theatre cruaute artaud

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L’EMERGENCE DE LA NOTION DE « THEATRE DE LA CRUAUTE » DANS LE THEATRE ET SON DOUBLE (ANTONIN ARTAUD) Le substantif « cruor », en latin, désigne le sang rouge, le sang qui coule. L’adjectif « crudelis » s’emploie pour caractériser celui qui aime à faire couler le sang. Quand on lit une telle expression « théâtre de la cruauté », on peut penser qu’il y sera question de théâtre sanglant, à l’image de certains films de cinéma ; ou si l’on préfère rester dans le domaine de la scène, du « grand guignol » - ce théâtre populaire qu’affectionnait A. Breton (il en parle dans Nadja ), et qui mêlait volontiers mélodrame et violence. Pourtant, cette notion est complexe. C’est A. Artaud, poète, acteur, dramaturge, théoricien éminent, qui, dans Le théâtre et son double , a décrit, expliqué, ce qu’était, à ses yeux, un tel théâtre. Dans sa Lettre sur la cruauté (1932), dans Le théâtre et la cruauté (1933) et les deux manifestes de 1933 portant le titre de Le théâtre de la cruauté, il a, en effet, exposé ses idées originales pour une renaissance de cet art. Néanmoins, tout Le théâtre et son double témoigne de cette nouvelle vision du théâtre et l’on s’aperçoit que l’expression « théâtre de la cruauté » s’avère être un pléonasme, dans la mesure où, pour Artaud, le théâtre n’est pas possible sans un élément de cruauté. Théâtre et cruauté sont intrinsèquement liés. Certes, Artaud doit à Gaston Baty, metteur en scène et théoricien lui aussi, l’idée de refuser, sur la scène, la primauté du texte, caractéristique du théâtre occidental depuis l’Antiquité grecque. Le russe Meyerhold a soutenu avant lui que le théâtre était avant tout un spectacle, dans lequel tout ce qui s’adresse aux sens – spécialement le geste et la danse – devait être utilisé pour exprimer la vision du monde de l’auteur et du metteur en scène – étant entendu qu’il y aurait intérêt à ce qu’il s’agît du même homme. Mais Artaud a été, cependant, le premier à rompre violemment avec le théâtre d’inspiration réaliste alors dominant (il reproche même trop de réalisme à Charles Dullin), et, surtout, à théoriser des idées qui étaient dans l’air, mais dont il s’est emparé pour les insérer dans une perspective qui lui était propre.

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LA NOTION DE THEATRE DE LA CRUAUTE CHEZ ANTONIN ARTAUD

LEMERGENCE DE LA NOTION DE THEATRE DE LA CRUAUTE DANS LE THEATRE ET SON DOUBLE (ANTONIN ARTAUD)

Le substantif cruor, en latin, dsigne le sang rouge, le sang qui coule. Ladjectif crudelis semploie pour caractriser celui qui aime faire couler le sang. Quand on lit une telle expression thtre de la cruaut, on peut penser quil y sera question de thtre sanglant, limage de certains films de cinma; ou si lon prfre rester dans le domaine de la scne, du grand guignol - ce thtre populaire quaffectionnait A. Breton (il en parle dans Nadja), et qui mlait volontiers mlodrame et violence.

Pourtant, cette notion est complexe. Cest A. Artaud, pote, acteur, dramaturge, thoricien minent, qui, dans Le thtre et son double, a dcrit, expliqu, ce qutait, ses yeux, un tel thtre. Dans sa Lettre sur la cruaut (1932), dans Le thtre et la cruaut (1933) et les deux manifestes de 1933 portant le titre de Le thtre de la cruaut, il a, en effet, expos ses ides originales pour une renaissance de cet art. Nanmoins, tout Le thtre et son double tmoigne de cette nouvelle vision du thtreet lon saperoit que lexpression thtre de la cruaut savre tre un plonasme, dans la mesure o, pour Artaud, le thtre nest pas possible sans un lment de cruaut. Thtre et cruaut sont intrinsquement lis.

Certes, Artaud doit Gaston Baty, metteur en scne et thoricien lui aussi, lide de refuser, sur la scne, la primaut du texte, caractristique du thtre occidental depuis lAntiquit grecque. Le russe Meyerhold a soutenu avant lui que le thtre tait avant tout un spectacle, dans lequel tout ce qui sadresse aux sens spcialement le geste et la danse devait tre utilis pour exprimer la vision du monde de lauteur et du metteur en scne tant entendu quil y aurait intrt ce quil sagt du mme homme. Mais Artaud a t, cependant, le premier rompre violemment avec le thtre dinspiration raliste alors dominant (il reproche mme trop de ralisme Charles Dullin), et, surtout, thoriser des ides qui taient dans lair, mais dont il sest empar pour les insrer dans une perspective qui lui tait propre.

Il tait, on le sait, atteint de psychose (surnomm par lui-mme Artaud le Momo). Tant bien que mal, il a pu cependant mener une vie sociale. Dans les milieux de la littrature, il a t lami de Jacques Rivire, de Jean Paulhan, et dAndr Gide, et il a frquent le groupe des surralistes jusqu ce que lengagement politique lextrme gauche des plus importants dentre eux provoque une rupture violente. Dans ceux du thtre et du cinma, ses relations ont t nombreuses (il a tourn, en particulier, avec Abel Gance). Mais, partir de 1937, aprs son retour dIrlande, il a presque constamment t intern, jusqu sa mort, survenue en 1948. Au dbut de cet internement, il a runi des textes dj publis dans des revues, en a rdig quelques autres, pour en faire Le thtre et son double.

Sa perspective personnellesemble tre celle dun homme qui a vcu trs difficilement, qui a toujours t hant par langoisse de ne plus parvenir penser et dire.De ce fait, la cration littraire a sans doute eu pour lui une double fonction: dune part, lui permettre de totaliser ses propres contradictions (entre raison et dlire, notamment) et, en les enserrant dans un tout organis, de confrer son tre une certaine cohrence; dautre part, servir conjurer la peur, toujours prsente en lui, de lanantissement dans la folie sans retour.

Dans Le thtre et son double, il se montre trs conscient de lambigut de cette notion de thtre de la cruaut: () Cruaut, quand jai prononc ce mot, a tout de suite voulu dire sang pour tout le monde (). Et il est vrai que le rpertoire quil imagine pour un thtre selon ses vux peut paratre inquitant: Barbe bleue, La prise de Jrusalem, les Contes du Marquis de Sade En outre, la pice quil a crite et fait jouer en 1935, Les Cenci, fait la part belle la violence et la cruaut des personnages: lpoque de la Renaissance italienne, le vieux Cenci, qui fait lui-mme lloge de se turpitudes, a voulu, et peut-tre favoris, la mort de ses deux fils. Il viole sa fille Batrice, et celle-ci, pour se venger, le fait assassiner par des spadassins qui profitent de son sommeil pour lui enfoncer un clou de charpentier dans lil, jusquau cerveau et lon voit le vieil homme, titubant, rentrer en scne, les deux mains accroches au clou. Enfin, le dnouement voque le supplice de Batrice attache une roue. Elle a t condamne pour lexemple par un Pape uniquement soucieux de stabilit politique

Sans doute Artaud est-il all un peu loin, mais il est lucide, ne nourrit gure dillusions sur la nature humaine, et sait quon ne fait pas plus de bon thtre sans violence que de bonne littrature avec debons sentiments: Or un fait humain, crit-il, est quil ny a pas de spectacle russi sans un lment de cruaut. Dans un autre passage, il parle de flatter le got du crime du spectateur, ses obsessions rotiques, son cannibalisme mme. Il est clair que pour lui, dont linconscient sexprime plus directement que celui dun individu dit normal, et qui connat la psychanalyse (les surralistes se sont passionns pour elle, au point que Breton a crit Les Vases communicants en sinspirant du livre de Freud intitul Linterprtation des rves), lhomme nest plus lhomme ternel des classiques, ni celui, rationnel, des philosophes du XVIII sicle, ni mme lhomme m par ses passions des romantiques, mais un homme conscient dtre agi par un inconscient empli de violence, quil ne matrise pas, avec lequel, aid par lducation et la culture, il peut tout au plus composer, dans le meilleur des cas

Cependant, si le mot cruor dsigne le sang qui coule, il fait aussi rfrence, en latin, la vie, la vie violente (Dictionnaire de Gaffiot), celle que les Grecs adoraient dans le culte de Dionysos, et dont, plus prs de nous, Nietzsche faisait la pierre angulaire de toute mtaphysique et de toute morale:

Il y a dans le feu de vie, dans lapptit de vie, crit Artaud dans sa lettre Jean Paulhan du 16 novembre 1932, dans limpulsion irraisonne de vie, une espce de mchancet initiale: le dsir dEros est une cruaut puisquil brle des contingences; la mort est cruaut ().

On peut lire dans ces lignes une peur de la vie qui sinscrit parmi les symptmes les plus vidents de sa maladie mentale; mais par-del cette donne dordre biographique, on peut y reconnatre une vrit mtaphysique: toute vie humaine se maintient et se dveloppe aux dpens dautres vies. Par exemple, nous mangeons des animaux pour perptuer notre existence; et tout ce que nous faisons, par le biais de rivalits de tous ordres, ne peut se raliser quaux dpens de quelquun. Cest pourquoi les Bouddhistes, ou Schopenhauer, prconisent le renoncement aux passions, laction, la vie:

Tout ce qui agit est cruaut crit Artaud.

Mais il ne prche pas, lui, le renoncement. Bien au contraire: plus proche de Nietzsche que de Schopenhauer, il entend dire oui cette vie cruelle, et la rvler, grce au thtre, dans toute sa richesse.

La cruaut de lexistence rside pour lui surtout dans le fait que lhomme y doit affronter des forces extrieures et intrieures lui-mme, qui le dpassent et lcrasent:

Thtre de la cruaut veut dire thtre difficile et cruel dabord pour moi-mme. Et, sur le plan de la reprsentation, il ne sagit pas de cette cruaut que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dpeant mutuellement les corps () mais de celle bien plus terrible que les choses peuvent exercer contre nous. Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tte.

Ce qui sexprime dans Le thtre et son double, cest un sentiment tragique de la vie: lhomme ne peut tre lui-mme quen refusant la ralit banalise que lui propose la vie sociale (tisse de nos jours, par exemple, par le travail, la consommation, les media), en renouant avec ce que tout un courant de la pense contemporaine, de Georges Bataille Henry Miller, appelle lhomme total, en dcouvrant les autres dimensions de la ralit:

(il faut) rejeter les limitations habituelles de lhomme et des pouvoirs de lhomme, et () rendre infinies les frontires de ce quon appelle la ralit.

En mme temps, cependant, cet homme est cras par lincompatibilit de son exprience intrieure avec toute forme dorganisation sociale, quelle quelle soit.

Dans cette optique, le thtre a alors pour fonction principale de reprsenter sur la scne le danger qui menace tout homme et toute socit; de dtruire lordre accoutum pour faire dcouvrir le chaos sous-jacent. De l, la conception dun thtre de la Peste, insparable aux yeux dArtaud dun thtre de la cruaut. Pour bien comprendre, il faut se rappeler que la Peste, maladie qui, par ses pidmies, a dcim non seulement lEurope de lAntiquit et du Moyen-ge, mais aussi lItalie du XVII sicle et lAngleterre du XVIII, provoquait, aux dires de tous les tmoins, et des crivains qui se sont intresss elle, une grande dsorganisation dans la vie sociale et de profonds bouleversements dans les murs. La terreur dtruisait tous les liens: on tait prt jeter la rue, o des charrettes les ramassaient, ses parents ou la femme aime; on massacrait au moindre prtexte ceux qui taient souponns de rpandre volontairement la peste (les untori dans I Promessi Sposi, cest--dire ceux dont on croyait quils frottaient leurs mains contre les murs afin de propager la maladie); et, par une raction irrationnelle, mais, au fond, comprhensible, pour dfier la mort omniprsente, il ntait pas rare quon allt saccoupler dans les cimetires Le thtre de la Peste, selon Artaud, doit oprer de faon analogue, exercer son pouvoir de contagion, semparer des esprits, bouleverser lordre moral, social, librer les passions, les forces du mal:

Si le thtre essentiel est comme la peste, ce nest pas parce quil est contagieux, mais parce que comme la peste il est la rvlation, la pousse vers lextrieur dun fond de cruaut latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple, toutes les possibilits perverses de lesprit.

Car les peuples mme ne sont pas labri de ce retour du refoul: lAllemagne nazie en fournit un exemple contemporain.

Le problme, pour Artaud, est, en fin de compte, dordre moral. Il ne fait pas lapologie du fou dchan, ni du nazisme. Dans son esprit, il sagit, au contraire, de faire prendre conscience au spectateur de ce qui existe virtuellement en lui, pour quil puisse faire le tri entre ce qui est injustement brim par la vie sociale, et ce qui doit ltre tout prix, dont il pourra se purger lors de la reprsentation thtrale:

() De mme que la peste, le thtre est fait pour vider collectivement les abcs.

Artaud reprend ainsi la conception aristotlicienne de la Catharsis (ou purgation des passions), mais il la modernise en soutenant que le thtre doit tre librateur la faon des rves. On sait que, selon la psychanalyse, le rve a pour fonction principale de permettre la ralisation sur le plan symbolique de dsirs perus comme incompatibles avec la personnalit de lindividu et/ou la vie sociale. Dans une belle formule, Artaud dit que le thtre doit fournir au spectateur des prcipits vridiques de rves. Le mot prcipit, emprunt au langage de la chimie suggre un mlange savamment dos, mieux, une quintessence de symboles dchiffrer renvoyant la ralit (ces rves doivent tre vridiques) dont on a vu quelle tait ses yeux multiforme.

Si bien quune interaction peut stablir entre le thtre et la vie ce quentend signifier le titre du livre, Le thtre et son double: le thtre double la vie, mais la vie double le thtre, et entre eux, il est possible dtablir tout un systme de correspondances. Artaud conoit, en effet, la reprsentation comme une crmonie, un rituel (il lui arrive demployer les mots magie et sorcellerie), parce que le thtre est pour lui art religieux. Par ses origines (dans toutes les cultures, il a dabord t trs li diverses religions), mais surtout par sa fonction, qui est de rvler ce que G. Bataille appelle le sacr, cest--dire ce qui dpasse lhomme, lui inspire terreur et fascination. Pour que le spectateur soit emport par ce que jouent les acteurs, pour que le spectacle puisse tre total, la fois dfoulement et crmonie, Artaud prconise lutilisation dune vaste salle nue et de quatre scnes situes aux quatre points cardinaux. Il veut aussi que larchitecture, les dcors, les clairages (il imagine mme des appareils nouveaux, sortes dhalognes intensit rglable), mais aussi la musique, la danse, la pantomime et, naturellement, le jeu des acteurs, leurs gestes, leurs mimiques (souvent dcales par rapport ce quils sont censs exprimer) soient calculs non seulement pour produire un effet saisissant, mais aussi pour suggrer une signification idographique (il parle parfois, la faon des surralistes, de fournir des cryptogrammes dchiffrer) en relation avec linconscient. On sait quil avait t trs impressionn par une reprsentation Paris, lors dune exposition coloniale, du thtre Balinais: Ces acteurs, crit-il, avec leurs robes gomtriques semblent tre des hiroglyphes anims.

Dune faon gnrale, il ne se fait pas le chantre dun thtre de la transe ou du chaos. Au contraire, refusant toute ide de drglement, de dsordre, il met laccent sur le travail du metteur en scne (et du dramaturge). Il ne prconise pas davantage un thtre immobile, mais insiste sur le fait que laction doit tre soutenue, et mme pousse lextrme:

Tout ce qui agit est cruaut. Cest sur cette ide daction pousse bout et extrme que le thtre doit se renouveler.

Pas de psychologie, pas de texte trop littraire, mais une action intense, rvlatrice parce que puisant dans larsenal du symbolisme des rves Le thtre tel quil le conoit oscille toujours comme tout thtre, en fin de compte entre volont de susciter ladhsion et ncessit de styliser, de crer la distance, mais dans ce cas prcis, lcart se trouve tre maximal entre les deux ples.