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Textes EAF Page 1/88 Textes EAF 2017 (Professeur : Mme HUDRISIER) Séquence 1 : Représenter l’irreprésentable : Incendies de Wajdi Mouawad

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Textes EAF 2017 (Professeur : Mme HUDRISIER)

Séquence 1 : Représenter l’irreprésentable : Incendies de Wajdi Mouawad

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« Judith et Holopherne » par Artémisia Gentileschi

Judith et Holopherne, d’Artemisia Gentileschi (vers 1593-1652) 1611,

163x126cm, Musée national de Capodimonte, Naples.

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Séquence 2 : « Je tiens ce monde pour ce qu'il est [...]: un théâtre où chacun doit jouer son rôle [..] » Shakespeare

Le personnage de l’acteur au théâtre.

Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand 1898 : acte I scène 4 la tirade du Nez

Cyrano

Ah ! Non ! C' est un peu court, jeune homme ! 311

On pouvait dire... oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme... 312

en variant le ton, -par exemple, tenez : 313

agressif : " moi, monsieur, si j'avais un tel nez, 314

il faudrait sur le champ que je me l'amputasse ! " 315

amical : " mais il doit tremper dans votre tasse : 316

pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! " 317

descriptif : " c'est un roc ! ... c'est un pic... c' est un cap ! 318

Que dis-je, c'est un cap ? ... c'est une péninsule ! " 319

curieux : " de quoi sert cette oblongue capsule ? 320

D' écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? " 321

gracieux : " aimez-vous à ce point les oiseaux 322

que paternellement vous vous préoccupâtes 323

de tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? " 324

truculent : " ça, monsieur, lorsque vous pétunez, 325

la vapeur du tabac vous sort-elle du nez 326

sans qu' un voisin ne crie au feu de cheminée ? " 327

prévenant : " gardez-vous, votre tête entraînée 328

par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! " 329

tendre : " faites-lui faire un petit parasol 330

de peur que sa couleur au soleil ne se fane ! " 331

pédant : " l' animal seul, monsieur, qu' Aristophane 332

appelle hippocampelephantocamélos 333

dut avoir sous le front tant de chair sur tant d' os ! " 334

cavalier : " quoi, l' ami, ce croc est à la mode ? 335

Pour pendre son chapeau c' est vraiment très commode ! " 336

emphatique : " aucun vent ne peut, nez magistral, 337

t' enrhumer tout entier, excepté le mistral ! " 338

dramatique : " c' est la Mer Rouge quand il saigne ! " 339

admiratif : " pour un parfumeur, quelle enseigne ! " 340

lyrique : " est-ce une conque, êtes-vous un triton ? " 341

naïf : " ce monument, quand le visite-t-on ? " 342

respectueux : " souffrez, monsieur, qu' on vous salue, 343

c' est là ce qui s' appelle avoir pignon sur rue ! " 344

campagnard : " hé, ardé ! C' est-y un nez ? Nanain ! 345

C' est queuqu' navet géant ou ben queuqu' melon nain ! " 346

militaire : " pointez contre cavalerie ! " 347

pratique : " voulez-vous le mettre en loterie ? 348

Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! " 349

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enfin parodiant Pyrame en un sanglot : 350

" le voilà donc ce nez qui des traits de son maître 351

a détruit l' harmonie ! Il en rougit, le traître ! " 352

-voilà ce qu' à peu près, mon cher, vous m' auriez dit 353

si vous aviez un peu de lettres et d' esprit : 354

mais d' esprit, ô le plus lamentable des êtres, 355

vous n' en eûtes jamais un atome, et de lettres 356

vous n' avez que les trois qui forment le mot : sot !357

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L’Echange de Claudel (la tirade de Lechy) 1893

Dans l'Échange, pièce créée en 1893-1894 et dont l'action se passe en Amérique, Paul

Claudel (1868-1955) met en scène une actrice, Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON

Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?

MARTHE

Non.

LECHY ELBERNON

Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par

rangées les uns derrière les autres, regardant.

MARTHE

Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ?

LECHY ELBERNON

Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque

chose sur la scène comme si c'était vrai.

MARTHE

Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort. LECHY ELBERNON

C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ?

LECHY ELBERNON

Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée.

Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond.

Et je vois ces centaines de visages blancs.

L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance.

Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre.

Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux.

Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.

Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier qui sait que demain.

On vérifiera les livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade.

Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n'a rien fait de tout le jour.

Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient.

MARTHE

L’œil est fait pour voir et l'oreille

Pour entendre la vérité.

LECHY ELBERNON

Qu'est-ce que la vérité? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons ?

Qui voit les choses comme elles sont ? L’œil certes voit, l'oreille entend.

Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut voir des yeux et connaître des

oreilles.

Ce qu'il porte dans son esprit, - l'en ayant fait sortir.

Et c'est ainsi que je me montre sur la scène.

MARTHE

Est-ce que vous n'êtes point honteuse ?

LECHY ELBERNON

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Je n'ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à tous.

Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j'entre dans leur âme comme

dans une maison vide.

C'est moi qui joue les femmes :

La jeune fille, et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane

trompée.

Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir. Paul Claudel, l'Échange (1ère version, 1893-1894), Mercure de France.

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Comédies tragiques de Catherine Anne (page 190/191 du manuel) 2012

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Corpus sur l’acteur

Hamlet III2, de Shakespeare.(1601)

La grande salle du château

Au fond, La scène dressée.

Entrent Hamlet et trois des comédiens

HAMLET, au premier comédien.

« Dites ce texte à la façon dont je vous l’ai lu, n’est-ce pas, d’une voix déliée et

avec aisance, car si vous le déclamiez comme font tant de nos acteurs, mieux

vaudrait que je le confie au crieur public. Et n’allez pas fendre l’air avec votre main

comme ceci, mais soyez mesurés en tout, car dans le torrent, dans la tempête, dans

l’ouragan, dirai-je même, de la passion, vous devez trouver et faire sentir une sorte

de retenue qui l’adoucisse. Oh ! cela me blesse jusque dans l’âme, d’entendre ces

grands étourneaux sous leurs perruques mettre en pièces, oui en lambeaux, et

casser les oreilles du parterre qui ne sait d’ailleurs apprécier le plus souvent que

les pantomimes inexplicables et le fracas ! Je voudrais le fouet pour ces gaillards

qui en rajoutent à Termagant (1) et qui renchérissent sur Hérode (1). Evitez cela,

je vous prie.

LE PREMIER COMEDIEN

J’en fais la promesse à Votre Honneur.

HAMLET

Ne soyez pas non plus trop guindés, fiez-vous plutôt à votre jugement et réglez le

geste sur la parole et la parole sur le geste en vous gardant surtout de ne jamais

passer outre à la modération naturelle car tout excès de cette sorte s’écarte de

l’intention du théâtre dont l’objet a été dès l’origine, et demeure encore, de

présenter pour ainsi dire un miroir à la nature et de montrer à la vertu son

portrait, à l’ignominie son visage, et au siècle même et à la société de ce temps

quels sont leur aspect et leurs caractères. ».

1) Termagant, un prétendu Dieu des Musulmans et Hérode, roi de Judée étaient

des personnages des mistères (pièces religieuses qui retraçaient des épisodes

de la Bible).

Saint Genest Rotrou II4,(1647)

Genest est un acteur païen. Il doit jouer un drame retraçant le martyre du chrétien Adrien, devant l'empereur romain Dioclétien, qui persécute les chrétiens. Genest va s'identifier au cours de cette scène à son personnage, Adrien.

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GENEST, seul, repassant son rôle, et se promenant.

Il serait, Adrien, honteux d'être vaincu

Si ton dieu veut ta mort, c'est déjà trop vécu ;

J'ai vu (Ciel, tu le sais, par le nombre des âmes

Que j'osai t'envoyer, par des chemins de flammes)

Dessus les grils ardents, et dedans les taureaux1,

Chanter les condamnés, et trembler les bourreaux.

Il répète ces quatre vers.

J'ai vu (Ciel, tu le sais, par le nombre des âmes

Que j'osai t'envoyer, par des chemins de flammes)

Dessus les grils ardents, et dedans les taureaux,

Chanter les condamnés, et trembler les bourreaux.

Et puis ayant un peu rêvé, et ne regardant plus son rôle, il dit :

Dieux, prenez contre moi ma défense et la vôtre ;

D'effet, comme de nom, je me trouve être un autre ;

Je feins moins Adrien, que je ne le deviens,

Et prends avec son nom, des sentiments Chrétiens ;

Je sais (pour l'éprouver) que par un long étude2,

L'art de nous transformer, nous passe en habitude ;

Mais il semble qu'ici, des vérités sans fard,

Passent3, et l'habitude, et la force de l'art,

Et que Christ me propose une gloire éternelle,

Contre qui ma défense est vaine et criminelle ;

J'ai pour suspects vos noms de Dieux et d'immortels ;

Je répugne aux respects qu'on rend à vos autels ;

Mon esprit à vos lois secrètement rebelle,

En conçoit un mépris qui fait mourir son zèle

Et comme de profane, enfin sanctifié,

Semble se déclarer, pour un crucifié;

Mais où va ma pensée, et par quel privilège

Presque insensiblement, passé4-je au sacrilège,

Et du pouvoir des Dieux, perds-je le souvenir ?

II s'agit d'imiter, et non de devenir.

1. Il arrivait qu'on martyrisât les chrétiens en les faisant brûler dans des taureaux de bronze.

Toutes ces références renvoient à des pratiques de supplices qui leur étaient infligés.

2 étude : masculin au XVII" siècle.

3 Passent : surpassent.

4 passé-je : inversion de « je passe ».

L’Impromptu de Versailles Molière I1,(1662)

MOLIÈRE: J'avais songé une comédie où il y aurait eu un poète, que j'aurais représenté moi-

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même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la

campagne. "Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire

valoir un ouvrage, car ma pièce est une pièce. - Eh! Monsieur, auraient répondu les comédiens,

nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons

passé. - Et qui fait les rois parmi vous? - Voilà un acteur qui s'en démêle parfois. - Qui? ce jeune

homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi,

morbleu! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir

un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi d'une taille galante! Voilà déjà un grand

défaut; mais que je l'entende un peu réciter une douzaine de vers." Là-dessus le comédien aurait

récité, par exemple, quelques vers du roi de Nicomède:

Te le dirai-je, Araspe? Il m'a trop bien servi;

Augmentant mon pouvoir.

le plus naturellement qu'il aurait été possible. Et le poète: "Comment? Vous appelez cela réciter?

C'est se railler: il faut dire les choses avec emphase. écoutez-moi.

(Imitant Montfleury, excellent acteur de l'Hôtel de Bourgogne.)

Te le dirai-je, Araspe?. Etc.

Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà

ce qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha.

Les Acteurs de bonne foi Marivaux 1757

Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite

un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première

représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu

qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera

sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet,

copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations,

son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il

s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S’il est lui quand il

joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le

point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ?

Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous

attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et

froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en

revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien

qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque

modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations,

toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ;

[…]

Quel jeu plus parfait que celui de la Clairon ? cependant suivez-la, étudiez-la, et vous

serez convaincu qu’à la sixième représentation elle sait par cœur tous les détails de son jeu

comme tous les mots de son rôle. Sans doute elle s’est fait un modèle auquel elle a d’abord

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cherché à se conformer, sans doute elle a conçu ce modèle le plus haut, le plus grand, le

plus parfait qu’il lui a été possible ; mais ce modèle qu’elle a emprunté de l’histoire, ou que

son imagination a créé comme un grand fantôme, ce n’est pas elle ; si ce modèle n’était que

de sa hauteur, que son action serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a

approché de cette idée le plus près qu’elle a pu, tout est fini se tenir ferme là, c’est une

pure affaire d’exercice et de mémoire.

Le Paradoxe du comédien de Diderot 1773

La scène est dans une maison de campagne de Madame Argante. [Merlin, Colette, Lisette et Blaise répètent puis jouent une comédie écrite par le premier. Du moins ils essayent.]

Merlin, Colette, (Lisette et Blaise, assis.)

Merlin. - Bonjour, ma belle enfant : je suis bien sûr que ce n'est pas moi que vous cherchez.

Colette. - Non, Monsieur Merlin ; mais ça n'y fait rien ; je suis bien aise de vous y trouver.

Merlin. - Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette.

Colette. - Ca est bien obligeant.

Merlin. - Ne vous êtes-vous pas aperçu du plaisir que j'ai à vous voir ?

Colette. - Oui, mais je n'ose pas bonnement m'apercevoir de ce plaisir-là, à cause que j'y en

prenrais aussi.

Merlin, interrompant. - Doucement, Colette ; il n'est pas décent de vous déclarer si vite.

Colette. - Dame ! comme il faut avoir de l'amiquié pour vous dans cette affaire-là, j'ai cru qu'il

n'y avait point de temps à perdre.

Merlin. - Attendez que je me déclare tout à fait, moi.

Blaise, interrompant de son siège. - Voyez en effet comme alle se presse : an dirait qu'alle y va

de bon jeu, je crois que ça m'annonce du guignon.

Lisette, assise et interrompant. - Je n'aime pas trop cette saillie-là, non plus.

Merlin. - C'est qu'elle ne sait pas mieux faire.

Colette. - Eh bien ! velà ma pensée tout sens dessus dessous ; pisqu'ils me blâmont, je sis trop

timide pour aller en avant, s'ils ne s'en vont pas.

Merlin. - Eloignez-vous donc pour l'encourager.

Blaise, se levant de son siège. - Non, morguié, je ne veux pas qu'alle ait du courage, moi ; je veux

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tout entendre.

Lisette, assise et interrompant. - Il est vrai, m'amie, que vous êtes plaisante de vouloir que nous

nous en allions.

Colette. - Pourquoi aussi me chicanez-vous ?

Blaise, interrompant, mais assis. - Pourquoi te hâtes-tu tant d'être amoureuse de Monsieur

Merlin ? Est-ce que tu en sens de l'amour ?

Colette. - Mais, vrament ! je sis bien obligée d'en sentir pisque je sis obligée d'en prendre dans la

comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement ?

Lisette, assise, interrompant. - Comment ! vous aimez réellement Merlin !

Colette. - Il faut bien, pisque c'est mon devoir.

Merlin, à Lisette. - Blaise et toi, vous êtes de grands innocents tous deux ; ne voyez-vous pas

qu'elle s'explique mal ? Ce n'est pas qu'elle m'aime tout de bon ; elle veut dire seulement qu'elle

doit faire semblant de m'aimer ; n'est-ce pas, Colette ?

Colette. - Comme vous voudrez, Monsieur Merlin.

Merlin. - Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout à fait, pour vous montrer

sensible à mon amour.

Colette. - J'attendrai, Monsieur Merlin ; faites vite.

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Lecture de l'image : « Au théâtre » de DAUMIER (vers 1860) 96cm x88cm

Honoré Daumier « Au théâtre », 1860

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Les enfants du paradis de Marcel Carné

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Séquence 3 : La recherche du bonheur « C’est drôle le bonheur, ça vient

d’un seul coup, comme la colère » Duras

L'amant de la chine du nord - Marguerite Duras

La Fontaine : «Le Philosophe Scythe » Fables (1668)

Un philosophe austère, et né dans la Scythie (1), 1

Se proposant de suivre une plus douce vie, 2

Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux 3

Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile (2), 4

Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux, 5

Et comme ces derniers, satisfait et tranquille. 6

Son bonheur consistait aux beautés d'un jardin. 7

Le Scythe l'y trouva, qui la serpe à la main, 8

De ses arbres à fruit retranchait l'inutile, 9

Ebranchait, émondait (3), ôtait ceci, cela, 10

Corrigeant partout la nature, 11

Excessive à payer ses soins avec usure (4). 12

Le Scythe alors lui demanda 13

Pourquoi cette ruine ? Etait-il d'homme sage 14

De mutiler ainsi ces pauvres habitants ? 15

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage. 16

Laissez agir la faux du temps : 17

Ils iront assez tôt border le noir rivage (5). 18

J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant, 19

Le reste en profite d'autant. 20

Le Scythe, retourné dans sa triste demeure, 21

Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure, 22

Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis 23

Un universel abattis (6). 24

Il ôte de chez lui les branches les plus belles, 25

Il tronque son verger contre toute raison, 26

Sans observer temps ni saison, 27

Lunes ni vieilles ni nouvelles. 28

Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien 29

Un indiscret (7) stoïcien ; 30

Celui-ci retranche de l'âme 31

Désirs et passions, le bon et le mauvais, 32

Jusqu'aux plus innocents souhaits. 33

Contre de telles gens, quant à moi, je réclame. 34

Ils ôtent à nos coeurs le principal ressort : 35

Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.36

(1) Nord de l'Europe et de l'Asie. Il s'agit d'Anacharsis, "philosophe austère", et voyageur, comme le personnage de L.F.

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(2) allusion au vieillard du Galèse qui cultivait un modeste jardin (Virgile, Géorgiques,)

(3) taillait, nettoyait les arbres, coupait les branches mortes

(4) payer avec usure signifie rendre un service plus grand que celui qu'on a reçu.

(5) les Enfers

(6) ce qui a été abattu

(7) dépourvu de discernement

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Extrait de Discours sur le bonheur, Emilie du Châtelet. (1779)

Il faut, pour être heureux, s’être défait des préjugés, être vertueux, se 1

bien porter, avoir des goûts et des passions, être susceptible d’illusions, car nous 2

devons la plupart de nos plaisirs à l’illusion, et malheureux est celui qui la perd. 3

Loin donc de chercher à la faire disparaître par le flambeau de la raison, tâchons 4

d’épaissir le vernis qu’elle met sur la plupart des objets ; il leur est encore plus 5

nécessaire que ne le sont à nos corps les soins et la parure. 6

II faut commencer par se bien dire à soi-même et par se bien convaincre que 7

nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations et 8

des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux hommes : réprimez vos 9

passions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connaissent pas 10

le chemin du bonheur. On n'est heureux que par des goûts et des passions 11

satisfaites ; je dis des goûts, parce qu'on n'est pas toujours assez heureux pour 12

avoir des passions, et qu'au défaut des passions, il faut bien se contenter des 13

goûts. Ce serait donc des passions qu'il faudrait demander à Dieu, si on osait lui 14

demander quelque chose ; et Le Nôtre avait grande raison de demander au pape 15

des tentations au lieu d’indulgences. 16

Mais, me dira-t-on, les passions ne font-elles pas plus de malheureux que 17

d'heureux ? Je n'ai pas la balance nécessaire pour peser en général le bien et le 18

mal qu'elles ont faits aux hommes ; mais il faut remarquer que les malheureux 19

sont connus parce qu'ils ont besoin des autres, qu'ils aiment à raconter leurs 20

malheurs, qu'ils y cherchent des remèdes et du soulagement. Les gens heureux 21

ne cherchent rien, et ne vont point avertir les autres de leur bonheur ; les 22

malheureux sont intéressants, les gens heureux sont inconnus. [...] 23

On connaît donc bien plus l'amour par les malheurs qu'il cause, que par le 24

bonheur souvent obscur qu'il répand sur la vie des hommes. Mais supposons, pour 25

un moment, que les passions fassent plus de malheureux que d'heureux, je dis 26

qu'elles seraient encore à désirer, parce que c'est la condition sans laquelle on 27

ne peut avoir de grands plaisirs ; or, ce n'est la peine de vivre que pour avoir des 28

sensations et des sentiments agréables ; et plus les sentiments agréables sont 29

vifs, plus on est heureux. Il est donc à désirer d'être susceptible de passions, et 30

je le répète encore : n'en a pas qui veut. C’est à nous à les faire servir à notre 31

bonheur, et cela dépend souvent de nous. 32

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Victor Hugo : extrait des Feuilles d’automne (1831)

Où donc est le bonheur ? disais-je. - Infortuné ! 1 Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné. 2

Naître, et ne pas savoir que l'enfance éphémère, 3 Ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère, 4 Est l'âge du bonheur, et le plus beau moment 5 Que l'homme, ombre qui passe, ait sous le firmament ! 6

Plus tard, aimer, - garder dans son coeur de jeune homme 7 Un nom mystérieux que jamais on ne nomme, 8 Glisser un mot furtif dans une tendre main, 9 Aspirer aux douceurs d'un ineffable hymen, 10 Envier l'eau qui fuit, le nuage qui vole, 11 Sentir son coeur se fondre au son d'une parole, 12 Connaître un pas qu'on aime et que jaloux on suit, 13 Rêver le jour, brûler et se tordre la nuit, 14 Pleurer surtout cet âge où sommeillent les âmes, 15 Toujours souffrir ; parmi tous les regards de femmes, 16 Tous les buissons d'avril, les feux du ciel vermeil, 17 Ne chercher qu'un regard, qu'une fleur, qu'un soleil ! 18

Puis effeuiller en hâte et d'une main jalouse 19 Les boutons d'orangers sur le front de l'épouse ; 20 Tout sentir, être heureux, et pourtant, insensé ! 21 Se tourner presque en pleurs vers le malheur passé ; 22 Voir aux feux de midi, sans espoir qu'il renaisse, 23 Se faner son printemps, son matin, sa jeunesse, 24 Perdre l'illusion, l'espérance, et sentir 25 Qu'on vieillit au fardeau croissant du repentir, 26 Effacer de son front des taches et des rides ; 27 S'éprendre d'art, de vers, de voyages arides, 28 de cieux lointains, de mers où s'égarent nos pas ; 29 Redemander cet âge où l'on ne dormait pas ; 30 Se dire qu'on était bien malheureux, bien triste, 31 Bien fou, que maintenant on respire, on existe, 32 Et, plus vieux de dix ans, s'enfermer tout un jour 33 Pour relire avec pleurs quelques lettres d'amour ! 34

Vieillir enfin, vieillir ! comme des fleurs fanées 35 Voir blanchir nos cheveux et tomber nos années, 36 Rappeler notre enfance et nos beaux jours flétris, 37 Boire le reste amer de ces parfums aigris, 38 Etre sage, et railler l'amant et le poète, 39 Et, lorsque nous touchons à la tombe muette, 40 Suivre en les rappelant d'un oeil mouillé de pleurs 41 Nos enfants qui déjà sont tournés vers les leurs ! 42

Ainsi l'homme, ô mon Dieu ! marche toujours plus sombre 43 Du berceau qui rayonne au sépulcre plein d'ombre. 44 C'est donc avoir vécu ! c'est donc avoir été ! 45 Dans la joie et l'amour et la félicité 46 C'est avoir eu sa part ! et se plaindre est folie. 47 Voilà de quel nectar la coupe était remplie ! 48

Hélas ! naître pour vivre en désirant la mort ! 49 Grandir en regrettant l'enfance où le coeur dort, 50 Vieillir en regrettant la jeunesse ravie, 51 Mourir en regrettant la vieillesse et la vie ! 52

Où donc est le bonheur, disais-je ? - Infortuné ! 53 Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l'avez donné. 54

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Antigone Anouilh

CRÉON. Marie toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une 1

eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes 2

mains, ferme tes mains, vite. Retiens la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et 3

simple qu'on grignote assis au soleil. Ils te diront tous le contraire parce qu'ils ont besoin de ta 4

force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours 5

devant le tombeau d'Étéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas... Tu 6

l'apprendras toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos 7

pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. 8

Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de 9

vieillir, la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur. 10

ANTIGONE, murmure, le regard perdu. Le bonheur... 11

CRÉON, a un peu honte soudain. Un pauvre mot, hein ? 12

ANTIGONE, doucement. Quel sera t il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra t 13

elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra t il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, 14

pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra t elle mentir, à 15

qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra t elle laisser mourir en détournant le regard ? 16

CRÉON, hausse les épaules. Tu es folle, tais toi. 17

ANTIGONE. Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, 18

pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que 19

c'est si beau la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre. 20

CRÉON. Tu aimes Hémon ? 21

ANTIGONE. Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et 22

fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si 23

Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en 24

retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans 25

qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit apprendre à 26

dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon ! 27

CRÉON. Tu ne sais plus œ que tu dis. Tais toi. 28

ANTIGONE. Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de 29

trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre 30

sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout 31

d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement 32

ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi. 33

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Textes complémentaires sur la recherche du bonheur : Antiquité

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Épicure, Lettre à Ménécée, § 127-129.

Traduction : Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les

autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres

naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le

bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en

effet une théorie non erronée des désirs sait rapporter tout choix et toute aversion

à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la

vie heureuse.

(128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme.

Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant

n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose

pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du

plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand

nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous

disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse.

(129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et

conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut

choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons,

puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier

tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est

le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il

y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent

avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que

nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps

supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout

plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout

plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant

toute douleur ne doit pas être évitée.

Traduction Octave Hamelin, 1910.

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La Vie heureuse, Sénèque (Ier s. ap. J-C)

V.1. On peut appeler heureux (puisque je me suis mis à traiter la question

abondamment) celui qui n’a ni désir ni crainte grâce à la raison ; car les pierres

sont exemptes de crainte et de tristesse, les bêtes également ; on ne saurait

pourtant parler de félicité chez ce qui n’a pas la notion de félicité. 2. Mets sur la

même ligne les hommes que ravalent au rang des bêtes et des êtres inanimés leur

intelligence et leur ignorance d’eux-mêmes. Il n’y a aucune différence entre eux

et ces êtres, puisque chez ceux-ci la raison est absente, chez ceux-là elle est

faussée et ingénieuse seulement à leur nuire et à les pervertir ; car personne ne

peut être dit heureux s’il est chassé hors de la vérité. 3. Donc la vie heureuse a

pour fondement immuable la rectitude et la fixité du jugement. Alors, en effet,

l’âme est pure et affranchie de tous maux, capable d’éviter non seulement les

déchirements, mais aussi les égratignures, décidée à se tenir toujours au point

où elle s’est arrêtée et à défendre sa position même contre les fureurs et les

assauts de la Fortune. 4. Pour ce qui est de la volupté, elle a beau se répandre

partout, s’insinuer par toutes les voies, flatter l’âme de ses caresses, entasser

attrait sur attrait pour séduire tout ou partie de notre moi ; qui parmi les

mortels, s’il a encore quelque reste de sa nature d’être humain, voudrait être

chatouillé jour et nuit et abandonner l’âme pour se consacrer au corps ? […]

VI.1. – Mais l’âme aussi, dit-on, aura ses voluptés.- Qu’elle les ait, j’y consens ;

qu’elle se pose en juge des luxes et des voluptés ; qu’elle se gorge de toutes

celles qui charment habituellement les sens, puis qu’elle jette un coup d’œil sur le

passé et qu’au souvenir des voluptés abolies elle s’enivre des sensations

éprouvées, puis qu’elle se penche déjà sur celles qui vont suivre, qu’elle bâtisse

des plans, et, tandis que le corps baigne dans sa graisse présente, qu’elle porte

ses pensées sur celle à venir : elle me paraîtra d’autant plus misérable ; car

choisir un mal pour un bien, c’est folie. On ne peut être heureux sans saine

raison, ni sain d’esprit, quand on recherche comme bonnes des choses futures. 2.

Donc être heureux c’est avoir un jugement droit ; être heureux c’est se

contenter de son sort présent, quel qu’il soit, et aimer ce que l’on a ; être

heureux, c’est laisser à la raison le soin de donner son prix à tout ce qui

constitue notre existence.

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 25/10

CORPUS AUTOUR DU BONHEUR LES LUMIERES

Article « Bonheur », extrait de l’Encyclopédie écrit par les Philosophes des

Lumières, 1751

Bonheur se prend ici pour un état, une situation telle qu’on en désirerait la durée

sans changement ; et en cela le bonheur est différent du plaisir, qui n’est qu’un

sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être un état.

La douleur aurait bien plutôt le privilège d’en pouvoir être un. […]

Les hommes se réunissent encore sur la nature du bonheur. Ils conviennent tous

qu’il est le même que le plaisir, ou du moins qu’il doit au plaisir ce qu’il a de plus

piquant et de plus délicieux. Un bonheur que le plaisir n’anime point par

intervalles, et sur lequel il ne verse pas ses faveurs, est moins un vrai bonheur

qu’un état et une situation tranquilles : c’est un triste bonheur que celui-là. Si l’on

nous laisse dans une indolence paresseuse, où notre activité n’ait rien à saisir,

nous ne pouvons être heureux. Pour remplir nos désirs, il faut nous tirer de cet

assoupissement où nous languissons ; il faut faire couler la joie jusqu’au plus

intime de notre coeur, l’animer par des sentiments agréables, l’agiter par de

douces secousses, lui imprimer des mouvements délicieux, l’enivrer des

transports d’une volupté pure, que rien ne puisse altérer. Mais la condition

humaine ne comporte point un tel état : tous les moments de notre vie ne peuvent

être filés par les plaisirs. L’état le plus délicieux a beaucoup d’intervalles

languissants. Après que la première vivacité du sentiment s’est éteinte, le mieux

qui puisse lui arriver, c’est de devenir un état tranquille. Notre bonheur le plus

parfait dans cette vie, n’est donc, comme nous l’avons dit au commencement de

cet article, qu’un état tranquille, semé çà et là de quelques plaisirs qui en égayent

le fond.

Article « Bonheur », extrait de l’Encyclopédie écrit par les Philosophes des

Lumières, 1751

Le Mondain de Voltaire

Regrettera qui veut le bon vieux temps.

Et l'âge d'or et le règne d'Astrée,

Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,

Et le jardin de nos premiers parents;

Moi, je rends grâce à la Nature sage,

Qui, pour mon bien m'a fait naître en cet âge

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 26/10

Tant décrié par nos pauvres docteurs:

Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.

J'aime le luxe, et même la mollesse,

Tous les plaisirs, les arts de toute espèce

La propreté, le goût, les ornements:

Tout honnête homme a de tels sentiments.

Il est bien doux pour mon cœur très immonde

De voir ici l'abondance à la ronde,

Mère des arts et des heureux travaux,

Nous apporter de sa source féconde,

Et des besoins et des plaisirs nouveaux.

L'or de la terre et les trésors de l'onde,

Leurs habitants et les peuples de l'air,

Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.

Ah! le bon temps que ce siècle de fer!

Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni l'un et l'autre hémisphère.

Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui de Texel, de Londres, de Bordeaux,

S'en vont chercher, par un heureux échange,

De nouveaux biens, nés aux sources de Gange,

Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,

Nos vins de France enivrent les sultans?

Quand la nature était dans son enfance,

Nos bons aïeux vivaient dans l'innocence,

Ne connaissant ni le tien ni le mien.

Qu'auraient-ils pu connaître? Ils n'avaient rien,

Ils étaient nus; et c'est chose très claire

Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.

Sobres étaient. Ah! je le crois encor;

Martialo n'est point du siècle d'or.

D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève

Ne gratta point le triste gosier d'Eve.

La soie et l'or ne brillaient point chez eux :

Admirez-vous pour cela nos aïeux?

Il leur manquait l'industrie et l'aisance :

Est-ce vertu? C'était pure ignorance...

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 27/10

Le Bonheur de vivre de MATISSE

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 28/10

Photogrammes Chantons sous la pluie

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 29/10

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 30/10

Séquence 4 : La condition humaine de MALRAUX (1933) : L’héroïsme pluriel

« Il est beau de mourir de sa mort, d'une mort qui ressemble à sa vie. Et

mourir est passivité, mais se tuer est acte. »

« incipit » de La Condition humaine

Minuit et demi. 1

Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait 2

l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y 3

songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur 4

un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le 5

sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : 6

un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait 7

le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq 8

klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se 9

défendent, des ennemis éveillés ! 10

La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras 11

de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de 12

la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait 13

plus. Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu'il le tuerait. Pris 14

ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il devait 15

frapper sans qu'il se défendît, - car, s'il se défendait, il appellerait. 16

Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant qu'il 17

attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis : sous son 18

sacrifice à la révolution, grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit 19

écrasée d'angoisse n'était que clarté. « Assassiner n'est pas seulement tuer... » Dans ses 20

poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. 21

Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n'eût pas suffi à cacher ses gestes. Le 22

rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu'il ne pourrait jamais s'en servir ; le poignard lui 23

répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard 24

était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant 25

sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait 26

du silence qui continuait à l'entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. 27

Mais non, il ne se passait rien : c'était toujours à lui d'agir. 28

Ce pied vivait comme un animal endormi. Terminait-il un corps ? « Est-ce que je 29

deviens imbécile ? » Il fallait voir ce corps. Le voir, voir cette tête ; pour cela, 30

entrer dans la lumière, laisser passer sur le lit son ombre trapue.31

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 31/10

Entrevue Gisors / Ferral

Gisors regarda ce visage aigu aux yeux fermes, éclairé du dessous par la petite lampe, un effet 1

de lumière accroché aux moustaches. Des coups de feu au loin. Combien de vies se décidaient 2

dans la brume nocturne ? Il regardait cette face âprement tendue sur quelque humiliation venue 3

du fond du corps et de l'esprit, se défendant contre elle avec cette force dérisoire qu'est la 4

rancune humaine ; la haine des sexes était au-dessus d'elle, comme si, du sang qui continuait à 5

couler sur cette terre pourtant gorgée, eussent dû renaître les plus vieilles haines. 6

De nouveaux coups de feu, très proches cette fois, firent trembler les verres sur la table. 7

Gisors avait l'habitude de ces coups de feu qui chaque jour venaient de la ville chinoise. Malgré le 8

coup de téléphone de Kyo, ceux-ci, tout à coup, l'inquiétèrent. Il ignorait l'étendue du rôle 9

politique joué par Ferral, mais ce rôle ne pouvait être exercé qu'au service de Chang-Kaï-Shek. Il 10

jugea naturel d'être assis à côte de lui − il ne se trouvait jamais " compromis ", même a l'égard 11

de lui-même − mais il cessa de souhaiter lui venir en aide. De nouveaux coups de feu, plus éloignés. 12

- Que se passe-t-il ? demanda-t-il. 13

14

- Je ne sais pas. Les chefs bleus et rouges ont fait ensemble une grande proclamation d'union. Ça 15

a l'air de s'arranger. 16

" Il ment, pensa Gisors : il est au moins aussi bien renseigné que moi. " 17

- Rouges ou bleus, disait Ferral, les coolies n'en seront pas moins coolies ; à moins qu'ils n'en 18

soient morts. Ne trouvez-vous pas d'une stupidité caractéristique de l'espèce humaine qu'un 19

homme qui n'a qu'une vie puisse la perdre pour une idée ? 20

21

- Il est très rare qu'un homme puisse supporter, comment dirais-je ? sa condition d'homme... 22

Il pensa à l'une des idées de Kyo : tout ce pourquoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-23

delà de l'intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant en 24

dignité : christianisme pour l'esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l'ouvrier. Mais il 25

n'avait pas envie de discuter des idées de Kyo avec Ferral. Il revint à celui-ci : 26

- Il faut toujours s'intoxiquer : ce pays a l'opium, l'islam le haschich, l'Occident la femme... Peut-27

être l'amour est-il surtout le moyen qu'emploie l'Occidental pour s'affranchir de sa condition 28

d'homme... 29

Sous ses paroles, un contre-courant confus et caché de figures glissait : Tchen et le meurtre, 30

Clappique et sa folie, Katow et la révolution. May et l'amour, lui-même et l'opium... Kyo seul, pour 31

lui, résistait à ces domaines. 32

- Beaucoup moins de femmes se coucheraient, répondait Ferral, si elles pouvaient obtenir dans la 33

position verticale les phrases d'admiration dont elles ont besoin et qui exigent le lit. 34

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 32/10

- Et combien d'hommes ? 35

- Mais l'homme peut et doit nier la femme : l'acte, l'acte seul justifie la vie et satisfait l'homme 36

blanc. Que penserions-nous si l'on nous parlait d'un grand peintre qui ne fait pas de tableaux ? 37

Un homme est la somme de ses actes, de ce qu'il a fait, de ce qu'il peut faire. Rien autre. Je ne 38

suis pas ce que telle rencontre d'une femme ou d'un homme modèle de ma vie ; je suis mes 39

routes, mes... 40

- Il fallait que les routes fussent faites. 41

Depuis les derniers coups de feu, Gisors était résolu à ne plus jouer le justificateur. 42

" Sinon par vous, n'est-ce pas, par un autre. C'est comme si un général disait : avec mes soldats, 43

je puis mitrailler la ville. Mais, s'il était capable de la mitrailler, il ne serait pas général... 44

D'ailleurs, les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui les fascine dans cette 45

idée, voyez-vous, ce n'est pas le pouvoir réel, c'est l'illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, 46

c'est de gouverner, n'est-ce pas ? Mais, l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de 47

contraindre, vous l'avez dit. D'être plus qu'homme, dans un monde d'hommes. Échapper à la 48

condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la 49

volonté de puissance n'est que la justification intellectuelle, c'est la volonté de déité : tout 50

homme rêve d'être dieu. 51

Ce que disait Gisors troublait Ferral, mais son esprit n'était pas préparé à l'accueillir. Si le 52

vieillard ne le justifiait pas, il ne le délivrait plus de son obsession : 53

- À votre avis, pourquoi les dieux ne possèdent-ils les mortelles que sous des formes humaines ou 54

bestiales ? 55

Ferral s'était levé. 56

- Vous avez besoin d'engager l'essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment 57

l'existence, dit Gisors sans le regarder. 58

Ferral ne devinait pas que la pénétration de Gisors venait de ce qu'il reconnaissait en ses 59

interlocuteurs des fragments de sa propre personne, et qu'on eût fait son portrait le plus subtil 60

en réunissant ses exemples de perspicacité. 61

- Un dieu peut posséder, continuait le vieillard avec un sourire entendu, mais il ne peut conquérir. 62

L'idéal d'un dieu, n'est-ce pas, c'est de devenir homme en sachant qu'il retrouvera sa puissance ; 63

et le rêve de l'homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité... 64

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 33/10

La mort de Kyo

Allongé sur le dos, les bras ramenés sur la poitrine, Kyo ferma les yeux : c’était 1

précisément la position des morts. Il s’imagina, allongé, immobile, les yeux 2

fermés, le visage apaisé par la sérénité que dispense la mort pendant un jour à 3

presque tous les cadavres, comme si devait être exprimée la dignité même des 4

plus misérables. Il avait beaucoup vu mourir, et, aidé par son éducation japonaise, 5

il avait toujours pensé qu’il est beau de mourir de sa mort, d’une mort qui 6

ressemble à sa vie. Et mourir est passivité, mais se tuer est acte. Dès qu’on 7

viendrait chercher le premier des leurs, il se tuerait en pleine conscience. Il se 8

souvint- le cœur arrêté- des disques de phonographe. Temps où l’espoir 9

conservait un sens ! Il ne reverrait pas May, et la seule douleur à laquelle il fût 10

vulnérable était sa douleur à elle, comme si sa propre mort eût été une 11

faute. « Le remords de mourir », pensa-t-il avec une ironie crispée. Rien de 12

semblable à l’égard de son père qui lui avait toujours donné l’impression, non de 13

faiblesse, mais de force. Depuis plus d’un an, May l’avait délivré de toute 14

solitude, sinon de toute amertume. La lancinante fuite dans la tendresse des 15

corps noués pour la première fois jaillissait, hélas ! dès qu’il pensait à elle, déjà 16

séparé des vivants… » Il faut maintenant qu’elle m’oublie… » Le lui écrire, il ne 17

l’eût que meurtrie et attachée à lui davantage. « Et c’est lui dire d’en aimer un 18

autre. » Ô prison, lieu où s’arrête le temps- qui continue ailleurs…Non ! C’était 19

dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses, que la Révolution, quel que fût 20

son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de » grâce ; 21

partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l’absurdité, dans 22

l’humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les 23

croyants prient ; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme 24

s’ils eussent été déjà des morts…Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait 25

de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir 26

avec cette foule couchée, à rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette 27

souffrance sacrifiée… Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu’au fond de la 28

nuit ce chuchotement de la douleur: ainsi qu’Hemmelrich, presque tous ces 29

hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec 30

leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux 31

fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant 32

funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens 33

le plus fort et du plus grand espoir; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu 34

vivre; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un 35

sens à sa vie. Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir? Il 36

est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce 37

chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient 38

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 34/10

leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées! Comment, 39

déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui 40

criait que le coeur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l’esprit?41

42

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La Condition humaine de Magritte

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Le Cuirassé Potemkine Film d’Eisenstein

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Séquence 5 : L’héroïsme en question

“Le masque tombe, l'homme reste, et le héros s'évanouit.” De Serge

Gainsbourg

Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1715-1735

L’Histoire de Gil Blas de Santillane est un roman picaresque publié par Lesage de 1715 à 1735. A peine a-t-il pris le chemin de Salamanque que Gil Blas se retrouve prisonnier d'une troupe de brigands. Leur capitaine Rolando le contraint à participer à la vie de voleurs de grand chemin.

A ces mots, que je prononçai d’un air menaçant, le religieux sembla

craindre pour sa vie. Attendez, me dit-il, je vais donc vous satisfaire, puisqu’il le

faut absolument. Je vois bien qu’avec vous autres, les figures de rhétorique sont

inutiles. En disant cela, il tira de dessous sa robe une grosse bourse de peau de

chamois, qu’il laissa tomber à terre. Alors je lui dis qu’il pouvait continuer son 5

chemin, ce qu’il ne me donna pas la peine de répéter. Il pressa les flancs de sa

mule, qui, démentant l’opinion que j’avais d’elle, car je ne la croyais pas meilleure

que celle de mon oncle, prit tout à coup un assez bon train. Tandis qu’il s’éloignait,

je mis pied à terre. Je ramassai la bourse qui me parut pesante. Je remontai sur

ma bête et regagnai promptement le bois, où les voleurs m’attendaient avec 10

impatience, pour me féliciter de ma victoire. A peine me donnèrent-ils le temps

de descendre de cheval, tant ils s’empressaient de m’embrasser. Courage, Gil

Blas, me dit Rolando, tu viens de faire des merveilles. J’ai eu les yeux sur toi

pendant ton expédition. J’ai observé ta contenance. Je te prédis que tu

deviendras un excellent voleur de grand chemin. Le lieutenant et les autres 15

applaudirent à la prédiction et m’assurèrent que je ne pouvais manquer de

l’accomplir quelque jour. Je les remerciai de la haute idée qu’ils avaient de moi et

leur promis de faire tous mes efforts pour la soutenir.

Après qu’ils m’eurent d’autant plus loué que je méritais moins de l’être, il leur prit

envie d’examiner le butin dont je revenais chargé. Voyons, dirent-ils, voyons ce 20

qu’il y a dans la bourse du religieux. Elle doit être bien garnie, continua l’un

d’entre eux, car ces bons pères ne voyagent pas en pèlerins. Le capitaine délia la

bourse, l’ouvrit, et en tira deux ou trois poignées de petites médailles de cuivre,

entremêlées d’agnus Dei, avec quelques scapulaires1. A la vue d’un larcin si

nouveau, tous les voleurs éclatèrent en ris immodérés.25

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Introduction à la séquence de la recherche du bonheur Page 40/10

La Chartreuse de Parme (1839) (notre héros était bien peu héros),

LA tableau Waterloo

Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez

lui qu'en seconde ligne; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles.

L'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et

ce champ était jonché de cadavres.

- Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord 5

Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de

rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces

malheureux habits rouges vivaient encore; ils criaient évidemment pour demander du secours, et

personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du

monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta; Fabrice, qui ne 10

faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux

blessé.

- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt

pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs

lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il 15

vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et presque

de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler,

à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit

à son voisin :

– Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ? 20

– Pardi, c’est le maréchal !

– Quel maréchal ?

– Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu’ici ?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il contemplait, perdu dans

une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves. Tout à coup on 25

partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée

qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide,

qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de

haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du

maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des 30

boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible,

ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses

propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici

un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que 35

c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où

venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du

ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.

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[Texte] Page 41

Un homme qui dort de PEREC, 1967

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[Texte] Page 42

5

Corpus autour de l’évolution du héros de roman

-HOMERE (VIIIème siècle avant J.-C.), Odyssée, chant XXII, CORPUS : LE HEROS DE ROMAN

De retour à Ithaque, Ulysse retrouve son palais occupé par les prétendants de Pénélope qui

cherchent à prendre sa place. Après l’épisode de l’arc, au cours duquel il dévoile sa

véritable identité, il clame son désir de vengeance.

Eurymaque1. – Amis, vous l’entendez ! rien ne peut arrêter ses mains infatigables ;

puisqu’il tient le carquois et l’arc aux beaux polis, il va, du haut du seuil luisant, tirer ses

flèches tant qu’il lui restera l’un de nous à abattre !… Ne pensons qu’à lutter !… Allons !

glaives au vent ! contre la pluie de mort, prenons pour boucliers nos tables et, fondant sur lui

tous à la fois, tâchons de le chasser du seuil et de la porte et courons vers la ville appeler au 5

secours : cet homme aurait tiré pour la dernière fois !

A ces mots, Eurymaque avec un cri sauvage sortait son glaive à pointe. Mais le divin

Ulysse le prévint et tira : la flèche, sous le sein, entra dans la poitrine et courut se planter dans

le foie ; Eurymaque laissa tomber son glaive et, plongeant de l’avant, le corps plié en deux

s’abattit sur la table, en renversant avec les mets la double coupe ; le front frappa le sol ; le 10

souffle devint rauque ; le fauteuil, sous le choc des talons, culbuta ; puis les yeux se voilèrent.

Alors, tirant son glaive à pointe, Amphinomos bondit pour attaquer le glorieux Ulysse et

dégager la porte. Mais déjà Télémaque2 lui plantait dans le dos, entre les deux épaules, sa

lance, dont le fer sortit par la poitrine. Amphinomos tomba ; on l’entendit donner du front

contre le sol, tandis que, vers le seuil, Télémaque courait sans voir retiré sa lance à la grande 15

ombre, car le risque était fort que l’un des Achéens3 l’assaillît de son glaive ou s’en vînt

l’assommer quand il se baisserait.

Il courut ; en deux bonds, il rejoignit son père et, montant sur le seuil, lui tint ces mots

ailés :

Télémaque. – Mon père, je reviens ! je vais chercher pour toi un bouclier, deux piques, 20

un bonnet tout en bronze qui t’entre bien aux tempes, je m’armerai moi-même et j’armerai

aussi Eumée et le bouvier ; il vaut mieux nous couvrir.

Ulysse l’avisé lui fit cette réponse :

Ulysse. – Cours, pendant que j’ai là mes flèches pour défense ; mais apporte des armes

avant que, de la porte où je vais être seul, ils ne m’aient délogé. 25

Il disait : Télémaque obéit à son père. Il s’en fut au trésor et, dans les nobles armes, prit

quatre boucliers, quatre paires de piques, quatre bonnets de bronze à l’épaisse crinière et

revint, tout courant aux côtés de son père avec son chargement. Ce fut lui qui, d’abord, se

revêtit du bronze ; puis les deux serviteurs prirent les belles armes pour s’en couvrir aussi, et leur groupe se tint autour du sage Ulysse aux fertiles pensées. 30

Mais lui, tant qu’il avait ses flèches pour défense, il tirait dans la salle, abattant chaque

fois quelqu’un des prétendants qui tombaient côte à côte. A force de tirer, les flèches lui

manquèrent. Alors, déposant l’arc contre l’un des montants de la salle trapue, il le laissa

dressé au mur resplendissant, puis couvrit ses épaules d’un bouclier plaqué de cuir en quatre

couches et sa tête vaillante d’un bonnet de métal ; enfin, il prit en mains les deux robustes 35

piques à la coiffe de bronze…

HOMERE (VIIIème

siècle avant J.-C.), Odyssée, chant XXII,

traduit du grec par V. Bérard pour Gallimard.

-Marie-Madeleine de LA FAYETTE - La Princesse de Clèves - 1678

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[Texte] Page 43

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l'on doit croire que c'était une

beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles

personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France.

Son père était mort jeune, et l'avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la

vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans 5 revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla

pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre

aimable. La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes

personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des

peintures de l'amour ; elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu'elle lui en 10 apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les

malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d'un autre côté, quelle tranquillité

suivait la vie d'une honnête femme, et combien la vertu donnait d'éclat et d'élévation à une personne qui avait de

la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que

par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s'attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d'une 15 femme, qui est d'aimer son mari et d'en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu'il y eût en France ; et quoiqu'elle fût dans une extrême jeunesse,

l'on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait

presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu'elle

arriva, le vidame alla au-devant d'elle ; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut 20 surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu

qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes

Marie-Madeleine de LA FAYETTE - La Princesse de Clèves - 1678

-ANONYME, La Vie de Lazarillo de Tormès (1554) La Vie de Lazarillo de Tormès, a été publié anonymement en Espagne. Cette histoire

commence à Salamanque au début du XVIe siècle. Lazare raconte sa vie et qui furent ses

parents. Voici le début de cette œuvre.

PREMIER CHAPITRE Lazare raconte sa vie et qui furent ses parents

Sachez, Monsieur, avant toute chose, que mon nom est Lazare de Tormès, fils de

Thomas Gonzales et d’Antona Pérez, natifs de Tejares, village de Salamanque. Ma naissance

eut lieu dans la rivière Tormès, ce qui me valut mon surnom. Voici ce qui advint : mon père

(Dieu lui pardonne) avait la charge de pourvoir la mouture1 d’un moulin situé sur le bord de

cette rivière, où il fut meunier plus de quinze ans. Une nuit que ma mère, enceinte de moi, se 5

trouvait au moulin, les douleurs la prirent, et c’est là qu’elle me mit au monde. De telle sorte

qu’en vérité je peux dire que je suis né dans le ruisseau.

Or, comme j’avais atteint l’âge de huit ans, mon père fut accusé de certaines saignées2

malicieusement faites aux sacs de ceux qui venaient moudre au moulin. Il fut alors mis en

prison, il confessa, ne nia point, et il souffrit persécution à cause de la justice. J’espère en 10

Dieu qu’il est dans la gloire Éternelle, car ceux-là, selon l’Évangile, sont déclarés

bienheureux. En ce temps-là, on lança une expédition contre les Maures3, à laquelle participa

mon père, alors puni d’exil pour ladite infortune, comme muletier d’un gentilhomme qui y

partit aussi ; et là-bas, avec son maître, en loyal serviteur, sa vie prit fin.

Ma mère, veuve, se voyant sans mari ni protecteur, décida de s’attacher aux gens de 15

bien afin d’être des leurs. Elle vint donc vivre à la ville, y loua une maisonnette, et se mit à

faire la cuisine pour des écoliers, et à laver le linge pour des palefreniers4 du Commandeur

5 de

la Madeleine ; elle en vint de la sorte à fréquenter les écuries.

.

Anonyme, La Vie de Lazarillo de Tormès, publiée en Espagne, en castillan, en 1554

Traduit de l’espagnol par Bernard Sesé.

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Corpus autour du picaro [Texte] Page 44/3

1. Pourvoir la mouture : alimenter la meule

2. Saignées : prélèvements, vols

3. Maures : terme désignant les Arabes ou plus largement les Musulmans

4. Palefreniers : hommes qui s’occupent des chevaux

5. Commandeur : titre honorifique accordé aux chevaliers de certains ordres militaires ou religieux.

-CERVANTES Don Quichotte de la Manche, Première partie, (1605)

Don Quichotte croise un groupe de prisonniers emmené aux galères. Il interroge tour à tour

différents captifs.

Derrière tous ceux-là venait un homme d’environ trente ans, bien fait et de bonne

mine, si ce n’est cependant que lorsqu’il regardait il mettait l’un de ses yeux dans l’autre. Il

était attaché bien différemment de ses compagnons ; car il portait au pied une chaîne si

longue, qu’elle lui faisait, en remontant, le tour du corps, puis deux forts anneaux à la gorge,

l’un rivé à la chaîne, l’autre comme une espèce de carcan1 duquel partaient deux barres de fer 5

qui descendaient jusqu’à la ceinture et aboutissaient à deux menottes où il avait les mains

attachées par de gros cadenas ; de manière qu’il ne pouvait ni lever ses mains à sa tête, ni

baisser sa tête à ses mains. Don Quichotte demanda pourquoi cet homme portait ainsi bien

plus de fers que les autres. Le gardien répondit que c’était parce qu’il avait commis plus de

crimes à lui seul que tous les autres ensemble, et que c’était un si hardi et si rusé coquin, que, 10

même en le gardant de cette manière, ils n’étaient pas très-sûrs de le tenir, et qu’ils avaient

toujours peur qu’il ne vînt à leur échapper.

« Mais quels grands crimes a-t-il donc faits, demanda don Quichotte, s’ils ne méritent

pas plus que les galères ?

– Il y est pour dix ans, répondit le gardien, ce qui emporte la mort civile. Mais il n’y a 15

rien de plus à dire, sinon que c’est le fameux Ginès de Passamont, autrement dit Ginésille de

Parapilla.

– Holà ! seigneur commissaire, dit alors le galérien, tout doucement, s’il vous plaît, et

ne nous amusons pas à épiloguer sur les noms et surnoms. Je m’appelle Ginès et non

Ginésille ; et Passamont est mon nom de famille, non point Parapilla, comme vous dites. Et 20

que chacun à la ronde se tourne et s’examine, et ce ne sera pas mal fait.

– Parlez un peu moins haut, seigneur larron2 de la grande espèce, répliqua le

commissaire, si vous n’avez envie que je vous fasse taire par les épaules.

– On voit bien, reprit le galérien, que l’homme va comme il plaît à Dieu ; mais,

quelque jour, quelqu’un saura si je m’appelle ou non Ginésille de Parapilla. 25

– N’est-ce pas ainsi qu’on t’appelle, imposteur ? s’écria le gardien.

– Oui, je le sais bien, reprit le forçat ; mais je ferai en sorte qu’on ne me donne plus ce

nom, ou bien je m’arracherai la barbe, comme je le dis entre mes dents. Seigneur chevalier, si

vous avez quelque chose à nous donner, donnez-nous-le vite, et allez à la garde de Dieu, car

tant de questions sur la vie du prochain commencent à nous ennuyer ; et si vous voulez 30

connaître la mienne, sachez que je suis Ginès de Passamont, dont l’histoire est écrite par les

cinq doigts de cette main.

– Il dit vrai, reprit le commissaire ; lui-même a écrit sa vie, et si bien, qu’on ne peut

rien désirer de mieux. Mais il a laissé le livre en gage dans la prison pour deux cents réaux3.

– Et je pense bien le retirer, s’écria Ginès, fût-il engagé pour deux cents ducats4. 35

– Est-il donc si bon ? demanda don Quichotte.

– Si bon, reprit le galérien, qu’il fera la barbe à Lazarille de Tormès, et à tous ceux du

même genre écrits ou à écrire. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c’est qu’il rapporte des

vérités, mais des vérités si gracieuses et si divertissantes, qu’aucun mensonge ne peut en

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Corpus autour du picaro [Texte] Page 45/3

approcher. 40

– Et quel est le titre du livre ? demanda don Quichotte.

– La vie de Ginès de Passamont, répondit l’autre.

– Est-il fini ? reprit don Quichotte.

– Comment peut-il être fini, répliqua Ginès, puisque ma vie ne l’est pas ? Ce qui est

écrit comprend depuis le jour de ma naissance jusqu’au moment où l’on m’a condamné cette 45

dernière fois aux galères.

Cervantès Don Quichotte de la Manche, Première partie, (1605)

1. Carcan : Autrefois, collier de fer pour attacher un criminel au poteau d'exposition ; cette peine.

2. Larron : Brigand, voleur.

3. Réaux : Terme générique désignant des monnaies royales de différents pays :

4. Ducats : Monnaie frappée par des ducs, en particulier monnaie d'or des doges de Venise.

-Jean de La VILLE de MIRMONT, Les dimanches de Jean Dézert, 1914

Jean Dézert ne parle jamais de sa famille. J'ai su qu'il vit le jour dans une

grande ville du Sud-Ouest. Son père occupait l'emploi de sous-directeur de

l'usine à gaz. De l'autre côté de la rue, il y avait le cimetière protestant. Il a plu

des escarbilles sur une enfance bornée par un horizon de cyprès. Ce

renseignement nous serait précieux pour une étude du caractère de Jean

Dézert. Du moins nous aiderait-il à comprendre la patience et la résignation de

son âme, la modestie de ses désirs et la paresse triste de son imagination. Car,

notez-le bien, Jean Dézert n'a jamais fait de long voyage en rêve. Pense-t-il

même qu'il existe une étoile où l'on s'aime toujours ?

Ses yeux ne quittent pas la terre, ses regards ne s'élèvent pas au-dessus de ce

monde, où, si certains sont acteurs et d'autres spectateurs, lui n'est que

figurant. Oh ! ça lui serait égal d'être déguisé en paysan suisse, en gentilhomme

huguenot ou en guerrier égyptien ! Il ressemble, en effet, à ces choristes des

théâtres d'opéra, qui, tout en songeant à leurs affaires personnelles, ouvrent la

bouche en même temps que les autres pour avoir l'air de chanter avec eux. Il

exécute tous les gestes nécessaires et ne recule devant aucune concession.

Lorsqu'il pleut, il ouvre un parapluie et retrousse le bas de son pantalon.

Il évite les voitures et ne répond pas aux mots un peu vifs des cochers.

Il salue son concierge et s'informe de sa santé.

Il se mêle aux groupes qui entourent les camelots ou les marchands de chansons.

Il a servi plusieurs fois de témoin dans des accidents de voiture.

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Mais, surtout, Jean Dézert a fait sienne une grande vertu: il sait attendre.

Toute la semaine, il attend le dimanche. A son Ministère il attend de

l'avancement, en attendant la retraite. Une fois retraité, il attendra la mort. Il

considère la vie comme une salle d'attente pour voyageurs de troisième classe.

Du moment qu'il a pris son billet, il ne lui reste plus, sans bouger davantage, qu'à

regarder passer les hommes d'équipe sur le quai. Un employé l'avertira lorsque le

convoi partira; mais il ignore encore vers quelle autre station.

Jean Dézert n'est pas ambitieux. Il a compris que les étoiles sont innombrables.

Aussi, se borne-t-il, faute de mieux, à compter les réverbères des quais, les

soirs d'ennui.

Jean Dézert n'est pas envieux, même de ceux qui détiennent la vérité. Il aurait

lieu, pourtant, de jalouser à ce point de vue son ami Léon Duborjal (un cerveau

bien équilibré), lauréat de l'École Pigier, qui connaît la sténographie, progresse

chaque jour en espéranto, saura saisir la vie par le bon bout, et réussira dans le

commerce.

Oui, Jean Dézert est un résigné. Il a fait — sans trop de hâte — le tour de ses

domaines et perdu toute illusion sur l'étendue de son jardin, la fertilité de ses

massifs et le pittoresque de ses perspectives. Il en prend son parti et lorsqu'il

sera las de cracher dans le bassin — pour se distraire — il se promènera, les

mains dans les poches, le long des plates-bandes, sans s'occuper du reste et sans

penser à mal.

-KAFKA, La Métamorphose, 1915

Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans

son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une

cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s'aperçut qu'il avait un ventre brun en

forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue

par le sommet de l'édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de

Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses

yeux.

" Que m'est-il arrivé ? " pensa-t-il. Ce n'était pourtant pas un rêve : sa

chambre, sa vraie chambre d'homme, quoique un peu petite à vrai dire, se tenait

bien sage entre ses quatre murs habituels. Au-dessus de la table où s'étalait sa

collection d'échantillons de tissus -- Grégoire était voyageur de commerce -- on

pouvait toujours voir la gravure qu'il avait découpée récemment dans un magazine

et entourée d'un joli cadre doré. Cette image représentait une dame assise bien

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droit, avec une toque et un tour de cou en fourrure : elle offrait aux regards des

amateurs un lourd manchon dans lequel son bras s'engouffrait jusqu'au coude.

Grégoire regarda par la fenêtre ; on entendait des gouttes de pluie sur le zinc ;

ce temps brouillé le rendit tout mélancolique : " si je me rendormais encore un

peu pour oublier toute ces bêtises ", pensa-t-il, mais c'était absolument

impossible : il avait l'habitude de dormir sur le côté droit et ne pouvait parvenir

dans sa situation présente à adopter la position voulue. Il avait beau essayer de

se jeter violemment sur le flanc, il revenait toujours sur le dos avec un petit

mouvement de balançoire. Il essaya bien cent fois, en fermant les yeux pour ne

pas voir les vibrations de ses jambes, et n'abandonna la partie qu'en ressentant

au côté une sorte de douleur sourde qu'il n'avait jamais éprouvée.

" Quel métier, pensa-t-il, quel métier suis-je allé choisir ! Tous les jours en

voyage ! Des ennuis pires que dans le commerce de mes parents ! et par-dessus le

marché cette plaie des voyages : les changements de trains, les correspondances

qu'on rate, les mauvais repas qu'il faut prendre n'importe quand ! à chaque

instant des têtes nouvelles, des gens qu'on ne reverra jamais, avec lesquels il n'y

a pas moyen d'être camarade ! Que le diable emporte la boîte. "

-CELINE, Voyage au bout de la nuit, 1932

Avec Voyage au bout de la nuit, Céline dénonce les horreurs de la guerre, de la colonisation, de l’exploitation capitaliste. Adepte du « parler vrai », il s’attaque aux représentations idéalisées des combats et aux idéologies. Le protagoniste du roman, Ferdinand Bardamu, incarne, en effet, un individu très ordinaire, qui séduit par une parade militaire, s’engage dans l’armée sur un coup de tête. Il se retrouve confronté aux dures réalités des combats qui se déchaînent dans l’est de la France, durant la Première Guerre mondiale.

Donc pas d’erreur ? Ce qu’on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans

même se voir, n’était pas défendu ! Cela faisait partie des choses qu’on peut faire

sans mériter une bonne engueulade. C’était même reconnu, encouragé sans doute

par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre !

… Rien à dire. Je venais de découvrir d’un coup la guerre tout entière. J’étais

dépucelé. Faut être à peu près seul devant elle comme je l’étais à ce moment-là

pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait d’allumer la guerre

entre nous et ceux d’en face, et à présent ça brûlait ! Comme le courant entre les

deux charbons, dans la lampe à arc. Et il n’était pas près de s’éteindre le

charbon ! On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole qu’il

semblerait être, et sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le

courant d’en face lui passerait entre les deux épaules.

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Il y a bien des façons d’être condamné à mort. Ah ! combien n’aurais-je pas

donné à ce moment-là pour être en prison au lieu d’être ici, moi crétin ! Pour

avoir, par exemple, quand c’était si facile, prévoyant, volé quelque chose, quelque

part, quand il en était temps encore. On ne pense à rien ! De la prison, on en sort

vivant, pas de la guerre. Tout le reste, c’est des mots.

Si seulement j’avais encore eu le temps, mais je ne l’avais plus ! Il n’y avait plus

rien à voler ! Comme il ferait bon dans une petite prison pépère, que je me disais,

où les balles ne passent pas ! Ne passent jamais ! J’en connaissais une toute

prête, au soleil, au chaud! Dans un rêve, celle de Saint-Germain précisément, si

proche de la forêt, je la connaissais bien, je passais sou vent par là, autrefois.

Comme on change ! J’étais un enfant alors, elle me faisait peur la prison. C’est

que je ne connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais à ce qu’ils

disent, à ce qu’ils pensent. C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir

peur, toujours.

Alain ROBBE-GRILLET (1922-2008), Pour un nouveau roman, 1963 Dans Pour un nouveau roman (ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les

notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard de

Sartre ou de Camus, il définit néanmoins le nouveau roman comme une recherche qui ne propose pas de

signification toute faite et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement : la littérature.

Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années

de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore

réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône

toujours avec la même majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle.

C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »... 5 Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé

Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela :

ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.

Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et

translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si 10 possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des

biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a

modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque

événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il

léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême. 15 Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut

assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra,

pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de

ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite

surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit 20 au roman moderne.

Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique.

Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types

humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de

caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que 25 ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le

cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du

Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même

n'est-il pas du tout arpenteur.

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On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne 30 réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de

personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.

Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro

matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes,

de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte 35 de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au

temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage

l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un

visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.

Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la 40 toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de «

l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler,

ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était

liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui,

avec la promesse de nouvelles découvertes. 45

Alain ROBBE-GRILLET (1922-2008), Pour un nouveau roman, 1963

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Le picaro en peinture (Le Pied-bot de José de Ribera, Le Jeune mendiant

de Bartolomé Esteban Murillo)

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Etude de la séquence d’ouverture d’A bout de souffle de Godard et des deux

dernières minutes du film.

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Séquence 6 : La poésie ou la quête du sens : « le grand combat »

Clément MAROT « Petite épitre au roi », 1518

En m’ébattant je fais rondeaux en rime, 1

Et en rimant bien souvent je m’enrime ; 2

Bref, c’est pitié d’entre nous rimailleurs, 3

Car vous trouvez assez de rime ailleurs, 4

Et quand vous plaît mieux que moi rimassez, 5

Des biens avez et de la rime assez : 6

Mais moi, à tout ma rime et ma rimaille, 7

Je ne soutiens (dont je suis marri) maille. 8

Or ce me dit (un jour), quelque rimart : 9

« Viens çà, Marot, trouves-tu en rime art 10

Qui serve aux gens, toi qui as rimassé ? 11

- Oui vraiment (réponds-je) Henri Macé ; 12

Car vois-tu bien la personne rimante 13

Qui au jardin de son sens la rime ente, 14

Si elle n’a des biens en rimoyant, 15

Elle prendra plaisir en rime oyant ; 16

Et m’est avis, qui si je ne rimois, 17

Mon pauvre corps ne seroit nourri mois 18

Ne demi-jour : car la moindre rimette 19

C’est le plaisir où fault que mon ris mette". 20

Si vous supplie qu’à ce jeune rimeur 21

Fassiez avoir un jour par sa rime heur, 22

Afin qu’on dise, en prose ou en rimant ; 23

« Ce rimailleur qui s’en ailloit enrimant, 24

Tant rimassa, rima et rimonna, 25

Qu’il a connu quel bien par rime on a." 26

Le tombeau d’Edgar Poe de MALLARME, 1876 Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change 1

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Le Poète suscite avec un glaive nu 2

Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu 3

Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! 4

Eux, comme un vil sursaut d'hydre oyant jadis l'ange 5

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu, 6

Proclamèrent très haut le sortilège bu 7

Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. 8

Du sol et de la nue hostiles, ô grief ! 9

Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief 10

Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne 11

Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur 12

Que ce granit du moins montre à jamais sa borne 13

Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. 14

« Le grand combat » de MICHAUX, 1927

«Il l'emparouille et l'endosque contre terre ; Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ; Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ; Il le tocarde et le marmine, Le manage rape à ri et ripe à ra. Enfin il l'écorcobalisse. L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine. C'en sera bientôt fini de lui ; Il se reprise et s'emmargine... mais en vain. Le cerceau tombe qui a tant roulé. Abrah ! Abrah ! Abrah ! Le pied a failli ! Le bras a cassé ! Le sang a coulé !

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Fouille, fouille, fouille, Dans la marmite de son ventre est un grand secret Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ; On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne Et vous regarde, On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.»

« S’exercer » d’O SALON, 2007 S’exercer, c’est tenter ces vers, les révérer ;

C’est penser et tester le verbe de l’enchère.

Détecte les déchets de l’échec délétère,

Cesse de regretter et de désespérer.

Repense ce revers et prétends préférer 5

Respecter derechef cette règle sévère.

En esthète effréné, resserre et persévère ;

En cette lettre-fée entends le vent errer.

Redresse tes pensées et sens l’effet se tendre

Pénètre ces secrets : créer, c’est entreprendre. 10

Recherche ce reflet et permets l’émergence

De textes très serrés ; pressé, le sens s’élève,

Egrène lentement cette belle sentence :

Réel est éphémère, éternel est le Rêve.

Groupements de textes : La figure du poète

Victor Hugo « Peuples ! Ecoutez le poète ! » Peuples ! écoutez le poète !

Peuples ! écoutez le poète !

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Écoutez le rêveur sacré !

Dans votre nuit, sans lui complète,

Lui seul a le front éclairé !

Des temps futurs perçant les ombres,

Lui seul distingue en leurs flancs sombres

Le germe qui n’est pas éclos.

Homme, il est doux comme une femme.

Dieu parle à voix basse à son âme

Comme aux forêts et comme aux flots !

C’est lui qui, malgré les épines,

L’envie et la dérision,

Marche, courbé dans vos ruines,

Ramassant la tradition.

De la tradition féconde

Sort tout ce qui couvre le monde,

Tout ce que le ciel peut bénir.

Toute idée, humaine ou divine,

Qui prend le passé pour racine

A pour feuillage l’avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme

Sur l’éternelle vérité !

Il la fait resplendir pour l’âme

D’une merveilleuse clarté.

Il inonde de sa lumière

Ville et désert, Louvre et chaumière,

Et les plaines et les hauteurs ;

À tous d’en haut il la dévoile ;

Car la poésie est l’étoile

Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Baudelaire « L’albatros »

Charles BAUDELAIRE (1821-1867) L'albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

L'un agace son bec avec un brûle-gueule,

L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

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Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Supervielle Poèmes de l'humour triste, « Soyez bons pour le poète ! » 1919 Soyez bon pour le Poète,

Le plus doux des animaux.

Nous prêtant son cœur, sa tête,

Incorporant tous nos maux,

Il se fait notre jumeau;

Au désert de l'épithète,

Il précède les prophètes

Sur son douloureux chameau;

Il fréquente très honnête,

La misère et ses tombeaux,

Donnant pour nous, bonne bête,

Son pauvre corps aux corbeaux;

Il traduit en langue nette

Nos infinitésimaux.

Ah! donnons-lui, pour sa fête,

La casquette d'interprète !

Corpus : le renouveau poétique manuel p 282 à 288 « Muse malade » de BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal (1857)

Ma pauvre muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin ?

Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,

Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint

La folie et l'horreur, froides et taciturnes.

Le succube verdâtre et le rose lutin

T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes ?

Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin,

T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes ?

Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé

Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté,

Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques,

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,

Où règnent tour à tour le père des chansons,

Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons

« Art poétique » de VERLAINE Jadis et Naguère (1884) De la musique avant toute chose,

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Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles,

C'est le grand jour tremblant de midi,

C'est, par un ciel d'automne attiédi,

Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance !

Oh ! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur,

Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

O qui dira les torts de la Rime ?

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée

Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Eparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym...

Et tout le reste est littérature.

« Lettre du voyant » A RIMBAUD (1871)

- Voici de la prose sur l'avenir de la poésie – 1

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Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. ─ De la 2

Grèce au mouvement romantique, - moyen-âge, - il y a des lettrés, des 3

versificateurs. D'Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est 4

prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes : 5

Racine est le pur, le fort, le grand. - On eût soufflé sur des rimes, brouillé ses 6

hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venu 7

auteur d'Origines. - Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans ! 8

Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le 9

sujet que n'aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux 10

nouveaux ! D’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps. 11

On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? les critiques ! ! Les 12

romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, 13

c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? 14

Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. 15

Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je 16

l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les 17

profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. 18

Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, 19

nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini 20

! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les 21

auteurs ! 22

En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l'Action. Après, musique et rimes 23

sont jeux, délassements. L'étude de ce passé charme les curieux : plusieurs 24

s'éjouissent à renouveler ces antiquités : - c'est pour eux. L'intelligence 25

universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient 26

une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : 27

telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou 28

pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : 29

auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé ! 30

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre 31

connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, 32

l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver, cela semble simple : en tout cerveau 33

s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il 34

en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de 35

faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme 36

s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage. 37

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Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. 38

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de 39

tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il 40

cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les 41

quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la 42

force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand 43

criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à 44

l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à 45

l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les 46

a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et 47

innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par 48

les horizons où l'autre s'est affaissé ! 49

Sonnets dénaturés « Académie Médrano » de Blaise Cendrars (1919)

ACADEMIE MEDRANO

A Conrad Moricand

Danse avec ta langue, Poète, fais un entrechat Un tour de piste sur un tout petit basset noir ou haquenée(1) Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes fixes Que sont LES BELLES LETTRES apprises Regarde : Les affiches se fichent de toi te mordent avec leurs dents en couleur entre les doigts de pied La fille du directeur a des lumières électriques Les jongleurs sont aussi les trapézistes xuellirép tuaS teuof ed puoC aç-emirpxE Le clown est dans le tonneau malaxé

Il faut que ta langue les soirs où Les Billets de faveur sont supprimés.

Novembre 1916.

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(1) haquenée : cheval ou jument d'allure douce, généralement montée par les dames.

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L’inspiration facile en HIDA

Le Parnasse de Raphaël

« L’inspiration du poète » de Poussin,

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« Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée » G Moreau,

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Gustave Moreau, Hésiode et la muse, 1891 huile sur bois, 59 x 34,5 cm

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Dionysos et les Satyres. vers 480 avant J.C

Signature de l’élève Signature du professeur

Signature du Proviseur

1 Eurymaque, Amphinomos : deux des prétendants

2 Télémaque : fils d’Ulysse

3 les Achéens : les Grecs