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Éditions Druide 1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040

Montréal (Québec) H3A 2G4

www.editionsdruide.com

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ÉCA RTS

Collection dirigée par Normand de Bellefeuille

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DU MÊME AUTEUR  Quelque part en Amérique, roman, Druide, 2012. Le Postier Passila, roman, Actes Sud/Leméac, 2010.Terres amères, théâtre, Québec Amérique, 2009.Les Soleils bleus de Centralie, roman jeunesse, Québec Amérique, 2009.Sous le soleil de Port-au-Prince, roman jeunesse, Québec Amérique, 2007.La Cadillac blanche de Bernard Pivot, roman, Québec Amérique, 2006.

Prix littéraire de la Ville de Québec et du Salon international du livre de Québec 2007 — Catégorie littérature adulte

Aux portes de l’Orientie, roman jeunesse, Québec Amérique, 2005.Prix littéraire de laVille de Québec et du Salon international du livre de Québec 2006 — Catégorie littérature jeunesse

Le Joueur de quilles, roman, Québec Amérique, 2004.Le Solo d’André, roman jeunesse, Québec Amérique, 2002.Le Fils perdu, roman, Québec Amérique, 1999.Le Dernier Lit, roman, Québec Amérique, 1998.Fou-Bar, roman, Québec Amérique, 1997.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Beaulieu, Alain, 1962-Le festin de Salomé : roman (Écarts)

ISBN 978-2-89711-087-1I. Titre. II. Collection : Écarts.PS8553.E221F47 2014 C843’.54 C2014-940188-4PS9553.E221F47 2014  Direction littéraire : Normand de Bellefeuille Édition : Luc Roberge et Normand de Bellefeuille Révision linguistique : Diane Martin et Geneviève TardifAssistance à la révision linguistique : Antidote 8 Conception graphique : Anne TremblayMise en pages et versions numériques : Studio C1C4Œuvre composite en couverture : Anne TremblayPhotographie originale en couverture : Frantisek DrtikolPhotographie de l’auteur : Maxyme G. DelisleDiffusion : Druide informatique Relations de presse : Mireille Bertrand Alain Beaulieu remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec pour son appui à la rédaction de ce roman. Les Éditions Druide remercient le Conseil des arts du Canada et la SODEC de leur soutien. Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC. ISBN papier : 978-2-89711-087-1ISBN EPUB : 978-2-89711-088-8ISBN PDF : 978-2-89711-089-5 Éditions Druide inc.1435, rue Saint-Alexandre, bureau 1040Montréal (Québec) H3A 2G4Téléphone : 514-484-4998 Dépôt légal : 1er trimestre 2014Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada Il est interdit de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés. © 2014 Éditions Druide inc.www.editionsdruide.com Imprimé au Canada

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Alain Beaulieu

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L A CH A M BR E DU GR A A L

  Quand j’ai poussé la porte du Croissant d’Or ce soir-là, la neige tombait sur Québec comme un voile de jeune mariée. Pour célébrer nos noces, j’allais boire la bière des jumelles Bellefleur et manger l’hostie de mescaline du gros Lucien, assis dans son coin comme un bouddha satisfait de lui-même.

D’un coup d’œil rapide, j’ai tout de suite vu que mon tabouret de prédilection m’attendait au bout du comptoir. J’ai accroché mon manteau à poils longs à la patère, j’ai secoué mes bottes sur le tapis déjà imbibé de neige fondue puis je suis passé devant le piano droit — une antiquité que je n’avais jamais vue autrement que déshabillée, les marteaux offerts au premier regard et prêts à battre les cordes un brin désaccordées quand le vieux O’Neil allait se mettre à caresser les touches d’ivoire du clavier désaligné — pour atteindre mon îlot de confort.

Je connaissais à peu près tout le monde, mais n’ai salué personne, sinon d’un sourire à peine esquissé, le minimum requis pour qu’on ne vienne pas m’impor-tuner. Sans que j’aie eu à ouvrir la bouche, Naomi Bellefleur a déposé un verre de bière devant mon tabouret. Je lui ai souri à elle aussi, plus longuement

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qu’aux autres, puis je me suis assis, le dos appuyé contre l’affiche du spectacle de la soirée, présenté sur la scène minuscule du Croissant d’Or du jeudi au samedi depuis deux ans et qui attirait encore son lot de curieux même si les habitués s’en étaient lassés depuis longtemps.

Pitou LaBotte et Baby Papillon, le plus étrange duo de danseurs nus de la planète, habitaient à l’étage dans un logement qu’Angèle Bellefleur, mère de Naomi et propriétaire des lieux et de l’immeuble tout entier, avait aménagé pour les artistes qu’elle recevait dans son estaminet.

Pitou mesurait à peine un mètre, arborait des tatoua ges sexuellement extravagants et avait l’habi-tude de demander à son coiffeur de lui tailler la chevelure en forme de pénis. Il finissait son tour de piste vêtu d’un support athlétique dont il frappait la coquille de plastique à plusieurs reprises avant de se laisser tomber à plat ventre sur la scène. Un numéro d’un burlesque consommé !

Sa partenaire de scène pesait près de cent soixante kilos et se présentait comme la plus grosse danseuse nue du monde. Personne ne pouvait vérifier, bien entendu, mais elle était en droit de prétendre au titre sans qu’on la traite d’usurpatrice. D’humeur joyeuse, pas idiote pour deux sous, plutôt allumée même quand venait le temps de répondre aux invectives des spectateurs échaudés qui la prenaient de haut, mettant à profit son sens de la répartie pour s’attirer la sympa-thie du plus grand nombre, Baby Papillon habitait la scène avec humour et désinvolture. Son numéro de Salomé dansant pour Hérode en échange de la tête

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de Jean le Baptiste — dans une orgie de voiles qu’elle lançait dans la foule avec une grâce difficile à décrire, et se terminant par l’apparition de la tête de Pitou LaBotte au centre d’un plateau de service — valait à lui seul le déplacement.

J’avais l’habitude de me pointer avant la vague des visiteurs d’un soir. La télé, suspendue au-dessus de la porte des toilettes, diffusait ce soir-là une partie de hockey opposant les Canadiens de Montréal aux Black Hawks de Chicago, mais comme la musique électri-sante de AC/DC enterrait la voix du présentateur, il était difficile de suivre le déroulement du match. Malgré tout, j’ai bu mon premier verre de bière sans détourner le regard de l’écran, emporté par le flot des pensées que mon cerveau sécrétait sans se préoccuper de les placer dans un ordre qui m’aurait permis d’en tirer quoi que ce soit.

Vers vingt et une heures trente, Nan Bellefleur a rejoint sa jumelle Naomi derrière le bar. Elles se sont embrassées sur la bouche pour alimenter la rumeur qui les disait lesbiennes incestueuses, puis Nan s’est mise à chanter Back in black plus fort que Brian Johnson en nettoyant des verres que personne n’avait encore utilisés. Une pincée de poudre à canon dessi nait le contour de sa narine gauche, et Naomi s’est empressée de le lui souligner quand elle s’en est aperçue. Nan a fait glisser son index de son nez jusqu’à sa langue puis elle s’est tournée vers moi pour me lancer son habituel Salut beau gars ! auquel j’ai répondu en levant mon verre à la hauteur de mes yeux. Entre nous, il ne s’était jamais rien passé de plus important que cet échange répété chaque soir

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comme la scène liminaire d’une pièce qui allait se jouer devant nous et à laquelle j’allais assister sans y participer.

Quand elles voulaient s’amuser, Nan et Naomi s’habillaient et se coiffaient de la même manière, ce qui empêchait la plupart des clients de les distinguer l’une de l’autre. Mais moi, je n’étais pas dupe. Il y avait quelque chose dans le regard de Naomi, une tristesse contenue, un brin de mélancolie, une pointe de nostal gie, qui ne m’échappait jamais. Pendant que Nan bouillonnait comme un autocuiseur jusque dans la pupille de ses yeux, Naomi aspirait à retour-ner là d’où on l’avait tirée, sur les terres ancestrales de sa nation, situées en bordure du lac Pekuakami. Elle ne s’en cachait pas, disait économiser sur son salaire pour pouvoir rentrer dans son village, que sa mère avait quitté pour suivre son mari, disparu dans la nature avant que les jumelles aient atteint l’âge de deux ans.

Depuis quelques semaines, Naomi secouait devant moi les franges de son bracelet de cuir pour me rap-peler que le grand jour du départ allait venir bientôt. Pour ne pas lui déplaire, je feignais d’y croire, mais comme elle n’avait jamais vécu là-bas et n’y avait gardé aucune famille connue — surtout que son père, quoi qu’elle en dît, n’avait pas le quart d’une goutte de sang indien dans les veines, ce qui faisait d’elle une Métisse sans statut —, je me doutais bien qu’elle ne mettrait jamais les pieds à Mashteuiatsh. Elle avait beau s’être fait tatouer un aigle sur le sein gauche et un capteur de rêves entre les omoplates, elle avait été élevée sur le bitume du centre-ville de Québec, dans un des

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quartiers les plus paumés du pays, et parlait le français vernaculaire de son patelin sans jamais avoir entendu un mot de montagnais de toute sa vie, sa mère ayant renié son passé autochtone le jour où on l’avait chassée de chez elle parce qu’elle s’était amourachée d’un Blanc prétentieux et arrogant. Mais les mythes ont la couenne dure quand ce que nous sommes devenus ne nous satisfait qu’à moitié. Nous cherchons ailleurs ce qui nous manque là où la vie nous a enfermés, puis un jour les digues se brisent, l’heure étant venue pour les rêves de livrer la marchandise.

Quand j’ai vu le vieux Ben O’Neil sortir de l’arrière- cuisine, qui lui servait de loge et de dortoir occa-sionnel, j’ai commandé un autre verre en redressant l’index. Sans regarder personne, le vieux s’est installé au piano et a fait craquer ses jointures. Nan a coupé à regret le son des haut-parleurs, puis pendant deux ou trois secondes, le temps que Ben enfonce la pédale du piano et se délie les phalanges, on n’a plus entendu que le brouhaha des voix de la trentaine de clients venus assister au spectacle. Puis, de la main gauche, Ben a plaqué un accord de ré mineur pour rappeler tout le monde à l’ordre. Habituellement, la soirée débutait sous une pluie de notes aiguës, enchaînées avec frénésie dans un rythme de jazz hachuré. Mais ce soir-là, le vieux Ben passait sa main dans ses cheveux clairsemés, comme s’il cherchait ses notes. Il a répété l’accord de ré mineur pour bien annoncer le début du spectacle, puis sa main droite a volé jusque sur le clavier pour balancer l’intro de la Toccate et fugue de Bach, qu’on avait davantage l’habitude d’entendre jouée à l’orgue qu’au piano.

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Les jumelles Bellefleur se sont regardées, puis Naomi s’est tournée vers moi, une larme coulant de son œil droit. Les notes de Bach se sont alignées les unes derrière les autres, des aiguës vers les basses. Les clients du bar se sont tus, puis les silences de la par-tition invisible de Ben ont pris une ampleur qui était belle à entendre.

Naomi a déposé mon verre de bière devant moi, puis elle m’a demandé, avec un air que je ne lui connaissais pas, de me dépêcher de le boire.

Ben marmonnait la mélodie en même temps que ses doigts agiles la dépliaient dans l’espace, et cha-cun comprenait qu’il ne s’agissait pas là de l’incipit habituel du spectacle. Un homme a crié qu’il voulait voir Baby Papillon et dans un seul mouvement tous les autres lui ont soufflé de se la fermer. La musique a dansé entre nos verres encore quelques minutes, le vieux Ben a tourné son visage boursouflé par l’alcool vers Naomi, qui l’a gratifié d’un sourire de Sainte Vierge sur le point d’accoucher.

J’ai calé mon verre après qu’elle s’est approchée de moi pour me proposer de la suivre. Je ne savais pas où elle voulait m’emmener, mais je n’ai pas résisté quand elle a pris ma main. Elle allait me tirer vers l’arrière-cuisine quand sa jumelle s’est interposée. J’avais l’impression que tout le monde nous regardait, ce qui n’était pas faux. Nan m’a repoussé légèrement, comme pour me dire qu’elle n’avait rien contre moi, mais qu’elle voulait que je disparaisse. Mais Naomi a resserré son étreinte sur mon poignet. Elles se sont dévisagées si longuement que la Terre a semblé avoir tourné sur elle-même une bonne dizaine de fois avant

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que Nan finisse par baisser les yeux. Naomi a posé un baiser sur son front puis elles se sont enlacées.

J’ai assisté à la scène comme les autres, sans compren dre ce qui se passait, jusqu’à ce qu’elles se séparent et se souhaitent une belle vie. Naomi a demandé à Nan de saluer leur mère pour elle, puis elle a repris mon bras et nous avons foncé vers l’arrière-cuisine, où nous avons croisé Pitou LaBotte et Baby Papillon, qui s’apprêtaient à foncer vers leur public. Naomi a embrassé Baby sur la joue et lui a souhaité bonne chance. Baby lui a demandé où elle allait et Naomi s’est contentée de sourire. Nous avons en-tendu le piano du vieux Ben s’ébrouer au son du jazz habituel, puis avons regardé Pitou et Baby s’élancer vers la scène.

Nous avons traversé au pas de course l’arrière- cuisine encombrée de chaudrons et de boîtes de toutes sortes jusqu’à ce que Naomi ouvre la porte de métal qui donnait sur la rue arrière. Je lui ai parlé de mon manteau resté à l’entrée du bar. Elle n’était elle-même vêtue que d’un chemisier noir au tissu léger. Mais elle ne m’écoutait plus que d’une oreille distraite, son corps projeté tout entier vers le taxi qui nous attendait au coin de la rue — une Oldsmobile noire aux vitres teintées, comme dans les films de gangsters améri-cains. Nous nous sommes serrés sur la banquette arrière, enveloppés par la chaleur de l’habitacle. Le chauffeur devait avoir cent ans. Naomi l’a appelé par son prénom, quelque chose comme Aribert, pour le prier de nous conduire au Graal. Il s’est interrogé sur mon sort, a demandé qui j’étais et d’où je sortais. Ce n’était pas prévu, a-t-il répété plusieurs fois. Naomi

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se voulait rassurante, et pour lui et pour moi. Ce n’était pas prévu, non. Il arrive que la vie nous réserve des surprises, n’est-ce pas Aribert ? que tout ne se déroule pas comme on l’avait imaginé, que quelqu’un apparaisse comme ça sur notre chemin et que nous comprenions qu’il doit faire partie du voyage lui aussi.

J’aurais voulu qu’elle m’en apprenne davantage sur la nature du voyage en question, qu’elle me confirme à tout le moins qu’il s’agissait ici d’une métaphore et que nous n’allions pas très loin. Je ne connaissais le Graal que de réputation, n’y ayant jamais mis les pieds. La rumeur voulait qu’il s’y passe des choses étranges, sans doute liées à ce que le serveur ajoutait à ses liqueurs. Seuls ceux qui n’avaient peur de rien osaient s’y aventurer, car il n’était pas rare que la nuit y avale quelques âmes esseulées. On les retrouvait au bout de quelques jours, perdues et désorientées, errant sur la grève du grand fleuve, incapables de dire ce qui leur était arrivé.

Même si je n’accordais que peu de foi à ce genre de mythes urbains, la perspective de passer la porte du Graal ne me souriait pas. Mais Naomi venait d’appuyer sa tête sur mon épaule et l’odeur de ses cheveux de jais, mélange subtil d’abricot et de crème vanillée, m’avait ramolli.

Le taxi a roulé dans les rues enneigées de la ville et j’ai eu l’impression que nous tournions en rond, montant et descendant les côtes du plateau de la haute ville au rythme des cliquetis du compteur. Au moment où j’allais m’en ouvrir au profit du chauffeur pour lui montrer que je n’étais pas dupe de son petit manège, Aribert a lancé à Naomi que son ami avait

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l’air nerveux. Elle m’a alors expliqué que nous avions quitté le Croissant d’Or un peu trop tôt et qu’il fal-lait tuer le temps avant d’atteindre le Graal. Je lui ai indiqué le compteur des yeux et elle s’est contentée de sourire. C’est aux frais de la maison, a balancé Aribert pour me rassurer, mais je me suis plutôt mis à me demander de quelle « maison » il s’agissait.

Naomi a fermé les yeux et le sourire que ses lèvres ont dessiné m’a convaincu d’arrêter de m’en faire. Elle semblait si sereine, petite fille dans les bras de son père avant d’aller au lit, prisonnière qu’on vient de libérer devant un soleil de fin de journée, crocus qui s’ouvre au printemps après un hiver de glace. Rien ni personne ne m’attendait nulle part, pas même là où Naomi me conduisait, alors va pour le Graal et advienne que pourra.

Le vieux chauffeur s’est lui aussi détendu, je l’ai vu à ses épaules qui se sont un brin affaissées. Aribert est un repenti, m’a glissé Naomi à l’oreille. Il a commis des erreurs, de très grosses fautes qu’on ne lui pardon-nera jamais, pas même quand la mort aura mangé son corps. Il le sait, l’a accepté. Il a reconnu sa culpabilité, a embrassé les pieds de ses victimes même après que le temps les a décomposées. Il a bu leur sang pour se nourrir de leur souffrance, s’est flagellé jusqu’à s’en lacérer le dos. On lui a brûlé la peau et arraché les dents sans anesthésie, à sa demande. On a forcé les orifices de son corps vieilli avec les instruments de la miséricorde de Dieu, une croix de métal et l’épée du roi Arthur, si tu vois ce que je veux dire. On le cherche partout, du Caire aux confins du Chili, pour le juger et le condamner selon la loi des hommes de bonne

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volonté. Mais aujourd’hui il conduit ce taxi pour que ceux dont le destin ne s’est pas accompli arrivent enfin là où leur vie les attend. Et tu sais où c’est, toi, Naomi ? que je lui ai demandé. Elle a fermé les yeux et la lumière des lampadaires a caressé son visage.

Pendant que la ville s’endormait dans un silence de fin du monde, le taxi déchirait la nuit. La main de Naomi a glissé sur ma cuisse, puis elle m’a fait pro-mettre de rester avec elle quand viendrait le moment du passage. J’ai promis sans comprendre la nature du passage en question, et cela a semblé la rassurer. Aribert s’est mis à chanter une berceuse en langue allemande et Naomi s’est endormie, la tête appuyée sur mes genoux.

Je regardais la ville défiler sur l’écran de la fenêtre et le temps s’est arrêté. Il n’y avait plus que nous dans l’infinité du cosmos, avec la voix d’Aribert pour seule échappatoire, et lorsqu’il s’est tu, tout est devenu noir autour de nous. Le taxi venait d’entrer dans le tunnel qui perce le plateau, des berges du Saint-Laurent jusqu’au parc dit de Dollard des Ormeaux. On y avait démantelé l’ancienne voie ferrée et depuis le tunnel servait de refuge à une tribu de sans-abri décharnés. Aribert avait éteint les phares et nous faisait pro-gresser lentement entre les feux de fortune autour desquels s’étaient rassemblés les malheureux pour se réchauffer. On se serait cru à l’Halloween tellement le tableau était inquiétant, et lorsque Aribert s’est mis à me parler du camp de Mauthausen et des expériences qu’il y avait conduites — études comparatives sur des mélanges de poisons qu’il injectait directement dans le cœur de ses cobayes pour en étudier les facultés létales,

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opérations et éviscérations à froid, écartè lements… —, je me suis renfrogné pour que des images plus joyeuses envahissent mon cerveau. Je n’entendais plus que des mots dont le sens m’échappait. Gélules, bistouri, plante des pieds, intestins, fumée noire, cris, souffle, rémission…

Sur les parois du tunnel, des ombres énormes fumaient des cigarettes et buvaient de l’alcool frelaté à même le goulot. Un peu plus loin, une fille avait maille à partir avec un groupe de voyous. J’étais heureux que Naomi n’assiste pas à ça. Ils étaient deux ou trois à vouloir l’embrasser. J’ai demandé à Aribert d’allumer les phares de sa voiture pour créer une diversion, mais il s’est moqué de moi. Qu’est-ce que tu crois ? qu’il a dit. Que tu peux sauver le monde ? D’ailleurs qu’est-ce que tu fais dans mon taxi ? a-t-il ajouté en me toisant dans le rétroviseur. Y a pas de place pour toi là où on va, et Naomi le sait très bien. Alors arrivé au parc Dollard-des-Ormeaux, tu vas me faire le plaisir de descendre. Je vais te laisser ma veste. Retourne au Croissant d’Or, oublie Naomi, oublie-moi, prends un verre et rentre chez toi. Je t’assure que c’est ce que tu as de mieux à faire. Je te le dis en ami. La petite a pas besoin de toi. Elle saura se dé brouiller toute seule. Il vient avec moi ou je descends avec lui, a répliqué Naomi en émergeant de son sommeil. Aribert a encaissé le coup sans riposter. Il a appuyé sur l’accélérateur, puis il s’est mis à klaxonner, ce qui a fait sursauter tout le monde autour de la voiture et a libéré la fille de ses agresseurs.

Je crois que les sans-abri connaissaient bien le taxi d’Aribert puisqu’ils se sont écartés pour libérer la voie.

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L’Oldsmobile a roulé lentement vers le point blanc de la sortie. Quand nous avons traversé le filet de neige qui enveloppait l’ouverture, Naomi s’est redressée sur la banquette et les doigts de sa main gauche se sont resserrés sur mon bras. Aribert a immobilisé le véhi-cule au centre du parc et s’est tourné vers nous. Tout un réseau de rides profondes découpait son visage en morceaux. On aurait dit le sol craquelé d’un désert. Il a demandé à Naomi si elle désirait toujours se rendre au Graal, lui a spécifié qu’elle y était attendue, mais qu’il n’était pas trop tard pour changer d’avis. Naomi lui a répondu qu’elle espérait depuis si longtemps que le vieux O’Neil entame une soirée avec la Toccate et fugue de Bach qu’il n’était pas question de reculer. Aribert a salué le talent du vieux Ben, et j’ai compris qu’il le connaissait depuis longtemps. Puis il a répété que personne au Graal n’avait envisagé la possibilité qu’elle soit accompagnée, mais Naomi ne s’est pas démontée et a clos la discussion avec un c’est avec lui ou pas du tout bien senti. Ses yeux brillaient d’un éclat de détermination qu’Aribert n’a pas osé contester. Il m’a souri, a hésité encore un moment, puis s’est rési-gné. Très bien ! En route alors !

Naomi s’est collée contre moi, satisfaite. Le taxi s’est ébranlé pour traverser le parc avant de filer dans les rues étroites de la basse ville et de remonter sur le plateau.

Le Graal occupait la partie centrale d’un château de la Grande Allée dont les ailes latérales servaient par-fois de salles d’exposition. On y présentait aussi des performances souvent provocatrices — hommes sus-pendus par la peau à des crochets rouillés, ballerines

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en tutu terminant leur chorégraphie dans un bain de sang de cochon, opérations chirurgicales en direct ou sur écrans géants. Même s’il arrivait qu’on y dépasse les limites de la loi et de la bienséance, jamais la police n’y était intervenue.

Une allée de granite large de trois mètres menait au porche qu’une lumière bleutée éclairait à peine. Aribert nous y a déposés sans demander son reste. Naomi l’a remercié en posant une main sur son épaule, qu’il a tapotée de ses doigts veinés en lui sou-haitant bonne chance, puis nous sommes descendus du véhicule en nous tenant par la taille. Nous avons couru jusqu’à la porte de chêne massif, qui s’est ouverte devant nous avant que nous ayons le temps d’y frapper.

Alors que je m’attendais à devoir montrer patte blanche à un colosse en complet-cravate comme à l’entrée des quelques bars du même type que j’avais fréquentés, nous nous sommes retrouvés Naomi et moi devant une femme entre deux âges, vêtue d’un tailleur vert coupé dans un tissu aux reflets métal-liques. Son maquillage accentuait la rondeur de ses joues et illuminait ses yeux d’un bleu intimidant. Elle s’est approchée et nous a présenté ses mains en nous souhaitant la bienvenue. La réponse polie de Naomi m’a laissé croire qu’elles ne se connaissaient pas. La femme l’a embrassée sur la joue chaleureusement, puis j’ai eu droit à l’accolade moi aussi. Au loin, un bruit de foule a attiré mon attention. Des gens discu-taient au son d’une musique à peine audible, quelques notes échappées d’un piano solitaire. Je m’appelle Samantha, et je présume que vous êtes Naomi, a-t-elle

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ajouté en accentuant son sourire. On ne nous a pas prévenus que vous viendriez avec un ami. Je sais, s’est excusée Naomi. Ce n’était pas prévu pour moi non plus. Alors que fait-il ici ? a demandé la dame sans se départir de son air affable, presque maternel. Naomi m’a regardé puis elle a dit il va venir avec moi. Bien sûr, j’aurais dû à ce moment exiger qu’on me précise la nature de ce « voyage », mais notre hôtesse a semblé tenir pour acquis que je savais de quoi il retournait et nous a invités à la suivre vers la salle principale.

Dans un coin, sur une scène surélevée, un piano à queue sans pianiste distillait du Gershwin dans l’air saturé d’une odeur de fruits mûrs. Des flèches de lumière perçaient la fumée blanche qui s’élevait vers le plafond. Une vingtaine de tables basses entourées de fauteuils de cuir rouge accueillaient des clients de tous âges, pour la plupart bien mis, que notre arrivée n’a pas intéressés. Samantha a longé le zinc derrière lequel une femme noire, ravissante malgré son crâne rasé, lui a souri en secouant ses liqueurs. Plus loin, elle a glissé un doigt sur le mur blanc serti de pierres que les projecteurs faisaient scintiller entre des masques de métal aux formes étranges — des clous tordus et des boulons de toutes sortes formaient des bouches ouvertes et des yeux percés que la tôle embossée du visage rendait encore plus inquiétants. Elle s’est arrê-tée devant une table, plus petite mais plus haute que les autres, et a demandé d’un geste de la main à un serveur d’approcher un second tabouret. Elle nous a souhaité une bonne soirée en lançant un clin d’œil complice à Naomi, puis elle est repartie vers le zinc et la beauté chauve qui en avait la garde.

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Nous nous sommes installés, Naomi et moi, et on nous a servi un ballon d’une boisson rosée un brin mousseuse. Naomi a levé son verre et nous avons trin-qué. À nous ! a-t-elle lancé. Oui, à nous, ai-je répondu. Et si tu m’expliquais ce que nous faisons ici ? ai-je ajouté après ma gorgée. Elle a déposé son verre sur la table et a croisé les mains, les index pointés vers le plafond. J’attends ce jour depuis si longtemps. Tu vois tous ces gens, ils sont ici pour moi. Elle ne les avait pourtant pas salués et personne n’était encore venu lui parler. J’ai fait du regard le tour de la pièce et rien ne laissait croire que Naomi puisse être au centre de leurs préoccupations. C’est du théâtre, qu’elle a dit. Tout ça, c’est une mise en scène. Sois patient, tu verras.

J’ai tourné la tête vers Samantha, qui discutait maintenant avec le serveur, une main posée sur sa hanche de beau garçon. Et mon rôle à moi, dans tout ça ? Naomi a souri, puis elle s’est approchée pour me glisser à l’oreille que j’allais entrer dans la chambre avec elle. Elle m’a embrassé sans ouvrir la bouche, un baiser chaste, ambigu. Le Graal louait-il aussi des chambres ? Tu m’invites à coucher avec toi ? Naomi s’est mise à rire et à me traiter d’idiot. Puis elle a levé son verre encore une fois. À ta nouvelle vie ! J’ai souri à mon tour et nos ballons se sont entrechoqués dans un tintement que personne n’a remarqué.

Après un moment, je me suis détendu. La musique du piano automatique avait changé. J’ai reconnu une des gymnopédies d’Erik Satie, suivie d’une gnos-sienne, la troisième, si douce et si étrange à la fois. Naomi buvait et souriait, perdue dans des pensées qui demeuraient secrètes. Elle me semblait heureuse,

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un brin extatique. Je me suis demandé si on n’avait pas mis quelque substance hallucinogène dans son verre. Elle connaissait la musique de Satie par cœur, ce qui m’a étonné, et la fredonnait en même temps qu’elle coulait du piano à queue. La musique préférée de ma mère, m’a-t-elle confié. Elle nous endormait tous les soirs, ma jumelle et moi, en nous chantant les mélodies de Satie, Liszt et Chopin. C’était magnifique, parce qu’elle avait une voix très douce, vaporeuse, un souffle dans la nuit. Souvent je rêvais aux arbres et aux oiseaux, tout était vert et bleu, et le vent portait la musique de Satie jusqu’au pied des montagnes qui entourent le Pekuakami. Je dansais avec Nan…

Le regard de Naomi s’est embrumé. Elle a bu une gorgée, puis a baissé les yeux. Tu peux pas savoir ce que c’est que d’avoir une vraie jumelle. C’est comme si la vie nous était offerte sous condition, avec la néces-sité de toujours se préoccuper de l’autre comme de soi-même. J’ai hésité un moment avant de lui deman-der pourquoi Nan n’était pas venue avec nous. Parce que je t’ai choisi, toi, pour me libérer d’elle et de tout ce qui vient avec elle, a-t-elle répondu. Je dois faire le pas toute seule, mais comme je suis pas convaincue d’y arriver parce que j’ai jamais été seule de toute ma vie, je t’emmène avec moi. T’auras qu’à me tenir la main le moment venu.

Le serveur a déposé deux autres verres sur notre table, puis une voix sortie de nulle part a souhaité la bienvenue aux clients du Graal. En me retournant, j’ai aperçu Samantha, un microphone à la main, debout près du zinc. Elle a remercié tout le monde d’être là, a salué l’assiduité de certaines personnes

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en les désignant du doigt — Billy et Chantal, Benoît et Colette, Robert, fidèle entre tous… Tout ce beau monde recevait les hommages de Samantha avec modes tie en s’identifiant par un geste rapide de la main. Notre hôtesse s’est dirigée vers nous, et j’ai deviné que ce que Naomi m’avait annoncé allait se concrétiser. Nous étions effectivement au théâtre, et tous ces comédiens étaient là pour nous. Pour elle, en fait, puisque mon rôle dans ce spectacle avait été ajouté à la toute dernière minute.

Samantha nous a contournés et elle a demandé à Naomi comment elle se sentait. Bien, très bien, a-t-elle répondu dans le micro d’une voix nerveuse. Excitée mais confiante. Les autres ont applaudi, et je me suis senti obligé de les imiter même si je n’étais pas certain de devoir me réjouir de ce qui était en train de se passer. Car cette mise en scène prenait des allures de rituel sectaire, comme si chacun obéissait à un gourou invisible qui allait nous apparaître d’une minute à l’autre. Et c’est d’ailleurs ce que j’ai cru qui allait se produire lorsque le large rideau noir du fond de la salle s’est ouvert lentement. Mais non. La scène qu’il cachait était vide. Les lumières de la salle se sont éteintes puis nous avons vu poindre dans les lueurs bleutées une silhouette étrange, celle d’un enfant marchant sur la plante des mains et des pieds comme un animal. Une laisse, fixée à son cou, filait vers la coulisse. La musique n’était plus qu’un son lancinant, assez grave, qui faisait vibrer nos verres.

La silhouette a progressé lentement vers le centre de la scène en traînant au bout de sa laisse une masse énorme aux formes indéfinies. Une pluie de notes

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aiguës s’est abattue sur nous et les projecteurs ont bombardé la scène de lasers multicolores pendant qu’un nuage de fumée coulait entre les tables. Naomi a pris ma main, les yeux grands ouverts pour ne rien manquer du spectacle. Et c’est à ce moment que j’ai reconnu les deux performeurs. Pitou LaBotte tenait le rôle du chien, accompagné de sa maîtresse Baby Papillon, dont le corps ondulait derrière lui. Un masque vénitien devant les yeux, elle avançait d’un pas lent, vêtue d’un déshabillé transparent duquel débor-dait sa poitrine volumineuse. Pitou s’est mis à aboyer et Baby a fait semblant de le réprimander en le fouet-tant avec le cuir de la laisse. La foule en a redemandé en applaudissant sans ménagement. Mais Pitou s’est écrasé, comme si le châtiment l’avait achevé, et Baby Papillon a posé un pied sur son dos pour marquer sa victoire.

La musique s’est tue sous les vivats de la foule, puis le piano a pris la relève. Quand les premières notes de la Toccate et fugue de Bach ont rebondi sur les murs de la salle, nous avons compris, Naomi et moi, que le vieux Ben O’Neil nous avait rejoints lui aussi. Un projecteur l’a finalement éclairé. Il avait troqué ses habits de tous les jours pour un smoking du plus bel effet. Il regardait Naomi et riait de ses dents jaunes et désalignées, visiblement fier de la surprendre ainsi. Baby Papillon a ouvert les bras, secouant ainsi ses chairs ondulatoires, et elle a attendu que Ben termine son bout de mélodie pour saluer Naomi.

Ma belle Naomi chérie. Tu te doutes bien que pour rien au monde nous n’aurions voulu man-quer cette soirée mémorable. Pitou a aboyé en signe

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d’approbation, ce qui a fait pouffer l’assemblée. Au pied, Pitou ! lui a lancé Baby avant de lui caresser les cheveux. Il a l’air féroce comme ça, mais il est pas dangereux. Baby a attendu que la foule se calme, puis elle s’est approchée du bord de la scène. Comme vous le savez tous, Naomi a choisi de nous quitter pour un monde meilleur et nous sommes ici réunis pour assister à ce moment important et saluer son courage et sa ténacité. On ne renonce pas à la vie qu’on mène depuis des années sans y penser longuement, et pour notre petite, l’affaire a été mûrement réfléchie.

Un brin en retrait, j’essayais de comprendre ce qui se cachait entre les mots de Baby Papillon, incapable de dire si je devais prendre ce qu’elle nous racontait au premier degré ou s’il s’agissait là d’une métaphore. Naomi écoutait l’hommage qu’on lui rendait avec une sérénité qui n’avait rien d’artificiel.

Alors si vous le voulez bien, a poursuivi Baby, nous allons installer la chambre.

La nouvelle a été accueillie par des applaudis-sements nourris. Naomi s’est tournée vers moi et m’a embrassé encore une fois. Baby et Pitou ont disparu, une musique techno a pris le relais et trois techniciens se sont mis à l’œuvre pour monter sur la scène une structure métallique qui allait prendre la forme d’un immense cube, qu’ils ont recouvert d’une toile de plastique translucide. Une longue fermeture à glis-sière est venue sceller l’enveloppe.

Inquiet, je me suis penché vers Naomi. Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? Si tu me dis rien, je m’en vais. Elle s’est redressée sur son siège et a caressé ma joue. Mais non, tu peux pas partir. Toi aussi tu dois

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mourir. J’ai froncé les sourcils. Il s’agissait donc de ça ? Sans métaphore ? Mais j’ai pas envie de mourir, ai-je lancé, et je crois pas que t’aies envie de mourir non plus. Elle a ri de bon cœur. Bien sûr que non, idiot ! C’est une manière de parler. Quand je dis mourir, je veux dire renaître.

Il n’y avait rien de rassurant dans le décor que les techniciens étaient en train de monter autour du cube de plastique. Dans un coin, un tipi, dans l’autre, une croix de bois. Entre les deux, un autel sur lequel ils ont disposé un calice et un ostensoir. Je n’aimais pas ce que je voyais, et ne voulais plus participer à cette mascarade. Aussi me suis-je levé sans demander mon reste. Où tu vas ? m’a jeté Naomi. Je rentre chez moi. Ah oui ? Et c’est où, chez toi ? Tu bosses à l’usine le jour et tu passes toutes tes soirées au Croissant d’Or à reluquer des filles auxquelles tu parles jamais et à boire de la bière tout seul dans ton coin. Alors, dis-moi, qu’est-ce qui t’incite tant à rentrer chez toi ?

Sa tirade m’a secoué. Je n’imaginais pas qu’elle puisse avoir de moi une image si pathétique. Je n’avais pourtant pas l’impression d’être malheureux. La vie que je menais me convenait. J’avais de l’argent pour boire et pour manger, m’accommodais de mon rôle d’observateur de l’existence humaine, à l’aise dans le retrait que je m’imposais et dans la solitude que cela impliquait. Me sachant fragile, j’avais conclu un pacte avec la vie pour m’éviter de trop grands déchirements, et elle avait jusque-là respecté sa part du contrat en me gratifiant d’une routine tranquille qui me satisfaisait.

Y a longtemps que t’es mort, t’as plus rien à craindre de ce côté, a ajouté Naomi. Végéter ici ou végéter

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ailleurs, quelle différence ? Je la trouvais sévère, et me suis demandé pourquoi elle m’avait attiré jusque dans ce bar. Si c’était pour m’y insulter de la sorte, ça ne valait pas la peine. J’allais me libérer quand elle a pris mon bras. Mais attends ! Pars pas comme ça. Ce que je veux dire… J’ai très bien compris ce que tu as voulu dire, Naomi. Mais le spectacle de ton suicide m’intéresse pas. Mais qui te parle de suicide ? Regarde qui est là-bas, a-t-elle ajouté en m’indiquant sa sœur jumelle, qui venait d’apparaître dans l’entrée, accom-pagnée de Samantha. Tu crois que ma sœur viendrait me voir mourir ? Nan ! Par ici !

Nan nous a rejoints et, sans manières, m’a demandé ce que je faisais là. Il part avec moi, a répondu Naomi. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire, ce que Nan a inter-prété comme un acquiescement. Alors, elle va venir ? a demandé Naomi à Nan, qui lui a souri. Oui, elle s’en vient.

On a tamisé les lumières de la scène, ce qui nous a plongés dans une pénombre presque opaque. Je repensais à ce que Naomi venait de me balancer, et j’étais bien obligé de lui donner raison. Il y avait longtemps que je n’attendais plus rien de la vie sinon qu’elle me garde en l’état, ni gai ni malheureux, tran-quille. Peut-être m’étais-je effectivement englué dans cette tranquillité et qu’elle était en train de m’avaler tout entier. Mais je ne pouvais pas tout quitter sur un coup de tête parce qu’une serveuse voulait que je l’accompagne dans son délire.

Un battement de cœur a secoué l’air, et j’ai cru un instant qu’il s’agissait du mien, qu’on y avait planté un micro pour que tout le monde sache à quel rythme

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il  battait. Mais j’ai compris que cela venait de la scène où est apparue, dans ses vêtements autochtones tra-ditionnels, la mère de Naomi, un tambour à la main. Elle battait le rythme régulier des chants de sa nation pendant qu’un jet de lumière lui tombait sur le crâne pour l’envelopper d’un halo vaporeux. On aurait dit un spectre venu hanter l’assemblée. Quand elle s’est mise à chanter, j’ai vu Nan et Naomi essuyer les larmes qui leur mouillaient les joues et je me suis demandé si seulement elles comprenaient les mots de cette complainte. Angèle Bellefleur semblait souffrir d’un mal immense, dont témoignait sa voix cassée par le chagrin. J’ai deviné qu’elle était en train de souhaiter un bon voyage à sa fille, qui allait bientôt la quitter, et cette représentation de la douleur maternelle m’a en quelque sorte rassuré. Car jamais une mère ne vien-drait célébrer ainsi, même en étalant sa souffrance, le suicide de sa fille. Alors, je me suis dit que Naomi allait partir en voyage, et que cette petite fête, organi-sée par ses amis et sa famille, ne visait qu’à souligner son départ. La présence des comédiens était incluse dans le forfait qu’on leur avait vendu pour recréer l’ambiance d’une célébration plus grandiose que ne l’aurait été un pot pour les seuls intimes.

Cette déduction m’a détendu, et j’ai écouté le chant d’Angèle Bellefleur en me laissant prendre au jeu. Elle frappait son tambour avec une régularité infaillible, et sa voix avait pris de l’assurance. Son chant parcourait maintenant mon corps tout entier, comme pour y réveiller des souvenirs depuis longtemps endormis, des sensations venues de plus loin que ma naissance, l’odeur de la mousse et de la gomme de sapin, les

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lueurs du jour nouveau derrière la cime des épinettes, les eaux frétillantes d’un lac caressé par le vent, le picotement des yeux dans la fumée du feu de camp, la chair rosée de la truite, la tendreté de la viande de caribou…

Elle chante aussi pour toi, m’a glissé Naomi à l’oreille, et pour la première fois j’ai envisagé que cela puisse être le cas. Où tu vas, Naomi ? Je rentre chez moi, a-t-elle répondu. Et pourquoi Nan vient pas avec toi ? Naomi s’est tournée vers sa jumelle, dont le regard ému s’était accroché à leur mère. Parce que Nan est pas prête, a dit Naomi avec, dans la voix, une pointe de regret.

Nous avons écouté Angèle jusqu’à ce que son tambour se taise, puis sous les applaudissements elle s’est approchée du microphone sur pied qu’on avait posé près du tipi. Ma chère fille, a-t-elle dit d’une voix tremblotante, l’heure est venue pour toi de réaliser ce rêve que tu entretiens depuis tant d’années, mais sache que tu vas nous manquer, à Nan et à moi. Je vais parler franchement, en oubliant un instant que tu es ma fille pour m’adresser à la femme que tu es devenue. Tu sais que je n’ai jamais approuvé ta déci-sion, car je crains qu’on te fasse porter un fardeau qui n’est pas le tien. On ne change pas de monde sans douleur, et je te parle par expérience. Quand j’ai quitté le Pekuakami et ses eaux tumultueuses, j’ai promis de ne jamais regarder en arrière. Je me suis installée en ville et vous êtes devenues, ta sœur et toi, citoyennes d’une nation moderne et accueillante. Je n’ai jamais regretté de vous avoir offert l’occasion de vous épanouir dans un monde libre et respectueux

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des femmes. Tu connais les combats que j’ai menés pour m’affranchir de la tutelle de nos frères. J’ai trouvé ici, dans cette ville tranquille, le repaire qu’il me fallait pour panser mes plaies et recommencer ma vie. Et c’est parce que je vous ai élevées ici, dans cette ville tranquille, que vous êtes devenues les si belles femmes que nous contemplons aujourd’hui. Alors j’ai gagné mon pari. Je comprends que tu veuilles voler de tes propres ailes, et cela fait même partie de ma victoire. J’accepte aussi que tu choisisses toi-même tes combats. Et c’est pour cette raison que j’ai revêtu mes habits de Pekuakamiulnuatsh et sorti mon tambour traditionnel du tréfonds de mon âme où je l’avais en-terré. J’ai joué pour toi. J’ai chanté pour toi, pour que les esprits te protègent et te ramènent vers moi à la fin de ton voyage. J’ai cru comprendre que tu ne partiras pas seule, et cela me réjouit. Je tiens à vous remercier, jeune homme, d’avoir accepté d’accomplir ce périple avec ma fille. À votre retour, je vous accueillerai à ma table avec les égards que je réserve aux membres de ma famille. Vous deviendrez mon fils, comme si ma chair vous avait enfanté.

Je ne savais pas comment réagir, si je devais confir-mer ou infirmer l’annonce que j’allais partir avec Naomi. J’avais le sentiment qu’on me bousculait dans une direction que je n’avais pas choisie et qu’un piège m’enserrait déjà la jambe.

L’important, a ajouté Angèle comme pour ré-pondre à mes inquiétudes, c’est que vous soyez libre de vos mouvements, libre de vos pensées, libre de vos amours aussi. Sans doute avez-vous l’impression que ma fille vous force un peu la main. Pourtant, il y a

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des mois qu’elle prépare cette soirée, et si elle vous a invité à la suivre, c’est qu’elle est convaincue que votre destin est lié au sien.

Avais-je été l’objet d’une attention particulière de la part de Naomi depuis si longtemps ? Il est vrai qu’elle m’avait parfois offert le dernier verre, mais je n’y avais vu qu’un vieux truc de serveuse pour fidé-liser sa clientèle. Elle en profitait de temps à autre pour s’accouder à son bar et discuter de choses et d’autres, de ce que j’avais fait de ma journée, de la pluie des derniers jours, du plus récent album de son chanteur préféré… Elle était de commerce agréable et il n’était pas difficile de se laisser aller aux confidences avec elle. Je ne lui avais rien révélé qui pût m’incriminer de quoi que ce soit, mais sans doute m’étais-je ouvert sur quelques sujets qui lui avaient permis de me jauger.

Je vous la confie, a poursuivi Angèle, prenez-en soin. Ma belle Naomi, je te souhaite de trouver là-bas ce qui manque ici à ton bonheur. Je t’aime et te gar-derai dans mon cœur jusqu’à ce que nous soyons de nouveau réunies.

Elle s’est remise à frapper son tambour, puis elle est allée s’asseoir dans le tipi. Naomi a essuyé ses larmes et sa jumelle la serrait dans ses bras quand un prêtre est apparu sur la scène, vêtu d’une aube blanche recouverte d’une étole bordeaux ornée de fils d’or. Distrait par ses habits, j’ai mis du temps à reconnaître Aribert, notre chauffeur de taxi. C’était bien lui pour-tant. Il s’est avancé devant le cube de plastique d’un pas lent, calculé, puis un cercle de lumière bleutée a découpé son visage ridé au moment où il levait ses mains veineuses vers le plafond.

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Naomi a applaudi comme une enfant, alors que toute cette mise en scène m’intimidait. Sans doute n’avions-nous pas gardé les mêmes souvenirs de notre passé religieux, car j’avais développé de mon côté une aversion assumée pour tous ceux qui por-taient une soutane ou un col romain. Aussi quand Aribert a projeté dans un cri son Ad majorem Dei gloriam jusqu’au fond de la salle, je me suis raidi sur mon tabouret. Une secte, j’avais bien vu, dont le gourou venait de nous apparaître, à la fois risible et inquiétant. Mais contre toute attente, Aribert s’est mis à rire avant de se défaire de l’étole, qu’il a lancée dans la foule à la manière d’une effeuilleuse, puis de l’aube qu’il a roulée en boule avant de la projeter dans les coulisses. Vêtu de son complet noir de chauffeur de taxi, il est venu vers nous, a descendu les quatre marches de la scène et a présenté sa main à Naomi, qui m’a regardé et tendu la sienne.

L’heure du choix avait sonné. Ou je me défilais ou je fonçais sans poser de question comme on saute d’un rocher dans la fosse d’une rivière sans savoir où ses eaux nous porteront. Naomi avait raison, il n’y avait rien dans ma vie qui puisse me retenir, ni famille ni amis puisque j’avais fait le vide autour de moi. Aussi ai-je décidé de plonger.

Nous sommes tous les trois montés sur la scène sous les applaudissements de la foule. Quand nous sommes passés devant le tipi, j’ai cherché à voir Angèle, mais elle avait disparu. Naomi me tenait la main si fort que j’en avais mal aux jointures. Aribert lui a souri, comme pour lui dire que c’était à son tour de prendre la parole. Elle s’est avancée d’un pas vers le

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bord de la scène et un technicien a approché le micro-phone sur pied.

Gênée, Naomi a remercié tout le monde d’être là, en particulier sa sœur jumelle, qui lui manquerait tant, et sa mère qu’elle aimait d’un amour infini, surtout après l’approbation tacite qu’elle venait de lui signifier. Pitou LaBotte, Baby Papillon et le vieux Ben O’Neil se tenaient dans la coulisse, solennels, les mains croisées sur le ventre. Je voudrais en terminant exprimer ma gratitude à monsieur Aribert Heim ici présent, sans qui tout cela ne serait pas possible. Vous connaissez tous son parcours, savez quel enfer l’a habité dans sa jeunesse et les atrocités qu’il a imposées aux pauvres déportés qui sont passés par les camps de concentration de Buchenwald et de Mauthausen pendant la Seconde Guerre mondiale. Repenti, il a choisi d’utiliser le fruit de ses horribles expériences pour faire le bien autour de lui. Aussi met-il à mon service ce soir sa connaissance intime des chambres à gaz pour que mon esprit s’envole là où il pourra enfin s’épanouir.

J’écoutais Naomi en tentant de me convaincre qu’il s’agissait d’une mauvaise blague. Et la plaisanterie me choquait, car j’avais intégré l’idée qu’on ne puisse pas évoquer les camps et ce qui s’y était passé pour en tirer des vannes, aussi drôles soient-elles dans l’absolu. Je rangeais ce genre de propos aux côtés des railleries racistes ou homophobes, que j’avais toujours abhor-rées. Et comme personne ne riait, je me suis dit que je n’étais pas le seul à recevoir ces facéties négativement, avant de comprendre que personne ne riait parce que Naomi était on ne peut plus sérieuse.

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Les gens l’ont applaudie, puis elle a reculé et m’a rejoint. Aribert s’est déplacé de mon côté et, au moment où je cherchais un moyen de me tirer de là, il m’a fait entrer dans le cube de plastique. Naomi s’est collée contre moi puis Aribert a refermé la fermeture à glissière de son installation.

Détends-toi, m’a dit Naomi. On m’a assuré que c’était très agréable. Agréable ? me suis-je énervé. Qu’est-ce que ça veut dire, agréable ? Sans douleur ? Sans odeur ? Je veux pas être gazé. Laissez-moi sortir d’ici ! Calme-toi. Je suis là, avec toi. Nous partons ensemble.

Un son grave, comme celui d’un instrument à vent, un cor ou quelque chose du genre, a rempli la salle et secoué la toile translucide du cube où nous nous trouvions enfermés. Aribert est apparu derrière l’autel et a demandé du regard à Naomi si elle était prête. Elle a acquiescé et j’ai crié que je voulais m’en aller, que je n’étais pas consentant. Aribert a levé l’ostensoir au-dessus de sa tête puis il a actionné de la main gauche une manette, petit manchon de bois verni qui a fait se déverser dans le cube de plastique une fumée blanche que l’éclairage a teintée d’un bleu doux.

Naomi s’est accrochée à moi pour m’empêcher de réagir et je n’ai pas tardé, après avoir lutté sans succès, à m’effondrer sous son corps mou, l’image apaisante d’un nuage bleuté se reflétant dans ses yeux de charbon.