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1 Trahir pour adapter : L’adaptation cinématographique des récits africains de Karen Blixen par Sydney Pollack Sylvain PFEFFER Sylvain Pfeffer (CIELAM) est en quatrième année de doctorat à l’Université d’Aix-Marseille et enseignant vacataire en Littérature et Cinéma à l’Université Catholique de l’Ouest. Ses recherches, sous la co-direction de Claude Perez (Aix-Marseille) et Dimitri Vezyroglou (Paris), portent sur l’œuvre de Marcel Pagnol et sur les facteurs à l’origine de son succès. Passionné par la musique de film, il s’intéresse de près à cette dernière dans ses travaux et collabore régulièrement à la rédaction de livrets pour le label Music Box Records. [email protected] Résumé : Au début des années 80, le cinéaste américain Sydney Pollack décide d’adapter les récits africains de l’auteur danois Karen Blixen : Out of Africa (1937) et Shadows on the grass (1960). Récits non chronologiques donnant à percevoir une vision imagée, onirique et poétique du continent africain, les textes de Karen Blixen sont un objet délicat à manipuler. Les porter à l’écran va obliger les adaptateurs à faire des choix éloignant parfois considérablement le film de ses modèles littéraires. Cet article se propose d’étudier un cas particulier d’adaptation, proposant une œuvre autre et personnelle forgée sur un matériau préexistant. Même si la « trahison » est ici parfois dommageable, le film réactiva l’engouement pour les textes de Karen Blixen et fut l’une des clefs de sa redécouverte. Introduction : Cet article est tiré d’un travail plus large sur l’œuvre de Karen Blixen et l’adaptation qu’en a livré Sydney Pollack. Nous n’allons aborder ici que quelques aspects significatifs de cette adaptation, qui tendent à montrer que le film « trahit » le livre pour livrer un objet filmique en adéquation avec les attentes des studios hollywoodiens mais aussi du public des années 80. Le film de Pollack adapte les deux récits africains de Karen Blixen, Out of Africa et Shadows on the Grass publiés respectivement en 1937 et 1960 aux Etats-Unis et au Danemark 1 . 1 La ferme africaine est publiée en France en 1942, Ombres sur la prairie en 1962, avec une première traduction par Yvonne Manceron à partir des textes américains. En 2005, une nouvelle traduction est publiée par Alain Gnaedig, fondée cette fois sur le texte danois. Pour cet article, les citations de références sur lesquelles se fondent notre analyse sont issues des éditions anglaises des textes de Karen Blixen. Les traductions françaises qui suivent ces occurrences ne sont pas nos propres traductions. Nous avons privilégié les traductions d’Yvonne Manceron du fait qu’elles sont établies à partir de la version anglaise. Malgré tout, ces dernières s’éloignent parfois considérablement du texte

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Trahir pour adapter : L’adaptation cinématographique des récits

africains de Karen Blixen par Sydney Pollack

Sylvain PFEFFER

Sylvain Pfeffer (CIELAM) est en quatrième année de doctorat à l’Université d’Aix-Marseille et

enseignant vacataire en Littérature et Cinéma à l’Université Catholique de l’Ouest. Ses

recherches, sous la co-direction de Claude Perez (Aix-Marseille) et Dimitri Vezyroglou (Paris),

portent sur l’œuvre de Marcel Pagnol et sur les facteurs à l’origine de son succès. Passionné par la

musique de film, il s’intéresse de près à cette dernière dans ses travaux et collabore régulièrement

à la rédaction de livrets pour le label Music Box Records.

[email protected]

Résumé :

Au début des années 80, le cinéaste américain Sydney Pollack décide d’adapter les récits

africains de l’auteur danois Karen Blixen : Out of Africa (1937) et Shadows on the grass

(1960). Récits non chronologiques donnant à percevoir une vision imagée, onirique et

poétique du continent africain, les textes de Karen Blixen sont un objet délicat à manipuler.

Les porter à l’écran va obliger les adaptateurs à faire des choix éloignant parfois

considérablement le film de ses modèles littéraires. Cet article se propose d’étudier un cas

particulier d’adaptation, proposant une œuvre autre et personnelle forgée sur un matériau

préexistant. Même si la « trahison » est ici parfois dommageable, le film réactiva

l’engouement pour les textes de Karen Blixen et fut l’une des clefs de sa redécouverte.

Introduction :

Cet article est tiré d’un travail plus large sur l’œuvre de Karen Blixen et l’adaptation qu’en

a livré Sydney Pollack. Nous n’allons aborder ici que quelques aspects significatifs de cette

adaptation, qui tendent à montrer que le film « trahit » le livre pour livrer un objet filmique en

adéquation avec les attentes des studios hollywoodiens mais aussi du public des années 80. Le

film de Pollack adapte les deux récits africains de Karen Blixen, Out of Africa et Shadows on

the Grass publiés respectivement en 1937 et 1960 aux Etats-Unis et au Danemark1.

1 La ferme africaine est publiée en France en 1942, Ombres sur la prairie en 1962, avec une première

traduction par Yvonne Manceron à partir des textes américains. En 2005, une nouvelle traduction est

publiée par Alain Gnaedig, fondée cette fois sur le texte danois. Pour cet article, les citations de

références sur lesquelles se fondent notre analyse sont issues des éditions anglaises des textes de

Karen Blixen. Les traductions françaises qui suivent ces occurrences ne sont pas nos propres

traductions. Nous avons privilégié les traductions d’Yvonne Manceron du fait qu’elles sont établies à

partir de la version anglaise. Malgré tout, ces dernières s’éloignent parfois considérablement du texte

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Succès littéraires importants aux Etats-Unis, les récits africains de Karen Blixen ont fait

l’objet de plusieurs scénarii dès leur publication. Orson Welles, ayant déjà adapté Blixen au

travers de son film The Immortal Story (Une histoire immortelle, 1968) est le premier à

s’intéresser au sujet. Puis des cinéastes tels que David Lean ou Nicolas Roeg tentent

l’aventure avant de rapidement jeter l’éponge. L’adaptation d’Out of Africa reste à l’état

d’ébauche et le livre acquiert petit à petit la réputation d’œuvre inadaptable. En 1973, Sydney

Pollack, alors âgé de 34 ans et auréolé des succès récents de Jeremiah Johnson (1972) et The

way we were (Nos plus belles années, 1973) tombe sur la version du scénario de Judith

Rascoe2 et la lit. Pollack connaît bien les récits de Karen Blixen, qu’il a lus dans sa jeunesse.

Pour lui, le livre est difficilement adaptable du fait que le récit n’est pas structuré par des

éléments narratifs classiques et aussi du fait de la prose si particulière de l’écrivain :

J’avais le sentiment qu’une fois la prose d’Isak Dinesen passée

au filtre d’un traitement cinématographique, la matière romanesque

s’évaporerait ; qu’il ne resterait plus rien, ou que ce qui en resterait

serait dépourvu de magie. Comment traduire visuellement les

cadences de sa prose ? Comment capter la tonalité si particulière de

ses réminiscences ? Comment évoquer le chagrin et la nostalgie qui

vous étreignent à la lecture ?3

Pollack n’est pas convaincu par la version de Rascoe et ne cherche pas à se lancer dans ce

projet. En 1980, il réalise le film Absence of Malice (Absence de malice), avec Paul Newman

sur un scénario de Kurt Luedtke. Au terme du tournage, ce dernier révèle à Pollack qu’il

ambitionne d’écrire un scénario à partir du livre de Karen Blixen Out of Africa. Kurt Luedtke

se rend bien vite compte que la tâche dans laquelle il s’est lancé est difficile. Il cherche

désespérément à trouver une voie d’entrée cinématographique dans ce récit déstructuré. Deux

évènements vont venir faciliter son entreprise. Tout d’abord, en faisant des recherches, il

tombe sur une biographie de Denys Finch-Hatton, Silence Will Speak, rédigée par Errol

Trzebinski4. Cette biographie éclaire quelque peu la figure de cet homme mystérieux avec qui

Blixen partagea une partie de sa vie. Luedtke pense alors centrer le film sur cette personnalité

hors norme. Dans ce but, il achète les droits du texte. Puis il fait la connaissance de Judith

Thurman. Cette dernière vient de publier une biographie très détaillée sur Karen Blixen5.

Thurman a passé sept ans de sa vie à rédiger ce texte. Son livre reçoit le American Books

original, se permettent d’occulter des passages, où de mélanger l’ordre d’apparition des chapitres.

Cette traduction témoigne d’une époque et a été jusqu’en 2005 la seule traduction française disponible.

Lorsqu’elle s’avérait trop éloignée de l’original, et ne restituait pas la poésie contenue dans la prose de

Blixen, nous nous sommes permis de mettre en référence la version d’Alain Gnaedig. Dans ces cas

précis, le choix de traduction sera indiqué en note par les adjonctions des lettres capitales « A. G. »,

pour Alain Gnaedig. 2 Romancière et scénariste américaine. 3 HENRY, Michael, « Entretien avec Sydney Pollack », Positif, revue de cinéma, numéro 302, Avril

1986, p.6, [propos recueillis aux Studios Universal, le 24 janvier 1986 et traduits de l’anglais]. 4 TRZEBINSKI, Errol, Silence will speak, London, Grafton Books,1985. 5 THURMAN, Judith, Isak Dinesen, The life of Karen Blixen, London, Penguin Books, 1984.

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Award for Biography en 1983. Ce texte devient l’ouvrage de référence pour le scénariste. Le

reste de son inspiration, il le trouve dans les lettres écrites par Karen Blixen à sa famille.

Ce sont certainement ces lettres qui ont servi de substrat initial à Blixen pour composer ses

récits. Le contenu de certaines lettres incite fortement à penser en ce sens :

[…] and all around on every side the most magnificent and

wonderful scenery you can imagine, huge distant blue mountains

and the vast grassy plains before them covered with zebra and

gazelle, and at night I can hear lions roaring […]6

[…] entourée de tous côtés par la nature la plus magnifique,

la plus merveilleuse que l’on puisse imaginer: de grandes

montagnes bleues dans le lointain et, devant, la grande savane

pleine de zèbres et de gazelles, et, la nuit, j’entends les lions

pousser des rugissements […]7

Cette phrase est tirée de la seconde lettre écrite par Karen Blixen à sa mère. Elle est datée

du 20 janvier 1914 et est l’écrin de la toute première description du paysage africain des

alentours de sa plantation faite par la jeune danoise. Ce passage contient déjà en germe les

thématiques que l’écrivain développera dans ses récits. Elle loue la beauté supérieure du

paysage d’Afrique et évoque la couleur bleue pour parler du Ngong, « blue mountains ». Or,

la première description du Ngong dans Out of Africa est la suivante :

The Mountain of Ngong stretches in a long ridge from north to

south, and is crowned with four noble peaks like immovable darker

blue waves […]8

Le Ngong est une longue chaîne de montagnes qui s’étend du

Nord au Sud, couronnée de quatre sommets majestueux qui se

détachent en grandes vagues d’un bleu profond […]9

Blixen reprend la couleur bleue pour évoquer les montagnes de Ngong. Elle revient à sa

première impression telle qu’elle l’avait couchée sur le papier à lettres dans les premiers jours

de son arrivée. Il est intéressant de relever le caractère antithétique de la description en

anglais. Les vagues sont « immovable ». Des vagues immobiles, voilà qui n’est pas un

phénomène courant. Subtilement, dans sa description, Karen Blixen injecte un soupçon

d’irréalité, de poésie. Il est dommage que la première traduction française ne conserve pas ce

phénomène. Celui-ci est restitué dans la traduction d’Alain Gnaedig : « quatre sommets

éminents semblables à des vagues immobiles […]10 ». Petit à petit, le scénario se construit. La

6 DINESEN, Isak, Letters from Africa, 1914-1931, London, Picador, 1983, p. 2. 7 BLIXEN, Karen, Lettres d’Afrique, in Karen Blixen, Afrique, Paris, Gallimard, Quarto, 2009, p. 359. 8 BLIXEN, Karen, Out of Africa, London, Penguin Books, 2001, p. 14. 9 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, Paris, Gallimard, 1942, p. 8. 10 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., Paris, Gallimard, Quarto, p. 40.

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première version est terminée en décembre 1982. En janvier 1983, Pollack la lit. Le

réalisateur sort du tournage de son dernier film, Tootsie. La lecture du scénario ne le convainc

pas totalement. Il propose à Luedtke de le retravailler ensemble. Ils y consacrent l’année 1983

et une partie de l’année 1984. A ce stade, Pollack décide de faire le film. Le processus de pré-

production est enclenché. Pour pouvoir monter le film et convaincre les distributeurs, Pollack

sait qu’il est nécessaire de faire des choix d’adaptation, quitte à s’éloigner de l’œuvre

originelle.

1) Un romantisme caractéristique

Nous sommes en 1983 - le film sort en 1985 - et le film africain n’a plus la côte à

Hollywood. Le sujet colonial de « la jeune femme blanche perdue en terre sauvage et qui

tombe amoureuse du beau mais un peu rustre chasseur d’éléphants » est tombé en désuétude.

Le dernier exemple marquant en date est Hatari ! d’Howard Hawks en 1962. À la fin des

années 1970, les trois films à avoir le plus de succès sont Superman de Richard Donner

(1978), Every Which Way But Loose de James Fargo avec Clint Eastwood (Doux, dur et

dingue, 1978), et Rocky II de et avec Sylvester Stallone (1979). Des films qui sont tous

construits autour de personnages masculins blancs et puissants. L’aiguille de l’horloge des

années 1980 du cinéma américain semble en effet plutôt arrêtée sur le numéro gagnant des

films d’action en tout genre et autres blockbusters estivaux. Les héros bodybuildés sont à la

mode. Les années 1980 sont l’heure de gloire des Arnold Schwarzenegger, Chuck Norris, et

autres Steven Seagal. Leurs films dominent le paysage cinématographique américain des

années 1980. Ils présentent des héros masculins sauvant les USA. Les idées développées

s’apparentent à celle de la Nouvelle Droite et de Ronald Reagan, ancien acteur et Président

des Etats-Unis depuis 1979. Le chef de file de ce cinéma à forte tendance patriotique est sans

conteste Sylvester Stallone, créateur et interprète de deux des patriotes les plus emblématiques

du cinéma américain de l’époque : John Rambo le militaire vétéran du Viêt-Nam et Rocky

Balboa le boxeur. Les films d’aventure connaissent également un énorme succès, et ce depuis

la sortie du film réalisé par Steven Spielberg d’après une histoire de George Lucas, Raiders of

the Lost Ark (1981) mettant en scène le personnage d’Indiana Jones, campé par Harrison

Ford, autre grande vedette de la décennie.

Il semble difficile de transformer la prose de Karen Blixen pour faire d’Out of Africa un

film d’action musclé. En habitué des films sentimentaux (Propriété Interdite, 1966 ; The way

we were, 1973), Pollack décide de jouer la carte du romantisme « made in Hollywood »,

faisant de son film un grand drame amoureux comme l’Amérique les affectionne, avec le

couple star Streep/Redford en tête d’affiche. Le film narre dès le départ le mariage

malheureux de Karen avec Bror Von Blixen (Klaus Maria Brandauer), puis se centre

rapidement sur la figure de Denys Finch Hatton, chasseur d’ivoire, ami puis amant de la

baronne.

Karen Blixen reste très discrète sur ses sentiments amoureux dans ses écrits. Finch Hatton,

figure centrale de la vie de Blixen en Afrique n’est par exemple pleinement mentionné par son

patronyme qu’à la page cent quarante et une d’Out of Africa, soit à plus de la moitié du récit.

Il est tout d’abord évoqué comme un simple ami, non nommé « I had been telling some of the

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stories to a friend […]11 »; «J’avais déjà raconté certaines histoires, afin de divertir un ami

[…]12». Puis, il devient un ami parmi tant d’autres : « Many of my friends – Denys Finch-

Hatton, both Galbraith and Berkeley Cole, Sir Northtrup MacMillan […]13» ; « A cet égard,

nombre de mes amis – Denys Finch-Hatton, Galbraith et Berkeley Cole et Sir Northrup

MacMillan […]14 ». Ce n’est qu’à la troisième occurrence qu’il a droit à un éclairage plus

direct: « When Denys Finch-Hatton came back after one of his long expeditions, he was

starved for talk […]15»;« Lorsque Denys Tinch-Hatton [sic, Finch-Hatton] revenait de ses

chasses, il était si affamé de conversation […]16 ». A partir de cette troisième occurrence,

Denys Finch-Hatton apparaît régulièrement dans les pages des souvenirs de Karen Blixen.

Le film s’empare de cette relation et la rend centrale. Karen croise le chemin de Denys dès

les premières minutes du film [séquence 4, 00’07’16, plan 58]. Leur rapprochement

immédiatement amical devient rapidement amoureux et le film accumule les scènes de

baisers. On peut en dénombrer une douzaine sur les deux heures et demie du film, ce qui est

conséquent. Pas une seule fois, Karen Blixen n’y fait allusion dans ses récits. Out of Africa et

Shadows on the Grass ne sont pas des livres sentimentaux. Notons que le film se construit sur

l’opposition entre le mari et l’amant de la baronne. Pour cela, en plus de développer le

personnage de Denys, le scénario recrée, voire invente la figure de Bror Von Blixen, ce

dernier étant le grand absent des textes de l’écrivain. Une seule occurrence lui est consacrée

dans les pages d’ Out of Africa: « When the war broke out, my husband and the two Swedish

assistants on the farm volunteered and went down to the German border (…) » ; « Lorsque la

guerre éclata, mon mari et les deux Suédois furent acheminés vers la frontière.» Bror n’est pas

évoqué comme une personne, il est réduit à sa simple fonction matrimoniale. De plus, la

phrase laisse clairement entendre qu’il n’est pas présent sur la plantation. Dans les récits de

Blixen, Bror est l’absent, comme si l’écrivain, par l’écriture avait cherché à tirer

définitivement un trait sur cette relation douloureuse et l’oublier. On le sait, bien même s’il ne

l’aida jamais à la ferme et fut sans doute la cause de sa maladie, Karen resta toujours très

attachée à la figure du baron. Elle refusa à plusieurs reprises le divorce. Dans ses lettres, Bror

est souvent nommé, et bien souvent de façon élogieuse. Par exemple, dans une lettre en date

du 26 juillet 1921, toujours à destination de sa mère, elle évoque son divorce et dit : « […] I

am very, very reluctant to separate from Bror. […] Perhaps it is simply that I care too much

for him […]17» ; « […] je ne désire pas me séparer de Bror. […] Il se peut aussi que je l’aime

trop […]18 ».

Le film rajoute également des scènes d’amour. Il y en a trois, toutes entre Karen et Denys.

La première, pudique, arrive à la fin du safari [séquence 54, 01’33’07], la deuxième au retour

de Denys après une longue absence [séquence 56, 01’39’51], et enfin, la troisième intervient

juste après la scène du vol [séquence 61, 01’47’30]. Avec ces scènes, Pollack s’éloigne

considérablement des textes de l’écrivain. Dans ces instants, le film s’apparente à une énième 11 BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 47. 12 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., op. cit. p. 70. 13 BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 98. 14 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., op. cit., p. 115. 15 BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 141. 16 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, op. cit., p. 135. 17 Ibid., p. 108. 18 BLIXEN, Karen, Lettres d’Afrique, op. cit., p. 458.

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production romantique dont Hollywood s’est fait une spécialité. La scène d’amour après le

vol au-dessus de l’Afrique est sans doute la moins acceptable de toutes. En effet, après un

moment de grâce où le temps semble suspendu, le réalisateur plombe sa séquence avec un

brusque retour au trivial, comme si ses protagonistes ne pouvaient exprimer leur bonheur par

d’autre finalité que le sexe. Cette scène d’amour, célèbre par son dialogue « Don’t move » ;

« Ne bouge pas » [Denys] ; « I want to move » ; « Je veux bouger » [Karen, plan 1391],

déconstruit totalement l’impact de toute la séquence. C’est dans cette dernière que Pollack se

rapproche le plus par ses images de la prose de Blixen, mais la magie retombe vite.

Que dire de la scène totalement inventée pour le film où Karen et Denys prennent un bain

de minuit près d’une plage de sable blanc [séquence 67, 01’58’14] ? Le cliché romantique

atteint là son paroxysme. Pollack filme tout d’abord la plage en plan d’ensemble fixe. Cette

dernière est bordée de palmiers. On a l’impression de quitter l’Afrique pour une île tropicale.

L’avion de Denys se pose [plan 1456]. Le plan suivant est un autre plan d’ensemble fixe, sur

la mer cette fois. La caméra montre un coucher de soleil, les silhouettes de Denys et Karen

s’embrassant se découpent à la surface de l’eau. L’ensemble est peu crédible car trop

archétypal. Le décor paraît artificiel (une partie de la scène est tournée en studio) et est en

rupture totale avec le reste du long métrage.

La musique est un autre aspect du film qui vient amplifier la romance entre les

personnages. John Barry compose un morceau enjoué, Karen and Denys, caractérisé par une

ligne mélodique de quatre notes ascendantes, qui accompagne les séquences où les deux êtres

sont réunis et heureux ensemble [exemple 1]. Ce morceau est toujours en attitude de soutien19.

Par sa ligne mélodique ascendante, il traduit musicalement une projection vers l’avant, une

joie de vivre, et renforce le bonheur présent à l’image.

19 Nous prendrons en compte dans notre réflexion les quatre attitudes majeures de la musique de film

définies par Vivien Villani dans son Guide pratique de la musique de film : La musique de soutien a

pour rôle de « renforcer » les composantes diégétiques apparentes (émotions, actions, atmosphères

…). La musique d’approfondissement révèle les ressources enfouies de l’image, en faisant

apparaître des éléments qui ne sont pas visibles ou en levant une ambiguïté qui pourrait exister au

regard des seules images. L’approfondissement ne se limite jamais à un simple phénomène informatif

qui aurait pour but de révéler au spectateur certains aspects invisibles. Avant d’apparaître au grand

jour, les éléments dissimulés sont préalablement traduits sur un plan purement musical. Dans Il était

une fois en Amérique (Sergio Leone, Ennio Morricone, 1984), lorsque le personnage de Robert de

Niro revient au bar de son ami d’enfance, il regarde une photo de Deborah, l’amour manqué de sa vie.

Il est difficile de dire le ressenti du personnage lorsqu’il contemple le portrait. C’est la musique, le

thème de Déborah, qui vient lever l’ambiguïté en traduisant la mélancolie du personnage. La musique

de recul est la conséquence de l’implication à travers la musique d’une instance narrative omnisciente,

extérieure à la diégèse ou ressentie comme telle. Deux phénomènes pourront en découler : le premier,

toujours de mise, correspond à une sensation de décalage entre la musique et les images avec « mise à

distance » du spectateur ; le second, qui n’est pas toujours effectif, correspond à un phénomène

d’annonce. La musique de contrepoint est le plus fort degré de décalage entre musique et image : un

important contraste est à l’œuvre, en raison de l’emploi d’une musique très inattendue au regard du

contexte diégétique. In. VILLANI, Vivien, Guide pratique de la musique de film, Paris, Scope, coll.

Tournage, 2008, p. 43 à p. 73.

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Un thème de musique de source20, une reprise orchestrale de la chanson Let the rest of the

world go by devient le thème romantique fédérateur de la relation Blixen/Finch-Hatton. Let

the rest of the world go by est une chanson américaine écrite et mise en musique par J. Keirn

Brennan et Ernest R. Ball en 1919. Elle est interprétée par Dick Haymes. Cette chanson fait

l’objet de multiples reprises. Pour le film, le compositeur John Barry en tire une version pour

orchestre qui est censée être entendue par le biais d’un disque tournant sur le gramophone

dans les scènes où elle intervient. On peut dénombrer deux occurrences de la chanson dans le

long métrage. La première intervient la dernière nuit du safari [séquence 54, 01’33’07]. La

deuxième est entendue lors de la dernière visite de Denys à la ferme avant sa mort [séquence

77, 02’14’08]. Sur ces deux séquences, le couple valse au rythme de la musique. Dans les

deux cas, la musique est tout d’abord en son in, depuis le disque sur le gramophone, puis, les

autres son in (bruits de la nature, feu, …) s’estompent, et seule la musique s’exprime. La

limite son in/son off devient floue. Ceci est d’autant plus visible dans la séquence 71. Au

départ, Karen est seule, assise sur des caisses, au milieu des pièces vides de sa maison. Le

gramophone est à côté d’elle et le disque tourne. Denys la rejoint. Elle l’invite à danser. Le

couple valse lentement dans les pièces vides, puis sort sur la terrasse. La musique n’est pas

atténuée. Le gramophone ne peut pas porter un son aussi distinct à cette distance. Le son in

devient son off. La majeure partie de la scène est silencieuse.

Si la musique de la première séquence est majoritairement en attitude de soutien des

images, celle de la seconde entre en situation d’approfondissement. En effet, elle fonctionne

comme un rappel de la première scène dansante. Pollack filme les acteurs exactement de la

même manière, en plan d’ensemble avec légère plongée, ce qui accentue le parallélisme. Sur

la deuxième séquence, le couple danse parmi les objets de la vente à venir. Le flou son in/son

off et les objets abandonnés donnent un aspect presque irréel à la scène, un côté hors du

temps. Il y a ici comme une sorte de cristallisation du rapport amoureux. L’effet est amplifié

par le fait que cette scène est pratiquement muette. La musique emplit l’espace. C’est elle qui

donne leur force évocatrice aux images. Elle devient génératrice des mouvements des

personnages. Il y a inversion du rapport son/image, le premier devenant prépondérant sur la

seconde. C’est ce que Rick Altman nomme le caractère « supra diégétique21 » de la musique

dans son ouvrage La comédie musicale Hollywoodienne. Le passage, par son caractère

dansant peut être rapproché de ce genre filmographique. Il entre d’ailleurs dans les différents

critères sémantiques caractéristiques du genre que définit Altman. Par exemple, le format ne

doit pas être uniquement une prestation musicale, mais il doit correspondre à un récit -

construit généralement autour d'un couple d'amoureux. Et Denys et Karen sont amoureux.

Selon Altman, en nous tirant constamment hors de la réalité diégétique pour nous projeter

dans le passé ou dans une représentation de spectacle, ou encore dans une séquence de rêve, le

style caractéristique de la comédie musicale n'est pas si loin du monde onirique22. Or notre

séquence, comme toutes les autres constitutives du film font partie d’un rêve, celui de Karen

qui ouvre le long métrage. Blixen tout au long de l’histoire se rappelle ces moments partagés 20 Musique préexistante, non composée pour le film. 21 ALTMAN, Rick, La comédie musicale hollywoodienne, Paris, Armand Collin, 1992, p. 86. 22 Ibid., p. 91.

Exemple 1.

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avec Denys. Cette valse et la précédente, qu’elles soient réelles ou fantasmagoriques en

expriment la quintessence. Un moment unique, éphémère, captant l’émotion du spectateur par

la puissance d’une image et l’importance de la musique. Cet aspect, en plus d’accentuer le

romantisme, participe à la dramatisation de la vie africaine de Karen.

2) Un récit chronologique

Pour resserrer le scénario autour de l’histoire amoureuse, Pollack et Luedtke sont obligés

de développer le récit de la vie de Karen Blixen en Afrique. Pour parvenir à une structure

cinématographique stable, ils décident de donner un rythme chronologique à leur récit. Les

évènements s’enchaînent les uns après les autres de l’arrivée de Karen en Afrique jusqu’à son

départ. Après un bref passage au Danemark dans lequel la blancheur hivernale entre en

contraste avec les couleurs chaudes de l’Afrique, le film s’ouvre sur un générique en action.

Nous voyons le train qui amène Karen vers sa destination africaine [séquence 3, 00’04’23].

Le spectateur découvre la beauté de l’Afrique en même temps que la jeune femme.

Cette ouverture montrant le trajet d’arrivée de l’héroïne ancre directement le film dans une

catégorie narrative à laquelle Blixen avait échappé dans ses écrits : le récit de voyage. Le

genre littéraire du récit de voyage est très peu théorisé, du fait de sa très grande porosité.

Certaines constantes peuvent cependant être relevées, comme la narration de l’arrivée, ainsi

que la volonté d’indiquer de manière précise les dates du voyage, dans un souci

d’authenticité. Le récit peut ainsi être temporellement resitué par le lecteur potentiel. Les

dates accréditent le voyage. Dans Le Dahomé, Souvenirs de voyage et de mission, l’Abbé

Laffitte ouvre son récit par la phrase : « Je quittai Lyon le 19 août 1861, et le 24 au soir de ce

même mois j’arrivai à Liverpool, où se trouvait en partance le navire qui devait m’emporter

au Dahomé.23 » Par la suite, il décrit l’intégralité des étapes de sa traversée, jusqu’à son

arrivée en Afrique. En 1816, James Kingston Tuckey remonte le cours du Congo pour trouver

un confluent avec le Niger. Il écrit : « Le 1er Juillet 1816, nous nous sommes trouvés ce matin

près de la côte, à l’embouchure du Loango-Louisa […]24 ».

Karen Blixen ne raconte pas son arrivée en Afrique et ne donne pas de dates. Le récit

commence alors qu’elle a déjà posé le pied sur la terre africaine. Le film inscrit le voyage

géographiquement et temporellement. En effet, une date apparaît à l’écran : « Kenya, East

Africa 1913». Notons que Karen Blixen n’est pas arrivée en Afrique en 1913, mais en 1914.

Certes, elle est partie du Danemark le 2 décembre 1913, mais pour arriver en Afrique le 13

janvier 1914. L’autre entorse à la réalité, c’est l’arrivée elle-même. En 1913, le voyage

jusqu’en Afrique Orientale durait 19 jours. Karen Blixen arriva par bateau, à bord de

l’Admiral. Ce n’est donc pas en train qu’elle découvrit le paysage, mais depuis un bastingage.

Elle traversa la mer Méditerranée et le canal de Suez, jusqu’en mer Rouge, puis passa à l’Est

du golfe d’Aden, pour entrer dans l’océan Indien, en suivant le croissant de la côte de Somalie

jusqu’à Mombassa. C’est à l’escale de Port-Saïd que Karen descendit à terre, sur le sol

africain pour la première fois.

23LAFFITTE, l’Abbé, Le Dahomé, Souvenirs de voyage et de mission, Tours, Alfred Mame et Fils

éditeurs, 1873, p. 1. 24 KINGSTON TUCKEY, James, Le Niger, in RICARD, Alain, Voyages de Découvertes en Afrique,

Paris, Robert Laffont, 2000, p. 33.

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Ce voyage maritime n’est pas pris en compte dans le film. Blixen n’en parle pas dans ses

récits et n’y fait que brièvement allusion dans ses lettres. Elle fut malade toute la traversée. A

Port-Saïd, Farah le domestique somali embauché par Bror attend Karen. Il effectue la fin de la

traversée jusqu’à Mombassa avec elle. Dans le film, Farah attend Karen à l’arrivée du train en

gare [séquence 4, 00’07’16]. Pour arriver à sa ferme, Karen prit tout de même un train, il

l’amena de Mombassa à Nairobi. C’est ce voyage qui est montré à l’écran, un voyage présenté

comme celui d’une première découverte, ce qu’il n’est pas tout à fait. Dans le film, Karen

voyage seule à bord du train. En réalité, elle est accompagnée par Bror et est déjà mariée. Les

deux amants ce sont dit « oui » à Mombassa. Blixen le dit dans une de ces lettres à Ingeborg :

But now I’ll begin at the beginning. – Bror was in Mombasa

to meet me […] at eleven o’clock we were married, […] it was

extremely easy and simple and only took ten minutes at most […]

and from there to the train […] By the following morning the

landscape had completely changed and then it was the real

Africa.25

Bror est venu me chercher à Mombasa […] à onze heures,

nous nous sommes mariés […] cela s’est fait très simplement et

sans façon et a pris au plus 10 minutes […] et, de là, nous avons

pris le train […]. Le lendemain matin, le paysage avait totalement

changé et c’était la véritable Afrique.26

La notion de découverte du paysage est présente dans la description du voyage faite par

Karen Blixen dans sa lettre. Mais Blixen a déjà vu l’Afrique les jours passés. Ici, elle en

découvre un nouvel aspect, mais c’est toujours l’Afrique. Dans le film, la découverte est celle

du premier instant. Il n’y a pas de précédent. Le film présente un voyage reconstitué à partir

du matériau disponible dans les lettres mais il transforme la chronologie des évènements.

Karen se marie avec Bror après le voyage en train dans le film, et non avant celui-ci. Le film

transpose des éléments vrais dans une autre organisation temporelle. La chronologie qu’il

établit n’est donc pas celle de la réalité. Les scénaristes apposent un filtre narratif sur le réel.

Ils le conditionnent au récit filmique et s’éloignent de la volonté de l’auteur en ancrant le film

dans un temps précis et chronologique.

Pour rendre crédible l’attirance quasi instantanée de Karen pour Denys, tant du point de

vue amical qu’amoureux, le film accentue la solitude du personnage dans sa ferme africaine.

De femme forte et entourée des premiers plans au Danemark, Blixen passe brutalement, en

Afrique, au statut de femme seule et mal à l’aise avec son environnement. Le scénario élimine

tous les liens que Karen entretenait avec sa famille. Ainsi, Karen Blixen ne reçoit aucune

visite dans le film. Dans la réalité, son frère Thomas et sa mère Ingeborg sont venus sur place.

Thomas vient à deux reprises au Kenya. Il habite à la ferme de décembre 1921 à mars 1923,

25 DINESEN, Isak, Letters from Africa, op. cit., p. 2. 26 BLIXEN, Karen, Lettres d’Afrique, op. cit., p. 360.

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puis d’octobre 1924 à mars 1925. Karen reçoit également à deux reprises la visite de sa mère.

La première est source d’une grande joie comme en témoigne une lettre du 14 janvier 1925 :

I want to thank you once more, -thousands and thousands of

times, -for coming out here, -I will never, never forget that you did

that. From the very first moment when I unexpectedly saw your

face in the car to the final minute the hours and days seem like a

huge rich treasure that I have gathered together and can never,

never lose.27

Je voudrais seulement te remercier encore une fois, -ou plutôt

des milliers de fois, - d’être venue jusqu’ici ; je ne l’oublierai

jamais. À partir du moment où j’ai eu la surprise de voir ton visage

dans la voiture, et jusqu’à la toute dernière minute, les heures et les

jours ont constitué pour moi un véritable trésor, un immense trésor

qui est mon bien et que je ne pourrai plus jamais perdre.28

Pollack exprime aussi l’isolement par sa mise en scène. Il filme souvent Karen seule, en

plan d’ensemble ou en plan général, dans sa ferme ou dans sa plantation. L’effet de solitude

est rendu par les plans généraux, qui font ressortir la grandeur du paysage et rendent le

personnage insignifiant. Le choix du décor intervient dans la mise en scène. Karen est souvent

filmée à côté d’arbres imposants, ce qui accentue la différence de taille et amplifie la solitude

du personnage à l’écran. La musique originale intervient également pour exprimer cette

solitude. Le compositeur John Barry écrit un thème (Karen’s Theme, exemple 2), associé au

personnage de Blixen et intervenant dans ses moments de solitude à la ferme. Le thème se fait

entendre à cinq reprises dans le film. Souvent en mode mineur, la mélodie exprime la tristesse

de Karen Blixen.

3) Un hommage au Golden Age

Nous l’avons vu, Out of Africa est un film hollywoodien, et en cela il n’échappe pas au

stéréotype du film américain sur l’Afrique. Out of Africa se pose en héritier d’une tradition

américaine de la représentation de l’Afrique coloniale depuis le Golden Age. Dans les années

50, les productions américaines s’orientent vers le film d’aventure africain. Ces films

présentent un cadre nouveau et connaissent paradoxalement un essor au moment même où les 27 DINESEN, Isak, Letters from Africa, op. cit., p. 229. 28 BLIXEN, Karen, Lettres d’Afrique, op. cit., p. 563.

Exemple 2.

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11

empires coloniaux disparaissent peu à peu. Les Etats-Unis sont un pays non colonisateur. Leur

point de vue artistique est donc dégagé de toute implication coloniale. Les grands thèmes

américains se retrouvent dans ces productions : le rapport de l’homme à la nature, l’évocation

du paradis perdu … On ne parle pas vraiment de l’Afrique, mais d’histoires de colons blancs

en Afrique. Ces films axés sur un schéma identique sont nombreux. Beaucoup d’entre eux

sont tombés dans l’oubli et aujourd’hui indisponibles. Nous n’avons retenu ici que les plus

significatifs afin de mettre en évidence des constantes auxquelles Out of Africa n’échappe pas.

Ces films, pour ne citer que les plus célèbres, sont :

• King Solomon’s Mines (Les mines du roi Salomon, 1950), de

Compton Bennett

• The African Queen, (1951), de John Huston.

• The Snows of Kilimandjaro (Les neiges du Kilimandjaro, 1952), de

Henry King.

• Mogambo (1953), de John Ford.

Le premier point à relever, est que tous ces films sont des adaptations d’œuvres littéraires.

King Solomon’s Mines est adapté du roman King Solomon Mines écrit par Henry Rider

Haggard en 1885. Le scénario de The African Queen se fonde sur le livre éponyme de C. S.

Forester, publié en 1935. The Snows of Kilimandjaro est l’adaptation du roman d’Ernest

Hemingway, édité en 1936. Mogambo, quant à lui est adapté d’une pièce de théâtre de Wilson

Collison. C’est un remake du film Red Dust (La belle de Saigon), réalisé par Victor Fleming

en 1932. Ces films se passent dans une Afrique non contemporaine, tout comme Out of

Africa.

Tous ces films sans exception respectent la même trame scénaristique, celle de la jeune

femme blanche inexpérimentée qui arrive en Afrique et qui tombe amoureuse du chasseur ou

de l’aventurier (souvent rustre et dur avec elle au départ), qui l’aide dans sa quête ou son

projet et qui lui permet de réussir. En réussissant, la jeune femme forge sa personnalité et

devient plus forte. L’aventure s’apparente donc à un récit initiatique. Dans King Solomon’s

Mines, Elizabeth Curtis (Deborah Kerr), accompagnée de son frère John part sur les traces de

son mari disparu au cœur de l'Afrique, alors qu'il était à la recherche des mines du roi

Salomon. L’aventurier et organisateur de safaris Allan Quatermain (Stewart Granger) lui sert

de guide. Au départ, il le fait pour l’argent, puis se prend de passion pour la jeune femme.

Dans African Queen, la prude Rose Sayer (Katharine Hepburn) s’éprend du rustre Charlie

Allnutt (Humphrey Bogart) avec lequel elle est obligée de cohabiter à bord du bateau

l’African Queen. Dans The Snows of Kilimandjaro, la trame africaine est plus restreinte. Mais

les histoires d’amour de l’écrivain et aventurier Harry Street (Gregory Peck) avec Cynthia

(Ava Gardner) et Helen (Susan Hayward) se déroulent toutes deux en Afrique. Enfin,

l’archétype est établi avec Mogambo. Victor Marswell (Clark Gable) capture des animaux

africains pour les zoos du monde entier et organise des safaris. Arrive une américaine haute

en couleur, Kelly (Ava Gardner), invitée par un maharadja, lequel est déjà reparti pour son

pays. Une amourette nait entre elle et Victor. Ce dernier est engagé par un couple d’anglais,

les Nordley. Le mari, ethnologue, veut observer les gorilles. Sa femme, Linda (Grace Kelly),

jeune femme fragile et réservée plaît beaucoup à Victor qui voit dans l’expédition l’occasion

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de se rapprocher d’elle. Sur fond d’aventures, de paysages sublimés et d’animaux sauvages, le

film montre les tensions amoureuses entre le brutal Victor et les deux femmes. Cette trame,

Out of Africa la reprend à l’identique. Karen Blixen arrive inexpérimentée en Afrique. Elle

rencontre un bel aventurier, Denys Finch-Hatton, certes plus éduqué que ces prédécesseurs, et

en tombe amoureuse.

Autre passage obligé de tout film américain sur l’Afrique : montrer des animaux sauvages

à l’écran. Tous les films de notre sélection contiennent à un moment ou à un autre une

séquence où nos protagonistes se « promènent » dans la jungle. Ce passage se transforme

alors en une succession de plans montrant des animaux. Dans The African Queen, le bateau

avance sur le fleuve. De 01’19’28 à 01’19’46, les plans sur les animaux se succèdent, girafes,

lions, éléphants, cervidés. Dans The Snows of Kilimandjaro, la séquence prend place de

00’37’22 à 00’38’29 avec éléphants, springbocks, girafes, lions, autruches, hyènes. Le plus

imaginatif et original est King Solomon’s Mines, dans le sens où il présente des espèces moins

fréquentes que les traditionnels lions et éléphants. Nous pouvons y voir des serpents, tortue,

porc épic, oryctérope, lézard, fourmis, en plus des animaux évoqués dans les autres films. Les

productions se transforment alors en véritable zoo pour colons blancs de passage. Les plans

animaliers sont assemblés au montage et sont censés être dans la continuité. Cependant les

ruptures stylistiques sont nombreuses, principalement au niveau des paysages. L’artifice est

visible. Du reste il serait vraiment curieux de rencontrer autant d’espèces différentes en si peu

de temps et au même endroit dans la réalité. Cet effet est encore plus visible dans King

Solomon’s Mines. En effet, sur un plan continu de paysage, les espèces défilent en bas à

gauche de l’écran, incrustées par transparence. Out of Africa incorpore dans son déroulement

une visite similaire. Lors du safari avec Denys [séquence 46, 01’17’46], Karen découvre la

richesse de la faune africaine en même temps que le spectateur. Il y a d’abord des zèbres, des

oiseaux, des éléphants et des buffles qui se succèdent de 01’18’01 à 01’18’19. Puis, de

01’28’49 à 01’29’52, ce sont les éléphants encore, avec des girafes et des lions. La caméra

montre également ponctuellement des hippopotames [01’24’56] et des singes [01’22’42].

Le cliché se retrouve également dans la manière de filmer les paysages. Pollack magnifie

ces derniers dans son film. Il multiplie les couchers de soleil sur la plaine africaine et autres

plans généraux sur la savane qui imposent le paysage africain dans son écrasante beauté. Les

lieux de tournage sont sélectionnés avec soin. C’est l’esthétique qui compte. Le paysage doit

être cinématographique, donc magnifique. On ne cherche pas à montrer l’Afrique vraie, mais

plutôt l’Afrique telle qu’on se l’imagine. De là un certain effet carte postale inhérent à toutes

les productions américaines se passant en Afrique. Pollack en est conscient : « You’re always

torn between photographing the beauty of it and getting accused of making postcards » ;

« Vous êtes toujours partagé entre en saisir la beauté et être accusé de filmer des cartes

postales.29 » Cette conception de la nature magnifiée est une constante du cinéma américain.

L’Afrique, terre des origines est le continent par excellence pour enchaîner les plans de

paysages somptueux.

Sur les images du film, la musique composée par John Barry vient accentuer cet aspect de

sublimation des paysages. Le thème principal écrit par le compositeur est une grande pièce

29 KISELYAK, Charles, A song of Africa, [Documentaire present sur le DVD du film, Universal

Video, 2005].

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symphonique pour orchestre. Les violons prédominent. Le morceau apparaît dès le générique

et accompagne l’avancée du train dans la plaine d’Afrique. L’emphase et la majesté qui le

caractérisent immergent le spectateur dans le film, l’aident à prendre conscience de la beauté

des images. Notons que le thème proprement dit commence pile à l’apparition du titre du film.

Cette approche révèle une composition faite après le montage définitif, au minuteur

(prompteur), pour poser la musique juste au bon moment et faire décoller l’image. Cette

technique de composition est typiquement américaine. Le thème principal ou Main Title, c’est

le thème de l’Afrique. Le thème est construit sur deux lignes mélodiques qui se répondent

[exemple 3]. Cette manière de composer est représentative de celle du compositeur

britannique. Il la réutilisera plus tard pour évoquer musicalement la beauté des paysages

américains dans le film de Kevin Costner, Dances with Wolves (Danse avec les loups, 1990).

La première ligne mélodique est ascendante, puis vient une contre-mélodie. En ce sens,

cette dualité de la musique peut être vue comme un dialogue entre Karen et l’Afrique. En

effet, dans le générique, cette dernière observe la nature depuis l’arrière du train. Pollack

filme de manière frontale le paysage. Les plans du générique sont tous des plans généraux. Il

n’y a pas de prise de vue subjective depuis le point de vue de Karen. La caméra reste dans

l’extériorité. C’est la musique, par le dialogue des lignes mélodiques qui amène le point de

vue de Blixen sur la nature. Elle exprime la beauté du paysage à travers son regard. Barry dit

clairement avoir été inspiré par le plan montrant Karen à l’arrière du train pour écrire le

thème : « I think the opening shot on the train and the shot of Meryl in the back of the train,

that was like a springboard. » ; « Je pense que le plan d’ouverture sur le train ainsi que le plan

montrant Meryl à l’arrière du train ont été comme un tremplin. 30 » Le thème principal

soutient les images, accentue leur majesté par son emphase, mais se fait également musique

du paysage. Il exprime les sentiments de Karen Blixen, son amour naissant pour l’Afrique et

aide le spectateur à entrer dans cet état d’esprit.

Dans ses récits, Blixen déclare elle aussi son amour à l’Afrique et à ses paysages. Les

descriptions de ces derniers sont souvent les plus belles pages des livres. Cependant,

contrairement à Pollack, Blixen parvient à contourner le cliché par la fluidité de sa prose. Ses

descriptions sont toujours animées. En voici deux exemples :

The air in the forest was cool like water, and filled with the

scent of plants, and in the beginning of the long rains when the

creepers flowered, you rode through sphere after sphere of

fragrance.31

30 KISELYAK, Charles, A song of Africa, op. cit.. 31 BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 63.

Exemple 3 (première phrase du Main Title).

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Dans la forêt, l’air était frais comme de l’eau qui court et

chargé de parfums d’herbes et de feuilles. Au début de la saison des

pluies, quand les plantes volubiles fleurissaient, on passait d’une

sphère de senteurs à une autre.32

Here now, as soon as the sun was down, the air was full of

bats, cruising as noiselessly as cars upon asphalts; […] The

cicadas sing an endless song in the long grass, smells run along the

earth and falling stars run over the sky, like tears over a cheek.33

En Afrique, dès le soleil couché, l’air était chargé d’une vie

animale. Les chauves-souris y glissaient aussi silencieusement que

les automobiles sur l’asphalte. […] Les cigales poussaient leur

chant interminable dans les hautes herbes, les parfums coulaient sur

la terre et les étoiles filantes roulaient dans le ciel, comme des

larmes sur les joues.34

Les descriptions de Blixen sont empreintes de poésie, comme le prouve l’usage des

comparaisons : « like tears over a cheek ». La nature est animée. L’air est omniprésent. Il lie

les choses entre elles. L’utilisation de verbes d’action comme « run », « fall » dynamise la

prose. Dans la première citation, l’usage systématique de la conjonction de coordination

« and » lie toute les propositions les unes aux autres et rythme la lecture. Dans la deuxième

citation, la répétition du verbe « run » crée un effet de symétrie qui sonne comme le refrain

d’une chanson. Les descriptions de paysage chez Blixen ne sont jamais figées. C’est grâce à

cela qu’elle échappe à une évocation trop archétypale et redondante de l’Afrique. Amenons

un dernier exemple pour étayer encore notre propos :

On an evening just before sunset, the scenery drew close

round you, the hills came near and where vigorous, meaningful, in

the clear, deep blue and green colouring. A couple of hours later

you went out and saw that the stars had gone, and you felt the night

air soft and deep and pregnant with benefaction.35

Un soir, juste avant le coucher du soleil, le paysage semblait

soudain se resserrer de tous les bords. Les montagnes se

rapprochaient de la maison, tellement vivantes et fortes dans leurs

manteaux vert foncé et bleu. Quelques heures plus tard, je sortais et

constatais que les étoiles s’étaient retirées dans les profondeurs de

32 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., op. cit., p. 85. 33 BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 83. 34 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., op. cit., p. 10. 35 BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 46.

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la voûte céleste. Je sentais que l’air nocturne était insondable et

chargé de promesses.36

Là encore, le paysage s’anime. Les montagnes sont presque personnalisées avec l’emploi des

adjectifs qualificatifs « vigorous » et « meaningful ». Et toujours se retrouvent les notions de

bleu et d’air. Notons le passage du « you » ; « vous » au « je » entre le texte original anglais et

la traduction de Gnaedig. Celle-ci est conforme au texte danois. En effet, dans ce dernier,

Blixen écrit le passage à la première personne du singulier : « gik jeg37 » ; « je suis allée » ;

«jeg følte38 » ; « je me sentais ». Le passage de la première personne du singulier à la

deuxième personne du pluriel rend la narration de l’évènement plus impersonnel. Cela donne

à l’anecdote une portée plus générale. C’était certainement la volonté de Karen Blixen. Cette

dernière parvient donc, par l’animation systématique de ses descriptions, à échapper à une

énième production écrite décrivant les beautés des paysages d’Afrique. Au contraire, Pollack

avec ses plans généraux fige le paysage. C’est cette fixité qui le rapproche du stéréotype et qui

vient inscrire son film dans une représentation archétypale des paysages africains.

Le réalisateur va encore plus loin dans l’américanisation de son sujet : il filme l’Afrique à

la manière d’un Western. Là encore il se place en digne héritier de ces prédécesseurs.

Remarquons en effet que la plupart des réalisateurs des films cités plus haut sont passés par le

Western et ont même contribué à en définir les codes. Henry King réalise par exemple The

Gunfighter en 1950. John Huston tourne quant à lui The Treasure of the Sierra Madre (Le

trésor de la Sierra Madre, 1948) et The Life and Times of Judge Roy Bean (Juge et hors la

loi, 1972). Que dire de John Ford dont l’œuvre est majoritairement connue pour ses Westerns.

En 1939, avec Stagecoach (La Chevauchée fantastique), Ford renoue avec le Western. Le

genre n'est alors plus en vogue. Ce film fait l'unanimité des critiques, ce qui est encore inédit

pour un Western, et impose la figure de John Wayne. C’est un des premiers films du genre à

être tourné exclusivement en extérieur. Ford est considéré comme le metteur en scène des

grands espaces sauvages de l’Amérique du Nord. Pollack lui aussi a déjà des Westerns à son

actif. Il a réalisé The Scalphunters (Les chasseurs de scalps, 1968) et bien entendu Jeremiah

Johnson en 1972. Pollack filme l’Afrique comme il filmait les Rocheuses dans Jeremiah

Johnson, avec des plans généraux et des êtres humains minuscules dans l’immensité du

paysage qui les entoure. Cette référence au western est présente dès le générique d’ouverture.

Le train, véhicule emblématique de l’ouest américain, amène Karen vers sa destination. Il est

filmé en plan général et disparaît presque dans l’immensité du paysage.

Cette disproportion du paysage se retrouve dans les textes de l’écrivain, mais dans une

moindre mesure : « Africa, in a second, grew endlessly big, and Denys and I, standing upon

it, infinitely small. » ; « A cet instant, l’Afrique sembla d’une grandeur infinie, tandis que

Denys et moi, au milieu de celle-ci, nous étions infiniment petits. » Chez Blixen, l’Afrique est

démesurée en de brefs instants. Pollack en fait une constante quand il filme le paysage. C’est

la domination de la nature sauvage sur l’homme. Le réalisateur en est conscient et il ne le

cache pas : « Jeremiah Johnson est celui de mes films qui se rapproche le plus d’Out of

36 BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., op. cit., p. 69. 37 BLIXEN, Karen, Den Afrikanske Farm, Denmark, Gyldendals Traneboger, 1984, p. 43. 38 Ibid., p. 43.

Page 16: Trahir pour adapter : L’adaptation cinématographique des ... fileAu début des années 80, le cinéaste américain Sydney Pollack décide d’adapter les récits africains de l’auteur

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Africa.39 » Le film montre la lutte d’un homme contre son environnement. C’est le fil

conducteur de l’histoire. Notons la corrélation entre les personnages de Jeremiah et de Denys,

tous deux interprétés par Robert Redford. Finch-Hatton, comme Jeremiah est un homme

solitaire. Il cherche la liberté dans les terres vierges d’Afrique. C’est un cow-boy de l’Afrique.

La mythologie créée par Pollack autour des personnages est donc très américaine. Le Kenya

est un peu leur « dernière frontière ».

Avec ses récits africains, Karen Blixen n’a pas cherché par l’écriture à reconstituer

précisément son parcours africain. Elle ne témoigne pas concrètement de ses aventures et n’en

dresse nullement le bilan chronologique. En écrivant, Karen Blixen reconstitue ses rêves plus

que ses souvenirs. Elle cherche à témoigner de ce qu’elle a découvert dans ce monde éloigné.

Par l’écriture, elle tente de parvenir à ce qu’elle n’avait pas totalement réussi en Afrique, la

communion totale avec cette dernière. Elle cherche à réparer cet échec de l’instant et au fil de

la plume entraîne son lecteur dans une Afrique éternelle où tout fini par se mélanger et se

confondre. Face à une telle complexité narrative, l’adaptation cinématographique paraissait

difficile. Le film de Sydney Pollack n’est pas la transposition littérale des récits de Karen

Blixen. Il se place en contradiction sémantique dès le départ en inscrivant justement son

histoire dans une perspective chronologique, biographique et réaliste, ce que Blixen avait

volontairement évité de faire. Pollack américanise considérablement le propos de l’écrivain et

fait de son histoire le modèle typique d’une aventure africaine à l’américaine. Le film

multiplie ainsi les stéréotypes sur l’Afrique. De plus, le réalisateur fait du film une œuvre

personnelle dans laquelle il injecte ses propres thématiques sur l’échec amoureux. Out of

Africa est un grand film dramatique et sentimental sur fond d’Afrique coloniale, un film à

acteurs, dominé par la présence du couple Streep/Redford. Sémantiquement, en recentrant

l’action narrative sur la figure de Karen Blixen, le film se fait l’inverse des récits. L’Afrique

devient secondaire au profit des personnages principaux. De ce point de vue, Out of Africa

n’apparaît pas comme une adaptation des plus réussies. Cependant, il ne faut pas limiter le

film de Pollack à une trahison. Le réalisateur est sensible à la prose particulière de l’écrivain.

Il arrive, par sa mise en scène, à restituer la signification profonde contenue dans son écriture.

Cette adaptation cinématographique est ambivalente et la trame principale du scénario reste

considérablement éloignée des œuvres originelles. Un visionnage classique du film ne donne

pas une vision juste de la restitution du travail de l’écrivain. Ce n’est qu’après plusieurs

visionnages que la sensibilité de Pollack apparaît comme étant en adéquation avec la prose de

la danoise. En faisant de la figure de Denys Finch-Hatton le ressort narratif qui justifie le

long-métrage, Pollack propose une entrée nouvelle dans l’œuvre de Blixen. Le film cherche à

éclairer d’une manière différente la vie de l’écrivain danois. En cela, il peut être considéré

comme un complément biographique pour appréhender son œuvre. Pollack propose une

œuvre autre et personnelle forgée sur un matériau préexistant. Le film Out of Africa entre

donc dans la définition même de l’adaptation cinématographique : une œuvre singulière qui se

réfère à son modèle et l’occulte aujourd’hui quelque peu. Bien qu’imparfait, le film fut à sa

39 HENRY, Michael, «Entretien avec Sydney Pollack», op. cit..

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sortie un des principaux moteurs de la redécouverte de l’œuvre de l’auteur danois et relança la

mode du film américain sur l’Afrique40.

Bibliographie:

Film :

Out of Africa, film de Sydney POLLACK, d’après l’œuvre de Karen BLIXEN, adaptation de

Kurt LUEDTKE, produit par Sydney POLLACK et Terry CLEGG, producteurs associés

Judith THURMAN et Anna CATALDI, producteur exécutif Kim JORGENSEN,

photographie de David WATKIN, musique de John BARRY, avec Meryl STREEP (Karen

DINESEN), Klaus Maria BRANDAUER (Baron Bror BLIXEN), Robert REDFORD (Denis

FINCH HATTON), Michael KITCHEN (Berkeley COLE), USA, couleur, 161 minutes, 1986,

[Universal Video, 2005, pour l’édition DVD].

Ouvrages et articles sur Karen Blixen et Sydney Pollack :

BERTRANDIAS, Bernadette, Les récits africains de Karen Blixen, Clermont-Ferrand,

Association de publication de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-

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