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Institut catholique de Paris Université de Poitiers Povilas ALEKSANDRAVICIUS Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger Thèse en vue de l’obtention du doctorat canonique et du doctorat d’état en philosophie Directeurs : Professeur Philippe CAPELLE (Institut catholique de Paris) Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON (Université de Poitiers) 2008

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Institut catholique de Paris Universit de Poitiers

Povilas ALEKSANDRAVICIUS

Temps et ternit chez saint Thomas dAquin et Martin Heidegger

Thse en vue de lobtention du doctorat canonique et du doctorat dtat en philosophie

Directeurs : Professeur Philippe CAPELLE (Institut catholique de Paris) Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON (Universit de Poitiers)

2008

Remerciements

Entrer dans la philosophie, cest entrer dans un processus. Je remercie le Professeur Philippe Capelle, directeur de cette thse, de mavoir montr lexemple de la pense vivante et de mavoir introduit dans le mouvement passionnant de la philosophie. Cest lui qui a guid toutes mes recherches, depuis lanne de Matrise, et qui a parfaitement compris la manire dont fonctionne mon esprit.

Toute ma gratitude au Professeur Jean-Louis Vieillard-Baron, de lUniversit de Poitiers, qui a accept de co-diriger mon travail.

Je remercie galement les Professeurs Olivier Boulnois et Alain Boutot, membres du jury qui ont d valuer cette thse avant soutenance.

Je voudrais exprimer ma reconnaissance au Professeur Jean Greisch, qui ma initi la rflexion de Heidegger et qui a dirig ma premire tentative de confrontation des penses de Heidegger et de saint Thomas dAquin, il y a voici 6 ans dj, durant mon anne de Licence.

P. A.

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TABLE DES MATIERES :

Introduction (11). Premier chapitre. La question du temps et de lternit dans la pense grecque et dans la priode patristique (32).I. Dans lantiquit grecque (32). 1. La formation dun sens philosophique du mot (32). 2. Platon (34). 3. Aristote (35). 4. Les stociens (39). 5. Plotin (41). II. La pense chrtienne (45). 1. Les donnes bibliques (45). 2. Denys (51). 3. Les Pres de lEglise (52). 4. Saint Augustin (54). 5. Boce (61).

Chapitre II. Temps et ternit dans la pense de saint Thomas (63).I. Le temps (64). 1. Le temps et le mouvement (64). a) La reprise de la dfinition dAristote (64). b) Les genres du mouvement et la cause ontologique des tants (65). c) Linstance du nant dans le mouvement (73). d) Lme qui suit le mouvement : lapparition du temps (77). e) Le temps universel et les temps singuliers (83). f) Lhypothse du temps infini et laffirmation du commencement du temps (86). 2. Le temps et lme (91). a) La corrlation entre lme et le temps (91). b) La constitution du temps par lme, dans ses trois extases (93). c) Pourquoi lme compte-t-elle le temps ? (97) 3. Le temps, lme et le mouvement : lorigine commune de leur tre (100). 4. Linstant, ouverture vers lternit (106).

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II. Lternit (109). 1. La dfinition thomasienne de lternit (109). a) Limmutabilit divine comme lhorizon de lternit (109). b) La reprise de la dfinition bocienne (111). c) Lternit nest pas une dure (113). d) Lexemplification unique de lternit : Dieu (115). 2. Le mouvement au sein de lternit (117). a) La vie de Dieu (117). b) La fcondit de lesse purus (119). c) Quidam circuitus (121). d) Les processions divines (123). 3. Lternit temporelle ? (126) III. Les rapports entre lternit et le temps (129). 1. Lternit et le temps comme relation de ltre et de ltant (130). a) Lternit comme ipsum esse (130). b) La prsence de lipsum esse subsistens dans lens (132). c) Le temps comme mode daccs lipsum esse subsistens (135). d) Le temps comme horizon de laccomplissement de ltant (136). e) Lens temporel comme participation lesse ipsum subsistens ternel. f) Le rapport de lternit et du temps comme la contraction de ltre lgard de ltant (145). g) Lternit comme pouvoir unificateur de la temporalit (147). 2. Lternit et le temps dans le rapport entre lintellectualit de lesse divinum et la rationalit de lesprit humain (149). a) La distinction entre intellectus et ratio (149). ) Dieu ternel comme intellectus (151). ) Lhomme temporel comme ratio (153). ) Intellectus comme ratio (155). b) La participation de la rationalit humaine lintellectualit divine. c) La ratio humaine face lternit : la constitution du temps partir de lexprience du nant (160).

Chapitre III. Linterprtation de ltre, de lternit et du temps dans la scolastique tardive (164).I. Lobscurcissement de l esse dans lcole thomiste (165). 1. Le flchissement formaliste de lesse (165). 2. La rationalisation de lesse (167). 3. Linterprtation de la notion de cause efficiente comme raison suffisante (169). II. Eternit et temps selon les scolastiques modernes (171).

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Chapitre IV. Heidegger avant 1919 et le refus de la notion de lternit (175).I. Lenracinement dans la tradition catholique et la formation scolastique (177). 1. Lorigine catholique, le temps de lardeur de la foi et les dficiences de la formation (177). 2. Le penchant pour la philosophie, miroir de lternel (184). 3. La figure de Brentano (186). 4. Quelle scolastique Heidegger a-t-il connu ? (188) II. Un scolastique au sein de lcole no-kantienne. Quelle image de lternit et du temps ? (194) 1. Le passage lcole no-kantienne de Fribourg et les nombreuses influences. 2. La lutte contre le psychologisme (1912-1913) : au nom de quelles valeurs ? 3. La thse dhabilitation (1915). De nouveaux lments (202). a) Essai de la rconciliation de divers systmes : la reprise (202). b) La critique de la scolastique et du no-kantisme rickertien (204). c) Linfluence de Lask : la pense de limmanence (206). d) Leccit scotiste : existentiam et tempus (207). 4. La confrence dhabilitation (juillet 1915) : la valorisation de la question du temps (209). 5. La conclusion de la Thse dhabilitation (1916) : linfluence de Hegel et la nouvelle acception de la mtaphysique. La sortie de la scolastique (212). a) Le contexte historico-philosophique (213). b) Le problme fondamental: le rapport entre lternit et le temps (214). c) Linfluence de Hegel et la nouvelle acception de la mtaphysique. d) Le rejet du concept scolastique de lternit (216). III. Une confirmation de la position philosophique : la conversion au protestantisme (217). 1. La rduction du catholicisme au systme scolastique (218). 2. Les lectures de Schleiermacher (220). 3. Le mariage avec une protestante et un nouveau foyer pour la foi des origines. 4. La reprise du dualisme protestant entre la foi et la raison et le choix de la philosophie (222). IV. Les motifs heideggriens de rejeter la notion dternit sont-ils suffisants ? 1. Lapparence de la question rgle pour toujours (225). 2. De quoi tmoignent les recherches de Heidegger sur la mystique mdivale en 1918 ? (226) 3. Le rejet de la scolastique traditionnelle peut-il justifier le rejet de la notion dternit ? (228)

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Chapitre V. L'accs phnomnologique au temps dans la pense de Heidegger entre 1919 et 1927 (231).I. La conception heideggrienne de la facticit comme mobilit et temporalit (231). 1. Lapparition du concept de facticit dans la pense de Heidegger. 2. La philosophie facticielle (234). a) Le refus de toute philosophie de non-mouvant (235). b) La philosophie comme claircissement de la vie facticielle. c) Linfluence de Husserl et de Dilthey (239). 3. Les traits de la facticit (240). a) La facticit comme mouvement : le souci (241). b) LEr-eignis et la formation du monde de vie (243). c) La facticit en tant que vie (244). d) La vie facticielle en tant que sa propre ruinance (246). e) La lumire de lintelligibilit au sein de la facticit (247). ) La brumosit de la vie facticielle (247). ) La lumire hermneutique interne la facticit (248). ) Le dpassement du clivage subjectivit / objectivit. f) La facticit en tant que temporalit (249). g) La facticit en tant que lhistoricit (252). h) La vie facticielle et la mort (254). 4. La facticit chrtienne (256). 5. Le passage lontologie (258). II. Heidegger et la conception augustinienne du temps (262). 1. Saint Augustin et la facticit heideggrienne (263). 2. La lecture heideggrienne de la conception du temps de saint Augustin : lappropriation et les omissions (265). a) La memoria augustinienne dans Augustinus und der Neuplatonismus (265). b) Labandon augustinien de la facticit comme retour au systme temps / ternit (267). c) Saint Augustin dans la confrence de 1924 sur Le concept du temps (270). d) Saint Augustin dans Sein und Zeit (272). e) Saint Augustin dans Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie (1927) (274). III. Linterprtation heideggrienne du mouvement, du temps et de lme chez Aristote (1922 1926) (275). 1. Le mouvement selon Aristote dans lapproche phnomnologique de Heidegger (276). a) La question de ltre centre sur le mouvement (276). b) Le sens du concept aristotlicien du mouvement (279). ) Articulation des trois concepts de base : , et (279). ) Le moment de la privation dans le mouvement (dans ltre de ltant) : (283).

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) Ltant en mouvement apparaissant comme signifiance (285). c) L en tant que mouvement (287). d) Linterprtation vulgaire de l (289). ) Prsence constante (290). ) Lternit du mouvement (290). ) La doctrine aristotlicienne du premier moteur immobile (291). 2. Le problme du temps ontologique chez Aristote (293). a) Le privilge du temps prsent (294). b) Le dAristote et lternit du temps (297). c) La constance ternelle du premier moteur (300). d) La aristotlicienne comme cause du privilge du temps prsent (301). 3. La conception aristotlicienne de lme et le problme du temps. a) Linterprtation ontologique du concept aristotlicien de vie. ) Le sens ontologique de (305). ) Lhomme comme tre-en-vie et lexplication ontologique de ltant dans son entier (307). ) De lhomme au Dasein (308). ) A la recherche de la temporalit de la vie : linterprtation vulgaire de la (309). b) Lme intellectuelle et le problme du temps (311). ) et (312). ) La primaut de la chez Aristote (313). ) La revendication de la primaut de la chez Heidegger (314). ) Le statut de ltant concret face lternit chez saint Thomas (315). IV. Le temps dans Sein und Zeit (318). 1. Le Dasein comme tre-au-monde et sa structure temporelle (320). a) La reprise du concept de facticit (321). b) La domination du prsent dans le mode inauthentique du Dasein (323). c) Langoisse comme passage au mode authentique du Dasein et comme rvlation de la temporalit originaire (326). d) Le nant comme pouvoir structurant ltre du Dasein (327). 2. tre-vers-la-mort comme manifestation du temps originaire. a) Le problme de la totalit (Ganzheit) du Dasein : le Dasein fini comme possibilit dtre-un-tout (329). b) Limmanence de la mort (331). c) La temporalisation du Dasein face la mort comme constitution originaire du Dasein (333). ) La primaut de lavenir (333). ) Lapparition du pass et du prsent (335). d) Lunit et la dispersion de la temporalit originaire comme problme insoluble dans Sein und Zeit (337). 3. La premire drive du temps originaire : lhistorialit comme tirement (Erstreckung) (340).

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4. La deuxime drive du temps originaire : lintra-temporalit (Innerzeitigkeit) (343). 5. La conception vulgaire (vulgre) du temps (346). a) La manifestation vulgaire du temps exprime dans la dfinition dAristote (346). b) Les traits du temps conu vulgairement (352). c) Lenracinement de la conception vulgaire du temps dans le temps originaire (353). d) Remonter de la conception vulgaire du temps au temps originaire (354). e) Linterrogation sur la conception heideggrienne du temps et saint Thomas dAquin (356).

V. Le rapport de Heidegger la scolastique et au concept dternit dans les annes 1920 (357). 1. Heidegger et la pense scolastique entre 1919 et 1930 (358). a) La ncessit de la destruction de la scolastique (358). ) De la mystique mdivale la vie facticielle (358). ) Lmancipation de la philosophie dAristote des interprtations scolastiques comme cadre de la destruction de la philosophie mdivale (360). ) La philosophie scolastique comme figure de linterprtation de ltre en tant que prsence constante. ) La scolastique dans Sein und Zeit (365). b) La destruction heideggrienne de lontologie mdivale dans Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie (369). ) Thomas dAquin, Duns Scot, Suarez (372). ) Rduction des concepts fondamentaux de la scolastique aux conceptions des Grecs (374). ) Lontologie mdivale comme projection du comportement productif du Dasein (379). ) Le problme de linsuffisance de lontologie mdivale (381). c) Interprtation heideggrienne de la conception mdivale de la vrit (383). 2. Heidegger et le concept dternit dans les annes 1920 (387). a) La relgation du concept thologique dternit (388). b) Le rejet de la notion mtaphysique traditionnelle dternit. c) La possibilit dune notion dternit dans le cadre de la rflexion sur la temporalit originaire (393).

Chapitre VI. Le temps transcendantal : laboration de la diffrence ontologique et la question du nant comme fondement abyssal (395).I. A la recherche de lunit du temps : confrontation avec Kant (397). 1. Le temps comme intuition pure universelle (397). a) Lintuition pure (397). 8

b) Lespace et le temps comme donation de ltre en gnral en tant que totalit unifie (einige Ganze) (400). c) Le privilge du temps comme intuition pure universelle : gnrateur de la transcendance (401). d) Lunit essentielle de la connaissance pure : limagination transcendantale (403). 2. Limagination transcendantale comme sphre originaire du temps. a) Limagination transcendantale comme facult fondamentale de la connaissance ontologique (404). b) Limagination transcendantale comme facult gnratrice et unificatrice de la transcendance (406). c) Limagination transcendantale comme synthse pure du temps (408). d) Le temps comme sujet originaire (411). 3. Limagination transcendantale et le Rien (413). 4. La finitude comme horizon ultime de la mtaphysique (415). 5. La finitude et linfini (417). II. La conception heideggrienne de la transcendance (420). 1. Le problme de la transcendance dans Sein und Zeit (420). a) Le problme didentification de lintentionnalit, du souci et de la transcendance (422). b) La transcendance et la phnomnologie (424). c) La transcendance et le monde (425). 2. La transcendance kantienne dans linterprtation de Heidegger (426). a) La transcendance de la connaissance finie du Dasein dans Kant et le problme de la mtaphysique (426). b) La transcendance et le concept kantien du monde dans Vom Wesen des Grundes (427). 3. La transcendance du Dasein comme dpassement dun triple clivage traditionnel (429). a) Au-del du clivage sujet / objet (431). b) Au-del du clivage soi / monde (432). c) Au-del du clivage monde / Dieu (435). d) Le dpassement du triple clivage traditionnel en tant quouverture ontologique du Dasein : contre linterprtation immanentiste de la pense heideggrienne (437). e) La science de ltre comme science transcendantale et aprioritique (438). III. La diffrence ontologique et la temporalit originaire (440). 1. La temporalisation de ltre et la radicalisation de la finitude (441). 2. Dasein en tant que lieu de la diffrence ontologique (443). 3. La diffrence ontologique : unit et distinction de ltre et de ltant. a) Distinction des sciences positives et de la philosophie comme objectivation de la diffrence ontologique (445). b) Lapriorit temporal de ltre et le problme du fondemen. c) Ltre nest lui-mme rien dtant (450). d) Le Dasein philosophant et le Rien (451).

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IV. La conception heideggrienne de fondement abyssal (Grund Abgrund) (454). 1. Le vcu du nant comme le vcu de ltre (456). 2. Le Dasein comme auto-fondation transcendantale (458). a) Lacte de fonder (grnden) : la libert (458). b) Lacte de fonder (stiften) : le monde instituant (460). c) Lunit des deux actes de fonder : la finitude de la libert du Dasein (460). d) Fondement et vrit (461). 3. Ltre comme fondement abyssal du Dasein : libert comme fondement du fondement (462). V. De la diffrence ontologique la vrit de ltre (464). 1. Dasein et vrit (465). 2. Le virage de Vom Wesen der Wahrheit : de la vrit du Dasein la vrit de ltre (468). 3. Vrit et fondement abyssal (abgrndingen Grund) (470).

Chapitre VII. Le sens de la finitude chez saint Thomas dAquin (474).I. Saint Thomas et la phnomnologie : le concept dintentio (475). II. La finitude selon saint Thomas dAquin (479). III. Le sens de la nomination de Dieu (487). 1. Le sens de la sparation de la substance et de l essence lors de la connaissance de Dieu (488). 2. La provenance des noms divins chez les cratures (490). 3. La nomination de Dieu comme rapport temps / ternit (494).

Chapitre VIII. Le problme du temps chez le dernier Heidegger (497).I. La pense de lEreignis et le temps (497). 1. LEreignis comme lidentit dans la diffrence (501). 2. LEreignis et le temps (505). 3. Le mystre de l (511). II. Heidegger, la scolastique et Matre Eckhart (516). 1. Heidegger et la scolastique partir des annes 1930 (516). 2. Heidegger et Matre Eckhart (518).

Conclusion (525). Bibliographie (551).10

IntroductionTemps et ternit : voici un sujet qui, pour le sens commun, voque une parfaite opposition. Le temps nest-il pas une facette du mouvant et du multiple ? Lternit ne signifie-t-elle pas limmobililt absolue et linstant fig ? Un systme fort cohrent, intelligible, net, logique : en annonant le sujet de notre recherche, avons-nous en vue un tel systme ?

Les deux protagonistes de notre travail, saint Thomas dAquin et Martin Heidegger, dfient le sens commun. Ils dclinent, chacun sa manire, le systme rationnellement harmonieux o le temps et lternit constitueraient des ples opposs. Ainsi ils dpassent une tendance dominante dans notre tradition qui prne un partage de ltant en un au-del et en un ici-bas , o les deux termes exercent un pouvoir rpulsive lun sur lautre. Notre tradition philosophique a tendance sappuyer sur les dmarches lmentaires de la raison humaine qui, en ayant comme critre suprme de jugement les lois nettes de la logique, construit des systmes. Dans notre travail, nous devrons sans cesse affronter ces systmes rationnels ou plutt le principe qui les gnre, le bon sens . Tant saint Thomas que Heidegger ont d, en effet, vaincre pniblement et inlassablement ce principe, en visant une sphre plus profonde que celle de la rationalit pistmique, une zone qui est lorigine de cette rationalit. Leurs rflexions cherchent ce qui fonde ltant, lintelligibilit, la raison et, ventuellement, toute espce dopposition rationnelle : lactus essendi pour lun, le es gibt pour lautre. Mais ne tardons pas avertir que, malgr le refus de lopposition rationnelle entre lternit et le temps propre la mtaphysique dualiste, ce que cherchent Thomas dAquin et Heidegger ne correspond absolument pas lternit du temps de type aristotlicien, ni lternit temporelle de genre hglien, ces deux paradigmes tant encore des systmes rationnels.

I

Nonobstant le fait que saint Thomas dpasse lopposition systmatique du temps et de lternit, il mne la rflexion sur leur rapport en termes daffrontement,

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de face--face, de transcendance, d opposition dans un autre sens. Lobjectif de notre travail est justement de comprendre ce dpassement particulier. Comment lternit qui est au-del du temps, qui est irrductible au temps, qui est son fondement, qui est infini, peut-elle habiter le temps, au lieu de le rpulser ?

Cest la mthode phnomnologique qui nous permettra de formuler une rponse cette question. En lisant luvre de saint Thomas, nous rfuterons lavis courant qui prsente ltre des tants comme spar de ltre de la conscience, comme sil sagissait des deux choses qui se rencontreraient aprs coup. Chaque fois que saint Thomas parle de quelque chose, il ne sexprime pas comme un sujet part qui veut conqurir un objet dj construit en soi, mais comme celui qui exerce lintentio originaire, lequel signifie la communaut dacte dtre de lhomme et des choses : lanima est quodammodo omnia ( lme est en quelque sorte toute chose ). Comment les textes de lAquinate justifient eux-mmes cette grille de lecture, nous le verrons en les analysant. Disons seulement que cette mthode, qui postule lunit de la conscience et de ltant, quand elle est applique ltude du rapport entre lternit et le temps, permet de saisir cette communaut sublime de deux termes o celui qui diffre de tout en tout peut sidentifier celui dont il est diffrent : ce nest que temporellement, et pourtant en vrit, que nous pouvons connatre lternit atemporelle. Cette proposition de saint Thomas nous accompagnera tout au long de notre travail. Elle reflte, au fond, la cl mme de la comprhension de la pense thomasienne, laquelle consiste en la recherche inlassable de lactus actuum dans tout actus de ltant.

Heidegger a-t-il saisi le mouvement de la pense thomasienne ? Un autre objectif de nos analyses est de montrer comment le philosophe allemand a lu les crits de saint Thomas. Nous verrons que cette lecture tait, elle aussi, phnomnologique. Seulement, Heidegger la projete sur les textes thomasiens au lieu de les laisser parler phnomnologiquement eux-mmes. Que lAquinate ne pouvait pas tre

phnomnologue avant la lettre , contrairement Aristote, daprs ce que disait Heidegger dans un crit programmatique de 1922 (Natorp Bericht), quil tait un reprsentant typique de la mtaphysique dualiste, tel est le malheureux prjug heideggrien lgard de saint Thomas, prjug dont nous tenterons de trouver les racines. Pour cela, nous tudierons la formation philosophique initiale de Heidegger, 12

formation thomiste !, qui a dtermin en quelque sorte, selon laveu du philosophe lui-mme, toute sa pense.

Mais quel est le sens de la prsence du nom de Heidegger dans lintitul de notre tude qui annonce une rflexion sur le rapport entre lternit et le temps ? Le concept dternit ntait-il pas lobjet dun rejet constant de la part du philosophe de ltre et du temps ? Voil une question que tout heideggrien, surtout celui qui commence le devenir, est en droit de poser. Chercher rponse cette question, tel est encore le but de notre travail. Nous aurons bien sr considrer le rejet du concept dternit de la part de Heidegger. Ce rejet est, en effet, fondamental pour comprendre la structure mme de la rflexion heideggrienne, il fait partie de sa gense. Mais cest justement la raison pour laquelle il est plus juste daffirmer que la notion dternit ne constitue pas seulement le lieu dun simple refus, mais surtout un endroit o le penseur est ramen sans cesse pour sexpliquer, pour sacquitter, voire pour admettre que la question reste ouverte, que le problme demeure bant. Le fait que cette explication est silencieuse et presque invisible dans les crits de Heidegger, ne peut que compliquer la tche de la comprhension de sa pense. Quelle a eu lieu, telle est pourtant laffirmation de Heidegger lui-mme 1 . Cette affirmation est un des soubassements de notre travail, mais de faon discrte, respectant le silence du philosophe lui-mme, sans toutefois nier ce qui est tu.

Nous tudierons la rflexion de Heidegger sur le temps en commenant par ses premiers crits dats du dbut des annes 1910 et en terminant par ceux qui concluent sa pense la fin des annes 1960. A linstar du temps lui-mme dont elle voulait tre corps et reflet, cette pense est tendue, inacheve, en mouvement. Chacune de ses tapes aboutit une difficult fondamentale qui constitue un tremplin vers une tape suivante. Nous suivrons cette chane de la pense heideggrienne : le dualisme classique temps / ternit (avant 1919), la facticit et lontologie fondamentale (19191927), la diffrence ontologique (1927-1930), la (non)vrit de ltre et lEreignis.1

Et qui voudrait mconnatre le fait que tout le chemin que jai parcouru jusquici fut tacitement accompagn par le dbat avec le christianisme un dbat qui ne fut pas et qui nest pas un problme glan au hasard, mais la sauvegarde de la provenance la plus propre celle de la maison paternelle, de la patrie et de la jeunesse et qui est en mme temps le dtachement douloureux de tout cela ? Seul celui qui fut ainsi enracin dans un monde catholique rellement vcu aura quelque ide des ncessits qui ont influenc le chemin de mon questionnement parcouru jusquici, telles des secousses telluriques souterraines , GA 66, p. 415, trad. et cit par Ph. CAPELLE, dans La signification du christianisme chez Heidegger, dans CARON M. (dir.), Heidegger, Paris, Cerf, 2006, pp. 295-328 : 296.

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Dans chacune de ces priodes, nous dtecterons un lment problmatique qui met en crise la pense toute entire, comme si un impossible penser radical et dcisif, quaucun dire narrive attraper, demandait pourtant tre pens quitte saper la rflexion dans son ensemble. Mme la pense de lEreignis aboutira lchec, cest-dire limpossibilit de penser le diffrent de la diffrence au sein de lidentit, ltre sans tant , comme dira Heidegger (ce qui veut dire quune nouvelle tape de la pense aurait pu commencer). Cest que le temps lui-mme cle un mystre, celui de son essence , de son unit, de sa temporalisation, de sa maturation, du es gibt, que la pense saisit chaque fois et qui schappe aussitt. Nous analyserons en dtails ce procs de la pense heideggrienne. Nous le ferons en le mettant en parallle avec la rflexion de saint Thomas. Ce rapprochement permettra-t-il dclairer, et dans quelle mesure, le mystre du temps, ce phnomne jamais indicible ? La rflexion thomasienne sur le rapport entre le temps et lternit ne prtendra pas refonder la conception heideggrienne de ltre et du temps en lui enlevant sa consistance propre. Mais elle peut la problmatiser, lui poser des problmes , voire lui proposer une piste suivre en dsignant diffremment cet lment mystrieux qui met en marche et en cause, comme sil jouait, la pense humaine.

II

La confrontation de la pense de saint Thomas avec celle de Heidegger, objet central de notre tude, sinscrit dans une tradition qui a dbut dans les annes 1930. Nous tracerons brivement lhistoriographie du rapprochement Thomas / Heidegger en relevant un certain nombre de problmes qui accompagnent les tentatives de ce rapprochement, ce qui justifiera la ncessit de notre propre travail.

Notons que Heidegger lui-mme na jamais ragi aux relectures thomistes de ses thses : ne manifestant aucun intrt pour le renouveau de la philosophie thomasienne qui pourtant tait en train de se produire, en quelque sorte, sous ses yeux, parmi ses tudiants (K. Rahner, J.-B. Lotz), le philosophe de la Fort Noire sest toujours reprsent la pense de lAquinate et celle de ses disciples linstar de lcole 14

thomiste baroque , dans laquelle il fut form. Pour Heidegger, laffaire du thomisme tait classe. Mais du ct des thomistes, lintrt pour la philosophie heideggrienne na cess de crotre. En voici quelques cas.

On remarque rarement quen France, lun des premiers ragir la philosophie de Heidegger, fut J. Maritain. Dans la troisime de ses fameuses Sept leons sur ltre, donnes en 19321, Maritain livre sa conception de lintuition de ltre en tant que ltre . Cest l quil rencontre et analyse subtilement le concept dangoisse de Heidegger. Curieusement, Maritain admet que cet affect insigne est une voie authentique vers lintuition de ltre et donc vers le concept de celui-ci. Mais cest prcisment l, au niveau du sens du concept maritainien de ltre, que le rapprochement de saint Thomas et de Heidegger parat mal fond. En effet, le concept de ltre forg par le clbre thomiste franais ne prend pas en compte toute lampleur et la signification de lanalytique existentiale de Sein und Zeit, ce qui suscite des doutes quant la justesse de la comprhension que Maritain avait de la philosophie heideggrienne. Plus globalement, la pense de Heidegger ne saurait tre rfre au projet mtaphysique de type maritainien, influenc encore en grande partie par la scolastique moderne .

Cest un autre thomiste franais, E. Gilson, que nous devons une tentative beaucoup plus solide de rapprochement entre Thomas dAquin et Heidegger. Nayant pas lu un seul verset de Heidegger avant 1940, selon son propre tmoignage, Gilson devient lecteur enthousiaste du philosophe allemand aprs la guerre. Ce nest toutefois que dans les annes 1960 quil met un avis sur la pense de Heidegger, en se rfrant quasi exclusivement des textes heideggriens crits aprs 1930 2 . Ce qui manque donc la lecture de Gilson, cest la considration de la premire priode de la philosophie de Heidegger, ainsi que la saisie de la subtilit du sens de la fameuse diffrence ontologique 3. Lidentification quelque peu violente que fait Gilson de lactus essendi thomasien avec ltre heideggrien demande donc des rectifications1 2

Paris, Tqui, 1934. Ltre et Dieu, dans Revue thomiste, 1962, n 62, pp. 398-416 (repris dans Constantes philosophiques de ltre, Paris, Vrin, 1983, pp. 201-230). Une des annexes, publie galement en 1962, de Ltre et lessence, Paris, Vrin, 1972, pp. 365-377, est consacre au cas Heidegger . 3 Je laisse intentionnellement de ct tout ce qui, dans sa doctrine, concerne le Dasein, lex-sistant, cest--dire, finalement, lhomme. L, la parole ne lui fait pas dfaut, mais on nest plus sur le terrain de ltre de ltant, on est dans ltant mme, qui constitue un ordre distinct de celui du Sein , ibid., p. 376.

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importantes, dautant plus que le concept heideggrien de temps na pas t suffisamment trait par lauteur de Ltre et lessence. Toutefois, avec son interprtation du concept thomasien dactus essendi, dterminante pour notre travail, Gilson a donn une impulsion dcisive la relecture des uvres de saint Thomas et a constitu la base mme du rapprochement de lAquinate et de Heidegger sur le terrain de la philosophie de ltre.

Dans lAllemagne des annes 1930, les milieux universitaires, lentourage de Husserl en particulier, connaissent la figure dexception dE. Stein. Convertie au catholicisme, celle-ci est fascine par la philosophie de saint Thomas dont elle entreprend la confrontation avec celle de son matre Husserl1. Dans cette tentative, la rflexion de Heidegger est, elle aussi, prsente. Elle est oppose la pense de lAquinate, pense de ltre rel et infini, comme une figure de lontologie subjective2. Sans doute, E. Stein fut influence par la comprhension rductrice de la philosophie heideggrienne, courante dans les annes 1930, selon laquelle cette dernire serait une tentative dune espce danthropologie ontologique. Nous pouvons donc adresser Stein un reproche en quelque sorte diamtralement oppos celui que nous avons fait Gilson : elle navait pas une comprhension suffisante de la pense heideggrienne telle quelle sest dploye partir des annes 1930. Ce dploiement, en effet, a rtrospectivement rendu impossible linterprtation anthropologisante de Sein und Zeit. Nous reviendrons sur la figure dE. Stein, qui prsente un intrt certain quant lapproche phnomnologique de la pense thomasienne. Notons au passage quune telle approche a t souhait par E. Gilson qui, aprs la guerre, en dplorait encore labsence3.

Au sein de lUniversit de Fribourg-en-Brisgau, o enseigne Heidegger, nous devons nous tourner vers ses disciples, parmi lesquels, la fin des annes 1930, un certain nombre revendique lappartenance lcole thomiste. Ce sont eux, M. Mller, K. Rahner, J.-L. Lotz ou encore G. Siewerth qui ont ralis les premiers essais importants du rapprochement Thomas / Heidegger.1

Cf. STEIN E., Essai de confrontation de la phnomnologie de Husserl et de la philosophie de saint Thomas, dans Phnomnologie et philosophie chrtienne, Paris, Cerf, 1987, pp. 31-55. 2 Martin Heideggers Existenzialphilosophie, dans Edith Steins Werke. T. VI., Welt und Person, Louvain, Nauwelaerts, 1962, pp. 69-135. 3 Cf. Ltre et lessence, op. cit., p. 22.

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En 1939, K. Rahner publie sa thse Geist in Welt 1 dans laquelle il tente dinterprter la mtaphysique thomasienne de la connaissance en termes didentification de ltre et du connatre, identification fonde sur lapprhension anticipatrice (Vorgriff) de ltre infini. Base sur des propositions ontologiques dont linspiration heideggrienne est patente2, linterprtation rahnerienne de la philosophie de saint Thomas est en mme temps imprgne par les mtaphysiques de Kant et de Hegel, la philosophie no-platonicienne tant galement prsente. Or, cette complexit des sources empche de reconnatre dans la rflexion de Rahner des bases systmatiques de confrontation entre saint Thomas et Heidegger. Plutt que de tenter cette confrontation pour elle-mme, Rahner livre une rflexion personnelle sur le problme de la connaissance. En revanche, M. Mller, devenu collgue et ami de Heidegger la fin des annes 1940, essaie de rapprocher la rflexion thomasienne et la pense heideggrienne de faon plus systmatique 3 . Mller voit dans le lumen

intellectus, notion capitale de la philosophie de saint Thomas, la possibilit de reconnatre ce que Heidegger traite comme la pense essentielle , pense qui rpond lappel de ltre. Comme si le lumen intellectus de lhomme, qui participe lintellect divin (saint Thomas), aurait t analogue la pense du Dasein heideggrien dans son rapport lEreignis. Selon Mller, la diffrence entre saint Thomas et Heidegger consiste, au fond, en leur attitude face la thologie chrtienne. Saint Thomas se laisse influencer par la Rvlation chrtienne et identifie Dieu avec lipsum esse, ce qui ne peut quaboutir la conception de ltre comme subsistant en soi, alors que Heidegger, purement philosophe, refuse de sortir des limites de la finitude de lhomme et ne se sent pas capable de faire une proposition sur Dieu. Cette structure de base du rapprochement Thomas / Heidegger, propose par Mller, pourrait tre accepte condition dapporter de nombreuses prcisions sur tous les concepts fondamentaux la fois de lAquinate et de Heidegger. Faute de quoi, elle risque de conduire un concordisme facile, qui, en rconciliant dune manire ou dune autre la thologie et la philosophie, rendrait identiques les conceptions de saint Thomas et de Heidegger et ne considrerait leurs diffrences que comme diffrences dexpression1 2

Lesprit dans le monde, trad. H. Rochais, R. Givord, Montral, Gurin, 1997. Rahner emploie paralllement et comme synonymes les expressions Vorgriff auf das Sein dorigine heideggrienne et Vorgriff auf das esse dinspiration nettement thomiste. 3 MLLER M., Crise de la mtaphysique : Situation de la philosophie au XXe sicle, trad. M Zemb, C. R. Chartier, J. Rovan, Paris, Descle de Brouwer, 1953.

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langagire. Il en sortirait une sorte de thologisation de Heidegger sur des bases thomistes. Ltre de Heidegger serait le Dieu de saint Thomas.

Les annes 1950-1960 ont connu ce genre de tentatives dont celle de G. Siewerth, qui fut la plus clbre. Dans son ouvrage Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, dit en 1959, Siewerth interprte la conception heideggrienne de lhistoire de ltre dans la perspective de la conception thomasienne de la cration. Dans son article de 1961 Die Differenz vom Sein und Seiend, Siewerth intgre dans son projet galement la notion heideggrienne de diffrence ontologique. Loubli de ltre serait un refus de lunit entre lhomme et Dieu. La pense de Heidegger pntrerait le mystre eschatologique de lhistoire o elle saisit laction la fois cratrice et salvifique de Dieu. Au sein de Dieu lui-mme, il y a une instance du nant qui fait surgir une altrit, dabord au sein de lui-mme (conue traditionnellement comme le mystre de la Trinit), ensuite ct de lui (la cration). Le nant de Heidegger, ainsi que sa fameuse diffrence ontologique, rejoignent ce moment de nontre en Dieu moyennant lequel la cration peut tre, peut surgir depuis Dieu tout en ntant pas Dieu : tout comme ltre heideggrien donne tre aux tants en se retirant radicalement jusqu se revtir du nant comme dune mdiation entre lui et les tants. Lintellect humain, qui participe lintellect divin crant par le non-tre, correspond au Dasein heideggrien qui saisit ltre moyennant le nant. Selon Siewerth, tous les lments structurels de la philosophie de Heidegger sont taills sur mesure pour sappliquer la thologie chrtienne, surtout celle de saint Thomas, jusqu pouvoir trouver la diffrence ontologique heideggrienne dans les fameuses cinq voies thomasiennes pour prouver lexistence de Dieu. Il nest pas surprenant que dans un de ses articles (Martin Heidegger und die Frage nach Gott), Siewerth stonne que Heidegger ne nomme pas son tre , Dieu.

Intressant en tant quil indique une tentative dune philosophie (thologie ?) personnelle, le rapprochement que ralise Siewerth entre Heidegger et saint Thomas est cependant grossier, puisquil ne respecte pas des dlimitations basiques de la philosophie heideggrienne, surtout celles qui tablissent la finitude du Dasein temporel, ou encore celle de ltre, comme instance ultime, qui na pas de corrlat divin ou infini . Par ailleurs, cause de ces dlimitations fondamentales propres la philosophie heideggrienne, un certain nombre de penseurs chrtiens, sceptiques 18

lgard de la tentative de Siewerth, ont jug cette philosophie comme insuffisante face la pense de saint Thomas. La critique de Heidegger du point de vue de la philosophie thomasienne a t prsente dans les articles remarquables du Pre Corvez, tous publis dans la Revue thomiste entre 1955 et 19651. Selon Corvez, la raison pour laquelle Heidegger na pas pu atteindre la qualit et la hauteur de la conception thomasienne de ltre et de Dieu, de la transcendance, mais galement celle de la vrit de ltant comme tel ( lunit relle entre ltant et son tre ), se trouve dans la mthode phnomnologique laquelle Heidegger est rest fidle jusquau bout. Heidegger se serait fait en quelque sorte prisonnier de la manire phnomnologique de traiter ltre de ltant, manire qui aurait interdit tout accs ce qui dpasse le monde du Dasein, en dpit des aspirations incontestables de sa philosophie vers un tel dpassement. On peut rsumer les analyses subtiles de Corvez en affirmant, selon ses propres termes, quil essaie de dire ce qui manque encore la doctrine de Heidegger [] pour rejoindre adquatement les positions fondamentales de saint Thomas 2. La mcomprhension de la mthode phnomnologique est un des points faibles de ces analyses, et dvalorise la critique de Corvez.

Aux thomistes qui accusaient Heidegger dtre incapable datteindre le sens de la transcendance, les heideggriens ont rendu la monnaie. Comme contre-exemple de la rflexion mene par Corvez, nous pouvons indiquer celle de B. Welte3. Tout en flattant saint Thomas dAquin pour avoir trouv la possibilit de dpassement de la mtaphysique traditionnelle (du fait que lesse ipsum subsistens ne peut pas tre trait comme un genre de ltant), Welte ne manque pas de noter que cest notamment saint Thomas qui a port un de ses sommets cette mme mtaphysique occidentale dans sa structure onto-tho-logique. Penseur authentique qui aurait entendu la voix de ltre dans lintimit de sa rflexion, saint Thomas serait retomb aussitt dans la mtaphysique en mettant tous ses efforts au service dune tche suprme : exprimer lesse ipsum, lesse divinum, en jugements et en concepts traditionnels et rationnels. De la sorte, ltre demeure rduit ltant. Le concept dactus essendi naurait t1

CORVEZ M., La place de Dieu dans lontologie de Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1953, n 53, pp. 287-320 ; 1954, n 54, pp. 79-102 ; 1955, n 55, pp. 377-390 ; Id., Ltre de Heidegger est-il objectif ?, dans Revue thomiste, 1955, n 55, pp. 565-581 ; Id., La pense de ltre chez Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1965, n 65, pp. 536-553 ; Id., Lide de vrit dans luvre de Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1966, n 66, pp. 48-61. 2 Ibid., p. 48. 3 WELTE B., La mtaphysique de saint Thomas dAquin et la pense de lhistoire de ltre chez Heidegger, dans Revue des sciences philosophiques et thologiques, n 50, 1966, pp. 601-614.

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dvelopp par saint Thomas que pour faire comprendre celui dessence, comme ctait dj le cas chez Aristote. Cest donc le concept de substantia qui serait le centre de lontologie thomiste ; celle-ci ne serait ds lors que le dveloppement de lide de la causa sui dans les divers niveaux des tants. Bref, avec la rflexion de Welte, nous assistons au dveloppement de la critique que Heidegger lui-mme avait adresse Thomas dAquin, comme tous les mtaphysiciens occidentaux : il sagit de lappartenance la structure onto-tho-logique, laquelle exprime le moment suprme de loubli de ltre o cet oubli mme est oblitr. Dans les annes 1960, cette critique heideggrienne paraissait, pour beaucoup, irrfutable, malgr lintervention nergique dE. Gilson qui a montr son impertinence quant la mtaphysique thomasienne de ltre en rvlant le sens authentique de lactus essendi. Comme en tmoigne un colloque organis par les dominicains du Saulchoir en 1968, les thomistes eux-mmes, cette poque, ne voyaient pas dans lenseignement de leur Matre, les ressources internes permettant dchapper laccusation doubli de ltre ; ils concdaient Heidegger laffirmation selon laquelle la pense du Docteur anglique aurait correspondu lonto-tho-logie1.

En mme temps que Gilson en France, un thomiste de rputation contraste, C. Fabro, dfend, en Italie, la mtaphysique de saint Thomas face la pense de Heidegger. En vrit, beaucoup plus quune dfense, il sagit dune vritable attaque. Selon Fabro, la pense de ltre de saint Thomas va beaucoup plus loin que celle de Heidegger ; celui-ci serait lui-mme beaucoup plus prs de la tradition mtaphysique quil critiquait pourtant si vigoureusement, que ne ltait saint Thomas. Cest lAquinate, et lui seul, [qui] proclame lmergence absolue de lesse comme acte de tous les actes et de toutes les formes 2, alors que Heidegger, mme sil se meut dans la mme aire que lAquinate, dpasse peine la position de Hegel en ratifiant le principe dimmanence. Nous admettons que Fabro a saisi avec justesse la signification de lactus essendi thomasien. Cependant sa comprhension de Heidegger rencontre une srieuse objection : peut-on assimiler la philosophie de Heidegger au principe

1

Procs de lobjectivit de Dieu, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei, n 41, 1969. Selon les intervenants du colloque, il sagirait, lheure actuelle , aprs les lucidations de Heidegger (p. IV), de remettre en cause lenseignement de saint Thomas dAquin, puisque celui-ci sinscrit dans la ligne du projet onto-tho-logique de la mtaphysique (p. 248) et porte la responsabilit dun mouvement qui aboutira dans la pense moderne la mort de Dieu comme objet reprsent (p. 249). 2 FABRO C., Participation et causalit selon Saint Thomas dAquin, Paris, Nauwelaerts, 1961, p. 618.

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dimmanence de Hegel ? Notre travail montrera le contresens dont tmoigne une telle approche.

Accentuer lincapacit datteindre la transcendance vritable dune part, accuser doubli de ltre dautre part : cest ainsi que peut tre rsume la discussion entre les thomistes et les heideggriens dans les annes 1950-1980. Cette discussion nous parat strile. Dun ct, le problme de la transcendance chez Heidegger, sujet central de notre tude, ne peut tre compris tant que le sens de la mthode phnomnologique, employe par Heidegger, na pas t saisi. Ce nest quen comprenant en quoi consiste lunit ontologique de la conscience et de ltre que lon peut entrer vritablement dans la philosophie heideggrienne. Or, cette comprhension lude demble la possibilit dinterprter la pense de Heidegger comme une espce d immanentisme , voire de subjectivisme . De plus, lapproche phnomnologique, qui rvle lexercice de lintentio dans lunit dacte dtre et de lme et des tants, doit tre applique linterprtation de la pense de saint Thomas lui-mme. Ce nest que sur le terrain commun de la phnomnologie que lapproche Thomas / Heidegger est vritablement possible, car ce nest que sur ce terrain que le sens de la transcendance peut tre saisi conformment lenseignement de chacun deux.

De lautre ct, la rfutation de la considration de la pense thomasienne comme une figure de lonto-tho-logie, nous semble acquise. Largumentaire de Gilson est suffisant pour le montrer, mais dautres stratgies ont encore t tentes. Ainsi J.-L. Marion exonre la pense de lAquinate de toute implication dans lontologie en gnral 1 . Non-ontologique, cette pense ne saurait tre onto-thologique. Le numro spcial de la Revue thomiste paru en 1995, consacr au problme de lappartenance de saint Thomas la structure de lonto-tho-logie dans son acception heideggrienne, a mis les derniers points ce sujet. Nous considrons donc ce problme clos et nous ny reviendrons qupisodiquement dans notre tude. Notons cependant quen dehors du cas saint Thomas et lonto-tho-logie , lhistoriographie sur les rapports entre les penses de lAquinate et de Heidegger parat bien mince.1

MARION J.-L., Saint Thomas dAquin et lonto-tho-logie, dans Revue thomiste, n 95, 1995, pp. 3166. Dans cet article, J.-L. Marion rectifie la position quil avait prise lgard de Thomas dAquin dans son clbre ouvrage Dieu sans tre, o le Docteur du XIIIe sicle tait encore trait comme un reprsentant typique de lonto-tho-logie.

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Le canadien B. Rioux a expos sa tentative de rapprochement de Thomas dAquin et de Heidegger dans louvrage Ltre et la vrit chez Heidegger et saint Thomas dAquin, dit en 1963 1 . Cest autour de la notion de vrit que les deux penseurs peuvent rellement se rencontrer : dans les deux cas, il sagit de louverture de lhomme ltre qui se retire. Selon saint Thomas, en effet, avant tout dveloppement rationnel, lesprit humain, ou lintellectus (qui ne se rduit pas la ratio), saisit ltre pur ; cest secondairement quil revient sur ce quil saisit afin de le porter en concepts explicites. Heidegger naurait relev chez saint Thomas que cette deuxime facette de lesprit de lhomme, alors que, plus profondment, celui-ci est ouvert, est ouverture mme, vers lesse, justement comme le Dasein chez Heidegger. Comme la pense essentielle de Heidegger suit lappel de ltre se retirant, ainsi lintellectus thomasien participe lacte de ltre qui renvoie ltre mme. Lintelligibilit de ltre est ltre lui-mme. Ltre nexiste quen tant que pens par lintellect, intellect divin premirement, mais ncessairement pens aussi par lintellect humain, puisque Dieu a accueilli lhomme dans son sein (la doctrine de limage de Dieu dans lhomme, qui est lintellectus, selon saint Thomas). Cest pourquoi lhomme est ouverture ontologique au point daffirmer que ltre nest pas sans lui. Si lhomme nexistait pas, Dieu, lui, serait, certes ; mais nous ne pouvons pas spculer sur cette situation-l qui est une fiction, qui ne nous concerne pas.

En suivant la problmatique ouverte par B. Rioux, plusieurs penseurs ont fait des tentatives de rapprochement de saint Thomas et de Heidegger partir des concepts de vrit et dintelligibilit. Nous pouvons indiquer la thse de U.-M. Lindblad, Lintlligibilit de ltre selon saint Thomas dAquin et selon Martin Hidegger, dite en 19872. La rflexion hors du commun du clbre thomiste L.-B. Geiger sinscrit dans la mme ligne. Cest sur lexprience de la prsence que se focalise Geiger en arrivant rconcilier les penses de Heidegger et de Thomas dAquin. Lexprience de la prsence, cest lexprience de lauto-rvlation des choses, de leur propre dire eux au sujet deux-mmes, dire rveill par lesprit humain (lintellectus) : cest la

1

RIOUX B., Ltre et la vrit chez Heidegger et saint Thomas dAquin, Paris, PUF, 1963 (prf. P. Ricoeur). 2 LINDBLAD U.-M., Lintelligibilit de ltre selon saint Thomas dAquin et selon Martin Heidegger, coll. Publications Universitaires Europennes, XX/208, Berne, Peter Lang, 1987.

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vrit ontologique dont le concept rend justice autant la rflexion de saint Thomas qu celle de Heidegger1.

Nous ne saurions exagrer limportance, pour notre tude, de la distinction thomasienne entre lintellectus et la ratio ainsi que du concept de la vrit. Notre recherche personnelle avoisinera plutt celle de Rioux, de Lindblad, de Geiger. Mais nous interprterons la pense de saint Thomas dAquin en termes de temps et dternit. Une telle approche de la mtaphysique thomasienne semble tre la plus adapte pour pouvoir confronter cette mtaphysique la rflexion de Heidegger, philosophe du temps. Ainsi lauteur qui se trouve tre le plus proche de notre projet est J.-B. Lotz dont louvrage Martin Heidegger et Thomas dAquin 2 est le seul, dans lhistoriographie du rapprochement Thomas / Heidegger, qui a tent ce rapprochement sur le terrain du concept de temps. Nous nous distinguons toutefois du travail de Lotz en accentuant plus que lui la manire phnomnologique de lire les textes de saint Thomas. En effet, Lotz reproche Heidegger lui-mme de navoir pas dpass la mthode phnomnologique et, pour cette raison, de navoir pas atteint le sens ultime de ltre quest lternit divine. Selon Lotz, Heidegger aurait survolu en quelque sorte le temps, alors que Thomas dAquin, en quittant le plan phnomnologique pour slever celui de la mtaphysique, aurait accd lternit atemporelle. Quoique les analyses de Lotz, notre avis, constituent la tentative la plus avance de rapprochement Thomas / Heidegger, lopposition entre la phnomnologie et la mtaphysique perceptible dans son ouvrage risque doblitrer le sens de lintimit que saint Thomas dcouvre au sein du rapport entre le temps et lternit et de rtrcir lhorizon de la rencontre du clbre scolastique avec Heidegger. Cest la raison pour laquelle notre tude, tout en sappuyant sur la recherche de Lotz, sen dtache. Afin de justifier lapproche phnomnologique de la rflexion de saint Thomas, nous nous rapporterons plutt aux travaux de S. Breton, notamment ses analyses du concept thomasien dintentio 3 . Nous ne pouvons que regretter que Breton lui-mme, connaisseur exceptionnel des penses de saint Thomas et de Heidegger, nait pas1

GEIGER L.-B., Ce qui est se dit en plusieurs sens, dans Scolastique, certitude et recherche. En hommage Louis-Marie Rgis, Montral, 1980, pp. 85-111 ; Id., Heideggers Denken. Eine Wegweisung, dans Freiburger Zeitschrift fr Philosophie une Theologie, 1976, n 23, pp. 233-252. 2 Martin Heidegger und Thomas von Aquin, Pfullingen, Neske, 1975, trad. fr. P. Secretan, Paris, PUF, coll. Thologiques, 1988. 3 Cf. Etudes phnomnologiques. Conscience et intentionnalit selon saint Thomas et Brentano, dans Archives de Philosophie, 1955, t. 19, pp. 63-87.

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ralis une confrontation systmatique entre les deux penseurs. Mais cela ne peut que renforcer lexigence de travailler dans ce sens.

III

Aprs avoir montr la ncessit de confronter les philosophies de saint Thomas et de Heidegger sur le terrain de la phnomnologie et sur les bases conceptuelles de temps et dternit, il nous reste prsenter le plan de notre entreprise. Celle-ci est constitue de huit chapitres. Le premier chapitre retrace succinctement lhistoire des concepts de temps et dternit avant Thomas dAquin. Nous prsenterons cependant les penseurs antiques et chrtiens non pas pour eux-mmes, mais en recueillant, dans leurs rflexions, les points qui ont influenc saint Thomas et/ou Heidegger. Chez les grecs, cest Aristote qui focalisera notre attention : il labore la structure systmatique du concept de temps et de son rapport lternit, structure qui sera au cur des considrations thomasiennes et heideggriennes. Plotin toutefois jouera un rle insigne dans la formation du concept dternit, dterminante pour la rflexion de saint Thomas. Dans la priode patristique, inspire par les crits bibliques, nous mettrons laccent sur la pense de saint Augustin, sur lidentification quil fait de lme et du temps, habits par lternit divine. Aristote et Augustin sont les interlocuteurs principaux tant de saint Thomas que de Heidegger. Mais cest le mot qui constitue le point de dpart et, curieusement, le point darrive de toute notre entreprise : loscillation de la signification de ce mot est surprenante : tantt il exprime le temps dans son moment phmre, tantt lternit dans sa stabilit fige. La tension que contient ce mot mystrieux, repris aussi bien par saint Thomas que par Heidegger, est dune certaine manire fondamentale dans notre travail.

Le deuxime chapitre sera consacr la rflexion de saint Thomas sur le temps, lternit et leurs rapports. En reprenant les dfinitions aristotliciennes du mouvement et du temps, lAquinate les transforme de fond en comble : nous mettrons en lumire loriginalit de la rflexion thomasienne, originalit que Heidegger ne saisira pas. Nous traiterons les rapports entre le temps et le mouvement, le mouvement et lme, 24

lme et le temps, rapports qui sont rciproquement constitutifs. Saint Thomas aboutit postuler la communaut dacte dtre de lme, du mouvement et du temps. Habit par laffirmation biblique de la cration ex nihilo, il considre cette communaut dans sa connexion intime avec sa propre origine qui est incessante (conservatio). Avec les concepts dintellectus, de nant (nihilo) et dinstant (nunc stans), la rflexion thomasienne ouvre une piste vers la saisie de lactus essendi quil appelle lternit. La deuxime partie du chapitre mnera une rflexion sur le sens de la notion thomasienne dternit, notion qui est reprise de Boce (). Ce sens est dtermin par celui de la transcendance qui brise, contre Aristote, tout difice conceptuel, lequel se limiterait aux procds de la ratio humaine. Ainsi dans limmutabilit de lternit divine saint Thomas trouve la possibilit dintroduire un mouvement. Ds lors, nous pourrons nous interroger sur lventualit de considrer lternit comme temporelle. Ce nest quau sein des rapports entre lternit et le temps que, suivant saint Thomas, il serait possible denvisager le problme de lternit temporelle. La troisime partie du chapitre traitera de ces rapports. Ceux-ci se laissent apprhender selon deux complexes conceptuels, intimement lis entre eux : lternit et le temps comme relation de ltre et de ltant ; lternit et le temps comme relation entre lintellectualit divine et la rationalit de lesprit humain. Traite comme ipsum esse, lternit se rvle dans sa prsence particulire au sein de lens. Ds lors, ce dernier, tant constitu par le temps (donc aussi par lme), doit tre considr comme moyen daccs lternit (ipsum esse) sans que ses limites ne soient dpasses. La conception de la transcendance thomasienne commence se dgager : en tant que ipsum esse subsistens lternit est au-del de ltant temporel et pourtant dans ltant temporel. Le sens de cette conception sera prcis en considrant le rapport de lternit et du temps comme contraction (contractio) de ltre divin au profit de ltant et en interprtant lternit comme pouvoir unificateur de la temporalit. Cest toutefois en mettant en lumire le rle de lme humaine dans le processus de la creatio eh nihilo, conjoint celui de la connaissance des tants la fois par Dieu et par lme humaine, que le rapport entre lternit et le temps sera trait en profondeur. Le cur de ce traitement est constitu par la distinction thomasienne intellectus / ratio qui exprime la participation de la rationalit humaine lintellectualit divine. Le temps se rvle comme demeure de ce qui le dpasse, de lternit : cest lactus essendi.

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Lobjet du chapitre III est dexposer en grandes lignes la reprise de la rflexion thomasienne sur ltre, lternit et le temps, dans la scolastique tardive. Cette reprise aboutit, en ralit, une mcomprhension du concept thomasien dactus essendi, la rduction de son sens des catgories de la mtaphysique aristotlicienne des essences ( le flchissement formaliste de lesse). Le rapport entre le temps et lternit, prtendument thomasien, devient un systme rationnel deux ples opposs, deux termes qui, obissant au mme ordre conceptuel (la rationalisation de lesse), maintiennent un rapport concurrentiel. Cest la reprise de la mtaphysique dualiste. La causalit ontologique thomasienne est rduite la causalit ontique, au principe de la raison suffisante. Lobjectif de ce chapitre est surtout de prsenter lcole qui a donn Heidegger sa formation initiale.

Le chapitre IV est prcisment consacr cette formation de Heidegger et ses premiers travaux. Lenracinement dans la tradition catholique a laiss des traces indlbiles pour toute la vie du philosophe allemand. Nous chercherons les raisons de la rupture que le jeune Heidegger effectue avec le systme scolastique et le catholicisme. Cette rupture concide avec le dpassement progressif de lopposition mtaphysique temps / ternit, dans ses facettes scolastique et no-kantienne, et avec la dcouverte de la consistance propre au concept de temps qui constituera dsormais le champ de la recherche philosophique heideggrienne. Afin de suivre cette progression de la pense du jeune Heidegger, nous analyserons ses crits de 1909 1919, en particulier deux de ses articles publis en 1912 : Das Realitts problem in der modernen Philosophie et Neuere Forschungen ber Logik, la dissertation doctorale sur La doctrine du jugement dans le psychologisme (1913), la thse dhabilitation intitule Trait des catgories et de la signification chez Duns Scot (1915-1916), la confrence dhabilitation sur le concept de temps dans les sciences historiques (1915) et le Cours prpar, non dispens, sur la mystique mdivale (1918). Linfluence de Lask, la dcouverte de leccit scotiste, limpact de Hegel y structurent la pense de Heidegger, dans un contexte historico-philosophique particulier. Le concept dternit est relgu dans la thologie, alors que le temps devient objet vritable de la philosophie. La rflexion sur le rapport entre la thologie et la philosophie est vacue suite la conversion au protestantisme, lequel, sous linfluence de Barth, Bultmann, Gogarten, spare soigneusement les domaines de la foi et de la raison. En choisissant la philosophie au sein de ce dualisme, Heidegger rejette dfinitivement la notion 26

dternit. A la fin de ce chapitre, nous donnerons quelques apprciations personnelles de ce choix heideggrien.

Le chapitre V concerne la deuxime priode de la pense de Heidegger qui stend des premiers Cours donns en 1919 jusqu linterruption de Sein und Zeit en 1927. Laccs phnomnologique au temps dbute par la dcouverte de la facticit, sous linfluence notable de Husserl et de Dilthey. La premire partie du chapitre est consacre aux analyses de la vie facticielle. Celle-ci se rvle la fois comme lobjet et comme le cur de la philosophie qui doit donc tre elle-mme facticielle. Aprs avoir rflchi sur les traits de la facticit, qui sont une vritable introduction toutes les notions basiques de la philosophie heideggrienne (souci, es gibt, Er-eignis, hermneutique, historicit, tre-vers-la-mort), nous exposerons lessence mme du mouvement facticiel, cest--dire sa temporalit. Cest l que se manifeste le rle insigne jou par les crits bibliques. Le temps en tant quessence de la facticit se rvle au sein de la facticit chrtienne, mancipe de toute rfrence la thologie mtaphysique et au concept dternit. A partir de 1922 (Natorp Bericht), le concept de facticit est crois avec celui de ltre. La conception du Dasein apparat, conjuguant la conscience facticielle (temporelle) et ltre des tants.

La deuxime et la troisime parties du chapitre V sont consacres au dialogue de Heidegger avec saint Augustin et Aristote. Aprs avoir exerc une influence remarquable sur la notion heideggrienne de facticit, la rflexion de saint Augustin est progressivement carte par Heidegger. Nous analyserons cette influence et cet cartement en prenant en considration le Cours de 1921 Augustinus und der Neuplatonismus, la confrence de 1924 sur Le concept de temps, certaines notions de Sein und Zeit et le Cours de 1927 sur Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie. Cest saint Augustin que Heidegger doit le principe didentification de la conscience ( me ) et du temps. Nous tudierons ce principe ainsi que la manire dont Heidegger linterprte. La lecture que Heidegger fait des uvres dAugustin, particulirement des livres X et XI des Confessions, obit aux lois de lhermneutique facticielle, la fameuse mthode de Destruktion, mais contient quelques omissions notables, notamment en ce qui concerne la manire dont saint Augustin traite le rapport entre le temps et lternit. La mme mthode dinterprtation est applique aux textes dAristote qui traitent des concepts de 27

mouvement, de temps et dme. En confrontant Aristote, Heidegger est toutefois beaucoup plus prcis et dtaill. Cest que lenjeu de cette confrontation est immense : il sagit de trouver la cl dinterprtation de la philosophie occidentale dans son ensemble. Nous suivrons les analyses minutieuses que Heidegger produit des deux moments qui, sentrelaant, traversent les notions fondamentales de la philosophie dAristote, celui d authenticit (qui correspond la facticit) et celui de dchance (qui correspond la fuite de la pense facticielle devant elle-mme). Selon Heidegger, la rflexion aristotlicienne sur le mouvement aboutit, dun ct, interprter ltre mme () en termes de mouvement, dun autre ct, elle dbouche sur une interprtation de ltre comme prsence constante. Cest la conception de la privation () dans ltre de ltant qui joue le rle darbitre en privilgiant cette dernire interprtation. Le concept dternit connote celui de prsence constante, et les analyses aristotliciennes du temps sont diriges vers cette comprhension vulgaire de ltre ; ainsi apparat le privilge du temps prsent, du , privilge qui dterminera lontologie occidentale dans son ensemble. La conception aristotlicienne de lme, selon Heidegger, suit le mme schma. Le sens ontologique de vie () peut conduire la conception du Dasein, mais sa comprhension vulgaire , dj chez Aristote et dans toute la mtaphysique occidentale, a aboutit au privilge de la lgard de la . Cet aboutissement correspond lopposition systmatique entre ltre ternel et ltant temporel, o lhomme, tant entre les deux, doit sorienter vers lternit en se dtournant du temps. Selon Heidegger, cette opposition oblitre le sens authentique de la temporalit, de ltant et de ltre. Afin de se rapprocher de ce sens, il faudrait se tourner vers ltant facticiel et concret en privilgiant la contre la . Nous concluons cette partie par notre propre considration du statut de la concrtude de ltant temporel (ens) face lternit (actus essendi) chez saint Thomas, statut qui transgresse largement les limites dans lesquelles Heidegger assigne la mtaphysique occidentale dans son ensemble.

Les analyses heideggriennes du mouvement, du temps et de lme chez Aristote ne font que prparer lanalytique existentiale du Dasein. La quatrime partie du chapitre est une lecture cible de Sein und Zeit visant manifester le sens du temps qui est propre au projet de lontologie fondamentale. Il sagit donc des analyses du Dasein, de la structure de ltre-au-monde et de celle de ltre-vers-la-mort qui 28

aboutissent la manifestation de la temporalit originaire. La ncessit de prendre en considration la totalit (Ganzheit) du phnomne du Dasein pose la fois le problme de lunit du temps dans sa dispersion et celui de la fondation du Dasein par ltre. Limpossibilit de rsoudre ces problmes, qui semblent puiser les ressources du langage philosophique habituel, dtermine linachvement de Sein und Zeit et promet une nouvelle tape pour la pense de Heidegger. Nous terminerons notre interprtation du matre-livre en analysant les deux drives de la temporalit originaires (historialit et intra-temporalit) ainsi que la conception vulgaire du temps.

La cinquime et la dernire partie du chapitre a pour objectif de comprendre le rapport de Heidegger avec la scolastique, ainsi quavec le concept dternit, dans les annes 1920. Cest dans cette partie que nous suivrons linterprtation la plus systmatique que Heidegger fait de la pense de saint Thomas. En appliquant la mthode de la destruction la mtaphysique mdivale, Heidegger se limite exclusivement aux analyses de son moment de dchance . Les concepts mdivaux du temps, de ltre, de la vrit sont considrs dans le Natorp Bericht, dans les Cours des annes 1920, dans Sein und Zeit ou encore dans la confrence de 1930 Vom Wesen der Wahrheit, selon une optique prcise : comme des concepts mdiateurs entre la philosophie antique (Aristote) et la mtaphysique moderne (Descartes). La destruction heideggrienne de lontologie mdivale dans le Cours de 1927 Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie sinscrit dans la mme optique : les concepts fondamentaux de la scolastique sont analyss dans la mesure o ils senracinent dans la philosophie grecque. A lintrieur des analyses de la mtaphysique mdivale, la pense de saint Thomas est limite non seulement par cet enracinement, mais aussi par la figure de Suarez : la distinctio realis (thomasien) entre lessentia et lexistentia tendrait par elle-mme vers la distinctio solae rationis (suarezien). Heidegger considre plus globalement la mtaphysique mdivale comme une projection du comportement productif du Dasein et conclut linsuffisance de cette mtaphysique, incapable de percevoir la structure qui la fonde. A la fin de cette partie, nous traiterons le rapport de Heidegger avec le concept dternit, rapport qui se caractrise par une triple attitude : la relgation du concept thologique dternit hors du champs de la recherche proprement philosophique, le rejet de la notion mtaphysique traditionnelle dternit et ladmission dune possibilit (dont Heidegger 29

na jamais entrepris la ralisation) dune notion dternit dans le cadre de rflexion sur la temporalit originaire.

Le chapitre VI analyse une nouvelle tape de la philosophie de Heidegger, encadre par la rupture de Sein und Zeit et la confrence Vom Wesen der Wahrheit. Les problmes laisss ouverts par lanalytique existentiale sont repris et rlabors dans le cadre de la conception du temps transcendantal. Lunit de la temporalit originaire est recherche en confrontant la philosophie transcendantale de Kant (Kant et le problme de la mtaphysique, publi en 1929). Cest le concept de limagination transcendantale qui constitue la rponse cette qute. Ce concept se distingue par sa rfrence ltre en gnral conu comme le Rien . Ainsi le problme du rapport entre le Dasein et ltre en gnral est reformul. Cette reformulation correspond lapprofondissement de la conception de la transcendance qui manifeste

limpertinence des interprtations la fois immanentistes et transcendantalistes de la philosophie heideggrienne. La recherche du sens de la transcendance du temps ou de celui du rapport entre le Dasein et ltre, aboutit la formulation de la diffrence ontologique. Celle-ci dit la radicalisation de la finitude et la temporalit de ltre, le Dasein tant le pouvoir-diffrencier de ltre et de ltant. Le problme du fondement, la fin des annes 1920, est trait par Heidegger dans le contexte de la diffrence ontologique. Heidegger aboutit la conception du fondement abyssal (trait Vom Wesen des Grundes, 1929). La libert du Dasein, tout en tant le pouvoir diffrencier , est aussi lacte de fonder ultime qui accueille dans son sein lacte de fonder de ltre. Le Dasein constitue encore lhorizon ultime de ltre, mais le problme de lirrductibilit de ltre cet horizon est dj pos. Le virage est attest dans la confrence de 1930 Vom Wesen der Wahrheit. La conception de la (non)vrit de ltre est un dpassement de lhorizon de la vrit du Dasein, sans pour autant que le caractre ultime de ce dernier soit ni. Le problme du rapport entre la vrit de ltre et le Dasein semble de nouveau insoluble.

Les chapitres VII et VIII sont labors autour dun point de convergence des rflexions de saint Thomas et de Heidegger, sans que cette convergence nlude leur diffrence. Dans le chapitre VII, nous reviendrons donc la rflexion de saint Thomas, avant de reprendre celle de Heidegger dans le chapitre suivant. Le sens de la finitude humaine que lAquinate dveloppe peut, en effet, tre mis en parallle avec la 30

conception de la finitude de Heidegger, dans la mesure o la finitude thomasienne (temps), fonde et habite par linfini divin (ternit), signifie une diffrence dans une identit. Dans ce chapitre, nous analyserons la relation qui peut tre tablie entre la rflexion de saint Thomas et la phnomnologie partir du concept dintentio. Aprs avoir trait plus systmatiquement de sens de la finitude dans la pense de saint Thomas, nous considrerons lexercice de lintentio humain lors de la nomination de Dieu. Cest l que le sens ultime du rapport entre le temps et lternit chez saint Thomas se manifestera : diffrence dans lidentit.

A la suite de cette manifestation, nous reprendrons la rflexion heideggrienne sur le temps dans sa dernire priode. Lobjectif du chapitre VIII consiste montrer comment le temps cle le mystre de la diffrence dans lidentit (rapport entre ltre et le Dasein) nomme Ereignis. Dans le contexte du es gibt, le mot fera sa rapparition. Toutefois, la pense de Heidegger aboutit limpossibilit de penser proprement le diffrent : cest une nouvelle crise qui devait annoncer un nouveau commencement. Aprs avoir prsent brivement le rapport de Heidegger la scolastique mdivale aprs 1930, nous montrerons comment Heidegger, dans la compagnie de Matre Eckhart, labore une nouvelle approche de ce qui est diffrent dans lidentit, approche qui refuse toutefois de dpasser les limites propres la tension de lattente. Ce nest quau sein de la finitude exprime par ce concept heideggrien dattente que peut souvrir laire de la rencontre avec la pense thomasienne de la finitude humaine, du rapport entre le temps et lternit.

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Chapitre premier

La question du temps et de lternit dans la pense grecque et dans la priode patristique

I. Dans lantiquit grecque

1. La formation dun sens philosophique du mot

Laeternitas des mdivaux a comme arrire-plan la notion grecque de l. Mais celle-ci nest pas univoque. Chez les grecs eux-mmes, elle subit une transformation, suit un destin, en dlaissant certains de ses lments, en en joignant dautres. Avant de commencer dsigner quelque chose qui nous rappelle dj le concept de lternit1, signifie dabord la force de vie, ou source de vitalit2, pour passer ensuite, chez Homre de toute vidence, la signification de la dure dune vie individuelle, temps dune vie3. Il sagit dun temps de la vie dun homme, temps qui se prsente comme une parcelle du temps pris au sens absolu et signifi par le mot . Cest donc le qui, lorigine, englobe l, long ou bref, mais toujours phmre comme lest toute vie humaine. Et mme sil sagit dune vie, , immortelle des dieux, celle dun Zeus par exemple, elle prend sa source toujours dans le , puisque le pre de Zeus est Kronos.1

Chez Empdocle, au V sicle av. J. C., qui crivait : De mme qu ont exist dans le pass, ainsi existeront-ils : jamais, mon sens, ne sera prive de ces deux forces la dure de vie indicible ( , , , , ), cit et traduit par A. J. Festugire, dans son article Le sens philosophique du mot , dans Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin , 1971, pp. 254-271 : 258. 2 BENVENISTE M., Expression indo-europenne de lternit, dans Bulletin de la Socit Linguistique de Paris, 1937, t. 38, pp. 103ss. 3 FESTUGIERE A.-J., op. cit., pp. 255-257, 271.

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Comment expliquer ds lors les fameux dires de Platon sur le image de l ? Quel dplacement des sens a-t-il d se produire pour donner naissance une tradition millnaire o l devient pre du 1 ? Cest que l garde toujours sa rfrence la vie, mais le sens de celle-ci sapprofondit considrablement chez les penseurs grecs lorsquils commencent lattribuer au Ciel, au Monde (). Le est immortel et vivant comme Zeus. Cette attribution, fruit des dveloppements philosophiques des prsocratiques 2 , transformera par ricochet la religion grecque en donnant naissance la tho-logie philosophique. La notion de l sera dsormais charge de signifier non seulement la dure de la vie des hommes ou des dieux, mais celle du Ciel lui-mme. Or, la vie du Ciel nest pas celle des hommes, elle est sans fin, puisque ltre du Ciel dpasse celui des humains et mme des dieux. La vie du Ciel embrasse tous les particuliers, et le luimme dans sa totalit. Elle est indiciblement grande , dit Empdocle 3 . La vie, l, du est circulaire, lHarmonie parfaite, qui senorgueillit de sa solitude ou de son repos ()4. On ne saurait exagrer limportance, pour toute lhistoire ultrieure de la philosophie, de ce qui se produit ce moment, savoir la conjonction de lide de la vie parfaite et celle du repos absolu, conjonction ralise au sein de la notion unique de l. Bizarre et indicible () conjonction des contraires (contraires pour nous, ad nos, non en soi, in se), qui demandera, tout au long de lhistoire de la pense, des efforts incessants pour conqurir toujours de nouveau son sens. Ce sont seulement les plus habiles, dira Proclus, qui sont capables de sapprocher de lide de l5.

1

Expression de Proclus : , , In Platonis Rem Publicam commentarii, t. 2, Lipsiae, Kroll, 1901, p. 17, vv. 10-11. 2 Pour les dtails, nous ne pouvons que renvoyer larticle de Festugire cit ci-dessus. 3 Ibid., p. 258. Pour Anaximandre, l est la vie de l qui englobe toutes les choses. Diogne dApollonie parlera de lAir dou dintelligence qui embrasse tout lui-aussi. Quelque soit lappellation, on revient toujours la mme ide de l embrassant la totalit des tres, ibid., p. 260. 4 Ibid., p. 259. 5 In Platonis Timaeum Commentaria, Lipsiae, Diehl, 1906, p. 8. Cit par Festugire, op. cit., pp. 261, 263.

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2. Platon

La rgularit surprenante du mouvement du , le perptuel recommencement du mme, incite le philosophe se demander si cette constance ne vient pas dun principe qui serait absolument immobile. Dans son Time, Platon expose sa thorie de lme parfaite, vivante (intelligente et libre) et immobile, qui fonde la constance du mouvement du Ciel et mme de celui, plus chaotique car plus loign, des tres sublunaires. Le mouvement ressemble son principe immuable, car son essentiel est de tendre vers la perfection de celui-ci, vers le repos absolu. Le mouvement se dfinit comme cette tendance-l. Le modle du mouvement est lme immuable. Tout en ne pouvant jamais lgaler, le est limage de l1.

Selon Platon, la gnration des choses, et du Ciel lui-mme par le Dmiurge, est dj un mouvement temporel (), car il a un dbut. Les tres sublunaires sont phmres : ils ont non seulement un dbut, mais aussi une fin. Le Ciel (le Monde dans sa totalit, ) avec son ternel recommencement du mme mouvement circulaire, na pas de fin, mais, tant engendr, il nest que la Copie, la plus parfaite de toutes, du Paradigme Vivant. Celui-ci seul, puisque jamais engendr et imprissable, est parfaitement ncessaire et immuable. Ainsi se forme, dans lAntiquit, la hirarchie des tres ordonne, tout particulirement celle des tres vivants, encadre par l et le , par la Vie parfaite et immuable dun ct, et la vie mouvante et phmre de lautre. Notons que largumentation de Platon, reposant sur la critriologie du dbut et de la fin des tres, pose comme mesure de ceux-ci lide de la dure. Mme la substance ternelle est mesurable par la dure, infinie certes, mais obissant aux mmes normes de la reprsentabilit que le temps2. A cette dure Boce donnera le nom de sempiternit (perptuit)1.1

De mme donc que le Modle intelligible se trouve tre un Vivant ternel, de mme cet Univers visible lui aussi, le Dmiurge seffora autant quil le pouvait, de le rendre tel (ternel). Or la nature du Vivant intelligible comporte une dure de vie sans fin, et cette qualit l, bien sr, on ne pouvait lattribuer entirement ltre engendr. Cependant le Dmiurge concevait le dessein de produire une sorte dimage mobile dternit : aussi, dans le temps mme quil organise le Ciel, il produit, de la vie ternelle immuablement fixe dans lunit, une image dune dure sans fin qui progresse selon le droulement du nombre, cela prcisment que nous appelons Temps , PLATON, Time, 37 d, trad. A. J. Festugire, dans art. cit., p. 264. 2 Do linsuffisance de la conception platonicienne de lternit releve, entre autres, par Saint Thomas dans la Summa theologica, I, q. 10, art. 4, resp. Les successeurs de Platon, en effet, ne cesseront pas de le corriger sur ce point. Le nunc immobile ne connat certes ni le pass, ni lavenir, mais Platon a

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Un trait proprement ontologique, parmnidien, est avanc par Platon dans son dialogue : le mot est convient en propre l ternelle, explicite ailleurs comme le monde des Ides, et non aux choses temporelles2. Ds lors la question de lternit et du temps sera lie celle de ltre. La tradition occidentale toute entire sera imprgne par cette liaison : tantt la rflexion sur lternit et/ou le temps dterminera la conception de ltre, tantt linverse et comme par contrecoup, une certaine conception de ltre imposera ses lois propres la comprhension de lternit et du temps. Lhistoire de cette liaison et le problme de sa lgitimit constituent un arrire-fond de tout notre travail.

3. Aristote

Disciple de Platon, Aristote labore une autre conception du temps et de lternit. Le disciple soppose, on le sait, au dualisme de son matre. Le paralllisme du monde ternel des Ides qui sont vraies et du monde des ralits temporelles qui sont des reflets, lopposition entre lternit et le temps, nest pas acceptable pour Aristote. Si lternit existe, elle doit tre celle du mouvement universel, celle du mouvement du entier et de ses composants, mesurable, en tant que mouvement, par le temps. Dans ce sens, cest le temps lui-mme qui est ternel, cest--dire qui dure depuis toujours et pour toujours. La conception de lternit du monde, tellement dbattue par les penseurs mdivaux, prend ses racines ici.

Aristote procde en physicien. Pour lui, le temps est immanent au mouvement local, mais il napparat que quand une me est l pour le nombrer . Le temps est un nombre nombr du mouvement, nombre selon lavant et laprs qui caractrisent le

manqu le sens profond de l en le dterminant par la dure sans fin plutt que par labsence de toute ide de la dure. En corrigeant Platon, Plotin proposera cette nouvelle conception de lternit, ce qui marquera une nouvelle tape dans lhistoire de son concept, comme nous le verrons. 1 Consolation de la philosophie, V, pr. 6, v. 14. 2 PLATON, Time, 37 e.

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mouvement1. Or, tous les mouvements (le monde est caractris par leur diversit) se rfrent au mouvement circulaire du ciel, au mouvement premier2. Si le temps est unique, cest quil mesure celui-ci et est par consquent la mesure valable pour tous ses rfrents, pour tous les mouvements seconds des choses sublunaires3. Ainsi nous avons, chez Aristote, comme un ddoublement du temps, ou les deux aspects du temps : le temps physique et le temps astronomique4.

Le temps physique se disperse dans le non-tre : les mouvements purement quantitatifs des choses sublunaires, matrielles, sont imprgns par la puissance, leur acte ntant jamais parfait. De plus, lintervention extrinsque et subjective est ncessaire pour que le temps ait lieu : cest lme humaine individuelle, soumise elle aussi llment matriel, sujette la disparition, que revient cette tche de nombrer le nombrable et le faire ainsi apparatre5. Le temps physique est donc phmre, et, de toute manire, il ne pourrait point exister sans la rfrence au temps universel,

1

Nous trouvons cette dfinition du temps, devenue la plus classique de toutes, dans le IVe livre de Physique (219 b 35) : . Le passage de la Physique qui traite du temps (IV, 10-14) a t comment par de trs nombreux auteurs. Citons en quelques uns : CARTERON H., dans Bulletin de la facult des lettres de Strasbourg, 1er novembre 1924, pp. 28-40 ; GUITTON J., Le temps et lternit chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971 (1933), pp. 49-54 ; FESTUGIERE A.-J., Le temps et lme selon Aristote, dans Revue des sciences philosophiques et thologiques, 1934, n 23, pp. 5-28 (repris dans Id., Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971, pp. 197-220) ; MOREAU M.-J., Le temps selon Aristote, dans Revue philosophique de Louvain, 1948, n 46, pp. 57-84, 245-274 ; DUBOIS J., Signification ontologique de la dfinition aristotlicienne du temps, dans Revue thomiste, 1960, n 60, pp. 38-79, 234-248 ; Id., Le temps et linstant selon Aristote, Paris, Descle de Brouwer, 1967 ; DECLOUX S., Temps, Dieu, libert dans les commentaires aristotliciens de Saint Thomas dAquin, Paris, Descle de Brouwer, 1967. Saint Thomas dAquin et Heidegger eux aussi ont comment ce passage dAristote : THOMAS DAQUIN, In Phys., nn 558637 ; HEIDEGGER M., Les problmes fondamentaux de la phnomnologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, pp. 279-308. Nous y reviendrons ultrieurement. 2 Physique, VIII, 265b 8-10. 3 Physique, IV, 221ab ; 225b ; VIII, 7, 260a 23 ; De caelo, I, 9, 279a 18. 4 Physique, IV, 222a 223b. Cf. GUITTON J., Le temps et lternit chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971 (1933), pp. 52-53. 5 Physique, IV, 218b 219a, 223a 18-29. Par ailleurs Aristote fait de la pense humaine une entit immuable et la place au-dessus du temps, Mtaphysique, 1075a 5-10 ; De lme, 403a 3-12, 408b 11-30. Mais justement ce humain est en lien avec le divin et avec le mouvement premier que celui-ci engendre, avec le temps astronomique. Cest pour cette raison quil peut mesurer les mouvements des tres sublunaires, le temps physique. Mais quand lhomme individuel disparat, le temps immanent aux mouvements des tres sublunaires individuels nest plus nombr, le divin tant bien au-del de leur niveau. En gnral, on peut dire avec le P. Sertillanges quAristote a rpondu au problme de lobjectivit et de la subjectivit du temps en termes obscurs, sous forme dubitative , La philosophie de Saint Thomas dAquin, t. 2, Paris, Aubier Montaigne, 1940, p. 40. Ce problme plus fondamental du rapport entre le temps et lme est laiss pa Aristote sans rponse dfinitive , DECLOUX S., Temps, Dieu, libert dans les commentaires aristotliciens de Saint Thomas dAquin, Descle de Brouwer, 1967, p. 133. Cest pourquoi tant de diffrentes interprtations de ce problme ont pu voir jour, de lidalisme de M.-J. Moreau, op. cit., lobjectivisme de Sir D. Ross, cf. Aristotles Physics. A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1936, p. 65.

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astronomique1. En revanche, celui-ci est parfait et ternel comme le mouvement du ciel2. Il dpend dun absolument immatriel3. Ce premier mouvement, ce temps infini, est-il linstance ultime de lternit chez Aristote ?

En fait, lternit du mouvement premier sert prouver lexistence du premier moteur immobile 4 . : lapparente contradiction que dcle une telle appellation se dissipe quand on sait que, selon Aristote, ce Premier Moteur immobile suscite le mouvement universel distance , par une mta-phore ou par lamour, comme quelque chose qui est aim 5 en suscitant un dsir de tendre vers sa perfection. Ainsi son immobilit absolue est prserve, alors que cest elle qui, en tant que cause finale, engendre dabord le mouvement circulaire du Ciel, et par la mdiation de celui-ci, le mouvement linaire des tres sublunaires. Au-del donc de tout mouvement, le Moteur premier est au-del du temps. Le temps ne le fait pas vieillir, il continue avoir une vie qui est parfaite et se suffit elle-mme, durant toute lternit 6 . Avec cette rfrence la vie, renforce par une interprtation ultrieure du Premier Moteur immobile comme la Pense de la Pense 7 , nous

1

Cf. FESTUGIERE A.-J., Le temps et lme selon Aristote, dans Etudes de philosophie grecque, op. cit., pp. 197-220. 2 Physique, VIII, 265 a 25-26. 3 Physique, VIII, 256 b 24-25. 4 Puisquil faut que le mouvement existe toujours et ne sinterrompe jamais, il doit y avoir une chose ternelle qui meuve en premier, soit une seule, soit plusieurs, et le premier moteur doit tre immobile , Physique, VIII, 258 b 10, trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 121. La question de lunicit et de la pluralit des premiers moteurs immobiles est largement dbattue ailleurs, mais ne changent rien notre propos. Voir, ce sujet, la remarque dAristote lui-mme : ibid., 259a 7-19. Ce qui compte pour nous, cest cette affirmation : Lidal dont semble rver Aristote, philosophe du mouvement, serait donc finalement celui dun univers immobile ou tout au moins mimant son niveau, dans la succession de ses cycles identiques et dans la permanence des espce qui le composent, limmobilit du premier Moteur , DECLOUX S., op. cit., p. 102. 5 , Mtaphysiques, 1072 b 3. 6 Du Ciel, 279a 21, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1949, pp. 45-46. Cf. Physique IV, 221b 3-5. Notons cependant que pour Aristote, contrairement lavis de Platon, ce nest pas le temps comme tel qui fait vieillir, mais une faiblesse intrieure. Si le Premier Moteur ne vieillit pas, cest dabord parce quil ne possde aucune faiblesse, et non quil ne soit aucunement dans le temps. Nous pouvons constater par ailleurs que, pour Aristote, lternit de la vie parfaite du Premier Moteur se droule bel et bien dans un temps infini, Physique, VIII, 267b 25. 7 , Mtaphysique, , 1074 b 34. Ibid., 1072 b 26-28, 1073 a 4 : lnergie du est vie . Lexgse des rapports entre les diffrentes conceptions aristotliciennes du Moteur immobile (est-il lme du premier Ciel, comme semble suggrer De Coelo, (I, 12, 292 b 22 par exemple), ou lActe pur absolument spar du sensible, selon le livre de Mtaphysique ?) est un sujet dj largement dbattu, mais qui ne permet toujours pas des conclusions dfinitives. Voir JAEGER W., Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1923 ; MANSION A., La gense de luvre dAristote, dans Revue noscolastique de philosophie, 1927, n 27, pp. 307-341, 423-466 ; AUBENQUE P., Le problme de ltre chez Aristote, Paris, PUF, 1962 ; RODIS-LEWIS G., Hypothses sur lvolution de la thologie dAristote, dans La philosophie et ses problmes, Paris, 1960, pp. 45-60.

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retrouvons la notion de l, apparemment la mme que chez Platon et ses prdcesseurs, nonobstant les diffrences considrables qui sparent leurs cosmologies et leurs ontologies1.

Nous pourrions conclure alors que le Premier Moteur immobile est spar du monde, tout comme lternit suprme, celle qui mesure limmobilit, est spare de lternit plus basse du mouvement mesur par le temps (le fameux rapport : cause ternelle / effet ternel2). Avec sa part de vrit, cette conclusion serait toutefois htive, car elle ne prend pas en compte la totalit du propos dAristote sur le temps et lternit. En effet, Aristote attribue communment lternit et le temps infini la fois au Moteur immobile et au premier mouvement du ciel3. Cela montre que pour Aristote le concept de lternit se rduit celui de la dure, cest--dire la vertu mme du Moteur Premier est mesure lternit mme du mouvement quelle met en branle 4 . Pour Aristote, le temps et lternit sont des concepts corrlatifs, car ils obissent la mme ide de la dure. Il est donc juste daffirmer que, sur ce point prcis, Aristote reprend Platon, aprs avoir rejet les lignes directrices, cosmologicoontologiques, de la conception de ce dernier du rapport du temps et de lternit. Immobile et ternel, le Moteur Premier est de nature essentiellement temporelle5, si on admet que toute dure comme telle est corrlative au temps.

Il ny a donc pas davance relle dans la comprhension dAristote de lternit comme telle par rapport la comprhension de Platon, mis part leurs conceptions divergentes des ralits mmes qui durent ternellement. L o le dplacement est remarquable, cest dans la conception aristotlicienne de ltre. En refusant le dualisme ontologique de Platon, Aristote jette les bases de ce qui deviendra un jour, dans lexpression mdivale, lesse commune. Il ny a pas chez Aristote de ltre rserv Une Ralit ternelle part et refus aux choses temporelles, mais ltre est universel : le Moteur immobile sy retrouve comme tous les tants enAristote dveloppe sa conception de l dans un clbre passage du trait De Caelo, I, 9. Les choses sont mues par un moteur immobile ternel, do leur changement ternel , Physique, VIII, 260 a 14-15, trad. H. Carteron, op. cit., p. 125. 3 Physique, VIII, 267b 24 : Le premier moteur meut la vrit dun mouvement ternel et en un temps infini , ibid., p. 142. 4 DECLOUX S., op. cit., p. 164. 5 A ce sujet, on lira les remarques dE. Martineau, dans son article Ain chez Aristote De Caelo , I, 9 : Thologie cosmique ou cosmo-thologie ?, dans Revue de mtaphysique et de morale, 1979, n 1, pp. 32-69.1 2

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mouvement ; lActe pur suscite le passage de la puissance lacte propre chaque tant en mouvement. Ds lors le mouvement et sa mesure sont ontologiquement valoriss face limmobile, jusqu pouvoir leur prdiquer communment le concept de lternit. Grce cette valorisation, Aristote tait libre dapprofondir considrablement la comprhension du mouvement et du temps. La notion de linstant, , sur laquelle il a centr ses rflexions sur le temps1, se montrera extrmement fconde pour lhistoire de la pense. Les stociens en feront le pilier principal de leur rflexion et Plotin sen inspirera. Pris dans son sens technique dinstant indivisible, et non comme un terme dsignant un morceau de temps 2 , ce apparatra pour beaucoup, dont Saint Thomas, comme la prsence, au cur du temps, de lternel3, dans une toute autre acception de lternit que celle quavait Aristote. Nous y reviendrons.

4. Les stociens

Les stociens reprennent, transforment, manipulent les systmes de Platon et dAristote4. Ils laborent nanmoins leur propre doctrine ontologique, cosmologique, thique. De leur rflexion sur le temps et lternit5, nous retiendrons en particulier ceci : le privilge quils accordent linstant prsent, en explorant les possibilits ouvertes par lontologie dAristote. Le temps existe exclusivement en tant que le prsent. Quant lternit, deux sens opposs slaborent partir du prsent.

Au-del du prsent, il y a le futur infini et le pass infini : le temps infini comparable lespace vide infini. Cest cette infinit vide que Marc Aurle accorde1 2

Physique IV, 10-14. Cette conception de linstant en tant quindivisible, spare Aristote de ses prdcesseurs, tel Znon dEle, ou mme Platon. Cf. ELDERS L., La philosophie de la nature de Saint Thoma