travailleurs des déchets,

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562 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 des chercheurs, des consultants, dont on retrace rapidement la construction en tant que groupes professionnels. Il s’agit (chapitre 10) de déterminer si ces groupes sont en voie de profession- nalisation. Néanmoins, l’expression « les gestionnaires » recouvre une pluralité de professions, c’est-à-dire de certifications, de pratiques et de juridictions en concurrence. Plus qu’un espace professionnel, la gestion apparaît donc comme un marché (chapitre 11) à la fois très concurrentiel et aux produits très différenciés. Les consultants sont au cœur de ce marché, à la frontière entre producteurs et utilisateurs des savoirs gestionnaires, mis en forme dans des dispositifs et des ins- truments. Enfin, la gestion est aussi un travail (chapitre 12), dans la mesure ces instruments sont maniés, transformés et détournés par les managers qui les emploient. Ces derniers sont les maîtres d’œuvre de la diffusion de la gestion, autant par effet de mode et de réputation qu’en raison des exigences de leur fonction qui vise à encadrer le travail des salariés au moyen de dispositifs toujours renouvelés. Cette partie de l’ouvrage s’achève sur un chapitre destiné à souligner les interdépendances qui règnent au sein de l’espace professionnel de la gestion. L’ambition d’analyser en un même mouvement l’ensemble des phénomènes gestionnaires conduit à un texte dense, sans que le formalisme académique prenne jamais le dessus (l’auteur a pris soin de limiter au minimum le nombre de notes) malgré un tissu très fourni de références théoriques. On pourra regretter, de ce point de vue, que l’analyse foucaldienne des « dispositifs » soit traitée si rapidement. À l’inverse, si la troisième partie fournit un éclairage bienvenu sur les modalités de production et de mise en œuvre des pratiques gestionnaires, on voit mal comment la description du processus de professionnalisation de l’espace gestionnaire permet de répondre aux questions soulevées sur les effets de la gestion. Emmanuel Martin Centre Maurice-Halbwachs (ENS-EHESS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 29 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.028 Les travailleurs des déchets, D. Corteel, S. Le Lay (dir.). Erès, Coll. « Clinique du travail », Toulouse (2011). 332 p Les déchets, ces matières organiques ou synthétiques, naturelles ou manufacturées, sorties de nos corps, de nos maisons ou de nos ateliers, ont plusieurs vies. Les travailleurs des déchets sont ces personnes qui continuent à faire vivre ce que nous avons donné pour mort. L’ouvrage dirigé par Delphine Corteel et Stéphane Le Lay est tiré d’un colloque pluridis- ciplinaire ; sociologues, anthropologues, géographes, ethnologues, psychologues, ergonomes et historiens y mobilisent leurs théories et leurs matériaux de terrain pour lever le voile sur ces activités « indignes » pratiquées par des travailleurs trop souvent « invisibles ». Cette diversité des approches nous offre un voyage dans les mondes des déchets aux côtés de ceux qui s’en chargent. Loin d’affaiblir le propos, la diversité des points de vue témoigne de la richesse d’un objet plus inépuisable qu’il n’y paraît et nous offre une mine d’observations minutieuses et de tranches de vie, très agréables à lire, nous rappelant sans cesse que ces travailleurs contribuent avant tout à la vie. L’ensemble est préfacé par Alain Corbin et introduit par les coordinateurs de l’ouvrage, et chaque partie est présentée par des « discutants ». Le texte conclusif ouvre sur d’autres espaces « souterrains », donnant à voir la grande diversité de nature de ces déchets. Les dix contributions du cœur de l’ouvrage sont présentées en trois parties répondant à trois questions : ? comment ? qui ?

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Sociologie du travail 55 (2013)

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Page 1: Travailleurs Des Déchets,

562 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573

des chercheurs, des consultants, dont on retrace rapidement la construction en tant que groupesprofessionnels. Il s’agit (chapitre 10) de déterminer si ces groupes sont en voie de profession-nalisation. Néanmoins, l’expression « les gestionnaires » recouvre une pluralité de professions,c’est-à-dire de certifications, de pratiques et de juridictions en concurrence. Plus qu’un espaceprofessionnel, la gestion apparaît donc comme un marché (chapitre 11) à la fois très concurrentielet aux produits très différenciés. Les consultants sont au cœur de ce marché, à la frontière entreproducteurs et utilisateurs des savoirs gestionnaires, mis en forme dans des dispositifs et des ins-truments. Enfin, la gestion est aussi un travail (chapitre 12), dans la mesure où ces instrumentssont maniés, transformés et détournés par les managers qui les emploient. Ces derniers sont lesmaîtres d’œuvre de la diffusion de la gestion, autant par effet de mode et de réputation qu’en raisondes exigences de leur fonction qui vise à encadrer le travail des salariés au moyen de dispositifstoujours renouvelés. Cette partie de l’ouvrage s’achève sur un chapitre destiné à souligner lesinterdépendances qui règnent au sein de l’espace professionnel de la gestion.

L’ambition d’analyser en un même mouvement l’ensemble des phénomènes gestionnairesconduit à un texte dense, sans que le formalisme académique prenne jamais le dessus (l’auteura pris soin de limiter au minimum le nombre de notes) malgré un tissu très fourni de référencesthéoriques. On pourra regretter, de ce point de vue, que l’analyse foucaldienne des « dispositifs »soit traitée si rapidement. À l’inverse, si la troisième partie fournit un éclairage bienvenu sur lesmodalités de production et de mise en œuvre des pratiques gestionnaires, on voit mal commentla description du processus de professionnalisation de l’espace gestionnaire permet de répondreaux questions soulevées sur les effets de la gestion.

Emmanuel MartinCentre Maurice-Halbwachs (ENS-EHESS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 29 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.028

Les travailleurs des déchets, D. Corteel, S. Le Lay (dir.). Erès, Coll. « Clinique du travail »,Toulouse (2011). 332 p

Les déchets, ces matières organiques ou synthétiques, naturelles ou manufacturées, sorties denos corps, de nos maisons ou de nos ateliers, ont plusieurs vies. Les travailleurs des déchets sontces personnes qui continuent à faire vivre ce que nous avons donné pour mort.

L’ouvrage dirigé par Delphine Corteel et Stéphane Le Lay est tiré d’un colloque pluridis-ciplinaire ; sociologues, anthropologues, géographes, ethnologues, psychologues, ergonomes ethistoriens y mobilisent leurs théories et leurs matériaux de terrain pour lever le voile sur cesactivités « indignes » pratiquées par des travailleurs trop souvent « invisibles ». Cette diversité desapproches nous offre un voyage dans les mondes des déchets aux côtés de ceux qui s’en chargent.Loin d’affaiblir le propos, la diversité des points de vue témoigne de la richesse d’un objet plusinépuisable qu’il n’y paraît et nous offre une mine d’observations minutieuses et de tranches de vie,très agréables à lire, nous rappelant sans cesse que ces travailleurs contribuent avant tout à la vie.

L’ensemble est préfacé par Alain Corbin et introduit par les coordinateurs de l’ouvrage, etchaque partie est présentée par des « discutants ». Le texte conclusif ouvre sur d’autres espaces« souterrains », donnant à voir la grande diversité de nature de ces déchets. Les dix contributionsdu cœur de l’ouvrage sont présentées en trois parties répondant à trois questions : où ? comment ?qui ?

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À la question des lieux, la réponse est évidemment multiple. L’introduction à cette partie nousrappelle que ces espaces sont d’abord symboliques, voire psychiques, car il faut aller chercher làoù s’opère le déni de ce que l’on ne veut plus voir. Ces lieux sont aussi spatio-temporels car desdéchets, il y en a partout, toujours et de toutes sortes. Les chiffonniers du xixe siècle à Paris ne sontpas que des ramasseurs, ils sont des recycleurs organisés et utiles pour la production industrielle enplein essor. Et ceux-là ne sont pas très éloignés des chiffonniers du Caire aujourd’hui, à ceci prèsque l’évolution de leurs métiers ne s’est pas faite au même rythme, ni dans les mêmes conditions.Ces textes ont ainsi le mérite de montrer que le travail sur les déchets ne consiste pas tant à lesfaire disparaître qu’à les transformer en matière première injectée à nouveau dans un cycle deproduction manufacturière ou agricole. À l’instar de ces paysans mexicains qui irriguent leurschamps avec les eaux usées et tissent ainsi, avec leurs compatriotes urbains qu’ils nourrissentde leur récolte, une curieuse chaîne humaine. Les espaces des déchets s’apercoivent égalementlorsqu’ils passent du privé au public, à travers ce contraste étonnant entre des espaces domestiquessi bien tenus et les amoncellements de déchets sur la voie publique, comme il est donné à voirdu côté de Naples. Que dire alors de ce tri-là ? Et à partir de quelle limite, passant du sale audangereux et du dangereux au toxique, les habitants vont-ils se sentir concernés par cette gestioncollective du déchet ? En circulant, les déchets deviennent alors des enjeux de débats, voire deconflits, des matières de vie sociale, aussi. Il existe une dynamique des déchets.

Le « comment » ne s’approche jamais aussi bien qu’en se rendant sur place. La deuxièmepartie nous immerge donc dans le terrain, à travers des enquêtes fines, au plus près des réalités,allant parfois jusqu’à l’enquête incognito (faut-il se rendre invisible pour mieux voir le travailcaché ?). On découvre alors les réalités d’un travail concret, physique, décrit selon des tech-niques et des gestes précis. En se renommant rippeurs et en intégrant la « branche propreté », leséboueurs n’en manipulent pas moins le sale. Ainsi, la pénibilité de leur travail est autant liée auxtâches qu’aux conditions matérielles et symboliques dans lesquelles elles s’exécutent, dans uncontexte où le coût du déchet semble toujours trop élevé. Mais cette activité ne peut se laisserréduire à sa pénibilité, elle est aussi créatrice : malgré les multiples contrôles, ces travailleursélaborent leur espace de liberté et en font un métier, avec ses bricoles et ses règles, entre soiet relativement à l’abri des regards, même s’ils œuvrent dans l’espace public. Si les chercheursobservant les travailleurs des déchets s’étonnent de leur capacité à faire du risque une vertu etde la souffrance une qualité, c’est aussi parce que ces hommes ont les moyens de se construireun éthos professionnel dans cet espace invisible et public à la fois. Ces textes nous interrogent :ne peut-on rire de faire le « sale boulot » ? Comment rester « digne » en manipulant un objet« indigne » ?

Il faut donc se demander qui sont ces travailleurs des déchets ? Ceux qui ne trouvent pasmieux ailleurs, vraiment ? C’est-à-dire qui ne se définissent que par le négatif, ou ceux quipeuvent/veulent faire ce métier ? C’est affaire aussi de sélection : à qui confie-t-on ce travail ?À des hommes, évidemment, encore que les femmes n’y soient pas absentes. . . Des jeunes aussien majorité, même si l’expérience n’est pas sans valeur. . . Des immigrés bien sûr, souvent maispas toujours. On est rarement éboueur de père en fils et pourtant il y a de la reproduction iciaussi. Car travailler sur les déchets n’est pas dépourvu d’impact politique : les sociétés ne confientfinalement pas cela à n’importe qui. . .

En guise de conclusion, les auteurs nous invitent à aller voir au-delà de ces déchets du quotidien,là où il n’y a plus de visibilité publique, où le corps devient matière inerte et où les excrémentscirculent sous terre. Nous plongeons dans les égouts de Paris et pénétrons dans les morgues, là oùœuvrent des travailleurs invisibles et méconnus. On y découvre leurs « qualités » et cette compé-tence subtile qu’ils ont acquise dans le bricolage de la honte, l’apprivoisement de la sidération et

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la mise à l’abri de leurs proches, de la souillure. Car il « reste que, nous rappelle Alain Corbindans sa préface, pour l’essentiel, le déchet organique est créateur d’angoisse ».

Delphine Corteel et Stéphane Le Lay ont réussi leur pari de nous éclairer sur un objet obscur.La grande diversité des textes, même inégaux en qualité, ne nuit pas à la cohérence de l’ensemble,elle dévoile au contraire les multiples faces de cet objet « déchet » que nous tentons chaque jourd’éliminer. Avec ce l’on tient pour laid, ils ont produit un bel ouvrage, tissé de la dignité destravailleurs de l’indigne et animé par la vie, si présente aux tréfonds de nos poubelles.

Anne-Chantal HardyDroit et changement social (UMR 6297), Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin,

5, allée Jacques-Berque, BP 12105, 44021 Nantes cedex 1, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 18 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.015

Le Laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770–1830, T. Le Roux, Albin Michel (ed).Coll. « L’évolution de l’humanité », Paris (2011). 560 p.

L’ouvrage de Thomas Le Roux s’inscrit dans le mouvement qui, depuis quelques années,a conduit à la découverte simultanée des pollutions historiques et de l’histoire des pollutions,et qui reste marqué par les ouvrages d’André Guillerme, Geneviève Massard-Guilbaud, EstelleBaret-Bourgoin, Isabelle Parmentier pour ne citer que la littérature francophone1. En ce sens,il s’inscrit dans l’histoire environnementale, bien qu’il ne se revendique pas vraiment de cecourant, très actif en France actuellement, et depuis plusieurs décennies outre-Atlantique. Maisil ressortit aussi à l’histoire urbaine, puisque c’est essentiellement à Paris que se trame la thèse— dont ce Laboratoire des pollutions industrielles est en effet issu — et, à l’histoire industrielle,puisque c’est aux nuisances des ateliers, fabriques et autres établissements de transformationqu’elle s’attache. On n’y trouvera cependant pas l’histoire des industries et de leurs glorieusesproductions, ni d’ailleurs une analyse des pollutions émises par celles-ci, mais bien celle de lafacon dont l’industrie s’est imposée dans la ville dès la fin de l’Ancien Régime — en dépit desnuisances qu’elle engendrait et des protestations qui en témoignaient — et grâce à une forme dedérégulation sanitaire : une histoire sociale et politique, donc. T. Le Roux y voit l’origine de larupture entre société et biosphère et, partant, de la crise écologique actuelle. À ce titre, ce momentparticulier mérite d’être analysé en profondeur, non pas en démarrant comme c’est souvent lecas en 1810 avec le Décret impérial relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeurinsalubre ou incommode, texte souvent jugé fondateur de la réglementation industrielle, mais unequarantaine d’années plus tôt, lorsque l’industrialisation de Paris débute, lorsque, déjà, apparaîtla figure du consommateur, à laquelle l’auteur ne se réfère pas mais qui accompagne aussi leschangements décrits.

Ce point de départ anticipé s’avère extrêmement pertinent, puisqu’il permet non seulementde montrer comment étaient prises en charge les nuisances que l’on qualifiera par commodité de

1 A. Guillerme, La naissance de l’industrie à Paris, entre sueurs et vapeurs, 1780–1830. Champ Vallon, Seyssel, 2007 ;G. Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle en France, 1789–1914. Éd. de l’EHESS, Paris, 2010 ; E. Baret-Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons. Les mutations des sensibilités aux nuisances et pollutions industrielles àGrenoble, 1810–1914. Presses universitaires de Grenoble, 2005 ; I. Parmentier, Histoire de l’environnement en Pays deCharleroi (1730–1830) : pollution et nuisances dans un paysage en voie d’industrialisation. Académie royale de Belgique,Bruxelles, 2008.