textes et perspectives 2de -...

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156 II. Le récit : le roman et la nouvelle Gustave Flaubert (1821-1880) Madame Bovary (1857) Cette page met en scène le pharmacien Homais, le médecin Charles Bovary et Emma, son épouse, autour du cas d’Hippolyte, garçon d’auberge au Lion d’or atteint d’une malfor- mation du pied, couramment appelée pied bot. « Les bienfaits de la science » I l 1 avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds- bots ; et, comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie 2 . – Car, disait-il à Emma, que risque-t-on ? Examinez (et il énumérait, sur ses doigts, les avantages de la tentative) : succès presque certain, soulagement et embel- lissement du malade, célébrité vite acquise à l’opérateur. Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’Or ? Notez 10 5 Opération du pied bot, dans Claude BERNARD et Charles HUETTE, Précis iconographique de médecine opératoire et d’anatomie chirurgicale, 1856. 1. Il : Homais. 2. Stréphopodie : (terme savant) pied bot.

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156 ■ II. Le récit : le roman et la nouvelle

Gustave Flaubert (1821-1880)

Madame Bovary (1857)

Cette page met en scène le pharmacien Homais, le médecin Charles Bovary et Emma, son

épouse, autour du cas d’Hippolyte, garçon d’auberge au Lion d’or atteint d’une malfor-

mation du pied, couramment appelée pied bot.

« Les bienfaits de la science »

Il1 avait lu dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds-bots ; et, comme il était partisan du progrès, il conçut cette idée patriotique que

Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de stréphopodie2.– Car, disait-il à Emma, que risque-t-on ? Examinez (et il énumérait, sur ses

doigts, les avantages de la tentative) : succès presque certain, soulagement et embel-lissement du malade, célébrité vite acquise à l’opérateur. Pourquoi votre mari, parexemple, ne voudrait-il pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d’Or ? Notez

10

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Opération du pied bot,dans Claude BERNARD

et Charles HUETTE,Précis iconographique demédecine opératoire etd’anatomie chirurgicale,1856.

1. Il : Homais.2. Stréphopodie :(terme savant) pied bot.

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8. Roman et réalités

qu’il ne manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis(Homais baissait la voix et regardait autour de lui) qui donc m’empêcherait d’en-voyer au journal une petite note là-dessus ? Eh ! mon Dieu ! un article circule...,on en parle..., cela finit par faire la boule de neige ! Et qui sait ? qui sait ?

En effet, Bovary pouvait réussir ; rien n’affirmait à Emma qu’il ne fût pas habile,et quelle satisfaction pour elle que de l’avoir engagé à une démarche d’où sa répu-tation et sa fortune se trouveraient accrues ? Elle ne demandait qu’à s’appuyer surquelque chose de plus solide que l’amour.

Charles, sollicité par l’apothicaire et par elle, se laissa convaincre. Il fit venir deRouen le volume du docteur Duval, et, tous les soirs, se prenant la tête entre lesmains, il s’enfonçait dans cette lecture.

Tandis qu’il étudiait les équins, les varus et les valgus, c’est-à-dire la stréphoca-topodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie (ou, pour parler mieux, les diffé-rentes déviations du pied, soit en bas, en dedans, ou en dehors), avec la stréphy-popodie et la stréphanopodie (autrement dit torsion en dessous et redressement enhaut), M. Homais, par toute sorte de raisonnements, exhortait le garçon d’aubergeà se faire opérer.

– À peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur ; c’est une simple piqûrecomme une petite saignée, moins que l’extirpation de certains cors.

Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.– Du reste, reprenait le pharmacien, ça ne me regarde pas ! c’est pour toi ! par

humanité pure ! Je voudrais te voir, mon ami, débarrassé de ta hideuse claudica-tion, avec ce balancement de la région lombaire, qui, bien que tu prétendes, doitte nuire considérablement dans l’exercice de ton métier.

Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus gaillard et plusingambe3, et même lui donnait à entendre qu’il s’en trouverait mieux pour plaireaux femmes ; et le valet d’écurie se prenait à sourire lourdement. Puis il l’attaquaitpar la vanité :

– N’es-tu pas un homme, saprelotte ? Que serait-ce donc, s’il t’avait fallu servir, allercombattre sous les drapeaux ?... Ah ! Hippolyte !

Et Homais s’éloignait, déclarant qu’il ne comprenait pas cet entêtement, cetaveuglement à se refuser aux bienfaits de la science.

FLAUBERT, Madame Bovary, II, 11.

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3. Ingambe :alerte, allègre.

OBSERVATION ET ANALYSE 1. Qui monopolise la parole dans ce texte ? Quel est l’effet produit par le silence des autres personnages ?2. Étudiez, dans les trois premiers paragraphes (l. 1-15),les enchaînements entre le récit mené par le narrateur etles différentes formes de discours de Homais. 3. Pourquoi la phrase : « Elle ne demandait […] quel’amour » (l. 14-15) est-elle particulièrement cruelle ? 4. Commentez l’emploi de l’expression « s’enfoncer danscette lecture » (l. 18) à propos de Charles. Que suggère-t-elle de ses compétences ?5. De quels arguments Homais se sert-il pour tenter deconvaincre d’abord Emma, ensuite Hippolyte ? Quel estl’effet suscité par la juxtaposition de ces deux séries d’ar-guments ?

PERSPECTIVES6. Quelle sorte de foi et de croyance Flaubert caricature-t-il à travers le personnage de Homais ? 7. Cherchez d’autres exemples de personnages littéraireset mythologiques atteints de déformations du pied ou dedéfauts de la démarche. Montrez que ces anomalies sontou bien le signe d’une vocation héroïque ou bien l’indiced’une faiblesse de l’âme.

ÉCRITURE (vers l’invention)Le rôle d’Emma n’est qu’allusivement évoqué dans letexte : « Charles, sollicité par l’apothicaire et par elle, selaissa convaincre » (l. 16). Exposez au discours direct lesarguments qu’elle aurait pu elle-même développer pourconvaincre son mari.

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158 ■ II. Le récit : le roman et la nouvelle

Victor Hugo (1802-1885)

Les Misérables (1862)

Les époux Thénardier, qui tiennent une auberge, ont recueilli Cosette

en échange d’une pension versée par sa mère, Fantine. Cette dernière,

victime d’une société impitoyable, vient de mourir.

« Ruse et rage »

Cette femme était une créature formidable qui n’aimait que sesenfants et ne craignait que son mari. Elle était mère parce

qu’elle était mammifère. Du reste, sa maternité s’arrêtait à ses filles,et, comme on le verra, ne s’étendait pas jusqu’aux garçons. Lui,l’homme, n’avait qu’une pensée : s’enrichir.

Il n’y réussissait point. Un digne théâtre manquait à ce grandtalent. Thénardier à Montfermeil se ruinait, si la ruine est possibleà zéro ; en Suisse ou dans les Pyrénées, ce sans-le-sou serait devenumillionnaire. Mais où le sort attache l’aubergiste, il faut qu’il broute.

On comprend que le mot aubergiste est employé ici dans un sensrestreint, et qui ne s’étend pas à une classe entière.

En cette même année 1823, Thénardier était endetté d’environquinze cents francs de dettes criardes, ce qui le rendait soucieux.

Quelle que fût envers lui l’injustice opiniâtre de la destinée, leThénardier était un des hommes qui comprenaient le mieux, avecle plus de profondeur et de la façon la plus moderne, cette chosequi est une vertu chez les peuples barbares et une marchandise chezles peuples civilisés, l’hospitalité. Du reste braconnier admirable etcité pour son coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisiblequi était particulièrement dangereux.

Ses théories d’aubergiste jaillissaient quelquefois de lui paréclairs. Il avait des aphorismes professionnels qu’il insérait dansl’esprit de sa femme. – « Le devoir de l’aubergiste, lui disait-il unjour violemment et à voix basse, c’est de vendre au premier venudu fricot1, du repos, de la lumière, du feu, des draps sales, de labonne, des puces, du sourire ; d’arrêter les passants, de vider lespetites bourses et d’alléger honnêtement les grosses, d’abriter avecrespect les familles en route, de râper l’homme, de plumer la femme,d’éplucher l’enfant ; de coter2 la fenêtre ouverte, la fenêtre fermée,le coin de la cheminée, le fauteuil, la chaise, le tabouret, l’escabeau,le lit de plume, le matelas et la botte de paille ; de savoir de com-bien l’ombre use le miroir et de tarifer cela, et, par les cinq centmille diables, de faire tout payer au voyageur, jusqu’aux mouchesque son chien mange ! »

Cet homme et cette femme, c’était ruse et rage mariés ensemble,attelage hideux et terrible.

Pendant que le mari ruminait et combinait, la Thénardier, elle,ne pensait pas aux créanciers absents, n’avait souci d’hier ni dedemain, et vivait avec emportement, toute dans la minute.

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Cécile d’Aubray dans le rôle de Cosette,photographie d’Étienne Carjat, 1878,Bibliothèque nationale de France, Paris.

1. Fricot : mets grossièrement cuisiné.2. Coter : évaluer, estimer le prix de.

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8. Roman et réalités

Gustave BRION (1824-1877), Les Thénardier,illustration pour Les Misérables, 1862.

Tels étaient ces deux êtres. Cosette était entre eux, subissant leurdouble pression, comme une créature qui serait à la fois broyée parune meule et déchiquetée par une tenaille. L’homme et la femmeavaient chacun une manière différente ; Cosette était rouée decoups, cela venait de la femme ; elle allait pieds nus l’hiver, celavenait du mari.

Cosette montait, descendait, lavait, brossait, frottait, balayait,courait, trimait, haletait, remuait des choses lourdes, et, toute ché-tive, faisait les grosses besognes. Nulle pitié ; une maîtressefarouche, un maître venimeux. La gargote Thénardier était commeune toile où Cosette était prise et tremblait. L’idéal de l’oppressionétait réalisé par cette domesticité sinistre. C’était quelque chosecomme la mouche servante des araignées.

La pauvre enfant, passive, se taisait.Quand elles se trouvent ainsi, dès l’aube, toutes petites, toutes

nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans ces âmes qui viennentde quitter Dieu ?

HUGO, Les Misérables, II, III, 2.

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OBSERVATION ET ANALYSE 1. Dégagez la composition du texte.Quelle est sa signification ?2. Repérez et étudiez les procédésde la caricature dans le double por-trait des Thénardier. 3. Analysez la métaphore filée del’animalité : quel jugement de valeurrenforce-t-elle ? 4. En quoi le couple Thénardierincarne-t-il une dimension sataniquede l’humanité ? 5. Comment Hugo attire-t-il la pitiédu lecteur sur Cosette ?

PERSPECTIVES6. Lisez la préface des Misérables,partiellement citée p. 142. Dansquelle mesure ce triple portrait per-met-il d’en vérifier le sens ?

ÉCRITURE(vers le commentaire)Dans un développement appuyéavec précision sur le texte, vousmontrerez que Victor Hugo proposeune mise en scène allégorique* del’innocence martyrisée.

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Émile Zola (1840-1902)

Germinal (1885)

Dans cette dernière page, Étienne Lantier, le héros dont l’arrivée dans le

pays minier ouvrait le roman, repart après l’échec de la grève, avec l’in-

tention de rejoindre Paris.

« Germination »

Le travail grondait partout, les coups de rivelaine1 qu’il croyaitsaisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d’un bout de la

plaine à l’autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours,sous les champs, les routes, les villages, qui riaient à la lumière :tout l’obscur travail du bagne souterrain, si écrasé par la masseénorme des roches, qu’il fallait le savoir là-dessous, pour en distinguerle grand soupir douloureux. Et il songeait à présent que la violencepeut-être ne hâtait pas les choses. Des câbles coupés, des rails arra-chés, des lampes cassées, quelle inutile besogne ! Cela valait bien lapeine de galoper à trois mille, en une bande dévastatrice ! Vague-ment, il devinait que la légalité, un jour, pouvait être plus terrible.Sa raison mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes. Oui, laMaheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le grand coup :s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats,lorsque les lois le permettraient ; puis, le matin où l’on se sentiraitles coudes, où l’on se trouverait des millions de travailleurs en facede quelques milliers de fainéants, prendre le pouvoir, être lesmaîtres. Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! Le dieu repu et

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Constantin-Émile MEUNIER (1831-1905),Au pays noir, XIXe siècle, musée d’Orsay, Paris.

1. Rivelaine : outil de mineur (pic à deuxpointes).

160 ■ II. Le récit : le roman et la nouvelle

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8. Roman et réalités

accroupi en crèverait sur l’heure, l’idole monstrueuse, cachée aufond de son tabernacle, dans cet inconnu lointain où les misérablesla nourrissaient de leur chair, sans l’avoir jamais vue.

Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur lepavé. À droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. Enface, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que troispompes épuisaient sans relâche. Puis, c’étaient les autres fosses àl’horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel ; tandis que,vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries desfours à coke fumaient dans l’air transparent du matin. S’il voulaitne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avaitencore six kilomètres à faire.

Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rive-laines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait lesuivre à chaque enjambée. N’était-ce pas la Maheude, sous cettepièce de betteraves, l’échine cassée, dont le souffle montait sirauque, accompagné par le ronflement du ventilateur ? À gauche, àdroite, plus loin, il croyait en reconnaître d’autres, sous les blés, leshaies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleild’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Duflanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuillesvertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutesparts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine,travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement desève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épan-dait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distincte-ment, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camaradestapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeu-nesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Deshommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait len-tement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur,et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.

ZOLA, Germinal, VII, 6.

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OBSERVATION ET ANALYSE1. Quelle leçon Étienne a-t-il tirée du mouvement derévolte auquel il a participé ? Pourquoi est-il finalementoptimiste ?2. Comment le récit du narrateur intègre-t-il les penséesdu personnage ? 3. Quel sens peut-on donner aux coups de rivelaine quirythment le passage ? 4. Justifiez la métaphore dans l’expression « sa raisonmûrissait » (l. 12) ? Quelle autre métaphore végétale pré-pare-t-elle ?5. Que désigne ce « dieu repu » (l. 18) ? À quel registreappartient cette évocation ? 6. Dans quelle mesure cette dernière page met-elle en

œuvre toutes les significations et connotations possiblesdu titre du roman ?

PERSPECTIVES7. Confrontez cet épilogue avec l’incipit du roman : quelleorientation générale voyez-vous se dessiner ? 8. Comparez cette dernière page de Germinal et la fin deL’Assommoir : quelles différences voyez-vous entre cesdeux romans ?

ÉCRITURE (vers la dissertation) Dans un développement étayé sur des références précisesà ce texte et à d’autres de Zola, montrez que l’écriturenaturaliste est inséparable d’une dimension mythique.Aidez-vous des textes et informations du chapitre 2.

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162 ■ II. Le récit : le roman et la nouvelle

Naissance d’une nouvelle civilisationLes années 1848-1851, sur lesquelles Flaubert concentre

L’Éducation sentimentale, sont les années charnières du

siècle. Deux grands ensembles romanesques, La Comédie

humaine (1830-1850) de Balzac d’une part, Les Rougon-

Macquart (1870-1893) de Zola d’autre part, offrent des

tableaux complets des deux périodes historiques que le

milieu du siècle sépare en marquant la véritable naissance

d’une civilisation nouvelle.

Une civilisation industrielle

Au cours du siècle, le travail passe du foyer familial et del’atelier de l’artisan à la fabrique et à l’usine, où lesmachines modifient profondément le rapport de l’ou-vrier à son travail. Il doit aussi apprendre la dure disci-pline du travail collectif dans de grands et bruyants bâti-

ments. Ce travail collectif est organisé de manière quasi militaire,particulièrement dans la métallurgie et dans les mines du Nord, comme entémoigne Germinal : les ordres viennent de la haute direction par des cadresintermédiaires ; les horaires sont rigoureusement minutés, les fautes sévère-ment sanctionnées.

Une civilisation urbaine

La France rurale s’urbanise et les grandes villes aspirent peu à peu presquetoutes les ressources du pays. Paris attire la main d’œuvre dont elle a besoin enmême temps qu’elle porte des espoirs d’ascension sociale. La ville devient unêtre « monstrueux », qui grandit sans frein : la population double dans la pre-mière moitié du siècle.

Sous le second Empire, Paris devient un des grands centres du capitalismeeuropéen, avec le quartier de la Bourse et les grands magasins, les immeublesdes grands établissements bancaires et des compagnies d’assurance. Les garesde triage vers lesquelles convergent les voies de chemin de fer maillent le ter-ritoire. Les travaux d’assainissement et d’embellissement du préfet Hauss-mann modifient la physionomie de Paris : de larges esplanades et de grandesavenues rectilignes sont ouvertes, des jardins sont créés, des égouts et desréservoirs sont aménagés.

Les clivages sociaux

Industrialisation et urbanisation creusent les clivages sociaux. À Paris, se créeune ségrégation qui maintient les bourgeois aisés au centre et rejette à la péri-phérie les classes populaires perçues comme classes dangereuses. En démolis-sant les vieux quartiers, foyers d’insurrection populaire, les travaux d’Hauss-mann visaient aussi à faciliter les manœuvres de la troupe contre lesbarricades. La révolte grondera à plusieurs reprises : dans le dernier tiers dusiècle, les mouvements syndicaux et les grèves se multiplient à Paris et dansles villes industrielles de province. D’abord réformistes, les militants dessociétés ouvrières deviennent révolutionnaires et réclament la collectivisationdes moyens de production. Cette évolution aboutira en 1871 à la Commune deParis, premier gouvernement prolétarien, et à sa sanglante répression.

ContextesContextes

➤ 1830-1848 Règne de Louis-Philippe

➤ 1831 Révolte des canuts lyonnais

➤ 1832 Le choléra sévit dans

la population la plus pauvre.

➤ 1840 « Enrichissez-vous par

le travail et par l’épargne »,

professe le ministre Guizot.

➤ 1848-1851 IIe République

➤ 1852 Marx publie Le 18 Brumaire de

Louis Bonaparte

➤ 1852-1870 Second Empire

(Napoléon III)

➤ 1853-1869 Haussmann, préfet

du département de la Seine.

➤ 1852 Création du Bon Marché

(cf. Au Bonheur des dames de

Zola).

➤ 1855 Exposition internationale

de Paris

➤ 1863-1864 Naissance

du Crédit Lyonnais

et de la Société générale

➤ 1870 Naissance de la IIIe République

Plan de Paris montrant les travauxexécutés par Haussmann sous le Second Empire.

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SYNTHÈSEQuelles réalités dans le roman ?

Les questions suivantes donnent des axes pour mesurer la manière dont le roman du XIXe siècle prend en charge la réalité contemporaine.

Questions

QUEL TYPE DE TEXTE ? ● Une description plus ou moins animée

● Un ou des portraits de personnages saisis plus ou moins en action

● Un récit investi par le discours intérieur d’un personnage

● Un récit entrecoupé par le discoursprononcé d’un personnage

● Stendhal, p. 143 ; Balzac, p. 148 ; Dostoïevski, p. 150 ; Huysmans, p. 152 ;Zola, p. 154

● Balzac, p. 155 ; Hugo, p. 158

● Stendhal, p. 143 ; Flaubert, p. 144 ; Maupassant, p. 145 ; Zola, p. 160

● Flaubert, p. 156

PAR QUELS MOYENS ? ● Par la finesse de l’observation

et de l’analyse

● Par la projection de l’état de l’âme du personnage sur le paysage

● Par le renvoi à un univers de référence(géographique, historique, etc.)

● Par l’inscription de la quotidienneté et même de la trivialité dans le roman

● Balzac, p. 148 ; Dostoïevski, p. 150 ;Huysmans, p. 152

● Stendhal, p. 143 ; Flaubert, p. 144 ;Maupassant, p. 145 ; Dostoïevski, p. 150

● Stendhal, p. 143 ; Zola, p. 154, 160

● Flaubert, p. 144 ; Balzac, p. 155

QUELLESRÉALITÉS ? ● L’univers de la grande ville et le peuple

● Le monde du travail et du commerce, fût-ce comme repoussoir.

● L’existence domestique et la condition de la femme mariée

● La souffrance sociale, psychique et physique.

● Flaubert, p. 156 ; Hugo, p. 158 ; Zola, p. 160

● Balzac, p. 148 ; Zola, p. 154

● Stendhal, p. 143 ; Balzac, p. 148 ;Dostoïevski, p. 150 ; Zola, p. 160

● Huysmans, p. 152 ; Zola, p. 160

Pistes de réflexionÉléments de réponse Textes-exemples

« Les historiens de l’histoire actuelle cherchent à écrire […] l’histoire despeuples qui n’ont pas d’histoire, l’histoire des gens auxquels il n’arrive riend’historique, l’histoire de la vie quotidienne.

Mais cette histoire, est-ce qu’elle n’est pas déjà écrite depuis belle lurette ?Que sont les grands romans de l’humanité, sinon la chronique des “obscurs,des petits, des sans-grade”, la chronique de ceux dont ne parlent pas les chro-niqueurs du Palais, ou les poètes tragiques. […] Les annales de l’humanitéfamilière ce sont les romans. »

ROY, Défense de la littérature, © éd. Gallimard, 1968.

ÉCRITURE

Expliquez, illustrez, et éventuellement discutez, ce propos de Claude Roy :