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________________________________________________________ N° 13 Hiver 1994-1995 63 ________________________________________________________ Tito, échec d'une modernisation? ________________________________________________________ Jean-Arnault Dérens Quarante ans après Bandoeng où la Yougoslavie, figure de proue du mouvement des Non-alignés, se voulait fédératrice de ses communautés nationales et de ses religions, la période titiste restera-t-elle pour la Bosnie-Herzégovine comme une époque de paix entre deux déchirures? A l'été 1992, à Zagreb puis à Sarajevo, j'ai pu, pour la première fois, parcourir des listes de victimes de la "purification ethnique" pratiquée par les miliciens nationalistes serbes de Radovan Karadzic, ou de personnes détenues dans les camps établis par ces mêmes miliciens. A l'été 1993, à Split, je me suis vu remettre par des réfugiés venant d'Herzégovine occidentale des listes manuscrites de personnes détenues dans les camps équivalents établis par les miliciens nationalistes croates, à Ljubuski, à l'"Héliodrome" de Mostar ou à Dritelj. A l'automne 1994, dans la salle des imprimés de la Bibliothèque nationale, je passe une matinée entière à lire des listes, et encore des listes, de personnes assassinées par les tchetniks du général Draza Mihajlovic durant la Seconde

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Tito, échec d'unemodernisation?

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Jean-Arnault Dérens

Quarante ans après Bandoeng où la Yougoslavie, figure de prouedu mouvement des Non-alignés, se voulait fédératrice de sescommunautés nationales et de ses religions, la période titisterestera-t-elle pour la Bosnie-Herzégovine comme une époque depaix entre deux déchirures?

A l'été 1992, à Zagreb puis à Sarajevo, j'ai pu, pour lapremière fois, parcourir des listes de victimes de la"purification ethnique" pratiquée par les miliciens nationalistesserbes de Radovan Karadzic, ou de personnes détenues dansles camps établis par ces mêmes miliciens. A l'été 1993, àSplit, je me suis vu remettre par des réfugiés venantd'Herzégovine occidentale des listes manuscrites de personnesdétenues dans les camps équivalents établis par les miliciensnationalistes croates, à Ljubuski, à l'"Héliodrome" de Mostarou à Dritelj. A l'automne 1994, dans la salle des imprimés dela Bibliothèque nationale, je passe une matinée entière à liredes listes, et encore des listes, de personnes assassinées parles tchetniks du général Draza Mihajlovic durant la Seconde

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guerre mondiale, reconstituées commune par commune àpartir des archives d'Etat de la Bosnie-Herzégovine. De 1941 à1945, pour la commune de Foca, 3525 victimes, pour lacommune de Gorazde, 1370 victimes, pour celle de Cajnica,418 victimes, pour Prozor et ses environs, 314 victimes4.

Qu'est-ce donc qui relie si fortement ce pays qui futyougoslave aux listes? Parlera-t-on, pour la Bosnie-Herzégovine, de la période titiste comme de l'"entre-deuxgénocides", de la même manière que l'on dit l'"entre-deux-guerres"? Dans cette république, où plus que dans aucuneautre, on s'était senti et voulu "yougo", le souvenir de Titodemeure, et pas seulement sous la forme des immensesslogans de propagande peints à flanc de montagne quisurplombent parfois encore les champs de combat. Au débutde la guerre actuelle, un graffiti était apparu sur les murs deSarajevo: "Ils sont devenus fous... Tito, reviens!". Quelquesjours plus tard, une autre main avait rajouté en-dessous"Merci bien, je ne suis pas fou". Comment donc penser, au-delàde la nostalgie, ou des imprécations, la période titiste del'histoire de la Bosnie-Herzégovine ?________________________________________________________

La Bosnie en guerre et en résistance________________________________________________________

La situation des musulmans en Yougoslavie peut seprésenter comme un cas d'espèce d'un problème beaucoupplus général, celui de la condition, du statut et des obligationsd'une population musulmane dans un Etat non-musulman. LeCoran est fondamentalement muet à ce sujet. La situation desmusulmans en Bosnie-Herzégovine peut aussi se présentercomme le cas d'espèce du problème plus général des relationsentre l'Etat titiste et les multiples religions qui se trouvaientreprésentées en Yougoslavie. Pour aller vite, il convient denoter que dans la première période, "anti-religieuse", durégime, avant la rupture de 1948 avec l'URSS, les ennemisprincipaux du Parti étaient les Eglises catholique croate etorthodoxe serbe, chacune liée à son nationalisme et, pourl'Église croate, ouvertement accusée de collaborationnismedurant la guerre. La religion musulmane, pratiquée pourtant

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par un bon cinquième de la population yougoslave, nesemblait pas constituer une préoccupation majeure desnouveaux dirigeants. Cet islam de Yougoslavie était de surcroîtextrêmement hétérogène, pratiqué par des peuples trèsdifférents: en plus des Roms ou tziganes, presque tousmusulmans en Yougoslavie, des Turcs de Macédoine, il separtageait fondamentalement en deux communautés: lesAlbanais, eux aussi musulmans en Yougoslavie, et les Slavesislamisés de Bosnie et du Sandzak de Novi-Pazar, à cheval surla Serbie et le Monténégro.

La communauté musulmane bosniaque pouvait se flatterd'une longue tradition culturelle et de pratiques d'organisationmodernes remontant au moins à la période austro-hongroise,où le développement d'une culture et d'une "nation"musulmane avait été favorisé comme antidote au nationalismeserbe et/ou yougoslave par la Double-Monarchie. Mais leprincipal discriminant politique de la Yougoslavie d'après-guerre était bien sûr constitué par les attitudes durant laguerre. Or, contrairement à la légende titiste des "Bosniaques-peuple d'éternels résistants", la communauté musulmane,comme toutes les communautés nationalo-religieuse deBosnie, avait éclaté durant la guerre. Il est impossible de nierla réalité de la collaboration musulmane.

Dès les début de la guerre et la constitution du fantoche etcollaborationniste "Etat indépendant de Croatie" (NezavisnaDrzava Hrvatske) qui regroupait toute la Bosnie-Herzégovine,en plus d'une partie du territoire croate, le ralliement d'unetrès grande part au moins de la communauté musulmane aunationalisme croate est un fait acquis. Dès le mois d'août1941, une délégation (non mandatée toutefois par desautorités religieuses ou des structures communautaires) serendait auprès du "poglavnik" Ante Pavelic, le chef desoustachis, afin de faire une déclaration de fidélité au nouvelEtat. En septembre 1942, une commission était désignée parZagreb pour définir un nouveau statut des "musulmans deCroatie" (i.e. de Bosnie). Les choix politiques du Re'is-al-ulemaFehim Efendi Spaho (disparu en 1942, et dont le siège restavacant jusqu'à la fin de la guerre) en faveur de cette alliancecroato-nazie semblent évidents. Le voyage à Sarajevo, en avril1943, du grand mufti de Jérusalem Amin el Husseini s'inscritdans le cadre d'un plan allemand de séduction desmusulmans. Les oustachis multiplièrent les gestes ou les

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déclarations symboliques visant à intégrer les musulmans à lacommunauté croate. On sait que, selon une expressionfameuse de Pavelic, ils auraient constitué la "fleur de laCroatie". L'ouverture de la grande mosquée de Zagreb le 18août 1944 s'inscrit dans cette politique. Même s'il estimpossible d'établir la moindre statistique ou d'avancer desremarques trop assurées sur le degré d'engagement desmusulmans aux côtés des fascistes oustachis, il est établiqu'un certain nombre d'entre eux s'engagèrent dans les milicesoustachis et commirent, à ce titre, des actes criminels sur lespopulations serbes (et secondairement juives et tziganes) deBosnie, indéniable que certains musulmans, très rarestoutefois, s'engagèrent dans la 13ème Waffen-Gebirgsdivisionder S.S. "Handschar Kroat N°1". Mais rien ne permet desupposer un surengagement des musulmans dans lacollaboration... Au contraire, il est parfaitement établi quel'engagement des Bosniaques - serbes, croates ou musulmans- dans la résistance fut massif et déterminant pour la victoirefinale de Tito et des siens.

Le mécanisme de cet engagement est bien connu: la Bosniefut peut-être la terre yougoslave qui connut les pires tragédiesau cours de la guerre. Aux pratiques du génocide desoustachis, rayant des villages serbes entiers de la carterépondirent les pratiques similaires des "résistants" royalistesserbes, les tchetniks, qui s'occupèrent pareillement de fairedisparaître villages musulmans. Dans ces conditions, lediscours "inter-national" de Tito, la réalité de la compositionmélangée des unités et du commandement des Partisansn'eurent aucun mal à gagner la faveur de très nombreuxBosniaques, musulmans, serbes ou croates. Les premierssuccès militaires marquants de Tito (hormis la libérationprovisoire d'Uzice en Serbie) se produisirent dans lesmontagnes bosniaques qui se prêtaient particulièrement bienau type de guerre que menaient les partisans. Rien ne permetde supposer pourtant une implantation particulièrementimportante des communistes en Bosnie avant-guerre. Letémoignage d'Ante Ciliga permet de retrouver la trace d'unegénération de militants communistes de tradition musulmanedans la région de Mostar, mais les purges staliniennes eurentraison d'eux5. Le développement très rapide et les succès desPartisans en Bosnie ne s'expliquent que par l'adéquation deleur discours et de leurs pratiques sur la question nationale à

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ce que ressentaient des populations prises entre l'enclume etle marteau des nationalismes serbe et croate. La proclamationde la "Seconde Yougoslavie", celle de Tito, eut justement etsymboliquement lieu en Bosnie, à Jajce, lors de la deuxièmeconférence de l'AVNOJ (le "Conseil de la résistance") des 29 et30 novembre 1943.

Le souvenir de la résistance, partout élevé au rang de cultenational en Yougoslavie, et qui ne se réduisait pas au kitschdes cérémonies officielles et multiples anniversaires, étaitdavantage cultivé encore en Bosnie que partout ailleurs. Audébut de la présente guerre, l'assimilation entre lesnationalistes serbes puis croates d'aujourd'hui et leursancêtres fonctionna naturellement et spontanément, lediscours "antifasciste" devint de règle à Sarajevo, et sur lesmurs de la capitale assiégée fleurirent des affiches quireprenaient le vieux slogan des Partisans, "Mort au fascisme,liberté pour le peuple_!"...________________________________________________________

L'Islam, les (m)Musulmans et l'Etat titiste________________________________________________________

Pour le nouveau pouvoir communiste, la communautémusulmane va représenter une carte précieuse dans sa luttecontre les nationalismes serbe et croate: ni Serbes, ni Croates,mais Slaves islamisés, les musulmans ne pouvaient se définircomme croyants qu'en référence à l'' umma , et commecommunauté culturelle et historique, ils ne pouvaient sedéfinir (et se définir au sein de cette 'umma commecommunauté spécifique, notamment du point de vuelinguistique) qu'en référence à leur pays (la Bosnie) ou à uneentité supra-communautaire, la Yougoslavie... Par contrainteplus encore que par choix, les musulmans de Bosnie, dès lorsque l'Etat ne les excluait pas violemment, ne pouvaient que sesentir "yougos".

Un problème se posait néanmoins: l'Etat, s'il ne réprimaitpas la religion, voulait au moins la contrôler, or un contrôleefficace doit être médiatisé par des structures représentativesqui, conformément à une situation fréquente dans le mondemusulman, n'existaient guère en Yougoslavie. En 1947,l'assemblée du Vakf adopta une constitution de la

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communauté religieuse musulmane de Yougoslavie. Elleprévoyait des assemblées distinctes du Vakf pour les quatrerépubliques concernées (Bosnie-Herzégovine, Serbie,Monténégro et Macédoine), le pouvoir suprême appartenant auRe'is al-'ulema et à une commission constituée du Re'is et d'unreprésentant de chacune des quatre assemblées républicainesdu Vakf. De fait, le pouvoir au sein de la communautémusulmane yougoslave fut toujours accaparé par desBosniaques, notamment la charge de Re'is. La loi de 1953 surla situation légale des différentes religions entérina le principede la séparation des Eglises et de l'Etat, confirma la liberté dereligion comme pratique privée, et permit aux associationsreligieuses d'entretenir des écoles. La seule opposition sérieuseentre le pouvoir et la confession aurait pu se produire en1952, lorsque furent interdits le port du voile et les ordresmystiques musulmans de Bosnie. Dans le premier cas lesuccès de l'Etat fut total, le voile disparaissant complètementdu paysage bosniaque. Dans le second, même si les tekkefurent bien fermées en 1952, ces ordres ne tardèrent pas à sereconstituer, d'abord clandestinement, puis semi-légalement, àpartir de 1974, lorsque fut constituée à l'échelon yougoslaveune union de tous les ordres de derviches, la SIDRA (Savezislamiskih derviskih redova Alijje u SFRJ).

La politique du pouvoir envers les m/Musulmans de Bosnieest inséparable de la politique yougoslave par rapport aumonde arabo-musulman. De ce point de vue, la Conférence deBandoeng en 1955 marque bien sûr un tournant. LaYougoslavie, figure de proue des Non-alignés, grande amie del'Egypte de Nasser, des mouvements de libération comme leFLN algérien, se voulait sinon pays musulman, du moins paysabritant et protégeant une forte communauté musulmane. Lesmusulmans, les imams et les mosquées de Bosnie (beaucoupplus, bien sûr, que ceux du Kosovo) étaient devenus l'une descartes de visite majeure du régime dans ses relationsinternationales.

Le prestige de l'Islam bosniaque par rapport à ses parentspauvres yougoslaves se confirme dans le domaine de laformation religieuse: des trois medrese de Yougoslavie, celle deSarajevo était la plus ancienne et la plus prestigieuse6, etsurtout la capitale bosniaque dispose de la seule faculté dethéologie musulmane d'Europe, ouverte en 1977.

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L'originalité de ces musulmans allait être utilisée dans lediscours historiographique officiel afin de forger le "mythebosniaque": on voulut voir une filiation directe entre les"chrétiens" bosniaques du Moyen _ge, c'est-à-dire les fidèles del'"Eglise bosniaque", chrétienne hétérodoxe, dualiste proche dubogomilisme ou du catharisme occidental et les musulmans.Ces "chrétiens", persécutés par l'Eglise catholique romaine,tout comme par les Eglises orthodoxes, auraient fini par serallier après la conquête ottomane à un Islam plus tolérant,qui leur aurait permis de garder, sous un vernis musulman,l'essentiel de leurs croyances et de leurs traditions... Ainsi,l'"esprit résistant" de la Bosnie, avant de s'incarner, sous ladirection du camarade Tito, dans la lutte contre le fascisme,puis contre Staline, se serait-il traduit par cette dissidencereligieuse. En fait, ce mythe historiographique, propagé parl'historiographie de la période titiste, et repris aujourd'huicomme un dogme à Sarajevo, permet d'éluder les vraiesquestions des relations entre les élites converties de Bosnie etl'Empire ottoman (les Bosniaques ont pu apparaître, auXIXème siècle, comme "plus turcs que les Turcs"), d'affirmerun "esprit bosniaque" éternel, mais implique un corollaire fortdangereux: les seuls "vrais" bosniaques sont les descendantsdes hérétiques du Moyen _ge, c'est-à-dire les Musulmans... Undes aspects importants de la période sera, outre lareconnaissance d'une "nation" musulmane, le développementd'un nationalisme musulman laïc.________________________________________________________

La nation musulmane________________________________________________________

Cet automne 1994, des réfugiés de nationalité musulmanede la région de Bihac, fidèles au "patron" de la pocheencerclée, Fikret Abdic, ont fui leur ville après la chute de leurprotecteur, dans la crainte d'éventuelles représailles, dans lacrainte surtout, pour les hommes, d'être enrôlés dans l'arméebosniaque, dans la crainte de voir la guerre s'intensifier. Cesgens, dont le nombre est évalué par le HCR de 10_000 à...60_000 (!) personnes, survivent dans des camps établis enKrajina croate dans le no man's land entre les fronts serbe etcroate. Interrogés pour savoir s'ils se sentaient Bosniaques, ils

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répondaient avec horreur: "Non, non, les Bosniaques, c'est lefondamentalisme, nous nous sommes Musulmans!".

La création de cette nationalité "musulmane" constitue undes points majeurs du bilan du régime titiste. L'idée de départde reconnaître une réalité culturelle et historique irréductibleaux entités serbe et croate est incontestablement juste, ets'inscrit dans le cadre des rapports privilégiés entre le pouvoiret cette communauté. Jusqu'à ce moment, les musulmans deBosnie (les pratiquants, les croyants, mais aussi les incroyantsissus de cette tradition culturelle) étaient toujours obligés dese définir comme Serbes ou comme Croates, le choix en faveurde l'une ou l'autre de ces nationalités étant largementarbitraire. Mais la solution la plus fréquente consistait biensûr à utiliser une possibilité offerte par les recensementstitistes (où la déclaration de nationalité était libre), à savoir nepas déclarer de nationalité. Ainsi, d'après les résultats officielsdu recensement de 1953, on comptait en Bosnie:

— 1 264 372 Serbes (dont 35 228 de confessionmusulmane)

— 654 229 Croates (dont 15 477 de confession musulmane)— 891800 "Yougoslaves non déclarés" (dont 860 486 de

confession musulmane)7.Le plénum du comité central du Parti communiste

bosniaque proclamait le 17 mai 1968 que "les Musulmans,comme le démontre notre praxis socialiste, sont une nation àpart"8. Le débat avait déjà été ouvert l'année précédente, et laquestion fut définitivement réglée par la Constitution de 1974,qui reconnaît les Musulmans comme un des peuplesconstitutifs de la Bosnie-Herzégovine, au même titre que lespeuples serbe et croate. Le sens des mots est important,puisque le constitutionnalisme yougoslave distinguait, enfonction de critères politiques, et non pas d'importancenumérique, les "peuples" des "nationalités". N'accédaient austatut de "peuple" (narod ) et, ipso facto, de "peuple constitutif"d'une république fédérée et de la Fédération socialiste, que lesgroupes nationaux ne pouvant pas se réclamer d'un Etatextra-yougoslave. Tous les autres, quelle que soit leurimportance numérique, les quelque dizaines de milliersd'Italiens comme les deux millions d'Albanais, n'avaient que lestatut de "minorité nationale" ou "nationalité" (narodnost ). Enaccordant ce statut de peuple aux Musulmans, c'est-à-dire àtous ceux qui, lors des recensements, déclaraient se

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reconnaître dans cette communauté culturelle et historique(par distinction des musulmans, fidèles de la religionislamique — on pouvait être Musulman sans être musulman,c'est-à-dire croyant ou pratiquant de la religion islamique), lerégime a reconnu l'identité originale de ces slaves islamisés,mais n'a-t-il pas contribué à durcir, à renforcer une différencepeu fondée?

L'islamologue serbe anti-communiste Alexandre Popovicdistingue parmi les "médiateurs" entre le pouvoir et lacommunauté les "politiciens de la religion musulmane" et les"politiciens de la nation musulmane"9. Il n'hésite pas àdénoncer un "radicalisme islamique laïc". Il est bien certainque la genèse idéologique non seulement du parti musulmanSDA (Parti d'action démocratique) du président AlijaIzetbegovic mais aussi du discours non-nationaliste et citoyend'attachement à une Bosnie unie et pluri-culturelle, se situeen bonne part du côté de cette mise en avant d'une"nationalité" originale des Musulmans de Bosnie. Le pouvoir a-t-il justement reconnu une situation de fait, ou bien a-t-ilcontribué à la créer ? La question, bien sûr, est sans réponseabsolue.

Le débat sur le nom de ce groupe nationale est intéressant:les deux hypothèses mises en concurrence était celle de"Musulman" et celle de "Bosniaque". Il est remarquablementmaladroit d'avoir utilisé un terme religieux pour définir uneréalité nationale, mais le choix du terme "Bosniaque" pourdéfinir ce groupe d'habitants de tradition musulmane de laBosnie, aurait impliqué d'exclure de l'identité bosniaque lesautres habitants de la Bosnie, Serbes, Croates ou Juifs... Cedébat d'une importance politique cruciale a été récemmentrelancé: les "Musulmans" n'existent officiellement plus, et l'ondistingue les Bosnjaki (Musulmans) des Bosanci (habitants dela Bosnie). Alors que dans l'usage français actuel, bosniaque etmusulman sont presque équivalents, la langue anglaisedistingue elle aussi les "Bosnians" (habitants de la Bosnie) des"Bosniacs" (Musulmans)...

Un des fondements de ce nationalisme musulman laïc étaitle mythe de la continuité bogomiles-bosniaques, ainsi que laglorification d'une tradition d'"éternelle résistance" de laBosnie... Il est fort révélateur que le gouvernement de Sarajevoait entièrement repris à son compte cet héritage idéologique dutitisme: dans les premiers mois de la guerre de grandes

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affiches étaient apparues sur les murs de Sarajevo, quiproclamaient (en alphabet latin et cyrillique) la "continuité" del'histoire et de l'Etat de Bosnie-Herzégovine ("Bosna iHercegovina: kontinujtet"), en reproduisant les marquesemblématiques de cette tradition étatique: les sceaux du roiTvrtko I°, qui régna au XIVème siècle, voisinait avec la lilja, lesactuelles fleurs de lys du drapeau bosniaque... Il s'agissait derapprocher l'Etat médiéval bosniaque de la nouvelle républiqueindépendante. Si le degré de développement atteint par cetEtat bosniaque de la fin du Moyen _ge est une réalitéhistorique indéniable, il n'en est pas moins certain qu'il esthistoriquement impossible de tenir pour une sorte de"parenthèse" les cinq siècles de "domination" ottomane,austro-hongroise et yougoslave.

Par beaucoup d'aspects, la communauté musulmane deBosnie pouvait donc se présenter comme une communauté"surintégrée" dans le fédéralisme yougoslave... On comprend laforte nostalgie de l'époque de Tito qui se rencontrefréquemment aujourd'hui. Toutefois, la Bosnie-Herzégovine nese réduisait pas à la communauté musulmane, il convientdonc d'essayer d'approcher l'évolution de la République aucours de cette période, ainsi que celle des relations entre lesdiverses communautés nationales.

La double réalité de départ, à laquelle se trouvèrentconfrontés les artisans du nouveau régime, était celle d'unpays pauvre, et particulièrement ravagé par la guerre. Laviolence des combats avait non seulement entraîné desravages matériels importants, mais surtout laissé de lourdesséquelles humaines. L'"épuration" au sortir de la guerre, quin'est en aucune façon une spécificité yougoslave, prit desaspects particulièrement tragiques en Bosnie, et peut-être plusencore en Herzégovine. La population croate d'Herzégovineoccidentale, région méditerranéenne pauvre et violente, avaitprobablement rallié davantage les oustachis que ne l'avaientfait les Croates de Croatie: la saignée de l'épuration, en plus decelle de la guerre proprement dite, contribue à expliquer leralliement d'une partie importante de la population cetterégion à l'ultra-nationalisme du HDZ (parti de la"Communauté démocratique croate") de Mate Boban, et del'"Etat" autoproclamé de la "Communauté croate d'Herceg-Bosna"10.

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Le sous-développement économique de la Bosnie-Herzégovine, que n'avait pas pu modifier les prémissesd'industrialisation de l'époque austro-hongroise, était l'autreréalité avec laquelle devaient compter les nouveaux dirigeants.Ce sous-développement se traduisait notamment par une forteémigration vers l'étranger. Le bilan économique de périodetitiste est loin d'être négatif en Bosnie: même si l'économiebosniaque présentait les mêmes vices fondamentaux quel'économie yougoslave dans son ensemble, le bond en avantaccompli au cours de la période est indéniable. Les différentsindicateurs économiques plaçait la république à peu près auniveau de la moyenne yougoslave, juste derrière la Serbie, ouau même niveau que celle-ci11. Mais il n'est pas certain quel'échelle républicaine soit pertinente pour apprécier toutes lesréalités économiques. Il existait en Bosnie (comme en Serbieou en Croatie) des régions riches et des régions pauvres: engros le triangle développé et industriel Sarajevo-Zenica-Tuzlase situait au niveau d'un optimum des performancesyougoslaves, tandis que le reste du pays, et surtout le sud,l'Herzégovine, restait largement arriéré.

Pour mener à bien la modernisation socialiste et dirigiste dupays, le régime dut forger de nouvelles élites. Il est impossibled'apprécier l'ampleur et les caractéristiques de la purge anti-stalinienne après la rupture de 1948, mais il faut comprendreque les élites de la Bosnie titiste sont le résultat de ces deuxpassages au laminoir de la guerre et de l'épuration, puis de ladéstalinisation.

Peut-on dire qu'il y a eu confiscation du pouvoir politiqueou économique par une communauté, en l'occurrence lacommunauté serbe, comme l'affirment volontiers lesnationalistes croates ? Il est certain que la communauté croatea été largement tenue en suspicion au sortir de la guerre, etqu'il existait par contre une tradition de service de l'Etat, dansles administrations comme dans la police ou l'armée, au seinde la communauté serbe. L'armée et la police offraient surtoutdes débouchés attirants pour les jeunes gens issus de régionstrès pauvres comme l'Herzégovine, et notamment aux Serbesd'Herzégovine. La communauté musulmane, quant à elle, avaitsurtout une tradition de force économique, qui fut atteinte parla nationalisation de grands domaines terriens ou desentreprises.

La situation des années 1980, pour ne pas être pleinement

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représentative de ce qui existait vingt ou trente ans plus tôt,offre néanmoins des points de repères fort suggestifs. Lepremier président de la Présidence collégiale de Yougoslavieaprès Tito fut un Serbe de Bosnie, et il paraît acquis quecertains secteurs de la Ligue des communistes yougoslaves,pour gérer l'après-Tito, tentèrent la constitution d'un "blocserbe" dès cette période, réunissant aux Partis serbe etmonténégrin, des dirigeants communistes serbes de Bosnie etde Croatie. Parler d'une confiscation du pouvoir politique enBosnie par les Serbes apparaît néanmoins tout à fait exagéré,ne serait-ce que parce que la pratique dominante dans lesinstances politiques collégiales consistait en un savant dosagedes représentants de chacune des communautés. L'actuelgouvernement bosniaque a maintenu cette habitude, laprésidence collégiale de la République comptant ainsi troisMusulmans, trois Serbes, trois Croates et un... "neutre"(autrefois "Yougoslave"). Le partage du pouvoir économiqueentre les trois communautés parait avoir encore moins posé deproblèmes. Ce n'est qu'alors que l'éclatement de la Fédérationétait devenu une réalité, qu'alors que la guerre avait déjàcommencé en Croatie, que des mouvements de contestation,orchestré par les formations nationalistes, apparurent. On putvoir par exemple des employés serbes manifester contre ledirecteur musulman de leur entreprise... Mais durant toutesles années 1980, les mouvements de grève et les luttessociales, très intenses, avaient uni les travailleurs de toutesnationalités.

La dégénérescence bureaucratique, corrompue et parfoisfranchement mafieuse de la Yougoslavie trouva uneillustration éclatante en Bosnie avec le scandale Agrokomercqui éclata en 1987. Le directeur de cet immense complexeagro-alimentaire, Fikret Abdic, le futur "homme fort" de lapoche de Bihac, peut apparaître comme le chef de file d'uncourant bien particulier, celui des affairistes communisto-musulmans. La constitution de la clientèle d'Abdic reposaittrès largement sur des liens de patronage et de clientélismeessentiellement claniques. Abdic comme ses hommes étaientmusulmans, mais ce n'est que le corollaire logique de cecaractère clanique.

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Le vide politique et la démagogie nationaliste________________________________________________________

L'évolution constatée lors des recensements de 1971, 1981,1991 permet d'apprécier la manière dont se modifiait lesentiment d'appartenance communautaire, puisque même s'ilfaut envisager différentes formes de pression, familiales parexemple, la déclaration de nationalité à ces recensements étaitlibre, ne relevant que du choix des individus.

La décrue progressive de l'élément croate peut tenir à unmouvement naturel, auquel s'adjoignait l'émigration, plus forteparmi cette communauté. Il n'en va pas de même pour lesSerbes et les Musulmans, dont le régime démographiqueprésentait peu de différences. De plus en plus de Serbes sesont déclarés "Yougoslaves", tandis qu'inversement de moinsen moins de Musulmans faisaient ce choix entre 1981 et 1991.

Année Croates Serbes Musulmans Yougoslaves et divers1971 20,6 % 37,2% 39,6% 2,6%1981 18,4 % 32,0% 39,5% 10,1%1991 17,3% 31,3% 43,7% 7,7%12

La décrue progressive de l'élément croate peut tenir à unmouvement naturel, auquel s'adjoignait l'émigration, plus forteparmi cette communauté. Il n'en va pas de même pour lesSerbes et les Musulmans, dont le régime démographiqueprésentait peu de différences. De plus en plus de Serbes sesont déclarés "Yougoslaves", tandis qu'inversement de moinsen moins de Musulmans faisaient ce choix entre 1981 et 1991.

L'adhésion à la "nation musulmane" était pleinementacceptée par la communauté concernée en 1981 seulement.L'évolution du pourcentage des "Yougoslaves" est aussi fortintéressante, se déclarer "yougoslave" pouvant avoir deuxraisons, différentes sans être contradictoires: soit uneincapacité à se définir autrement (cas des enfants issus demariages mixtes par exemple), soit une adhésion politique auprojet yougoslave. La désintégration progressive de laFédération au cours des années 1980 s'est traduite trèsclairement par une baisse sensible des "Yougoslaves" entre les

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recensements de 1981 et 1991, même si le taux de"Yougoslaves" demeurait particulièrement élevé en Bosnie-Herzégovine (moins de 5% au niveau fédéral), avec des picssupérieurs à 20% dans les principales villes comme Sarajevo,Banja Luka ou Tuzla13.

Demeure le mystère du résultat des premières électionsmultipartites en Bosnie-Herzégovine: comment, dans unerépublique où l'attachement à la Fédération étaitparticulièrement fort14, les trois partis nationalistes, SDAmusulman, SDS serbe et HDZ croates ont-ils pu emporter unesi nette majorité des voix? Un élément essentiel tient àl'incapacité du parti communiste à procéder à un quelconqueaggiornamento. Les bureaucrates du parti bosniaque n'ont paspu, comme leurs homologues serbes et croates, repeindre leurfonds de commerce idéologique, troquer leur discourscommuniste pour un discours nationaliste, déjà pourl'évidente raison qu'il leur aurait fallu choisir entre les troisdiscours nationalistes possibles. Ce parti était de pluscaractérisé par une sclérose intellectuelle plus forte encore quecelle de ses confrères des autres républiques. Enfin, le divorceétait plus nettement consommé en Bosnie entre une "sociétécivile" naissante et ces apparatchiks d'un autre âge.L'Université de Sarajevo était devenu, durant la dernièrepériode yougoslave, un des plus actifs centres intellectuels dupays, la vie culturelle de la capitale bosniaque étaitparticulièrement riche, et dans le même temps, rien n'avaitchangé du côté du parti. Toute politique directementrépressive ayant été abandonnée, on avait, somme toute,appris à faire comme si le parti n'existait plus, sans pourautant que se constitue une alternative politique à celui-ci.Cette vitalité de la "société civile" s'est aussi traduite par lesuccès de la privatisation menée par le dernier Premierministre fédéral, Ante Markovic, qui a rencontréincontestablement plus de succès en Bosnie qu'en Serbie ouen Croatie. Le développement des commerces privés, unemultiplication d'initiatives économiques de toute nature,honnêtes ou non, avaient contribué à accentuer ce divorceentre le parti et la société.

Mais la vie politique bosniaque était, au bout du compte,caractérisée avant tout par un grand vide. C'est ce vide que lespartis nationalistes ont su exploiter. Le vote en leur faveurtraduisait moins une adhésion positive à leur(s) discours

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qu'un choix "par défaut", faute de mieux. Une étudeapprofondie du vote, commune par commune, révèle que lescas ne sont pas rares où les électeurs ont voté pour un partinationaliste... autre que celui de leur nation! — ceciuniquement afin d'écarter complètement les communistes.Personne ne connaissait le programme de ces partisnationalistes, à supposer qu'ils en aient eu un, en-dehors dupartage du pouvoir "à la libanaise"15, mais ils apparaissaientcomme les plus sûrs garants d'une rupture avec l'anciensystème.

L'originalité des partis nationalistes de Bosnie est qu'ils sontassez largement libérés de l'héritage communiste: autant leParti socialiste serbe (de Serbie) est directement l'ancien Particommuniste rebaptisé, autant même le HDZ de Croatie arepris, au moins au niveau de ses cadres intermédiaires,l'ancien appareil du parti, autant les partis politiquesbosniaques ont-ils pu apparaître comme des partis"nouveaux".

De manière symbolique et révélatrice, Alija Izetbegovic est leseul président d'une république ex-yougoslave à n'avoir jamaisété membre du parti communiste. Son itinéraire d'intellectuelmusulman austère et traditionaliste lui a valu unecondamnation en 1983, au cours du "procès de Sarajevo"censé dénoncer un "nationalisme musulman". Au-delà de sesécrits16, où certains veulent voir maintenant un manifeste enfaveur de l'intégrisme, ce qu'on lui reprochait était surtoutd'affirmer un islam se voulant résolument indépendant desstructures officielles collaboratrices du régime. Izetbegovic seprésente dans ces écrits comme un traditionaliste (encorequ'être "traditionaliste" dans le contexte bien particulier del'islam bosniaque, se limite à peu de choses, comme derappeler qu'un bon musulman ne doit pas boire d'alcool...),pas comme un intégriste, puisqu'il n'entend pas fonder unedémarche politique sur la base de ses positions religieuses. Enfait, le "cas" Izetbegovic ne peut se comprendre qu'en parallèleavec d'autres phénomènes de regain spirituel dans les payscommunistes, comme celui du catholicisme dans la Polognedu coup d'Etat. Izetbegovic voulait un islam "pur", c'est-à-direne cherchant plus à se présenter comme une version"spiritualisée" du socialisme autogestionnaire, et n'ayant pluspour fonction essentielle de servir les bonnes relations durégime avec les pays de la Conférence islamique. Le paradoxe

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d'Izetbegovic tient peut-être en cela que sa démarche s'inscritpleinement dans le contexte de la valorisation par le régime dela "nation" musulmane, tandis que la logique de ses proposvise à faire revenir l'identité musulmane dans l'orbite dureligieux, et non plus du national.

Les cadres de son parti présentent souvent l'allure d'unréseau notabiliaire extra-communiste. Le dirigeant local duSDA sera, selon les cas, soit l'ancien professeur humaniste dulycée féru d'histoire locale, soit un propriétaire enrichi d'unepetite chaîne de supérettes, ce qui ne contribuera pas peu àdonner des allures très différentes, d'un endroit à l'autre, à ceparti très hétérogène. Certains militants et cadres du SDAparticipent de ce "revival" religieux souhaité par Izetbegovic,mais les plus nombreux s'inscrivent simplement dans cecontexte de valorisation de la "nation" musulmane. Leproblème est que, dès lors qu'une structure englobante commel'Etat yougoslave ne cherche plus à valoriser cette "nation",toute la question de sa définition se pose: une définition ennégatif ("ceux qui ne sont ni Croates ni Serbes") ne peut passuffire, le discours historiographique visant à affirmer lapérennité de cette singularité bosniaque — du bogomilisme àl'Islam, de l'Etat médiéval à la république indépendante —risque aussi de paraître abstrait et insuffisant, ne reste plusdès lors comme critère fondateur de l'identité que lerattachement à la religion et la mise en application de sespréceptes... Aujourd'hui, la vente d'alcool a été interdite àplusieurs reprises, "pour raison de sécurité", dans toutes lesvilles de la Bosnie non-occupée, même si tout le mondecontinue d'en boire largement et sans se cacher... Les enjeuxsont clairement symboliques: face aux nationalistes serbes quiont fait de l'alcool de prune, la slivovica, le symbole de la"serbitude", les Musulmans n'avaient que deux possibilités:boire du whisky pour affirmer leur identité européenne etoccidentale, ou bien interdire l'alcool, pour démontrer leurfidélité musulmane. Comme le whisky est très cher et presqueintrouvable, et comme l'Occident et l'Europe ont refuséd'entendre les appels au secours de la Bosnie, ont refusé de luiaccorder une aide qu'elle attendait avec, sûrement, beaucoupde naïve candeur, il ne reste plus d'autre possibilité que celled'une affirmation musulmane...

Le parcours de Radovan Karadzic, le psychiatre poètecriminel, et celui de beaucoup de dirigeants nationalistes

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serbes, révèlent aussi des hommes qui n'ont jamais eu deresponsabilités politiques avant de se considérer investis dudevoir de "sauver le peuple serbe". Il en va de même pour lesnationalistes croates, avec cette importance particulière, enHerzégovine, des Croates de la diaspora, d'Australie ou duCanada, qui se montrent, selon un phénomène assezclassique, beaucoup plus intransigeants dans leurnationalisme que les Croates restés au pays et qui ont vécu,volens nolens, l'aventure yougoslave et sa réalité de mélangenational et de vie commune. Les réseaux authentiquementoustachis ne s'étaient, de toute manière, maintenus qu'àl'étranger.

Le panorama politique étant ainsi particulièrementamorphe, caractérisé seulement par une volonté de ruptureavec l'ancien régime, les partis "citoyens", qui tenaient etcontinuent de tenir un discours fort courageux d'attachementà une Bosnie unitaire et pluri-culturelle, étaient fort largementperçus, et souvent à juste titre, comme des amicales d'ancienscommunistes très vaguement recyclés, et se démontraientincapables de proposer un discours politique constituant unealternative cohérente. Ces partis se sont ralliés, non sanshésitations, lors du référendum des 29 février et 1er mars1992, à l'option d'une Bosnie indépendante. Ils considéraientfort justement, que la Fédération avait complètement cesséd'exister depuis la guerre de Croatie, et qu'il était impossiblepour la Bosnie de demeurer dans un face-à-face dangereuxavec la Serbie de Milosevic. Ils pariaient sur une Bosnieindépendante, démocratique et multi-culturelle, en sachantparfaitement que ce choix était dangereux et aléatoire dans lecontexte balkanique d'alors. Une des grandes limitesthéoriques de ces partis était leur incapacité à proposer dessolutions nouvelles aux problèmes nationaux. Ils hésitaiententre deux options, soit le maintien du système titiste des trois"peuples-nations constitutifs de la Bosnie-Herzégovine" — quiperdait largement ses possibilités d'exister dès lorsqu'existaient des discours nationalistes serbe et croate et quela "nation" musulmane perdait son cadre de référenceyougoslave et devait trouver la manière d'exister à l'échelle dela seule Bosnie devenue indépendante —, soit une visioncomplètement abstraite, faisant fi de la réalité vécue dessentiments d'appartenance au profit de l'affirmation d'ununique peuple de Bosnie-Herzégovine, dépassant des barrières

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"nationales" jugées obsolètes.La seule ville où ils aient remporté un succès important,

Tuzla, présente des caractéristiques fort révélatrices. D'unepart, c'était une ville où le pourcentage de citoyens à sedéclarer "yougoslaves" était particulièrement important.D'autre part et surtout, c'était une ville industrielle (extractionet production du sel, pétrochimie notamment): de ce fait,beaucoup d'habitants de Tuzla étaient des migrants récents,venus d'autres régions de Bosnie ou de Yougoslavie pour ytravailler. Se déclarer "yougoslaves", pour ces travailleursayant souvent rompu avec leurs racines nationales et/ourégionales était en somme naturel, d'autant plus quel'économie de la ville de Tuzla ne pouvait fonctionner qu'àl'échelle yougoslave, avec le maintien des relations inter-république. Voter pour le "Parti des forces démocratiques" duPremier ministre fédéral Markovic, libéral-démocrate-yougoslave était aussi un choix logique17... La structureéconomique de la ville, caractérisée par le poids de quelquestrès grandes entreprises et un tissu de petites structuresprivées beaucoup plus faible qu'à Sarajevo ou à Mostarexplique également que les bureaucrates communistes,devenus "démocrates", aient pu se maintenir ici mieuxqu'ailleurs, — et ceci indépendamment des qualités, parfoisindéniables, de ces bureaucrates, ou encore des qualités dumaire actuel de la ville Selim Beslagic, dont le parcoursrelativement atypique et la cohérence politique font peut-êtrele seul véritable homme politique de Bosnie. De toute manière,être un bureaucrate n'implique pas forcément d'être un salaudni d'être incompétent.

Il est bien certain que la guerre était devenue inévitable dèsle résultat de ces élections. Si un psychiatre psychopathe, trèsmauvais poète de surcroît, tout habité d'une mystiquedélirante de l'"épicité" du peuple serbe pouvait devenir leporte-parole reconnu et accepté d'un tiers de la populationbosniaque, c'est bien que, dès son premier jour, la"démocratisation" bosniaque aboutissait à un échec. Pourcomprendre cet échec, il ne faut surtout pas rechercher lestraces d'une soi-disant "fatalité de la haine" qui auraitcaractérisée l'histoire de la Bosnie. Bien au contraire, il fauts'interroger sur les raisons de l'échec de la modernisation dupays. Plus que le traumatisme réel causé par la secondeguerre mondiale, doit être directement incriminé comme cause

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de la guerre le refus de sortir l'historiographie et la mémoire decette période de la chape de mythe, de silence et de mensongessous laquelle le régime titiste a voulu les tenir. Plutôt que dese lamenter stérilement sur le caractère impossible d'unenation marquée par la réalité de trois traditions culturelles etreligieuses, "nationales" dans le sens titiste du terme, il vautmieux se demander pourquoi le souci, sincère et louable, durégime de Tito a abouti, non pas à une dynamique créatricenaissant de la rencontre de ces trois traditions mais à unefossilisation d'identités devenues, la crise yougoslaves'aggravant, la seule bouée de sauvetage à laquelle descitoyens en perdition pouvaient se raccrocher.

La guerre actuelle qui, avant d'être une guerre civile est uneguerre d'agression menée par les régimes nationalistes deBelgrade et Zagreb bien décidés à se partager le gâteaubosniaque, a peut-être représenté, à un moment, la possibilitéde voir se définir, face à l'agression, une nation bosniaque, quiaurait réuni ses trois composantes "nationales" autour d'unemême volonté politique.________________________________________________________

L'impossible nation bosniaque?________________________________________________________

Toute approche de l'histoire moderne et contemporaine dela Bosnie-Herzégovine doit partir de l'étude de la communautémusulmane, car si la Bosnie a pu réellement constituer,jusqu'au début du mois de mars 1992, une entité pluri-culturelle, c'est bien cette communauté musulmane qui areprésenté le paradigme majeur permettant cette pluri-culturalité, sûrement toujours imparfaite, mais pourtantréelle. L'histoire de cette communauté peut se déchiffrer selondes grilles d'analyse différentes, supposant autant de registrestemporels.

Il existe un temps court, resserré, de l'instrumentalisationpar le régime de l'originalité radicale de cette communauté,slave comme le grand frère russe, toujours respecté même sion l'a craint et si on a voulu lui échapper, et musulmane,comme de nombreux peuples frères de ce tiers-monde enrévolution dont la Yougoslavie a voulu se faire le porte-voix. Le"noyau dur temporel" de cette histoire-là peut se situer entre

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1955 (Conférence de Bandoeng) et 1974 (Constitution quasi-confédéraliste) ou 1980 (mort de Tito). Il existe un autreprocessus historique se déployant dans un temps déjà pluslong, qui pourrait se définir comme celui de l'adaptationmanquée de cette communauté à une modernité qui lui auraitpermis de se situer valablement dans un projet politique ladépassant, qu'il s'agisse de l'Empire austro-hongrois, de laYougoslavie ou d'une république indépendante de Bosnie-Herzégovine. La domination ottomane a assurément contribuéà figer les structures sociales de la Bosnie, mais pas beaucoupplus, à tout prendre, que celle de la Serbie. Le "retard"(culturel, politique...) de la communauté musulmane, qui nemanquait pourtant pas d'élites brillantes, a commencé des'accuser fortement durant la période austro-hongroise,malgré la volonté de la Double-Monarchie de valoriser uneidentité bosniaque. Mais peut-être le problème se situe-t-il ici:c'est toujours à une impulsion extérieure (celle du ministrehongrois Kallay, puis celle de Tito) qu'a dû de se constituer ce"nationalisme musulman laïc". Surtout, l'identité de ces Slavesdu sud islamisés ne parvient toujours pas à se définir en-dehors du strict critère religieux, dès lors que n'existe plus uneinstance étatique supérieure qui choisit de la mettre en valeur.L'"islamisation" actuelle du régime bosniaque que traduisentcertains signes indéniables (retour du port du voile,multiplications des écoles coraniques et des cours d'arabe...),mais qu'il convient de ne pas exagérer, de ne pas systématiser,résulte bien de cette incapacité à définir les fondements d'uneidentité.

Les événements du printemps 1992, référendumd'indépendance, "journée des barricades" de Sarajevo etmanifestations anti-nationalistes des 5 et 6 avril ont signifié lavolonté, et peut-être la possibilité, de créer une nationpolitique bosniaque, dont la pluri-culturalité aurait été lecaractère déterminant. Trois ans plus tard, l'échec est patent,et cet échec n'est pas seulement imputable à la furiedestructrice des nationalismes serbe et croate. Face àl'exacerbation pathologique des "identités" nationales serbe etcroate, les défenseurs de la Bosnie n'ont su avancer — cas desnationalistes musulmans du SDA d'Alija Izetbegovic — qu'unschéma flou où se mélangeaient le politique (la Bosnie unitaireet pluri-nationale), le communautaire et le religieuxmusulmans, ou bien — cas des partis d'opposition citoyens —

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qu'une affirmation néo-jacobine parfaitement abstraite etinadaptée d'un "peuple" bosniaque unique et unitaire,négateur des identités culturelles, historiques et religieuses,sujet "naturel" d'un presque Etat-nation bosniaque...L'impasse actuelle de ces partis démocratiques, dont lescadres sont le plus souvent issus de la communautémusulmane, tient peut-être à leur incapacité, ou plutôt leurrefus, d'accepter et de penser le fait identitaire-national enBosnie, et singulièrement le fait musulman, pour parvenir àl'intégrer dans un projet politique qui demeure pourtant laseule alternative valable à la guerre: une Bosnie pluri-nationale et pluri-culturelle, dans des Balkans démocratiquesoù les identités nationales ne seraient plus instrumentaliséescomme facteurs de haine, mais acceptées comme gaged'enrichissement réciproque.

Jean-Arnault Dérens, agrégé d'histoire, est animateur des Mouvements decitoyens pour la Bosnie.