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1 8 PRIX JEAN RENOIR DES LYCÉENS 2016-2017 Tramontane VATCHE BOULGHOURJIAN Entrée en matière Pour commencer Né à Koweït en 1975, Vatche Boulghourjian grandit au Liban avant de s’installer à Los Angeles. Au seuil des années 2000, le jeune homme travaille pour différentes chaînes de télévision américaines et réalise quantité de reportages et documentaires sur les tensions au Proche-Orient (Liban, Syrie, Koweït, etc.). Il couvre notamment l’invasion étasunienne en Irak en 2003. Parallèlement à ce travail d’investigation, Boulghourjian développe une activité artistique. Il tourne des courts métrages expérimentaux qu’il présente dans divers festivals internationaux ou qu’il intègre dans des installations exposées dans des galeries d’art. Cependant, le cinéaste en gestation continue de chercher sa voie. Il s’inscrit alors aux beaux-arts de la New York University (département audiovisuel) où il obtient un master en cinéma (MFA). En 2010, La Cinquième Colonne, son court métrage de fin d’études, est récompensé par le troisième prix de la Cinéfondation du Festival de Cannes 1 . Encouragé, Boulghourjian s’attelle à l’écriture de plusieurs scénarios de fictions. Son univers intérieur a pour horizon la terre de son enfance ; il en cisèle les thèmes (la mémoire, l’identité, le groupe, etc.) jusqu’à l’émergence de l’histoire de Tramontane, somme de ses différents scripts et de son expérience de reporter sur le terrain. Synopsis Rabih, musicien libanais non-voyant, est invité à livrer une série de concerts avec sa troupe en Europe. Or, le jeune homme voit sa demande de passeport rejetée par les autorités au motif que ses papiers d’identité sont faux. Pour prouver ses origines, Rabih se lance dans une enquête intime qui le conduit à découvrir qu’il n’est pas le fils biologique de ses parents… Fortune du film Retenu en compétition de la Semaine de la critique lors du Festival de Cannes 2016, Tramontane a été chaleureusement accueilli dans tous les autres festivals où il a été sélectionné (La Rochelle, Angoulême…). Le film de Boulghourjian a remporté le prix Découverte du Festival international du film de Namur en octobre dernier. Sa sortie française fait aujourd’hui l’objet d’une combinaison de cinquante copies, spectre appréciable pour une première œuvre étrangère classée « Art et essai ». 1. Créée en 1998 et placée sous la tutelle du Festival de Cannes, la Cinéfondation a pour mission de découvrir de nouveaux talents de cinéastes. Chaque année, une vingtaine de courts métrages, issus des écoles de cinéma du monde entier, sont présentés en sélection. Douze des réalisateurs en lice sont ensuite invités en résidence à Paris pendant quatre mois et demi afin d’élaborer le scénario de leur premier long métrage. Avec : Barakat Jabbour, Julia Kassar, Toufic Barakat, Michel Adabashi Genre : fiction Production : Rebus Film Productions, Abbout Productions Coproduction : Le Bureau Nationalités : Libanais, Français, Qatarien, Émirati Durée : 1 h 45 Distributeur : Ad Vitam Sortie : 1 er  mars 2017 © Ad Vitam

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PRIX JEAN RENOIRDES LYCÉENS 2016-2017

TramontaneVATCHE BOULGHOURJIAN

Entrée en matièrePour commencerNé à Koweït en 1975, Vatche Boulghourjian grandit au Liban avant de s’installer à Los Angeles. Au seuil des années 2000, le jeune homme travaille pour différentes chaînes de télévision américaines et réalise quantité de reportages et documentaires sur les tensions au Proche-Orient (Liban, Syrie, Koweït, etc.). Il couvre notamment l’invasion étasunienne en Irak en 2003.

Parallèlement à ce travail d’investigation, Boulghourjian développe une activité artistique. Il tourne des courts métrages expérimentaux qu’il présente dans divers festivals internationaux ou qu’il intègre dans des installations exposées dans des galeries d’art. Cependant, le cinéaste en gestation continue de chercher sa voie. Il s’inscrit alors aux beaux-arts de la New York University (département audiovisuel) où il obtient un master en cinéma (MFA).

En 2010, La Cinquième Colonne, son court métrage de fin d’études, est récompensé par le troisième prix de la Cinéfondation du Festival de Cannes 1. Encouragé, Boulghourjian s’attelle à l’écriture de plusieurs scénarios de fictions. Son univers intérieur a pour horizon la terre de son enfance ; il en cisèle les thèmes (la mémoire, l’identité, le groupe, etc.) jusqu’à l’émergence de l’histoire de Tramontane, somme de ses différents scripts et de son expérience de reporter sur le terrain.

SynopsisRabih, musicien libanais non-voyant, est invité à livrer une série de concerts avec sa troupe en Europe. Or, le jeune homme voit sa demande de passeport rejetée par les autorités au motif que ses papiers d’identité sont faux. Pour prouver ses origines, Rabih se lance dans une enquête intime qui le conduit à découvrir qu’il n’est pas le fils biologique de ses parents…

Fortune du filmRetenu en compétition de la Semaine de la critique lors du Festival de Cannes 2016, Tramontane a été chaleureusement accueilli dans tous les autres festivals où il a été sélectionné (La Rochelle, Angoulême…). Le film de Boulghourjian a remporté le prix Découverte du Festival international du film de Namur en octobre dernier. Sa sortie française fait aujourd’hui l’objet d’une combinaison de cinquante copies, spectre appréciable pour une première œuvre étrangère classée « Art et essai ».

1. Créée en 1998 et placée sous la tutelle du Festival de Cannes, la Cinéfondation a pour mission de découvrir de nouveaux talents de cinéastes. Chaque année, une vingtaine de courts métrages, issus des écoles de cinéma du monde entier, sont présentés en sélection. Douze des réalisateurs en lice sont ensuite invités en résidence à Paris pendant quatre mois et demi afin d’élaborer le scénario de leur premier long métrage.

Avec : Barakat Jabbour, Julia Kassar, Toufic Barakat, Michel Adabashi Genre : fiction Production : Rebus Film Productions, Abbout Productions Coproduction : Le Bureau Nationalités : Libanais, Français, Qatarien, Émirati Durée : 1 h 45 Distributeur : Ad Vitam Sortie : 1er mars 2017

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PRIX JEAN RENOIRDES LYCÉENS 2016-2017

TramontaneVATCHE BOULGHOURJIAN

ZoomL’affiche de Tramontane paraît poser plus de questions qu’elle n’offre de certitudes ; elle est une énigme tendue à la sagacité du spectateur. En même temps qu’elle intrigue, sa composition plastique semble devoir résister à l’interprétation. Pourtant…

Plein cadre et symétrique par rapport à l’axe, on y voit une galerie couverte (d’un riche palais ?), pas trop longue pour bien y distinguer le personnage situé au fond et arrêté dans une étrange posture. À gauche du cadre : un mur aveugle. À droite, une enfilade de colonnettes encadrant des ouvertures qui éclairent l’intérieur de la galerie. Fermant cette galerie (derrière le personnage), une autre ouverture, que l’on suppose du même style architectural que le reste de l’édifice, laisse apercevoir un paysage de collines couvert de végétation et coiffé de quelques habitations villageoises. Enfin, perpendiculaire à l’axe de la prise de vue : le jeune homme seul, les bras ballants et la tête légèrement inclinée, regarde un violon posé au sol devant lui. Il est prostré, abîmé dans une intense réflexion, le poing gauche fermé, absent au panorama offert à sa droite.

Au pied de l’affiche, gisent les habituelles informations contractuelles (liste des acteurs, techniciens, partenaires, etc.). Seuls les noms des trois interprètes principaux apparaissent lisiblement aux yeux du spectateur : Barakat Jabbour, Julia Kassar, Toufic Barakat. Aucune tête d’affiche ici. Le nom du réalisateur, Vatche Boulghourjian, lui-même inconnu du public et placé sous le titre du film, trouve dans le logo de la Semaine de la critique, où son film fut présenté en mai 2016, un précieux soutien publicitaire ou référence (supposée) de qualité esthétique propre à séduire le spectateur potentiel.

Surmontant le titre français du film Tramontane, le titre original en arabe calligraphié (« Rabih », le personnage-titre ici présent) annonce la couleur orientale de l’œuvre (aux souvenirs sanglants), à défaut de la situer dans un territoire ou une culture précise. Aucune autre information ou détail du décor, du paysage ou du personnage ne permet, par ailleurs, d’en accroître l’identification et de lever l’interrogation du spectateur. La photographie, seule, fait mystère. Où sommes-nous ? Et que « fait » là ce curieux personnage ?

Pour percer l’énigme de l’affiche, et surtout comprendre ses intentions – et de facto entrevoir les enjeux du film qu’elle annonce –, il nous faut relier le personnage au titre du film, Tramontane. C’est en effet la définition sémantique du titre de l’œuvre de Boulghourjian qui offre la clé de ce visuel entouré de mystère. Le jeune homme au centre de l’affiche – et de l’histoire du film – a, selon l’antique expression, « perdu sa tramontane », du nom désignant originellement l’étoile Polaire qui guidait les marins et autres voyageurs dans leur périple 2. Il se tient là debout, déboussolé, visiblement abattu. En pleine introspection, en quête de sens (comme le spectateur, situé au même niveau, dans l’espace de l’affiche). Et dans l’attente d’y voir plus clair, il a le regard tourné en lui-même et sur son violon, aveugle aux éléments alentours (le spectateur ignore encore tout de la cécité du personnage). Concentré, il s’efforce de retrouver le nord, cette tramontane du titre qui aide à se construire des repères, comprendre l’espace et s’y reconnaître.

2. « Tramontane », emprunté à l’italien « transmontana » (sous-entendu « stella ») ou « étoile Polaire » (étoile au-delà des monts), c’est-à-dire l’étoile du Nord, puis vent du nord (les Alpes constituant le Nord pour les Latins).

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Carnet de création« Ce film, clame Vatche Boulghourjian, est le fruit de ma vie au Liban, de ma sensibilité à ses réalités quotidiennes et de mon intérêt et de mon amour profonds pour son peuple et sa culture 3. » À l’heure où il débute l’écriture de Tramontane en 2012, le cinéaste libanais est hanté par l’idée d’analyser les inquiétudes de son pays, d’en sonder la psyché tourmentée, de fouiller sa mémoire pour comprendre le présent et scruter son avenir. Annonçant la trajectoire narrative de son héros Rabih, il mène sa propre enquête ; il lit, se documente, rencontre et interroge toutes sortes de gens, y compris « des enfants dépourvus de citoyenneté 4 ».

Comme le protagoniste du film, Boulghourjian cherche à découvrir la vérité sur ses origines et son pays. Son scénario postule d’un problème de documents d’identité afin d’étudier la question universelle de l’appartenance au groupe et la définition – la place – de l’individu dans un espace, une culture, une histoire donnés. « L’idée motrice a été de questionner ce que cela signifie de ne pas avoir de papiers d’identité, où que l’on se trouve. Peut-on savoir qui on est sans certificat de naissance 5 ? »

La quête identitaire, moteur de la dramaturgie de Tramontane, apparaît vite comme un des symptômes du traumatisme né de la guerre civile du Liban (1975-1990) et des multiples questions posées par Rabih et demeurées en partie sans réponse. « Au lieu de faits tangibles dont il a besoin pour résoudre son énigme, renchérit Boulghourjian, Rabih fait face à des mythes, des fantasmes et des mensonges – personne ne lui livre la vérité qu’il attend. C’est un phénomène commun au Liban depuis la fin de la guerre : afin de s’en protéger ou de s’en exonérer, on fabrique le passé de toutes pièces, en le manipulant voire en le dissimulant purement et simplement 6. »

Cette double crise collective de la mémoire et de l’identité est ici métaphorisée par la cécité du protagoniste. Or, si le dispositif semble évident, le réalisateur souhaite éviter tout didactisme ou effet de mise en scène par trop surligné. « C’est une des raisons, précise-t-il, pour lesquelles j’ai voulu travailler avec un véritable aveugle. Je ne voulais pas surdramatiser sa cécité. Je voulais simplement présenter la vie d’un aveugle telle qu’elle est […], l’idée était de l’intégrer parfaitement au récit tout en restant fidèle au réalisme 7. »

Conscient des difficultés de production de son film (lieux de tournage, handicap visuel de l’acteur principal, etc.), Boulghourjian se lance dès la deuxième ébauche de son scénario dans les repérages et le casting des comédiens. Alors qu’il recherche un instrumentiste aveugle, adepte de la musique occidentale, Boulghourjian rencontre Barakat Jabbour, spécialiste de la musique classique orientale, qui le contraint heureusement à bouleverser ses plans. « Nous avons alors décidé de changer le style de musique, ce qui au final fait sens puisque le film parle du territoire et que cette musique y est liée 8. »

Le choix des chansons est alors motivé par les thèmes et les enjeux de la narration. « Ce sont toutes des chansons traditionnelles très anciennes de la région du Levant, qui sont chantées de l’Irak jusqu’en Afrique du Nord. On ne connaît pas vraiment leur origine. Il semblerait qu’elles soient néanmoins originaires d’Alep 9. » Toutes ces musiques font naturellement écho à l’identité bouleversée du jeune héros. Elles proviennent de régions aujourd’hui fragmentées et menacées de disparaître. Par opposition à la précarité du présent et à l’amnésie dont sont frappés les êtres interrogés par Rabih, elles représentent une survivance de la mémoire culturelle de ces différents territoires. Par-delà les peurs et les tensions, ces musiques traditionnelles constituent un lien profond entre les peuples divisés.

PRIX JEAN RENOIRDES LYCÉENS 2016-2017

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3. Dossier de presse. 4. V. Boulghourjian cité dans N. Gilson, « Interview : Vatche Boulghourjian », 1er décembre 2016. En ligne : ungrandmoment.be/interview-vatche-boulghourjian. 5. Id. 6. Dossier de presse.7. V. Boulghourjian cité dans N. Gilson, op. cit. 8. Id. 9. Id.

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Parti pris« D’un bout à l’autre du pays, ressurgit peu à peu le fantôme d’un passé fratricide, jalonné de guerres et de deuils, que tout le monde cherche à fuir. On est touchés, forcément, par l’image d’espoir que finit par former ce puzzle à base de trauma collectif, de non-dits farouches et de cadavres dans les placards familiaux. Raide, opiniâtre et pétri de colère, le jeune homme qui nous sert de guide est un beau personnage, dont les chants, belles mélopées mélancoliques, aèrent le film. »

Cécile Mury, Télérama, 18 mai 2016

Matière à débatLe secret de l’adoptionLe film de Vatche Boulghourjian est un miroir tendu à la mémoire collective du Liban. Plus de vingt-cinq ans après l’arrêt officiel du conflit qui déchira le pays de l’intérieur 10, les plaies sont encore vives, la stabilité toujours menacée. La population, qui ne s’est jamais livrée à son examen de conscience, s’efforce de refouler son noir passé dans une opacité protectrice, lénifiante. Elle préfère se taire, mêler la vérité au mensonge de crainte de raviver les démons. Et fermer les yeux sur sa propre histoire, à l’instar des autorités du pays qui n’ont, à ce jour, présenté « aucun compte-rendu officiel de la guerre 11 ».

La pénible trajectoire de Rabih en apporte la démonstration. À 23 ans, il ne sait pas (plus) qui il est, et il ne rencontre guère de gens sur sa route disposés à l’aider à mieux se connaître. La parole est ici économe. Ce sont d’abord ses propres documents d’identité qui refusent de parler : ils sont faux (sa carte d’identité) ou égarés dans les méandres de l’informatique (sa fiche d’état civil à la mairie) ou perdus à cause de la guerre (son acte de naissance à l’hôpital). À chaque tentative, Rabih se heurte à l’absurde kafkaïen. Un premier cercle de brumes

10. Pour une synthèse chronologique du conflit (1975-1990), lire l’article de Y. El Khoury et A.-L. Chaigne-Oudin, « Guerre civile libanaise », 25 octobre 2010. En ligne : lesclesdumoyenorient.com/Guerre-civile-libanaise. 11. Dossier de presse.

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le tient éloigné de la vérité ; chaque piste conduit à une impasse. Tout se dérobe à ses efforts, y compris son oncle Hisham (ex-chef de brigade, doué d’un obscur pouvoir et détenteur d’un sombre secret) qui disparaît pendant une semaine dans l’ombre mystérieuse du hors-champ.

À l’indifférence de l’administration s’ajoute bientôt le mensonge de sa propre mère, Samar, résolue à ne rien révéler des origines de son fils. Puis, face à l’opiniâtreté de ce dernier et la menace d’un test sanguin, les nuits de Samar s’agitent, le passé reflue, alourdi de remords. Elle capitule et annonce à Rabih qu’il a été adopté à l’âge de trois mois.

Voir, apprendre, comprendreLa révélation du secret constitue un nouveau point de départ du récit. Refusant les nouveaux (faux) papiers d’identité que son oncle lui propose, Rabih élargit son champ d’investigation. Il se rend dans un village dans l’espoir de trouver quelques traces de lui-même. En sortant de la ville, le jeune homme espère ainsi s’extraire du labyrinthe qui l’oblige à tourner en rond. À cela, il préfère suivre la ligne droite de la route qui le conduit à la campagne. En s’écartant de l’épicentre du mensonge, il pense pouvoir se rapprocher de la vérité sur son histoire intime.

Le film prend la forme du road-movie ; le déplacement géographique devient radiographie de la (mauvaise) conscience du pays. Ce périple s’apparente pour le cinéaste et son personnage à une traversée du miroir. Or, là encore, le voyage de Rabih mène à un cul-de-sac, qui invalide son hypothèse tout en lui fournissant un nouvel indice pour poursuivre. Le scénario fonctionne dès lors par ricochets ou resserrements concentriques : chacun des personnages (Omar, Aziz, Nabil, May) que Rabih questionne au cours de ses allées et venues contient son lot de secrets, de remords et de vérités falsifiées. À chaque rencontre, une boîte de Pandore s’entrouvre un peu plus sur le passé jusqu’à ce que Rabih découvre qu’il est un des orphelins de la guerre dont le traumatisme est depuis lors inscrit dans son corps. Victime de la guerre, il en porte les stigmates, faisant de lui un invalide depuis sa quasi-naissance. Cependant, sa cécité n’est jamais vécue par lui comme un handicap. Elle est au contraire un moteur qui le pousse à aller de l’avant. Déterminé, le jeune homme doit néanmoins suivre une trajectoire brisée, répétitive, mimant au niveau de la narration les hésitations de sa démarche d’aveugle que lui imposent ceux (mauvais génies) qui le guident mal, le renseignent médiocrement dans son enquête.

Au terme de son errance, Rabih rentre chez lui, en accord contraint avec le passé sanglant qui l’a enfanté et les incertitudes qui perdurent. Il « sait » désormais d’où il vient, et à qui (Hisham, bourreau de ses parents) et à quoi (l’arbitraire de la guerre) il le doit. Il accepte bon gré mal gré son lourd héritage et la part d’ombre qui le compose et qui lui échappe. Cependant, ce non-voyant élevé à la figure d’Œdipe, qui se découvre un paysage intérieur à mesure qu’il apprend à connaître son pays, est finalement plus apte que quiconque à regarder la vérité en face, en tout cas mieux que ceux qui font le choix de s’aveugler de leurs propres mensonges. Sombrement éclairé, il peut continuer son chemin, aux côtés de sa « mère » enfin retrouvée.

6 PHILIPPE LECLERCQ

La musique du cœurL’intrigue de Tramontane, le protagoniste lui-même, son histoire, ont guidé les choix esthétiques du réalisateur. La lumière en clair-obscur découpe et relie souvent l’espace des scènes en intérieur ; le sous-éclairage baigne le spectateur dans une obscurité qui le place au niveau du handicap visuel de Rabih. Boulghourjian fonde ainsi sa mise en scène sur les difficultés du héros à sortir des ténèbres (identitaires) dans lesquelles il est soudainement plongé. Le film devient à la fois expérience sensorielle et aventure métaphorique. Le spectateur doit abandonner quelques-uns de ses repères et être aux aguets comme Rabih tout entier tendu vers la lumière, la connaissance de ses racines.

La caméra se tient souvent en retrait du personnage, qui est filmé de dos, la nuque cadrée haut. De longs travellings avant privent le spectateur du contrechamp sur le visage de Rabih – le contrechamp qui relie au regard (du héros), qui structure (l’espace) et qui rassure (le spectateur). Sans le visage du personnage, le spectateur est dépossédé de ses yeux qui aident à voir. À la traîne du héros, il a le sentiment incommode de progresser à tâtons dans un espace hostile, invisible, confiné au hors-champ.

Sans regard ni guère d’expressions faciales, Rabih trouve dans ses inflexions de voix (a fortiori quand il chante) le moyen d’exprimer la gamme de ses sentiments troublés. Comme à Homère, l’aède aveugle, la muse lui a « pris les yeux, mais donné la douceur du chant » (L’Odyssée). De même, qu’elle soit diégétique ou captée en live, la musique traditionnelle, et notamment le violon classique de Rabih, constituent un puissant relais des émotions du film. Avec toutes ses nuances de ton et de rythme, la bande originale évoque les images intérieures que le jeune musicien a réussi à assembler patiemment, morceau après morceau (à la manière d’une mosaïque orientale), au cours de son périple. Cette musique a valeur de catharsis, la scène d’exutoire. La musique exprime la douleur du passé honni et du présent douloureux ; elle est aussi l’expression d’une joie fiévreuse et d’un fol espoir en un avenir apaisé, réconcilié. Au-delà des regrets et reproches adressés à l’oncle Hisham, les mots qui l’accompagnent appellent à une urgente réflexion morale et historique ; leur poésie invite à l’examen de conscience et exhorte sur le mode incantatoire le pays tout entier à retrouver lui-même sa tramontane, sa mémoire et sa raison.

EnvoiIncendies (2010) de Denis Villeneuve, d’après la pièce du libano-canadien Wajdi Mouawad 12. À Montréal, les jumeaux Jeanne et Simon Marwan apprennent à la mort de leur mère qu’ils ont un père et un frère résidant au Liban. Leur voyage au Proche-Orient les plonge dans un passé familial et l’histoire d’une guerre civile dont ils ignorent tout et qu’ils découvrent avec stupeur.

PRIX JEAN RENOIRDES LYCÉENS 2016-2017

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12. Un dossier pédagogique sur la pièce, mise en scène par Stanislas Nordey, est librement téléchargeable, dans la collection « Pièce (dé)montée » (éditée par Réseau Canopé) : crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/piece/index.php?id=incendies.

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