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    Ttes rondes et Ttes pointuesou

    Pauvres gens ne sont pas riches

    Conte noir

    Traduction Bernard Lortholary

    Personnages

    Tchouques (ttes rondes) :

    Le Vice-Roi,

    Missena, son conseiller,Angelo Ibrine, le gouverneur,Callas, fermier,

    Nana, sa fille, serveuse dans le caf de Madame Cornamontis,Madame Callas et ses quatre jeunes enfants,

    Alfonso Saz,

    Juan Duarte,Sebastien de Hoz, grands propritaires,Madame Cornamontis, propritaire dun caf,

    Callamassi, propritaire dimmeubles,Palmosa, marchand de tabac,La grosse madame Tomaso, propritaire dune picerie,La Suprieure de San Barabas,

    LAbb de San Stefano,Un avocat de la famille de Guzman,Le juge,Linspecteur,

    Le scribe,Parr, fermier,Les trois tombeurs de chapeaux (T.C.),

    Deux religieuses,Miliciens dIbrine,Fermiers (4),

    Petits bourgeois.

    Tchiches (ttes pointues) :

    Emmanuelle de Guzman, grand propritaire,Isabella, sa sur,Lopez, fermier,Madame Lopez et ses quatre jeunes enfants,Ignatio Peruiner, grand propritaire,Un second avocat de la famille de Guzman,Un mdecin,

    Un picier,Fermiers,Petits-bourgeois.

    La scne est au Yahoo, dont la capitale est Louma. La population y est compose est de Tchouques et de

    Tchiches, deux races dont la premire a la tte ronde et la seconde la tte pointue. Les ttes pointuesdoivent mesurer, en hauteur, au moins quinze centimtres de plus que les rondes ; mais les ttes rondes nedoivent pas tre moins monstrueuses que les ttes pointues.

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    PROLOGUE

    Sept acteurs viennent se placer devant le rideau : le directeur du thtre, le gouverneur, le fermierrvolt, le grand propritaire, sa sur, le fermier Callas et sa fille. Ces quatre derniers sont en chemise. Le

    gouverneur, en costume, mais sans masque, porte une balance contenant deux crnes pointus et deuxcrnes ronds ; le fermier rvolt porte une balance contenant deux beaux habits et deux habits en loques ; ilest lui aussi en costume et sans masque.

    LE DIRECTEUR DU THEATRE :

    Cher public, notre pice commence.Celui qui la crite a beaucoup voyag

    (Ce ne fut dailleurs pas toujours de son plein gr).Dans cette pice, il vous montre ce quil a vu.Pour le dire en deux mots,

    Il a vu de terribles conflits.Il a vu lhomme blanc combattre lhomme noir,Un jaune en terrasser un autre pourtant plus grand que lui,Un finlandais jeter la pierre un Sudois,

    Un homme au nez camus frapper un nez crochu.Notre auteur sest enquis des causes du conflit :Eh bien, en ce moment, tous les pays reoiventLa visite du grand distributeur de crnes,Sauveur providentiel. Il a les poches pleinesDe nez de toutes formes, de peaux de toutes teintes ;Grce quoi il spare les amis, les fiancs.

    Il parcourt villes et campagnes en clamant :Tout dpend ici-bas du crne quont les gens !Cest pourquoi, sa distribution faite, on tient compte

    Des cheveux et des peaux et des formes de nez.Si lon na pas reu le crne qui convient,On sera trait comme un chien. PartoutNotre auteur a subi des interrogatoires : Serais-tu insensible aux diffrences entre les crnes ?Ne fais-tu pas de distinction entre les hommes ?

    Alors, il dit : Je vois bien une diffrence,

    Mais elle est bien plus grande que celle des crnes,Elle laisse des traces autrement profondes,Cest elle qui dcide du bonheur des gens

    Et je vais vous la dire sans tarder :Cest la diffrence entre pauvres et riches.Restons-en l, je crois, et convenonsQue je vous crirai un apologue

    O je dmontrerai chacun que cest bienDe cette diffrence-l que tout dpend.

    Cet apologue, le voici. Sur cette scne, chers amis,Nous avons construit pour vous un pays nomm Yahoo.Le grand distributeur y rpartit ses crnes

    Et bientt le destin sabattra sur plus dun.Mais lauteur va veiller ce quen mme tempsOn puisse distinguer les riches et les pauvres :Il fera distribuer des habits diffrents

    Correspondant la fortune quont les gens.Donc, maintenant, fermez les portes !Le grand distributeur va vous montrer ses crnes.

    LE GOUVERNEUR savance et, dans un bruit de ferraille, fait la dmonstration de sa balance crnes :Voici, chacun le voit, deux espces de crnes.Vous pouvez mesurer lnorme diffrence :

    Lun est pointu, et lautre est rond.

    Celui-ci est un crne sain. Lautre est malade.Partout o rgnent la misre et linjustice,

    Vous pouvez tre srs quil sera dans le coup.Ingalit, mauvaise graisse, avachissement :

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    Ne cherchez pas plus loin, cest son uvre.

    Vous navez qu peser sur ma balancePour voir o est le droit, pour voir do vient le mal.

    Dun coup de pouce, il fait pencher la balance du ct des ttes rondes.

    LE DIRECTEUR,prsentant le fermier rvolt :Cest toi maintenant de montrer les habitsQue tu portes sur ta balance et que les hommesReoivent en partage ds quils sont au berceau.

    LE FERMIER REVOLTE, montrant sa balance habits :

    Je crois quil est facile de faire la diffrence :Voici les bons habits, et voil les mauvais.

    Cela ne souffre pas la moindre discussion.Celui qui se pavane avec ces beaux habitsNest pas trait, en gnral, comme celui

    Qui sur le dos a des habits comme ceux-l.On le sait bien, dans les villes et les villages.Vous navez qu peser sur ma balanceEt vous verrez qui tient le bon bout en ce monde.

    Dun coup de pouce, il fait pencher la balance du ct des beaux habits.LE DIRECTEUR :

    Vous voyez, notre auteur se sert de deux balances.Sur lune il pse les habits, beaux ou uss.Et sur lautre il pse les crnes. Et son ide,Cest de peser les deux balances !

    Il a pris en main une balance aprs lautre, puis il les soupse en mme temps, une dans chaque main.Enfin il les rend, et sadresse ses acteurs :

    Vous tes les acteurs de cette parabole :Prenez, face au public, la tte et les habits

    Qui vous sont assigns par lauteur de la pice.Si, comme nous pensons, notre auteur a raison,Cest le choix de lhabit qui scelle le destin,Et non le choix du crne. Et maintenant, aux armes !

    LE FERMIER, saisissant deux ttes rondes :Ma fille, nous aurons des ttes rondes.

    LE PROPRIETAIRE FONCIER :

    Et nous aurons le crne en pointe.LA SUR DU PROPRIETAIRE FONCIER :

    Conformment aux vux de Monsieur Bertolt Brecht

    LA FILLE DU FERMIER :Fille dun crne rond, jai donc la tte ronde :Je suis un crne rond du sexe fminin.

    LE DIRECTEUR :

    Et voici les habits.Les acteurs choisissent leurs habits.LE PROPRIETAIRE FONCIER :

    Je ferai le propritaire.LE FERMIER

    Je ne serai que le fermier.

    LA SUR DU PROPRIETAIRE FONCIER :Moi, la sur du propritaire.

    LA FILLE DU FERMIER :Moi, je suis la putain.

    LE DIRECTEUR, aux acteurs :Bon le problme est bien compris, jespre ?

    LES ACTEURS :Oui.

    LE DIRECTEUR, vrifiant une dernire fois :Ttes rondes et ttes pointues, dabord : cest fait.La diffrence entre riches et pauvres : nous lavons.

    Et maintenant, dcors et praticables !

    Envoyez la parabole ! Envoyez le monde !Nous esprons pouvoir vous dmontrer

    De ces deux diffrences laquelle efface lautre.Ils disparaissent tous derrire le rideau.

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    1. Le palais du Vice-Roi.

    Le vice-roi et son conseiller Missena sont assis dans la chambre du vice-roi, devant des journaux et desbouteilles de champagne. Ils nont pas dormi. Le conseiller coche au crayon rouge les passages

    particulirement dsagrables pour le vice-roi. Dans lantichambre attenante, un scribe en haillons est assisprs dune bougie, face un homme qui tourne le dos aux spectateurs.

    LE VICE-ROI :

    Il suffit, Missena.

    Cest bientt le matin et tous nos beaux calculs,De haut en bas, de bas en haut, en diagonale,

    Nous amnent toujours au mme rsultat :Cest une vrit dont nous ne voulons pasEt qui pourtant claterait tous les coups

    Mme si nous comptions pendant des lunes :LEtat se dsagrge et cest la dcadence.

    MISSENA :Il ne faut pas dire a !

    LE VICE-ROI :Et cest la banqueroute.

    Il y faudrait des mains plus fortes que les miennes.Missena ne rpond pas.LE VICE-ROIjetant un coup dil aux journaux :

    Leurs chiffres sont peut-tre faux.MISSENA :

    Pas si faux que a.LE VICE-ROI :

    De temps en temps je lis volontiers les journaux.

    Car enfin jy apprends comment va le pays.MISSENA :

    Seigneur, cest labondance qui nous tue.Ce beau pays Yahoo vit en effet du bl,Mais il peut en mourir : et cest ce qui se passe.

    Abondance de biens peut nuire et cest ce qui se passe.Nos champs ont tant produit que la rcolte touffe

    Ceux quelles devraient nourrir. Les prix ont tant baissQuils ne couvrent plus les frais de transport.Et la moisson ne paye pas les moissonneurs.

    La rcolte tait bonne, mais pas pour les hommes.Labondance a caus la misre. Les fermiersOnt refus de payer leurs fermages. LEtat

    A trembl sur ses bases. Les grands propritaires

    Demandent grands cris que lEtat interviennePour faire rentrer leurs fermages, dont chacun branditLe bail. Et les fermiers du sud se runissent

    Sous un drapeau frapp dune grande faucille :Cest lemblme de la rvolte paysanne.Et notre Etat seffondre.

    Le vice-roi soupire. Missena a su toucher la corde sensible : le vice-roi est lui mme grand propritairefoncier.LE VICE-ROI :

    Si nous hypothquions les chemins de fer ?

    MISSENA :Ils sont dj hypothqus. Deux fois.

    LE VICE-ROI :Les douanes ?

    MISSENA :Elles le sont aussi.

    LE VICE-ROI :

    Peut-tre alors que les Cinq Grands nous prteraient

    De quoi nous dpanner ? A eux cinq, ils possdentPlus du tiers des bonnes terres bl.

    Ils pourraient bien faire a.MISSENA :

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    Ils pourraient. Seulement

    Ils exigent dabord que nous venions boutDe cette rbellion de la Faucille,Qui met tous les fermages en danger.

    LE VICE-ROI :Cest une bonne ide.

    MISSENA :Mais les Cinq Grands

    Sont contre nous. Ils sont dus, ils sont furieux,

    Ils nous trouvent trop mous en matire de fermages.LE VICE-ROI :

    Ils nont plus la moindre confiance en moi.MISSENA :

    Oui, mais noublions pas quen fin de compte

    Cest vous notre plus grand propritaire.Le mot est lch.LE VICE-ROI sanimant :

    Eh oui !

    Et je ne pourrais plus avoir confiance en moi.Comme propritaire, aujourdhui, je dois dire

    Au vice-roi : lami, tu nauras plus un sou.MISSENA :

    Il y aurait bien une solution,Seulement elle serait sanglante, et prilleuse

    LE VICE-ROI :

    Il nen est pas question ! Je ne veux pas lentendre !MISSENA :

    Personne ici ne nous entend. La guerre

    Pourrait nous procurer des marchs nouveaux pourCe terrible trop-plein de bl, et nous donnerCe qui manque au pays.

    LE VICE-ROI, fait non de tout son corps:La guerre ? Cest impossible.

    Au premier tank dans les rues de Louma,Nous aurions une telle meute

    MISSENA :Cest lennemi de lintrieur qui nous empcheDe nous en prendre lennemi de lextrieur.

    Quelle situation ! Celui qui porte un casqueDoit se cacher comme la pire des racailles.Un gnral ne peut plus sortir en plein jour !Il est trait comme le serait un assassin.

    Ah, sans cette faucille, on nen serait pas l !LE VICE-ROI :

    Mais enfin elle existe.

    MISSENA :On peut lanantir.

    LE VICE-ROI :

    Qui le peut ? Jen suis bien incapable. Mais si, toi,Tu dcouvrais quelquun qui puisse sen charger,Je serai prt lui donner les pleins pouvoirs.

    MISSENA :

    Je connais bien quelquun.LE VICE-ROI avec force :

    Lui ? Non ; je nen veux pas.Une fois pour toutes, je nen veux pas.

    Un temps.Tu exagres limportance de la Faucille !

    MISSENA :

    Je crains de vous avoir froiss. Peut-tre

    Souhaitez-vous tre seul. Peut-tre, une fois seul,Aurez-vous une ide pour sauver le pays.

    LE VICE-ROI :A demain donc

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    MISSENA,prenant cong :

    Vous ntes pas froiss, jespre.Au spectateur :

    Puisquil sobstine encore dans son aveuglement,

    Je vais tre oblig de lui faire un dessin.Il sarrte prs de la porte et, la hte, trace quelque chose au crayon rouge sur le mur.

    Quest-ce que cest que a ?LE VICE-ROI :

    Quy a-t-il ?

    MISSENA :Rien, rien.

    LE VICE-ROI :Quest-ce qui te fait peur ?

    MISSENA :

    Peur, moi ?LE VICE-ROI :

    Oui, tu as eu peur.MISSENA :

    Ne vous drangez pas. Il ny a rien du tout.Le vice-roi va vers lui.LE VICE-ROI :

    Ecarte-toi !Il va prendre une lampe sur la table.MISSENA :

    Seigneur, je ne vois vraiment pas

    Qui a bien pu tracer ce signe sur le mur !Effray, le vice-roi aperoit sur le mur une grande faucille.LE VICE-ROI :

    Cest ce point dj. Ils ont des gens iciUn temps.

    Jaimerais bien rentrer dans lombre quelque tempsPour rflchir tout cela

    Soudain :Je donne pleins pouvoirs.

    MISSENA :

    Vous ne pouvez pas faire a !Un temps.

    A qui les donnez-vous ?

    LE VICE-ROI :Je peux donc les donner ? Bon. Eh bien donc, qui ?

    MISSENA :Il nous faudrait quelquun qui avant tout commence

    Par mater les fermiers. Tant que cette FaucilleExiste, pas de guerre. Elle a beau ne compterQue de mauvais payeurs, une vraie pgre,

    Il faut dire pourtant que petits commerants,Fonctionnaires, artisans bref, la classe moyenne Pensent que les fermiers ne peuvent pluspayer.

    On est pour la proprit, mais on hsiteA passer sur le corps des affams.Voil pourquoi cette rvolte des fermiersNe peut tre vaincue que par un homme neuf,

    Uniquement soucieux du salut de lEtat,Dsintress, ou du moins passant pour tel.Il nen existe quun

    LE VICE-ROI avec mauvaise humeur :Dis-le donc : Ibrine.

    MISSENA :Il est lui-mme issu de la classe moyenne,

    Il nest ni fermier, ni propritaire ;

    Sans tre vraiment pauvre, il nest pas riche,Aussi est-il hostile toute lutte

    Entre classes pauvres et classes riches.Il dit que pauvres comme riches sont cupides,

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    Quils sont coupables dun matrialisme vil.

    Il veut laustrit et il veut la justice.Pour les riches et pour les pauvres. Car, ses yeux,Notre dclin est dabord un dclin moral.

    LE VICE-ROI :Moral, vraiment. Et a ?

    Il fait le geste de payer.MISSENA :

    nest quune consquence.

    LE VICE-ROI :Fort bien. Mais ce dclin moral, lui, do vient-il ?

    MISSENA :Cest justement cela sa grande dcouverte.

    LE VICE-ROI :

    Cest luf de Colomb de notre Ibrine !MISSENA :

    Ce dclin selon lui est un monstre deux pattes.LE VICE-ROI :

    Comment ?MISSENA :

    Oui, deux pattes. Car Ibrine sait bienQue peu vers dans labstraction, le peuple cherche,

    Au fond de sa misre et de son impatienceA mettre sur ses maux un nom et un visage,La figure connue dune bte deux pattes,

    Ayant bouche et oreilles, et quon puisse croiserTous les jours dans la rue.

    LE VICE-ROI :

    Et ton homme a trouvCette bte deux pattes ?

    MISSENA :Parfaitement.

    LE VICE-ROI :Et ce bipde, a nest pas nous ?

    MISSENA :

    Pas du tout.Sa dcouverte est que, dans ce pays du Yahoo,Les habitants sont de deux races diffrentes

    Que lon distingue mme la forme du crne.Les uns lont rond et les autres pointu.Or, chacun de ces crnes a sa mentalit :Le crne rond rvle la rondeur,

    Lhonntet et la droiture ; le crne en pointeNe peut cacher quun esprit fourbe et finassier,Calculant tout et ne songeant qu vous tromper.

    La race tte ronde, Ibrine prtendQuelle est enracine depuis la nuit des tempsDans la glbe de ce terroir. Son sang est pur,

    Et cest la race tchouque.Lautre quon reconnat sa tte pointueEst apatride et sest introduit au YahooEn parasite ; elle a nom race tchiche.

    Eh bien, cest lesprit tchiche, en croire Ibrine,Qui est cause de tous les maux dans ce pays.Voil, seigneur, la dcouverte dIbrine.

    LE VICE-ROI :Cest trs amusant ! Mais o veut-il en venir ?

    MISSENA :Il remplace la lutte entre riches et pauvres

    Par le combat du peuple tchouque contre les Tchiches.

    LE VICE-ROI :Hm a nest pas bte. Quen penses-tu ?

    MISSENA :Son objectif est la justice,

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    Pour les pauvres et pour les riches.

    Il se rserve de svir contre les richesEn cas dabus : les abus sont le fait des Tchiches .

    LE VICE-ROI :

    Les abus sont le fait des Tchiches Et les fermages ?MISSENA :

    Il en parle trs peu, ou bien en termes vagues.Mais il est partisan de la proprit,

    Qui est une vertu ancestrale des Tchouques .

    Le vice-roi sourit. Missena sourit galement.LE VICE-ROI :

    Cet homme est excellent ! Les abus, cest les Tchiches ;Mais lusufruit, cest Tchouque. Qui est-ce qui le soutient ?

    MISSENA :

    Ce sont surtout des gens issus des classes moyennes,Petits commerants, artisans, fonctionnaires,Les gens un peu instruits et trs dsargents,Les petits rentiers. Bref, la classe moyenne pauvre.

    Cest parmi eux que se recrute sa phalange,Et lon dit entre nous quelle est trs bien arme.Si quelquun veut briser la Faucille, cest lui.

    LE VICE-ROI :Mais il ne faudrait pas que notre arme sen mle.Les casques et les tanks sont trs impopulaires.

    MISSENA :

    Larme nest pas indispensable Ibrine.LE VICE-ROI :

    Bien. Je vais te signer les pleins pouvoirs pour lui.

    La nuit court son terme et laube au loin blanchitCest bon. Je cours le risque et lui donne sa chance :Quil fasse pour le mieux. Tu peux le faire mander.

    MISSENA :Il est ici. Cela fera bientt sept heuresQuil attend dans votre antichambre.

    LE VICE-ROI, avec tout de mme encore un sursaut :

    Ah, joubliaisQuel conseiller tu es. Attention ! Les Cinq Grands ?Sont-ils pour lui ? Autrement, il est cuit davance.

    MISSENA :Cest lun deux qui la ramen dans ses valisesEt qui le finance en secret.

    LE VICE-ROI, signant les pleins pouvoirs, chapeau sur la tte, manteau, canne au bras :

    Et quant moi,Je vais pour quelque temps quitter tous ces tracasEt, emportant des travellers chques pour tout bagage

    Et quelques livres que je veux lire depuis longtemps,Je vais errer de ci, de l, laventure,Me plonger dans le sein des foules bigarres,

    Et gouter de la vie ladmirable spectacle.Tranquillement assis aux marches des palaisJattendrai que la lune ait accompli sa course.

    MISSENA :

    Cest le moment o notre ville sera prisePar la faucille, si elle nest pas

    Il montre la porte avec un grand geste : Ibrine !

    Sur un signe du scribe en haillons, lhomme qui attendait dans lantichambre sest lev. En entrant, ilsincline profondment.

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    2. Une petite rue de la vielle ville.

    Au dessus du caf de Madame Cornamontis, des filles sont en train dinstaller un grand drapeau blancportant leffigie dIbrine. Madame Cornamontis est assise sous ses fentres et dirige la manuvre. Debout

    ses cts, un inspecteur de police et un greffier, tous deux pieds nus et en haillons. A gauche, unepicerie dont le rideau de fer est baiss. Palmosa, le marchand de tabac, est debout devant sa boutique et litle journal. Au-dessus, un homme se rase une fentre, cest Callamassi, le propritaire de limmeuble.Devant une autre picerie, droite, une grosse femme est debout ct dun soldat de la milice dIbrine,

    portant brassard blanc et grand chapeau de paille, arm jusquaux dents. Tout le monde regarde la maison

    o lon pavoise. On entend dans le lointain, indistinctement, le pas de troupes en marche et les crieurs dejournaux : Demandez lappel du nouveau gouverneur !

    MADAME CORNAMONTIS : Fais le sortir davantage, quil offre bien prise au vent. L ! Un peu plus parici !

    Elle montre avec force gestes comment il faut accrocher le drapeau.NANNA : Un coup gauche, un coup droite ; mais comment donc vos ordres !LINSPECTEUR : Madame Cornamontis, vous qui tes femme daffaires, quel est votre sentiment sur la

    nouvelle coalition politique ?

    MADAME CORNAMONTIS : Cest chez moi quon pavoise, a dit bien ce que a veut dire. Et faites-moiconfiance : je ne suis pas prs demployer une fille tchiche dans mon tablissement.

    Elle sassoit sur une chaise paille devant son caf et se met lire le journal comme les autres.CALAMASSI, LE PROPRIETAIRE DIMMEUBLE, lhomme qui se rase sa fentre : Cette journe du

    11 septembre entrera dans lhistoire !(regardant son drapeau :) Je sais ce quil ma cot.PALMOSSA, LE MARCHAND DE TABAC : Est-ce que nous allons avoir la guerre ? Mon Gabriel vient

    davoir vingt ans.

    LE MILICIEN DIBERINE : Quest-ce que vous allez imaginer ! Personne ne veut la guerre. Ibrine estun ami de la paix, comme il est un ami du peuple. Depuis ce matin laube, la ville est vide de tout ce quiressemble un militaire. Cest Ibrine lui-mme qui la exig. Est-ce que vous voyez un seul casque ? La

    rue est nous et nous seuls, les miliciens dIbrine.PALMOSA : Le journal dit justement quIbrine est un grand ami du peuple, et que sil a pris le pouvoir,

    cest uniquement pour mettre un terme loppression croissante dont sont victimes les couches les moinsfavorises de la population.

    LE MILICIEN : Cest la vrit.UNE GROSSE FEMME, la propritaire de lpicerie de droite :Alors il devrait commencer par interdire

    quil y ait deux magasins dalimentation dans une aussi petite rue, o il y a peine de quoi en faire vivre un

    seul. A mon avis, cette boutique, l-bas, est absolument de trop.LE GREFFIER : Vous savez, monsieur linspecteur : si le nouveau gouvernement ne prend toujours pas

    de mesures en faveur de nous autres fonctionnaires, je noserai pas rentrer la maison la prochaine fin de

    mois.L INSPECTEUR : Ma matraque est en si mauvais tat quau premier crne pointu elle me resterait

    entre les mains. Mon sifflet, pour appeler mes types en cas de besoin, est rouill depuis des mois. (Il essayede siffler :) Vous entendez quelque chose ?

    LE GREFFIER hochant la tte : Hier, pour blanchir mon col dur, il a fallu que je vole de la chaux dans lebac dun pltrier, dans limmeuble en construction, l-bas. Monsieur linspecteur, croyez-vous vraiment quenous toucherons nos traitements le premier du mois ?

    LINSPECTEUR : Jen suis tellement sr que sans attendre, je vais moffrir un cigare chez MonsieurPalmosa.

    Ils entrent tous les deux chez le marchand de tabac.

    CALLAMASSI (montrant linspecteur et le greffier) : Quel bonheur, si on se dcidait enfin nousdbarrasser des fonctionnaires. Il y en a trop et ils sont trop bien pays.

    MADAME CORNAMONTIS : Allez donc dire votre locataire que vous voulez le priver de ses derniersclients !

    LE MILICIEN : Quest-ce que vous dites de mes nouvelles bottes ? Tout le monde va avoir les mmesmaintenant ! (Il lit un passage du journal Callamassi et la grosse femme :) La faon dont Ibrine sestempar du pouvoir suffit dj le caractriser. En pleine nuit, lheure o tout sommeille dans les btimentsgouvernementaux, il sy est introduit avec une poigne dhommes intrpides et, le pistolet au poing, exige deparler au vice-roi ; en peu de mots, il contraint celui-ci la dmission. Aux dernires nouvelles, le vice-roiserait dj en fuite.

    LA GROSSE FEMME : Cest tout de mme curieux : dans cette rue o toutes les maisons sont

    pavoises, il y a une maison, et une seule, o on ne sest pas donn cette peine.

    Elle montre lautre picerie.LE MILICIEN, tonn : Cest pourtant vrai, il na pas mis de drapeau. ( il regarde successivement tous

    les assistants. Tous hochent la tte.)On pourrait peut-tre lui donner un coup de main, non ?LA GROSSE FEMME : Il ne sen soucie guerre ! Il est tchiche !

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    LE MILICIEN : Alors a, cest vraiment le comble de linsolence. Eh bien, madame Tomaso, nous allons

    montrer ce salaud comment on doit clbrer larrive dIbrine au pouvoir. Voil dailleurs mes collgues.Ce sont les T.C., les redoutables tombeurs de chapeaux, de lquipe de Zazarante le Sanguinaire,commandant du camp de Sainte Croix ! Ils regardent sous les chapeaux, mais quand ils ny dcouvrent pas

    de crne pointu, ce sont les meilleurs garons du monde.On entend crier : Chapeau bas ! Contrle de crnes ! Du fond de la rue arrivent les trois Tombeurs

    de chapeaux (T.C.), qui font tomber le chapeau dun passant.PREMIER T.C. : Hep, m sieur, votre chapeau vient de tomber.

    DEUXIEME T.C. : Sacr vent, pas vrai ?

    LE PASSANT : Excusez-moi.LES TROIS T.C. : Pas de quoi !

    LA GROSSE FEMME : Messieurs ! Monsieur le contrleur de crnes ! Si vous voulez voir une ttepointue, mais alors une vraie de vraie, frappez donc voir lpicerie den face !

    LE MILICIEN, faisant son rapport : Epicier tchiche. Sest abstenu de pavoiser, manifestant par l de

    faon provocante son mpris pour le gouvernement dIbrine.Lpicier en question, trs ple, sort de sa boutique avec une chelle et un drapeau. Tout le monde le

    regarde.PREMIER T.C. : Je nose pas en croire mes yeux ! Il pavoise !

    DEUXIEME T.C. : Le drapeau dIbrine dans les sales pattes dun Tchiche cent pour cent.Le T.C. regarde successivement tous les assistants. Ils hochent la tte.LE MILICIEN : Cest le comble de linsolence !Les trois T.C. vont vers lpicier tte pointue.TROISIEME T.C. : Sale Tchiche ! Veux-tu aller chercher ton chapeau, et vite ! Est-ce que tu crois que

    nous voulons voir ta tte pointue ?LA GROSSE FEMME : Ce Tchiche croit sans doute quIbrine est pour les Tchiches ! Sil met un

    drapeau, cest bien quil veut dire quil est content quIbrine ait pris le pouvoir. Donc il est vident quilinsulte le gouvernement, en disant que ce gouvernement est pour les Tchiches.

    Le Tchiche fait demi-tour, pour aller chercher son chapeau.

    PREMIER T.C. le montrant du doigt : Tentative dvasion ! (Ils se ruent sur lui, le frappent etlentranent.) Et en plus, il rsiste. Je lui flanque mon poing dans lil, et il lve le bras. Cest de la rbellioncaractrise, ou je ne my connais pas.

    DEUXIEME T.C. sans cesser de matraquer : Il faut le mettre dans le camp de protection. Cest l queles individus de son espce sont mis labri de notre juste colre.

    LA GROSSE FEMME : Vive Ibrine !Le Troisime T.C. colle sur lpicerie de gauche une affiche : Magasin Tchiche .

    TROISIEME T.C. la grosse femme, tandis quil tire de sa poche une autre affiche : Madame et chrecamarade, vous voyez qu lpoque o nous vivons il faut annoncer la couleur et manifester clairement dequelle race on est. Laffiche cote trente pesos. Mais cest de largent plac trois cents pour cent, vous

    pouvez me croire !LA GROSSE FEMME : Vous ne pouvez pas me la faire dix pesos ? Je ne vends rien, de toute faon.LE MILICIEN menaant : Il y a aussi des gens qui, sans tre Tte pointue, le sont intrieurement !LA GROSSE FEMME : Donnez ! (Elle paye avec un empressement fbrile) Vous pouvez me rendre sur

    cinquante ?Elle accroche son affiche : Magasin tchouque .TROISIEME T.C. : Mais oui. Je vous dois vingt pesos. Les bons comptes font les bons amis.

    Mais il sen va sans rendre la monnaie.LA GROSSE FEMME : Il ne ma rien rendu ! (Le milicien lui jette un regard menaant.) Enfin, le Tchiche

    a t vid, cest dj a. Il ny a pas quinze jours, il disait encore que ce ntait pas Ibrine qui mettrait du

    beurre dans les pinards.MADAME CORNAMONTIS : Voil une attitude typiquement tchiche ! Cest le rveil dune nation toute

    entire, et il parle de beurre dans les pinards.LE MILICIEN : Le caractre du Tchiche est domin par le matrialisme le plus vil. Uniquement soucieux

    de son intrt, le Tchiche renie la mre patrie, o dailleurs il ne devrait pas avoir sa place. Il ne connat nipre ni mre. Cela vient peut-tre de ce quil na pas le sens de lhumour. Vous venez de le voir. Dautrepart, tant dune sensualit morbide, le Tchiche ne se domine pas. Le seul frein qui le retienne, cest sonavarice, cest--dire justement le matrialisme tchiche, vous comprenez ?

    PALMOSA, interpellant lhomme qui se rase une fentre du premier tage, Callamassi : Fini lematrialisme ! Monsieur Callamassi, jespre que vous vous rendez compte quil nest plus question depayer loyer pour une boutique ?

    LE MILICIEN : Trs juste !

    CALLAMASSI : Au contraire, mon cher ! Les loyers commerciaux pourront lavenir donner lieu saisie. Vous entendez les bataillons en marche ? Ce sont les sections de combat de la milice dIbrine. Elles

    vont craser les fermiers rvolts qui refusent de payer leurs fermages ! Vous devriez rflchir, MonsieurPalmosa, avant de refuser de payer votre loyer !

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    LE MILICIEN : Cest bien vrai.

    PALMOSA : Vous avez sans doute oubli, monsieur Callamassi, que mon fils fait partie de ces troupes !(A la grosse femme :) Ce matin, quand il est venu me faire ses adieux avant de partir vers le Sud, je lui aidit : Mon fils, si tu me rapportes un drapeau de la Faucille, je te donne lautorisation de fumer ! On dit que les

    banquiers vont prendre en charge les dettes des artisans et des petits commerants, qui hier encore taientruins, et quils vont consentir de nouveaux crdits, en particulier aux entreprises en difficult.

    LE MILICIEN : Vive Ibrine !LA GROSSE FEMME madame Cornamontis, sa propritaire : Vous avez entendu ? Les loyers vont

    baisser !

    LE MILICIEN : Oui, cest exact.MADAME CORNAMONTIS : Non ma chre. Jai entendu dire, moi, quils allaient augmenter.

    LE MILICIEN : Oui, cest vrai aussi.LA GROSSE FEMME : Ca ne peut pas tre vrai. Tout au plus les loyers des Tchiches. Moi en tout cas,

    dsormais, je ne vous paye plus de loyer.

    MADAME CORNAMONTIS : Mais si, Madame Tomaso, mais si ; vous allez trs bientt men payer unplus lev ! (Au milicien :) Ces gens simples nont pas la moindre notion de politique.

    LA GROSSE FEMME : Encore une augmentation des loyers ?!LE MILICIEN, interrompant la discussion : Dici ce soir, de grandes chasses aux Tchiches vont tre

    organises. (Il lit dans le journal :) Ibrine la dit en ces propres termes : notre unique objectif estlextermination des Ttes pointues, o quelles se cachent ! (A larrire-plan, le pas des troupes se fait plusfort. On entend chanter :)Attention ! LHymne dIbrine ! Tout le monde chante ! Spontanment !

    Ils chantent tous, sous la direction du milicien :

    HYMNE DU REVEIL DU YAHOO

    1.Ibrine aura bientt fait baisser nos loyers !Que sa piti

    Stende ceux qui ont des rentes :Quaussi il les augmente !

    2.A ceux des champs, quil donne un meilleur prix de leurs moissons !Mais aux citadins,Quil accorde sans faons

    Une baisse du prix du pain !

    3.

    Aux maux du petit commerce quil porte remde !Et puis quil aide

    A lextension des grands magasins,Pour tous ceux qui sont sans un !

    1.Clbrons notre sauveur au rgne millnaire !

    Chantons sa gloireEt pntrons dans lhistoirePour mille annes de misre !

    MADAME CORNAMONTIS au milicien : Vous venez voir nos glorieux combattants, qui vont exterminerces culs-terreux et leur Faucille !

    Elle sort avec le milicien.

    LA GROSSE FEMME ET PALMOSA en mme temps : Mais je ne peux pas plaquer mon magasin ;supposez quil vienne un client !

    Ils rentrent dans leurs boutiques.

    NANNA CALLAS, sortant du caf de madame Cornamontis, une lettre la main : Monsieur de Guzmanvient juste de descendre la rue. Il fait sa promenade apritive et il ne va pas tarder repasser. Il faut que jelui parle. Ma mre mcrit quune fois de plus mon pre na pas pu payer son fermage, et quil file un

    mauvais coton. IL a rejoint les rangs de la Faucille, qui prpare une rvolte arme de tous les paysans. Je

    prfre encore demander monsieur de Guzman de lui faire grce du fermage ! Jespre quil a gardassez daffection pour moi, et quil acceptera de mcouter. Notre liaison remonte prs de trois ans

    maintenant. Ce fut mon premier amant et cest au fond cause de lui que, simple fille de fermier, je me suisretrouve dans ltablissement florissant de madame Cornamontis. A lpoque, ma famille avait su en tirer

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    *"

    quelque avantage. a ne mest pas agrable davoir lui demander encore quelque chose. Mais ce nest

    quun mauvais moment passer.Elle chante :

    CHANSON DE NANNA

    1.Au march de lamour, messieurs,

    A seize ans je fus mene.

    Et jai vite ouvert de grands yeux !Ctait dur, ma foi

    Mais ctait la loiTout nest pas facile pardonner.(Je suis un tre humain aprs tout)

    Dieu merci, tout a ne dure quun temps,Mme lamour, et mme le chagrin.O sont donc les larmes dhier matin ?Mais o sont les neiges dantan ?

    2.A la longue, on saccoutumeA ce march de lamour.Sans grand mal, on les allume.Mais les sentimentsJets tous vents

    Deviennent plus froids de jour en jour.(Aucune rserve nest inpuisable aprs tout.)

    Dieu merci, tout a ne dure quun temps,

    Mme lamour, et mme le chagrin.O sont donc les larmes dhier matin ?Mais o sont les neiges dantan ?

    3.Quand, dans ce commerce,On na plus rien apprendre

    Largent ne pleut pas verse.Il faut le gagner,Et sans rechigner

    On peut dire adieu lge tendre.(On na pas toujours seize ans, aprs tout.)

    Dieu merci, tout a ne dure quun temps,Mme lamour, et mme le chagrin.

    O sont donc les larmes dhier matin ?Mais o sont les neiges dantan ?

    NANNA : Le voici. Malheureusement, il est avec trois messieurs, dont le riche monsieur Peruiner. Je nepeux gure aller lui parler.

    Elle fait signe monsieur de Guzman, qui savance vers elle. Ses trois amis sarrtent et lattendent.

    MONSIEUR DE GUZMAN : Bonjour, Nanna.NANNA : Il faut que je vous parle. Venez-l, dans lentre de cette maison. (Guzman la suit.) Mon pre

    mcrit quune fois encore il ne peut vous payer le fermage.MONSIEUR DE GUZMAN : Mais cette fois, cest indispensable. Ma sur entre au couvent de San

    Barabas et il lui faut une dot.NANNA : Vous ne voudriez tout de mme pas que mes parents meurent de faim cause de a !MONSIEUR DE GUZMAN : Ma chre Nanna, ma sur sapprte entrer chez les Surs des pauvres

    de San Barabas pour y mener une vie de vertu. Cela ne devrait pas vous laisser indiffrente, mme vous.Car, sil nest pas souhaitable que toutes les jeunes filles pratiquent la chastet, il est bon, nanmoins,quelles en aient toutes une haute ide.

    NANNA : Si vous lui aviez donn un amant, cette jeunesse, au lieu de lui coller un arbre gnalogique

    en guise dpoux, elle ne songerait pas entrer au couvent. Seulement voil, ce ne sont pas des hommes et

    des femmes que vous mariez, ce sont des terres !MONSIEUR DE GUZMAN : Tu as bien chang, Nanna, et pas ton avantage, je ne te reconnais plus.

    NANNA : Alors a nest mme pas la peine que je vous dise pourquoi ma famille ne peut plus vouspayer : cest quil lui faut absolument un cheval, parce que le village est trop loin de la gare.

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    MONSIEUR DE GUZMAN : Ils nont qu en emprunter un au chteau.

    NANNA : Mais alors a leur cotera de largent.MONSIEUR DE GUZMAN : Cest comme a, dans la vie. A moi aussi, mes chevaux cotent de largent.NANNA : Tu ne maimes donc vraiment plus, Emanuele !

    MONSIEUR DE GUZMAN : Cela na rien voir avec nous deux. Je viendrais te voir cet aprs-midi ; tuverras que mes sentiments nont pas chang.

    NANNA : Attendez un instant. Voil des gens qui pourraient vous ennuyer, en tant que Tchiche.Les trois T.C. descendent la rue.

    PREMIER T.C. : On ne pouvait pas faire un pas sans marcher sur un Tchiche. Et voil brusquement

    quon nen voit plus un seul.DEUXIEME T.C. : Il ne faut surtout pas dsesprer !

    NANNA : Si je rflchis bien, Emanuele, tu mas toujours traite comme moins que rien. Tu pourraisbien faire un effort et rparer un peu tout le mal que tu mas fait !

    MONSIEUR DE GUZMAN : Pour lamour du ciel, tiens-toi tranquille !

    NANNA : Alors tu ne veux pas rparer ?TROISIEME T.C. : Jentends quelque chose.NANNA : Si je demandais leur avis ces messieurs, ils me donneraient srement raison. Cela na rien

    dabusif ce que je te demande l.

    PREMIER T.C. : Jentends parler dans ce coin.NANNA : Messieurs, quen dites-vous ? Est-ce quune pauvre fille qui a t entraine sur la mauvaise

    pente peut esprer de la reconnaissance de la part de son sducteur ? Ou est-ce trop demander ?MONSIEUR DE GUZMAN : Nanna, je naurais jamais cru a de toi !NANNA : Vous lavez voulu !Les trois T.C. sapprochent.PREMIER T.C. : Cest un monsieur trs distingu. Visez un peu ce quil a sur la cafetire !

    DEUXIEME T.C. : Votre chapeau me plat, monsieur, je voudrais macheter le mme. Montrez-moi donclintrieur, que je voie de quelle maison il sort.

    Il fait tomber le chapeau et montre le crne pointu de Guzman. Les trois T.C. poussent un braillement.

    LES TROIS T.C. : Un Tchiche !PREMIER T.C. : Cassez-lui la tte ! Attention quil ne file pas !LE RICHE MONSIEUR SAZ : Il faut intervenir, notre ami de Guzman a des ennuis.LE RICHE MONSIEUR PERUINER, qui le retient : Pas desclandre ! Je suis Tchiche moi aussi !Les trois riches propritaires fonciers sen vont prcipitamment.TROISIEME T.C. : Il me semblait bien que a sentait le Tchiche !DEUXIEME T.C. : Un Tchiche ! Il faut quil soit jug !

    Deux T.C. entrainent monsieur de Guzman. Le troisime reste avec Nanna.TROSIEME T.C. : Vous ne parliez pas dargent quil vous devait, mademoiselle ?NANNA, de mauvaise grce : Oui, il ne veut pas payer.

    TROSIEME T.C. : Cest bien a, les Tchiches !Le troisime T.C. sort, Nanna rentre lentement dans le caf de madame Cornamontis. Au bruit qui sest

    fait, Callamassi est rapparu sa fentre, la grosse femme et le marchand de tabac leurs portes.CALLAMASSI : Quest-ce qui se passe ?

    LA GROSSE FEMME : Ils viennent de surprendre un bourgeois tchiche, visiblement trs riche, quiadressait la parole lune des serveuses de madame Cornamontis.

    PALMOSA : Et alors, est-ce que cest dfendu, maintenant ?

    LA GROSSE FEMME : Ils disaient que ctait une jeune fille tchouque. Le monsieur serait lun des CinqGrands.

    CALLAMASSI : Que dites-vous l ?

    PALMOSA, rentrant dans sa boutique : Monsieur linspecteur ! On vient, ici mme, dattaquer etdenlever un des Cinq Grands !

    LINSPECTEUR, partant avec le greffier : Nous autres de la police, cela ne nous regarde pas.LA GROSSE FEMME : Les riches vont commencer dguster !

    CALLAMASSI : Vous croyez ?PALMOSA : Les propritaires fonciers ne vont pas samuser !CALLAMASSI : Mais les fermiers qui ne veulent pas payer leurs fermages vont aussi prendre quelque

    chose !PALMOSA : Le journal de ce matin le dit bien : cest le dbut dune re nouvelle !

    Intermde. La petite rue de la vieille ville est peinte sur un grand panneau de carton. Les miliciens

    dIbrine arrivent au pas de course avec des seaux et des fts de peinture. Avec des brosses long

    manches et des pinceaux, ils maquillent la peinture blanche les fissures et les lzardes des faades.LA CHANSON DU COUP DE PEINTURE. COUPE

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    3. Prs du puits dun village.

    Le fermier Callas, sa femme et ses enfants : ils ont la tte ronde. Le fermier Lopez, sa femme et sesenfants : ttes pointues. Tous en train de puiser de leau pour arroser.

    LES FERMIERS CALLAS ET LOPEZ :Lcume la gueule, on trime, et pour rien !Etant donn que, pour les gros travaux,

    Le patron ne veut pas prter les siens,

    Cest nous qui sommes nos propres chevaux.MADAME LOPEZ : Ecoutez ! Maintenant, ceux de notre village rejoignent aussi la Faucille.

    On entend le claquement de nombreuses galoches. Entre un fermier tte ronde, deux fusils sous lebras.

    LE TROISIEME FERMIER : Dans la situation terrible qui est la ntre depuis leffondrement du prix des

    crales, nous fermiers du Yahoo, et tous ceux qui portent les galoches du paysan, nous nous sommesrunis, secrtement dabord et depuis peu publiquement, et nous avons dcid de prendre les armes et denous battre sous le drapeau de la Faucille plutt que de continuer payer les fermages. Le moment estvenu, Callas et Lopez ; voici les fusils.

    Il leur donne les fusils et sen va.LOPEZ : Tu voulais attendre, Callas. Tu esprais que ta fille tenverrait de bonnes nouvelles de la

    capitale.CALLAS : Je nai rien reu, et je suis prt me battre avec vous.LOPEZ : Donne-moi la main, Callas ; donnez-vous la main aussi, les enfants ! Cest aujourdhui le onze

    septembre, un jour retenir, car ce sera celui o les fermiers auront pris les armes. Pour que cesse jamaisloppression des grands propritaires. Ou pour mourir.

    Ils se donnent tous la main et chantent le Chant de la Faucille :

    CHANT DE LA FAUCILLE

    Debout, croquant !Sois lattaquant !Serre les dents et souviens-toi :Rebelle ou pas, la mort tattend.Tu ne peux compter que sur toi.Tu ne vivras quen te battant.Debout, croquant !

    Sois lattaquant !

    TOUS : Vive la Faucille !

    A cet instant, les cloches se mettent sonner.MADAME LOPEZ : Ecoutez ! quest-ce que cest que ces cloches ?MADAME CALLAS, criant vers le fond : Paolo, quest-ce qui se passe ?VOIX A LARRIERE-PLAN : Un gouvernement populaire a pris le pouvoir, la nouvelle vient darriver de

    la ville.MADAME CALLAS : Je vais voir, pour essayer davoir des dtails.Elle sort. Les autres attendent. On entend, la radio, LAppel du nouveau gouverneur la

    population .VOIX DIBERINE

    Peuple tchouque ! Voici longtemps quen ce pays

    Riches et pauvres sont en butte lagressionDun esprit tranger qui conspire leur perte :Du vil esprit de lucre et de discorde.Peuple tchouque ! On topprime et lon suce ton sang !

    Qui est-ce qui vit de ta misre et de ton sang ?Un perfide ennemi qui vit tes ctsSans que tu ten dfies. Apprends-le : cest le Tchiche !De toute la misre dont souffre ce paysIl est la seule cause. Il faut le combattre.Mais quoi pourrais-tu le reconnatre ? Au crne !Il a le crne en pointe ! Cest la tte pointue

    Qui suce tout ton sang ! Et voil pourquoi moi,

    Angelo Ibrine, je viens de dciderDe diviser en deux notre population

    Dune part les Ttes rondes, de lautre les pointues Et de faire unit de tout ce qui est tchouque

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    Contre ce qui est tchiche ! Et dsormais les Tchouques

    Feront taire leurs querelles dintrts ! Tchouques !Unissez-vous sous le drapeau blanc dIbrineContre votre ennemi : le Tchiche au crne en pointe !

    Durant ce discours, tout le monde a plus ou moins port la main sa tte. Les enfants tte ronde semontrent en riant les Ttes pointues.

    LOPEZ : Ce sont des mots, une fois de plus ! Ils inventent sans arrt de nouveaux trucs. Tous ce que jevoudrais savoir, cest si on va prendre des mesures contre les propritaires fonciers. Le reste ne mintresse

    pas.

    CALLAS : Tu as raison.Madame Callas est de retour. Sans regarder les Lopez, elle rassemble ses enfants prs delle.

    LOPEZ : Bonnes nouvelles, madame Callas ?MADAME CALLAS : On vient darrter notre propritaire, monsieur de Guzman !LOPEZ : Pourquoi ?

    CALLAS : Lopez, je crois que ce nest pas la peine de demander pourquoi, cest vident. Parce quilpratique des taux de fermage usuraires.

    MADAME LOPEZ : Alors, madame Callas, nous sommes sauvs.CALLAS : Voil qui est dj mieux, quen dis-tu, Lopez ? Mes enfants, ces temps de misre tirent leur

    fin !Il pose son fusil contre le puits.MADAME LOPEZ : Cest un grand jour !MADAME CALLAS : Ne vous rjouissez pas trop, madame Lopez ! Les nouvelles ne sont

    malheureusement pas aussi bonnes pour vous. Cest Angelo Ibrine qui a pris le pouvoir, et vous testchiches ! Il parat que, dans la capitale, les Tchiches sont dj lobjet de grands perscutions. Et cest parcequil est tchiche quon a arrt monsieur de Guzman.

    LOPEZ : Voil de mauvaises nouvelles. Cest un grand malheur.CALLAS : Je ne trouve pas que ce soit un malheur. En tout cas pas pour tout le monde. Cela nest pas

    un malheur pour nous.

    MADAME CALLAS : Ce nest un malheur que pour vous !CALLAS : Pour nous qui sommes Tchouques, cest mme une trs bonne nouvelle.MADAME CALLAS : En ce moment, monsieur Lopez, nos curs se gonflent dun espoir que vous ne

    pouvez comprendre. Vous tes peut-tre dune autre espce dhommes. Je ne dis pas : plus mauvaise.LOPEZ : Jusqu prsent, ma tte ntait pas trop pointue pour ton got, Callas.Callas reste muet. Les deux familles se sont spares, dun ct les Ttes pointues, de lautre les Ttes

    rondes.

    LOPEZ : Nos revenus taient les mmes. Il ny a pas cinq minutes, tu voulais te battre avec nous sousle drapeau de la Faucille, qui veut abolir les fermages, ce qui nest possible que par la violence. Prends sonfusil, femme.

    Madame Lopez prend le fusil en hsitant.CALLAS : Les chances de succs sont trop minces. Ce serait la meilleure solution, si elle tait possible.

    Mais elle ne lest pas.LOPEZ : A quoi bon dire que cette solution a peu de chance de russir, quand cest la seule qui nous

    reste.CALLAS : Ce nest peut-tre pas la seule pour moi ?MADAME CALLAS : Bien sr, nous comptons bien que pour nous le fermage sera supprim.

    LOPEZ : Je comprends o tu places ton esprance. Mais tu te fais des illusions. Je nai jamais vuaucun de ces gens-l faire de cadeau qui que ce soit, quelle que soit la forme de son crne.

    CALLAS : En un mot, Lopez, je nai aucune raison de douter de ce gouvernement. Il ny a pas cinq

    heures quil est en fonction, et mon propritaire est dj en prison.MADAME CALLAS : Jai aussi entendu dire au village quil ne fallait plus rejoindre les rangs de la

    Faucille.Arrivent cinq fermiers, dont Parr. Ils semblent trs excits. Ce sont tous des Ttes rondes. Lun deux

    porte un drapeau frapp de la Faucille et tous ont des fusils.PARR : Quest-ce que vous faites ? Nous voulions rejoindre la Faucille ce soir, comme convenu. Mais

    avec cet appel, et la nouvelle de larrestation de certains propritaires, est-ce quil faut encore se battre ?CALLAS : Je vais aller Louma me prsenter chez Ibrine. Sil me procure des chevaux et me

    dispense de fermage, je nai plus de raison de me battre. Le Guzman est tchiche, et il na plus qu fermersa gueule.

    PREMIER FERMIER : Oui, votre propritaire est un tchiche, mais le ntre est une Tte ronde !

    PARR : Mais peut-tre que le ntre aussi pourra nous faire cadeau du fermage, quand on aura limin

    les Tchiches. Il a des dettes auprs dune banque tchiche et il ne les paiera jamais, maintenant.LOPEZ : Il ne les paiera peut-tre jamais, a ne lempchera pas de vous faire payer vos fermages.

    TROISIEME FERMIER : Qui est-ce qui soutient Ibrine : justement les propritaires fonciers !

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    PARR : On dit que ce nest pas vrai. Jai entendu dire quil vit trs simplement : il ne boit pas, ne fume

    pas, et il est lui-mme fils de fermier. Il est dsintress, cest dans le journal. Il dit aussi que le parlementest impuissant, et cest la vrit.

    PREMIER FERMIER : Oui, a cest la vrit.

    Un temps.TROISIEME FERMIER : Alors, si je comprends bien, il ne faut plus que les fermiers sen prennent

    leurs propritaires ?PARR : Si, les fermiers tchouques aux propritaires tchiches.

    LOPEZ : Et les fermiers tchiches, est-ce quils doivent sen prendre aux propritaires tchiches ?

    PARR : Des fermiers tchiches, il ny en a pas beaucoup. Le Tchiche naime gure travailler.CINQUIEME FERMIER : Mais des propritaires tchouques, il y en a beaucoup.

    PARR : Ce sont justement ces conflits entre Tchouques qui doivent cesser.LOPEZ : Il y a beaucoup de choses qui devraient cesser : la pluie devrait cesser de passer travers le

    toit de ma ferme.

    CALLAS : Notre tchiche est dj en prison.QUATRIEME FERMIER : Mais il pleut travers le toit, chez moi aussi ; et le propritaire est un

    Tchouque.TROISIEME FERMIER : Tout a, cest du bourrage de crne ! Il ny a quune chose qui mintresse :

    est-ce que votre Ibrine va flanquer les propritaires dehors, tous les propritaires, sans exception ?PARR : Il flanquera les Tchiches dehors, et il obligera les tchouques lcher du lest.TROISIEME FERMIER : a ne sert rien. Quils soient tchouques ou quils soient tchiches, les

    propritaires restent les propritaires, et il faut tous les balancer. Je rejoins la Faucille. Je nai confiancequen moi-mme. Ceux qui veulent en sortir non qu me suivre. Cet Ibrine veut nous bourrer le crne.

    Aux spectateurs :Propritaires et fermiers, on nous raconte

    Quils seront tous daccord sils ont la tte ronde !Moi, je paie mes fermages, et lautre les encaisse.Et nous serions des frres ? Elle est bien bonne !

    Nous sommes tchouques tous les deux ? Et puis alors ?Quil me libre donc du fermage, sinonLa faim, le froid, le vent, tout nous spare.Et entre nous il y aura toujours un monde !

    CALLAS : Vous pouvez en penser ce que vous voudrez : moi, je tente le coup avec Ibrine !LES FERMIERS :

    Viens avec nous, Lopez !

    Ce qui compte pour nous, cest toujours : riche ou pauvre !Ils lui serrent la main et sen vont.MADAME LOPEZ : Je crois que maintenant il vaudrait mieux que nous rentrions, nous aussi.

    MADAME CALLAS : Non, madame Lopez, vous ne pouvez pas. En passant prs de ltang, tout lheure, jai entendu les gens dire quils avaient un compte rgler avec vous. Et quand jai regard du ctde votre ferme, jai vu une lueur rouge.

    MADAME LOPEZ : Mon Dieu !

    LOPEZ : Callas, je te demande de cacher ma famille chez toi, le temps que sapaisent les premiresperscutions.

    Silence.

    CALLAS : Pour cette nuit et pour les jours suivants, jaimerais mieux quon ne vous trouve pas sousmon toit

    LOPEZ : Est-ce que tu ne pourrais pas cacher au moins mes enfants, pendant quelques jours ?

    CALLAS : Je pourrais, peut-tre. Mais tu fais partie de la Faucille, et la frquentation de lun dentrevous est dangereuse pour ma famille.

    LOPEZ : Eh bien nous partons, Callas.Callas ne dit rien.

    LES DEUX FEMMES :La misre avait fait de nous des camarades,Nous voici ennemis par la forme des crnes.

    La famille Lopez sen va, dun pas hsitant.MADAME CALLAS : Toi, dpche-toi daller Louma ! Profite des circonstances ! Ne paie pas de

    fermage et rapporte un papier comme quoi tu nas plus en payer.CALLAS : Je ne reviens pas tant quon ne me donne pas un papier, cest moi qui vous le dis !

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    4. Le palais du vice-roi.

    Dans la cour se droule une audience du tribunal. Les parties en prsence sont la Mre Suprieure deSan Barabas et le Pre abb de San Stefano. Inscription lumineuse : La Faucille marche sur la capitale.

    LE JUGE : Dans laction intente par lOrdre Mendiant des Moines Dchaux de San Stefano laCommunaut des Surs de la Pauvret de San Barabas, les plaignants ont conclu un prjudice de septmillions par eux subi. En quoi consiste le dit prjudice ?

    LABBE DE SANS STEFANO : Il rsulte de ldification, par la Communaut de San Barabas, dun

    nouveau sanctuaire qui dtourne de nous la pit des plerins.LA SUPERIEURE DE SAN BARABAS : Comme le tribunal peut le constater au vu des livres de la

    nouvelle chapelle de San Sebastian, objet de ce litige, les bnfices ne se montent pas sept millions, ainsique le prtendent nos chers frres, mais peine quatre millions.

    LABBE : Oui, si lon en croit les livres ! Je me permets de rappeler la cour quelle a dj eu statuer

    ici mme sur une fraude fiscale dun million et demi, dont les Surs de la Pauvret de San Barabas furentconvaincues, encore quelles sappuyassent sur leurs livres tout comme aujourdhui.

    Les deux parties se montrent le poing. Un greffier fait irruption.LE JUGE : Que se passe-t-il ? Je dsire quon ne vienne pas troubler le cours de la justice lorsquil y va

    dintrts aussi considrables.LE GREFFIER : Votre honneur, une foule se dirige vers le tribunal, entrainant avec elle monsieur de

    Guzman, quelle voudrait voir juger. Ces gens affirment que monsieur de Guzman aurait viol une jeune filletchouque.

    LE JUGE : Cest ridicule. Monsieur de Guzman est lun des cinq plus grands propritaires de ce pays.Voil dj trois jours quon a mis fin son incarcration illgale.

    La foule envahit la salle. Elle pousse de Guzman devant le juge. Madame Cornamontis et Nannaapparaissent aussi, entraines par la foule. Le juge agite sa sonnette autant quil peut, de Guzman est

    press par la foule qui lui crache dessus.DES VOIX : Regardez-moi ce costume : de quoi nourrir une famille de six personnes pendant un mois.

    Vous avez vu ces mains de jeunes filles, il na jamais tenu une pelle de sa vie. Nous le pendrons unecorde de soie.

    Les T.C. commencent jouer aux ds les bagues du grand propritaire.UN HOMME : Monsieur le juge, le peuple du Yahoo exige que le crime de cet homme soit puni.LE JUGE : Mes amis, cette affaire sera instruite en son temps. Mais pour le moment, la cour doit statuer

    dans une affaire de la plus grande urgence.LABBE, que la Mre suprieure est venue rejoindre et qui semble trs nerveux : Nous nestimons pas

    ncessaire de rgler nos petits diffrends au vu et au su de toute la population. Nous ne verrions pasdobjection ce que le procs soit remis.

    CRIS DE LA FOULE, lextrieur : Assez perdu de temps ! On aurait dj du mettre le feu cette

    boutique ! On devrait pendre ce juge ! Quon pende tout ce beau monde, pas besoin de procs !LHOMME, sadressant la foule reste dehors :

    Vous savez maintenant ce quest la vraie clmence :La victime y a droit, mais non le criminel !

    On montre sa piti pour les victimesEn refusant toute piti aux criminels.

    Inscription lumineuse : Dans une allocution prononce devant les instituteurs, le gouverneur dfinit les

    combats qui se droulent dans le Sud comme la lutte de la justice contre linjustice. LHOMME, sadressant la foule : Asseyez-vous tous et ne partez pas dici avant que soit prononce

    une juste sentence, et que ce propritaire soit pendu !

    Ils sassoient par terre, ouvrent des journaux, crachent, bavardent.LINSPECTEUR entre et va sentretenir avec le juge : Le gouverneur vous fait dire de faire ce que

    demande la foule et douvrir ce procs. Le tribunal ne doit plus sattacher la lettre des lois, il doit tenircompte du sentiment instinctif de justice qui anime le peuple. Les combats dans le Sud ne tournent pas

    lavantage du gouvernement, et la capitale est de plus en plus agite.LE JUGE, aux spectateurs : Cest trop dmotions pour moi. Je suis affaibli physiquement, je ne suis

    plus la hauteur de ces circonstances exceptionnelles. Nous navons pas t pays depuis deux mois. Lestemps ne sont pas srs, je dois penser ma famille. Ce matin, jai djeun dune tasse de th clair et dunpetit pain rassis. On ne peut pas rendre justice le ventre vide. Un homme qui a mal djeun ne se fait pascouter, il manque de conviction, et la justice a triste figure.

    Les avocats de Guzman, la robe au vent, pntrent dans lantichambre, suivis de quelques grandspropritaires.

    LAVOCAT TCHOUQUE, son confrre rest dans lantichambre : Restez dans la salle des avocats.Vous tes tchiche, il vaut mieux ne pas vous montrer.

    LAVOCAT TCHICHE : Tchez de le faire mettre en prison pour huit jours. Je voudrais bien quil menarrive autant !

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    Lavocat tchouque et les propritaires pntrent dans la cour.DES CRIS, lextrieur : Commencez, commencez ! Il fait dj presque trop sombre, si nous voulons

    pendre cet homme !LE JUGE : Que les gens sassoient correctement, au moins. Nous devons dabord tablir les faits. On

    ne peut tout de mme pas accepter nimporte quoi. (A madame Cornamontis :) Qui tes-vous ?MADAME CORNAMONTIS : Madame Cornamontis, Emma. Propritaire du caf El Paradiso ,

    Estrada 5.LE JUGE : Que voulez-vous ?

    MADAME CORNAMONTIS : Rien du tout.

    LE JUGE : Alors quest-ce que vous faites l ?MADAME CORNAMONTIS : Il y a environ une demi-heure, un attroupement sest form devant chez

    moi et les gens ont exig quune de mes serveuses la voil les accompagne au tribunal. Comme jevoulais lempcher de les suivre, on ma oblige venir aussi. Je tombe l-dedans comme un cheveu sur lasoupe.

    LE JUGE, Nanna : Cest vous, la fille en question ? Prenez place au banc des accuss.On siffle dans la foule.DES CRIS, lextrieur : Eh l ! Ce sont les autres qui devraient sy asseoir !Inscription lumineuse : Les troupes gouvernementales opposent une rsistance acharne lavance

    de la Faucille. LE JUGE : Cest moi qui dcide qui doit sasseoir au banc des accuss. (A Nanna :) Vous avez abord

    ce monsieur en pleine rue. Vous savez que, ce faisant, vous encouriez une peine de trois semaines demaison de correction. (Comme Nanna ne rpond pas, le juge sincline vers monsieur de Guzman :)Voudriez-vous vous approcher, monsieur de Guzman. Confirmez-vous les faits ?

    MONSIEUR DE GUZMAN : Certainement, monsieur le juge. Jai t abord par cette jeune femmetandis que je faisais ma promenade matinale. Elle est la fille dun de mes fermiers et voulait me demander

    de faire grce du fermage son pre. (A voix basse :)Je vous prie de me faire mettre en prison, je suistchiche.

    LAVOCAT TCHOUQUE : Je suis lavocat de la famille de Guzman et jassumerai la dfense de mon

    client.LE JUGE : Avez-vous des tmoins citer ?LAVOCAT : Voici Messieurs Saz, Duarte et de Hoz.DES CRIS, de lextrieur :Les beaux messieurs viennent tmoigner contre les pauvres gens !Sifflets.LE JUGE : Silence ! (Aux tmoins :) Faites votre dposition. Je vous rappelle que vous pouvez encourir

    laccusation de faux tmoignage.

    DES CRIS, de lextrieur : Cest dj mieux !LE RICHE MONSIEUR SAZ : Monsieur de Guzman a t abord dans la rue par cette fille.LAVOCAT : Il me semble que la position sociale de mon client suffit dautant mieux garantir la

    vracit de ses dires quon pourrait tout au plus y opposer les allgations dune simple serveuse de caf.UNE VOIX den haut : Oh-oh ! Cest peut-tre le contraire ! Enlve donc un peu ta toque, quon voie

    quel genre de tte tu as ! Avec les opinions que tu as !UNE DEUXIEME VOIX den haut : Chapeau !

    LAVOCAT, tant sa toque : Jai la tte aussi ronde que vous !LA VOIX den haut : Et si tu demandais un peu ton client qui cest qui exige du pre un fermage si

    lev que sa fille est oblige de se vendre ?

    LA DEUXIEME VOIX den haut : Oui, commenons par le commencement !LE JUGE, Nanna : Asseyez-vous donc sur ce banc, que nous puissions enfin commencer !LA VOIX den haut : Non, ne tassieds pas ! Nous sommes l pour que tu obtiennes rparation, et non

    pour te voir au banc des accuss !LAVOCAT : On ne peut pas dlibrer sur la place publique. Il sagit de questions complexes, chacun

    doit avoir la tte froide.LA VOIX den haut : Et pointue, sans doute ?

    Rires.LA DEUXIEME VOIX den haut : Quon fasse venir Ibrine !UNE VOIX : Nous exigeons que prennent place au banc des accuss : le propritaire usurier, la vieille

    maquerelle et le chicanier !LA VOIX den haut : Et nous exigeons Ibrine. Quest-ce quil fabrique au lieu dtre l ?DES VOIX : Ibrine ! Ibrine ! Ibrine !

    Ibrine est entr depuis un moment sans se faire remarquer et sest assis lcart, derrire le juge.DAUTRES VOIX : Mais il est l, Ibrine !

    QUELQUES VOIX : Vive Ibrine !LE JUGE, Ibrine : Votre excellence, je me fonde sur les tmoignages de quelques-uns des plus

    grands propritaires de ce pays.IBERINE : Fondez-vous plutt sur les communiqus qui nous parviennent du thtre des oprations !

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    Inscription lumineuse : On constate encore de graves insuffisances dans lquipement des troupesgouvernementales. Le manque de munitions et les difficults de ravitaillement mettent rude preuve lemoral magnifique de notre arme. Le public sagite. Le fermier Callas pntre dans la salle en mmetemps quun tas de gens.

    LA VOIX den haut : Voici le pre de la fille.NANNA : Ae ! Mon pre ! Il ne faut pas quil me voie, car cette fois jai fait une btise qui risque de leur

    coter cher, la maison.LE JUGE, Callas : Que venez-vous faire ici ?

    LA VOIX den haut : Il vient demander justice !

    UN HOMME qui accompagne le fermier Callas : Nous lavons rencontr dans la rue et il nous ademand o et quand on jugeait de Guzman. Nous lui avons dit que ctait maintenant, et quil navait qu

    suivre le flot des gens : ils viennent tous ici.CALLAS : Cest exact. Jai quitt ma ferme pour venir ici tmoigner au procs de mon propritaire,

    accus de pratiquer un taux de fermage usuraire.

    LE JUGE : Il ne sagit pas de taux de fermage.CALLAS : Mais si : je peux tmoigner que le fermage tait exorbitant. Le sol est marcageux et les

    champs sont loin les uns des autres ; les instruments sont rudimentaires et nous navons que notre vache atteler. Nous travaillons tout lt partir de trois heures du matin, les enfants comme nous. On ne peut

    savoir lavance le prix du bl, il change chaque anne, mais le fermage, lui, reste toujours le mme. Notrepropritaire ne fait rien et encaisse notre argent. Je demande donc quon supprime ce fermage une bonnefois pour toutes, et que le prix des crales soit fix de faon que nous puissions vivre de notre travail.

    LA VOIX den haut : Trs bien.Applaudissements.LHOMME se lve, se tourne et parle la rue : Le pre de la jeune victime, qui est aussi fermier de

    laccus, exige labolition du fermage et la fixation de justes prix pour les crales.

    A larrire-plan, applaudissements dune foule nombreuse.LE JUGE, Ibrine : Comment votre Excellence dsire-t-elle voir traiter cette affaire ?IBERINE : Faites comme vous lentendez.

    Inscription lumineuse : Des dpches en provenance de toutes les rgions mridionales annoncentque les fermiers sapproprient illgalement les terres.

    LE JUGE : Au terme des paragraphes du code, la fille seule est coupable. Elle na le droit daborderpersonne en dehors du local o elle travaille.

    IBERINE : Cest tout ce que vous avez dire. Cest peu.LA VOIX den haut : Bravo ! Vous avez entendu comment le gouverneur a remis le juge sa place ? Il

    lui a dit que ctait peu !

    LHOMME, tourn vers la rue : Le gouverneur est intervenu. Il a dj dcern un blme au prsident dutribunal. Il a qualifies ses connaissances juridiques de trs limites. Laudience se poursuit.

    IBERINE : Soumettez le pre de la jeune fille un interrogatoire plus serr. Et venez-en donc

    lessentiel.LE JUGE : Vous prtendez donc que votre propritaire fixait votre fermage bien au-dessus du taux

    lgal ?CALLAS : Voyez-vous, ce fermage, nous ne pouvions pas mme le gagner. Nous avons vcu de

    labattage du bois, en mangeant des racines, puisque nous devions livrer le grain la ville. Nos enfants vontnus presque toute lanne. Nous navons pas de quoi rparer la maison, et elle tombe lentement en ruine surnos ttes. Les impts sont trop lourds, eux aussi. Je demande galement labolition complte des impts

    pour ceux qui ne peuvent pas les payer.Applaudissements de toute part.LHOMME, tourn vers la rue : Le fermier demande labolition complte de tous les impts pour ceux

    qui ne peuvent pas les payer ! Mais laudience se poursuit encore.Tonnerre dapplaudissements larrire-plan.LE JUGE : A combien se monte le fermage ? A combien se montent les impts ?IBERINE se lve si brusquement quil fait tomber sa chaise : Vous navez pas de question plus

    importante poser ? Nentendez-vous pas une voix intrieure qui vous dit ce dont le peuple a vraimentbesoin ?

    CALLAS : Il a besoin de chevaux, par exemple, de chevaux !IBERINE schement : Silence ! Quest-ce que a veut dire, des chevaux ? Il sagit de bien autre chose !

    (Au juge :)Vous pouvez partir. Quittez cette place, vous ntes pas capable de la tenir. Je me charge demener bien cette affaire.

    Le juge rassemble ses papiers et quitte, atterr, sa place et le tribunal.LHOMME, tourn vers la rue : Le gouverneur a relev de ses fonctions le prsident du tribunal et se

    charge lui-mme de la conduite des dbats. Le prsident du tribunal quitte la salle. Vive Ibrine !CALLAS : Vous avez entendu a : Quest-ce que a veut dire, des chevaux ? Il sagit de bien autre

    chose !

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    UN HOMME larrire-plan : Maintenant quon a chass le plus usurier des propritaires, savoir le

    vice-roi, pourquoi ne pas distribuer les terres ?Applaudissements. Inscription lumineuse : Des actions isoles de fermiers rvolts sont signales

    jusque dans les districts du Nord.

    IBERINE : Comme la cour na pas su aller au cur du problme, je prends laffaire en main.Au nom du peuple tchouque.Laffaire aura pour nous valeur de prcdentEn matire de droit tchouque.

    Cest un certain esprit

    Que nous devons combattre. De mme que nos troupesDans le Sud materont les fermiers rvolts,

    De mme ici le tribunal imposeraLa rigueur du droit tchouque aux abus de leurs matres.Que nous importe ici quon soit riche ou bien pauvre :

    Un mme crime entrainera mme sentence.Au banc des accuss prendront place : le propritaire de Guzman et ( il montre madame Cornamontis) cettepersonne. Du ct des plaignants : cette fille et son pre.

    LHOMME, tourn vers la rue : Le gouverneur veut donner un exemple de jurisprudence tchouque. Il

    commence par mettre de lordre dans la procdure. Il indique leurs places aux accuss et aux plaignants.IBERINE Callas : Avancez. Regardez votre fille.CALLAS : Ah, tu es l, Nanna ?IBERINE : Est-ce que vous la reconnaissez ?CALLAS : Naturellement.IBERINE : Si je vous pose la question, cest quelle a d changer.CALLAS : Pas tellement.

    IBERINE : Sont-ce l les vtements que vous lui avez achets ?CALLAS : Non, naturellement.IBERINE : Ah, vous voyez : ce ne sont pas les vtements que peut acheter sa fille un simple paysan

    comme vous, qui retourne la glbe de sa main calleuse.CALLAS : Comment voulez-vous, avec le fermage que je paie !IBERINE : Et mme si vous pouviez, le feriez-vous ? Vous avez le got simple et juste, de telles

    frusques ne peuvent que vous choquer. Comment se fait-il que votre fille puisse acheter des vtements dece genre ?

    CALLAS : Elle gagne bien sa vie.IBERINE, avec insistance : Rponse pouvantable ! Je repose ma question : reconnaissez-vous, dans

    cette fille habille la dernire mode, lenfant joyeuse qui gambadait dans les champs en vous donnant lamain ? (Le fermier jette des regards hbts.) Vous doutiez-vous que votre enfant, ge de seize ans peine, entretenait dj des relations coupables avec votre propritaire ?

    CALLAS : Oui. Mais les avantages que nous en avons tirs taient minimes. On nous a quelquefoisprt les chevaux pour aller chercher le bois. (Sadressant aux gens qui lentourent :) Mais quand vouspayez un fermage dix fois trop lourd, a vous fait une belle jambe quon vous le rduise de temps en tempsdun tiers ! Et encore, pas rgulirement. Ce quil me faut, ce sont des chevaux moi.

    IBERINE : Donc, votre propritaire abusait dune position de force fonde sur sa situation conomiqueet il en a profit pour prcipiter votre fille dans linfortune ?

    CALLAS : Dans linfortune ? Cest elle qui en a eu tout le bnfice ! Elle a pu au moins shabiller

    correctement ! Elle na plus jamais travaill. Tandis que nous ! Essayer donc de labourer sans chevaux !IBERINE : Est-ce que vous savez que votre fille en est maintenant au point quelle fait partie de

    ltablissement de madame Cornamontis.

    CALLAS : Oui. Bonjour, madame Cornamontis.IBERINE : Vous savez de quel genre de maison il sagit ?CALLAS : Oui. Je voudrais encore ajouter que quand nous utilisions les chevaux du chteau, on nous

    faisait payer. Un prix scandaleux. Et il nous tait interdit dutiliser dautres chevaux.

    IBERINE, Nanna : Comment avez-vous chou dans cette maison ?NANNA : Je navais plus envie de travailler aux champs. A vingt cinq ans, cest comme si on en avait

    quarante.IBERINE : La vie facile que vous a fait connatre votre sducteur vous a coupe jamais de votre

    famille. Etait-ce le premier homme dans votre vie ?NANNA : Oui.IBERINE : Parlez-nous de la vie que vous menez dans le caf o vous travaillez depuis.

    NANNA : Je ne me plains pas. Sauf que nous payons trop pour le linge et quon nous prend nos

    pourboires. Nous devons toutes beaucoup dargent la patronne, et avec a, il fallait que je serve jusquetard dans la nuit.

    IBERINE : Mais vous dites que vous ne vous plaignez pas du travail. Tout le monde doit travailler. Maisil y a autre chose, dont vous avez vous plaindre.

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    NANNA : Eh bien, cest--dire quil y a des cafs o le personnel est libre de prfrer certains clients.

    IBERINE : Ah-ah ! Ce qui veut dire que, dans celui-ci vous avez t contrainte de subir les avances detous ceux qui payaient ?

    NANNA : Oui.

    IBERINE : Il suffit. (Au fermier Callas :) En tant que pre, quelle plainte entendez-vous faire valoircontre le prvenu ?

    CALLAS : Quil pratique un taux de fermage usuraire.IBERINE : Vous avez lieu de porter des accusations plus graves.

    CALLAS : Je crois que a suffit largement.

    IBERINE : Vous avez t victime de bien autre chose quun taux de fermage usuraire. Vous ne le voyezpas ?

    CALLAS : Oui, bien sr.IBERINE : De quoi avez-vous t victime ? (Le fermier Callas ne dit rien. Ibrine sadresse de

    Guzman :) Reconnaissez-vous avoir abus de votre position conomique lorsque vous avez sduit la fille de

    votre fermier ?MONSIEUR DE GUZMAN : Jai eu limpression que mes avances ne lui taient pas dsagrables.IBERINE Nanna : Quavez-vous rpondre ? (Nanna garde le silence. Ibrine linspecteur :)Faites

    sortir laccus ! (On emmne de Guzman. Ibrine Nanna :) Voulez-vous maintenant nous dire si les

    avances de de Guzman vous taient agrables ou non ?NANNA de mauvaise grce : Je ne me souviens plus.IBERINE : Rponse atterrante !LAVOCAT Nanna :

    Peut-tre tait-ce de lamour ? Seigneur,Les actions des hommes sont impntrables.Le plus grand nombre ignorent leurs mobiles,

    Ne parlons pas de ceux des autres !Lil le plus exercNe peut souvent percer jour linextricable

    Nature humaine. Cette homme est accus davoirSduit, puis pay une fille ; par consquentDavoir achet ce qui ne sachte pas.Mais on accuse ainsi la fille autant que lhommeCar sil put acheter, cest quelle voulait vendre.Maintenant quon me dise si lachat et la ventePeuvent seuls expliquer ce jeu mystrieux,

    Ce jeu tendre, ternel, que jouent lhomme et la femme ?Est-ce que a ne peut pas ntre que de lamour ?Oui Seigneur, dans le cas qui nous occupe ici,

    Ctait bien de lamour.Il sassoit.

    Voil.IBERINE linspecteur : Il faut le rappeler !

    On fait rentrer de Guzman.Eh bien, regardez-le lobjet de cet amour !Rires dans toute lassistance.

    LAVOCAT :Seigneur, quest-ce que lamour ? Pourquoi lhomme aime-t-il ?Lun fait une rencontre et dcouvre lamour,

    Un autre veut lamour et cherche qui aimer.Ainsi lun aime un tre et lautre aime lamour.Je crois devoir parler dans un cas de destin,Dans lautre de dbauche. Peut-tre sagit-il

    De la dbauche la plus trouble et la plus vile ?MADAME DE CORNAMONTIS se lve : Jai une dclaration faire. (Ibrine, de la tte, lui fait signe de

    parler.) Je tiens dire que Nanna Callas est parmi les plus honntes filles de mon tablissement. Elle faitdes conomies et envoie de largent sa famille.

    IBERINE lavocat : Vous pouvez disposer. Une juste cause na pas besoin de dfenseur. (Lavocatrassemble ses papiers et quitte le tribunal. Ibrine de Guzman :) Accus, reconnaissez-vous avoir abusde votre puissance conomique ? (De Guzman ne rpond pas. Ibrine, brusquement :) Quest-ce que vous

    tes ?

    MONSIEUR DE GUZMAN : Propritaire foncier.IBERINE : Quest-ce que vous tes ?

    MONSIEUR DE GUZMAN : Jappartiens la noblesse terrienne.IBERINE : Je vous demande ce que vous tes ?

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    MONSIEUR DE GUZMAN : Catholique.

    IBERINE, lentement : Quest-ce que vous tes ? (De Guzman ne rpond pas.)Vous tes tchiche, etvous avez abus de votre puissance conomique pour sduire une jeune fille tchouque. (A madameCornamontis :) Et vous, une femme tchouque, vous avez eu laudace de vendre des Tchiches cette jeune

    fille tchouque. Voil le fond de laffaire.A de Guzman :

    Regardez-le, avec son crne en pointe !Pris en flagrant dlit dabus de sa puissance !

    Car cest labus qui est mauvais, non la puissance.

    Vous tous qui achetez ce qui nest pas vendreEt qui nest pas le produit du ngoce ; vous tous

    Qui naccordez valeur qu des biens alinables,Vous qui mconnaissez les biens inalinables,Comme est larbre sa croissance, insparable

    De lui-mme comme la forme de ses feuilles ;Vous qui, venus dailleurs, nous avez alins,La mesure est comble !

    Aux autres :

    Voyez, vous autres, comme il est difficileDe dgager le droit dun fatras dinjusticeEt de dcortiquer la simple vrit.

    UN T.C. : Vive Ibrine !IBERINE : Voici mon verdict. La jeune fille est acquitte. La caf de madame Cornamontis, attendu

    quon y a vendu des Tchiches une jeune fille tchouque, est fermMADAME CORNAMONTIS, dune voix blanche : Il nen est pas question.

    IBERINE : est ferm aux Tchiches. Le sducteur tchiche, pour sa part, est condamn mort.CALLAS crie : Et le fermage est supprim ! Ah, Lopez, as-tu encore quelque chose dire contre ce

    grand homme ?

    IBERINE :Qui parle de fermage ? Cest un dtailDans ton affaire, un dtail accessoire.Il faut voir au-del, car il y a bien plus !Tu es un pre tchouque ; toi, une fille tchouque !Opprims par les Tchiches depuis toujours, et libres dsormais !

    CALLAS : Libres ! Tu entends, Lopez !

    IBERINE :Je te rends ton enfant, qui gambadait nagureEn te donnant la main dans la campagne tchouque.

    Vous autres vous direz : cest un jugement tchouque.Le sens profond en est de faire le dpartEntre blanc et noir. Cest quainsi je spareCe peuple en deux parties ; et jextermine lune

    Pour le salut de lautre, que comme ce fermierJe tire de labrutissement, comme je tireSa fille de la fange o elle avait roul.

    Ce faisant, je spare le Tchouque du Tchiche,Lusage de labus, le droit de linjustice !

    LA FOULE : Vive Ibrine !

    La foule applaudit frntiquement. Nanna est porte en triomphe et lhomme commente pour la rue :LHOMME : Le gouverneur a prononc contre le Tchiche de Guzman, pour avoir sduit une jeune fille

    tchouque, la condamnation la peine capitale. La jeune fille qui a obtenu satisfaction sort de la salle, elle estporte en triomphe. Vive Ibrine !

    La foule reprend ce cri, Ibrine sort rapidement.LABBE sadressant haute voix ceux qui lentourent : Cest un verdict monstrueux : la famille de

    Guzman est lune des plus nobles de tout le pays. On ose la livrer en pture la populace ! Et la sur ducondamn est sur le point dentrer au couvent !

    On emmne de Guzman. Il passe devant le groupe des grands propritaires fonciers, qui sedtournent.

    MONSIEUR DE GUZMAN :

    Don Duarte, viens mon aide ! Et vous messieurs

    Vous devez aujourdhui massister ! A combienDe tables avons-nous banquet tous ensemble !

    Alfonso, toi tu peux parler en ma faveur.Tu as la tte ronde, puisque cest a qui compte.

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    Dis que ce que jai fait, tu las fait toi aussi !

    Pourquoi vous dtourner ? Gardez-vous en ! Cest mal,Ce que vous faites l ! Regardez mes habits !Si vous me laissez choir, votre tour viendra vite !

    Et peu vous servira davoir la tte ronde !Les propritaires continuent lignorer. On lemmne.DES MILICIENS, en le frappant : Un vieux grigou de propritaire ! Et a sduit des filles tchouques !

    Cassez-lui sa sale tte pointue ! Et regardez ses amis dun peu plus prs !

    Les propritaires fonciers sloignent rapidement.

    CALLAS, montrant de Guzman : Et dire que ctait mon propritaire ! Madame Cornamontis, ma fillevous rend son tablier ! Elle na plus rien faire dans une maison comme la vtre.

    PALMOSA : On na jamais vu a ! Cest une re nouvelle ! Quon pende ce propritaire ! Les fermierstiennent le bon bout, madame Cornamontis !

    MADAME CORNAMONTIS : Monsieur Palmosa, cest toujours une joie de vous entendre discourir :

    vous navez jamais cess de croire au Pre Nol.CALLAMASSI : Vous ne pensez donc pas, madame Cornamontis, quun pauvre pourrait un jour ou

    lautre remporter un combat contre un riche ?MADAME CORNAMONTIS : Je vais vous dire mon sentiment en la matire.

    Madame Cornamontis chante la Ballade du bouton quon jette en lair .

    BALLADE DU BOUTON QUON JETTE EN LAIR

    1.Mettons quun jour un bossuMe demande, tout confus,

    Si de lui une belle est prise.Je dirais : oui, a sest dj vu.Mais, lui arrachant un bouton de chemise,

    Je lui dis : lami, veux-tu que le sort nous le dise ?Sil tombe les trous dessus,Il se peut que tu sois duEt forc de chercher ailleurs.Voyons voir si tu auras ce malheurLanant le bouton, je dis : pas de chance.Si lon dit : mais des trous sont des trous, cest jou davance !

    Je rponds : cest lvidence.Et je dis : le sort ten veut, la chose est nette.Prends en note et tu auras la paix :

    Ici bas lamour pour toi sachte ;Si tu veux quon taime, il faut que tu paies.

    2.

    Mettons quun jour un bentMe demande, un peu inquiet,Si son frr lui donnera sa part.

    Je dirais : il y a des veinards.Mais, en arrachant son bouton de chemise,Je lui dis : lami, veux-tu que le sort nous le dise ?

    Sil tombe les trous dessus,Il sengraisse son insuEt ce sera un mauvais payeur.Voyons voir si tu auras ce malheur

    Lanant le bouton, je dis : pas de chance.Si lon dit : mais des trous sont des trous, cest jou davance !Je rponds : cest lvidence.

    Et je dis : le sort ten veut, la chose est nette.Il ne sert plus rien de tentter.Si tu aimes bien ta tranquillit,

    A ton frre il faut que tu lachtes.

    Elle prend le fermier Callas par le bras et lui fait faire quelques pas vers lavant-scne. Elle lutilise dansla dmonstration de sa troisime strophe.

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    3.

    Mettons quun jour un croquantMe raconte en suffoquant :Par les riches je suis gorg !

    Va-t-on bientt me ddommager ?Moi, en arrachant son bouton de chemise,Je lui dis : lami, veux-tu que le sort nous le dise ?Sil tombe les trous dessus,

    Laffaire naura pas dissue,

    Tu perds ton temps et tes pleurs.Voyons voir si tu auras ce malheur

    Lanant le bouton, je dis : pas de chance.Si lon dit :

    DES PERSONNES de lassistance, aprs stre penches pour voir de quel ct est tomb le bouton :

    Mais des trous sont des trous, cest jou davance !MADAME CORNAMONTIS :

    Je rponds : cest lvidence.Et je dis : le sort ten veut, la chose est claire.

    Rien ne sert de te mettre en colre :Le bien, le mal, quoi que tu aies fait,Ici-bas, il faudra que tu payes.

    CALLAS : Mais je vais finir par croire que vous avez les oreilles bouches, ma brave dame ! Legouverneur a soulign expressment que le fermage tait un dtail accessoire ! Il ne me manque plus queles chevaux, et je suis sauv !

    Madame Cornamontis clate dun rire sonore et montre du doigt le fermier Callas, qui a lattitude dunhomme soudain devenu aveugle. Inscription lumineuse : Dans le Sud, les combats redoublent deviolence.

    5. Le couvent de San Barabas

    Sont assis face face comme deux parties adverses, dune part deux religieuses de lOrdre des Sursde la Pauvret de San Barabas, de lautre Isabella de Guzman et son avocat tchouque.

    LAVOCAT : Avant de sengager dans la ngociation sur son entre dans ce couvent, mademoiselle deGuzman souhaite vous poser quelques questions.

    ISABELLA, lit les questions inscrites sur un morceau de papier : Est-ce que ce couvent est bien

    svre ?LA SUPERIEURE : Le plus svre qui soit, mon enfant. (A lavocat :) Mais aussi le plus cher.LAVOCAT : Nous savons cela.LA SUPERIEURE : Par consquent le plus distingu.

    ISABELLA : Est-ce quil y a beaucoup de jours de jene ? Combien ?LA SUPERIEURE : Deux pas semaine, une semaine entire avant chacune des quatre ftes de

    prcepte, et pour les Quatre-Temps.

    ISABELLA : Est-ce que rellement les hommes nont pas accs dans le couvent ? Est-ce que, parexemple, aucune sortie nest possible ?

    LA SUPERIEURE : Jamais aucune.

    ISABELLA : Est-ce que la nourriture est bien frugale, la couche bien dure et les exercices spirituelsabondants ?

    LA SUPERIEURE : La nourriture est frugale, la couche est dure et les exercices spirituels sontabondants, mon enfant.

    ISABELLA :Jai trop souvent vu la lubricitHonteuse de nos servantes,Cela me rpugne. Les yeux de mon cher frre

    Avaient mme de ces faiblesses.Jai entendu souvent des bruitsDe lutte, ou bien des rires odieux.

    Que ma couche soit intacte et que mon sein reste pur.

    Chastet ! Tu es un bien sans prix, un dnuement royal !Quaustre soit ma chambre et frugale ma table,

    Et muettes les pierres qui borneront ma vue.En peu dannes dj jai vu autour de moi

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    Trop dorgueil et de pauvret rvolte.

    Aussi je veux rester toujours humble, chaste et pauvre.LA SUPERIEURE :

    Cest ainsi, mon enfant, que nous vivons ici,

    Et telles tu nous vois, telle tu deviendras.(A lavocat :) Mais il faut tout dabord, matre, que nous tombions daccord sur les conditions. Que nous

    apporte mademoiselle ?LAVOCAT : Bon, vous nallez pas nous mettre le couteau sur la gorge ! Voici la liste.

    LA SUPERIEURE lisant : Trois douzaines de chemises, a ne suffira pas. Disons cinq douzaines.

    LAVOCAT : Oh l, doucement, quatre douzaines me sembleraient dj beaucoup.LA SUPERIEURE : O est le linon ?

    LAVOCAT : Du linon, pour quoi faire ?LA SUPERIEURE : Du linon, pour quoi faire ! Si Dieu le veut, mademoiselle vivra chez nous jusqu

    quatre-vingts ans. Cinquante mtres de linon. Tiss la main. Les couverts doivent tre en argent.

    LAVOCAT : Ils ne seront pas en nickel !LA SUPERIEURE : Mon cher matre, il vaut toujours mieux sinformer avant. Et pour les armoires, nous

    naimons gure le bouleau ; nous les prfrons en merisier.LAVOCAT : Je ne vois pas l de difficult majeure. Nous en venons maintenant lessentiel, ma Mre.

    LA SUPERIEURE : Il est vrai.LAVOCAT : ah, vous pensez vous aussi que cela pose un problme !LA SUPERIEURE : Hlas.LAVOCAT : Eh oui, les origines de mademoiselle ne font pas le moindre doute.LA SUPERIEURE soulage: Ah, cest cela que vous vouliez dire ? Je pensais autre chose ! (Elle se

    lve, va vers Isabella et lui passe la main sous la coiffure. Elle rit sans retenue.) Pointu, incontestablementpointu. Eh bien, ici, cest sans importance. Ce sont des dtails extrieurs. Si tout le reste est en ordre, peu

    importe. Et maintenant, lessentiel : la rente mensuelleLAVOCAT : Vous savez ce que les terres de Guzman rapportent en fermages.LA SUPERIEURE : Les fermages sont peu levs, il faudrait quune grande partie en revienne

    rgulirement notre chre maison. Nous avons pens : au moins un quart.LAVOCAT : Cest tout fait impossible. Monsieur de Guzman, le frre de mademoiselle, doit supporter

    intgralement les frais de reprsentation de la famille Guzman, et ces fermages sont ses seules ressources.LA SUPERIEURE : Pour autant que je sache, monsieur de Guzman, hlas, nest pas actuellement en

    position de devoir supporter beaucoup de frais de reprsentation.LAVOCAT : Mais daprs ce qui vient dtre dit, mademoiselle vivra ici le plus simplement du monde.LA SUPERIEURE : La simplicit nest pas bon march.

    LAVOCAT : De surcrot, le nouveau gouvernement permet desprer non seulement que les fermagesseront verss rgulirement, mais encore quils seront augments.

    LA SUPERIEURE : Certes, mais on ne saurait faire fond l-dessus avec certitude. Nous devons pouvoir

    compter sur huit mille par mois.LAVOCAT : Les fermiers sont trangls ; pourra-t-on leur faire rendre gorge ce point, je me garderai

    de laffirmer. Il va falloir que vous rflchissiez encore tout cela, mademoiselle.LA SUPERIEURE : Oui, mon enfant, rflchissez-y ; voil ce que a cote.

    ISABELLA : Est-ce vraiment trop cher, matre ?Lavocat prend la jeune fille part. En lentranant dans un coin, il repose la question aux religieuses :LAVOCAT : Six mille ?

    Les religieuses secouent la tte et regardent fixement droit devant elles. Lavocat Isabella :La vie dont vous rvezNest vraiment pas donne.

    ISABELLApleure de voir quil est si difficile davoir la vie de ses rves : Ce que je veux, je le veux. Et jene vois pas o est le mal.

    LAVOCAT la Mre suprieure : Songez que cette anne, du fait de la rcolte trop abondante, lescrales ne rapportent rien, et que les propritaires fonciers eux-mmes doivent se priver de bien des luxes.

    LA SUPERIEURE : Nous avons des champs nous aussi. Par consquent nous souffrons nous aussi.Mais songez peut-tre que mademoiselle nentre pas ici sans raison, et que la famille espre en tirer toutesorte davantages. Nous avons dj voqu ses origines.

    LAVOCAT : Bien, jaurais simplement encore quelques questions vous poser. (Il les lit sur unmorceau de papier :) Est-ce que les biens en question passeront pour la forme sous la tutelle du couvent ?Est-ce quau besoin les Surs de la Pauvret se chargeront de dfendre ces biens dans les procs dont ilspourraient faire lobjet ? Les surs seraient-elles prtes sengager immdiatement dans ce sens ?

    LA SUPERIEURE a fait, mesure, signe que oui : Tout cela noffre pas de difficult. Mademoiselle nest

    pas seule dans ce cas.LAVOCAT : Alors nous sommes daccord. Il ne nous reste qu nous procurer largent. Ce nest pas

    simple, en pleine guerre civile. Voici les livres de comptes des terres de Guzman.La Suprieure les prend et les enferme dans son coffre.

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    LA SUPERIEURE : Eh bien, chre mademoiselle, nous sommes heureuses de vous accueillir dans ce

    havre de tranquillit. Vous vivrez en paix. Les tumultes du monde ne parviennent pas jusqu nous. ( Unepierre vient fracasser la fentre.)Quest-ce que cest ? (Elle court ouvrir lautre fentre.) Que font ces gensavec ces brassards dans notre cour ?

    Elle sonne. Entre une religieuse.LA RELIGIEUSE : Ma Mre, la courLA SUPERIEURE : Quest-ce que cela veut dire ? Faites avancer la voiture de mademoiselle de

    Guzman.

    LA RELIGIEUSE : Ma Mre, il vient de se passer dans la cour une scne pouvantable. Un homme est

    arriv devant le portail avec toute une bande de gens bruyants. Un homme est arriv devant le portail avectoute une bande de gens bruyants. Il y avait aussi une jeune femme trs farde. Il a vu les chevaux et il a

    prtendu que ctaient les siens, quil tait le fermier et quil en avait besoin pour la culture. Il a frapp lecocher la tte, il a dtel les chevaux et les a emmens. Il a dit aussi que monsieur de Guzman pouvaitbien aller pied jusqu la potence.

    LA SUPERIEURE : Cest pouvantable.LAVOCAT : Ma Mre, je vous demanderai dans ces conditions de bien vouloir prendre immdiatement

    mademoiselle sous votre protection. La rue parat prsenter quelques dangers.La suprieure regarde les autres religieuses.

    LA SUPERIEURE : Il me semble que les biens de la famille de Guzman courent sans doute plus derisques que cette famille elle-mme.

    LAVOCAT : Est-ce dire que vous refusez lasile mademoiselle ?LA SUPERIEURE : Je suis responsable de cette paisible maison, monsieur. Jespre que vous

    comprendrez la situation sans que jaie dire ce que je prfre taire.ISABELLA : Nous partons.LAVOCAT : Et que deviennent nos accords concernant les biens de Guzman ?

    LA SUPERIEURE : Nous tiendrons parole dans la mesure du possible.Les deux parties sinclinent. Lavocat et Isabella quittent la pice.

    6. Le caf de madame Cornamontis

    On na que ce quon a.

    Laprs-midi. Assis autour dune petite table, les trois propritaires fonciers Saz, de Hoz et Peruiner, au

    milieu de grosses valises. A larrire-plan, monsieur Callamassi, cach derrire son journal. Derrire le bar,madame Cornamontis tricote en fumant un cigare.

    MONSIEUR SAZ :Cest une bonne ide davoir choisi ce lieuPour attendre le train.

    MONSIEUR PERUINER :

    Mais y a-t-il un train ?MONSIEUR DE HOZ :

    Personne ici ne nous remarque, et ces jours-ci

    Cest bien ce qui importe. Les choses ont bien chang !MONSIEUR SAZ :

    O en sont les combats ? Cest deux que tout dpend.

    MONSIEUR PERUINER :Les combats tournent mal. Je pars contrecur.Cest la faute du vice-roi. Et de DuarteQui lui a amen cet Ibrine.

    Ces histoires de ttes rondes et pointuesDtournent les fermiers de la Faucille,Mais cest pour mieux semer la discorde entre nous.

    Bruits dans la rue.MONSIEUR PERUINER :

    Quel est encore ce bruit ?MONSIEUR SAZ ironique:

    Le hros national.

    Depuis hier, on ne parle que des chevaux