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  • Cahiers en ligne du GEMCA

    Tome 1 2010

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  • Cahiers en ligne du GEMCA, 1, 2010. URL : http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_001.pdf

    Vues balzaciennes du Grand Sicle dans les Scnes de la vie prive

    Maxime PERRET (Aspirant du F.R.S-FNRS, Universit catholique de Louvain,

    Universit Sorbonne nouvelle Paris 3)

    Quel regard Honor de Balzac porte-t-il sur le Grand Sicle ? Poser cette question revient se demander ce que Balzac voit et donne voir de cette deuxime moiti du XVIIe sicle que lhistoriographie a souvent mythifi et embaum dans une image fige (et parfois usurpe) de grandeur, notamment cause du prestige de certains hommes, de certains crivains1. Le Grand Sicle expression prendre avec des guillemets sera envisag dans le cadre de cet article comme un difice historiographique grce auquel ou cause duquel nombre dhistoriens, au dbut du XIXe sicle, rduisent le XVIIe sicle cette fameuse expression de Voltaire : le sicle de Louis XIV 2. Ds lors, cest bien la reprsentation que lauteur de La Comdie humaine3 donne de ce Grand Sicle qui nous intressera aujourdhui. Balzac hrite dune certaine image du XVIIe sicle, image quil restitue et transforme au besoin au sein dune uvre quil prsente comme lhistoire des murs de son temps (Avant-propos, I, p. 11). Pourquoi et comment se

    1 Voir Stphane ZKIAN, Que faire du Sicle de Louis XIV ? Dune rception paradoxale au lendemain de la Rvolution franaise , dans Revue dHistoire littraire de la France, 2010-1, p. 19-34 ; Christian JOUHAUD, Sauver le Grand Sicle ? Prsence et transmission du pass, Paris, Seuil, 2007, 312 p. 2 Pour plus dinformations sur ce que jentends par le terme de Grand Sicle, voir mon article Quand Honor de Balzac rencontre le Grand Sicle , dans Cahiers en ligne du GEMCA, 2009, [en ligne]. URL : http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/ 20090507_Perret.pdf. 3 Honor DE BALZAC, La Comdie humaine, d. P.-G. Castex, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1976-1981, 12 vol. Tous les extraits cits proviennent de cette dition. Les abrviations utilises renvoient aux textes correspondants de Balzac : B : Batrix ; BS : Le Bal de Sceaux ; DF : Une Double Famille ; DV : Un Dbut dans la Vie ; F30 : La Femme de trente ans ; FE : Une Fille dve ; Fir : Mme Firmiani ; H : Honorine ; In : Linterdiction ; MJM : Mmoires de deux jeunes maries ; MM : Modeste Mignon ; PG : Le Pre Goriot.

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  • 4 Maxime Perret

    rfre-t-il aux sicles passs pour crire lHistoire quil voit en train de se faire ? Pour essayer modestement dapporter une rponse ces questions et sans pouvoir aujourdhui tendre mon corpus lensemble de La Comdie humaine, je voudrais montrer comment, au sein des Scnes de la vie prive, Balzac adopte une posture dhistorien et de moraliste (ce qui ne va pas de soi pour un romancier au dbut du XIXe sicle, le genre romanesque manquant de lgitimit pour tre compar lHistoire ou la morale) tout en se rfrant incessamment au XVIIe sicle tant dans les domaines politique que littraire. Je tenterai, dans un deuxime temps, dexpliquer cette prsence et les effets quelle produit pour mieux apprhender la potique balzacienne.

    Balzac, historien des murs de son temps

    En donnant une uvre entreprise depuis bientt treize ans le titre de La Comdie humaine, il est ncessaire den dire la pense, den raconter lorigine, den expliquer brivement le plan, en essayant de parler de ces choses comme si je ny tais pas intress. Ceci nest pas aussi difficile que le public pourrait le penser. Peu duvres donne beaucoup damour-propre, beaucoup de travail donne infiniment de modestie. Cette observation rend compte des examens que Corneille, Molire et autres grands auteurs faisaient de leurs ouvrages : sil est impossible de les galer dans leurs belles conceptions, on peut vouloir leur ressembler en ce sentiment. [Avant-propos, I, p. 7]

    LAvant-propos est un texte tardif : crit en 1842, soit treize ans aprs la publication des Chouans (1829), le premier roman sign du nom de lauteur, il nen demeure pas moins intressant parce quil constitue une sorte de synthse a posteriori du travail de Balzac. Devenu le lieu ultime pour prsenter et dfendre son uvre (toutes les prfaces sont supprimes dans ldition Furne 1842-1855), Balzac informe son lecteur sur les conditions de cration de La Comdie humaine : luvre est ne dune comparaison entre lHomme et lAnimalit (Avant-propos, I, p. 7). Balzac se propose de dcrire lensemble de la socit franaise du dbut du XIXe sicle sur le plan des murs et, partant, de combler une lacune de lHistoire. Balzac crit lhistoire qui est en train de se faire, lhistoire dont il est un tmoin direct et quil entend clairer en adoptant un regard de moraliste.

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    Le hasard est le plus grand romancier du monde : pour tre fcond, il ny a qu ltudier. La Socit franaise allait tre lhistorien, je ne devrais tre que le secrtaire. En dressant linventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractres, en choisissant les vnements principaux de la Socit, en composant des types par la runion des traits de plusieurs caractres homognes, peut-tre pouvais-je arriver crire lhistoire oublie par tant dhistoriens, celle des murs. [Avant-propos, I, p. 11]

    Balzac historien ?

    Que Balzac ait fait uvre dhistorien, voil qui apparat comme une vidence. Il serait sans doute absurde de remettre celle-ci en question, mais il faut pourtant se mfier de ce qui semble aller trop facilement de soi. Si Balzac crit lhistoire de son temps, il est dabord romancier et lhistoire quil crit est avant tout fiction. En outre, sa conception de lHistoire ne saurait tre la ntre, mme si elle nous parat relativement moderne : il refuse certes lHistoire-bataille pour privilgier une Histoire sociale, mais la discipline historique subit de telles transformations au cours du XIXe sicle et jusqu nos jours qu nos yeux, lauteur de La Comdie humaine na dhistorien que le titre quil se donne. Nanmoins, Balzac a livr la postrit un tmoignage prcieux sur la socit de la premire moiti du XIXe sicle, ce qui lui vaut la qualit sinon dhistorien, au moins, dans des recherches rcentes, de sociologue4 ou danthropologue.

    Le complment qui est accol au terme d historien est davantage sujet caution : si Balzac fait lhistoire de son temps, comment expliquer dans son uvre la prsence, voire lomniprsence de personnes ayant rellement exist au XVIIe sicle5 ? Les index de La Comdie humaine en dnombrent plus de quatre cents qui sont issues de tous les milieux socioprofessionnels :

    4 LUniversit de la Sorbonne nouvelle (Paris III) a organis un sminaire Balzac prsociologue en 2009 et en 2010 ; et le Groupe International de Recherches Balzaciennes a organis en 2009-2010 un sminaire intitul Balzac et lhomme social . 5 Je ne parle ici que de la priode que jtudie dans le cadre de ma thse, mais on pourrait faire une tude du mme type pour le Moyen ge, pour le XVIe sicle (tude faite en partie par Nicole CAZAURAN dans Catherine de Mdicis et son temps dans La Comdie humaine, 1977) et pour le XVIIIe sicle.

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    aristocrates, hommes politiques, peintres, sculpteurs, musiciens, crivains, etc. Les occurrences de certaines entres sont parfois trs nombreuses et une lecture attentive suffit pour reprer des noms comme ceux de Molire ou de La Fontaine, que lon retrouve presque partout. On conviendra que cette prsence est pour le moins paradoxale. Je montrerai, dans la suite de cet expos, que si Balzac est bien lobservateur de la socit de son temps, il noublie jamais, dans sa tentative de lexpliquer, de la dvoiler, que les sicles passs fournissent comme une toile de rfrence, un horizon de repres offrant parfois lclairage ncessaire pour la montrer sous son vrai jour. Balzac utilise le pass comme point de rfrence et, jusqu un certain point, instrumentalise ce pass en dformant lHistoire pour les besoins de son histoire, de la fiction, comme le fait remarquer ric Bordas propos de ce quil appelle les digressions au pass .

    [Les] digressions au pass introduisent un mode dnonciation qui prtend se rapprocher du rcit historique pour mieux valider la fiction dune caution rfrentielle prcise. La fiction sappuie sur la caution dun pass historicis. Que lnonc affirm soit juste ou faux, peu importe du point de vue de lnonciation de la narration. Celle-ci a besoin dune caution extrieure quelle sinvente pour authentifier la fiction.6

    Par ce procd double de reprise de lHistoire et de rcriture de lHistoire, Balzac contribue donner du Grand Sicle une image particulire, forge, et partant dformant la ralit. En adoptant la posture dhistorien de son temps, Balzac devient galement historiographe des temps passs.

    Balzac moraliste ?

    Quest-ce quun moraliste ? Le Trsor de la langue franaise donne, entre autres, lacception suivante : crivain qui observe, dcrit et analyse les murs, les passions dune poque 7. Balzac, nous lavons vu, entendait dresser linventaire des vices et des vertus , dcrire les passions , [peindre] les caractres de la socit. En 1866, Alphonse Pags confrait Balzac le titre de moraliste8, alors

    6 ric BORDAS, Balzac, discours et dtours. Pour une stylistique de lnonciation romanesque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, p. 219. 7 Moraliste , dans Trsor de la langue franaise informatis [en ligne]. URL : http://www.cnrtl.fr/definition/moraliste. 8 Alphonse PAGS, Balzac moraliste. [], Paris, Michel Lvy Frres, 1866, p. 2.

    http://www.cnrtl.fr/definition/moraliste

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    que lauteur de La Comdie humaine avait pourtant t frquemment accus, durant sa carrire littraire, dimmoralit9. Ces reproches Pags la bien compris ne revtent que peu dimportance, finalement : il sagit l de jugements de valeur que lon aurait tort de poser de manire premptoire tant, chez Balzac, toute ralit a son double : chaque personnage immoral peut trouver un quivalent moral dans le systme romanesque balzacien10. En outre, ce sont des critres formels et des thmatiques qui procurent un crivain le statut de moraliste plutt que des valeurs quil prtendrait dfendre ou que le lecteur pourrait croire dceler chez lui.

    Gnralement, les critiques qui sintressent de prs aux moralistes, que ce soit Jean Lafond, Jean Dagen ou Louis Van Delft, se refusent donner une dfinition trop prcise du moraliste11. En revanche, ils proposent une srie de traits caractristiques que Brangre Parmentier rsume dune manire satisfaisante pour notre propos :

    Les moralistes se tournent vers le monde , et le mot est riche de sens : le monde terrestre et humain ; le monde social ; lhonntet mondaine . Ils installent leur morale dans lespace contemporain, en dcrivant les murs qui soffrent leur observation, mais aussi en sadressant directement au public de leur temps. Dautre part, leurs ouvrages tmoignent dun rapport critique non seulement aux murs, mais aussi aux formes du discours moral ; cest pourquoi ils transposent et rinventent les genres traditionnels de la morale. Si les moralistes parlent de lhomme, il ne faudrait pas croire quils en connaissent la nature. Limpulsion dcrire leur vient au contraire de lincertitude qui les hante : leurs crits expriment cette inquitude ; ils la manifestent aussi par leur clatement formel : ils la transmettent, en refusant au lecteur le trait systmatique quil pourrait attendre, en lui retirant

    9 Il se dfend encore contre ce reproche dans lAvant-propos : Le reproche dimmoralit, qui na jamais failli lcrivain courageux, est dailleurs le dernier qui reste faire quand on na plus rien dire un pote. [Avant-propos, I, p. 14] 10 Il sagit dailleurs l de largument majeur de Balzac, quil utilise dans la prface la deuxime dition du Pre Goriot et dans lAvant-propos ; il sera repris par Pags et mme, plus tard, par Andr Wurmser dans La Comdie inhumaine, d. df., Paris, Gallimard, Bibliothque des Ides , 1970, 840 p. 11 Voir Louis VAN DELFT, Les moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, Folio Essais , 2008, p. 88-107.

  • 8 Maxime Perret

    le confort dune doctrine, en le soumettant un propos morcel, elliptique, et souvent contradictoire.12

    Il ny a rien dans cette dfinition qui ne puisse sappliquer Balzac. Ce dernier a intitul son ensemble romanesque Comdie humaine : lHomme y occupe le premier rang, est observ dans ses rapports au monde, la socit contemporaine. En outre, Balzac critique les murs, mais aussi les moralisateurs (je pense prioritairement ici aux directeurs de conscience des dvotes, qui dforment la morale chrtienne et font de leurs ouailles de vraies inadaptes sociales linstar de la comtesse de Granville [DF]). Il fouille le cur des hommes sans parvenir puiser les possibilits de la nature : sa Comdie est inacheve si Balzac avait eu le temps dcrire tous les ouvrages quil avait en projet, il y a fort parier que dautres textes seraient apparus au fil du temps, venant grossir le catalogue qui nous est parvenu. Par ailleurs, il arrive que Balzac explore dans ses romans des lieux encore inconnus (et prtendus tels) des discours moralistes qui le prcdent. Ainsi, Batrix est un roman qui dveloppe un discours moral extrmement riche et vari, o lauteur se permet deux reprises de parler des moralistes en soulignant ce quil peut apporter lui-mme leurs analyses :

    Ainsi, cette explication ne rendrait pas compte de ltrange passion de Calyste. Peut-tre en trouverait-on la raison dans une vanit si profondment enterre que les moralistes nont pas encore dcouvert ce ct du vice. Il est des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux comme Calyste, riches et distingus, bien levs, qui se fatiguent leur insu peut-tre dun mariage avec une nature semblable la leur, des tres dont la noblesse ne stonne pas de la noblesse, que la grandeur et la dlicatesse toujours consonnant la leur laissent dans le calme et qui vont chercher auprs des natures infrieures ou tombes la sanction de leur supriorit, si toutefois ils ne vont pas leur mendier des loges. Le contraste de la dcadence morale et du sublime divertit leurs regards. Le pur brille tant dans le voisinage de limpur ! Cette contradiction amuse. [B, II, p. 867, je souligne]

    Enfin, la morale balzacienne est loin dtre homogne : elle est fragmente, dissmine dans le rcit, et sa prsence introduit dailleurs un effet de rupture qua rcemment tudi Christle

    12 Brangre PARMENTIER, Le Sicle des Moralistes : de Montaigne La Bruyre, Paris, Le Seuil, Points essais ; srie Lettres , 2000, p. 21.

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    Couleau-Maixent13. Aisment reprables, les sentences et maximes balzaciennes se contredisent aussi dun roman lautre, voire au sein dun mme roman, formant un cheveau difficile dmler. En effet, comme le remarque trs justement . Bordas, le texte gnre lui-mme ses propres noncs sentencieux, ses propres maximes, pour les besoins de la fiction :

    Le ton catgorique de ces affirmations, obtenu par le prsent gnomique, lanecdote historique, la dtermination dfinie et certaines tournures radicales, ne doit pas nous abuser : laffirmation est gratuite dans une perspective de morale ; elle est indispensable selon la pragmatique du rcit. Que le narrateur dveloppe parfois des ides pertinentes ne change rien leur nature de justification romanesque. Si elles restent lisibles en dehors de leur contexte, tant mieux pour lcrivain qui peut se croire aussi grand moraliste, mais ce nest quun hasard en termes de narration. N du rcit, pour le rcit, un nonc doxologique dtach de son contexte romanesque na plus de raison dtre. Il nest plus que la trace dune possibilit, lnonciation dune condition de lecture. Lnonc doxologique balzacien est dabord et toujours motiv et fond par une nonciation proprement romanesque14.

    . Bordas oublie nanmoins de considrer quune part importante des maximes insres dans le texte balzacien provient dun intertexte foisonnant : les citations des auteurs classiques sont lgion dans La Comdie humaine. en croire Pierre Barrire15 et, plus rcemment, Anne-Marie Meininger, la nette influence des auteurs classiques du XVIIe sicle a t contemporaine des dbuts de la Comdie comme ensemble romanesque (vers 1834). A.-M. Meininger laffirme sans ambages : Balzac est mauvais moraliste dans les premires Scnes de la vie prive de 183016 parce quil entend moraliser les jeunes filles et les mettre en garde contre les dangers de la socit. En outre, il est un fait que lintertexte est moins riche dans ces uvres qui prcdent la premire intuition de La Comdie

    13 Christle COULEAU-MAIXENT, Balzac. Le roman de lautorit. Un discours auctorial entre srieux et ironie, Paris, Honor Champion, Romantisme et modernits , 2007, 855 p. Voir en particulier les p. 428-440. 14 ric BORDAS, op. cit., p. 220. 15 Voir Pierre BARRIRE, Honor de Balzac et la tradition littraire classique, Paris, Hachette, 1928, p. 79. 16 Voir Anne-Marie MEININGER, Introduction au Bal de Sceaux , Pl. I, p. 97.

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    humaine, celles qui sont donc crites avant ladoption du retour systmatique des personnages.

    Daprs P. Barrire, 1836 serait une date charnire : aprs celle-ci, la reprise des auteurs classiques deviendrait chez Balzac consciente et volontaire17. Ma connaissance actuelle de luvre balzacienne ne me permet pas de prendre rellement position lgard de cette date seule une lecture approfondie de lensemble de La Comdie humaine permettra de trancher cette question , mais elle me parat arbitraire et tardive (Balzac connaissait parfaitement Molire et La Fontaine pour les avoir dits au milieu des annes 1820). Au fond, ce qui importe davantage quune date, cest la prsence, au sein du texte balzacien, de personnes ayant vcu durant le Grand Sicle, la reprise duvres classiques et les modalits de cette reprise : fidlit, ou transposition, adaptation, voire transformation, dformation et mensonge. Ltude de ces modalits doit nous permettre, en effet, de mieux apprhender les vues balzaciennes du Grand Sicle dans les domaines politique et littraire, et leffet que ces vues produisent dans lconomie du rcit.

    Vues politiques, vues littraires

    Rfrences historiques

    Dans certains cas relativement simples, le XVIIe sicle offre un terme de comparaison, un point de dpart qui permet de situer le rcit de murs, de le mettre en perspective et de donner au lecteur des points de repre. Ainsi, le narrateur du Pre Goriot met sur le mme pied les dboires sentimentaux de la vicomtesse de Beausant et de la Grande Mademoiselle :

    Depuis le moment o toute la cour se rua chez la Grande Mademoiselle qui Louis XIV arrachait son amant, nul dsastre de cur ne fut plus clatant que ne ltait celui de Mme de Beausant. [PG, III, p. 263]

    Le rcit offre une parent de situations avec lHistoire : le soir de son abandon, Mme de Beausant donne un bal et doit souffrir chez elle ce tout-Paris sur lequel elle rgnait pour soumettre le monde aux

    17 Voir Pierre BARRIRE, op. cit., p. 79.

  • VUES BALZACIENNES DU GRAND SICLE 11

    caprices de sa passion18. Lutilisation de lHistoire permet de lgitimer le rcit en accrditant sa vraisemblance (cela sest dj produit dans le pass, cela peut donc encore arriver), mais elle produit un effet en retour : le lecteur du Pre Goriot pourra projeter sur lHistoire les dtails du rcit balzacien (la Grande Mademoiselle a d souffrir galement de ne pouvoir se retirer du monde alors quelle avait dabord connu le bonheur et pens pouvoir pouser Lauzun). Utilisant lHistoire, Balzac est bien, aussi, historiographe.

    Le Grand Sicle charrie dans son sillage limage dune vie de cour fabuleuse, mythique, et certains personnages balzaciens sautorisent dactions passes pour lgitimer une conduite tenue au XIXe sicle. Lorsque Modeste Mignon (dans le roman ponyme) fait discrtement savoir La Brire quelle sait quil est lauteur du cadeau de la cravache quelle porte et quelle souhaite lpouser, elle prend aussi Mme de Chaulieu et Mme de Maufrigneuse tmoin pour juger de la singularit du prsent qui lui a t fait par un prtendant qui devient futur :

    Avouez, madame la duchesse, rpondit Mlle de La Bastie en jetant La Brire un tendre et malicieux regard o lamant pouvait lire un aveu, que, de la main dun futur, cest un bien singulier prsent Mais, dit Mme de Maufrigneuse, je le prendrais comme une dclaration de mes droits en souvenir de Louis XIV. [MM, I, p. 712]

    Le cadeau parat lgitime aux yeux de la duchesse. Il devient en outre le symbole des droits de Modeste sur le cur de son amant, du moins si lon se souvient de Louis XIV et de cette anecdote particulirement clbre mais qui relve du fantasme dhistoriens : le roi, en avril 1655, a quitt une partie de chasse Vincennes pour se rendre au Parlement et lui interdire de discuter les dits, avant de sen retourner chasser (cest l que la lgende lui fait prononcer ces mots : Ltat, cest moi 19). Le costume

    18 Voir PG, III, pp. 263-264 : En cette circonstance, la dernire fille de la quasi royale maison de Bourgogne se montra suprieure son mal, et domina jusqu son dernier moment le monde dont elle navait accept les vanits que pour les faire servir au triomphe de sa passion. 19 ce sujet, voir Louis MARIN, Le Portrait du Roi, Paris, ditions de Minuit, 2001, pp. 19-20, coll. Le sens commun ; Note VI. Louis XIV au Parlement, en 1655 , dans SAINT-SIMON, Mmoires [en ligne]. URL : http://rouvroy.medusis.com/docs/ 1128.html?qid=sdx_q5. Ce nest pas le seul lieu de La Comdie humaine o il soit fait

    http://rouvroy.medusis.com/docs/1128.html?qid=sdx_q5http://rouvroy.medusis.com/docs/1128.html?qid=sdx_q5

  • 12 Maxime Perret

    inhabituel du roi a t remarqu par les contemporains (dont le marquis de Montglat), mais les premiers tmoignages racontent que le roi a dsign les membres du parlement avec son doigt et non avec sa cravache. On trouve, en revanche, la mention dune houssine chez Saint-Simon20 et lon sait que Balzac connaissait au moins les pages les plus clbres de ses Mmoires, dont il se sert pour crire LInterdiction (1836)21. Balzac fait ici allusion une anecdote fausse au demeurant, mais communment admise et participant de cette lgende du Grand Sicle en ce quelle construit le portrait du Roi 22 qui cautionne une attitude et qui autorise un comportement lonin en amour : le cadeau de La Brire Modeste est lquivalent de la cravache de Louis XIV, cest--dire quil devient le sceptre qui autorise Mlle de La Bastie rgner sur son cur en monarque absolu. On voit ici quil y a beaucoup tirer, tant pour le narrateur que pour les personnages, de la seule mention de Louis XIV.

    La cour du Roi-Soleil est magnifique, prodigieuse, mais elle nest pas pour autant toujours valorise. La Comdie humaine est un systme qui repose, comme tout systme, sur des oppositions. La duchesse de Maufrigneuse appartient au cercle trs ferm et trs aristocratique du faubourg Saint-Germain o ses avis ont force de loi aussitt quils sont promulgus. En revanche, le baron du Gunic, du fond de sa Bretagne et du haut de ses principes issus en droite ligne dune noblesse fodale, juge la cour de Louis XIV avec davantage de circonspection.

    Elle crit des pices, des livres, dit encore la baronne. Des livres ? dit le vieillard en regardant sa femme dun air aussi surpris que si on lui et parl dun miracle. Jai ou dire que Mlle de Scudry et Mme de Svign avaient crit, ce nest pas ce quelles ont fait de mieux ; mais il a fallu, pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour. [B, II, p. 684]

    allusion cette phrase lgendaire : Raoul Nathan, dans Une Fille dve, est personnel comme si ltat tait lui (FE, II, 303, Balzac souligne). 20 SAINT-SIMON, Mmoires (1714-1716), d. Yves Coirault, t. V, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1985, p. 42. 21 Modeste Mignon fait partie des romans tardifs et a t publi pour la premire fois en 1844. 22 Voir Louis MARIN, op. cit., p. 19-20.

  • VUES BALZACIENNES DU GRAND SICLE 13

    Flicit des Touches, crivain fictive du XIXe sicle connue sous le pseudonyme androgyne de Camille Maupin, est condamne par cet arrt du baron : si certaines femmes ont pu crire, cest grce aux circonstances particulires dun temps rvolu qui fut exceptionnel ; hors de ce milieu, les prodiges de ce genre doivent tre condamns parce quils menacent de bouleverser lordre social.

    Balzac, travers les diffrentes voix de La Comdie humaine, ne donne pas seulement une vision magnifie du Grand Sicle et la critique de la politique royale peut aller jusqu la dnonciation de linjustice du souverain ; injustice que le marquis dEspard sefforce de rparer au XIXe sicle mais dans le plus grand secret pour laver de cette tache lhonneur de son nom. Le secret de cette entreprise nest dvoil que dans lInterdiction, o le marquis est aurol dune noblesse bien plus grande que celle de ses aeux qui ont accept pour des raisons peu avouables des biens confisqus aux Huguenots (In., III, pp. 482-483). Or, la rvocation de ldit de Nantes est la dcision politique qui permet tous les dbordements et toutes les usurpations de biens :

    La rvocation de ldit de Nantes eut lieu, reprit-il. Peut-tre ignorez-vous, monsieur, que, pour beaucoup de favoris, ce fut une occasion de fortune. Louis XIV donna aux grands de sa cour les terres confisques sur les familles protestantes qui ne se mirent pas en rgle pour la vente de leurs biens. Quelques personnes en faveur allrent, comme on disait alors, la chasse aux protestants. Jai acquis la certitude que la fortune actuelle de deux familles ducales se compose de terres confisques sur de malheureux ngociants. Je ne vous expliquerai point, vous, homme de justice, les manuvres employes pour tendre des piges aux rfugis qui avaient de grandes fortunes emporter : quil vous suffise de savoir que la terre de Ngrepelisse, compose de vingt-deux clochers et de droits sur la ville ; que celle de Gravenges, qui jadis nous avait appartenu, se trouvaient entre les mains dune famille protestante. Mon grand-pre y rentra par la donation que lui en fit Louis XIV. Cette donation reposait sur des actes marqus au coin dune pouvantable iniquit. [] [In., III, p. 483-484, je souligne.]

    Balzac, on le voit, utilise lHistoire dans toutes les possibilits quelle lui offre et se garde de tenir un discours monolithique sur le Grand Sicle. Il varie les points de vue, mais le XVIIe sicle est toujours prsent comme une trame, comme un repre stable par rapport auquel les personnages peuvent se situer. En croisant les

  • 14 Maxime Perret

    voix, on aboutit une vision nuance du Grand Sicle, entre apologie et mise distance critique, entre nostalgie et volont de progresser pour ne pas reproduire les erreurs du pass. Balzac opre donc un double mouvement : il se sert et sappuie sur un Grand Sicle mythifi, mais il sape galement les fondements dune lgende qui nest pas sans failles. Malgr ses prtentions, Balzac est davantage romancier quhistorien.

    Intertexte littraire

    Il faut encore tudier la prsence de lintertexte littraire dans La Comdie humaine. Je ne peux videmment pas me contenter de relever toutes les occurrences o se marque la prsence des auteurs du XVIIe sicle : je risquerais daboutir un catalogue assez indigeste et, finalement, peu utile. En outre, le seul cadre de cet article ny suffirait pas : lampleur de la tche moblige faire des choix pour illustrer et expliquer malheureusement trop rapidement encore les modalits de reprises par Balzac de Molire, La Fontaine et Perrault et les effets de ces reprises citationnelles dont lun des principaux serait la lgitimation du genre romanesque. linstar des rfrences historiques en effet, lintertexte littraire est loin dtre lisse. Lattitude de Balzac nest pas celle dun conservateur du Panthon littraire classique : il puise pleines mains dans un rservoir de phrases, de situations, de personnages, de caractres, etc., tout en se rservant la libert dadapter, de transformer ou mme dinventer pour les besoins de la fiction. Pour tudier tous les effets de ce procd rhtorique, il importe, comme le fait remarquer Charlotte Schapira, de reprendre la citation dans son contexte originel pour observer ensuite toute la distance prise par le texte citant et saisir les ventuels effets dironie23.

    Molire : vie et personnages

    Molire a exerc une relle fascination sur Balzac et cest presque naturellement que le nom du dramaturge apparat dans le premier paragraphe de lAvant-propos (cf. supra) : la lgitimit de lauteur classique doit produire un effet de contamination et autoriser lentreprise romanesque balzacienne. Le gnie de Molire

    23 Charlotte SCHAPIRA, La maxime et le discours dautorit, Paris, SEDES, Les livres et les hommes , 1997, 176 p. Voir particulirement chap. 5 : Le statut citationnel de la maxime .

  • VUES BALZACIENNES DU GRAND SICLE 15

    est salu positivement dans le discours balzacien, au dtour mme dun roman comme Modeste Mignon :

    Le pote a sa mission. Il est destin par nature voir la posie des questions, de mme quil exprime celle de toute chose ; aussi, l o vous le croyez en opposition avec lui-mme, est-il fidle sa vocation. Cest le peintre, faisant galement bien une madone et une courtisane. Molire a raison dans ses personnages de vieillard et dans ceux de ses jeunes gens, et Molire avait certes le jugement sain. Ces jeux de lesprit, corrupteurs chez les hommes secondaires, nont aucune influence sur le caractre chez les vrais grands hommes. [MM, I, p. 652, je souligne]

    Molire a su bien peindre ses personnages parce quil a su adopter lesprit des jeunes gens comme celui des vieillards et il a pu conserver le jugement sain parce quil est un grand homme. Grand homme sans doute, mais Molire est avant tout un dramaturge dont le comique est reconnu. Or, sa vie ou plutt la connaissance de sa vie et donc la connaissance du XVIIe sicle devient sous la plume de Balzac loccasion de plaisanteries au sein du rcit. Dans Un Dbut dans la vie, Joseph Bridau et Mistigris sont deux peintres engags par M. de Srisy pour embellir sa rsidence de Presles. Les artistes sont confronts la sottise et aux prtentions bourgeoises des rgisseurs : Mme Moreau est pleine de vanit et prtend faire oublier son prcdent tat de servante en montrant tout propos quelle possde un profond sentiment des arts.

    Vous aimez les arts, peut-tre les cultivez-vous avec succs, madame ? dit Joseph Bridau. Non. Sans tre nglige, mon ducation a t purement commerciale ; mais jai un si profond et si dlicat sentiment des arts, que M. Schinner me priait toujours de venir, quand il avait fini un morceau, pour lui donner mon avis. Comme Molire consultait Lafort , dit Mistigris. Sans savoir que Lafort fut une servante, Mme Moreau rpondit par une attitude penche qui montrait que, dans son ignorance, elle acceptait ce mot comme un compliment. [DV, I, p. 815]

    Lchange prouve au moins que lducation de Mme Moreau est mal dgrossie : elle accepte comme un compliment ce qui nest quune attaque dguise. Pour sassurer que le lecteur comprenne bien et la finesse de Mistigris et limbcillit de Mme Moreau, le narrateur explique au narrataire qui est Lafort et il souligne cette attitude penche qui ne parvient pas masquer une ignorance crasse. La

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    connaissance dlments biographiques dun dramaturge du Grand Sicle offre Balzac le moyen de ridiculiser un personnage romanesque.

    Luvre moliresque fournit galement des types Balzac qui se sent libre de les rutiliser en citant ses sources. Climne est devenue le type de la duchesse et permet Balzac de caractriser ses propres personnages peu de frais tout en leur donnant des modles lgitimes dans le champ de la littrature. Les aristocrates fires et nobles du faubourg Saint-Germain trouvent donc en Climne une illustre devancire et le narrateur ne se prive pas de faire remarquer leur parent. Ainsi dmilie de Fontaine dans Le Bal de Sceaux (1830) :

    Plus vive, plus charmante, plus gaie que jamais aprs avoir rejet deux ou trois prtendus, elle slanait dans les ftes de lhiver et courait aux bals o ses yeux perants examinaient les clbrits du jour, o elle se plaisait exciter des demandes quelle rejetait toujours. La nature lui avait donn en profusion les avantages ncessaires ce rle de Climne. [BS, I, p. 120]

    Ici, Climne est un rle , un type qui nest pas situ par rapport une priode spcifique. Louise de Chaulieu, en revanche, cite le personnage dans un ancrage historique prcis lorsquelle crit Rene de lEstorade dans Mmoires de deux jeunes maries (1842) que la cration de Climne est un chef-duvre que le temps naltre pas :

    Quel tonnant chef-duvre que cette cration de Climne dans Le Misanthrope de Molire ! Cest la femme du monde du temps de Louis XIV comme celle de notre temps, enfin la femme du monde de toutes les poques. [MJM, I, p. 324]

    La marquise de Rochefide, quant elle, possde la facult de convers[er] avec une aisance de Climne [B, II, p. 931]. Balzac confre galement les qualits de conversation de Climne indissociables, il faut le remarquer, de ses qualits morales Mme Firmiani [Fir, II, p. 153] et Mme vanglista qui, dans Le Contrat de mariage, prit sa revanche [avec Mme de Gyas] peu prs comme Climne avec Arsino [CM, III, p. 592]. Cest bien la qualit duniversalit des caractres qui intresse Balzac. Mais il ne se contente pas de reprendre des personnages Molire : il lui emprunte galement des situations. chaque fois, le procd de reprise est dconomie : Balzac se dispense ainsi de dcrire

  • VUES BALZACIENNES DU GRAND SICLE 17

    moralement un personnage ou de crer une scne ; citer les personnages de Molire et faire allusion une situation prise dans une pice connue confre en outre une lgitimit et une vraisemblance laction qui se droule sous les yeux du lecteur de La Comdie humaine. La dynamique est comparable celle que je signalais pour les rfrences historiques : la connaissance de situations antrieures accrdite la vraisemblance de celles qui sont racontes dans un roman au dbut du XIXe sicle.

    La Fontaine et Les deux pigeons

    Molire nest pas le seul crivain du Grand Sicle que Balzac rutilise dans La Comdie humaine ; il connaissait aussi parfaitement La Fontaine, et Batrix (1845) offre ce propos un cas dtude intertextuelle intressant. Le roman peut se rsumer ainsi : Calyste du Gunic, dabord pris de Mlle des Touches, tombe amoureux de Batrix de Rochefide qui se rvle incapable daimer quelquun dautre quelle-mme. Bien quil soit abandonn par la marquise, Calyste continue de laimer ; pour la lui faire oublier, Flicit des Touches organise son mariage avec Sabine de Grandlieu avant de se retirer dans un couvent. Le mariage est malheureux : Calyste retrouve Batrix Paris et dlaisse peu peu Sabine. Le jeune homme redevient lesclave de la froide marquise et seule une machination orchestre par la dvote duchesse de Grandlieu et par le diabolique Maxime de Trailles permettra de ramener Calyste au foyer. La conclusion du texte est particulirement intressante :

    Eh bien, que vous arrive-t-il donc, mes enfants, demanda la bonne duchesse. Rien que de bon, ma chre maman, rpondit Sabine qui leva sur sa mre des yeux rayonnant de bonheur, nous avons jou la fable des deux pigeons ! voil tout. Calyste tendit la main sa femme et la lui serra tendrement. [B, II, p. 941]

    Sabine rsume pour sa mre la dernire partie du roman la fable des Deux Pigeons. Cet aveu final oblige le lecteur relire (au moins mentalement) toutes les aventures du jeune couple la lumire dune intertextualit affirme. Or, une lecture attentive des cent dernires pages du roman nous fait constater quune structure similaire est utilise dans la troisime partie de Batrix et dans Les Deux Pigeons. Calyste serait ce pigeon qui souhaite voyager, voir du pays pour se dsennuyer : en sloignant du domicile conjugal et

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    en se rapprochant de Batrix, Calyste croit connatre lamour. Mais il lui arrive tant de malheurs (Batrix a jur de le sparer de sa femme et se conduit en tyran, La Palfrine menace sa position de favori et Calyste tombe de son pidestal aux yeux de la marquise) quil retourne droit au logis , pour reprendre les termes du fabuliste.

    En outre, en rcuprant le titre de la fable de La Fontaine, Balzac invite le lecteur appliquer la morale de la fable son propre rcit et se dispense dlaborer davantage une morale personnelle. Le texte de La Fontaine, convoqu au finale du rcit, prsente une morale qui sapplique parfaitement la dernire partie de Batrix :

    Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines. Soyez-vous lun lautre un monde toujours beau, Toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste24.

    Mais en ne citant que le titre de la fable sans en rappeler directement la morale, Balzac reste sur le mode implicite. Certes, le risque que le lecteur ne connaisse pas la fable existe (et augmente au fil des ans), mais luvre de Balzac fonctionne de manire autonome et elle se suffit elle-mme pour comprendre la narration et la morale : Batrix est punie, Calyste comprend quun bonheur conjugal est prfrable aux douleurs de ladultre. Lintertexte apporte nanmoins un effet de sens supplmentaire et revt un intrt au moins double : Balzac fait lconomie du discours moraliste et tente une lgitimation du roman et, il ne faut pas loublier, de son propre statut dcrivain par la reprise citationnelle dauteurs classiques. En tout cas, faire dire un personnage quil a jou (avec les autres) une fable est une forme de mise en abyme du rcit, une manire de poser une distance supplmentaire dans la reprsentation ; le statut de la fiction balzacienne et du genre romanesque est donc galement modifi.

    Perrault et La Barbe bleue

    Charles Perrault me permet daborder, pour terminer, un autre effet des interfrences dlments littraires provenant du Grand Sicle et rutiliss au sein de La Comdie humaine. Le conte en prose

    24 Jean DE LA FONTAINE, Fables et contes, Les Deux Pigeons , IX, 2, d. Jean-Pierre COLLINET, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1991, p. 349-350.

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    intitul La Barbe bleue apparat en effet dans divers textes des Scnes de la vie prive et tablit entre eux des liens grce la fameuse clef de la chambre interdite. Dans Une Fille dve, le narrateur avoue son admiration lgard de cette trouvaille quil attribue Perrault :

    Aujourdhui comme dans le conte de la Barbe-Bleue, toutes les femmes aiment se servir de la clef tache de sang ; magnifique ide mythologique, une des gloires de Perrault. [FE, II, p. 313]

    Mme si Perrault nest peut-tre pas linventeur de cette ide mythologique , son prestige autorise Balzac lui en attribuer la paternit : sil nen est pas linventeur, il est au moins celui qui a contribu populariser le motif.

    Or, cette clef resurgit dans dautres textes, de manire plus ou moins vidente. Cest une trace dcrypter dans Honorine o Balzac crit : Ses doigts semblaient tre fes, pour se servir dune expression de Perrault [] [H, II, p. 568, Balzac souligne]. Cette expression, peu frquente chez Perrault, est utilise prcisment pour qualifier la clef de la Barbe bleue et les bottes de sept lieues dans Le Petit Poucet. Mais il nest pas fait mention de ces bottes dans La Comdie humaine alors que la clef occupe une place fondamentale dans Batrix : Mlle des Touches regrette davoir donn le domaine des Touches en Bretagne Sabine en faisant valoir quil sera pour elle le cabinet de Barbe-bleue [B, II, p. 853]. La jeune fille rend compte sa mre de la fascination et de la crainte que lui inspire ce lieu :

    Nous autres femmes, qui sommes encore un peu jeunes filles, il suffit quon nous dise : Voici une clef rouille de souvenirs parmi toutes celles de votre palais, entrez partout, jouissez de tout, mais gardez-vous daller aux Touches ! pour que nous entrions l, les pieds chauds, les yeux allums de la curiosit dve. Quelle irritation Mlle des Touches avait mise dans mon amour ! Mais aussi pourquoi minterdire les Touches ? Quest-ce quun bonheur comme le mien qui dpendrait dune promenade, dun sjour dans un bouge de Bretagne ? Et quai-je craindre ? Enfin, joignez aux raisons de Mme Barbe-Bleue le dsir qui mord toutes les femmes de savoir si leur pouvoir est prcaire ou solide, et vous comprendrez comme un jour jai demand dun petit air indiffrent : Quest-ce que les Touches ? []. [B, II, p. 855-856]

    Balzac reprend le thme de la clef, il cite la Barbe-bleue, mais le personnage joint aux raisons que la femme de Barbe bleue

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    pouvait avoir douvrir la pice interdite un lment supplmentaire qui est le dsir de savoir si on possde sur son mari quelque pouvoir. Mme si on pourrait discuter et se demander si cet lment nest pas dj prsent chez Perrault, Balzac montre au dtour dune phrase quil nest pas Perrault, et que le XIXe sicle offre par rapport au Grand Sicle de nouvelles raisons psychologiques qui poussent laction. Le rsultat de ces lgres modifications diffre peine : Sabine a emmen Calyste aux Touches, et elle a bien failli mourir, non de la main de son mari, mais de la dfection de Calyste ; et elle est sauve, in extremis, par Maxime de Trailles et La Palfrine qui ouvrent les yeux Calyste. Jai dit que Balzac utilisait la fable des Deux pigeons comme morale de son roman et jespre avoir montr que Calyste tait ce pigeon voyageur . Sans occuper cette place de choix quest lexcipit, la mention de La Barbe bleue nous renvoie indirectement la premire des deux moralits du conte de Perrault. Celle-ci pourrait sappliquer Sabine qui, dans la suite du roman, se mord les doigts de sa curiosit, laquelle a raviv une passion quelle devait plutt faire oublier :

    MORALIT La curiosit, malgr tous ses attraits, Cote souvent bien des regrets ; On en voit, tous les jours, mille exemples paratre. Cest, nen dplaise au sexe, un plaisir bien lger ; Ds quon le prend, il cesse dtre. Et toujours il cote trop cher25.

    Le malheur conjugal est ce quil en cote Sabine pour avoir t trop curieuse. En visitant les Touches et en prenant du plaisir sjourner dans cette agrable demeure, elle a ouvert la bote de Pandore et renvoy son mari sa premire passion. On observe ce que nous avions pu remarquer pour Calyste et la fable de La Fontaine : la reprise dune morale hrite du Grand Sicle applique cette fois une jeune aristocrate du dbut du XIXe sicle.

    Les diverses occurrences de la clef du conte de La Barbe bleue que nous avons releves, et la prise de distance que nous avons observe plusieurs reprises lgard du Grand Sicle nous autorisent penser quil existe une autre manifestation de cette clef dans La Femme de trente ans. Dans le chapitre V de ce texte assez disparate,

    25 Charles PERRAULT, Contes, d. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, Folio classique , 1981, p. 154.

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    les dAiglemont reoivent la visite nocturne dun inconnu qui demande asile au marquis. Ce dernier le cache dans une mansarde situe au-dessus de son salon et recommande sa femme, Julie, et sa fille, Hlne (enfant lgitime et secrtement, voire inconsciemment dtest par sa mre), le silence sur cet invit clandestin et, sans donner davantage dexplications, il laisse seules sa femme et sa fille. Immdiatement, le dialogue sengage :

    peine le marquis tait-il sorti que sa femme, jetant alternativement les yeux sur la clef de la mansarde et sur Hlne, finit par dire voix basse en se penchant vers sa fille : Hlne, votre pre a laiss la clef sur la chemine. La jeune fille tonne leva la tte, et regarda timidement sa mre, dont les yeux ptillaient de curiosit. H bien, maman ? rpondit-elle dune voix trouble. Je voudrais bien savoir ce qui se passe l-haut. Sil y a une personne, elle na pas encore boug. Vas-y donc Moi ? dit la jeune fille avec une sorte deffroi. As-tu peur ? Non, madame, mais je crois avoir distingu le pas dun homme. Si je pouvais y aller moi-mme, je ne vous aurais pas pri de monter, Hlne, reprit sa mre avec un ton de dignit froide. Si votre pre rentrait et ne me trouvait pas, il me chercherait peut-tre, tandis quil ne sapercevra pas de votre absence. Madame, rpondit Hlne, si vous me le commandez, jirai ; mais je perdrai lestime de mon pre Comment ! dit la marquise avec un accent dironie. Mais puisque vous prenez au srieux ce qui ntait quune plaisanterie, maintenant je vous ordonne daller voir qui est l-haut. Voici la clef, ma fille ! Votre pre, en vous recommandant le silence sur ce qui se passe en ce moment chez lui, ne vous a point interdit de monter cette chambre. Allez, et sachez quune mre ne doit jamais tre juge par sa fille [F30, II, p. 1168]

    On retrouve chez Julie le mme empressement au dpart de son mari que dans La Barbe bleue, avec le mme dsir de savoir ce qui se cache derrire une porte quouvre une clef. En outre, la mre envoie sa fille au devant du danger, comme la mre du conte marie sa cadette avec un homme dont plusieurs pouses ont disparu. Hlne obit sa mre sans manquer de trembler convulsivement en approchant la clef de la serrure [F30, II, p. 1169] et cest de frayeur que la femme de la Barbe bleue laisse tomber la clef dans le sang. En rencontrant linconnu, Hlne en tombe amoureuse. La fureur du pre clate quand il voit quHlne a introduit linconnu dans son

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    salon, et quand elle lui parle dpouser cet homme, son pre la renie, cest--dire quil la tue verbalement : Assez, madame, scria le gnral, nous navons plus quune fille. Et il regarda Mona, qui dormait toujours. [] Ma fille, dit alors le pre abattu par cette lutte effroyable, vous tes libre. Embrassez votre mre, si elle y consent. Quant moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre [F30, II, pp. 1176-1177]. Dune certaine manire, la femme de la Barbe bleue a t ddouble dans La Femme de trente ans : cest Julie qui est curieuse de savoir, mais cest Hlne qui est condamne mort par son pre cause de la curiosit de sa mre et en connaissance de cause les rticences de la fille et lordre de la mre montrent quelles savent toutes deux ce qui attend Hlne.

    Sil fallait encore dautres preuves que Balzac utilise dans son roman lunivers du conte la manire de Perrault , je pourrais prciser que la scne a lieu un soir dhiver, au coin du feu, moment propice aux contes de fes. En outre, Hlne est charme [F30, II, p. 1170] Balzac souligne le terme ds quelle voit linconnu ; et le charme nest rompu que lorsque Victor dAiglemont crie le nom de sa fille par la fentre pour la ramener lui :

    Hlne , cria-t-il. Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophtie. En prononant ce nom, auquel rien ne rpondait plus dans le monde, le gnral rompit, comme par enchantement, le charme auquel une puissance diabolique lavait soumis. [F30, II, p. 1178]

    Lunivers cr est merveilleux, et ce qui renvoie davantage encore La Barbe bleue, cest linsistance sur le sang que linconnu a sur les mains. Il a tu quelquun, cest un meurtrier, ce qui effraie tout le monde, sauf Hlne. Linconnu est un assassin couvert de sang [F30, II, p. 1171], ses mains sont teintes de sang [F30, II, p. 1174] et Hlne propose de les essuyer.

    Luvre de Perrault subit les mmes modalits de reprise du Grand Sicle par Balzac : ce dernier voue une certaine admiration aux Contes, il les reprend de manire assume et explicite, ce qui ne lempche pas, loccasion, de reprendre un motif et de ladapter (parfois de manire assez libre) aux besoins de sa fiction. La prsence du Grand Sicle dans La Comdie humaine se manifeste aussi sous forme de traces que le lecteur peut dceler en tant attentif aux rseaux qui se crent dun texte lautre par la reprise de certains motifs, comme celui de la clef qui ouvre une pice

  • VUES BALZACIENNES DU GRAND SICLE 23

    interdite. Est-ce dire que lexploration de ces rseaux pourrait dcouvrir de nouveaux sens, de nouvelles dimensions dans La Comdie humaine ? Quils permettraient de suivre une autre architecture du monument, de nouveaux systmes de renvois dun roman lautre ? Quils rvlent une autre cohrence ? Lhypothse est pose et se doit dtre tudie dans ce vaste corpus que reprsente lensemble de La Comdie humaine.

    Conclusion

    Que conclure de tout ce qui prcde ? Je me demandais, dans mon introduction, quel regard Balzac portait sur le Grand Sicle et je me suis interrog durant ce travail sur les raisons qui ont pouss lhistorien des murs de son temps introduire massivement dans son uvre des personnes et des personnages du XVIIe sicle, ainsi que sur les modalits et les consquences de ces reprises.

    Balzac se prsente comme un historien de son temps : il offre ses lecteurs et la postrit un tmoignage sur les murs de son temps et tche de rendre compte de lHistoire en train de se faire. Il sappuie, pour se donner une lgitimit et parce que les sicles prcdents lui offrent un moyen de comparaison, sur le Grand Sicle et sa petite histoire et parvient transmettre lide que si la socit change, lHomme reste fondamentalement le mme. Il sagit bien l dun discours moraliste qui sappuie lui-mme sur les uvres des moralistes du XVIIe sicle. Molire, La Fontaine et Perrault (pour ne citer que ceux que nous avons tudis ici) fournissent Balzac des personnages, des rfrences, des morales quil intgre au sein de son uvre romanesque.

    Car Balzac nest ni historien, ni moraliste au premier chef : il est dabord et avant tout romancier. Cest dans cette perspective quil fait servir lHistoire au roman, et quil se rfre aux moralistes pour accrditer la fiction quil est en train dcrire. Sur le plan de lHistoire, jai voulu montrer que Balzac nencensait pas le Grand Sicle : il en donne une vision mesure, nuance et relativise par les opinions de ses personnages qui relatent les diffrents jugements que lon pouvait poser sur le XVIIe sicle dans la premire moiti du XIXe sicle. Balzac utilise le pass pour les besoins de sa fiction, comme il cite les moralistes du Grand Sicle pour se confrer une lgitimit dcrivain. Il faudrait cependant nuancer et affiner ce que jai pu dire propos de lintertexte littraire. Nous avons pu voir

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    plusieurs reprises que Balzac allait plus loin que la citation : il transforme, il rutilise, il adapte. Parfois et cest encore une piste explorer il invente tout bonnement en rcuprant tout de mme lautorit dun crivain du XVIIe sicle. En dfinitive, cest le jugement que Balzac porte sur le Grand Sicle littraire que je souhaiterais mettre au jour, mais cela demande dtudier ce qui ne passe dans le texte que de manire implicite et diffuse.

    Je nai pu quesquisser les grandes lignes dun travail qui doit encore tre vrifi pour la reprise balzacienne dautres auteurs (Corneille, Racine, La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyre, Saint-Simon). Chacun sa manire a influenc Balzac et la ressemblance de certains portraits balzaciens avec des pages des Caractres ou des Mmoires est indniable. Il faudra tenir compte, galement, des moyens de transmission du XVIIe sicle vers Balzac : on sait quil connaissait directement Molire et La Fontaine pour les avoir dits, mais il a pu connatre certains textes du XVIIe sicle indirectement, par lintermdiaire du thtre de boulevard ou par ce que pouvait en dire la critique contemporaine. Enfin, il faudra croiser les rsultats de ma recherche dans La Comdie humaine avec dautres textes : la correspondance (que dit Balzac du Grand Sicle dans ses crits personnels ?), les prfaces et les articles quil a rdigs (quel discours Balzac tient-il sur le Grand Sicle lorsquil thorise le roman et sa propre entreprise de cration ?).

    Pour citer cet article : Maxime PERRET, Vues balzaciennes du Grand Sicle dans les Scnes de la vie prive , Cahiers en ligne du GEMCA, t. 1, 2010, p. 3-24, [En ligne]. URL : http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_001.pdf

    http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_001.pdf

  • Dossier : Priodiser la premire modernit :

    variations autour dun dcoupage chronologique

  • Cahiers en ligne du GEMCA, 1, 2010. URL : http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_002.pdf

    Introduction

    Agns GUIDERDONI (F.R.S.-FNRS, Universit catholique de Louvain)

    Aprs nous tre intresss aux spcificits mthodologiques de notre priode de prdilection, XVIe et XVIIe sicles, donc aprs avoir en quelque sorte trait la partie analyse culturelle de lintitul de notre centre de recherche, la journe de cette anne va sattacher lautre partie de cet intitul, tout aussi problmatique, savoir early modern , que nous avons traduit par premire modernit . Cest bien dans ce sens l que les choses ont eu lieu : nous avons traduit lexpression anglaise en franais car elle semble tre ne des tudes en langue anglaise, dsireuses de repenser la priodisation de la Renaissance, dsireuses de remettre en cause lappellation devenue controverse de Renaissance. En effet, le point focal du dbat est sans aucun doute la Renaissance car cest en fonction dune part de sa valorisation ressentie comme excessive et dautre part de sa dfinition chronologique (de sa disparition ou de son hgmonie), que peuvent merger dautres priodisations des temps modernes. Ainsi, titre dexemple, la Renaissance Society of America dfinit une Renaissance longue, jusquen 1650, incluant alors la priode baroque et mme les dbuts du classicisme, franais au moins.

    premire vue, early modern apparat comme un vocable plus neutre et plus gnralisant : il ne porte la marque daucune valeur esthtique ni daucune apprciation, du moins en apparence. Je le conois comme une subdivision de la longue priode historique et historienne des Temps modernes qui regroupent les XVIe, XVIIe et XVIIIe sicles. Il ne sagit donc pas dune priode pr-moderne , qui prparerait lavnement dune pleine modernit mais dun moment de lhistoire dj moderne prsentant cependant des caractristiques propres en comparaison. Certes cela nest pas dnu dambiguts comme le soulignent deux historiens amricains :

    History faculty have remained uncomfortable with the term Renaissance-so much so, in fact, that many have substituted the lackluster and no less value-laden term Early Modern (a curious

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    choice, particularly on the part of scholars ostensibly fleeing teleological narratives). Studying early modern Europe admittedly can encompass the Renaissance, but it no longer makes it a focal point of the transition to the world that we inhabit1.

    Outre cette volont de sortir de la perspective tlologique, lutilisation du qualifiant early modern traduit galement la volont de sortir dune perspective eurocentre , dont la Renaissance serait le point focal, le moment de fondation, comme la expos Caroline Walker Bynum2. Il permet en quelque sorte une certaine relativisation de ces points de vue ainsi quune prise de distance critique par rapport ces a priori qui sont autant de grilles de lecture implicites. Le dplacement des centres dintrt vers les nouveaux mondes tout juste dcouverts, conquis mais aussi raconts, dessins, et donc reprsents en tmoigne. La Renaissance triomphante ne sexporte pas comme un produit fini et inaltrable : les nouveaux mondes ont aussi faonn en retour la culture du temps.

    Par ailleurs, en vertu de sa nouveaut et de son caractre (encore) non-canonique, le early modern a des frontires souples. Il nest pas question ici den faire une notion passe-partout qui nous affranchirait erronment de la rigueur ncessaire historique mais bien plutt de pouvoir travailler sur les articulations entre priodes, recherchant continuits et discontinuits pour reprendre les termes de Michel Foucault toujours continuellement prsent larrire-plan de notre dmarche. Dans les annes 1950, les mdivistes se sont indigns de la domination de la modernit de la Renaissance, ce qui sest traduit par une sorte de contre-attaque des spcialistes de la Renaissance, cherchant obstinment (et avec un succs certain) explorer et faire connatre loriginalit de la priode3. Mais quen est-il au fond ? La diffrenciation des corpus, des objets dtude, des disciplines simpose ici. De nombreuses tudes ces dernires annes ont montr les continuits videntes qui existaient entre ce que lon appelle Moyen ge et ce que lon appelle

    1 Paula FINDLEN and Kenneth GOUWENS, Introduction : The Persistence of the Renaissance , The American Historical Review, 103 (1998), p. 52. 2 Under the heading The Presidents Desk, in Perspectives : American Historical Association Newsletter, 34 (February 1996), p. 3-4. 3 Rappel par William J. BOUWSMA, The Renaissance and the Drama of Western History , The American Historical Review, 84 (1979), p. 1-2.

  • INTRODUCTION 29

    Renaissance. Et pour cause : aucun changement pistmologique profond ne peut se produire de manire linaire et uniforme. Je ne prendrai quun seul exemple, dans le domaine religieux parce quil me semble trs contrast. Lhistoire nous apprend quen 1517 Luther affiche 95 thses Wittemberg, ouvrant la voie la Rforme protestante et la division de lEglise dOccident. Cest un moment de crise majeur dans lEurope renaissante et certainement un moment de rupture fondamental dans son histoire. La thologie, la liturgie et la pratique dvotionnelle sen trouvent radicalement modifies. Pourtant, il serait largement abusif de considrer la rupture comme uniforme et absolue. En effet, par del cette discontinuit patente, de nombreuses et importantes continuits demeurent par exemple avec la spiritualit et les pratiques spirituelles des XIVe et XVe sicles, qui nourrissent encore la spiritualit jusque tard dans le XVIIe sicle, voire jusquau XVIIIe sicle mais alors dans les marges de la Chrtient. Il est ici crucial daffiner et de rectifier la priodisation en fonction des corpus tudis, mme de larges corpus. Cest dans la comparaison de ces priodes entre elles, dans les glissements et recouvrements qui soprent de lune lautre, dans la manire dont elles sarticulent et senchanent, et prcisment dans ltude des moments charnires, instables, flous, souvent multiples et sujets dbat que se trouvent claires les vraies diffrences. En dautres termes, le questionnement sur la priodisation que nous appliquons nos objets dtude doit nous accompagner en permanence puisquil permet ainsi dinterroger et de critiquer (au meilleur sens du terme) notre propre reprsentation du pass. Nous rejoignons ici la rflexion mthodologique de lan pass sur lanalyse culturelle dans la mesure o ce questionnement permanent en constitue une des bases. Certes, la dmarche peut savrer parfois inconfortable puisquelle consiste naviguer sur les frontires mal dfinies des catgories historiques sans perdre de fil de lhistoire qui continue nous orienter. Suivant dailleurs cette voie, le colloque sur lallgorie organis en 2009 par le GEMCA sintressait ses mtamorphoses du XIIIe au XVIIe sicles. De mme, le volume consacr lvolution de lUt pictura poesis lpreuve de la matire, paru en 20094, sattache larticulation entre XVIIe et XVIIIe sicles. Enfin, le projet sur le baroque et le nobaroque, que nous

    4 Aux limites de limitation : lUt pictura poesis lpreuve de la matire (XVIe-XVIIIe sicles), Ralph DEKONINCK, Agns GUIDERDONI-BRUSL et Nathalie KREMER (d.), Amsterdam/New York (NY), Rodopi, 2009, 242 p. + 50 ill., coll. Faux-titre ; 342 .

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    construisons dans des ateliers successifs, interroge prcisment la valeur historiquement catgorisante du baroque.

    Si on liste lensemble des vocables susceptibles de sappliquer la priode, on constate quils sont peu prs tous pigs, dune manire ou dune autre, chargs idologiquement, politiquement, souvent rducteurs, dats aussi, du point de vue de lhistoriographie. Le baroque en fait partie au premier chef (on en parlera tout lheure), de mme que manirisme, ge classique ou sicle des Lumires (que prparerait par exemple la seconde moiti du XVIIe sicle), pour ne citer que les plus courants. Vous en aurez peut-tre dautres que nous sommes tous dsormais impatients dentendre et de discuter.

    Pour citer cet article : Agns GUIDERDONI, Introduction au dossier Priodiser la premire modernit : variations autour dun dcoupage chronologique , Cahiers en ligne du GEMCA, t. 1, 2010, p. 27-30, [En ligne]. URL : http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_002.pdf

    http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_002.pdf

  • Cahiers en ligne du GEMCA, 1, 2010. URL : http://gemca.fltr.ucl.ac.be/docs/cahiers/GEMCA_cahiers_1_2010_003.pdf

    tudier une uvre nolatine : dans quel cadre chronologique ?

    Grgory EMS (F.R.S.-FNRS, Universit catholique de Louvain) et Mathieu MINET (Universit catholique de Louvain)

    Introduction

    Lors de cette communication, nous tcherons dexposer, dans une perspective mthodologique, les principales implications de la question du dcoupage temporel dans ltude dune uvre nolatine. Il sagira surtout de mettre lpreuve la pertinence des cadres chronologiques conventionnels. Pour ce faire, nous dresserons un aperu de ces temporalits, pour ensuite en valuer la validit en les appliquant sur une uvre prcise.

    En loccurrence une pope dun pote dorigine tournaisienne, Louis des Masures (1515-1574) : cette uvre en douze chants narre en hexamtres latins les vicissitudes des guerres de religion et des conflits entre les Navarre et les Guise, manipulant la cour royale. manant dun converti, louvrage est videmment orient contre les Guise et les ultras du Catholicisme. Il est compos en grande partie de discours tenus la cour, soit de conciliateurs (Beza, Xenius, autrement dit Thodore de Bze et Michel de LHospital), soit de bellicistes (Lorenus, soit le cardinal de Lorraine).

    La question des divisions chronologiques

    Lvolution des littratures comme celle des civilisations peut se reprsenter comme un cycle o alternent diffrentes phases : dabord archaque (phase de gestation de la langue et des genres), puis classique (canonisation de normes, dun modle), ensuite post-classique (subversion des genres, dcadence assume ou nostalgie archasante), pour ensuite revenir aux idaux classiques (on parlera alors de no-classicisme).

  • 32 Grgory Ems et Mathieu Minet

    Mais dans le cas de la littrature nolatine, il serait vain de chercher ce type dalternance : ce serait appliquer un modle simpliste une ralit complexe. Se revendiquant comme un retour lantique, elle est gntiquement noclassique . La littrature nolatine promeut en effet un latin classique copi de lantique et dconnect du latin parl au Moyen ge. Le nolatin voluerait ainsi dans une espce duchronie, un temps dconnect.

    Cela dit, elle nen est pourtant pas moins sujette aux vicissitudes de son temps, et ce verni classique et uchronique est bien souvent une faade : lexemple trait en annexe (voir ci-dessous) montre ainsi que les nolatins vivent galement dans leur sicle. La littrature nolatine doit donc sinscrire dans plusieurs temporalits :

    1) on peut la considrer comme un tout, un ensemble duvres dont la cohrence repose sur lunit de langue, de contexte historique, de formes, et mme de territoire (puisque la vocation internationale du latin a assur une diffusion bien plus large chelle que les productions en langue vulgaire). Bref, elle possde une temporalit propre, et est traverse uniformment par des mouvements de fond ;

    2) mais elle est le fait dauteurs attachs, non point seulement une lite nolatine internationale, mais galement leur rgion propre (cour, ville ou pays). Son dveloppement est contemporain dautres littratures : le nolatin volue sur un territoire o, paralllement, dautres courants artistiques associs dautres langues spanouissent, se codifient, ou stagnent. Certains auteurs nolatins ont aussi crit dans leur langue vulgaire, tout en ayant une production cohrente. Celle-ci doit par consquent tre envisage dans les cadres chronologiques de la littrature vernaculaire.

    3) Enfin, ltude dune uvre repose sur la connaissance de lvolution de son genre propre. Car par-del les diffrences de langue et dpoque, les normes dun genre, quel quil soit, sont soumises des tendances propres. Chaque genre a une histoire propre, et tablir une chronologie entre auteurs dun mme genre peut sembler plus pertinent que rapprocher par exemple un rasme dun Vitalis Lexemple de lpope, que nous allons traiter

  • TUDIER UNE UVRE NOLATINE : DANS QUEL CADRE CHRONOLOGIQUE ? 33

    aujourdhui, est dans ce sens significatif : mme si le nolatin est un retour lAntique (Homre, Virgile, Stace), le genre et la veine piques nont jamais vraiment quitt la littrature (Edda, Chanson de Roland, Beowulf, etc.), de mme que la figure de Virgile qui la domine. Les popes nolatines prennent par consquent place dans une ligne du temps autre que la pdagogie ou la philosophie, par exemple.

    Priodisation au sein de la littrature nolatine ?

    Considrer la littrature nolatine comme un tout a une pertinence dans la mesure o son dveloppement na pas pous partout celui des littratures vernaculaires ; une cohrence peut lui tre reconnue. Par consquent, nous pouvons proposer des jalons chronologiques, des dates-clefs, ou du moins des sections oprantes.

    Dbut : quelles ruptures avec le moyen-ge, latin galement ?

    Humanisme, mergence de la figure de lauteur vs. Moyen ge o les auteurs sont, sinon anonymes, ou du moins peu attachs loriginalit de style ou la reconnaissance de leur statut.

    Retour lantique (genres et thmes), au latin classique (et non plus latin barbaris )

    Premire phase (du XVe sicle au premier quart du XVIe sicle). Le latin se diffuse dabord en Italie, puis progressivement stend toute lEurope : en France, aux Pays-Bas (rasme), en Allemagne, etc. Le latin devient la langue internationale que les auteurs doivent utiliser sils veulent se faire connatre large chelle et sils souhaitent diffuser leurs ides, leurs dcouvertes, etc. Le nolatin est employ comme outil de vulgarisation des connaissances et de posie personnelle, vivifie par un esprit mythologique et paen symbole du retour lantique.

  • 34 Grgory Ems et Mathieu Minet

    Milieu du XVIe sicle : la Rforme entrane une radicalisation des confessions religieuses. La posie notamment est pntre de motifs chrtiens, les motifs paens sont attnus.

    Fin XVIe sicle : la Contre-Rforme voit dcliner la posie, au profit de genres plus intellectualistes (thologie, philosophie, pdagogie, histoire).

    Au fil du temps, lemploi du latin dans la vie quotidienne et comme vecteur de diffusion internationale va se restreindre et se perdre. Pendant quelques temps, le latin restera la langue des collges (notamment jsuites). Toutefois, les rformes et les modernisations de lenseignement, la promotion dautres langues vhiculaires (le franais, puis langlais qui vont se substituer au latin comme langue internationale) vont tre prjudiciables la production duvres nolatines, mme si lon en trouve des survivances sporadiques.

    Quid de la Borboniade dans ce contexte ? Nourrie des principes potiques renaissants et des ides de la Rforme, la Borboniade sinsre parfaitement dans le cadre gnral de lvolution de la production littraire nolatine : le moment o, ds le milieu du XVIe sicle, la posie est traverse dides religieuses. On peut donc considrer Louis Des Masures comme un auteur conventionnel pour lpoque. Il est le prototype de lauteur converti.

    Perspective locale et permabilit des temporalits

    ct de cette vision globale des choses, on peut privilgier une approche locale du contexte de production : car celle-ci, si elle a vocation internationale, a longtemps man de foyers extrmement circonscrits dans lespace. Ces zones ne sont gure plus larges quune cour ou une ville, et procdent de linitiative dune autorit claire, un prince-mcne ou une universit.

  • TUDIER UNE UVRE NOLATINE : DANS QUEL CADRE CHRONOLOGIQUE ? 35

    Il va de soi que ces foyers nolatins nvoluent pas en marge du reste du monde. tant des centres de la vie intellectuelle, ils constituent souvent galement les porteurs de la culture et de la langue vernaculaire (ex. : la cour dEste), et ont favoris lclosion dauteurs de langue latine ou vulgaire, mais aussi bilingues. Aussi est-il pertinent de croiser la perspective historique nolatine avec lhistoire des littratures vernaculaires. Cette dmarche permet non seulement de mieux envisager un auteur nolatin mais aussi de reconsidrer le dveloppement des littratures vernaculaires, parfois interprt comme tant en ngatif du nolatin.

    On considre ainsi souvent la publication par Joachim Du Bellay (1522-1560) de sa La Deffence, et Illustration de la Langue Francoyse en 1549 comme une date-clef qui marque un tournant dans lhistoire : il sagirait dun pas dcisif dans labandon du latin au profit du franais (le latin devenant une langue ringarde ). Pourtant Du Bellay tait un pote nolatin fcond et un excellent connaisseur de la littrature antique. Ainsi, lun de ses plus fameux pomes puis dans les Antiquits de Rome (un recueil sur lequel Du Bellay travailla entre 1553 et 1557) et que lon considre souvent comme lun des chefs-duvre de la littrature franaise Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome (cf. ci-dessous) se rvle tre inspir dune pigramme latine compose par Janus Vitalis (1485-1559). Ce pome nolatin parut Venise en 1552 et appartient au recueil intitul Jani Vitalis Panormitani Sacrosanctae Romanae Ecclesiae Elogia1.

    Pome de Vitalis

    Qui Romam in media quaeris novus advena Roma, Et Romae in Roma nil reperis media, Aspice murorum moles, praeruptaque saxa, Obrutaque ingenti vasta theatra situ. Haec sunt Roma : viden velut ipsa cadavera tantae

    1 Nous reprenons toutes nos informations de MORTIER Roland, La potique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance Victor Hugo, Genve : Librairie Droz, 1974, pp. 46-59 (chapitre III. Lpigramme latine de Janus Vitalis, ou la fortune europenne dun thme).

  • 36 Grgory Ems et Mathieu Minet

    Urbis adhuc spirant imperiosa minas ? Vicit ut haec mundum, nixa est se vincere : vicit, A se non victum ne quid in orbe foret. Nunc eadem in victa Roma illa sepulta est ? Atque eadem victrix, victaque Roma fuit. Albula Romani restat nunc nominis index, Quin etiam rapidis fertur in aequor aquis. Disce hinc quid possit Fortuna : immota labascunt, Et quae perpetuo sunt agitata manent. tranger nouveau venu, qui cherches Rome au milieu de Rome, et qui ny retrouves rien de Rome, contemple la masse de ces murs, les pierres croules, les vastes thtres effondrs dans un site immense. Tout cela, cest Rome : ne vois-tu pas que mme les imposants cadavres dune telle ville semblent encore lancer des menaces ? Tout comme elle avait vaincu le monde, elle a fait effort pour se vaincre, et elle est vaincue, afin quil ny et rien au monde qui net t vaincu par elle. Est-ce la mme Rome qui est ici ensevelie dans la Rome vaincue ? Cest bien la mme Rome qui fut victorieuse et vaincue. Aujourdhui, le Tibre seul reste tmoin du nom romain ; que dis-je ? il est entran par ses eaux rapides vers la mer. Apprends par l, tranger, ce que peut la Fortune : les choses immobiles chancellent, et celles qui sont perptuellement agites subsistent. [Texte latin et traduction franaise issus de : MORTIER Roland, La potique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance Victor Hugo, Genve : Librairie Droz, 1974, pp. 11-12].

    Pome de Du Bellay

    Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome Et rien de Rome en Rome naperois, Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois, Et ces vieux murs, cest ce que Rome on nomme. Vois quel orgueil, quelle ruine et comme Celle qui mit le monde sous ses lois, Pour dompter tout, se dompta quelquefois, Et devint proie au temps, qui tout consomme.

  • TUDIER UNE UVRE NOLATINE : DANS QUEL CADRE CHRONOLOGIQUE ? 37

    Rome de Rome est le seul monument, Et Rome Rome a vaincu seulement. Le Tibre seul, qui vers la mer senfuit, Reste de Rome. mondaine inconstance ! Ce qui est ferme est par le temps dtruit, Et ce qui fuit au temps fait rsistance.

    Revenons Des Masures. Ami des Ronsard, Marot et du Bellay, Des Masures ferait figure de ractionnaire si lon ne nuanait la rupture entre renaissance latine et promotion du franais comme langue de littrature. En ralit, son statut dauteur bilingue le place dans la droite ligne dun du Bellay (son protecteur tait lvque Jean du Bellay). Dailleurs, Ronsard crit en 1559 (Sonnet Des Masures) :

    Ah, que je suis marri, quencore ne demeure En France ce troupeau divinement appris Qui sous le Roy Franois pour emporter le prix Chantoit qui mieux mieux dune Muse meilleure ! Pour une opinion de Baize est dlog, Tu as par faux raport durement voyag, Et Peletier le docte a vagu comme Ulysse.

    Ceci, ainsi que le retour de du Bellay au latin et les nombreuses assimilations entre lpoque de Franois Ier et le rgne dAuguste, montre que les principaux noms de la posie franaise ne se conoivent pas comme porte-enseignes dune nouvelle re conscutive la Dffence, telle que prsente dans les manuels scolaires, mais comme les survivants dun ge dor perdu, la priode de Franois Ier. Des Masures, en crivant en latin, sacrifie cette nostalgie.

    Mais quen est-il de son pope, dans ce contexte ? Place sur la ligne du temps de la littrature franaise, la Borboniade est contemporaine bien quelle procde dune tradition pique diffrente de la Franciade, qui est considre comme la premire pope nationale (malgr une pope nolatine sur Jeanne dArc en 1516).

  • 38 Grgory Ems et Mathieu Minet

    Surtout, elle prcde les Tragiques dAgrippa dAubign, narration pique des guerres de religion. On voit ici tout lintrt de croiser la temporalit nolatine et franaise : Des Masures apparat la faveur de ce rapprochement comme un auteur bien ancr dans les dbats potiques de son temps, mais diffrant de ses contemporains par le choix dune forme annalistique plus quhroque ou romanesque.

    Pour comprendre cette diffrence, il faut peut-tre juxtaposer une autre perspective, une autre ligne du temps, celle de la Lorraine, o la Borboniade a t compose. La cour de Guise a t le berceau des premires popes franaises , la Nancide de Blarru et la Rusticiade de Pillard, glorifiant lune et lautre, sur un mode annalistique, les ducs Ren et Antoine de Lorraine, tous deux confronts des conflits (notamment des jacqueries). Des Masures tait un protg des Guises, leur a ddi certains pomes lyriques, absolument contredits par sa conversion et son engagement huguenot, comme prdicateur dans la rgion de Metz. Sa Borboniade, vue sous cet angle, complte, mais en le dvoyant, un cycle pique lorrain, centr sur la figure, dabord hroque mais ensuite sombre, des intrigants Guise.

    Perspective de genre

    LOccident na jamais oubli Virgile. Il la christianis, centonis, port ltat de magicien, de mystique, de prophte ou de guide aux Enfers Aussi est-ce un Virgile composite que la Renaissance rcupre et garde comme rfrence insurpassable. Lpope renaissante, quelle soit nolatine ou vernaculaire, profane ou chrtienne, ne sest jamais affranchie du modle virgilien.

    Des Masures fut traducteur de lnide et bucoliaste. La Borboniade chappe donc dautant moins la prgnance du modle virgilien quune quelconque autre pope : sa composition en douze chants nest pas hasardeuse ; lentame du pome est videmment calque sur le Arma virumque cano. La Borboniade est donc un avatar

  • TUDIER UNE UVRE NOLATINE : DANS QUEL CADRE CHRONOLOGIQUE ? 39

    de ce phnomne exceptionnel quest la tradition pique virgilienne, qui a sa temporalit propre.

    Conclusion sur la Borboniade de Louis Des Masures

    Une ligne du temps est bien plus un point de vue quun point dancrage. Choisir de travailler avec une priodisation conditionne considrablement lapproche que lon peut avoir dune uvre. Do limportance vidente de croiser les temporalits.

    Conclusion mthodologique

    Par cet exemple, nous esprons avoir mis en perspective certains principes suivre dans ltude dune telle uvre :

    Dcloisonner les frontires linguistiques, gographiques mais aussi et surtout chronologiques, qui sont parfois handicapantes.

    Replacer luvre dans toutes ses dynamiques, toutes ses dimensions. Elle est inscrite dans des mouvements qui la transcendent, dont elle participe peu ou prou.

    Considrer lauteur comme intersection de diffrents cercles, point focal de diffrentes influences (de la part de ses mcnes, de ses contemporains, de ses compatriotes, de ses collgues, ses coreligionnaires, etc.).

    Bibliographie

    J. IJSEWIJN, Companion to Neo-Latin Studies. Part I (History and Diffusion of Neo-Latin Literature), Louvain : Leuven University Press, 1990 (Supplementa Humanistica Lovaniensia, 5).

    J. IJSEWIJN (with SACR Dirk), Companion to Neo-Latin Studies. Part II (Literary, Linguistic, Philological and Editorial), Louvain : Leuven University Press, 1998 (Supplementa Humanistica Lovaniensia, 14).

  • 40 Grgory Ems et Mathieu Minet

    R. MORTIER, La potique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance Victor Hugo, Genve : Librairie Droz, 1974

    P. VAN TIEGHEM, La littrature latine. tude dhistoire littraire europenne, Genve, s.d.

    D. MASKELL, The historical Epic in France. 1500-1700, Oxford : Oxford University Press, 1973.

    H. HELANDER, So Debate : Neo-Latin Studies : Significance and Prospects , Symbolae Osloenses, 76 (2001), pp. 5-102.

    Fr. WAQUET, Le latin ou lempire dun signe. XVIe-XXe sicle, Paris : Albin Michel, 1998.

    I. D. MCFARLANE, La posie no-latine lpoque de la Renaissance Franaise - tat prsent des recherches , Nouvelle Revue du XVIe sicle, I (1983), pp. 1-18.

    T. VAN HAL, Towards Meta-Neo-Latin Studies? Impetus to Debate on the Field of Neo-Latin Studies and its Methodology, Humanistica lovaniensia vol. LVI (2007).

    Annexe

    Pour illustrer notre propos, fournissons un exemple dpope labore sur le modle des chefs-duvre du genre hrits de lAntiquit : la Melissomachia2. Il sagit dune petite pope de 606 vers compose par les lves du collge jsuite de Bruxelles au milieu du XVIIe sicle (plus prcisment en 1652). Pour rsumer succinctement le pome, lhistoire est celle dune guerre mene entre

    2 Sur cette uvre, voir : PORTEMAN Karel, Emblematic exhibitions (affixiones) at the Brussels Jesuit College (1630-1685). A study of the commemorative manuscripts (Royal Library, Brussels), with Contributions by Elly COCKX-INDESTEGE, Dirk SACR, Marcus DE SCHEPPER, Turnhout : Brepols, 1996, p. 120 ; SACR Dirk, Melissomachia: An Unpublished Epic from the Brussels Jesuit College (1652), dans SACR Dirk et TOURNOY Gilbert (ed.), Myricae. Essays on Neo-Latin Literature in Memory of Jozef IJsewijn, Louvain : Leuven University Press, 2000 (Supplementa Humanistica Lovaniensia 16), pp. 523-536. Nous reprenons Dirk Sacr plusieurs lments de sa prsentation de la Melissomachia.

  • TUDIER UNE UVRE NOLATINE : DANS QUEL CADRE CHRONOLOGIQUE ? 41

    deux peuples dabeilles. Les Meloclepti [ les voleurs de miel ( , et )], nation avide, impie et perfide 3, sous la direction de leur roi Macrogastor [ au gros estomac , cest--dire en parlant dune abeille au gros abdomen (, , et , [-, , [-])], violent le trait qui les unissait aux Anthochares [ ceux qui se rjouissent des fleurs ( , et )], un peuple paisible et industrieux 4 dirig par Melissomedon [ le chef, le roi des abeilles ( , et , )], et les attaquent.

    Analyse intertextuelle

    Un bref examen du pome nous permet rapidement de mettre en exergue les principaux auteurs qui furent imits par les lves. Homre, en premier lieu, qui lon attribuait au XVIIe sicle la Batrachomyomachia, une pope relatant une guerre entre des grenouilles et des rats. Le plan de la Melissomachia est copi sur celui de la Batrachomyomachia5 et, dans les deux cas, les noms des protagonistes de lpope ont une origine tymologique grecque qui en dit long sur lapparence physique ou le caractre des abeilles6. Les deux pomes par ailleurs se closent sur un vers semblable (Batracho., [ ainsi prit fin une guerre dun seul jour ] ; Melisso., 605-606: tanti certaminis una / principium finemque dies tulit [ un seul jour vit le commencement et la fin dune si grande rivalit ])7.

    On trouve encore des emprunts lOdysse : Nequidquam torto sinuosa foramina flexu / Errarunt circum, reditumque diemque petentes [Melisso., 397-8 : ils parcourent en vain dans leur errance les galeries sinueuses, / Au parcours tortueux, la recherche du jour et du retour ], o lexpression reditumque diemque petentes rappelle

    3 SACR Dirk, Melissomachia: An Unpublished Epic, p. 535. 4 SACR Dirk, Melissomachia: An Unpublished Epic, p. 526. 5 Pour plus de renseignements, consulter : SACR Dirk, Melissomachia: An Unpublished Epic, p. 528. 6 SACR Dirk, Melissomachia: An Unpublished Epic, p. 529. 7 SACR Dirk, Melissomachia: An Unpublished Epic, p. 528.

  • 42 Grgory Ems et Mathieu Minet

    le hros de lOdysse, Ulysse, qui cherche dsesprment le jour du retour ( , cf. Hom., Od., VI, 311 ; VIII, 466).

    et lIliade :

    [] .

    ,

    ,

    []

    Hom., Il., II, 86-93

    Hanc [=rupem] super ascendunt Meloclepti atque

    agmina densa Ore caui saxi longoque foramine rupis Expromunt semperque noui, semperque

    sequuntur

    Turmatim ; uolat exultans circum arua iuuentus. Melissomachia, 51-54

    Les hommes dj accourent. Comme on voit

    les abeilles, par troupes compactes, sortir dun antre creux, flots toujours nouveaux, pour

    former une grappe, qui bientt voltige au-

    dessus des fleurs du printemps, tandis que beaucoup dautres sen vont voletant, les unes

    par-ci, les autres par-l ; ainsi, les nefs et les

    barques, des troupes sans nombre viennent se ranger, par groupes serrs, en avant du rivage

    bas, pour prendre part lassemble. [trad. :

    HOMRE, Iliade, chants I VIII, texte tabli et traduit par Paul Mazon, prface de Jean-Pierre

    Vernant, notes dHlne Monsacr, deuxime

    tirage, Paris : Les Belles Lettres, 2002 (classiques en poche 31)].

    Sur ce rocher gravissent les Melocleptes et, en

    rangs serrs, les troupes, Par louverture de la roche creuse et par la longue

    excavation du rocher,

    Sortent toujours plus nombreuses/toujours renouveles et toujours se suivent en escadrons

    [= et toujours les escadrons se suivent].

    Enthousiasme, la jeunesse vole vers les champs tout autour.

    Un rapide coup dil aux loci similes nous rvle que les principaux auteurs latins imits sont Virgile (nide et Gorgiques) et Ovide (Mtamorphoses), suivis par dautres concepteurs dpope : Stace (Thebade), Silius Italicus et Valerius-Flaccus (Argonautiques). On trouve encore quelques emprunts ponctuels aux Bucoliques de Virgile, aux autres uvres dOvide (Fastes, Pontiques, etc.), aux pomes de Catulle, de Properce et de Juvnal, Lucrce, etc. Si lon sintresse plus en dtail aux extraits plus longs qui ont inspir tant sur la forme que sur le fond des passages de la Melissomachia, les rsultats sont encore plus probants. On trouve de nombreux rapprochements avec lnide ; cette dernire est probablement la source majeure du pome et les emprunts sont lgions.

  • TUDIER UNE UVRE NOLATINE : DANS QUEL CADRE CHRONOLOGIQUE ? 43

    [], ceu saeuum turba leonem cum telis premit infensis ; at territus ille,

    asper, acerba tuens, retro redit et neque terga

    ira dare aut uirtus patitur, nec tendere contra ille quidem hoc cupiens potis est per tela uirosque.

    Virg., En., IX, 792-796

    Asper, acerba tuens, Rex altior omnibus exstat

    Melissomachia, 93

    Asper acerba fremens ; paulatim cedit ; at

    ira

    Non patitur dare terga, timor nec tendere contra.

    Melissomachia, 420-421

    Ainsi, quand une bande de chasseurs presse un lion

    cruel de ses traits acharns, lanimal terrifi, acharn,

    lil farouche, recule ; sa colre et sa vaillance

    lempchent de tourner le dos, et il ne peut, quelque

    envie quil en ait, se faire jour travers les traits et les chasseurs [trad. : VIRGILE, Lnide, nouvelle

    dition revue et augmente avec introduction, notes,

    appendices et index par Maurice Rat, Paris : Garnier (collection Classiques Garnier), t. I (Livres I-VI),

    s.d. ; t. II (Livres VII-XII), 1944]

    1. Furieux, lil farouche, le roi, slve

    plus haut que tous les autres,

    2. Furieux, fait entendre

    des frmissements damertume. Il cde peu peu. Mais la colre | Lempche de tourner le

    dos et la crainte lempche de se diriger en

    sens contraire / faire front.

    Horrendum stridens, flammisque armata Chimaera, Virg., En., VI, 288

    aut Phrygiae campos : nunc belli finis et aeui

    his dabitur terris. []

    Virg., En., X, 582-583

    [] tandem rapidis inuoluitur undis Horrendum stridens, hic belli finis et aeui

    Melissomachia, 569-570

    1. [le monstre de Lerne] poussant des sifflements horribles, et la chimre arme de flammes

    2. [] : aujourdhui tu vas trouver sur cette terre la

    fin de la guerre et celle de ta vie. [trad. : Rat]

    [], il [=Macrogastor] est enfin submerg, par les ondes rapides / qui lemportent

    En mettant un horrible sifflement. Telle fut

    la fin de la guerre et de sa vie.

    Mais Ovide nest pas de reste :

    Inclusum ueluti si quando flumine nactus

    Ceruum aut puniceae saeptum formidine pennae,

    Venator cursu canis et latratibus instat, Ille autem insidiis et ripa territus alta

    Mille fugit refugitque uias ; at uiuidus Vmber

    Haeret hians, iam iamque tenet similisque tenenti Increpuit malis morsuque elusus inani est :

    Virg., En., XII, 749-755

    Ainsi parfois un chien de chasse, trouvant un cerf

    arrt par un fleuve ou enferm dans un pouvantail

    de plumes pourpres, le presse de sa poursuite et de

    ses aboiements ; le cerf, terrifi par le pige ou par la

    berge leve, va, vient, fuit en tous sens ; mais le vif

    Ombrien saccroche, la gueule bante, il va le tenir

    Alter hians, iam iamque tenens, uestigia

    rostro

    Vltima ter strinxit morsuque elusus inani est,

    Melissomachia, 468-469

    la bouche ouverte et sur le point de

    lattraper, leffleura / Par

    trois fois de sa trompe et fut tromp par une vaine morsure,

  • 44 Grgory Ems et Mathieu Minet

    bientt, et croyant quil le tient, il fait claquer ses mchoires qua trompes une vaine morsure. [trad.

    Rat]

    ut canis in uacuo leporem cum Gallicus aruo uidit, et hic praedam pedibus petit, ille salutem ;

    alter inhaesuro similis iam iamque tenere 535

    sperat et extento stringit uestigia rostro, alter in ambiguo est, an sit conprensus, et ipsis

    morsibus eripitur tangentiaque ora relinquit :

    Ov., M., I, 533-538

    Lorsquun chien gaulois aperoit un livre dans

    une plaine dcouvert, tous deux courent : lun pour saisir sa proie, lautre pour se sauver ; le premier,

    semblant sur le point de latteindre, croit dj le tenir

    et, le museau tendu, le talonne ; le second, ne sachant pas sil sera pris, vite les morsures en se drobant

    la gueule qui le sert de prs [trad. : OVIDE, Les

    Mtamorphoses, traduit du latin, prsent et annot par Danile Robert, Actes Sud, Arles, 2001

    (Collection Thessaurus)].

    Chez Ovide et Virgile, les extraits forment des comparaisons piques mettant en scne un chien de chasse. Il est fort probable que les lves aient constat le parallle entre ces deux extraits et que, pour montrer leur talent dimitateurs et leur excellente culture classique, ils aient puis de part et dautre des expressions pour composer leurs vers.

    Pas de surprise non plus ce quil y ait des imitations des Gorgiques de Virgile et plus particulirement, pour la mise en scne des abeilles, au quatrime chant :

    Nec uero a stabulis pluuia impendente recedunt

    longius aut credunt caelo aduentantibus Euris ; sed circum tutae sub moenibus urbis aquantur

    excursusque breuis temptant et saepe lapillos,

    ut cymbae instabiles fluctu iactante saburram, tollunt, his sese per inania nubila librant.