaittoutfaitpourobtenirlagardedesesenfants,unefilleetungarçon.Cettesituationdepapapoulelerendaitsympathique,jusqu’àcequedes rumeurs immondes viennent ternir son image.Son ex-femmeavaitportéplaintecontrelui,l’accusantdepédophilie.Illuttait,sedébattaitpourlaveràtoutprixsonhonneurfaceauxregardsréprobateurs.Lesbruitscouraient,plusvitequesesréfutations.Lesraresamisqu’illuirestaitsoutenaientquelavipère,qui fut son épouse, le salissait sciemment dans l’unique but de récupérer lespetits,derecouvrersonrôledemère,qu’elleavaitpourtantsimaltenunaguère.Désireuxdedéfendre sa réputation et ne sachant plus où trouver des alliés, lepapaallavoircellequ’ilconvoitait,pourclamersoninnocence.Mais,aulieudusoutienattendriqu’ilescomptait,unevoixfroideet tranchantelui transperçalecœur,autermedesonexposé.

—Jen’en sais rien,moi.Mais il y adeschosesqu’unenfantnepeutpasinventer.Commeondit,iln’yapasdefuméesansfeu.

—Mesenfantsregardentlatélé!avaithurlél’homme,déçu.Ilsyontpeut-êtrevuceschosesqu’onprétendqu’ilsdécrivent!Ilss’approprientpeut-êtredessuggestionsdeleurmère;allezsavoirquelchantageelleapuleurfaire!

—Oui,c’estça!Etc’estaussilatéléquileurdonnelebain,àvospetits?Etc’est leurmèrequi lescaresse lanuit,quand ilsdormentchezvous?Écoutez,partez,toutcelanemeregardepas.J’ignorecequevousavezfaitoupas.Mais,s’ilvousplaît,nevenezplusmetracasseravectoutça.Jesuispourlaprotectiondel’enfance,moi.

Rentré chez lui, l’homme s’effondra. Il n’avait plus un dossier et desconvocationsautribunal,maisunefangepestilentiellequiserépandaitsurtoutesavie.Cetteaccusationn’allaitpasseulementluienleversesenfantschéris,elleluiôtaitégalementsonhonneuret,peut-être,toutepossibilitédeseremettreenménage. Désormais, tout le monde le trouvait hideux et infréquentable. Queperd-on, quandplus personnenevous jugedigned’estime ? Il n’espérait plusrien de sa vie, seule sa carcasse lui appartenait, il décida de la soustraire auxregards qui lui brûlaient la peau. Une heure après l’entrevue avec la prof delettres,ilsedéfenestra,ducinquièmeétage.Lespassantsaccoururent.Bizarres,lesrelationshumaines:quandoncrieausecours,personnenevient,maisquandil est trop tard tout lemonde rapplique. Inassouvi, le besoin d’être entendu àtemps!Parterre,uncorpsd’athlète,dansunemaredesang.Parterre,unregardfixait l’absurditéde l’existence.Par terre,Draculanoyédans son forfaitouunpauvreinnocentcrucifiéparunemoralequidéfendlemeilleurens’autorisantlepire?Nulnelesavaitetc’étaittroptardpourlesquestions.Uneâmecharitableappelalespompiers,uneautreleSAMU.Larapiditédel’interventionneservitàrien. Avant d’arriver aux urgences, l’homme succomba à son traumatisme

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crânien.Quelquesjoursaprès,lavéritégisaitavecluidansuncercueil,aufondd’unetombefleurieparcellequiavaitdéjàrécupérésesenfants.Lamortannule-t-elle la haine ou est-ce le poids des regrets qu’elle suscite qui pousse lessurvivantsàretrouverlavéritédeschoses?Démissionducorps,sursautducœur!Pendantquetiéditlecorps,onoublielesrancœurs.Lequartiernes’interrogeapaslongtemps,lemalheureuxavaitlaisséunelettreadresséenonpasàsonex-compagne, sa principale accusatrice, mais à sa chère voisine, la militanteenvaséeduquatrièmeétage.Onylisaitceci:

Vousaviez ledroitdemerefuservotreamour,maisvousn’aviezpasàmecondamner pour les mensonges de mon ex-épouse. Le militantisme aveuglecommet plus de crimes qu’il n’en dénonce. Adieu, Madame la juge, je vouslaisseàvotreconscience,portez-labien.Adieu!

Endehorsdelapolice,leslecteursdelamissivefurentpeunombreux,maisl’accusationposthumesepropagea,telleunetraînéedepoudre.Lajugeotefine,laprofpartitenvoyage,histoiredesefaireoublierunpeu.

Comptetenudesesidées,ellechoisitd’allerdépensersessousdansunpaysduTiers-Monde, çaaiderait cespauvresgens,dit-elle.Commesi l’on soignaitl’onchocercose avec de l’aspirine ! Alléluia, le tourisme intelligent, quellehypocrisie bourgeoise ! Betty avait son opinion sur ces belles théories defarniente:letouristeàQIprétendumentélevé,luiaussi,regardelesautochtonescomme des insectes, surtout derrière ces appareils photo d’ethnologue raté,réduit à l’état de voyeur. Leurs yeux, jusqu’au fond des chiottes. Comme sil’Afrique, elle, neméritait pas aussi le respect de lavieprivée.Est-ceque lesAfricains viennent filmer les chambres à coucher desmères occidentales ? Ilsont déjà tant de mal à obtenir un bout de visa ! La paix entre les peuplescommencepar le respectmutuel.Ah,cesgens-làsontsisimplesetsigentils !Aupointquel’ons’affranchissedetouterègledebienséanceàleurégard?Letourisme, sous les latitudes du Tiers-Monde, est trop souvent doublé d’unoutrageauxpopulations.Unpeuderespect!

Betty en était sûre, certains bronzeurs se délestent allègrement de touteéducationpoursecomportercommedesgougnafiers,dèsquel’airdestropiqueseffleureleursnarines.Évidemment,commetoutlemonde,laprofintello-écolo-bionesecomptaitpasparmiceux-là.

Uneescapadeàpeudefrais,voilàcequevoulaitlaprof,uneescalehorsdetout, sur une terre lointaine, où la simplicité de la vie et le dénuement deshabitants vous rappellent vos privilèges. Sans recueillir ses confidences,Bettypouvait s’imaginer son séjour. Là-bas, la prof s’était sentie bien, nul nel’accusait,chacuns’occupaitdesamisèreetsespourboiresnepouvaientrienychanger.Envertudesacrinièredoréeetparrespectpoursacartebancaire,onla

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bichonnaitpourmoinscherqu’àlaCôted’Azur.Danssonhôtel,lesemployés,qui n’étaient jamais sûrs de pouvoir nourrir leur marmaille le lendemain,s’empressaientd’exaucer lemoindrede sesdésirs.Durant tout son séjour, ellen’entendaitquedesouimadame.Là-bas,c’estàceprixqu’ongardesonposte.Etchacunveutgarderlesien,carceuxquin’enontpasmeurentàpetitfeu.Dansleshôtelsafricains,onvoitsouventdesNoirsostensiblementnégligésoutraitésdemanièreexpéditive ;ences lieux,unclientnoirheureuxest soitunegloirelocale, soit un qui sait gueuler pour revendiquer haut et fort ses droits. Enrevanche, tout le personnel s’aplatit, sans vergogne, sous les bottes made inEurope.Mêmelespatronss’excusentàgenouxdèsqu’unclientblanchausseunsourcil. Quand le roi se prosterne, les sujets perdent leur fierté. À défaut dedirigeants capables de rendre sa dignité au peuple, on fidélise, à tout prix, laclientèle estampillée Euro-Schengen ! L’esclavage n’a pas disparu, il aseulementchangédenature ;devenuéconomique, ilavilitet tueensilence.Etonosedirequel’Afriqueestlibre!Enfin,sionveut,elleestlibre.

Libre de rester soumise au FMI, de voir ses enfants crever de faim et demanque de médicaments. Libre de laisser pratiquer, sur son peuple, lesexpérimentations meurtrières de l’industrie pharmaceutique occidentale. Libredelaissersesmatièrespremièressiphonnéesparl’Occidentetdenepasréclamerle juste prix de ses propres richesses. Libre de rester chevillée au passé, àtoujours chercherun inutile coupable, au lieude s’affranchir des tutelles et deprendresondestinenmain.Libred’adulersestyransrepus,aulieudebrandirlasouverainetédupeuple.Libredelaisseruneminoritéprofiter,seule,dubiendetous, de laisser des voleurs déguisés en présidents la piller avant d’allers’installerdansleurshôtelsparticuliers,enEurope,aumilieudebeauxquartiers,qu’ilsauraientpuconstruirechezeux,s’ilsneméprisaientpasleurpeuple.Librede continuer son tribalisme électoral, de subir des républiques génétiques auxfauteuils héréditaires, commeau tempsdes royaumes, au lieudeprivilégier lacompétencepourlagouverner.Libredenepasmettreenplaceunvraietfrancpanafricanisme, de tenir de belles palabres, au lieu de se tenir la main pourredresserensemblelecontinent.Librederemercierceuxquinousaffamentetseprennentpournossauveurs,quandilsnefontquerendredesmiettesdecequ’ilsnousvolent enpermanence.Librede louer lamesquine charité desuns et desautres, au lieude la trouver humiliante.Aide !Au lieude soulager, cette aideécrase ; la condescendance de ce mot nous fera toujours perdre la face etamoindrirnosvelléitésderespectabilité.Raslebol!UnplanMarshallourien!Lavéritableaideestcellequirendautonomepourdebon,pasunsadiquegoutte-à-goutte.LeNorddoitaiderleSudàneplusavoirbesoindelui.Ledialogue,leséchanges, oui !La dictée, le paternalisme,mille fois non, nous avons dépassé

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l’âge. Banania est mort et ses enfants n’ont pas hérité de son rire naïf ! Lesdamnésde la terre, damnés ils étaient, écrasés ils vivent ; pourtant, le sursautd’orgueilest inévitables’ilsveulentsurvivre.Le respectnesedemandepas, ils’impose!Mêmeviolée,uneprincessesesouvientdesonrang!Respectée, ladignité est une noix de coco : ronde, elle se tient, docile, entre les mains.Enterrée,piétinée,lanoixdecocoattendsonheurepourfendrelesol.Ladignitéd’un peuple, c’est quand chacun de ses enfants redresse la tête et prend sesresponsabilités!Inassouvies,lesespérancesdenosgrands-pères!Inassouvis,lesrêves de nos pères. Inassouvie, notre génération ! Inassouvi, notre besoin dejustice!

L’Afriqueet sesmaux, laprofde lettres intello-écolo-bionevoulaitpas lavoir.Elleétaitenvacances,dansunhôteldeluxe.C’étaitagréableetreposant,dirait-elle : la civilisation, moins tous ses excès et vices. Une simplicitéconfortable, pour ceux qui savent qu’après leur bain d’exotisme ils s’enretourneront,bientôt,àleurabondance.Àlafindesonséjour,elleavaitapprisunmotquinequittaitplusseslèvres:relativiser.Sansêtreindifférenteaubruitde ses casseroles, elle s’ingéniait à réduire chaque vacarme à sa raisonnableproportion. Elle trouvait injuste qu’on la considérât seule responsable de cetragiquesuicideaucinquièmeétagedeson immeuble.Finalement, ellen’avaitverséqueladernièregoutted’eauquiavaitfaitdéborderlevase.Etpuiselleenavaiteuassezd’avoircegrosbalourdtoujoursaprèselle,maisdelààsouhaitersamort,ilyavaitquandmêmeunemarge.Ellen’allaitpasselaisserpourrirlavie.

Àsonretourdevoyage,ellefuyaitméthodiquementlequartier,préférantseperdre dans d’interminables promenades. Mais sa démarche avait gagné enhumilité.CommeelleserendaitaumêmeparcqueBetty,ellesavaientfiniparlierconnaissance.Bettyétaitintriguéeparlecomportementdelaprofquierraitseule. En promenade, le livre qu’elle tenait n’était destiné qu’à lui éviterd’inintéressantes discussions. Pendant les premières rencontres, Betty secontentadebanalessalutations.L’habitudetissa,petitàpetit,undialogueentrelesdeuxfemmes.Illeurarrivaitmêmedetenirdesconversationsdelendemaindebal,notammentausujetdeshommes.Maisc’étaitleplussouventlaprofquidiscourait.Pendantsesmomentsdegaieté,ellenemanquaitpasd’humour.Unjour,elles’étaitmêmemontréeparticulièrementinspirée.Alorsqu’unjoggernecessaitdepasserdevantleurbanc,ellepouffaderire,serapprochadeBettyetselançadansunelonguedissertation.

Au parc, dit-elle, il s’en trouve toujours qui courent après une belle bêteimaginaire.Un coupd’œil et hop !Cerfs bramant, ils vousprennent pourunebiche et improvisent une parade. Ceux-là, soutenait-elle, elle les démasquait

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facilement:vêtementsstratégiques,tenuedesportderniercrietmêmepassale,ils sont rasés de près et empestent un parfum tout flair, dosé pour couvrir delonguesdistances.Aumoindresourire,ilsvouscollentautrain!Alors,fillebienélevée, vous expérimentez un conseil de votre grand-mère :Une fille éduquéedoitêtredouceetpatiente!Vousvousdites:Jefaisduyoga,jesuiszen.Etlegusabusedevotrebonnepâte.Biensûr,vousn’avezpasluledernierlivrequil’a ému, qui parle d’un serial killer collectionneur de petites culottes, vousn’avezpasvunonplus ladernièreexpominablequ’ilvousditavoirbeaucoupaimée, tout cela dénote sa désastreuse culture générale. Évidemment, vousn’avezaucuneenvied’alleraveclui,aucinéma,voirlaénièmebrutalitécopiéesurTerminator.Et,faisantconfianceàvotrebellemouededédain,vouspensezen avoir fini avec lui.Mais à force de répondre ah oui ! à sa logorrhée, vosmâchoiressontenperted’élasticité.Vosnerfsvontbientôt lâcher. Il lesait,enprofitepourenfoncerlagriffe,telunfauveéreintantsaproieavantdeladévorer.L’airde rien, ilvoussoumetà laméthodeCoué, saquestionestune réponse :Vousprendrezbienunpetitcafé?Etlà,vousenvoyezBouddhaserhabiller.Pluszendutout!Mêmesivousfaitesduyoga,ilyadeslimites.LeTibet,laChine,leJapon,troploin.LesTibétains,vouslesplaignez,deplus,RichardGerevousfascine, depuis que vous l’avez vu prendre PrettyWoman dans ses bras,maisquandmême,votre casse-piedsn’apasuneoncede son charme.LesChinois,vous aimez bien leur canard laqué, mais vous situez Shanghai surMars. LesJaponais,vousaimezleurssushis,maiscen’estpasuneraisonsuffisantepoursefaire hara-kiri.Avec tous ces humains réputés placides, vouspartagezquelquechose,certes,maisleurfaçondecontenirleursémotionsvousdépasse.Ricaner,hurler,exulter,ouf!Çasoulage!Uncield’hivernage,c’esttoujoursplusbeauaprèslapluie.L’orageestlà.Vousêtesprêteàtonner,leconseildevotregrand-mèrevousrevient:Unefilleéduquéedoitêtredouceetpatiente!Chut!Vousvousmordez l’intérieur des joues, vous retenez les mots minés qui menacentd’exploserà la figurede l’envahisseur.Envous-même,unvolcanronronne.Sivousne faites rien, la lavevous sortirapar lenez.Merde !L’ombredesparcsn’estpasimposable,pasencore!Pourquoicesupplice?L’amandedevosyeuxrétrécit, vise juste, vos pupilles virent couleur meurtre imminent. La cibleesquive,fait leflamantrose,changedepatted’appuipourmieuxvousmontrerses pectoraux de prématuré. Fuyant votre regard, qu’il refuse de décoder, iltrouve un autre point d’accroche et vous fait définitivement regretter votredécolleté.Arrêtez de dardermon balcon ou je vous balance !Vous le pensez,mais vous ne le dites pas. Mal vous en a pris, vous allez le payer très cher.Tenace, le gus est pieux, il croit à sa bonne étoile et certainement à lamétempsycose ; dans une précédente vie il était pitbull, alors il insiste :Vous

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prendrezbienunpetitcafé?Etlà,afindenepaspleurer,vousricanez,avantdeluilancer:Non!Certainementpasunpetit.Ungrand,oui,maisdemainmatin,s’ilvousplaît!Imperméable,ilprendçapourdel’humouretajoute,toutsourire:Ah,maisjeserairavideleprendreavecvous!Soudain,vouscroyezentendrelavoixdevotregrand-mère:Unefilleéduquéedoitêtredouceetpatiente!Etpuis quoi encore ?Avec tout le respect que vous lui devez, elle commence àvousportersurlesnerfs.

Onpeutdirequ’après soixante-dix ansdemariagecettebonne femmen’yconnaîtrienauxmecs.Lepremierquiluiademandésamainétaitceluidontellerêvait,ilssemarièrentàvieeteurentbeaucoupd’enfants.Faciled’êtredouceetpatiente,jusqu’àvingtans.Mais,àtrente-cinq,aprèsquelquesemmerdeursdanslerétroviseur,onatoutdemêmedroitàseshumeurs.Àcetâge-là,onrencontresouventdesblasésoudesvicelards,quipensentquevousêtesrevenuedetout,alors que vous êtes encore en route pour le grand Amour. On ne cesse pasd’aimer laplage à caused’unepiqûrede raie,mêmedeuxn’y font rien.Vousêtes romantique, vous voulez unCupidon qui prenne le temps des fleurs, desmurmures et des confidences. Un homme que vous croirez lorsqu’il vousaffirmera, sans ciller, que l’Atlantique est sucré ; tout simplement parce que,danslesdrapsdeNeptune,sesbaisersserontdemiel.Quirêvevit!Quivitsansrêvermeurt!Bienrêverleschosesvautmieuxquelesvivremal!Etvivrebienles choses vaut bien le coup d’attendre. La patience n’existe pas, ce qu’onappelleainsin’estpasuntempsmort,maisladuréed’unrêvedequelquechose,donclachoseenquestionesttoujoursprésenteautrement.

Alorsquevousessayezdevousenaller,toutenréfléchissantàlachancedevotregrand-mère,quevousn’aurez jamais, legusfaitunedizainedepasavecvousetvousassène:Alors,cecafé?Chezvousouchezmoi?Là,lesgongsdeHongkongcognentvostempes.Vouspivotezverslui,vospupillesjettentl’ancreaufonddesesyeuxetvousdéclarez:J’adoremagrand-mère!Votrevis-à-visjuge ces propos hors sujet,mais il est trop lâchepour l’énoncer. Interloqué, ilbafouille:Euh,oui,sansdoute,enfin,jeveuxdirecertainement,mais...Là,vousl’interrompezsèchement:Remerciez-la!Letypeclignedel’œil,passûrd’avoirbiencompris.Pardon?Etvousvidezenfinvotresac:

—Oui, remerciezmagrand-mère !Pendant toutce tempsoùvousm’avezpostillonnélesrestesdevotredéjeunerauvisage,c’estbiengrâceàellequejenevousaipasmisunpaindanslafigure!Vousallezrentrerentier,sachezquevous ne le devez ni à Bouddha, ni à Jésus, ni à Mahomet encore moins àAbraham,maisbienàmagrand-mère.Ellem’aapprisqu’unefilleéduquéedoitêtre douce et patiente. C’est pourquoi j’ai supporté jusqu’ici votre présence

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exaspérante.Maintenant,çasuffit!Avecvous,jenepartagequelecélibat,pourlereste,jepréfèreencorerêver.Quisait?

Et laprofrêvait,mais le tempséventaitsesespoirs.Depuis lamortdesonvoisin,elleévitaitconsciencieusement leshommes.Seuluncollègue,quiavaitdepuis longtemps renoncé à la séduire, réussissait à lui faire accepter uneinvitation.Danssonétablissement,quiluiétaitdevenuhostile,lesoutiendecetanciensoupirantprenaitunedimensioninestimable.Danslasalledesprofs,cethomme était son radeau de sauvetage.Les raisons d’aimer ne s’inventent pas,elless’imposent.Entrecopines,onsedittoutet,quandonn’aplusdecopine,lafamiliarité d’un visage déroule la bobine des confidences qu’on voudraitrembobineraprèscoup.Pourlaprofdelettres,ilétaittroptard.Perduedanssespensées,surunbancduparc,elleavaitrécitésonjournalintimeàBetty.

Laparoleestundon,onneladéterrepascommeunepatatedouce.Laparoleestundon,chacundonnedeluicequ’ilpeut.Laparoleestundon,onlarécoltecommelafleurdesel.Bettyn’avaiteuqu’àtendrel’oreille,às’abstenirdeposerdes questions afin de ne pas éveiller l’autocensure de la pédagogue. Betty necherchait rien, elle reçut tout. Elle ne creusait pas, c’est la source qui coulait,spontanément,jusqu’àelle.

L’éludelaprofétaitunpeuplusjeunequ’ellemais,contrairementauxidéesreçues,c’étaitluiquiapprenaitlavieàsonaînée.Luiaussiavaitconnul’attented’uneâmesœuraprèsavoirgoûtél’amertumedequelquesdésillusions.Ilavaitaimé cette collègue, puis s’en était détourné, découragé par ses rigiditésd’intello-écolo-bio.Ilavaitensuitemenésonbateau,empruntéquelquessillageshasardeux,sansjamaissetrouveràbonport.Maintenantqu’ilétaitplussûrdeson cap, il était revenu vers elle comme on revient s’amarrer dans une criquetranquille, après avoir essuyé de violentes tempêtes. Comme elle, il avait desbleusàeffaceretdesjoiesàpeindre.Commeelle, ilapprenaitàrelativisersesexigences, à se contenter de ce que la vie lui concédait. Il était enfin prêt àcomposeraveclapersonnalitécomplexedesacollègue.Mais,loindeselaissermenerparleboutdunez,ilsavaitfairevaloirsesopinionsendouceuretrestaitconscientdel’atoutmajeurquereprésentaitsajeunesse.Intelligent,ils’adressaitaucœuretlorsquelesmotsvenaientàluimanquer,ilappelaitquelquesgrandsauteursàlarescousse.Ainsi,aprèslesraresdiscussionsquidésaccordaientleurpiano, quand la prof doutait de leur union ou s’arc-boutait sur les rigidesprincipes de ses différents militantismes, il usait du silence comme d’unearmure. Le soir, au coin de la cheminée, quand seuls le bois et le cœur desamantss’enflammaient,illisaitquelquesversmagiquesàsadulcinée.Surletondequi réciteuneprière, il avaituneprédilectionpourun recueilparticulierdePaulEluard.Laprofavaitfinisaconfidenceparunepudiquecitationduversqui

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l’avaitleplustouchéedanscepoème:«Jet’aimepourtasagessequin’estpaslamienne.»

Lorsquelaprofsetut,sesyeuxembuésdelarmesbrillaient.Enévoquantsontendrechevalier,elleavaitperdusontonsarcastiqueetsonairsupérieur.Toutenelleaffichaitlafragilité.Bettybaissalesyeuxetseperditdanssespensées:leshommes se doutent-ils du nombre demidinettes déguisées en guerrières ? Laprof en était une. Sous la cellophane de ses abstractions philosophiques, il yavaitunjolicœurdecollégienne.Ilfallaitjustequelqu’uncapabled’arracheràsescordessensiblesdesnotesd’amour,pourlasortir,leweek-end,dessuitesdeBach et la mener dans une suite d’hôtel. Elle n’était pas si difficile que ça ;simplement, en matière de relations humaines, son trop de raisonnement luinuisait plus qu’il ne l’aidait. Car, si l’on n’a qu’une condescendance amuséepour la naïveté, la lucidité, elle, déstabilise et fait fuir.La carapace de la profn’étaitpascelledel’indifférence,maiscelledontsecouvrentlespersonnesquicomposentavecunetropgrandesensibilité,capabledelesdétruire.Aimer,c’estabandonnersoncouausabre,mieuxvauttombersurl’angeGabriel.Aimer,c’estoublier les quatre points cardinaux, mieux vaut tomber sur un bon guide. Enpleine romance avec son collègue, la prof ne craignait plus ses propressentiments.Ehoui,cettefois-ci,jemesuislaisséeembarquer;nousdeux,c’estdu solide, répétait-elle, comme pour s’en convaincre. Betty acquiesçait, ellesavaitqu’aveclatraîtrisedutempstouteslesbarquesfinissentparprendrel’eau.Était-il plus supportable de se noyer seul ou à deux ? Elle préféra taire sesinterrogations et se contenta d’apprécier la spontanéité des aveux : c’était unemarquedeconfiancequi laflattait,mêmesiellen’en tiraitaucunorgueil.Ellen’avaitplusrienàimagineràproposdecetteétrangevoisine.Cellesquiôtentlepagnepriventdejoieceuxquiprennentplaisiràdevinercequiestdissimulé:lefroissementdesjupesestnettementplustentantquelesfessesàl’air.Repu,onsedésintéresse du fumet. L’observation du quatrième étage manqua soudain depiquant. De la vie de la prof de lettres, Betty détenait maintenant lesinformations les plus intimes, elle n’avait plus grand-chose à découvrir.Inassouvi,notrebesoindegarderlabonnedistance.

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XIII

Pendant plusieurs visites, les bouleversements intervenus dans la vie de lacélibattante intello-écolo-bio alimentèrent les soliloques que Betty tenaitvaillamment pour distraire une Félicité de moins en moins amusée par lesturpitudes de ses ex-voisins. La doyenne restait souvent silencieuse. Alors,lasséeparlatristessedeleursretrouvailles,Bettyrepritseslectures,commelorsde ses premières visites.Mais Félicitémanifesta très vite son agacement.Ellen’écoutaitplusquesavoixintérieure,celledesautresladérangeait,autantquesonsilenceàelleperturbaitsonentourage.Àmoinsqu’ellenesouffrîtd’unmalinconnu,ellen’étaitpasmalade.Lediagnosticdumédecindelarésidencel’avaitdéclarée saine et même épargnée par les dégénérescences ordinaires de lavieillesse.Rassuréeparlascience,Bettyadmitsonimpuissance:ellenesavaitplusquefairepourilluminerleregarddesonamie.Lavieilledameavaitpeut-êtrebesoindesolitudepourseremettredudeuildesesamisdudeuxièmeétage,pourgérerlaperteenelle-même,avantd’accepterdenouvellesréjouissances.

Désagréable, le sentiment de gêner, quandon nourrit le désir de se rendreutile.MaisBettyn’étaitpasvexée,simplementperplexe.Sacompréhensionétaitgénéreuse et son cœur assez vaste pour encaisser toutes les humeurs de ladoyenne. Elle patienterait, et dans ce dessein, elle jugea des vacancesopportunes.Partir,sedétacherdetoutcequiestfamilier,allerseperdreailleurs,dans toutcequiestautre.Partir,voilàcequ’il fallaitàBetty.Ellese ledisait,dans le plaisir de la réflexion,mais ellemit plusieurs jours à s’en convaincre,avantd’annoncersondépartàFélicité.Quoiqu’elleaimâtvoyager,Bettydevaitchaquefoiscommencerparvaincresesnombreusesappréhensions.

Bettyseperdait.D’ailleurs,elles’étaittoujoursperdue.Enpromenadeouenvoyage, elleoubliait lesnuméroset lesnomsde rues.Lorsqu’ellemarchait, lehasard,parlagrâced’unemusiqueoulasubtilitéd’unjeudecouleurs,imprimaitenelledessouvenirsindélébiles.Elleneseservaitpresquejamaisdecetappareilphoto, en permanence au fond de son sac. Où et quand la meilleure lumière

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s’offre-t-elle,pourlepointdevueparfait?Ellel’ignorait,maisnecherchaitpas.Elle était sûre que la ligne de fuite est plus intéressante que l’angle de tir.L’horizonhappaitsonregardetn’avaitpointbesoind’interface.

Oùsetrouvait-elle?Pourquois’ytrouvait-elle?Peuimportait.Elleétaitdeceuxquiattendentdechaquejourqu’iléclaire lechemindelavie.Sesvalisesavaientgrandienmêmetempsqu’elle,maispasassezpourcontenirses rêves,qu’elle empilait depuis sa tendre enfance. Il aurait fallu toutes les sources dumondepour étancher sa soif dedécouvertes.La finessede ses talonsprouvaitqu’ellenecherchaitaucuneemprisesurlesolfoulé.Ellenesedisaitpas:ceciestmonterritoire.Ellesavaitlepointdedépartdesonvoyageetsedemandaitsecrètement jusqu’où ses pas voudraient bien la porter. À quoi servent lesbornes,pourquioserépondreàl’appeldel’horizon?Attraction!Etleshumainsaffluent vers leurs semblables, comme les bras demer se jettent dans l’océan.Attraction!Ils’agitd’avancer,toutarrêtestmortel.

Betty aimait voyager. Elle ne voulait pas s’arrêter, mais, depuis quelquetemps, ellepréférait arpenter lemonde,allongée sur soncanapé ;observer sesvoisinsétaitdevenuunpasse-tempscommeunautre.Unrayondesoleilouunquartier de lune, entr’aperçu par un Velux, devenait une montgolfière, latransportant au gré de ses désirs.Lorsque la réalité interrompait son échappéeimaginaire, un certain vocabulaire venait la harceler.Elle ne savait pas depuisquandl’obsessionl’avaitgagnée,maisellen’arrivaitplusàs’endéfaire: touteidée de voyage la renvoyait à celle de la frontière ; or, dès qu’elle pensaitfrontière,elleajoutait immédiatementaffront.Etquandelleprononçaitaffront,ellevisualisaitunfrontaffreusementfermé.

Alors,un jour, lorsqu’unami l’entraînadansunediscussionàproposde lafrontière, elle se demanda comment réagir. Devait-elle pendre cet ami par lespieds ?L’étouffer avant qu’il n’ait l’outrecuidance de répéter lemotmaudit ?Luienfoncerdesaiguillesdecouturièreàtouteslesextrémitésducorps,afindelui faireéprouver ladouleurd’êtrecirconscrit?Elleseditqu’unecamisoledeforceferaitl’affaireetéviteraitlasaignée.Mais,parcequelemalfaitàautruinesoulageaucunepeine,elleépargnal’amietentrepritdeluiracontersafrontière:

Lafrontière,pirequelemurdeJéricho,c’estunebandedeglaisegluante,oùtonhumanitéhumiliéetrébuche,s’affaisse,s’enfonce,terrasséeparleregarddel’Autre.CetAutre,jugepéremptoire,quinesauraitdirepourquietpourquoiilestdevenuunepartiedelagrille.

Quiest-il?Quisuis-jeou,plutôt,que suis-je,devantunhomme,vigileauseuil de son pays ?Que pensait-il de sa fonction ?L’idée que jem’en faisaisn’avaitaucune importance, iln’avaitpasbesoindemoipour savoir legoûtdesonpain. Il fallait se taire, attendred’être interrogé avantde s’exprimer.Dans

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certaines situations, legrognementhumain étant aussi significatif que celui dubonobo, le langage devient superflu. Un signe de tête = avance et donne tespapiers. Puis, silence. Je le regardais ! Il scrutait les papiers.Aupurgatoire, ildétenait toutes lesclefs.Sicen’étaitpas leParadis, l’Enferseraitàproximité.L’attente, ces minutes d’un silence étouffant, cette sérénité qui s’effrite, cettesuée incongrue due au stress, cette peur enfantine qui, tout doucement maisinexorablement,s’emparedevousettransformelesourireenrictus,est-cedonccela,lafrontière?ÀMoinsquecenesoientcespaupièresbaissées,cettebouchehermétiqueavarededialogue,cessourcilsquirégulièrementdessinaientl’accentcirconflexedegeôleoucesdoigtsdésinvoltesquimaltraitaientlepasseport?Letempsestunmur,ilestlàpourbornertouslesvoyages.Onattend.Onnepeutqu’attendre.Onapeudecourage,devantlamaisond’autrui.Onesthumble,onseretient,onsefaitviolence,c’estinsupportable.

Insupportable, cette façon d’être soumis à la volonté d’autrui. Il fallaitattendre, le laissermesurersapartdepuissanceencebasmonde. Il tenait sonrôle, je subissais le mien, en feignant la détente. Qui était-il ? Peut-être unhommesujetauxéjaculationsprécoces,sinoncommentexpliquersonbesoindefaire durer les choses ? Qui sommes-nous parmi les frontières ? Des piquetspeut-être?Despiquetsparmitantd’autres,carseulslespiquetsn’ontrienàsedirelorsqu’ilssecroisent.Silence.Onattend.Onattendtoujoursunpassage.

D’un pays à l’autre, des hommes sont devenus des tamis retenant lesgrumeaux. Devant les grilles, les sas et les guichets, seules les frontièresintangibless’écroulent.Enouvrantlepasseport,l’Autreaccèdeàvotreintimité.J’ignorepourquelleobscureraisonilsemitàrépétermachinalementmadateetmonlieudenaissance.Quesignifiaitcettedatepour lui?Serendait-ilcomptedu caractère gênant de cette proclamation ? Comment aurait-il réagi, si je luiavaisditquesapropremèreavaitaccouchédelui,àtelledate,àtelendroit?Jepriai : pourvu que cette date de mon parachutage au monde lui évoquât unagréablesouvenir.Amen.Ilfeuilletaitencoreledocument.LetempsappartientàDieu,dit-on,lapatienceàsesfaiblescréatures.J’aivuDieuàl’aéroport.Onnepasse pas les frontières comme on pousse la porte de sa grand-mère. On lesfranchitsurordre,avecsoulagement.Onvoudraitfondreentrelesinterstices.

Liquidité!Aufonddelahoule,unesardinefrétille,légère,entrelesmaillesdufilet.Liquidité!Nager,jusqu’auderniersouffle,commeundauphinlibredetraverser toutes les mers du monde. Liquidité ! Qu’on me lave des soupçonsgravéssurmapeau.L’Atlantiquecouvretantdeboueetflattelebleuduciel,jevoudrais qu’il emporte la tristesse des voyageurs. Liquidité ! Puisque la mert’avaleoute jettesur laberge,enfermez-moioulâchez-moi!Monpasseportamal.Inassouvi,notrebesoindevoyagerlibrement.

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Avant de rencontrer ces contrôles zélés,monmonde s’ouvrait à toutes lesbrises. Me parvenaient alors, du large, des parfums pour mes narines, deslanguesetdesmusiquesdignesd’écoute.Parcequel’horizonestunamantpoète,ilm’avaitpromisunhumourchairdevie,desgoûtspourétonnermonpalais,despersonnages qui sortiraient des livres pour tenir leur rôle et autant de culturess’offrant en cadeau aux curieux. Et voici l’horizon, zébré de barrières, lesoiseaux libres s’y fracassent. Sans doute la loi de la gravité. Même Saint-Exupéryn’apassurvécuàsonenvol.Maismonâmegardesesaileset jevaiscasserlagueuleàNewton,avantdem’écraser.

Arrimé au sol, le baobab garde ses bras ouverts à tous les vents, il esttoujourspossiblede s’envoler.Prenons le vaisseaudes arts, indomptable, il sedéploie, abat les frontières et nous relie les uns aux autres.Attraction !Nousirons toujours les uns vers les autres, les grilles de Ceuta et Melilla n’ychangerontrien.Avantd’allerverslespayslointains,cesonteuxquiviennentànous.Ilsuffit,àceuxquisaventrêver,d’unemusique,d’unechansonoud’unelecture,pourtraverserlemonde.

Parfois,lanuit,quandlesangoissesdevoyagessedressentdevantmoi,unedoucevoixmeparvientetfendlesténèbres,telunphare;autéléphone,ellemedemande:Ettonderniervoyage,ças’estbienpassé?Etparcequecettevoixraviveceque lescontrôleursnepeuventéteindreenmoi, je réponds toujours :Oui, ça s’est très bien passé.À force, je finis par y croire et çame donne lecourage de préparer le voyage suivant. Il s’agit d’avancer, de rester curieux,d’avoirsoifdumonde, toutarrêtestmortel. Jecontinuemespérégrinationset,pouravoirsouventécoutéGabinchanter:Quandj’étaisgosse/hautcommetroispommes/jedisais/jesais/jesais...,jesais,maintenant,qu’onnesaitjamaisoùsesituent les frontières de notre destin.Mais je sais aussi que je n’aime pas lescontrôleursindélicatsauxfrontières,ilstransformentenamertumetoutl’amourqu’ondestinaitàleurpays.

Malgré le souvenir tenace de certaines mésaventures, Betty avait pris laferme décision de partir en vacances ; une fois encore, elle allait braver lesfrontières.Pourdissipersesderniersdoutes,elleserépétaitlesmêmesarguments: avant laquiétudeducercueil, ilnous faudra toujoursexposernotrepeauauxbrûluresdelavie,c’estàceprixquenoussurvivons.Partir,cemotrecouvretantde chosesqu’onnepeut y renoncer sansmutiler savie.Partir, c’est l’aubedetouteslesespérances.Partir,sicelaveutdires’éloigner,c’estaussisesauveret,parfois, l’espoir de revenir grandi. Betty ne partait pas loin de Félicité, ellepartaits’aérerlatêtepourmieuxlaretrouver.Elleallaitchercherlecheminquimèneàl’indéfectiblelienentreleshumains,cedénominateurcommunquineserévèle pasmalgré nos différences,mais bien grâce à elles. Pour ses vacances,

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Bettypartait loin, très loin, car au-delàdeskilomètres, elle avait une langueàfranchirpourentrerdansunecultureétrangère.Mais,vuautrement,Bettyallaittrès près, car la découverte des autres la renverrait immanquablement à elle-même. Combien de kilomètres nous séparent de nous-mêmes ?Même en serendantauboutdumonde,onnefaitquemarcherverssoi,luiavaitditsagrand-mère,lorsqu’elleavaitdécidéd’allervivreloindesaterrenatale.Elleavaitmisdu temps à comprendre. Maintenant, elle voulait savoir comment Félicitéprendraitleurpetiteséparation.

—Jepars,demain,luiannonça-t-elle,devantunetassedethé.La dame eut un léger sursaut : visiblement, elle n’attendait pas une telle

nouvelle.—Jeparsseulementquelquesjours,envacances.Ladoyennelaregardalonguement,sansbroncher.— Je ne pars pas trop longtemps, mais je pars très loin, j’ai besoin de

m’évaderunpeu,sejustifiaBetty.Lavieilledamehoquetaunrireetrétorqua:—Onnepartjamaisloin,jamaisassezloinpourtoutlaisserderrièresoi.Tu

ne trouveras que toi-même, au bout de ton chemin. Inassouvi, notre besoind’échapperànous-mêmes!

— Ah, enfin, vous me parlez ! Quand même, il était temps. Je croiscomprendreceregard inquiet :vousnevoulezpasque j’yaille,n’est-cepas?Ben,sivousledésirez,jeveuxbienreportermonvoyage,àconditionquevoussortiezdevotremutismequandjeviendraivousvoir.

—Ohnon,petite,vousn’yêtespasdu tout.Partez ! Jeneveuxpasvousretenir égoïstement. Partez et revenez, c’est la meilleure façon de grandir.Surtout, ne vous en faites pas pour moi. À mon âge, il est sage de savoirattendre,maisauvôtre,ilestconseilléd’obéirauxailesducœur.Moi,jen’aipassu le faire,mais sans quitterma ville, de toutema vie, je crois avoir tout vu.Profitezbiendecevoyage.Allez,vosvalisesneseferontpastoutesseules.Aurevoir!

Betty, étonnéemais souriante, se leva et obéit. Il est des circonstances oùseuls les gestes répondent à la parole. Entre elle et Félicité, une onde detendresseexprimaittouslesnon-dits:est-cequ’onsereverra?Oui,peut-être?Peut-être pas ? Et zut ! Pourquoi tergiverser, quand la vie, elle, ne connaîtaucunepause.Allez,circulez!Ilya lemondeàvoir.Bettyn’étaitpasqu’unefilleenvisite,unesilhouettedécoupéesurlegrisdesmurs.Elleétaituneflammed’hiverdanslamaisonderetraite,unsoleild’automnedanslaviedeFélicité.Leventducrépuscule souffla.Plus rien, justeune fraîcheurqui longeait les joues

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humidesdeladoyenne.Danslesténèbresdublues,onatantbesoindelumière,maisquiempêcheralanuitdetomber?

— Oh, mais ne vous mettez pas dans cet état, madame, lança l’aide-soignante, qui était entrée, après deux brefs coups sur la porte restés sansréponse;ellevousreviendrabientôt,votreBetty.

—Ilfautqu’ellevive,cettepauvrepetite,reniflaFélicité.Ellesourittoutletemps, mais, en dehors de sa gentillesse, qu’y a-t-il derrière son sourire ?Rendez-vous compte, elle sait tout de moi, elle se soucie de moi, elle mesoutient, elledonnede sapersonne sansyêtreobligée.Etmoi, jene sais riend’elle, je ne l’ai jamais interrogée, j’ai été égoïste.Mais qui est-elle vraiment,cettepetiteBetty?Sansdoutelapetitefillequejen’espéraispas,maisencore?

—Vous le lui demanderez à son retour, hein ?Alors, vous ne voulez pasdescendre pour le dîner ? Ça vous changerait pourtant les idées. Non ? Bon,d’accord,jevousmonteunplateau.

—Ilfautqu’ellevive,cettepetite,passeulementpourlesautres,maisaussipourelle-même.Ilfaudraleluidire.Vousm’entendez?Ilfautqu’ellevive.Oui,ilfautqu’ellevive,cettepetite,répétaitFélicité.

Inassouvi,notrebesoindepercerlemystèredeceluiquis’enva.Inassouvie,lacuriositétardive.

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XIV

Rituel!Lenaîtreetlemourir,unevalseàdeuxtemps.Rituel!Letempsnes’épargnepas,ilcoule,commel’Atlantique,etnetientpasdansunflacon.Rituel! La sérénité offerte par l’habitude. Rituel ! Parce que les cris incessantss’entendent comme unemusique lointaine. Rituel ! Le chaos dumonde coulésouslesvaguesdelaroutine.Rituel!Parcequelespasprennentdel’assurancedans la répétition. Rituel !À lamaison de retraite, tout n’était que rituel, nuln’écoutaitpluslesgémissementsdevenusdesbruitsdefond,rythmantl’absurderoulisduquotidien.Chacunétait telqu’ilétait, làoù ilétait, comme ilétait laveille,l’avant-veilleettouslesautresjoursdel’année.

LorsqueBettypénétradans la sallede séjourde lamaisonde retraite, soncœur se serra.Depuis sa dernière visite, qui datait déjà de trois semaines, lespensionnairessemblaientn’avoirpasquittéleurposition.Rentréerayonnantedeses vacances, le contraste entre son allure et ces physiques rabougris seprolongeait jusqu’en son for intérieur. Son port de tête se modifia, d’instinct.Humble.Onsesentcoupabledesonbien-êtrequandtous lesautres,autourdesoi, ont l’air d’aller simal. À son bonjour, certains ne réagirent pas, d’autresrépondirentd’unevoix lasseetchevrotante,octavesmoribondesarrachéesà larésignation. On la regardait, des regards à la fois pesants et lointains. Elles’interrogeait : les doyens lui en voulaient-ils de s’être si longtemps absentée,après les avoir habitués à sa présence, après avoir engrangé leurs souvenirsjusqu’alors si jalousement gardés ? D’où venait leur distance ? Pourquoi cesregardsappuyés?Malàl’aise,ellefitdetimidessouriresetdemanda,perplexe:

—Quesepasse-t-ilici?Personnenerépondit.LapiècesemblaitpeupléedemomiesduTaklamakan

quiauraientgardéleursyeuxouvertspouraccuserlemonde.Uneportes’ouvrit,l’aide-soignante apparut, déposa le plateau qu’elle tenait sur une table et vintversBetty,ens’écriant:

—Oh,mapauvre!Venezavecmoi,venez.

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Les deux femmes se connaissaient bien maintenant. Ce fut la main surl’épaulequel’employéeentraînaBettyversunepièceàl’entréeducouloir,unechambre sobrement aménagée, où certains pensionnaires accueillaientoccasionnellementleursprochesquivenaientdeloin.

—Maisenfin,quesepasse-t-il ici,dites-moi?s’impatientaBetty,àpeinedanslapièce.OùestFélicité?Ellerefusetoujoursdesortirdesachambre?

L’aide-soignante la fit asseoir sur le lit, tira une chaise, s’installa en faced’elle,luiattrapalespoignetsetannonça,contrite.

—Jesuissincèrementdésolée,elleest,euh...Ellenousaquittés,ilyatoutjusteunesemaine.J’aipenséàvous,çam’afaitmalaucœur.Courage,attendez,jevousapporteunverred’eau.

Lorsquel’aide-soignantetraversalasalledeséjour–dansunsens,puisdansl’autre –, on la regarda comme un croque-mort. Pour donner cette nouvellelugubreàladouceBetty,touscomptaientsurelle,c’étaitunaccordtacite.

—Tenez,buvez.Voussavez,ellen’apassouffert,mêmepasunegrippe.Unmatin, je suis montée dans sa chambre, avec son plateau du petit déjeuner –commevouslesavez,ellenevoulaitplusdescendremangeraveclesautres–,saporten’étaitpasferméeàclef,jesuisrentrée,elleétaitlà,couchée.Voussavez,jem’étais attachée à elle,moi aussi,malgré son caractère de cochon, commevousdisiez.Elle semblaitencoreendormie ; jemesuisditque,pourune fois,elle faisaitunegrassematinée. Je suis repartie sur lapointedespieds, avec leplateau. Une heure plus tard, je suis remontée la voir. Elle était toujours là,couchée,danslamêmeposition.J’aiouvertlafenêtre;ilfaisaitbeau,unrayondesoleilbalayasonvisage,unvisagereposé,paisible.Jel’aiappeléeplusieursfois;rien.Alors,j’aiessayédelasecouerunpeu,maissonbras,commetoutlerestedesoncorps,étaitraideetfroid.Onafaitvenirlemédecin,ilaconfirméceque je craignais : madame était partie, morte, en silence, toute seule. On aprévenusafamille.

Betty eut dumal à endiguer ses larmes.Elle pensait à la disparue.Elle sesouvenait des débuts laborieux de leur rencontre, l’absence inquiétante, lestimidesretrouvailles, l’humeurmassacrantedeladame, lesdiscussionsdeplusenplus joyeuses,etenfin lecoupdemassue, lamortdesvoisinsdudeuxièmeétage,l’irréversibledéclinmoralquiavaitentraîné,petitàpetit,Félicitéversununivers demoins enmoins accessible.On n’était pas sur leMékong ni sur lefleuve Sénégal, encore moins sur le Nil, c’était la vie qui coulait, s’écoulait,lentement,horsdetouteemprise.DanslecœurdeBetty,unediguesebrisa.Lesmouchoirsqueluitendaitl’aide-soignantenepouvaientriencontresonchagrin.Lapudeurn’ychangeaitriennonplus.Etpuisleslarmessontirrévérencieuses,maispeut-êtrequ’ellesdéferlaient,secourables,pour rafraîchirsonvisagesaisi

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partantdedouleur.Bettyruminaitetpluselleruminait,plusellepleurait:queleursépaulessoientlargesoupas,ceuxquirestentporteronttoujourslefardeaudelaperteetdesregrets.

De tout le compte rendu de l’aide-soignante, Betty n’avait retenu qu’unephrase:Madameétaitpartie,morte,ensilence,touteseule.C’étaitpourévitercelaqu’ellerevenaitsanscesselavoir,depuisqu’ellel’avaitretrouvéedanscelieu,cepaysd’oùnulnerevient,pompeusementappeléRésidencedutroisièmeâge. Derrière ses visites, ses lectures, ses fromages, ses kugelhofs et mêmelorsqu’elleluiracontaitlebanalquotidiendeleurquartier,ellen’avaitqu’unseulobjectif:empêcheràlamortd’arriverincognito,d’opérerenlâche,seuleavecsaproie. Accompagner Félicité, jusqu’au bout du bout de tout, elle s’y étaitpréparée. Non qu’elle fût fascinée par les fins de bals, mais elle mesuraitcombien les sorties de piste pouvaient s’avérer chancelantes, même pour lesmeilleures danseuses. Avec la vie, Félicité avait effectué, courageusement,d’innombrablesentrechats ;maispour ladernièrepirouette,Bettyentendait luitenir lamain, jusqu’à la finduvertige.Lamalchance l’avait voulu autrement.Inassouvi,parfois,notredésird’êtrelàaubonmoment.Silavolontéestcertaine,son accomplissement demeure aussi aléatoire qu’un jeu de dés. Vains, lesrendez-vous que nous voudrions imposer aux événements. La faucheuse nerespecteaucunagenda:sournoise,ellefrappeàsaguise,auhasard.Mais,pourBetty, ce hasard-ci ne signifiait pas temps mort, mais correspondait à desvacancesqu’ellenesepardonnaitpas.SiFélicités’étaitéclipsée,danssondos,au sortir d’une visite ou parce qu’elle aurait été clouée dans son lit par unemaladieouunaccident,elleneseseraitpassentiecoupable.Maislà,d’avoirfaitfaux bond en cet instant décisif, parce qu’aumêmemoment elle se prélassaitdans lamagnifiquecampagneautrichienneluiétait intolérable.Pendantqu’elleflânaitdanslesruellesfleuriesdeSöchau,sedandinantjusqu’auxchamps,alorsmêmequ’ellecoulaitdes jourspaisibleset savourait l’hospitalitédeshabitantsde cette bourgade tranquille, son amie vivait ses dernières heures, dans cettemaison de retraite où le gris desmurs bouche l’horizon et prend les âmes enotage.Combien de temps l’âmedeFélicité avait-elle cogné auxparois de sonmonderestreint,avantderéussirunepercéeetdes’envolerversleciel,verssonAntoine ? Il faisait beau, ce jour-là, avait dit l’aide-soignante, comme si çapouvaitlaconsoler.Àquoisertlesoleil,pourceuxquiontlespaupièresàjamaiscloses?

—Ilfautvivre!Passeulementpourlesautres,pourvousaussi.Cesontsesmotsàelle,elletenaitàcequejevousledise,confial’aide-soignanteàBetty,enlaraccompagnant.Surlecoup,jen’avaispasvraimentcompris,maintenant, je

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sais qu’il s’agissait là de ses mots d’adieu pour vous et pour nous tous,d’ailleurs.Ilfautvivre!

—Oui,merci, au revoir, souffla Betty, qui se demandait ce que signifiaitvraiment ce mot vivre, répété dans toutes les circonstances ; peut-être uncondiment étrange, indispensable à toutes les sauces, mais qui ne révèle sasaveur qu’au contact d’autres épices. Elle y réfléchirait, puisque c’est ce queFélicité avait souhaité lui laisser. Comme elle s’éloignait, l’aide-soignante fitquelquespasverselleetluidit:

—Onpourraitserevoir,sivouslevoulezbien.J’aienfinquittémonmari;et les adolescents, vous savez ce que c’est, lesmiensm’abandonnent souventpouralleravecleurscamarades.Alors,siçavousdit,nouspourrionsnousfairedes sorties entre filles, çapeut être sympa, çanous changerait les idées.Hein,qu’endites-vous?

—Oui,pourquoipas?Oui,d’accord,aurevoiretmerci.Betty s’en alla, songeuse. Vivre ? C’était peut-être ça, vivre : grandir, se

marier pour le meilleur, divorcer pour éviter le pire ; lutter pour élever sesenfants,lesvoirs’éloigner,peuàpeu,trouverdesdérivatifsàlasolitude,sevoirvieillir, dépouillé de ses attraits, puis, un jour, mourir sans grand bruit, partircommeunecendreemportéeunsoirdemoussonetnelaisseraucunnœudsurlalignedelaviequicontinuedecourir,indifférente,dansd’autresmainsqui,ellesaussi,finirontparlâcherprise.Oui,vivre,c’étaitpeut-êtrecetteabsurdité-làoubien autre chose. Mais quoi ? Inassouvi, notre besoin d’emprise sur cetteanguilledevie.

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XV

SonamitiéavecFélicité,Bettyl’avaitpatiemmenttisséeets’yétaitcoulée,comme dans une couette de tendresse. Maintenant, elle avait froid. Sasatisfaction n’avait été qu’une douce aînée de l’inassouvi. Jusqu’où avait-ellerêvéd’alleravecFélicité?Jusqu’aubout,pensait-elle.Maisauboutdequoi?Aufondd’elle,ellesedisaitqu’iln’yavaitpasd’aboutissement,seulementdesrecommencements,puisque l’inassouvidissémineses trousennous.Elleneseconsolaitpas,pourtantilluifallait,tôtoutard,accepterleschosestellesqu’ellesétaient,puisqu’ellen’ypouvaitrien.Elledevaitsefaireuneraison.

Des vagues de réflexions la submergeaient : que seraient nos rêves, nosespoirs, nos aspirations, sans ces pertes, ces manques, ces béances que nouscherchonsàboucher,durant touteunevie?L’inassouvi,maîtredeballet,noussaisit, d’autorité. Pirouettes ou pas de deux, la cadence nous étant imposée, ils’agit dedansernos rages commenos joies.Bongrémalgré, il faut le tempsqu’ilfautpourvoirlaneigefondreetfoulerànouveaul’herbeduprintemps.Unrêvenes’accomplitquepournouslaisserdansl’urgenced’enformerunautre.Chaqueobjectiftouchédevientainsiunpointdedépart.Vuautrement,leboutdelarueestaussisondébut.L’inassouvi,surgidenullepart,noussurprendpartout,àtoutmoment,etcreusesoncratèreennous.Aboutissement?Oùetcomment?Peu importe, puisque la ligne continue. Betty se raisonnait du mieux qu’ellepouvait,maistoutlaramenaitàFélicité:cebalconqu’ellevoyaitdesafenêtre,leskugelhofschez laboulangère, leshorairesde sesvisites, lesvieillesdamesqu’ellecroisaitparfois,tout.Pourquoin’arrivait-ellepasàpasserlecap?

IlétaitcinqheuresdumatinetBettymonologuait.Àcetteheureoù toutesles fenêtres de sa rue étaient obstinément closes, elle ne dormait pas, elle nedormirait pas. Depuis le décès de Félicité, elle se posait des questions quigâchaient son sommeil. Si l’agitation de la journée l’en distrayait un peu, lecalme de la nuit l’y replongeait. Alors elle les affrontait et hasardait desréponses. Quand elle ne trouvait plus rien pour se rassurer, elle se mettait à

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marmonner et finissait par claironner. Une pensée coriace devenait sonadversairedelutte,mettaitsesnerfsàvif,maiselles’acharnaità l’examiner,àdétaillersoncontenu.Danssonarènementale,elletenaitàresterdebout.Silesdiseuses de bonne aventure dénichent des vérités dans les viscères de poulet,pourquoine trouverait-ellepasunevérité secourableen traçantdesdiagonalesdanssonproprecerveau?Quisaitleprixd’uneidée,surtoutcellequiapaiseraitl’angoisse de vivre ? Betty savait que la somme de ses nuits d’insomnie nesuffiraitpas.Unéboulement,unséismeintérieurravageaitsonâme.

Félicitén’avaitpastort:mêmesisonsouriresemblaitassezlargepourgobertoutlebonheurdumonde,Bettyavaittoujoursportéaucœurdetoutessesjoiestrop de mélancolie pour s’abandonner à l’euphorie. Rassurés par sesplaisanteries et encouragés par l’évidence de son sourire, ceux qui avaientl’occasion et la bonté de se réjouir pour elle cédaient d’abord à l’exaltation,avantdelatrouverrabat-joie,dégrisésparsamanièrederesterplacide.Depuisl’enfance,ellen’avaitcessédeprendreencompte lesmanquescachésderrièrechaqueaccomplissement, touscesdésirs insatisfaits,masquéspardes réussitesqui réjouissent sur lemomentmaisne ferment aucuneplaie.Cen’étaitpasdel’insatisfaction,encoremoinsdelafrustration,justelaconscienceaiguëquetoutpleinremplitunvideet,pire,certainsvidesneseremplissentjamais.

Bettysouriait,parcequ’onn’apasassezdelarmespourtouslespleursquiseraientjustifiablesetlégitimes.Ellesouriait,parcequeceuxquiconsolentontparfoisplusderaisonsdepleurer.Ellesouriait,pourdisculperceuxquin’ontpasletempsouletalentdeconsoler.Ellesouriait,parcequ’ellevoulaitrassurerceuxqu’elle aimait. Pour eux, elle ne voulait que la sérénité d’une amitié sansfardeau. Elle souriait, parce que le sourire s’épanouit en public tandis que lespleurss’accommodentdelasolitude.Ellesourittoujours,disaientceuxquinesedoutaientpasqu’ellepleuraitenchambreetsouriaitensociété.Chaquesourirede Betty était une borne plantée pour délimiter l’intimité. Alors, pourcomprendrelamélancoliequis’infiltraitdanstoutessesjoies,ilfallaitpercevoirlessoupirsdel’inassouvi.Onfaitsouventsemblantd’êtrerassasiédetoutessesfaims.Çava?Oui,çava.Biensûr,commelegénériquemielleuxd’unfilm,tropbeau pour être vrai, ces deux phrases ont fini par rendre les contacts humainsimperméables.Étécommehiver,onsepromèneenciré.Évidemment,onatouspieddansl’océan.Toutvabien!Mais,parfois,uninstantd’ennuivousrappellequ’ilvousmanquequelqu’unouquelquechose.Onbalaie,onastique,onrange,on chasse le cafard ; on voudrait mettre le blues dans un placard. Puis cesbabioles,tracesdejoieséphémères,qu’onsemetsoudainàfracassersansraison,onvalesflanquerdanscetiroirtoujoursfermé.Etpatatras!Cetiroir,ilnefallaitpas l’ouvrir :une simplephoto jaunievousattrape lepoignet etvouscolleun

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pandevotrehistoiredanslafigure.Lebluesquevousessayiezdefourguerdansunearmoiredébordedepartoutetprendsesquartierschezvous,àcaused’unephoto émiettée devenue relique. Ce n’est plus un bout de papier, mais unparchemin sacré que vous scrutez, palpez, frottez au cœur, avec l’étrangesensationd’étreindreunfantôme.Soudain,ceboutdepapier,boutdequelqu’un,qui a survécu à tous les voyages, à tous les déménagements, s’anime et muevotre ennui en méditation. Le silence, dès lors, n’est plus signe dedésœuvrement,maisderecueillement.J’yétais,j’ysuis.Onvoudraitl’amnésie,à défaut d’une folie salutaire.Rien à faire, réminiscence, l’oubli ne se décrètepoint.Bettyréfléchissait,ellesouffrait.Pourquoiavait-elleressortisesanciennesphotos,encemomentprécisoùellesouhaitait,plusquetout,éviterlesaffresdelanostalgie?

J’enaiassez, jevaisme faireunbolde laitchaudetallermecoucher, sedit-elle, en se précipitant dans sa cuisine. Sa bonne résolution fut de courtedurée. Elle avala son breuvage et se jeta sur son lit. Mais ses pensées luicommandèrentaussitôtundemi-litredethé,dequoiveillerlanuitentière.Ellevoulait penser à Félicité comme on convoque un doux souvenir ; mais dèsqu’elle baissait les paupières, une petite fille s’invitait dans ses songes et,soudain,elleperdaitsaforceetsoncouraged’adulte.Enbonnecartésienne,elledisséqualaquestionquil’obsédait,lasubdivisaenautantdeparcellespossibles.PourquoilapertedeFélicitél’avait-ellesiviolemmentsecouée?L’attachement?Oui,maisellel’arencontréeàunâgeoùl’automnerendl’adieuprévisible.Laculpabilité de son absence ? Félicité l’avait plus qu’encouragée à partir envacances.Lafrustration?Elleavaitdépassél’âgedeseroulerparterrepouruncontequifinitmal.Alors,pourquoineseremettait-ellepas?Commel’analyseminutieuse ne suffisait plus à calmer son esprit, elle céda à l’ardeur de sonimagination.Unequestionquiseramifieetnesouffreaucuneréponselapidaire,c’estunelianefolledanslatête,seulel’écriturepourram’endélivrer,songea-t-elle.

Cefutdonctoutnaturellementqu’elles’installadevantsonordinateur,avecsatassedethé.Ellevenaitdeseprendreelle-mêmeenotage!Combiendetempscela allait-il encore durer ? Combien d’invitations allait-elle encore devoirrefuser,avantdefinirsontexte?Combienderancœursallait-elleencoresuscitermalgréelle?Ehbien,tantpis!L’écritureétaitsonseulmaître!Écrire,encoreettoujours.Unefaçondemettredel’ordre,denettoyerlàoùledétergentnesertàrien.Chacun fait sonménage comme il peut.Àpartir de cemoment-là,Bettyplongea dans l’encre de sa plume ; elle n’en sortait que pour massacrer sonclavier. Son esprit naviguait, voguait, glissait dans ces creux qui donnent del’envergure auxvagues.La terre tournait, la fuite des heures ne signifiait plus

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rienpourelle.Unenuitn’estunenuitquepourceuxquilaprennentpourtelle.Ilyatantdejoursquenousnevivonspas.Cesjoursquenousoccuponsànégocieravecnosfantômesledroitdevivre.

Betty n’aimait pas s’épuiser à ruminer son passé. Lorsqu’il lui arrivait deréfléchir à certains événements clefs de sa vie, ce n’était que pour mieuxappréhender son présent. Sans pleurer sur son sort, qui n’était pas pire qu’unautre, elle aimait s’interroger, suivre les pensées qui s’imposaient à son espritpourvoird’oùellesluivenaient.Ellevoulaitfairedemi-tour,revoirlessillagesqu’elleavaitabandonnésouàpeineempruntés.Commeunlimierrebrousseraitchemin pour s’assurer de n’avoir pas perdu des indices en route, Betty sepromettait de ne négliger aucune piste. Il est parfois instructif de refaire leparcours, pas celui où poussent les fleurs, mais celui laissé aux ronces del’échec, de la perte, de l’inassouvi.Betty fouillait, écrivait, elle ne faisait plusquecela,ellenesavaitplusfairequecela.Cen’étaitpasunevolontédesapart,cequitambourinaitenelledevaitsortiret lafaisaitvibrertoutentière.Rivéeàsonbureau,soncœurrythmait lesmaréesdesesémotions.Sic’étaitça,vivre,vivre,c’était tanguer,duprésentaupassé,d’uneriveàl’autre, livréeàlabrisecommeàlahoule.Lesphares,onlesdevineplusqu’onnelesvoit.Écrire,c’estdormir moins bien que les autres et être assez maso pour se dévaster l’âme,commeonessoucheuneplantation.Inassouvi,notrebesoind’unejachère.

Levisagesur laphotoavaitperdusa lumièreet lanettetédesescontours.Maisenfermantlesyeux,ellelevoyaitintact,danssamémoire.Ellen’avaitpasbesoindelaprécisiondestraitspourrevivrel’histoire.Souslesstratesd’années,les sentiments n’attendaient qu’un souffle pour s’enflammer. Betty souffla unprénomsurlaphoto,commeonpsalmodieuneprière,etunejeunefillesedressadevantelle.Cevisage,celuidesacamaradedeclassede l’écoleprimaire,ellen’avaitjamaisoubliéleprénomquiallaitavec.Camarade,cemotportaitcommeunecarence en lui, intolérablepourBetty.Sur laphoto, il y avait plusqu’unecamaradedeclasse.C’étaitsonamie,satoutepremièregrandeamie,celleavecquielles’enallait,déjouantlavigilancedesadultes,cueillirdesmanguesvertes,supposées donner la colique. Des coliques, elles n’en avaient pas après leursescapades demaraudeuses. Protégées par leur innocence, elles nemanquaientjamais l’occasion de recommencer. Selon les liens séculaires alorsincontournables au village, on tissait naturellement ses amitiés dans lecousinage.Ainsi,sacamarade,surnomméeaffectueusementMbaGnima,étaitlafilled’unecousinedelagrand-mèredeBetty.Pourceuxquivonttrouverceliencomplexe, une petite précision : là-bas, l’arbre généalogique pousse dans lamémoire et non sur du papier.Aux yeux des deux fillettes, les choses étaientd’une flagrante évidence. Vivant dans le même quartier, Mbine Mâk, elles

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avaientgrandidanslaproximitéquasiquotidiennedeleurmèreetgrand-mère.Commeelles avaient lemêmeâge, chacune avait vu sesdents tomberdans leregard de l’autre. C’était l’âge où la hiérarchie des relations sociales s’établitd’elle-même.Est-cequeMbaGnimapréféraitBettyauxautres?Est-cequ’elleétaitlameilleureamiedeBetty?Ellesn’endiscutaientpas,puisqu’ellesvivaientleschoses tellesquelles.Et leschosesétaient tellesque lesdeuxpetites furentinséparables. Les jours sans école, elles n’en décidaient jamais, mais elles seretrouvaient immanquablement à jouer l’une chez l’autre. La maman qui nevoyaitpassapetitesavaitoùlachercheret,souvent,nes’endonnaitmêmepluslapeine,rassuréedelasavoirsousuntoitfiable.MbaGnimaétaitlongiligne,unvisage d’une douceur à vous donner envie d’être sa sœur et un sourire quidésarmait l’instituteur lorsqu’elle ne savait pas sa table de multiplication. Enbonnesanté,maisfrêle,MbaGnimaavaitquelquechosedanslavoixetdansleregardquivousôtaittoutecolèreàsonégard.Deschamailleriesenfantines,ellesenavaientaveclesautres,jamaisentreelles.

Lesannées70,c’étaitlebonheur;après,Bettyétaitdevenuegrande,c’est-à-diremélancolique.Encesannées70,lavieétaitgravepourbeaucoup,paspourBetty et son amie. La jeunesse américaine manifestait contre la guerre auViêtnam,lesadultesmanquaientdéjàdepoésie,leprésidentNixonenvoyaitsespoliciers mater les étudiants de Kent State University. Le monde avait unecolique, pas les deux amies. 1973, le choc pétrolier ne changea rien à leurquotidien:auvillage,c’étaitl’écologieavantl’heure,lesmamanscuisinaientetéclairaientàl’huiledepalme.Lesdeuxcopinesn’avaientnulbesoindel’ornoirpour jouerà laprincesse.Lachutede leursdentsde laitouvrit lepassageauxannées80.Ellesavaientlasouplessedeleursjeunesos,faisaientlesacrobates,mangeaientdesmanguesverteset,quandlesadultestravaillaient,ellesavalaientdestassesd’uneeauinsalubre,enbarbotantdanslesrizièresouaulacNguidna,sans jamais tombermalades.À lamêmeépoque,on leurapprit,enclasse,unechanson qui parlait de canards : Les petits canards/Ils vont, les petitscanards/Barboteursetfrétillards/Heureuxderetrouverl’eauclaire...Bettyavaitoubliélasuite,maisellesesouvenaitqu’ellesprenaientcettechansonpourleuret la chantaient à tue-tête, en se jetantdans le lacouencourant sous lapluie.Leurs années passaient, douces comme une averse d’août au cœur du Sahel.1978,onparlaitencoredelaguerre,ellesentendaientseulementlemotViêtnam,quandlesparentsécoutaientlaradio.Ellesn’ycomprenaientrienetpréféraientlamusiquedeSambaDjabaréSambquiprécédaitlesinfos.Ledimanche,ellessedéguisaientendryankés–cesbellesdamessénégalaisesdistinguéesparleurcoquetterie –, et chantaient du Yandé Codou, du Khady Diouf ou duMédinaSabah, selon les dédicaces diffusées à la radio. Elles se prenaient pour des

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grandes,maisavaientlaresponsabilitédeleursdixans.L’Amérique,leViêtnam,c’étaitloindeleursrêvesetdeleurscocotiers.Àdixans,onprêtesesjouets,ondonnesesdessins,onpartageunbeignetmaispas lesortde l’humanité.Àdixans, elles partageaient avec lesVietnamiens un amour immodéré du riz, c’esttout. À dix ans, la puissance américaine, elles s’en moquaient comme de labombeatomique.Àdixans,onn’apaslagénérositédesidéologies,onaimesafamille,sesamisetlevillagenatalrestelecentredumonde,selonleconteur.Àdixans,onsefichedubonDieuetdelagéopolitique,onaunebaguettemagiquepourdessinerunmondeparfaitoùnulnepleure.Àdixans,BettyetMbaGnimagrandissaient,apprenaient,jouaientetrêvaientensemble.

«Quandnousnousmarierons,nosmarisserontamis.Ahoui!Jet’aideraiàchoisir ta robedemariéeet tum’aiderasàchoisir lamienne.Oui,d’accord,etquand j’aurai une fille je l’appellerai comme toi. Et si ton mari n’est pasd’accord?Maissi,ilserad’accord.Moiaussi,j’appelleraimafillecommetoi.Etsituasungarçon?Ben,ilépouseratafille.Ettul’appellerascomment,tongarçon ?Ah, je n’en sais rien, toi, avec tes drôles dequestions.Tiens, je vaisl’appeler Le petit prince, parce que j’aime bien. Mais non, ce n’est pas unprénomça...Oui,maisc’estungarçon,ungentilgarçon...»

Elles finissaient par rire de la naïveté de leurs rêves. Puis la douceur del’amitié les embarquait vers d’autres pactes signés par la poésie qui illuminaitleurs yeux.La réalité dumonde ne troublait pas encore leur regard d’enfants.Elles flottaient sur les jours, glissaient sur les saisons, prenaient tous ceuxquiétaientâgésdeplusdevingtanspourdesvieux.Quandnousnousmarierons...ellesdisaientça,commequidirait:Quandnousironsenvacancessurlalune.Ellesavaientlacertitudededevoirteniruneéternitéavantderécolterlesbellesfleursquigermaientdans leur imagination.L’enfance,c’était leuramitiémuéeen gémellité. L’enfance, c’était le temps des rêves.L’enfance, c’était l’attente.L’enfance,c’étaitlapatience.L’enfance,c’étaitsurtoutl’optimisme.

Ellesauraientaimépêcherlesannéesàlaligneafind’incarnerauplusviteles grandes dames de leurs jeux. Entre leurs deuxmaisons, du village au lacNguidna, où elles allaient se baigner, elles raccourcissaient les distances,parcourant déjà le monde en imagination. Certaines fois, elles avaient faitNiodior-Dakar en un quart d’heure ; d’autres fois, c’était Thiès-Saint-Louis,quand ce n’était pasDakar-Paris. Paris, qu’elles ne savaient pas encore situerexactementsurleglobeterrestredel’instituteur,leursemblaitplusoriginal,dansleurjeu,queBanjulouSokone,desvillesqu’ellesconnaissaientdéjà,chacuneyayantaccompagné,aumoinsunefois,saNakony(mamanchérie).Cesvoyages,effectués en petites villageoises ébahies, elles se les racontaient souvent et, àforce,ilsétaientdevenusdesexpéditionsféeriques.Quellemalheureuselucidité

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vientdissiperlapoésiedel’enfance,ceregardavideetbienveillant,capabledetransformerunepauvrevilledésoléeduTiers-Mondeenseptièmemerveilledel’univers?Cettelucidité,l’attrape-t-oncommeunemaladie,lejouroùonaccusesapremièreperted’illusion?Lejouroùlapremièretragédies’invitedansvotrecœurd’enfant?Lejouroù,pourlapremièrefois,unadultevousditenpleurant:Ne t’inquiète pas, ce n’est rien, ça va passer. Ce jour-là, on devine que leschosesnepasserontplusjamaiscommeavant.Pire,ellessepassentplusqu’ellesnepassent.Soudain,ellesgagnentengravitécequ’ellesperdentenpoésie.Unteljours’étaitabattusurlesjeunesépaulesdeBetty.Ellecompritaussitôtquedela maison deMba Gnima à la sienne, ce n’était pas Niodior-Dakar ni Thiès-Saint-Louis, encore moins Dakar-Paris, c’était l’éternité d’une peine. Ellecompritque lesmanguesvertespouvaientbel etbiendonnerdes coliques car,désormais,leursimplevueluitordraitl’estomac.

Cefutunjourauxheuresépaissesetstagnantes;unjourausouffleardent;unjourensoleillé;unjourd’unebeautétrompeuse;unjour,quivouschauffelesjoues et vous brûle le cœur. Un jour, qui vous crève les yeux de sa cruellelumière.Unjoursanspitié.UnjourBrutus,unjourJudas.Cejourmaudit,Bettyn’avaitnilapuissancedeCésarnil’âgeduChrist.Àdixansàpeine,lecharmede sa tendre enfance se rompait. On n’a pas besoin de longues années pourgrandir,unseuljoursuffit.

Lasemaineprécédente,àl’école,touts’étaitpassécommed’habitude,saufpour Betty. Troisième table banc, première rangée de gauche, la place à côtéd’elle était restée désespérément vide. Esseulée et triste, Betty attendait larécréation.Aumomentprécisoùlesautressejetaientdanslacour,semblablesàdes fusées, elle s’en allait, en courant, voir Mba Gnima, qu’un méchantpaludisme avait clouée au lit. Tous les jours, dès potron-minet, sa mèrel’emmenait au dispensaire. L’infirmier tenait à ce contrôle régulier. La mère,quantàelle,avaitbesoindecerendez-vousrassurant.Bettyarrivaitsouventaumomentoùlamamanusaitdemilledouceursauprèsdesafillepourfavoriserlaprisedemédicaments.Guérisvite, jesuispresséeque tureviennesavecmoiàl’école,lançaitBettyàlamalade.Moiaussi,j’enaiassezdecepalu, répondaitcelle-ci, dans un rictus qui s’élargissait aussitôt en sourire. Alors, la mère enprofitait :Si tu veux guérir vite, tu dois prendre tesmédicaments, allons, soisgentille ! Mba Gnima avalait ses comprimés, plus déterminée à prouver soncourage à son amie qu’à obéir à sa mère. Quelques minutes après, la petitevisiteuse filait vers l’école, ravie d’avoir vu sa complice et persuadée qu’ellesreprendraient bientôt leurs jeux favoris. Puis il y eut cette récréation,l’inoubliable récréation. Comme les jours précédents, Betty sortit au premiercoupdecloche,certainequesacopinel’attendait.Aupasdelaporte,déjà,elle

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l’interpellajoyeusement:MbaGnima,jesuislà!Tuvasmieux?Unedame,quin’étaitpaslamèredelamalade,vintàsarencontreet,lamainsursonépaule,l’entraînaverslasortiedelachambre,puisdelamaison.Maispourquoinepuis-jevoirMbaGnima?rouspétaBetty.Non,petite,luiditladame,tunepeuxpasvoirça,c’esttrèsgrave,ellepart...va-t’en.Bettyn’avaitpastoutcompris,maisletonsolenneldesoninterlocutriceluiinterditd’insister.

Elles avaient croisé un petit groupe d’hommes qui avaient salué tropbrièvement,enregarddeshabitudesdel’île.Danslacour,desdamesseserraienten rang d’oignons sur des bancs et quelques nattes. Leurs amples voiles necouvraientriendebon:chaquefoisqu’elleslesportaient,aveccetairdepoulesmouillées, on pouvait s’attendre aux pires nouvelles dans le village. Les voirchezsonamieremplitBettyd’appréhension.Enretournantàl’école,ellenageaiten pleinmystère.Que se passait-il ? Pourquoi ces oiseaux demauvais augureavaient-ils soudain rabattu leurs ailes devant la chambre de Mba Gnima ?Pourquoin’avait-ellepaseuledroitdelavoir?Pourquoin’était-cepassamèrequi était venue lui parler ? Pourquoi cette inconnue mettait-elle tant desollicitudeà l’éconduire?C’étaitquoi,ceçaque,d’aprèselle,ellenepouvaitpasvoir ?« ...C’est trèsgrave, ellepart. »MaisoùpartaitMbaGnima?Oùpartait-elle, où, pour une fois, elle n’avait pas le droit de l’accompagner ?Oùpouvait-elle partir, sans quitter sa chambre, son lit ?Que lui cachait-on ?Lesadultesontlafâcheusemanied’userd’étrangesformulespourmettreunedigueentre la vérité et les enfants.Betty n’avait quedix ans et le sens figuré fuyaitplusqu’ilnes’offrait.Elleavaitdixansetlessous-entendusn’étaient,pourelle,quedesmalentendus.Dixans,etlesensfigurél’agaçaitplusqu’ilnel’éclairait.Àdixans,lesnuancesetlesmétaphoressontdesinvitésmystérieux,ilfautlesfréquenter longtemps pour les connaître et les apprécier. Elle n’en était pasencore là. Quand sa grand-mère lui disait qu’elle partait, elle savait où etpourquoi;mieux,sonretournefaisaitaucundoute.Jamaisonneluiavaitditdequelqu’unqu’ilpartait,alorsqu’ilsetrouvaitaubeaumilieudesonlit.Ilyavaitlàuneformedemobilitéquiéchappaitàsonentendement.Ellesedemandaitsi,là où elle allait, son amie aurait enfin l’appétit qui lui manquait les joursprécédents.Aurait-elledebonsbeignetsdemilpourlegoûter?Là-bas,aurait-elle une amie avec laquelle jouer à lamarelle et sauter à la corde ?Là-bas, yaurait-ilunlac,oùelleiraitpiquerunetête,commeellesaimaientàlefaire,enpériode de grosse chaleur ? Et surtout, Mba Gnima penserait-elle à elle ?Reviendrait-ellelavoir?Ouluiinterdirait-on,àelleaussi,deluirendrevisite?

Enclasse,Bettypassalerestedelamatinéeàappelerlaclochedemididetous sesvœux. Il fallait, vite,qu’unadulteordonnât lebric-à-bracqu’unautreadulteavaitcrubondeluimettresouslecrâne.Midiarriva,porteurdetoutsauf

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d’appétit. Betty venait d’arriver chez elle lorsque des cris stridents fendirentl’air.TouslesadultesconvergèrentverslamaisondeMbaGnima.Restésseulsdanslesdemeures,lesenfantstremblaient.Incapablesdecontenirleurpeurdansles chambres, ils se regroupèrent dehors, devant chez eux, sous les cocotiers.C’est ainsi que Betty et d’autres gamins aperçurent un cortège d’hommes sedirigeantverslecimetière.Uneterreurvenued’onnesaitoùlesrenvoyadanslamaison,oùilsattendirentsagement leretourdesparents,enchuchotantdesondit que... Betty écoutait, sans desserrer les dents. Sa grand-mère, de retour,jugulasapropre tristesseet fit l’effortdeservir ledéjeuner.Maiscommeelle-même, personne n’eut envie d’y toucher. Son regard ne quittait pas sa petite-fille.Betty lâcha enfin la questionqui lui brûlait les lèvres :Nakony, qu’est-ilarrivé àMbaGnima? Samamie lui passa unemain sur la tête etmurmura :MbaGnima est partie. Betty bégaya,mais,mais..., sans réussir à articuler unautremot.Lavoyantprochedel’apoplexie,lesyeuxenflottaison,sagrand-mèrel’attiracontreelleet,luicaressantledos,elleajouta:Cen’estpasgrave,calme-toi,çavapasser.Maisleslarmesquiperlaientsurlesjouesdelabravedamelacontredisaient.Pourunefois,Bettydoutadesaparole.Lesproposentendus lematinmême résonnaient encore dans sa tête, la femme qui l’avait interceptéeavaitbiendit :C’esttrèsgrave...Plongeantsonregarddansceluidesagrand-mère, Betty émergea de son enfance. C’était grave, et pire, tout était devenugrave : les événements, lesmots des adultes, qui frôlaient les choses sans lesnommer,jusqu’àleursilencelarmoyant,toutétaitdouloureux.Oncomprendquelavieestgravelejouroù,pourvousconsoler,unadultevousdit:Cen’estpasgrave, en pleurant. Ce jour-là, on comprend aussi que partir, ce n’est pas,seulement,changerdelieu,c’estsurtoutlaisserunvidequichangeàjamaisceuxquirestent.

N’ayantpluslecouragedefairefaceàsagrand-mère,Bettycherchaoùfixerson regard.Sur lemurdu salon,unephoto : elleet sonamie, figéesdansuneposedeclasse,devantl’objectifdeLopez,lephotographequisillonnaitalorslesîles du Saloum et faisait la joie des parents comme des enfants. Dans leurspetites robes fleuries, on aurait pu les prendre pour des bonbons, si ellesn’étaientpasaussiprêtesàmordrelavie,toutesdentsdehors.Seulementvoilà,celuiquicoupeetdistribuelegâteauavaitsifflé,troptôt,lafindelarécréationetn’avaitpaslaisséàMbaGnimaletempsdefinirsapart.Depuis,entoutlieu,en toutes circonstances, trop de nourriture écœurait Betty. Elle avait toujoursl’impressiondemangerlapartdesonamieabsente,enplusdelasienne.Sanselle, elle avait pourtant vécu avec elle. Quand certains la trouvaient solitaire,incapabledesefairedesamis,elle,elleéprouvaitlebesoinderesterfidèleàsameilleureamie,définitivementmeilleurequetouteautre.

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1978, lesAméricainsbombardaientsanscesseleViêtnammaisc’est laviedeBettyquiavaitexploséaveclamortdeMbaGnima.Depuis,ellen’avaitplusjamais chantéLes Petits Canards,mais n’avait cessé de penser à son amie, àchaqueétapedesavie.Parfois,elleluiparlait:

« Les eaux de la vie changent, il y aura toujours assez de canards pourbarboter, mais avant chaque plongée, j’ai pensé à toi. Le jour de l’épreuvesportiveduCertificatd’étudesprimaires,une filledans la fouleparlait avec letimbrede tavoix ;quandce futmon tourdecourir le sprint, je t’ai imaginée,franchissantlaligned’arrivéeàmescôtés.Dansmesmultipleslieuxd’études,aucœurdemes solitudesurbaines, le soirvenant, je t’ai racontéchacunedemesjournées,tedévoilantjusqu’àcesmenusdétailsqu’onnelivrequ’auxamisdontonne doute plus.Après le bac, affrontant le tumulte et l’immensité des sallesuniversitaires, il m’apaisait de greffer ton visage à ma voisine de table. Ellen’avaitpas tagrâce,maissasilhouetteémaciéesuffisaitàmerendre la tienne.Dans cette mairie où, comme toutes les fiancées, j’épousai un espoir, je tedevinais témoin de mon erreur, au bras de ton prince charmant. Qu’aurais-tupensédel’amouretdecequ’ilfaitdenous?Nousenaurionsparlédessaisonsentières.Sansdouteaurions-noussoumisnosélusautestinsoupçonnédenotreconnivence. Aurions-nous respecté notre promesse de choisir ensemble nosrobes de mariée ? Cette promesse inaccomplie me rend les cérémonies demariageinsupportables.Penserquetunetemarierasjamaism’enlèvetoutplaisird’unetellecélébration.Lesfaire-partdenaissancem’attristent,carilmemanquelestiensquim’auraientdonnéenviedet’enenvoyer.Nosvraismodèles,cenesont pas nos parents, mais nos proches amis de notre âge, car nous lisons lecheminement de notre vie dans la leur. À l’heure des couches-culottes et desgoûtersd’anniversaire,jen’auraispaseubesoindem’inventerdesexcuses,nousaurions fait les gâteaux et savouré ensemble le bonheur de la marmaille, enretrouvantlespetitesfillesquenousétions.Aujourd’hui,sanstoi,j’aidesamiesqui me racontent les facéties de leurs bambins, mais il me manque celle quisauraitmeparlerdelapetitefillequej’aiété.Ilmemanquelerirecomplicequisaluelesouvenirdesbêtisescommisesensembleetquisoudentlesliens.Ilmemanque le bonheur d’évoquer nos apprentissages communs, les peines et lesémerveillements,quenousmesurionsl’unedansleregarddel’autre.Aprèstoi,j’aiattendul’avènementd’unedouceeteuphorisanteamitié,nonpourt’oublier,maispouroublierque tune reviendraispas.Longtemps, jemesuis trouvédesamies qui avaient une certaine ressemblance avec toi, maintenant, je ne techercheplusenpersonne.Puisquepersonneneremplacepersonne!Ai-jeencorerêvé, après toi ? Oui, évidemment. Mais une fois que les adultes ont dit enpleurant :Ce n’est pas grave, on ne rêve plus pareil. On sait que les rêves

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s’inscriventsurundéquinetombepastoujoursduboncôté.Inassouvi,lebesoindesadultesdeprotéger l’innocencedesenfants.Puisque lesenfants,euxaussi,finissent par comprendre qu’il existe des départs qui ne promettent nullesretrouvailles. Inassouvis, nos rêves d’enfance. Inassouvi, monmanque de toi.Inassouvie, l’attentequidure touteunevie.Parfois, la tête lourde,onvoudraitchanger, rectifier le destin, le réorienter. Mais vers où, vers quoi ? La lignecontinue.Inassouvi,cegrandCanyonau-dessusduquelnousessayonsdetendrecefiltissédenosjours.Inassouvie,lavie.»

Cela faisait de nombreuses années que Betty couvait le souvenir de sonamie,commeuneblessuresecrète ;mais jamais ilne luiétait revenuavecunetelleviolence. Jusqu’ici, elle avait soigneusement évitéde s’ypencherdeplusprès. Les choses étaient tassées et devaient rester à leur place, dans un passéqu’ellevoulaitlaissersédimenter.LadisparitiondeFélicitéavaitdéclenchéunebourrasque dans sa mémoire. Après avoir affronté et rédigé cette histoired’enfance,ellesesentitpluscalme.EllepensaitmaintenantàFélicitédemanièreapaisée.Avecchaquemort,onpleured’autresmorts.Inlassablement,levideserappelleànous.Inassouvi,notrebesoindenousdébarrasserdenosfantômes.

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XVI

Dans son appartement,Betty couvait sa tristesse.La faucheuse portait soncollierdeperles,uneenfiladedejoursquis’égrenaient,lisses,froids,insipides.Sa curiosité pour son entourage s’était émoussée, mais elle n’avait pas perdul’habitude de s’accouder à sa fenêtre et de se laisser captiver par le spectacleincessant de l’immeuble d’en face. Cependant, si le film continuait, lesrebondissements en avaient modifié l’intrigue et les acteurs n’étaient plus lesmêmes.

Au cinquième étage, d’où l’infortuné père divorcé s’était défenestré, uncoupledejeunescadresavaitemménagé,peudetempsaprèsledrame.Aprèslechantducygne,lesrouges-gorgescélébraientlerosedesfleursquidéteignaitsurles joues des jeunes mariés. Madame attendait déjà un bébé. Il y avait unechambreàpeindre,unlandauetlalayetteàacheter,leursweek-endsétaientbienremplis. Épuisés, ils se couchaient avec les poules, en attendant les nuitsblanchesdevantleberceau.Maiscen’étaitquedubonheur.

Au quatrième, la prof de lettres intello-écolo-bio menait, avec son jeunecollègue,unevieapparemmentheureuse,quinesedétachaitenrienduformathabituel du couple. Même si sa conscience la faisait parfois souffrir, la profsemblait avoir définitivement poussé la porte de l’Amour et se laissait guidervers une paix intérieure. Lorsqu’elle se remémorait ses longues années ensolitaire, elle formulait aussitôt le vœu de ne jamais plus revivre une tellepériode.Laglacedanslasalledebainnefaitpasdecompliment,nepartagepasunepromenade,encoremoinsunbonfilm.Laglacedanslasalledebainvousditsimplementque larobedevotreanniversaireprécédentestdevenueunpeutrop juste, elle vous reproche vos parts de tarte aux pommes sans jamais ygoûter.Riennevautungrandlitfrais,justepoursoienété,maisriennevautunregardaimantdevantunetassedecafé.Avecsoncollègueetchéri,ellen’avaitpasrenoncéàtoussesprincipesdemilitante,maiselleavaitmisbeaucoupd’eaudans sonvinpour savourer l’ivressed’unpasdedeux, résolument tournévers

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l’avenir.Desonnidhautperché,Bettyimaginaitdesamoureuxcorrigeantleurscopiesensemble,dînantàlachandelleousecâlinantaucoindelacheminée,enattendantd’allers’aimerausoleilpendantlesvacancesd’été.

Derrièrelesimmensesbaiesvitréesdutroisièmeétage,pluspersonnen’étaitvisibleau-delàdeminuit.L’avocatn’avaitpasépousésajeuneassociée,maisilavaittrouvédequoiremplirsacouette.Unefemmetrèssophistiquée,unesortedeclonedesapremièreépouse,maisassezmûrepourveillersurlanombreuseprogéniturede leur famille recomposée,étaitvenue lui faire supportercequ’iln’avait jamais imaginé auparavant. Lui qui, en poussant son ex-épouse audivorce, espérait revivre, avec sa jeune associée, les joies d’un couple sansenfants, s’était retrouvé avec ses quatre rejetons et les trois de sa nouvellecompagnesurlesbras.L’atterrissage,qu’ilsoitdouxouviolent,onseposesurletarmac !Personnene restedéfinitivement en apesanteur.Même leConcorde afini par couper lesmoteurs.On ne s’envole pas comme un pélican à tous lesâges.Silamaîtressedemaisonn’étaitpluslamême,lagouvernante,elle,étaitfidèleauposte.C’étaitlavolontédemonsieur,sesenfantstenaientàladamequilesavaitvusnaîtreetgrandir.Etl’employée,déjàvieillissante,restaitvaillanteetdévouée aux petits messieurs comme aux petites demoiselles. À longueur dejournée, quand monsieur était au travail et madame à ses occupationsmondaines,ellegéraitlespetitsmonstresets’époumonait:

—Allons,lesgarçons,soyezmignons,finissezvotresoupe,c’estbonpourvous.Non,jen’yaipasmisdepoireau!Non,elleestaupotiron,commevouspréférez. Mais puisque je vous dis qu’elle est au potiron ! Enfin, voyons,regardezquelle couleur avotre soupe.Quevais-jedire àmonsieurvotrepère,quivous trouve tropmaigres?Vousnemangezrien!Ah,quellepitié !Allez,mespetitesdemoiselles,venez,quejevousbrosselescheveux.Arrêtezdecourirdanslesalon,vousalleztoutcasser.N’avez-vouspasassezjouéauparc?Ah,douxJésus!Maisregardezdonc,voyezcommevosrobessontsouillées!MonDieu!Venezvouschanger,sivosparentsvoustrouventdanscetétat.Ah,sainteMariemèredeDieu!

La gouvernante parlait fort mais ne s’énervait jamais avec les petits. Aucontraire, elle les excusait de tout, parce qu’elle ne comprenait que trop leurdéchaînement,quandilsétaientseulsavecelle.Soucieuxdeleurpropreconfort,les parents exigeaient de leurs petits une discipline d’adultes. Dès qu’ilsrentraient, lamaisondevenaitaussisilencieusequ’unemorgue.Parfois, lavoixde La Callas, que madame écoutait à fond, emplissait la demeure, quandmonsieur, assagi ou résigné – résolument tourné vers la spiritualité – neplongeait pas toute lamaisonnée dans leRequiem de Fauré. En rentrant chezelle, lagouvernantesedemandaitd’oùvenait lesensdutragiquechezlesgens

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delahautesociété,ceux-làquiontjustementtoutpourserendrelavieagréableet légère. Elle n’eut jamais de réponse, car elle n’osait poser directement laquestionauxintéressés.Betty,quiscrutaitetanalysaitsonentourage,laregardaitde loin, en pensant : c’est quoi le destin d’une gouvernante ? Servir et obéir,constater sans poser de questions, trôner discrètement sur le meilleurobservatoirede l’humanité, apprendreen silence ; en somme,uneplace idéalepour un sociologue. Mais on ne pouvait arriver à une telle conclusion qu’enfaisant sciemment abstraction des courbatures, après le cirage de parquet, lespaumesdurciesàlatâche,lesonglesquis’écaillentetlesdoigtsgercésàforcedefairetoutceques’épargnentceuxquiontlesmoyensdepayer.Gouvernantesociologue?Oui,peut-être,mais ilne fautpaspousser.Lesconférencesnesetiennent pas dans une cuisine ! En réalité, Betty ne s’y trompait pas. Autroisième étagede l’immeubled’en face, il n’y avait pas depère parfait ni demère idéale, ni de petits monstres, encore moins une sociologue tout entièreatteléeàlaréflexion.Non,iln’yavaitqu’uneminiaturedesociété:desjeunesetdesvieux,desrichesetdespauvres,quipartageaientvaillequevailleunmêmeespace.

Au deuxième étage, des jumelles d’une quarantaine d’années s’étaientinstallées, après quelques semaines de travaux de rénovation. Elles avaientharmonieusement décoré leur appartement et coulaient des jours heureux.Chacune avait un homme dans sa vie, mais elles n’avaient pas souhaité seconformeraumodèleclassiqueducouple.Ellesaccueillaientleursamoureuxetleurrendaientvisite,detempsentemps,augranddamdescenseursquisaventdéfendrelalibertéenparolesetlarendentcoupablelàoùellesemanifeste.Vousallez vous marier, quand même ? avait fini par leur demander la boulangère,acheminant ainsi les jacasseries de ses clientes.Mais nous sommes mariées,chacunedesoncôté!avaientrépondulesjumellesenricanant.Devantleregarddubitatifde laboulangère,unedes sœurs la renseignadavantage :Masœur etmoi,nouspréféronsvivreensemble,alorsnosmaris fontavec, jecroisqueçaleurconvientaussi.Laboulangères’étaitcontentéed’acquiescer:Ehben,c’estbien;maislorsqu’elleavaitrapportéladiscussionàsesclientes,elleavaitajoutéquede nos jours, on voit de tout et les hommes acceptent vraiment n’importequoi.Pourtant, les jumelles étaient loind’êtredes féministes extrémistes, ellesn’étaientpasnonplusdesgarçonsmanqués.Cesdeuxbeautés,auxattributsbienaffirmés, limitaient les prérogatives des machistes et bornaient la dictaturemoraleuniquementpourpréserverlaquiétudedeleursororité.Lapaixqu’ellesgoûtaient ensemble et la bienveillance qu’elles se témoignaient en toutescirconstances, elles ne les espéraient nulle part ailleurs. Évidemment, à courtd’arguments,certainssoulevaientlaquestiondesenfants.Unenfantabesoinde

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samère,maisaussidesonpère!Que feraient-ellesquandellesenauraient?D’ailleurs,pensaient-ellesenfaire?Ellesrépondaientpardesunjour,peut-être,sansaucuneautreprécision.Puis,pourrenforcerledouteounarguerl’indiscret,l’uneou l’autre empruntaitunepiqueàGassendi : Il n’yaassurémentpasderisquequ’onmanqueàcepointdegenspoursemarieretfairedesenfantsqu’ilfaille refuser à quelques sages de s’abstenir de cette tâche. Parce que levoisinage peinait à admettre leur personnalité, on les considéra comme desoriginales,pournepasdirelesfollesduquartier.

Les jumelles du deuxième étage se ressemblaient en tout. Élégantes, ellesavaient pratiquement lemême style vestimentaire, très voyant. Leurs couleurschatoyantes, leurs sourires et leur humour promenaient une certaine allégressedans les rues du quartier. Ouvertes aux autres, elles restaient néanmoinsinséparables.En aimant l’autre, chacune s’aimait elle-même, on pouvait gagerque leur famille bicéphale survivrait à toutes les tempêtes. Dans cette viesiamoise que certains leur reprochaient, elles avaient peut-être trouvé unemanièreradicaled’éviteruneconvocationdujuged’affairesfamiliales.Danscemonded’instabilitésaffectives,ellesaumoins,elless’aimaientetsesoutenaientsanscondition.Chacuneétait,àlafois,lerefletetlerefugedel’autre,sedisaitBetty,quandellelesvoyaitpasserensejetantdesregardscomplices.

Au premier étage, dans l’appartement qu’avait occupéFélicité, un hommed’une trentaine d’années alternait les amours : brune, blonde, rousse ; noire,blanche, jaune, tous les stylesypassaient.Bettyenavait le tournis ;pourdirevrai,çal’agaçait.Commentfaisait-ilpournepassetrompersurlesrendez-vouset les prénoms ? D’où venaient-elles ? De loin, certainement, car sinon ellesauraient finiparcroiser leurhommeaubrasde l’uneou l’autre.D’ailleurs, çadevait arriver. Certains renouvellements du cheptel devaient résulter dedémissions volontaires de poupées dégonflées ou vexées. L’homme s’agitaitdans les affaires et courait lemonde, il devait décompresser. Alors, à chaqueescale il faisait correspondre une conquête,mais il recrutait également in situ.Bettyavaitdéjàentr’aperçu,sepavanantaubalcon,despimbêchescroiséesdansle quartier. Le jeune homme n’était pasmal,mais quandmême, il y avait dumaladifdanssonappétit,sedisaitBetty,quelavued’untelmanègeconfortaitdanssoncélibat.Lescornes,c’est toujoursplusamusantsur la têtedesautres.Trèsvite,elleselassadecontemplerlepremierétage,lavuedecebalconl’avaitplus intéressée du temps où Félicité y déjeunait en morigénant son chat. Laphysionomiedecevolagel’indifférait.Cependant,uneplaisanterieduhasardlamit nez à nez avec ce voisin trop entouré, au supermarché de leur avenue.Machinalespolitesses.Onestéduqué,çarassurelesmères.Maislesinévitablessalutations furent brèves. Cependant, elles durèrent suffisamment pour faire

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remarqueràBettyunregardencoinetunsouriremoitequ’ellejugearépugnant.N’importe quoi ! Sale tordu ! Ravale ton appétit de loup galeux et garde tesbulbespouruneautremangouste.Etvoilàencoreunregard,plusappuyécelui-là. Diable ! On a inventé un spray répulsif anti-moustiques, il en faudrait uncontrelesprédateursàpectoraux.Maisàquelmomentlesgarsnepensent-ilspasàleurbraguette?Mêmeenchoisissantunmunsterdépourvudesex-appeal,dansle rayon froid d’une supérette, le coureur s’imaginait retroussant des jupes,débusquantdelachairchaudesousunesoiedocile.Desjupes,desjupes,encoredes jupes. Oui, mais pas lesmiennes. Pas lesmiennes ! D’ailleurs, ça tombebien,jesuisenpantalon.Hahaha!Voilàtonpetitmuseaurâpéaujean!pensaBetty. Et puis, avec ton fromage qui pue, tu ne dois pas être ragoûtant àembrasseraprèsledîner.Fautmêmepasysonger,coco.Àtonpropos,monavisestdéjàfaitetn’évolueraplus.Bornée?Oui,jesuisbornéequandillefaut.Là,c’estnécessaire.Pas lapeinedeme fairedesyeuxd’orphelinmignon, tun’asquetropdecœursquirisquentl’arythmieautourdetoi.Nonmerci!Sic’estpourservirdefruitdesaisonàunphacochère,ahnon!Autantprolongerlajachère.Éloignezvossabots!Lesmauvaisescultures,çaabîmelesbonnesterres.Allezramasser vos poires ailleurs, espèce de naze ! Votre QI signifie Quotientd’Infidélité.Uncaméléon!Oùça?Surmoncarnetd’adresses?Écrasez-moiça!Salebestiole!Jeveuxapprivoiserunlion,marredespeluchesquisedélavent.Circulez,y aqu’uncœuràvoirpar ici.Çavous faitpeur ?D’accord, jevois.Vous voulez prendre le temps ? Le temps de se découvrir ? Le temps de sedégoûteraussi.Ouste!Jen’aiplusletempsdejoueraubacàsable,moi.Allez,ouste!VoustrouverezBarbieaucoindelarue.Dites-luiqueBettyBoopvousafoutu un coup de pied dans le derrière.Ça l’amusera.Vulgaire attitude ?OK.Sachez que dans les salons feutrés, les soumises entretenues critiquentouvertementlafranchisedesrebellesmais,qu’aufondd’elles-mêmes,ellesleurenvient cette irrévérencieuse liberté qui renvoie les mâles dominants à leurtétine.Machérie?Oh,oui!Encoreoui!Etvoilà,desbisoustoutdoux,rienquepourmonsieur.Machatte?Non!Ausaloncommeaulit.Etd’ailleurs,miaou!Miii-aaa-ou!Desgriffes?Évidemment,monsieur,vous l’avezcherché,non?Crash ! De la délicatesse, bon sang ! Pour tout contact, le tact, c’est unminimum.Oui,de ladouceur.Hum!Voilà,commeça,oui.Unroutoutoudoitêtreungentlemanpourplaireàunelady,sinonilneméritequecetteécerveléedeBarbie.Bettyquittalasupéretteenriantdesonmonologueintérieur.

Dans son appartement, Betty laissait le temps filer, entre les crises, lescolères et les réflexions solitaires. Entre ses murs, elle miaulait, mugissait etgémissaitparfois.Prisonnièredesespensées,elleprojetaitunevisiteauzoo,carellenesavaitplusàquelanimals’identifier.Lapiredescellulesn’apointbesoin

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debéton.Elles’ytrouvait.Uncoussindeveloursl’étouffait,unetached’encrelanoyait,unrienlaperturbait.Dansleroulisdesjours,avantcommeaprèsl’apnée,on respire. Inassouvi, notre besoin d’air. Une guirlande demots devenait unebéquille. Elle s’y accrochait, spontanément, comme le bébé s’accroche auxmains amoureuses de sa mère. Petit, un pas après l’autre, on insiste, à forced’acharnement on rode lamécanique, onmarche.Hélas, on grandit vite ; prisdans les filets de l’existence, on se débat. Comment marche-t-on quand ons’englue dans la vie ? Betty ne l’avait jamais su. Être là. Ce n’est pas unevolonté,c’estunfait.AutourdeBetty,onvivait,c’étaitainsi,dumoinsc’estcequ’elle croyait. La nuit appelait le jour, le jour appelait la nuit.Même si unebonne lecturede la réalité imposait toujoursune loupe,certaine lumièrequisedécoupait sur l’immeuble, de l’autre côté de l’avenue, ne suscitait plus sacuriosité.Sonobservationassidueetsesintuitions,rectifiéesoucorroboréesparsesrencontres,avaientdissipélesténèbresquinimbaientsonvoisinage,audébutdesonemménagementdanssonnouveauquartier.Traverserlesmurs,briserlesvitrines,gratter lesfaçades,percer lesapparences,s’infiltrer jusqu’aupointoù,sesuperposantàleurproprereflet,leschosesfinissentparremplirlevidedeleurconsistance, c’était son intention initiale, lorsqu’elle s’était muée en loupedétaillant le train-train quotidien de ses voisins. Elle y était parvenue ets’estimaitdésormaisassezrenseignéepournepluslesépier.

Pourtant, si le crépusculen’excitaitplus sacuriositéd’autrui, iln’étaitpasnon plus devenu pour elle un simple aspirateur d’heures d’existence ; plutôtl’entonnoir temporel qui la ramenait toujours dans sa chambre noirementale.Une chambre noire où elle ne développait plus les scènes volées derrière lesfenêtresd’enface,maisaffrontaitsesproprescauchemars.

Dans ses cauchemars, Betty se voyait, sirène enfermée dans une bouteillegéante,entouréededauphinsquisuffoquaientetcrachaientunebavemousseuseà même le parquet. Des pélicans se fracassaient la tête au plafond, avant deretomber,inertes,lesunsaprèslesautres.Non,non,nemourezpas!Sortezd’ici,nagez,volez!hurlait-ellesifortquesaproprevoixlaréveillait.Danssonesprit,lanuitnegommaitlejourquepourmieuxafficherlescontoursféeriquesqu’ellesouhaitait donner à sa vie.Oiseau sauvage, elle nichait toujours au cinquièmeétage, dans cet appartement qui évoquait à ses yeux un bateau renversé,suspenduàlapierre,lacoqueregardantlesastres.Unbateauàsec,cen’estpasunbateau.Undauphinquinenagepas,cen’estpasundauphin.Unpélicanquinevolepas,cen’estpasunpélican.Unesirènedansunebouteillen’estpasunesirène.Être ou ne pas être ? Quel idiot, ce Shakespeare, comme si on faisaitexprès d’être là ! Les choses auraient été plus simples, si nous avions la

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possibilitédechoisirentrelepleinetlevide,entrelaprésenceetl’absence.Lavraietragédie,c’estd’êtresansêtre:lasuspension,l’apesanteur,l’inassouvi.

Bettydécodaitsoncauchemarrépétitifàsafaçon,ellen’avaitpasbesoindeFreud:l’êtreenbouteille,observantlemondederrièreleverre,c’étaitelle.Lescétacés privés d’eau et ces créatures ailées en cage, c’étaient ses rêvesembastillés,qu’elleabandonnaitunàun.Lematin,accoudéàsatableàmangeroù elle nemangeait rien, ce n’était pas le bruit incessant de sa cuillère à caféqu’elleentendait.C’étaitFreudqui s’invitait etdéblatérait au fondde la tasse.Que lui aurait ditFélicité, au sujetde ce cauchemar ?Lavieille luimanquait.Pendant lapériodeoùelleallait lavoir,elleavaitperduses terreursnocturnes.Avecelle,elleparlait,sentait,échangeait,partageait,touchaitàpleinepaumelaconsistanced’unevéritablerelationhumaine.Bref,elleoubliaitcevidequin’enest jamais un, puisque peuplé d’angoisse. Maintenant, comme avant leurrencontre, elle se sentait seule, d’une façon si totale et entière qu’aucunedescriptionnesauraitappréhender.Commetousleshumains,elledevaitquandmêmeavoir des relations, pensez-vous.Oui, elle en avait, des relationsquinereliaient rien, à part les mailles distendues des conventions. Betty était unefemme active, avec plusieurs cordes à son arc, assez de cordes pour tracer demultiplescerclesconcentriquesautourd’elle.Sil’amour,danssonacceptionlaplusnoble,était inhérentauxrapportshumains,elleseserait toujours réveilléeen remerciant sonSeigneur.Mais il n’en était rien.Quand ses angoisses ne lamaintenaient pas en éveil, elle sortait de sa couette en se demandant à quoiservait sa part de ciel.Même dans le frémissement des rares repas qu’elle sepréparait, elle entendait des notes de blues.Dans un autre de ses cauchemars,ellesevoyait,corpsminusculeécraséparuneimmensetête,pareilleàunejarred’où débordait de la cervelle. Lorsqu’elle lisait son courrier et sesmails, tousprofessionnels, elle ne pouvait s’empêcher de penser : Je ne suis qu’unprogramme informatique dans lequel chacun vient piocher ce qui l’intéresse.Pourtouscesgens,jenesuisqu’uncerveau.Est-cequ’onvoitlafemmeenmoi?Elle luttaitpour tenir sesengagements,par respectde lavictoirequechacundoit toujours essayer de remporter sur soi-même. Elle rêvait de dîners, dedéjeuners, de cafés, de discussions où on lui parlerait d’autre chose que deboulot,mais ça n’arrivait pas ou trop peu.Dans le cadre de ses activités, ellecroyait parfois à une amitié naissante.Optimiste, elle ouvrait grand son cœur,avant de réaliser qu’elle venait de subir un bombardement affectif qui n’étaitdestinéqu’àtirerlemeilleurd’elle-même,exactementcommeonbichonneunejumentpouréperonnersesperformances.D’autresfois,sonbesoind’amitié luijouaitdes tours, sonélanétait souventmal interprétéparcertainshommesquipensentquelesfemmesn’ontriend’autreàfairequedeleursauteràlagorge.

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Peu d’hommes savent qu’une femme peut s’attacher à eux, comme elles’attacheraitàuneamie,etentreteniraveceuxdeséchangesoùleurvirilitén’estd’aucunusage.Ilfautégalementsouligner,pourêtrejuste,quepeudefemmessaventqueleshommesquis’intéressentàellesnerêventpasforcémentdeleurtrousserlesjupes.L’essencedel’humaintranscendelaquestiondesgenresetilfautpasserau-dessusdelaceinturepouryaccéder.

Avec la gent féminine, ce n’était guère plus enthousiasmant : son célibatcompliquait les choses. Dans sa classe d’âge, les mariées étaient plusnombreuses et, pour certaines, sa présence était aussi imbuvable que la merMorte. C’est entendu, dans une société où les mâles dominent, le mariageennoblit;mêmecellesquiontépouséuneendives’imaginentquetoutlemondeenvoudraitets’armentdebazookapourgarderjalousementleurvégétal,sanssedouterque,mêmeaffamées,les«copines»pourraientsaliverpourd’autresgarsplus appétissants. Les endives, Betty n’en voulait pas,mais ça, les jardinièresl’ignoraient,elleleurlaissaitdoncleurpotager.Pourelle,l’amitiéfémininetantlouéerestaitunepépiteperduedanslabouedessusceptibilités.Toutcomptefait,elle s’en accommodait ; regarder le dessin animé de Betty Boop était plusinstructif que de suivre les jacasseries frivoles de certaines de ses semblables.Puis, comme elle ne supportait pas l’indiscrétion et les heures de shoppinginterminable,celafaisaitlongtempsqu’ellen’avaitplusbesoindepersonnepouréplucher ses oignons ; pour le reste,Gainsbourg l’avait initiée au langage desdessous chics qui révèlent tous lesmystères des hommes. Les dignes épousesn’avaientqu’àcauserde leurcelluliteentreelles.Orchidée,Bettysecontentaitdepeud’eauet espéraitnepasmourirde soif, avant le razdemaréed’amourqu’elle attendait. C’estmathématique, lamer finit toujours parmonter.Alors,pourquiveutnager, inutiledese jeterdansunpuitssec.Patience!Patience?Mot facileà scier.Unmatingriset craque !Voilàunebelle résolution toutenmiettes, au deuxième jour de l’année. La patience, Betty n’y parvenait plus.Certaines de ses connaissances cultivaient une pseudo-proximité dont le viden’avait d’égal que l’immense éloignement qu’il cachait. Dans son carnetd’adresses les noms correspondaient plus à des fonctions qu’à des personnesavec qui rire ou pleurer.D’ailleurs, pour tous ces gens, Betty ne riait pas, nepleuraitpasnonplus ;sesétatsd’âmenecomptaientpas.Pour leboulotet lesconvenancessociales,unsouriresuffit,mêmequandilveutdire:jeveuxcrever.Bettysedisaitquesiellevenaitàmourir,onnes’enrendraitcomptequeparcequ’elle aurait manqué un ou plusieurs rendez-vous professionnels ; et encore,celadépendraitdelaréactivitéoudeladésinvolturedeceuxquiauraientlelapinà bouffer. Modérément écolo et prévenante, elle se souciait de l’odorat del’entourage : vaudrait mieux pas laisser sa viande se détériorer pendant des

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vacancesd’été,ceneseraitvraimentpaspolipourlesvoisins.Lespompiers,ilssont payés pour ça, mais les voisins, eux, n’ont pas à supporter ce genre dedésagrément.Ilspourraientporterplaintepournuisancesolfactives.Auquelcas,ne pas honorer la convocation de la police de sa présence serait uneinconcevable incivilité, de la part d’une fille qui récitait par cœur ses leçonsd’instruction civique. Ces raisons l’obligeaient à soigner tous ses maux quitrouvaientremèdeàlapharmacie.Mourirneluifaisaitpaspeur,c’estseulementpourrirqu’ellenevoulaitpas.Imaginerl’indignitéposthumelatorturait.Oùsontleshumains?Etd’ailleurs,quisont-ils?Sipersonnen’aletempsdeprendrelecaféavecunevivante,quiaurait le tempsde laversoncorps,de l’habillerunedernière fois ? Dans le monde high-tech, les codes digitaux gagnent ensensibilitécequeperdlecœurdesHommes,sedisaitBetty,ens’adressantàsonordinateur,devenuentre-tempssonmeilleurami.Quegarde-t-ondeshumains?Quegardent-ilsdenous?Quereste-ildenosrencontres?Lesbisoussurl’écransontsiloindelajoue.L’émotionnevientplusqued’unesonnerieintempestivedu téléphone.L’étonnementestunefauted’orthographeoudegrammairedansun mail. Si Betty s’accommodait du téléphone, le langage télégraphique destextos et des mails l’agaçait. L’ordinateur véhicule des amitiés dyslexiques.Derrière l’écran, les tendresses sont des mets succulents sous cloche, horsd’atteinte. Inassouvies, ces amours par écrans interposés. On voudrait crier :amis,meschers lointains,vos frimoussesou rien !Maisçaneserviraità rien,personnenel’entendrait.Parfois,enquêtedechaleurhumaine,ontombesurunrouleau compresseur : le divorce avecPaul, les vacances àBombaypour s’enremettre, la découverte du chakra en attendant le nirvana, le mariage de lacousineàNewYork, le fabuleuxcoupde foudreavecAlexandreLeGrand, lebeau standing d’Alexandre, la grossesse immédiate, la césarienne, le chômaged’Alexandre, la réunion houleuse au bureau, le patron pas d’accord avec lestrente-cinqheures,lacampagnedeSégolène,lafemmedeménagequiagâchélarobePrada,lepacemakerdelamère,lediabètedupère,lesvacheriesdelabelle-mère, le gazon à tailler dans la maison de campagne, Alexandre qui devientdésagréable, la fille pourrie d’Alexandre qui n’a pas aimé son cadeaud’anniversaire, les lettres touchantesdePaulqui revientà lacharge, lechaponcramésamedi,lafuried’Alexandre,leweek-endannulé,lapetitequivientd’êtreréglée, lesmauvaisesnotesdupetit, laBMquineveutplusdémarrer, lepetitchienquiamalauxdents,etc.Bettyenavaitmarredeconsolerdetoutdesgensquinesavaientriend’elle.Inassouvi,notrebesoindecontacthumain.Inassouvi,notrebesoind’échapperàlasolitude.

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XVII

Infuse, insidieuse,était latristessedeBettydepuislamortdeFélicité.Quegagne-t-onàtisserdesliens,s’ilfaut,unjouroul’autre,serésoudreàlesvoirserompre ? Betty s’interrogeait souvent. Une seule certitude : la solitude, ellesavaitàquoiçaressemblait,elleavaitessayéd’ymettreunterme,maiselleétaitrevenue,vengeresse,latenaillerplusquejamais.Quelssontlesingrédientsquirendentlebonheurpossible?Pouvait-elleencoreycroire?Detoutefaçon,elles’enmoquait,ellenecherchaitmêmeplus.Lavieestunebarquedontsejouentles courants. Celle de Betty tanguait, au bon vouloir de chaque jour. Alorsqu’ellenes’habillaitplusqu’ennoiretsortaitlemoinspossible,unévénementinattendu vint infléchir le cours de sa routine.Un homme avait tout fait pourobtenir ses coordonnées et l’invitait à répétition. Ses refus réitérés nedécourageaientpasl’inconnu.Fatiguéedeluiassénerdesnon,elleavaitfiniparlâcherunoui,commeonpaieunetaxedouanière.Qu’est-cequ’ilmeveut,celui-là?Jevaislevoirunefoispourtoutes,aprèsj’aurailapaix,s’était-elledit,enacceptant,enfin,unrendez-vouspourundéjeuner.Maislarencontredéjouatoussesplansderepli.Malgrésatristesseetsonhumeurmassacrante,l’hommeétaitrestécalmeetserviable.Humanisteetcultivé,ilavaitréussiàl’embarquerdansdetrèsintéressantesdiscussions.Laplusgrandevictoiredecemonsieurn’étaitpasdeluiavoirarrachéunrendez-vous,maisdesuscitercestimidessouriresquirepoussaient les plis soucieux de son visage. Betty n’aurait su expliquerpourquoi, mais elle ne se fit pas prier pour renouveler, plusieurs fois,l’expérience.Malgré saméfiance, une proximité s’installa sans crier gare.Unjour d’hiver, elle qui vivait en recluse alla jusqu’à accepter une excursion envoiture.

Findejournée,àStrasbourg,laplacedelaRépubliquesomnolaitdrapéedeneige.Ilsroulaient.Bettyoccupaitlesiègedupassager.Ilsdiscutaient,riaientàgorge déployée. De quoi parlaient-ils ? Betty n’avait retenu que le plaisir etl’émotion qui avaient annihilé toute autre considération. Ils rentraient d’une

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longue virée dans les villages alsaciens. Il devait faire le tour du rond-point,choisir une bretelle du croisement pour aller la déposer chez elle. La nuittombait. Le halo des lampadaires caressait les rares passants. L’esthétique desbâtimentsetlalumière,affirméemaissansarrogance,rendaientàlavillecequel’histoire guerrière n’avait jamais pu lui ôter : les entrelacs de ses eaux quiinvitentàlarêverie,samajestéetsadoucebeauté.Onpeutluireprochertoutcequ’onveut,maisStrasbourgresteraunecoquetteséduisantequivous inviteunjouretvousgardeamoureuxd’elle,àvie.Etcesoir-là,elleétaitparticulièrementbelle et paisible. Il est de cesmoments où les torrents intérieurs perdent leurtumulte, où les battements du cœur s’apaisent et gagnent en harmonie,simplementparcequedeuxregardssecroisentetsemettentaudiapason.Opéra!Ne chantez plus rien d’autre, en dehors de la beauté de l’humain. Seule lachaleurhumainedonneenviedechanter.Vibratodelavie,frémissementdecefeuquibrûleennous.Vivre,vibrer,s’enflammer,aprèschaqueaverse,soufflersurlabraiseets’enflammerencore!Bettysesouvenaitd’unelumière,celled’unsourirequiétalaittoutcequiéchappaitauxmots.Ellegardaitunemusique,celled’une phrase, douce et pudique, qui disait pour mieux taire. Ah, c’estmagnifique, cette place ! Allez, on se fait un deuxième tour, rien que pour leplaisir,avaitproposél’homme,entournantlevolant.Oui,avaitréponduBetty,elleestbelle,cetteplace,etj’aimebienêtreenvoiture...,ajouta-t-elle.Puis,desonrire,ellesemadespointsdesuspensionetrespirad’aise.L’homme,toutàsajoie,riaitcommeunenfant.S’ilavaitcollésonoreillecontrelecœurbattantdeBetty,ilauraitentendul’échodesmotsravalés:«...J’aimeêtreenvoitureavectoi.»Maisledeuxièmetourdelaplaceétaitdéjàterminé,ilbifurqua,s’arrêtaetluidit:Heureux!Jesuisheureux,Betty,merci!Échangedesourires,seulslesregardsétaientéloquents.Puis, silencedans lavoiture.«Mercidequoi?» sedemandaitBetty,quipensaitquec’étaitplutôtàellede leremercierpourcetteagréablesortiequ’illuiavaitfaitvivre.Mais,gênée,ellenepipamot.Puis,ilfituntroisièmetouretserésolutenfinàlaconduirechezelle.LorsqueBettyposale pied à terre, le sol n’était plus le même, le ciel n’était plus le même, ellen’était plus lamême.Quelque chose avait démarré en elle et sa volonté de lefreinern’ychangeaitrien,çapartaittoutseul.Ellepassadessemainesàtenterdeseraisonner,rienn’yfaisait.Soncœurs’étaitdésolidarisédesatêteetcontinuaitson tour à lui. Un tour de voiture peut bouleverser une vie. Parfois, Bettyregardaitl’amiquiluiavaitoffertlaplacedelaRépubliqueunsoird’hiver;ellesedemandaits’ils’ensouvenaitautantqu’elle.Faisait-ilsemblantd’avoiroublié?Fallait-illeluirappeler?Luidirecequiavaitchangé?Luidireque,depuiscesoir-là,ellevivaitunejoyeuseréminiscence?Ellesecontentad’écrireunpoèmequ’ellen’osajamaisluifairelire:Hiatus.

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Ilestdesjours,Oùl’onn’attendplusrien,Oùlescouleurss’effacent,Oùtoutechansons’appellesilence.Ilestdesjours,Oùl’onsesentsiseul,Oùseulunlivreacceptedes’offrirÀunregardquinechercheplusrien.Ilestdesjours,Oùlepasversl’Autremèneàsoi,Oùlesvoiturestraversentlavie,Oùlescœursjouentdessymphonies.Ilestdesjours,Oùciselédansunarc-en-ciel,Unvisageredonnedelacouleur,Àunregardoubliédansunmiroir.Ilestdesjours,Oùlescolombesvolentsibas,Cherchentlessillagesduhasard,Chantentsesdéfinitionsetsesmystères.Ilestdesjours,Quigardentungoûtdebonbonfrais,Regardentlesbanquisesfondre,Etlaissentlesoleilmangerlesmots.

Après chaque rencontre avec son inclassable ami,Betty pensait à Félicité.Elle lui auraitparlé«d’unecopinequiavait fait laconnaissanced’unhommepudiqueetmystérieux.Etparcequ’ilveillaitsurelle,commeonveillelesgrandsbrûlés,ellevoudraitbiencomprendrelanaturedeleurrelationmaisnesavaitpascomment s’y prendre ». La vieille dame aurait feint de ne pas savoir qu’ils’agissaitd’elle-mêmeetluiauraitfaitdesremarquesastucieuses.Qu’avait-ellehérité de Félicité ? Sans doute une certaine subtilité dans le rapport à l’autre,cette façondeménager la sensibilité toutendonnant sonvéritableavis sur lessujetsdélicats.Enadaptantcetteattitudeàsasituation,Bettyréussiraitpeut-être,unjour,àparlerouvertementàsonnouvelami.

Enréponseàsoncridejoie,lesoirdeleurpromenadeenvoiture,elleauraitvoulu lui dire : «Moi aussi, je suis heureuse ! Avec toi, je ne suis plus uneétrangèreici,puisquetum’accueillesdanstongrandcœur.Tuesdevenuundesmiens.Jevoudraisquetut’ensouviennes,toujours.»Commeellen’enavaitpasle courage, elle s’abîmait dans le silence. Elle voulait qu’il comprenne à quelpointilcomptaitpourelle,àquelpointilétaitexceptionneldanssavie.Maisluirestaitmodesteetretenu,commeàsonhabitude.Sonaveu,cesoirdedécembre,ill’avaitsorti,commeonjetteunecouleursuruntableau;Bettyattendaitqu’ilachève lapeinture.Philosophe, lui savaitque lapossibilitédepeindreestplusestimable que la peinture elle-même.Mais, pour beaucoup d’entre nous, c’est

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tellement plus rassurant de rendre les choses saisissables. Effrayée à l’idée deperdrecettebelleprésencequ’ellevenaitdetoucherdesiprès,Bettyenarrivaitàagresserverbalementceluiqu’ellevoulaitadoreretgarder.Pourquoileshommesn’ont-ilspaslaprésenced’espritdeprendredansleursbraslesfemmesquileurcrient dessus sans raison valable ? Il faudrait le leur dire. L’optimisme n’estqu’un doute, puisqu’il est tourné vers l’éventualité des choses à venir. Lepessimismeestunecertitude,unconstat fondésur l’expérience, trèsdifficileàcontredire.Bettys’évertuaitàregarderleboncôtédeschoses,maisuneévidenceclignotaitdanssatête:toutlienestunedouleuràvenir.Cassertout,pourn’avoirrienàperdre,elletrouvaitçabête,maisçalataraudaitetlarendaitirritable.Unjour,alorsquel’amivenuluirendrevisites’apprêtaitàpartir,elleluilança:

—Je tepréviens,c’est inutiledenousattacher l’unà l’autre, jenesuisdenullepart,moi,jepeuxpartird’iciquandjeveux!Maisavant,j’aimeraissavoirunechose:pourquoit’occupes-tutantdemoi?

Il avait simplement souri puis, quelques minutes après, il s’était levé, luiavaitcollédeuxaffectueusesbisesenannonçant:

—Àdemain. Je passerai aumarché pour t’apporter des fruits et quelqueslégumes.Tudoismangerdesfruitsetdeslégumes,c’estimportantpourtasanté.

D’abord interloquée, Betty pensa :Tu te prends pourmamère ou quoi ?Maiselles’abstintdeledire;étalantsonsouriremalicieux,elleleraccompagnajusqu’auseuildel’appartement.

Le lendemain après-midi, il était arrivé, chargé.Auxcourses annoncées, ilavait ajoutéunkilode fromageblancetdeuxpotsdeconfiture.Uneconfiturequ’illuiavaitlui-mêmepréparée,commeàsonhabitude.

— J’espère que je l’ai réussie ! avait-il plaisanté, en lui tendant les deuxpots.

—Tudisçachaquefois,jesuissûrequ’elleestexcellente,avaitlancéBetty,rassurante,avantd’allerpréparerunthé.

Leurstête-à-têteétaienttoujoursentrecoupésdesilences,parfoisassezlongs.Toutsepassaitcommes’ilsavaientbesoindecesmomentsderépitpourdigérerleurs riches conversations. Elle profita d’une de ses pauses pour rappeler laquestion qui n’avait pas obtenu de réponse la veille. Sa tasse de thé entre lesdeuxmains,unéchangederegardsluipermitdesortircesmots:

—Pourquoitantd’attentions?Voyantquelesilencerisquaitànouveaudeserefermersurlaréponse,ellese

fitprovocatrice:—Tuessiambigu.Àquoiserventlessentimentsinavoués?Il comprit que, cette fois, une pirouette ne le sauverait pas. Il lâcha une

timideréfutation:

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—Cen’estpasça.—Cen’estpasquoi?martela-t-elle;j’enaimarre,moi,jenesaispascequi

sepasseentrenousettunem’aidesvraimentpas.Qu’est-cequinouslieàlafin?Tu es présent, comme jamais personnene l’a été pourmoi, tu es prévenant,attentionnéetcharmeur, toutçaavecuneattitudequ’onpeineàclasser.Tumeregardescommeunhommequidésireetmeparlescommeunfrèreprotecteur.Quisuis-jepourtoi?Unesœur,uneprotégée,uneamie?Etmoi,jenesaispluscommentmecomporteravectoi.

Sanssedépartirdesoncalme,ill’interrogeaàsontour,pourmettrefinàlatirade:

—Ettoi,commentas-tuenviedetecomporteràmonégard?Quiveux-tuquejesoispourtoi?

Décontenancéeparcetteréplique,ellesecramponnaàsoninterrogatoire.—Làn’estpaslaquestion,onparledetoi.—Non,onparledetoietmoi,onparledenous,murmura-t-il.—Bref,puisqu’ilestévidentquetun’espasmonpèrenimonfrère,quies-

tu?L’amoureux?L’angegardien?L’ami?Pourunefois,réponds-moi.Lagorgeserrée,elles’agitaitnerveusement,àlafoisagacéeetfragiliséepar

lecalmedesoninterlocuteur.Elleavaitespérélepousseràbout,lesortirdesesgonds,afinqu’ildonnât,unebonnefoispourtoutes,unnomausentimentqu’illuiportait.Ellenevoulaitpas sedemander,elle,cequ’elle ressentaitpour lui.Ellenevoulaitpas,parcequ’ellen’osaitpas.Ellesavaitquechoisirunchemin,c’était renoncer à d’autres. Épuisée, elle se détourna pour cacher son visagedéfait et garda le silence. Le mutisme n’est qu’un autre bavardage, celui del’esprit.Uneavalanchedévastait toutenelle.Danssoncœur,desdossiersmalrangéss’écroulaient.

Quand le présent nous ébranle, c’est tout ce qu’il réveille en nous quiparachève le naufrage. Stop ! Tu me fais mal, parce que ta goutte d’eau faitdébordermamémoire!auraitpuhurlerBetty.

Aumoment où cet homme avait surgi dans sa vie, elle ne savait pas quelvocablemettresurcequ’elleattendait.D’ailleurs,ellen’attendaitplusrien.Àsefrotteràlavie,elles’étaitarrachélapeau,àvouloirlaregarder,elles’étaitcraméles yeux.Depuis, la prudence lui tenait lieu d’existence.Oh, elle ne craignaitaucune calamité, c’étaient les humains qu’elle redoutait. Elle ne voulaits’accoutumeràaucunedouceurdepeurdelaperdreunjour.Chaquerencontre,sedisait-elle,estunecimeouungouffre,danslesdeuxcaslecœuryvadesontribut.C’estéreintant.Danslegouffre,laremontéen’estpasunesinécure.Unefois à la cime, on ne peut plus que chuter, et pas du seul fait de la loi de lagravitation;lafinitudeinscriteennousyparticipeégalement.Bettystationnait,

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àéquidistancede l’exaltationetde l’atonie, làoù laviepulsait sans affoler lecœur. Vivre en anachorète, épargnée des tempêtes intérieures, respirer sanshaleter, elle n’aspirait à rien de plus. Elle n’assignait aucun but aux jours, endehorsdeleurrépétitiveabsurdité,pourvuqu’ilspassentsanstropl’égratigner.Opossum,resterenvieluisemblaitlameilleurevictoire.Elleétaitlà,c’esttout.Cependant, consciente de sa souveraine liberté, elle se savait capabled’interrompre la lignequ’elle traçait,quandbon lui semblerait.S’investirdanslessentimentsconstitueuneprojectionoptimistedansl’avenir:pouravoirtropsouventperdu,elleneserisquaitplusdanscegenredepari.

Pourl’instant,elles’abstenaitmêmedeprojeterunbonrepas,lescoursesàfaire la décourageaient. L’omelette était devenue sonmenu le plus complexe,mais son assiette restait souvent vide : rouler un œuf sur une table etchronométrerletempsqu’ilmetàs’écrabouillerparterredemeuraitsameilleuredistraction.L’œuf,c’étaitsavie,pleinedesurprisesqu’ellenecherchaitplusàdécouvrir.Lorsqu’elledéprimait,sacuisineétaitsapluslointainepromenadeetles coquilles d’œufs s’y ramassaient à la pelle. Inassouvies, ces vies en nousprivéesd’éclosion.Inassouvi,notredésird’oubli.Inassouvi,lebesoindeguérir.Inassouvi, cet avenir enchaîné au souvenir. Inassouvie, la volonté de faireconfiance. Inassouvi, notre besoin d’aimer sans question. Nos yeux restentouverts, fragiles. La lumière de la lucidité est une épée adverse, quand onescrime avec la vie. Betty n’avait rien fait pour susciter l’attention de cethomme,ilétaitvenuverselleetétaitseulàsavoirpourquoi.Ils’étaitinvitédanssonexistence,enfranchissant,uneàune,lesbarrièresqu’elleérigeaitavecuneingéniositédechefdeguerre.Devantsesévidentesréticencesà toutcontact, ilavaiteuunepatiencedefinpsychologue,pourgagnersaconfiance.Elles’étaitalors laissé approcher, comme on s’avoue vaincue au milieu d’une partied’échecs. Mais elle désirait garder la main, pour maîtriser le sillage de cettenouvelle relation, où elle se trouvait embarquée par inadvertance. Choisir soncapatténuel’appréhensiondel’horizon.Aussiattendait-elledecethommequ’ildonnâtuneappellationàleuraffectionnaissante,commeoninscritlenomd’unportsursacartedenavigation.Ramerenaveuglenelasatisfaisaitpas,commesienvisager ladestination suffisait à conjurer lesmauvaisvents.Ellemesurait lecaractèrearbitrairedesademande,maisunebéancedanssonâmeexigeaitdesmots.Exténuée,encoreperduedanssonsonge,ellemarmonnacommepourelle-même:

—Unamoureux?Unangegardien?Unami?Bonsang, j’aimerais justesavoiràquoim’entenir.

L’hommeposaunemainsursonépauleetlafitpivoterpourlaregarderenface. Ému par son visage, dévasté par on ne sait quelle douleur, il saisit ses

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mainstremblantesetluiparla:— Tu sais, parfois, les choses se suffisent à elles-mêmes, elles n’ont pas

besoind’êtrenomméespourexister.Unamoureux,unangegardienouunami?Endéfinitive, toutescespossibilitéssoulignent lamêmeévidence,puisqu’ellesrenvoient toutesà l’amour.Orl’amourvautpar la tendresseet labienveillancequ’il éveille en nous, peu importe la désignation attribuée à ses différentesnuances.Alors,oui,pourmoi,ilestbienquestiond’amour.

Bettyl’avaitécoutédansunesortederecueillement,maiscequ’ellevenaitd’entendreneluiavaitrienapprisqu’ellenesavaitdéjà.Alors,elleletitilla:

—Tuparlescommeuncuré!Arrêtedemeprendrepourunereligieuseencrisedefoi.Jenemetspasendoutetonamourpourl’humanité.Maislà,trêved’abstraction!Tonamour,pourqui,pourquoi?Pourmesjambes,mesyeux,àmoinsqu’ilnesoitadresséàlapointedemescheveux?Tuaimesquoi?

—J’aimetoutcequetues,ycompristonsalecaractèreetlapointedetescheveux.Mais,surtout,j’aimelavieentoi.Jevoudraisquetuaccepteslavieetlapossibilitéd’êtreaimée.J’aimeraisquetuvives.Ettoi?

— J’aime que tu sois là. J’aimerais que tu sois toujours là. J’aimerais nejamaisteperdre.Maisc’estidiot,lesgenspartenttoujours.

Ilsourit,seleva,laserradanssesbrasetluimurmuraàl’oreille:—Tuverras,petitepeste,moi,jeseraitoujourslà.Alors,ellel’avaitaimé.Elle l’avait aimé, comme aiment ceux qui n’attendent plus personne. Elle

l’avaitaimé,carilétaitceluiqu’ellen’espéraitplus.Ellel’avaitaimé,commeonselaissesurprendreparunarc-en-ciel.Ellel’avaitaimé,commesaventaimerlesexilés.Elleavaitaiméenluiunpère,unemère;unfrère,unesœur.Ellel’avaitaimé, comme on accueille toutes les tendresses du monde. Elle l’avait aimé,commeonnagedanslapuretéd’unlagonbleu.Ellel’avaitaimé,parcequ’illuidemandaitseulementdevivre.Ellel’avaitaimé,parcequ’ilétaittelqu’ilétait.

Ilétaitl’aubadefaiteàsavieendormie.Ilétaitlanotedepianoaumilieudesanuit.Ilavaitletalentd’insufflerunélanetlagénérositéd’encouragerchaqueeffort.Ilremarquaitcesombresqui,parfois,voilaientleregarddeBetty;mais,sansnieraucunedesespeines,ilattiraitsonattentionsurlesbeautésdelavie.Petit àpetit,Betty sortit de sonasthénie,mit unpeud’effervescencedans sonquotidien, afin de lui donner à voir cette vie qu’il disait aimer en elle. Ilappréciait,car il savaitqu’il luiavait lancé lepluséprouvantdesdéfis :vivre.Bettynecherchaitplusà savoir cequ’ils étaient l’unpour l’autre ; il lui avaitdonnélecouraged’êtreànouveauconfianteetlajoied’avancerpasàpas.Ellel’avait aimé,commeonaimeunhommequ’onne touchera jamais, car levoirsuffit.Ellesavaitqu’illuioffraitlaplusbelledesrécompenses:uneprésenceà

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nulle autre pareille. Conscients de la qualité de leur lien, ils savouraient lesmoments qu’ils partageaient et ne se lassaient pas de converser. Ils ne seséparaientjamaissansavoirfixéunedatederetrouvailles.Unrendez-vous,poureux, c’était une promesse de bonheur. Seul le téléphone leur permettait dejuguler leur impatience à se retrouver. Alors, un matin, lorsque la sonnerieretentit,Bettyseprécipita,celafaisaitdessemainesqu’elleselanguissaitdelui.Àl’autreboutdufil,unevoixmasculinehésitapuisdéclara:

—Jet’appelleàproposde...Non,ilnevapasmieux,désolédet’annoncerçamais,ilest...ilestmortcematin.

—Lesgens,lesgens,ilspartenttoujours,murmuraBetty.—Pardon?s’enquitlavoix.—Non,rien,merci,dit-elle.Unjoursanssoleil,l’angeduvolant,lemaîtredelaconfiture,lephilosophe

etpoètedelavie,l’irremplaçableAmis’étaitenvoléàjamais,laissantBettyfaceàl’impossibledeuil.

Elleposa lecombiné,mit leconcertdeKeithJarrettàKöln,qu’il luiavaitfait découvrir. Recroquevillée sur son canapé, les yeux fermés, elle écoutait ;c’étaitlamusiquedeleurfilmquidéfilaitdanssatête.C’estlorsqu’elleperçutlelégerrâledupianiste,qu’elleéclataensanglots.Touteladouleurdumondeétaitlà, contenue, retenue, sublimée par la musique, mais si écrasante. Immensel’attachement, immense la déchirure. Il faut vivre, s’obstiner à vivre, pour labeautédelavie,disais-tu.Maisvivresanstoi!Jen’acceptepas,jen’accepteraijamais ! Si le mot mort était un vêtement, il ne t’irait pas ! s’écria Betty,terrasséededouleur.Unedisgrâcesurunvisage,çasetraite,ons’endébarrasse.Maiscommentamputerlaviedeseslaideurs?Inassouvie,l’attentedesrendez-vous manqués. Inassouvi, notre besoin de durer et de faire durer les liens.Inassouvi, notre besoin de préserver ceux que nous aimons. Inassouvis, noussurvivons. Inconsolables, nous demeurons. Ami, in memoriam. Inassouvie, laviesanstoi.

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Épilogue

Les murs de la maison ne sont rien, comparés à ceux de la tristesse. Onétouffe ! On aura toujours besoin d’une brèche dans le mur, pour respirer.L’oxygène ? Betty n’en trouvait pas encore. Elle s’était à nouveau enfermée.Entrelelitetlecanapé,elletraînaitsoncœurmeurtrietbougeaitunminimum,pendantquesonesprit,lui,faisaitdessautspérilleux.Siellenousdistinguedesbêtes, la réflexion est, sans nul doute, la plus sournoise des tortures que nousendurons. Nous n’existons pas seulement par la pensée, nous souffronségalement par elle. Sans notre faculté d’analyse, nous passerions à travers lesévénements, immunisés, imperméables, comme le pelage du canard sous lapluie.Penser,c’estéprouver.Bettynecessaitdepenser.

Leshéritageslesplusimportantsnetiennentnidansunevalisenidansuncomptebancaire.Voilàcequ’elleserépétait,elles’enétaitpersuadée,jadis,enseréjouissantdesatardiveetforteamitiéaveclavieilleFélicité.Maisjusqu’oùavait-ellecomprissapropreréflexion?Qu’avait-ellevraimentreçudeFélicité?Les mots rapportés par l’aide-soignante, qu’elle avait jugés empreints d’unenaïvesimplicité,résonnèrentenelleetfirentéchoàd’autrespropos:Ilfautvivre!C’étaitégalementcequeluiavaitdemandésonami,l’angegardien.Unrailsetraçait.Lalocomotive,cedevaitêtreelle,queniFéliciténisonmerveilleuxamine voulaient voir s’arrêter. Pour semontrer digne de leur héritage, elle devaitcontinuer. Elle devait suivre la ligne,malgré le poids de ses doutes et de sesappréhensions.L’important, lui soutenait son ami, ce n’est pas de s’ingénier àchercher une recettemiracle du bien-être, ni de contrecarrer lamélancolie parune euphorie feinte, mais de tirer de la joie du simple fait d’être vivant etd’inscrire le bonheur dans la perspective.En d’autres termes, être heureux, cen’estpasundonduciel,c’estuntalent,celuid’êtreenrouteversnosquêtes ;c’est,endéfinitive,lavictoiredel’entrainsurledécouragement.SiBettyn’avaitaucunepropensionà l’euphorie, le legsde l’Ami,conjuguéàceluideFélicité,luidonnaitmaintenantlaforced’admettreàlafoislafaiblessedenotreemprise

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sur le cours des choses et la nécessité de l’exercer, malgré tout, car de cetexercicedépendentnosmaigressatisfactions.

Bettyavaiteuleréflexeduretranchement,maisellenevoulaitplussombrerdanscette apathie,qui avait longtemps limité sonmondeà l’observationde lavie de son quartier et dont l’avait sortie son inoubliable Ami. Aussi, aprèsquelquessemainesderéclusionconsacréesàlaréflexion,seleva-t-elle,unbeaumatin,aveclafermeintentionderéagir.

Réveil dans la fraîcheurdumatin,unbain chaud,déjàune joiequimérited’être vécue. Une onctueuse crème sur la peau, une douceur, on se consolecommeonpeut.Coiffure,descheveuxnostalgiquesd’unpeigne,aussimêlésquelesfilsde lavie,onlesdémêlequandmême.Unetouchedekhôl, rallumerunregardéteint,c’estdéjàrallumerlaflamme.Uncoupd’œilàlaglacedelasalledebain,puisunsourirequinaîtdelui-même:t’esmochequandtudéprimes!Unpetitdéjeuner–ilrestedelaconfiturefaitemaison...Lesoleilplongedanslatassedecafé.Ceseraunebellejournée!

Sadécisionétaitprise:ellesauraitquelsuniversinsoupçonnéssecachaientderrièresaporteblindée.Jusqu’ici,lavieluiétaitextérieure,ellelaguettait,deloin, comme une spectatrice impressionnée, dépassée par un art mystérieux.Vivre, pensait-elle, c’est entreprendre une œuvre complexe, ça nécessite untalent et des compétences qu’elle ne croyait pas posséder. Vivre, c’estl’alternance de la marche de l’éléphant et du vol du pélican : des piedssolidementancréssurterreetunespritcapabledelégèreté.Vivre,c’estporterlesévènements,lessupporter,parfoislestraînerettracersonparcours,endépitdetout.LePèreNoëlsesertd’untraîneaupourporterlajoiedesenfants,maisdansquel cageot fait-on tenir le poidsde l’existence ?Quelle barqueporte vers lesrivagesdubonheur?Àmoinsqu’ilne failles’envolerpouréchapperaupoidsdes souvenirs.Décollage ?C’est tentant,mais comment oublier qu’Icare a vufondresesailes?Bettyn’avaitaucuneréponse,maissadécisionrestaitferme:oui, elle allait tout essayer, et la marche de l’éléphant et le vol du pélican.Désormais,elleavaitacquislaconvictionquelavieestunlaboratoireoùonn’adroitqu’àunseulessai.Onengagesonêtretoutentieretonjoueavec,àquitteoudouble.Deuxévidencesluigardaientsamotivation:personneneveutperdre,maisceuxquinejouentpasnegagnentjamais.

En sirotant son breuvage, Betty jeta des coups d’œil autour d’elle. Puis,arpentant son salon, elle leva lesyeuxvers le toit.Au-dessusd’elle, lesVeluxdécoupaientdesmorceauxdecielbleu.Oui,c’estvrai, il fautvivre ! s’écria-t-elle;cebateau,oui,cebateaurenversé,cecouverclequim’emprisonne,jevaislemettre à l’endroit, le remplir de pagaies, le lancer sur l’océan de la vie etramer. Vivre, ce n’est pas seulement respirer, c’est oser affronter toutes les

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tempêtes, savourer toutes les brises, ramer, encore et toujours, jusqu’à la riveensoleilléeoùfleurissentlesespérancesseméesennous!Enfin,jevaisessayer.

Sur le quai de la solitude, un homme qui faisait les cent pas l’avaitinterpellée:

—Mais,madame,oùallez-vous?Àhauteurdesabarque,Bettyavaitréponduensouriant:—Jepars.—Savez-vousseulementnaviguer?—J’apprends.—Ce beau temps est trompeur, vautmieux avoir le piedmarin !Le vent

menace.Quisaitsurquelleterrelointaineilvousferaéchouer?Nepartezpasparcetemps.Jepariedixbriquesquevousallezvousperdre!

—Jen’aiquemavieàparier,alorspeum’importesurquelleterreperdre.—Maisvousêtesd’où,vousallezoù?—Àvraidire,jen’ensaisrien.Lesmains sur la poupede sa barque, elle poussait et pensait en avoir fini

aveclepromeneursolitaire,maisl’hommeétaitd’humeurvolubileetinsista.—Pardonnez-moi,maisvousne ressemblezpasauxgensd’ici,vousavez

bienuneterred’enfance,c’estpeut-êtrelà-basquevousallez,non,jemetrompe?

—Oui,monsieur,vousvoustrompez.Iln’yapasdeterred’enfance,ilyalamémoiredel’enfance,quenousportonstouteunevie.Partout.

— Mais enfin, pour vous risquer, seule, en mer, ce doit être important.Pourquoipartez-vous?

—Jepars,apprendreàvivre.L’homme fit semblant de n’avoir pas entendu la réponse, se rapprocha en

fouillantdanssapocheettenditquelquechoseàBetty:—Tenez,unecarte,ellevousserapeut-êtreplusutileàvousqu’àmoi. Je

suisunvieuxmarin. J’aiprismaretraite ilyaseptansetdepuis, jeviensmepromenersurceport,touslesmatinsqueDieufait,avecmacarte.Vousvoulezquejevousdise,petite?Cen’estpasenmerqu’onabesoind’unecarte,c’estpourlaviequ’ilenfaudraitune.J’enaiconnudesports,aucunn’asumeretenir.Jenetrouvais lapaixqu’enfixantuncap.Maisc’estd’avoirvutouscesportsquiaremplimavie.Jenesavaispasquejevivaismonbonheurenlecherchant.Aujourd’hui,seulsmessouvenirsmeréchauffentlecœur.J’enairatédeschoses,enpartant troptôtoutroptard.Alors,sivouspensezquec’est lebonmomentpourvous,hissezlesvoiles!

Bettyjetauncoupd’œilàsamontre,l’hommeavaitretardésondépart.Leventsoufflaitmaintenantdeplusenplusfortetannonçaitunemeragitée.Elle

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embarquait,lorsquel’inconnuajouta:—Quandcomptez-vousrevenir?N’oubliezpasdemerapportermacarte!

Àquai,çafaittoujoursdubiend’attendrequelqu’un.Bettysaisitlacarteetlajetasurlerivage,enéructant:—Justement, j’ignorequand jevais revenir,nimêmesi jevais revenir. Je

pars.Onn’estpasvraimentparti,quandonaquelqu’unquiattendàquai.L’hommeritdeboncœuret,sentencieux,ilmartela:—Maintenant, je vois que vous avez le piedmarin. La vie navigue sans

carte,libre,ellenerevientjamaissurcespasetn’honorequesespropresrendez-vous ; c’est elle qui choisit nos ports.Regardez ces lumières, là-bas, dans cesblocsqu’onappelledes lieuxdevie,desgensrestentàquai,ça les rassure. Ilscroientavoirenfermélavie,maiscesonteuxquisontpiégés,carcettemutinenenouslaissequesestraces.Iln’yapasdelieuxdevie,iln’yaquedeslieuxd’attenteetdepassage.Seulslessillagesdisentlavéritédesrêves.Accepterlavie petite, c’est accepter le tangage, avoir l’horizon en ligne de mire. Enmerendantcettecarte,vousm’avezprouvéquevousêtesprête.Bonnenavigation!

Bettyluisouritetpritlelarge.Lorsqu’elleseretourna,l’homme,immobilesurlerivage,soulevasonchapeau,luifitunamplesigned’adieuetmarchaendirectionde lavilleencoreendormie.Bettyécrasaunepetite larmeaucoindel’œil.Ellenesavaitpassiellereviendraitsurceport,voircemonsieur,maiselleétait sûrequ’ellepenserait longtempsà lui.Elle sortit soncarnetdebordpourconsignercettepremièrerencontredesonvoyage.Surlacouverture,onpouvaitlirecettephrase:Partir,vivrelibreetmourir,commeunealguedel’Atlantique.

Denombreuxmoiss’écoulèrent.ÀStrasbourg,leRhinondoyait,unmystérieuxcourantcharriait toutcequi

échappeauxhommesetnourritlaterre.Immuablestémoins,lesruesveillaientettaisaient labeautédequelquesdouxsouvenirs.Lesmursportaient les lézardesdescœurserrants.LaplacedelaRépubliqueattendaitNoëlpours’illumineretirradier lamémoire.Dansunfrigo,unpotdeconfiture refusaitdesevider,depeurdeneplusjamaisêtrerempli.Lesoleilflottaitdanslarivièredel’Ill.Lesautomnesn’ypouvaientrien,lesfleursdevaientpousser,lesarbresbourgeonner.Lecouragemontaitdanslesveinescommedelasève!Lessoupirsfontpartiedela respiration, pour qui veut bâtir une vie. Éloquentes, les cloches de lacathédralerendaienthommageàlavolontéhumaine.Quelquepartdanslaville,un tableau de Camille Clauss gardait intacte la beauté arrachée au néant. ÀStrasbourg, le quotidien berçait les vivants, dans la nasse des habitudes.L’appartementdeBettysemblaitcalmeetsilencieux,maisàcertainesheuresdelajournée,onpouvaitpercevoir,derrièrelaporteblindée,lehoquetdelakorade

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Djélimoussa Cissoko. Cettemusique signalait la présence de l’aide-soignante,queBettyavaitconnueàlamaisonderetraiteoùellevisitaitFélicité.

Lejourdesondépart,Bettyavaitglissé,encoursderoute,uneenveloppeàbulles dans une boîte aux lettres. L’aide-soignante avait reçu le paquet ; ilcontenaitlesclefsdeBettyetcesimplemot:Jepars.Portez-vousbien.D’abordintriguée,l’aide-soignanteavaitpatienté.Auboutdelongsmoissansnouvelles,l’inquiétude l’avait gagnée. Elle se rendit à l’adresse de Betty, interrogea leshabitants de l’immeuble, mais personne n’apporta de réponse à ses multiplesquestions.Non,désolé, lui répétait-on,onnesaitpasoùelleestpartie.On l’adéjàvuepartir,mais jamaissi longtemps.Quevousdired’autre?Elleétaitsicasanière, on ne sait presque rien d’elle. Déçue, l’aide-soignante n’en voulaitpourtantàpersonne:elle,quiavaitlesclefsdeBetty,ensavaittellementpeusurelle!Ellen’envoulaitqu’àelle-même,elleregrettaitden’avoirpasessayédelaconnaître davantage, à l’époque où elles se voyaient souvent, à la maison deretraite.Ilmanqueratoujours,dansnosagendas,letempsd’unthépourinfusernos vies et partager leur saveur.On pourrait se faire des sorties entre filles,avait-elleproposéàBettyquis’étaitcontentéedeluirépondre:Pourquoipas?Puis,plusrien.Ah,j’auraisdûinsister!ruminaitl’aide-soignante.Maintenant,quandj’yrepense,jemedisque,malgrésonsourire,ilyavaitunepetiteombretriste dans son regard. J’aurais dû lui parler davantage,m’occuper d’elle unpeuplus.

EllenesedisaitpasqueBettyavait,peut-être,toutfaitpoursesoustraireàsacompassion.Chacunasesproblèmes,c’estsigênantdevoirquelqu’un,dansunedémarchesacrificielle,tenterdesuperposervotrefardeauausien.Àchaquenezsuffitsonrhume.Certesuneprésencehumaineestplusqu’estimable,maispeudegens comprennentqu’onne leurdemandequ’unpeud’attention et desencouragements. Quand vous n’attendez d’eux que le doux moment d’undialogueréconfortant,ilsvousfuientousemettentenquatrepourtoutrégleràvotreplace,vouslaissantainsifaceàvotrepropreimpuissance,aulieudevousaideràresterdeboutetcombatif.Laplupartdeshumainsdonnenttoujourstropoupasassez;danslesdeuxcas,c’estnuisible.Àdéfautdemaîtriserledosagedesrelationshumaines,éviterd’encombrersonprochainestunesolutionquienvautuneautre,poursurvivreensociété.Inassouvi,notrebesoind’aimeretd’êtreaimésansétouffement.CommeFélicité,Bettydétestaitlapitiédesautres,ellelajugeait dérisoire. Pleurer ensemble ne change rien à la douleur. La beauté del’empathienelarendpasefficaceetn’enfaitpasunremèdeàtout.Quellequesoitlaproximité,ladiarrhéedel’unn’irriterajamaislesfessesdel’autre.Bettysavait que personne ne peut nous extraire de nous-mêmes ; or c’est en nous-mêmes que se love le mal de vivre. Face aux brûlures de l’existence, on est

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fondamentalementseul.Etseulsceuxquinousaidentàadmettrecetteévidencenous font grandir, les autres nous endorment et leur compagnie ne fait queretarderlemomentd’unréveildouloureux.

Biensûr, l’aide-soignante ignorait lesconvictionsdeBetty.Submergéeparsesémotionsetsesdoutes,elleconstruisaitsaculpabilité,parpetitestouches,etse torturait l’esprit, persuadée de n’avoir pas fait ce qu’il fallait dans leurrelation. L’absence donne de l’épaisseur aux êtres et aux choses, elle mue labanalité en mythe. Après chaque nuit d’interrogation, l’aide-soignante seréveillait avec une Betty encore plus mystérieuse. Plusieurs fois, elle alla,fébrile, chercher des indices dans l’appartement de Betty, en vain : aucundocument ne renseignait ni sur son voyage ni sur les raisons qui l’avaientmotivé. Lors d’une de ses visites, fatiguée de fouiller, et se reposant sur lecanapé,elleremarquaunmanuscritposésurlebureaudeBetty.Ellehésita,puiscédaàlacuriosité.Àlalecture,ellefuttrèssurprisedeconstaterqu’onyparlait,entreautres,d’elleetdelavieilleFélicité.Émue,ellenesavaitsielledevaitrireoupleurer.Bettys’étaitdoncintéresséeàelleàcepoint?Pourtant,riendanssonattituden’avaitlaissésupposeruntelintérêt.

Desesvoisins,desesrencontres,Bettyavaitécrittoutcequesesyeuxetsesoreillesavaientbutiné.Mais,àl’instardeFélicité,l’aide-soignanteetbeaucoupd’autres se demandaient qui était vraiment Betty. Le savait-elle elle-même ?Commeelleavaitlaissésoncarnetd’adressessursonbureau,l’aide-soignanteneputs’empêcherdetéléphoneràtousceuxdontlenomyfigurait.Tousauraientbienvoulularenseigner,s’ilsneseposaient,eux-mêmes,lesmêmesquestions,depuis que Betty avait disparu, sans les prévenir et sans laisser d’adresse. Endehorsdecette loupequidétaillait sonenvironnementsocial,nulnesavaitquiétait Betty. Résignée, l’aide-soignante se résolut à attendre.Mais, convaincuequelaclefdel’énigmesetrouvaitchezBetty,elleyretournaitrégulièrementetypassait de longues heures. Lorsque le silence affolait son imagination, elleallumait la chaîne et écoutait le CD que Betty avait laissé, exprès ou parinadvertance, dans l’appareil. La mélancolie la gagnait, aussitôt. Alors, elleaugmentait leson,s’allongeaitsur lecanapéetfermait lesyeux.Ellecherchaitl’apaisement dans cette musique, qui lui était totalement inconnue, mais lescordes de la kora vibraient au plus profond d’elle-même. À ses obsédantesquestions : qui était vraiment cette Betty ? pourquoi était-elle partie ? elleespérait,unjour,obteniruneréponsedel’intéressée,quoiquechaquejournéequis’écoulait emportât avec elle une miette de son espoir. Elle écoutait la kora,commeonécouteuneconfidence;l’idéequeBettyavaitpus’enivrerdecetair,justeavantdetoutquitter,luifaisaitressentirunesortedeproximité.Ellenele

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savait pas encore, mais cette musique millénaire, qui sourdait de la terred’Afrique,contenaittouteslesréponsesauxquestionsquilatourmentaient.

Là-bas,enAfrique,danslesvillagesMandinguesetNiominka,lesoir,quandle sable tiédit, quand les cadets massent les jambes endolories des aînés, lesgrands-mères racontent l’histoire de la kora. C’était au temps des valeureuxancêtres Mansa et Guelwaar. Chaque famille d’aristocrates avait ses griotsattitrés,quiservaientdeporte-paroleetmémorisaientl’histoiredeleursmaîtres,qu’ils se transmettaient de génération en génération. En échange de leurdévouement, les griots vivaient aux frais de leurs maîtres qui leur assuraientprotection.UnGuelwaar arrivait, partout, précédé de ses griots qui chantaientseslouanges,seshautsfaitsd’armesetrécitaientsonarbregénéalogique,commeondéclineuneidentitéouunCV.Ondisaitqu’ungriotn’oubliequelesdéroutesdesonmaître.Etondisaitaussiquiveutvaincresonennemiluiprendsongriot,carcelui-cidétienttouslessecretsdesonmaître.Alors,legriotétaitprudentetfidèle, rien ne comptait à ses yeux plus que l’honneur et le bonheur de sonmaître.Ilsaisissait touteslesoccasionspourluiplaire.Ladevisedesgriotsestplaireetserviravecfidélité.Etparcequelesroisseméfiaientdetous,ycomprisdeleurspropresfrères,ilschoisissaientleurconfidentparmileursgriotsattitrés.Pendantlongtemps,onenterralesprincesavecleurconfident,afindepréserverleurssecretsetleurréputation.Decefait,mêmesileconfidentétaitaufaîtedel’histoire des grandes familles, la transmission de cette histoire incombait auxautresgriots.Plusilsétaientdévoués,pluslesgriotsétaientchoyésetconsidérés.Mais, quand on était mécontent d’eux, on les accusait de couardise et deservilité.Pourtant, euxseuls savaient les faiblessesdesgrands seigneursqu’ilsconsolaient. En réalité, dépourvus de l’arrogance des chefs, les griots étaienthumblesetpacifiques.Leursraisonsetmoyensdevivredépendaientdubonheurd’autrui.

Unjour,désespérédevoirsonmaître,Mansa,sombrerdanslamélancolie–après des défaites successives qui lui avaient coûté ses terres, sa reine, sesenfants et ses plus valeureux guerriers –, Djéli, son griot et confident, sedemandacommentluivenirenaide.Ilavaitdéjàtentétoutcequ’ilpouvait,envain.Malgréladésolationetlaruine,Djéliétaitrestéfidèleàsonmaître.Touslesmatins, pour luimettre du baume au cœur, il lui chantait ses louanges, luirappelaitl’époquedesagrandeur.Mais,terrasséparlemalheur,Mansalerejetait:Va,pauvre laudateur! Iln’yaplusdegloireàvanter ici !Tues libre,va tedébrouillerpourvivre!Moijen’attendsplusquelemomentd’allerrejoindrelesmiens. Allez, va ! Mais le griot ne partait pas, plaire et servir avec fidélité,pensait-il.Situtelaissesmourir,ilvafalloirqu’onm’enterreavecmonprince,répondait-il,invariablement;orc’étaitjustementcequeMansavoulaitluiéviter

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enlechassant.Unjour,Mansal’ayantencorehouspillé,Djélilegriotsemitenroute et alla demander de l’aide auxmânes des ancêtres. En ce temps-là, lesaïeuls défunts, croyait-on, devenaient des divinités chargées de veiller sur lesvivants.Àcertainesheuresdelajournée,ilsreprenaientuneapparencehumaineetvaquaientàleursoccupations; ilétaitdoncabsolumentinterditdeserendreenforêtàcesheures-là.Mais,toutàsessoucis,Djélilegriotavaittransgressécetabou.Dansleboissacré, ilsurprit laDivinitémèrequirévélait,auxdernièresrecruesde son royaume, le secret de l’immortalité et vingt remèdes auxmauxdeshommes.Pourêtrecraintsetvénérésàleurtour,lesespritsquiaccédaientaurangdedivinitédevaientapprendreàsecourirleshumains,detempsentemps.Enrevanche,ilsdevaientjalousementgarderlesecretdel’immortalitépoureux-mêmesetnejamaisletransmettreauxhommes.Caché,legriotavaitmémorisécequ’ilvenaitd’entendreets’apprêtaitàallertoutdévoileràsonmaître.MaislaDivinité,omnisciente,levitetl’interpella:

—Dis-moi,Djélilegriot,qu’est-cequiteferaitleplusplaisiraumonde?— Le bonheur de mon maître, je voudrais soulager la souffrance des

hommesetêtreaiméd’eux.Touchéepar cevœu, laDivinité, au lieude le punir d’avoir transgressé le

tabou, lui tendit une demi-calebasse recouverte d’une peau de gazelle etsurmontéed’unmancheenboisnu,puisluidit:

— Djéli, ton dessein est noble, ton vœu est exaucé. Tiens, avec cetinstrument,jetedonnelepouvoird’aiderleshommesetd’êtreaiméd’eux.Avectamusique, tusaurassoulagerleurcœur,cartuporterasleurspeinesjusqu’auxoreillesdesdieux.

Legriot s’enalla,ensedemandantcomment jouerde lamusiqueaveccetétrangeinstrument.Ilavaitbeaugratterettaperdessus,aucunsonplaisantn’ensortait.Ilseconsolaenpensantauxformidablessecretsqu’ilavaitapprisetquiallaient,bientôt,luipermettred’ôtertoutepeineducœurdesonmaître.Malgréle soleilbrûlant, ilmarchait trèsvite, sonpantalonbouffant sedéployantentreses jambes, tel un accordéon.Àmi-chemin, ilmarqua une halte pour soufflersousunbaobab.Là,ilseremémoralesvingtetunsecrets,jusqu’audernier,pourêtre sûr de n’avoir rien oublié.Mais chaque fois qu’il en prononçait un, unecordese tendait toutau longde l’objetqu’il tenait, lademi-calebassecouverted’unepeaudegazelleetsurmontéed’unmancheenbois.Àlafin,vingtetunecordes ornaient l’instrument. Curieux, il les effleura de ses doigts : unemerveilleusemusique se répandit à travers la savane. Séduit, il semit à jouerjusqu’au village. À son passage, les gens accouraient, transportés par sesmélodies.Arrivéchezsonmaître, il le trouvaprostrédanssamélancolie. Il seprécipitapourluilivrerlessecrets,maiss’aperçutqu’ilnes’ensouvenaitplus.Il

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regardasoninstrumentdemusiqueetcomprit:laDivinitémèreavaiteffacécequ’ilavaitapprisdesamémoire,elleavaittransformélesvingtetunsecretsenvingtetunecordesdekora.IlcommençaàsesentirànouveauimpuissantfaceauximmensespeinesdeMansa,maissesouvintaussitôtdecequeluiavaitditlaDivinitémère:Aveccetinstrument,jetedonnelepouvoird’aiderleshommesetd’être aimé d’eux.Avec tamusique, tu sauras soulager leur cœur, tu porterasleurspeines jusqu’auxoreillesdesdieux.Djéli saisit sakoraet semità jouer,pourMansa.À touteheuredu jouretde lanuit, samusiquemagiques’élevaitdepuis la cour royale et se répandait sur toute la contrée. Peu à peu, la koraemporta les tourmentsdeMansa jusqu’auxoreillesdesdieux.Avecsakora, legriot avait soulagé le cœur du roi et de tous ceux qui souffraient dans leroyaume.Ilavaitgagné,pourtoujours,l’amourdetous.Mais,depuis,ilgémitenjouant, car il sait que les cordes de sa kora murmurent toutes les peines desHommes.

L’aide-soignanten’avaitjamaisentenduparlerdecettelégende,maisàforced’écouter la kora dans l’appartement de Betty, elle avait obtenu toutes lesréponsesàsesquestions.Lorsqu’elles’abandonnaittoutentièreàlamusique,lakoraluidisait:

Nul nepeut éviter les courants de la vie.Ramer, c’est vivre, tout arrêt estmortel.Ledépartestl’aubedetouteslesespérances.Partir,c’estavoirtouslescourages pour aller découvrir ce qui sauve du naufrage, tous ceux quis’aventurentsurleseauxdel’existence.

Bettyavaitsouhaitétoutelasérénitédumonde,l’angoisseétaitsaplusfidèlecompagne.Djéli!Djéli,jouepourBetty!Elles’étaitattachéeàFélicité,neluienrestaitqu’unetombeàfleurir.Djéli!Djéli,jouepourBetty!Elleavaitgoûtéladouceurd’uneamitié,n’enrestaitqu’unpotdeconfituredansunfrigoetunregard bienveillant sur une photo. Djéli ! Djéli, joue pour Betty ! Elle avaitbesoindeconsolation,lessouvenirsluirefusaientl’apaisementdel’oubli.Djéli!Djéli, joue pourBetty !Elle avait rêvé d’une crique tranquille, les remous luimontaient jusqu’au cœur.Djéli !Djéli, joue pourBetty !Elle avait rêvé de lachaleur d’une étreinte, le soleil lui promettait d’autres caresses. Djéli ! Djéli,jouepourBetty!Elleavaitrêvéd’unportd’attache,sonâmetanguaitetrompaitles amarres.Djéli !Djéli, joue pourBetty ! Elle avait voulu la sécurité d’unetanière, l’horizon l’invitait à tracer un sillage. Alors, un matin, elle a jeté sabarque, pleinedepagaies, sur les flots de sondestin, endisant :Djéli !Djéli,joue pour moi ! Inassouvi, notre besoin d’anesthésie. Inassouvi, notre besoind’oubli. Inassouvi, notre besoin d’amour. Inassouvi, notre besoin d’ancrage.Inassouvi, notre besoin de refuge. Inassouvi, notre besoin de quiétude.

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Inassouvis, nous survivons. Inconsolables, nous demeurons.Djéli !Djéli, jouepournous,nouslesHumains,lesInassouvis!