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Réflexion – tome 1 1 Tome 1 EPICE Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour utiliser cette méthode. 1 Ce « quelqu’un », c’était Neil. Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos. Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est entièrement fortuite. 1 Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.

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Réflexion – tome 1

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Tome 1 EPICE

Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une

d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour

utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.

Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer

Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il

ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis

abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.

Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette

histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce

récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute

ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est

entièrement fortuite.

1Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.

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*20*

Transpirant de peur, Neil n’en soutint pas moins le regard de l’Alpha. La créature

le jaugeait comme on scrutait un quartier de viande. Le sourire soudain carnassier de

Shemar et ses longues canines lui évoquèrent la Bête. Sauf que la superstar au pays de

Walt Disney avait un côté mignon que le Thérianthrope ne possèderait jamais…

Il aurait dû être plus terrifié que ça. Mais il lui semblait que son système

commençait à intégrer toutes les bizarreries de son entourage comme des choses allant

de soi. Presque normales. Ça sortait encore de l’ordinaire, mais ce n’était plus si absurde.

Quelque part, la présence d’Aedan émoussait la lame de son effroi.

À en juger par ses émotions, Shemar n’arrivait pas à faire la part entre son

incrédulité et son courroux. Qu’une telle chenille ose lui tenir tête dépassait son

entendement. Son envie de ratatiner Neil était fortement parasitée par sa curiosité au

sujet de la force dont ce dernier avait fait une démonstration à l’instant.

Mais si d’aventure il posait la question au principal concerné, celui-ci serait fort

embêté pour cause d’ignorance. C’était la raison pour laquelle Neil avait déjà occulté cet

épisode. Incapable d’y apporter une réponse, sa Meute des Nœuds avait préféré se

focaliser sur le regard animal qui lui inspirait en ce moment un élan de sympathie pour

les proies des carnivores de cette planète.

Il se souvint enfin que toiser un prédateur si dominant revenait à le défier.

Sincèrement, un duel avec Shemar n’était pas dans ses projets d’avenir. Or une part de

lui – sûrement Horatio, son irrationalité –, refusait de baisser les yeux. Quelque chose se

rebiffait contre l’idée même de soumission. Rien ne lui inspirait des velléités de

capitulation face à ces gens. Ils n’en étaient pas dignes !

Neil ne soupçonnait pas avoir une fierté aussi têtue. Elle allait causer sa perte,

mais qu’à cela ne tienne. Si Shemar n’était pas un « animal », qu’il le prouve donc en

ayant un comportement civilisé. L’Alpha n’avait qu’à réagir en humain guidé par son

intellect, et non en stupide créature régie par son instinct !

Sauf qu’humain, il ne l’est pas non plus.

Arf ! Un point pour Jason. Il ne sut pas où il alla puiser pour émettre un son

intelligible, mais le silence tendu tel du fil à plomb fut bien brisé par sa voix chevrotante.

— Ne me touchez plus à l’avenir. J’aime pas qu’on me touche, marmonna-t-il

comme pour se justifier.

Il croisa les bras, se fustigeant de trembler comme une feuille soumise à la

mousson. Du coin de l’œil, il vit Derreck s’alarmer davantage. Le regard du jeune homme

fit la navette entre lui et son père, et il réalisa la double connotation que pouvaient avoir

son attitude et ses mots.

Et merde ! Quand on pensait qu’il était impossible de faire pire, il se surpassait !

— Père, calme-toi, s’il te plaît, implora Derreck en pénétrant dans le séjour d’un

pas mesuré. Quoi que tu aies en tête, ce ne sera jamais judicieux si ta colère s’en mêle.

Ce Derreck : la voix de la sagesse ! Et il appelait son daron « Père ». De prime

abord, on ne dirait pas qu’il était de ce genre de bourgeoisie. Il avait une allure trop

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« cool » pour être qualifiée de guindée. À moins que Shemar ne soit de la vieille école.

D’ailleurs, quel âge avait réellement cet homme ?

Neil mit ces détails sur le dos de sa meute neuronale qui avait le chic de noter des

faits ridicules lors de moments graves. Ça devait être pathologique. Ou alors c’était un

moyen atypique de défense de son organisme, pour éviter que son esprit ne se retrouve

paralysé face au danger. Son papillonnage le détournait certainement d’une catatonie

mentale ou d’un début de crise de panique.

— Je veux juste rentrer chez moi, renifla-t-il.

Sa respiration de plus en plus hachée était la preuve qu’une crise d’angoisse

menaçait de s’installer.

— Je te raccompagne, proposa Derreck, s’interposant entre lui et son père qui ne

décolérait toujours pas.

— Il en est hors de question ! gronda Aedan.

Cette fois, l’irritation de Neil atteignit des sommets. Il était déjà en colère contre

lui-même de se montrer aussi fragile. Le côté castrateur d’Aedan n’arrangeait

malheureusement pas les choses. En fait, ça commençait sérieusement à lui taper sur le

système.

Pour couronner le tout, il se sentait courbatu, affamé, migraineux, un peu

nauséeux aussi, et stressé à l’idée de sa mère spéculant sur l’endroit où il se trouvait. Il

ne savait même pas quel mensonge pondre à Sully pour justifier son retard. Sans doute

pour confirmer qu’il était dans la mouise, son téléphone émit la mélodie attribuée à sa

génitrice. C’était connu, les emmerdes ne venaient jamais seules !

La sonnerie eut le mérite de suspendre le temps. Tous attendirent, comme sur le

qui-vive, qu’il décroche. Il s’exécuta, les doigts mal assurés.

— Oui, maman…, souffla-t-il.

— Neil… Qu’est-ce qui ne va pas ? Où es-tu ?

Elle avait décelé au trémolo de sa voix que quelque chose clochait. Il se fustigea.

Dans d’autres circonstances, il en aurait profité pour qu’elle vienne le chercher, pour une

fois qu’elle se montrait si inquiète. Mais là, il ne ferait que la conduire dans un

traquenard. Et il s’en voudrait toute sa vie d’avoir embarqué sa mère dans ce monde de

tarés !

Il avait parfaitement conscience que tous l’entendaient à l’autre bout. Quelqu’un

devait se dévouer à expliquer la notion d’intimité à ces races à l’ouïe développée. Peut-

être ne le leur avait-on jamais appris…

— Euh… désolé. J’ai pas vu le temps passer. (Il se racla la gorge, feignant plus

d’assurance.) Y’a… euh… Des copains m’ont fait visiter la ville et le temps a filé.

— Oh… Tu t’es fait des copains ?

Il préféra ne pas relever l’enthousiasme de sa mère. Inutile de donner du grain à

moudre aux indiscrets qui suivaient sa conversation sans faire mine de lui laisser de

l’espace.

— On me ramène. T’inquiète pas.

— Tout va bien, mon grand, hein ? insista Sully, encore sceptique.

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— Oui, je t’assure, maman. C’est cool. D-Derreck me ramène en voiture. (Autant

lui donner un prénom, ce serait plus concret.) À tout à l’heure.

— Mais…, voulut protester Aedan comme il raccrochait.

— Je veux pas que ce soit toi, le coupa-t-il. Ta colère ravive des souvenirs

désagréables. J’en ai ma claque d’être pollué par ces émotions qui mettent mes nerfs en

pelote ! J’ai eu ma dose pour la journée. Derreck me raccompagne, point barre ! Ça vous

va ? demanda-t-il à Shemar. Comme ça il saura où j’habite, et vous pourrez m’espionner

à votre guise, si ça vous chante de jouer les voyeurs !

— Ne le provoque pas, conseilla Derreck, tendu.

Les fureurs de son père n’étaient pas de celles qu’on attisait sans en subir les

conséquences. Au point où il en était cependant, Neil n’en avait plus rien à foutre. Le

mélange de son irritation, de sa peur, et de ses maux de tête était tout ce qu’il fallait pour

mettre le feu à la mèche de son cocktail Molotov.

— Et lui, il a pensé à ce que je ressentais en me retenant ici contre mon gré ?

renvoya-t-il, accusateur. Oh, suis-je bête !? Je suis qu’un vulgaire zalnochas. Ça ne ressent

rien, les zalnochas. Ça ne pense même pas ! Ce ne sont que des objets à soumettre à vos

convenances de barbares arriérés. Mettez-vous une fois pour toute dans le crâne que je

suis pas un de vos putain de Z’alem noctus !

Une chose était sûre, son discours ne laissait pas indifférent. Certains

Thérianthropes qui zonaient encore dans le couloir crurent à un gag. D’autres se

demandèrent si son choc à la tête n’était pas plus grave que l’on croyait. L’incrédulité de

Derreck fut difficile à décortiquer, et Shemar se fit l’incarnation même de la perplexité.

Quant à Aedan, il ne sut où donner de la tête, partagé entre garder un œil sur

l’Alpha et un autre sur son valem à la langue pendue. Neil allait aux devants de sérieux

ennuis s’il ne changeait pas de ton. Mais la machine à gaffes était lancée, et celle nommée

Murphy était du genre inarrêtable.

— Ç’aurait pu se passer autrement, poursuivit Neil à l’encontre de Derreck.

J’aurais remercié ton père pour les soins, j’aurais même discuté des frais de

remboursement, et je serais rentré chez moi tranquille, s’il n’avait pas joué les

séquestreurs mystérieux !

— Je ne t’ai pas séquestrée ! gronda Shemar, outré.

Pour qui le faisait-elle passer auprès des siens ? Après le coup de « ne me touchez

pas », voilà qu’elle l’accusait de séquestration ! De là à le traiter de pervers, il n’y avait

qu’un pas.

— Parfois l’intention est réputée pour le fait ! opposa Neil, acide. De toute façon,

vous ne comptiez plus me laisser partir juste pour faire les pieds à Aedan !

Shemar marqua un mouvement de recul lorsque son fils le dévisagea d’un air

désappointé. Inutile de mentionner le regard haineux du Venator. Mais Neil n’en avait

que faire de leurs états d’âme.

— Vous avez réussi à me dégouter de votre monde en 24 heures ! Vous savez

quoi ? J’étais peut-être à plaindre quand je me croyais encore humain, mais à choisir, je

préfèrerais cent fois cette vie-là. Parce qu’au moins je pouvais m’affranchir de ma

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condition de souffre-douleur ! Votre monde me condamne à la servitude dans un procès

où je n’ai même pas le droit de me défendre.

La colère d’Aedan vacilla. Ses sabres de flamme s’évanouirent. Ce gamin avait une

langue acérée.

— Tu es blessé, Neil… Laisse-moi te ramener.

— T’es sourd ou lourd ? persifla Neil en reculant d’un pas.

Aedan se pinça les lèvres. Ça lui coûtait de l’admettre, mais la méfiance du garçon,

son irritation à son encontre, le mettaient au supplice. Il voulait le toucher. Il devait le

toucher. Il lui fallait le toucher. Pour enfin être rassuré. Tous ces stigmates d’agression,

ces bandages, ces pansements-sutures, ces hématomes sur le visage de son valem, en

appelaient au meurtrier tapis en lui. Qui allait-il éviscérer pour laver cet affront ?

— Je la raccompagne, intervint Derreck. Ce sera mieux pour tout le monde.

Aedan le fusilla du regard, brûlant de libérer sa frustration en cognant sur

quelque chose… ou quelqu’un. Le jeune homme déglutit, contenant laborieusement une

terreur sourde mais viscérale. De toute évidence, la réputation de ce Venator-là n’était

plus à faire. Shemar, qui avait repris forme humaine, gronda, n’appréciant pas du tout

que l’Ombre terrorise sa progéniture.

Au summum de l’irritation, Neil frappa au cœur du problème. Du moins, ce qu’il

jugea comme tel :

— Me donne pas une raison de te détester, Aedan, maugréa-t-il. Je t’ai déjà

pardonné d’avoir tenté de me tuer. Ça ne veut pas dire que je te passerai le reste. Là, je te

demande de pas me faire chier ! C’est pas si dur à respecter, si ?!

Un coup de poing américain dans l’abdomen aurait fait moins mal, se dit Aedan. Il

se demanda si c’était lui, ou simplement sa fierté qui était lésée. Ça faisait deux fois que

Neil le blessait publiquement. Le pire, c’est que le jeune homme n’en avait pas

conscience, et ne comprendrait pas, même s’il le lui expliquait. Neil était trop « humain »

pour saisir les subtilités de la pyramide sociale de l’Outre-Monde.

Mais le plus mortifiant dans l’affaire, c’était qu’il n’arrivait même pas à se mettre

en colère face à ce manque de respect. Neil anesthésiait ce pan-là de sa personnalité.

Comme s’il ouatait son côté sanguin. Personne n’avait encore bafoué la fierté d’Aedan

Hélios devant témoins, et survécu, impuni.

Shemar battit des paupières, royalement sidéré. Celle-là, il ne l’avait pas vu venir.

Le Venator en chef, remis à sa place par une zalnochas… censée lui appartenir. Quel

épisode avait-il raté ?

Les Ombres ne prenaient pas de serviteurs. Du moins, en théorie, car il s’en

trouvait toujours qui transgressaient les règles. Mais celui-ci, Aedan, était la droiture

même, quand il s’agissait d’appliquer la loi.

Quant à cette créature fluette, elle avait été élevée comme un humain, chose plus

qu’intrigante mais pas aberrante. Par quel concours de circonstances s’était-elle

retrouvée entre les bras du Téras Venator ? Et à en croire les rapports qu’il avait reçus,

elle n’y avait pas été contrainte puisque – fait insolite ! – elle faisait les magasins avec

l’autre monstre !

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Le hoquet de stupéfaction de la caissière la rappela au bon souvenir de tous. À

l’instar du reste de l’assemblée, elle tombait des nues face à l’attitude effrontée de

l’espèce de crevette envers l’objet de leur effroi.

— Disparais, Trish, ordonna l’Alpha.

Elle n’attendit pas son reste, mais eut l’intelligence de déposer sur un guéridon le

talisman en forme de V gothique qu’elle tira de sa poche. Elle prit une autre sortie,

s’assurant de rester hors de portée du Venator.

*

— Alors comme ça, t’as été élevé comme un s’eyn ?

C’était la première question que lui posait Derreck, et il fallait qu’elle soit

incompréhensible ! Neil retint sa respiration, et se cramponna à sa ceinture de sécurité.

La Jeep Suv Renegade à la robe fauve s’arrêta à l’entrée de la propriété. Dans un

ronronnement de moteur, elle attendit l’ouverture du grand portail en fer forgé de style

renaissance.

Du peu que voyait Neil dans la nuit, le fameux Refuge était un domaine

gigantesque, dissimulé par de nombreux arbres. Il distinguait de temps en temps

l’éclairage d’une dépendance à travers le feuillage dense. Les allées et le découpage des

pelouses laissaient deviner des hectares de jardins.

S’il prenait le temps d’accommoder, il pouvait identifier de grands bâtiments aux

façades percées de dizaines de fenêtres larges, loin derrière la résidence principale. En

fait, le Refuge lui évoquait presque un campus.

Derreck s’était dépêché de le conduire au « garage » – ou devrait-il dire parking –

de la propriété, dès qu’Aedan eût quitté les lieux d’un pas rageur. L’Ombre lui avait lancé

un regard glacial qui ne l’avait pas ému sur le moment, tant il était centré sur sa propre

colère. À présent au calme, Neil se demandait si la situation s’améliorerait entre eux.

Tout était parti à vau-l’eau. Il se sentait mal d’être fâché avec le Venator.

— Hey, détends-toi, l’encouragea Derreck. Je ne vais pas te manger, sourit-il. Pas

depuis que je sais que t’es un garçon. C’est pas mon truc, les mecs.

Neil le dévisagea, le cœur au bord des lèvres. Son cauchemar était loin d’être

terminé.

— Shawn…, chuchota-t-il.

Il aurait dû s’en tenir à sa première impression, elle était bien souvent la bonne !

— Ouais. Lui aussi a été surpris, avoua Derreck.

— Comment… il a su ?

— Je dois admettre que plus je te regarde, sans maquillage et tout, plus je me

demande comment j’ai fait pour tomber dans le panneau. Mais bon, j’ai pas trop

l’habitude des Z’alem noctus travestis. C’est peut-être pour ça.

Neil lorgna sur le rétroviseur central, tandis qu’ils quittaient le Refuge. Ses

boucles d’oreilles Créoles faisaient encore un peu illusion, mais on l’avait bel et bien

démaquillé, certainement au moment de nettoyer les traces de son agression.

Malheureusement il en subsistait encore, qu’un coup de serviette ou de gant de toilette

ne ferait pas disparaitre. Seul le temps les effacerait… ou la régénération instantanée

d’Aedan.

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Merde. Il avait été bête de le rejeter. Le coin de sa lèvre tuméfiée, les égratignures

sur sa joue, ainsi que son bandage à la tête, l’obligeaient désormais à révéler la vérité à

sa mère. Ce serait ardu de berner une infirmière sur de telles blessures, avec un

mensonge à deux balles. Rien que d’y penser l’angoissait. Mais un problème après

l’autre. Tout d’abord : Shawn.

— Ça répond pas à ma question, grogna-t-il, sur la défensive.

Derreck lui lança un regard en coin, embêté qu’il soit autant sur ses gardes. Mais

ça pouvait se comprendre.

— Il l’a su par Deneza. Elle lui a demandé de partir à ta recherche, et elle parlait

clairement d’un garçon. Elle respecte suffisamment les Z’alem noctus pour ne pas se

permettre ce genre d’erreur.

Neil s’assombrit face à cette autre preuve de son manque de vigilance. Il aurait dû

expliquer au couple de N’oktus la nature secrète, ou du moins privée, de son

travestissement. Ce bilan désolant mettait en lumière le fait qu’il n’avait jamais poussé

sa réflexion aussi loin, en prenant la décision de se vêtir en fille. Il était parti au front en

sous-estimant les enjeux de la bataille.

Mais réflexion poussée ou pas, qui s’attendait à découvrir un beau jour qu’il

n’était pas humain ? L’existence de l’Outre-Monde était une aberration, hélas bien trop

réelle.

Tout cela faisait que le stratagème monté par Aedan allait se casser la figure

avant même d’avoir été testé. L’Ombre n’avait sans doute pas inclus le paramètre du

commérage. De ce qu’il avait vu, Neil en venait à la conclusion que les non-humains se

mêlaient des affaires de tout le monde !

Ceci dit, à quoi bon défendre ce plan bancal s’il visait simplement à soulager

Aedan de son inconfort face à l’idée d’être érotiquement lié à un garçon ? Avec tous ses

mensonges par omission et ses demi-vérités, le Venator servait avant tout ses propres

intérêts. Quelque part c’était son droit. Lui en vouloir serait une perte de temps.

Et même si ça te fait chier qu’Aedan y trouve son compte à ton détriment, la priorité

va à ta grand-mère et à ta mère !

Jason n’aurait même pas dû le lui rappeler. Il n’y avait pas que son bien-être en

jeu. Il fallait dorénavant cesser de se conduire en pré-ado égoïste.

— Pourquoi m’a-t-elle fait chercher, Deneza ? (S’était-elle inquiétée pour lui ?)

— Apparemment le Venator pétait une durite à cause de ta disparition.

— Oh…

Donc Aedan s’était fait du souci pour lui. Et comme un abruti, il l’avait envoyé

bouler…

Son for intérieur se révolta. Il n’allait pas commencer à se fustiger. Son valem

n’avait qu’à ne pas être aussi bulbaire ! Il refusait de se sentir coupable pour l’instant. Il y

avait plus préoccupant. Son mensonge lui revenait lentement mais sûrement dans la

tronche. Soit il pensait à un plan de secours, soit il faisait en sorte que l’actuel ne prenne

pas complètement la flotte.

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Le bateau pouvait encore échapper au même sort que le Titanic. Et pour ce faire,

grappiller des infos en guise de flotteurs ou bouées de sauvetage s’imposait. Toutefois, il

ne put s’empêcher de décortiquer le double sens des précédentes paroles de Derreck.

« Je ne vais pas te manger. Pas depuis que je sais que t’es un garçon. »

Donc, il aurait été une fille, il aurait fini à la casserole ? Ou était-ce en casse-

croute ? D’ailleurs, Derreck parlait-il au sens propre ou au figuré ?

Sérieux, Neil, t’as vraiment besoin d’un bon somme…

Jason avait beau dire, avec ces gens mieux valait se méfier ! Vu tous leurs vices, il

ne serait pas étonnant que le cannibalisme y figure. En même temps, était-on vraiment

cannibale en se nourrissant d’humains quand on appartenait à une autre race, certes

apparentée ?

— Que signifie s’eyn ? demanda-t-il, réprimant un frisson suite aux délires de ses

extrapolations.

Du cannibalisme… franchement ! Jason avait raison, un somme ne lui ferait pas de

mal. Se méprenant sur son trouble, Derreck fronça les sourcils.

— Hm… Mon choix de mots a été stupide. Forcément, tu ne pouvais pas le

comprendre en étant ce que t’es, marmonna-t-il pour lui-même.

— Ce sont les humains, n’est-ce pas ? questionna Neil, se violentant pour utiliser

sa matière grise de manière plus productive.

— Ouais, les humains qui ignorent l’existence de l’Outre-Monde.

— J’ai entendu parler d’ishva’r. Et maintenant que j’y pense, c’était pour désigner

la même chose.

— C’est l’équivalent n’oktique. Les Thérianthropes parlent majoritairement

l’elvique. Je ne dirais pas que c’est une question d’ascendance. Mais si on remonte les

arbres généalogiques, au bout se trouve toujours un Magnus « créateur ». Le savant fou à

l’origine du premier de notre lignée, si tu veux. On raconte que nos ancêtres « cobayes »

ont hérité malgré eux d’une partie de la culture elvique des malades qui les ont « mis au

point ».

Derreck lui lança un regard hésitant.

— Euh… Je te raconte tout ça, et je sais même pas de quoi t’es au courant. Ça doit

être du charabia pour toi.

— Aedan m’a raconté, le rassura-t-il. Je suis juste pas habitué au langage. H.I.S,

Duveteux… ça me parle pas du tout.

— Oh, « Duveteux » fait référence aux N’oktus, à cause de leurs oreilles

duveteuses. Mais va pas le leur dire en face, ils te briseraient en deux. Et vu ta carrure

d’allumette, ça ne leur demandera aucun effort, sourit Derreck.

Neil n’apprécia pas mais ne broncha pas. Il s’agissait après tout d’un conseil

pertinent. Le jeune homme lui apprit que H.I.S était le sigle de Human In Secrecy, en

d’autres mots : le contraire de s’eyn. Aedan lui avait parlé de ces humains au courant de

l’existence de l’Outre-Monde, qui aidaient ce dernier à se fondre dans la masse des sept

milliards d’individus peuplant la planète.

— Je vois, grommela-t-il.

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— Et « Z’alnus » ? demanda Derreck, un brin amusé. Comment ça se fait qu’on soit

pas au courant de cette nouvelle nomenclature, nous ?

Il se doutait que c’était une pure invention de sa part, comprit Neil, retenant à

peine une grimace.

— J’ai du mal avec le concept du « Z’alem noctus », se justifia-t-il. En fait, j’y

adhère juste pas !

— D’où Z’alnus, déduisit l’autre, sidéré. Quand un truc te plaît pas, tu en changes

la dénomination ?

Neil haussa les épaules, et ne lui renvoya pas son sourire, à son grand dam. Il lui

demanda son adresse en espérant un peu le dérider, et obtint l’effet inverse. Ce fut

encore plus mortifié que le garçon la lui dicta, sans doute gêné de révéler son

appartenance à la classe moyenne basse. Cependant, Derreck n’émit aucun commentaire

et se calla sur les instructions de son GPS.

Il fallait qu’il travaille sur ce complexe d’infériorité, se serina Neil. En y regardant

bien, ce défaut n’avait même pas lieu d’être. Il avait de quoi se défendre. Il n’avait pas à

rougir de sa culture générale, et surtout livresque. Avec un minimum d’effort, il pourrait

gommer ce décalage entre le banlieusard qu’il était, et la jeunesse dorée qu’il côtoyait.

En outre, il était issu, par son père, d’une classe sociale qui aurait justifié qu’il

fasse ses études secondaires dans un lieu aussi huppé que Saint Fierce. Si le divorce de

ses parents n’avait pas noirci le tableau, il serait un de ces rejetons de nantis.

Il soupira lourdement. Ce n’était pas les biens matériels qui déterminaient la

valeur d’un individu. La preuve : malgré sa richesse, son géniteur n’avait rien d’un

modèle idéal à ses yeux.

Avec sa mère, Neil feignait d’ignorer les tenants et aboutissants de la rupture

nuptiale du couple Murphy. Il fallait aussi dire qu’il n’avait que le point de vue maternel,

d’où sa réserve. Qui savait si son père n’avait pas un autre avis sur la question ?

À 15 ans, il avait surpris une conversation entre Sully et Felix qu’il aurait souhaité

ne pas entendre. Parce qu’il avait alors vécu sa seconde désillusion sur le monde, la

première étant la trahison de sa meilleure amie : Chelsea.

Il s’était obligé à ne pas écouter aux portes plus que de nécessaire, mais malgré

lui, il avait appris que le divorce de ses parents reposait sur une divergence de

philosophie professionnelle. Son père ne tolérait plus de voir sa mère « trimer » dans

son métier d’infirmière, qu’il jugeait peu digne de son statut à lui de directeur d’un

centre hospitalo-universitaire.

D’après Sully, ç’avait en réalité tout à voir avec ses ambitions politiques. À cette

époque, Sean Murphy briguait une place à la mairie de Scottsbluff.

S’il fallait résumer leur mariage, cela tiendrait sur une page de format A4. Sully

Curtis, 20 ans, étudiante infirmière stagiaire et naïve, était tombée sous le charme du

docteur Murphy, chef du service de neurochirurgie du C.H.U de Scottsbluff. Sur ce plan-

là, la mère de Neil avait été un cliché sur pattes. Mais il fallait lui concéder que Sean

n’était pas dénué de charisme, en plus d’avoir le genre d’intellect qui vous boostait un

ego déjà monstre.

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Réflexion – tome 1

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Être chef de service à 32 ans, et pas des moindres – en chirurgie du cerveau –,

n’était pas donné à tout le monde. Le père de Neil appartenait à cette caste d’individus

qui réussissaient tout ce qu’ils entreprenaient. Tout le contraire du fils, en somme.

Mettre la mignonne stagiaire dans son lit n’avait été qu’un bonus, qui s’était hélas

changé en erreur de calcul lorsqu’à 22 ans, celle-ci se retrouvait enceinte de son idole.

La naissance de son garçon n’avait cependant pas empêchée Sully de poursuivre

ses études d’infirmière. Elle n’en avait été que plus déterminée. De ce fait, durant une

année, Neil avait été élevé par sa grand-mère maternelle, Aurora. Il n’avait été reconnu

par son père qu’à ses 18 mois.

Embarrassé par les ragots, Sean s’était senti obligé d’épouser la mère de son

rejeton pour ne pas changer la rumeur en scandale. Il aurait sincèrement préféré qu’elle

avorte, mais le mioche était là. Il fallait désormais composer avec.

Le conte de fée s’était teinté des couleurs de la réalité lorsque Sully avait compris

que ce n’était pas par amour qu’il l’avait demandée en mariage. Et tandis qu’il maintenait

l’illusion du couple heureux, Sean consacrait le plus gros de son énergie à gravir les

échelons au sein de l’administration de l’hôpital. Quelques années plus tard, il en prenait

la tête.

Fort de la réputation qu’il avait policée, sa brillante carrière l’amena à convoiter

une place à la mairie. Tenant à véhiculer une certaine image, Sean voyait désormais d’un

mauvais œil le fait que son épouse travaille. Fils aîné d’une famille au puritanisme bien

assis, il estimait qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce que madame s’occupât

uniquement de leur fils à la santé fragile.

Le métier d’infirmière de Sully n’était pas ou prou à la hauteur de son standing et

de son mode de vie. Amis aristos, riches collaborateurs et donateurs, club d’initiés,

milieu politique bourgeois, infirmière… Trouvez l’intrus.

Sauf qu’il avait épousé une obstinée qui adorait son métier. Il aurait dû s’en

douter quand la grossesse de Sully l’avait à peine retardée dans ses études. Elle était du

genre à s’accrocher à ses passions. Elle aimait son job. En éprouver de la honte parce

qu’il n’était pas au « niveau » de la qualité de vie de monsieur était un non-sens.

Voulant avoir le dernier mot, Sean s’était arrangé pour la faire virer de l’hôpital. Il

ne s’était pas arrêté là. Il avait tiré les ficelles pour qu’aucun de ses confrères n’accepte

ses demandes d’emploi dans d’autres centres de santé. Désormais licenciée, elle resterait

à la maison.

Hésitant à se mettre à son compte en tant qu’infirmière libérale, Sully finit par

découvrir les manigances de son époux suite à un malheureux concours de

circonstances. Ce fut très exactement le parfait mobile pour mettre fin à la mascarade de

leur mariage. Elle amorça sans plus tarder une procédure de divorce, et les choses

s’emballèrent.

Ça fit tâche, avec pour conséquence de décrédibiliser Sean en tant que futur

maire. S’il n’était pas capable de gérer son ménage, pourrait-il seulement supporter la

charge d’une ville ? Sa campagne municipale avait avorté avant même de commencer.

Pour la « punir », il avait été exécrable en rendant l’épisode de rupture pénible, en

plus de ternir sa réputation dans le milieu médical. Tous croyaient désormais qu’il l’avait

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Réflexion – tome 1

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répudiée pour adultère. Au final, ce différend l’avait diminuée, mais plus que tout, ça

l’avait aigrie. Le ressentiment avait été tel que Sully avait fui tout ce qui lui évoquait son

ex-mari.

Blessée dans son amour-propre, elle avait rejeté son milieu bourgeois. Par fierté,

elle avait tout mis en œuvre pour obtenir la garde de leur fils. Contre toute attente, elle

avait remporté cette bataille-là avec une facilité déconcertante.

Sean n’avait pas levé le petit doit pour revendiquer son droit de paternité. Déjà

qu’il avait reconnu ce mioche avec un an et demi de retard, ç’avait sans doute été bon

débarras. Après tout, le gosse avait été le boulet au bout de la chaine de son mariage.

Dans l’espoir de se refaire une vie ailleurs, sur des bases à nouveau saines, Sully

avait quitté Scottsbluff avec son gamin, l’éloignant d’un homme qui privilégiait sa

carrière et sa réputation à sa famille.

Neil ne comprenait cependant pas qu’elle ait tourné le dos à une pension

alimentaire, dans un monde où l’on ne crachait pas sur la moindre entrée financière. Elle

voyait certainement cela comme de l’aumône demandée à un sale type.

S’il n’avait pas hérité grand-chose de son géniteur, il tenait probablement sa fierté

têtue de sa génitrice. Il avait dû siphonner à Sully le peu qu’il lui restait, puisqu’elle n’en

possédait plus pour tenir tête à Felix. Et ce n’était pas avec un fils à problèmes aussi

mollasson que lui qu’elle trouverait la force de se rebeller contre son pitoyable destin.

Neil ravala un reniflement. Au fond, tous ses complexes n’étaient que futilité. Plus

que jamais, il avait besoin de se détacher de ces entraves puériles. Ce qui l’attendait était

bien plus sérieux, car les boulets qui lestaient ces cordes-là ne se pesaient pas en kilos,

mais en convictions, en liberté, en intégrité, et en dignité.

Dans son état psychologique actuelle, sa mère ne survivrait pas à un

asservissement, si les grands pontes de l’Outre-Monde découvraient qu’elle était une

Z’alem noctus ayant, par on ne sait quelle ironie du sort, échappé au système. Cette fois,

c’était à lui de mener la bataille. De la protéger, quitte à en sacrifier son bonheur comme

elle l’avait fait pour lui.

D’un autre côté, il n’avait jamais vraiment connu ce que c’était, le bonheur. Alors

ça ne lui manquerait pas…

— Si je comprends bien, Shawn t’a tout raconté, dit-il au bout d’un moment de

silence malaisé que Derreck avait néanmoins respecté. C’est bizarre. À toi, il a dit que

j’étais un mec, mais pas à ton père…

Ce fut au tour de Derreck de se montrer méfiant. Il ne pensait pas que Neil

relèverait cette subtilité, mais il était temps qu’on arrête de le prendre pour une quiche.

— Donc ton pote a filtré des infos, et toi, tu n’as pas démenti, conclut-il d’un air

entendu.

Pour quelle raison ? Quelles étaient leurs motivations ? Shawn avait-il agi de son

propre chef ou sur ordre de Derreck ?

— Ton père est l’Alpha. Vous lui devez bien une espèce d’allégeance qui vous

oblige à tout lui dire, non ?

— Ça, c’est la politique des meutes, renifla Derreck avec dédain.

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Réflexion – tome 1

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Neil le dévisagea. Il choisit de balayer ses aprioris. Il ne rentrerait pas dans ce jeu

de dénigrement entre races semblables. C’était du sectarisme, pour ne pas dire du

racisme. Sa propre galère était suffisamment dure à gérer, pour y ancrer en plus les

stéréotypes des autres.

— Ton père m’a dit que tous les Thérianthropes lui faisaient des rapports

détaillés. Sauf que Shawn et toi vous êtes permis de lui cacher cette info. Tu ne verras

donc aucun inconvénient à la taire aussi au lycée…

Derreck émit une espèce de bruit de gorge, partagé entre stupéfaction et hilarité.

— Dis donc, Archer, tu serais pas en train d’essayer de me faire chanter ?

Zut ! Ce n’était pas ainsi qu’il avait voulu le tourner. Mais puisque le mal était

fait… De toute façon, après Aedan et Shemar, Derreck allait devoir se lever tôt pour

l’intimider. Certes, il était toujours cramponné à sa ceinture de sécurité comme si sa vie

en dépendait. Mais tant que le jeune homme gardait ses mains sur le volant, Neil

maintiendrait son emprise sur sa peur « pas si irrationnelle » des membres de la gent

masculine.

— Il y a une raison pour laquelle je me fais passer pour une nana au bahut. Je

veux juste pas que ça change.

Derreck lui lança un bref coup d’œil.

— Je croyais que c’était parce que t’aimais ça. Te travestir. Ça te va bien, le look

androgyne. Je te trouvais déjà mignonne quand je croyais que t’étais une fille. Un peu

plate, mais pas mal.

Bien que le compliment lui fasse chaud au cœur, Neil grimaça. Contradiction était

son second prénom. Derreck s’en étonna, avant d’étrécir son regard. Quelque chose dans

son paysage émotionnel changea.

— Je tiendrai ma langue, et Shawn aussi, mais seulement si tu me dis de quoi il

retourne.

Neil souffla sans s’en cacher. Il aurait dû sentir la chose venir.

— C’est pas aussi simple.

Moins les gens en sauraient, mieux ce serait. Ça limiterait le risque de fuite

jusqu’aux Efraïm.

— C’est donnant-donnant, marchanda Derreck, inflexible.

— T’as pas capté un truc. Je vais t’attirer des emmerdes. Je suis loin de l’idée que

tu te fais d’un Z’alem noctus.

— Et quelle idée crois-tu que je me fais d’un Z’alem noctus ? renvoya Derreck,

sarcastique.

Neil n’en savait rien. Il soupira et se massa les tempes. Un sifflement de douleur

lui échappa lorsqu’il pressa sa blessure par mégarde.

— Ceux qui ont fait ça, ils ont été arrêtés ?

Le ton de la question fut circonspect. S’il n’avait pas un odorat spécial, le

couinement du cuir du volant aurait suffi à indiquer à Neil que Derreck était en colère.

Ça l’intrigua d’autant plus, car ce dernier éprouvait cette ire par compassion pour sa

personne. Même en sachant qu’il était potentiellement un Z’alem noctus, le jeune

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Réflexion – tome 1

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homme ne le déconsidérait pas, comme tous les autres l’avaient fait jusqu’ici. Peut-être

le jugeait-il hâtivement.

— Euh… non. Ils se sont sauvés. Sur le moment, Chuck a jugé que j’étais plus une

menace pour lui que ces trous du cul.

— Oh… Ouais, je vois. Mais t’as pas à t’en faire avec Chuck. Il les retrouvera.

L’assurance de Derreck se basait certainement sur des faits. Eh bien, vivement

que cette histoire soit derrière lui !

— Alors c’est vrai, ce qu’on raconte ? T’es une sorte d’hybride qui a le pouvoir de

nous forcer à entrer en phase méta ? C’est clair que c’est pas commun, pour un Z’alem

noctus.

Neil s’agita dans son siège, ressentant comme un malaise. Il lui semblait que les

Thérianthropes limitaient ce problème à leur niveau. Shemar pensait qu’il « s’en

prenait » aux changeurs puisque l’on comptait déjà deux victimes en un jour. Seulement,

l’Alpha ignorait la véritable ampleur des dégâts.

C’était bien plus complexe, pour ne pas dire carrément à l’échelle de tout l’Outre-

Monde ! Or sa franchise allait lui couter un supplément d’emmerdes. Aussi se garda-t-il

de répondre. Le silence restait plus sûr qu’un mensonge, et il en accumulait déjà trop, au

risque de se faire submerger.

— Shawn a reconnu avoir perdu le contrôle, reprit Derreck, décidé à le pousser à

admettre ses pouvoirs de vive voix. Au début, ça l’a pas vraiment alarmé parce qu’il avait

déjà l’intention de transmuer. Et puis Chuck s’était déjà transformé, alors il a cru que

c’était sans risque. Jusqu’à ce que Chuck lui avoue que c’était indépendamment de sa

volonté. C’est là qu’il a vu que quelque chose clochait chez Chuck. C’est dangereux, ce

que t’as fait, mec. Surtout devant des s’eyn !

— Je contrôle pas ce truc, OK !? s’emporta Neil.

Il était agacé de se faire réprimander pour une capacité dont il se serait

franchement passé ! Outre cela, il avait confirmation que la forme méta du flic avait été

inhabituelle.

— Et si tu veux tout savoir, j’ai pris conscience de ce pouvoir qu’aujourd’hui.

Parce qu’il évolue. C’était pas comme ça il y a deux jours. Enfin, je crois, marmonna-t-il,

peu sûr de lui.

Ce ne fut pas pour plaire à Derreck qui grogna :

— C’est encore pire ! Ça se passera comment au lycée après demain, hein ? Tu

ferais mieux de ne pas y remettre les pieds, tant que t’auras pas appris à le contrôler.

Saint Fierce est un lycée mixte. C’est pas comme Madison Institute qu’est réservé aux

Métamorphes, ou encore Flanders College pour les Elvus. Tu vas encore plus attirer

l’attention du Centrium. Et je ne te le souhaite pas.

Neil se raidit. Que savait Derreck du Centrium ? La formulation « encore plus

attirer l’attention » ne lui plaisait pas. Elle s’amusait à lui nouer les intestins. Aurait-il à

ce sujet une réponse plus fiable de la part du Thérianthrope que celle d’Aedan ? Voilà

qu’il se mettait à douter de son valem. C’était injuste d’exiger la sincérité de l’Ombre s’il

était si prompt à remettre sa parole en doute.

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Réflexion – tome 1

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— Je vais pas jouer à l’école buissonnière maintenant. Je l’ai pas fait dans mon

ancien lycée.

Et Dieu savait qu’il avait eu des raisons de le faire… Mais Derreck n’était pas Dieu,

et partageait encore moins l’avis de ce dernier.

— Parce que tu n’avais aucune raison de le faire.

Neil renifla, désabusé :

— Crois-moi, j’en avais des tonnes.

— Oh que non ! Tout ce que tu pourras m’avancer sera du pipi de chat face aux

sanctions du Centrium, asséna Derreck, catégorique. Il se peut que t’aies pas le même

traitement qu’un Magnus-éveillé, mais ils séviront. Ton pouvoir est une menace pour un

ordre établi depuis des lustres. Un ordre auquel le Centrium est très attaché, termina-t-il

d’un air sombre.

Le frisson de Neil ne lui échappa pas. Il souffla, et reprit d’une voix plus

composée :

— C’est pas que j’essaye de te faire peur. Mais ce serait irresponsable de te taire

la vérité. On dirait que t’as pas encore compris que t’es bel et bien dedans. Dans l’Outre-

Monde. On ne peut pas en sortir, c’est impossible.

Il lui lança un regard aigu, avant de se recentrer sur sa conduite.

— Ton discours de tout à l’heure, t’en as pas conscience, mais il était super

flippant ! exhala-t-il. Limite anarchiste. C’était du pur concentré sucré d’inconscience !

Soit tu apprends les règles, et vite. Soit tu les subis, et en général, c’est très douloureux.

Certains n’y survivent pas. Ça me désolerait que tu en fasses partie.

— Pas besoin de me faire un dessin, maugréa Neil.

Derreck ne plaisantait pas, et semblait parler en connaissance de cause. À en

juger par l’odeur acétique de ses émotions, il avait connu d’assez près une situation en

lien avec le Centrium, dont l’issue avait été défavorable.

Le jeune homme n’aurait pas dû lui secouer ainsi les puces. Avec une once de

jugeote, Neil serait déjà arrivé à cette conclusion. Il avait manqué de mourir – et par

deux fois –, parce qu’on l’avait simplement « soupçonné » d’être un Magnus-éveillé. Et

ce, d’après la loi imposée par le Centrium.

Il ne l’avait pas « rencontré », ce fichu Centrium, mais priait désormais que cela ne

se produise jamais. Le véritable adversaire portait le nom de Centrium et non d’Efraïm.

Les âmes doubles étaient en réalité un faux vrai problème. Ou du moins, la partie

émergente de l’iceberg. Cette instance elvique était la réelle source de ses emmerdes ; la

face cachée de la lune hostile qui brillait sur son destin.

Chien du Centrium… C’était ainsi que Shemar avait appelé Aedan. Au-delà de

l’insulte, Neil avait le mauvais pressentiment qu’il subsistait une part de vérité. Aussi

puissant soit-il, même Aedan n’était qu’un subalterne, un pion. À lui, créature

insignifiante, de ne pas se positionner en ennemi d’une entité capable de le ratatiner

sans ciller. Lui et sa famille.

Contre toute attente, il se surprit à faire l’exact opposé.

— On n’aurait pas à subir ces lois débiles si les s’eyn ou encore les ishva’r

n’existaient pas, bougonna-t-il. Si tous les humains sans exception étaient au courant de

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l’existence des autres races, qu’est-ce qu’on en aurait à foutre de se transformer devant

eux ? T’es pas d’accord avec moi ?

La mâchoire de Derreck s’essaya à toucher le sol. Neil ravala un rire.

— Si tu voyais ta tête !

— Et il se paye ma tête alors que la sienne a un grain ! M’as-tu seulement

écouté ?! T’es complètement fou, mec !

— Je vois pas en quoi je le suis ! grogna Neil en croisant les bras. Réfléchis deux

secondes. C’est logique, non ?

— T’es en train de me vendre l’idée d’un coming out de masse, là ! C’est

complètement absurde !

Son regard écarquillé laissait croire que ça ne lui avait jamais effleuré l’esprit

avant ce jour… Mais curieusement, si Derreck trouvait l’idée ahurissante, elle ne

semblait pas le rebuter. L’attitude pensive qui fit place à son effarement aiguilla Neil

dans ce sens.

— Hm… je sais pas. Peut-être un coming-out en douceur, proposa-t-il. Une race

après l’autre. Pas tous en même temps. Histoire de ménager les cœurs et les mentalités.

Et ton coming-out à toi, on en parle ?

Neil se renfrogna. Il aurait volontiers dit « ta gueule ! » à Jason, mais depuis le

temps, il avait appris que ses insultes n’avaient aucun effet sur sa conscience.

— À mon humble avis, il serait temps de révéler aux humains l’existence de

l’Outre-Monde.

Derreck ne put que lui servir sa sidération. Neil s’impatienta :

— On est… Ils sont plus de sept milliards ! Et ils partagent la planète avec on ne

sait combien d’autres millions ou de milliards d’êtres pensants. Ça finira par se savoir un

beau jour, et de la pire des manières !

Si tu t’en mêles, c’est sûr et certain !

Pour le coup, Jason était de mauvaise foi. À chaque fois qu’il avait été mêlé à une

intrigue, ça s’était fait à l’insu de son plein gré ! Ce n’était pas de sa faute si l’aiguille de la

boussole des emmerdes pointait dans sa direction ! Le « N » devait tenir lieu de Neil, et

non de Nord.

— Et puis, c’est la moindre des politesses de se montrer transparent, argua-t-il,

royalement agacé par toute cette situation. Après tout, ceux qui ont instauré cette

omerta, à la base ce sont des squatteurs de notre planète. Excepté les Elvus et les

N’oktus, toutes les autres races sont nées sur Terre. Eux y sont à cause d’un

débarquement en catastrophe qui a détruit une partie de l’écosystème planétaire !

Derreck sursauta.

— D’où tu tiens cette version ?

— D’Aedan. Ce sont des extra-terrestres d’origine. Et il n’avait pas l’air de mentir,

se dépêcha-t-il d’ajouter en se touchant presque inconsciemment le nez.

Cette fois, Derreck pila, et la Suv s’arrêta dans un crissement de pneus. La

ceinture faillit scier Neil en deux. Heureusement, le feu passa à l’orange puis au rouge.

— Attends, attends deux secondes, Archer ! Tu m’as perdu.

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Réflexion – tome 1

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À quel moment ? se demanda Neil en se massant le ventre. Il aimait bien que

Derreck l’appelle par son second prénom. Jusqu’ici, il en avait toujours fait peu de cas.

Mais la première fois qu’il l’avait entendu de la bouche du garçon, il avait éprouvé un

sentiment assez proche de l’allégresse, qu’il s’était dépêché de brimer. Il fallait aussi dire

qu’à ce moment-là, tout le gymnase semblait ligué contre lui, et Derreck lui avait épargné

un sourire.

Or à cet instant, le Thérianthrope ne souriait plus. Son trouble était si palpable

que Neil eut la conviction d’avoir commis une boulette. La routine, en gros…

Se pouvait-il que la version que lui avait relatée Aedan soit réservée à un

microcosme de la population non-humaine ? Ou à des individus beaucoup plus vieux, en

âge d’encaisser la vérité crue après avoir bourlingué sur la planète, disons, durant un

siècle et demi ou deux ? Peut-être avait-il été un privilégié, quelque part… Peut-être

avait-il eu droit à des infos relevant du domaine « militaire », en rapport avec le titre de

Venator de son valem.

Ou pire : peut-être que toute la race Thérianthrope n’avait jamais eu la véritable

version de l’histoire de la planète ! Qui croirait en l’existence avérée des extra-

terrestres ? Mais qu’est-ce que j’ai foutu ? Neil s’obligea à ne pas paniquer. Aedan le lui

aurait dit.

Ouais, vu ce qu’il t’a raconté sur le shi’valem, c’est certain qu’il te l’aurait dit !

Jason ne l’aidait pas, là ! Tu parles d’une voix de la conscience ! Mais il y avait

tellement de choses à lui apprendre, qu’Aedan n’avait pas été à l’abri d’un oubli. Sans

compter que dans cette affaire, le Venator était tout aussi largué que lui.

Cesse de lui trouver des excuses !

— T’as quel âge ? demanda-t-il soudain.

— C’est quoi le rapport ?! s’impatienta Derreck. Putain, j’ai tellement de questions

que je sais pas par où commencer. (Il se fit brièvement songeur.) Dis, ça dérange pas ta

daronne que je reste un peu tard chez toi ? Le temps qu’on discute, toi et moi. C’est pas

comme si t’avais un couvre-feu un soir de week-end, si ?

Neil paniqua.

— Qu’on discute de quoi ?!

Pour ce faire, il devrait se barricader dans son cagibi – pardon, sa chambre –, avec

le jeune homme. Ce n’était pas pour sa sérénité d’esprit. Et puis, ce serait la porte

ouverte aux quiproquos. Il sentait au bourdonnement sourd de son shi’valem qu’Aedan

n’était pas loin. Le bellâtre les suivait probablement à moto. Non pas qu’il aurait le

sentiment de le tromper, mais…

Neil, vous n’êtes pas ensemble, pour commencer.

Non, sérieusement, Jason pouvait la fermer !

— Si tu me racontes tout ce que tu sais, je tais ton secret sans poser la moindre

question. Je te trouverai même des alibis en béton, et y’aura pas que moi. Shawn, Youn,

et Jake, te serviront aussi de couverture ignifugée. Quatre pour le prix d’un. Et t’es pas

obligé de leur expliquer quoi que ce soit. Ils obéiront en silence si je le leur demande.

Wow… La proposition méritait que la Meute des Nœud se penche dessus. Mais

Derreck avait-il conscience des risques auxquels il s’exposait en lui venant en « aide » ?

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Réflexion – tome 1

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Certes, ses actes étaient intéressés, mais Neil avait encore en tête les propos de Deneza.

Ceux qui apportaient leur soutien aux Z’alem noctus sans puce encouraient de terribles

sanctions.

Sous la juridiction n’oktique, Neil. Derreck est un Thérianthrope. Et il doit savoir

bien mieux que toi dans quoi il s’embarque. Tu ne penses pas ?

Si même Jason s’y mettait… Pour une fois, ils furent d’accord. Le sentant pourtant

hésiter, Derreck abattit une autre carte ; sans doute sa dernière.

— Pour te prouver ma bonne foi, j’ai déjà de quoi justifier tes blessures auprès de

ta mère. Quelque chose me dit que tu veux pas qu’elle sache la vérité.

Neil le toisa finalement sans détour. Que gagnait Derreck dans cette histoire ? Il y

avait quelque chose d’assez fascinant chez ce jeune homme. Malgré son agitation

émotionnelle, il gardait le cap, résolu à lui soutirer certaines informations.

Et Neil crut soudain mettre le doigt dessus. Derreck avait une soif de savoir que

n’assouvissaient pas les siens. Il semblait que les aînés Thérianthropes dissimulaient des

« choses » que les plus jeunes, ou peut-être seulement Derreck, brûlaient d’envie de

connaître. Et si c’était en prévision de cette transaction qu’il avait ordonné à Shawn de

taire son véritable sexe à Shemar ?

Non, je deviens parano…

Il n’empêche que le fils de l’Alpha pouvait avoir tout orchestré. S’il n’y prenait pas

garde, il ferait les frais d’un marché de dupes. Voilà un autre parti dont il devait se

méfier. Mais s’il la jouait fine, cette situation virerait peut-être à son avantage. C’était

probablement la parfaite occasion de découvrir les us et coutumes des Thérianthropes.

Derreck lui avait recommandé d’apprendre, et vite.

Plus il y accordait sa réflexion, plus ce deal perdait en inconvénients.

— Je t’écoute.

Avec ces mots, il paraphait « lu et approuvé » au bas du contrat. L’étrange sourire

de Derreck lui laissa le sentiment dérangeant d’avoir signé un pacte dont il ignorait les

véritables implications. Mais c’était trop tard pour se rétracter…

— Tu sais faire du skateboard ?

Neil battit des paupières, pris de court.

— Non…

— Je m’en doutais. Eh bien, tu vas apprendre. Je vais t’apprendre. (De toute

évidence, il ne lui laissait pas le choix.) D’ailleurs, j’ai décidé de t’apprendre aujourd’hui.

Cette aprèm. Au skate-park, près de la station métro sur la sixième avenue. Et lors d’un

moment d’inattention de ma part, tu t’es mangé le pavement et t’es ouvert le crâne, en

plus de t’être écorché la joue. Ton coude aussi a pris cher. Mon vieux s’est chargé des

frais médicaux. On parie combien que ta mère ne remettra jamais cela en doute, si je le

lui sers tout cuit, avec en prime le charmant sourire du cuistot ? Elle gobera tout, je te le

garantis.

Neil en perdit presque son latin. Le sourire de Derreck lui donna envie de lui faire

ravaler son autosuffisance. Ce mec avait l’intention de charmer sa mère pour endormir

sa vigilance, et était convaincu d’y arriver.

— T’es pas du genre à douter de toi, hein, Simba ?

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Derreck lui renvoya un regard éloquent.

— Non, Miss Précieuse.

C’était de bonne guerre, concéda Neil, même si une de ses craintes venait de se

réaliser. Le prof de sport, Mr Grumpy, avait légalisé ce surnom ridicule et surtout

péjoratif.

— Ce mec est un gros con ! ne put-il s’empêcher de grommeler.

— C’est un larbin des Efraïm, renifla Derreck. D’ailleurs, ça aussi c’est un autre

problème, fit-il, préoccupé. C’est moi ou tu les collectionnes ? Je me demande si tout n’est

pas lié, marmonna-t-il dans sa barbe. Déjà, comment t’as fait pour « appartenir » au

Téras Venator ?! s’exclama-t-il soudain, preuve que ça se bousculait vraiment dans son

crâne. C’est juste absurde ! Les Ombres ne possèdent pas de Z’alem noctus.

— Je lui appartiens pas, merde !

Aedan allait l’entendre ! Voilà ce que l’on pensait à présent de lui. Après un regard

en coin, Derreck haussa les sourcils, l’air de réaliser quelque chose.

— En fait, tu caches bien ton jeu. T’es un vrai petit farouche, remarqua-t-il. Je suis

sûr que Père ne s’est pas encore remis de ta répartie. « L’intention est réputée pour le

fait. » D’où tu sors ça ?

— George Sand, sourit légèrement Neil, secrètement ravi d’entendre de

l’admiration chez le garçon. (Cela le rendit un peu plus hardi.) Tu savais que c’était une

femme ? Elle s’habillait en mec pour lutter contre les préjugés très conservateurs de son

époque. Qui semblent malheureusement immortels, soupira-t-il.

Derreck siffla, appréciant la subtile ironie.

— Un intello androgyne qui s’inspire d’une travestie avec un nom de plume

masculin… Ça ne devrait même pas me surprendre.

— Pourquoi ? Et je suis pas intello.

— Les Z’alem noctus ont une super mémoire. C’est un fait. Certains sont de vrais

génies.

— Navré de te décevoir. Mes moyennes sont super nazes. C’est tout juste si je ne

me noie pas.

Pour une fois que sa race avait un avantage génétique, lui ne pouvait même pas

s’en glorifier. Il était né avec une sœur jumelle : la poisse. Seulement, on ne l’avait pas

oubliée à la maternité.

— C’est parce que le système éducatif humain n’est pas adapté à tes capacités, lui

apprit Derreck. À Seattle, y’a un centre de formation réputé pour les gens comme toi.

Oregan Center.

— Ah ouais ?

C’était étrange d’apprendre qu’il n’était peut-être pas un cas désespéré. Mais

l’embryon d’espoir ayant élu domicile dans son ventre fut tué aussi sec.

— Par contre, c’est pas donné. Ton maitre doit se résigner à y laisser un bras pour

t’inscrire…

— J’ai pas de maitre ! se hérissa-t-il. Combien de fois devrais-je le dire ? Je ne suis

à personne !

— Enfin, façon de parler.

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— J’apprécie encore moins cette façon de parler ! C’est parce qu’on banalise la

connerie qu’elle est si répandue !

— Ouais bon, ma langue a fourché, grogna Derreck.

Il n’en revenait pas d’avoir affaire à une si grande gueule pour un corps aussi

freluquet ! Pas étonnant que le moustique s’attire des emmerdes !

— Je veux dire… Tu portes son odeur. Si j’avais pas mes yeux, je croirais être assis

à côté du Téras Venator en personne ! C’est clair que vous l’avez fait. Vu comment il te

bouffait des yeux en classe… on aurait pu s’y attendre, mais non. Juste non ! Putain,

personne n’imaginerait que lui soit bi !

S’il avait pu s’arracher les cheveux, Derreck l’aurait fait. Mais le feu passa au vert.

Neil aurait presque eu de la peine pour lui, tant ses émotions étaient en pleine

turbulence. Sauf que les propos du garçon lui restaient en travers de la gorge.

Personne ne se douterait à sa dégaine qu’Aedan ait un penchant pour les mecs.

Autrement dit : c’était flagrant que lui faisait tapette, maintenant que l’on savait qu’il

était un garçon. Voilà ce que ne disait pas Derreck.

— On ne l’a pas fait ! glapit-il en maudissant ses rougeurs, ne sachant si c’était de

colère ou de gêne. En quoi ça te regarde, d’abord, ce qui se passe entre nous ?

— C’est vrai, c’est pas mes oignons, concéda Derreck.

Mais Neil sentit que sa sincérité n’y était pas. Et pour cause :

— Mais on parle du Téras Venator, là ! s’écria-t-il. C’est juste le mec le plus

puissant après le Quatuor ! Toutes les Ombresses le convoitent. Il n’a que l’embarras du

choix !

Neil se mordit violemment la lèvre inférieure. En effet, pourquoi Aedan se

coltinerait une caricature de mâle jouant les impostures de femelle, alors qu’il avait un

buffet à volonté de belles plantes de la même race que lui ? Il avait vraiment été con de

se raccrocher à cette absurdité de shi’valem. Cette chose n’était qu’un accident de

parcours.

Derreck rajouta – à son insu – du sel sur sa blessure. Soit le jeune homme

manquait de tact, soit son ahurissement était tel qu’il en oubliait le politiquement

correct.

— Et pour te dire à quel point il est un morceau de choix, en général ce sont les

Ombresses qui font la fine bouche, eu égard à leurs lois. La polyandrie est carrément

légale chez eux. Les nanas peuvent choisir plusieurs mecs en fonction de leur pédigrée.

Et toutes rêvent de se faire le Téras Venator.

Alors que le trajet touchait à sa fin, le mutisme dans lequel s’était plongé Neil

inquiéta Derreck. Il n’osait pas poser de question, refreiné par l’espèce d’aura sombre

qui sourdait du garçon. On l’aurait dit vexé, en colère, dépité, ou un parfait mélange des

trois. Une chose était certaine : la façon dont il se cramponnait à sa ceinture de sécurité

ne dénotait plus de sa méfiance ni de sa peur.

Finalement, ce fut plus fort que Derreck :

— Quelque chose ne va pas ?

Neil se tourna brusquement vers lui, manquant de le faire sursauter.

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— Je vais avoir besoin d’un autre de tes alibis ! dit-il d’une voix suraigüe, alors

que la panique menaçait de le gagner.

Ce côté lunatique aurait été flippant si le Thérianthrope avait été

impressionnable.

— Euh… pourquoi ? Tu sais qu’ils sont facturables, mes alibis ?

Neil lui lança un regard presque écœuré. Ce connard de manipulateur !

— Peu importe le prix, c’est une question de vie ou de mort !

Il venait de prendre conscience qu’il arborait toujours le look Neil-fille, et n’avait

aucun vêtement de rechange. Inutile de parler des chaussures. Il ne pourrait pas

débarquer ainsi attifé chez lui.

— Dis-moi que t’as un autre sweat, ou un T-shirt de rechange dans cette bagnole.

Je peux pas garder mes fringues de nana. Mon beau-père va me tuer s’il me voit comme

ça, dit-il en retirant fébrilement ses boucles d’oreilles. Et ma mère, j’ose même pas

imaginer à quoi elle va penser ! Si ça se trouve, elle a déjà remarqué qu’il lui manquait

une paire de chaussures ! geignit-il. Ils savent pas que je me travestis.

— De mieux en mieux, Archer, murmura Derreck. De mieux en mieux.

À ce moment-là, Derreck Freeman ignorait encore qu’il avait rejoint le club des

malheureux paramètres de la loi de Murphy.

*o*o*