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    Témoignages de l’après-Auschwitzdans la littérature

     juive-française d’aujourd’hui

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    FAUX TITRE

    327

    Etudes de langue et littérature françaisespubliées sous la direction de

    Keith Busby, M.J. Freeman,Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

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    Annelise Schulte Nordholt (éd.)

    AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008

    Témoignages de l’après-Auschwitzdans la littérature

     juive-française d’aujourd’huiEnfants de survivants et survivants-enfants

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    Illustration couverture:

    Christian Boltanski: Réserves. La fête de Pourim (1989).

    Photographies noir et blanc, lampes en metal, l électrique, boîtes en étain.

    Dimensions variables. Avec l’autorisation de l’artiste.

    Maquette couverture:Pier Post.

    The paper on which this book is printed meets the requirements of

    ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents -

    Requirements for permanence’.

    Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions

    de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -

    Prescriptions pour la permanence’.

    ISBN: 978-90-420-2512-7

    © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008

    Printed in The Netherlands

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    Table des matières

    Introduction 7

    I. Textes d’auteur

    Histoire : Petit h et grande hache Henri Raczymow  17

    Après coupCécile Wajsbrot   25

    Le gardienClara Lecadet   31

    Pépé n’a rien dit Alexandre Oler   39

    II. Les « enfants cachés » (essais)

    Passeurs de mémoire. Elaboration et transmission, soixante ansplus tard, chez les enfants juifs, traqués et cachés en Francependant l’Occupation

    Yoram Mouchenik   47

    Le témoignage discret de Marcel CohenSteven Jaron  63

    Expérimentation littéraire et traumatisme d’enfance: Perec et FedermanSusan Suleiman  81

    Sarah Kofman et l’ambiguïté des mèresSara Horowitz  101

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    Table6

    Les enfants cachés, de Georges Perec à Berthe Burko-Falcman :un monde à reconstruire, une mémoire à inventer

    Eléonore Hamaide 121

    Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig : le poème relation devie après l’extermination des Juifs d’Europe

    Serge Martin 137

     Astérix et les pirates, ou l’obsession que le pire rate : la conjuration

    d’un naufrage de l’histoire Nicolas Rouvière 151

    III. Deuxième et troisième générations (essais)

    « Métastases » d’Auschwitz. Modalités et limites d’une traditiontestimoniale

    Fransiska Louwagie  172

    Une mémoire lacunaire mais exaucéeCatherine Ojalvo 187

    Shoah et récit fictionnel, un champ de force délicat : Le Non de Clara de Soazig Aaron

    Timo Obergöker 205

    Un théâtre pavé d’horreur et de folie :Toujours l’orage de Enzo Cormann

     Jean-Paul Pilorget 219

    Les temps qui tremblent ou un passé possible de ce présent ?A propos de l’œuvre de Cécile Wajsbrot

    Katja Schubert 231

    Perec, Modiano, Raczymow et les lieux comme ancragesde la postmémoire

     Annelise Schulte Nordholt 243

    Bibliographie 257

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    Introduction

    Annelise Schulte Nordholt

    Depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, l’ensemble des oeuvres de languefrançaise consacrées à la mémoire d’Auschwitz, et à l’après, n’a fait ques’enrichir. Evolution qui cependant est loin de suivre la continuité de lasuccession des générations. Si certains témoins, comme Robert Antelme etElie Wiesel, ont publié leurs mémoires immédiatement après la fin de laSeconde Guerre mondiale, d’autres ont attendu longtemps pour parler : c’estle cas d’Anna Langfus par exemple, ou de Charlotte Delbo, dont la trilogie Auschwitz et après paraît au début des années 1970. Ce caractère différé de lamémoire a des raisons historiques tout autant que psychologiques. Histo-

    riquement, on le sait depuis les travaux d’Henry Rousso et d’AnnetteWieviorka1, pendant les années 1950 et 1960, la mémoire collectived’Auschwitz connaît une période de « latence », de refus même, qui produitun climat peu favorable à la publication de telles œuvres. Latence quicorrespond également au caractère structurellement retardé, différé dutraumatisme chez les survivants. Aux témoignages retardés de certainssurvivants, s’ajouteront, dans les années 1970, ceux des survivants-enfantsd’une part, et de l’autre ceux des enfants des survivants – la deuxièmegénération. Aujourd’hui est venue s’y ajouter une troisième génération.

    Ce sont les œuvres des survivants-enfants (souvent « enfants ca-chés ») et celles de la deuxième et troisième génération qui sont au centre duprésent recueil. « Témoigner de l’après-Auschwitz », et cela par le biais de lafiction, de la littérature : voilà ce qui relie en profondeur deux ensembles detextes en apparence fort divergents. Pour les représentants de la deuxièmegénération, comme Henri Raczymow, Esther Orner, Gérard Wajcman, etCécile Wajsbrot, et de la troisième (représentée par Clara Lecadet dans cevolume), l’expérience de l’après s’est d’abord traduite par une quête acharnéedu passé : celui de la Shoah mais aussi le passé plus lointain, plusinaccessible encore, de l’univers disparu de la judéité d’avant-guerre.

    Longtemps, ces écrivains ont eu le sentiment que leurs aînés leur refusaient le

    1 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy. De 1944 à nos jours, Seuil, 1987 ; AnnetteWieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992.

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     Annelise Schulte Nordholt8

    droit à la parole, eux qui n’étaient « ni victime, ni rescapé, ni témoin del’événement »2. Comment quelqu’un qui n’était pas là peut-il, malgré cela,être un « témoin absent », ou un « témoin par procuration »3  ? Commentpeut-il, malgré tout, être le « témoin du témoin », et transmettre unemémoire, en étant le maillon de transmission de ses aînés qui souvent n’ontpu parler ? Et de quelle mémoire s’agit-il alors ? D’une « postmémoire »4 ?D’une « mémoire trouée »5 ? Voilà les questions qui traversent obsessi-vement la littérature de la deuxième génération, présentée ici.

    Par leur naissance tardive, la situation de ces auteurs diffère fonda-

    mentalement de celle des survivants-enfants, comme Georges Perec ouRaymond Federman, qui sont nés peu avant la guerre, et qui étaient donc là,sans avoir pour autant vécu consciemment les événements. Les survivants-enfants forment une catégorie à part, qui se situe à cheval entre la première etla deuxième génération. « Génération liminale » (cf. Steven Jaron) ou«génération 1,5 » (Susan Suleiman), leur situation est celle de l’entre-deux :entre deux générations, entre l’enfance et l’adolescence, entre deux langues,parfois entre deux religions.

    S’il a paru intéressant de réunir, au sein d’un même volume, des

    textes provenant des deux ensembles, c’est afin d’explorer plus à fond lerapport entre génération liminale d’une part, deuxième et troisième généra-tion de l’autre. Faut-il séparer de manière absolue les deux expériences ? Nese rejoignent-elles pas là où elles témoignent toutes deux de « l’aprèsAuschwitz », là où elles appartiennent toutes deux à ce que j’ai appeléailleurs « la génération d’après »6 ? Expression empruntée au film de RobertBober (1971) qui porte ce titre, et où il concerne les enfants cachés. On s’ensert ici au sens large de la ou des générations d’après, ou de ceux quiviennent après : « we who come after », selon la formule de George Steiner(lui-même survivant-enfant). Leur expérience n’est pas celle des événementseux-mêmes, mais de leur difficile transmission et élaboration dans l’universd’après, c’est l’expérience de « l’après coup », pour reprendre le titre del’essai de Cécile Wajsbrot publié dans le présent volume.

    2 Henri Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès no 3, 1986, p. 180.3 Froma Zeitlin, « The vicarious witness. Belated memory and Authorial Presence inRecent Holocaust Literature », History and Memory, vol. 10, no 2.4

     Le terme, d’origine anglaise, de « postmemory » a été forgé par Marianne Hirsch, cf .entre autres « Past lives. Postmemories in exile », Poetics Today, vol. 17, no 4, hiver1996, pp. 659-686.5 Raczymow, art. cit.6 Cf . A. Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow. La génération d’après et lamémoire de la Shoah, Rodopi, Amsterdam, 2008.

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     Introduction 9

    La série s’ouvre par quatre textes d’auteurs, tous à dimensionautobiographique. Dans « Histoire : petit h et grande hache’ », HenriRaczymow pose la question autrement : non pas, le traumatisme est-ilsusceptible de se transmettre au niveau de la deuxième génération, maispourquoi, au sein d’une même génération, se transmet-il aux uns et non auxautres ? Autrement dit, outre la grande Histoire, la petite histoire del’individu, et notamment la configuration familiale, n’ont-elles pas leur rôle à

     jouer dans la transmissibilité du traumatisme ? Et dans quelle mesure lesdeux facteurs se recoupent-ils ? C’est ce que Raczymow tente de découvrir

    tout en faisant la passionnante généalogie de son propre itinéraire d’écrivain.Dans « Après coup » de Cécile Wajsbrot – description incisive de

    l’expérience de l’après – cette dimension de généalogie de son propreitinéraire d’écrivain est également présente. L’écrivain y retrace commentcette « position de funambule, entre deux mondes, entre deux vies » (la nôtre,actuelle, et celle dans un passé qu’on n’a pas vécu) a profondémentdéterminé son œuvre. Longtemps, comme tant d’autres écrivains de ladeuxième génération, elle s’est vue uniquement comme « le gardien dutemple », comme sauvegardeuse du passé, de la mémoire des aînés. C’est là

    précisément le thème de la nouvelle de Clara Lecadet, « Le gardien », quirelate le court voyage d’une jeune Française au Birobidjan, la lointainerépublique soviétique où Staline avait voulu « parquer » les Juifs russes. Eneffet, sans liens personnels apparents avec le Birobidjan, la narratrices’ingénie à « enregistrer une trace […] qui la lierait à la mémoire de tout unpeuple », afin de donner forme à une identité juive qui se cherche. Le gardiendu titre, c’est le gardien d’une petite synagogue abandonnée, mais c’est aussila narratrice, « gardienne du temple » comme dit Wajsbrot, entièrementvouée à sauvegarder la mémoire des disparus. Wajsbrot qui, dans son essai,prend ses distances par rapport à cette position, pour revendiquerl’importance d’être témoin non seulement des autres, du passé, mais de soi-même, de son propre « après ».

    Cette première partie s’achève sur le poème d’un survivant-enfant,Alexandre Oler. Chant de gratitude adressé aux « Justes parmi les Nations »,c’est-à-dire à ceux, souvent inconnus, qui ont recueilli et caché les enfants

     juifs pendant l’Occupation. Avec une grande simplicité et justesse, ce récit-poème relate le quotidien des enfants cachés : leur arrachement à l’envi-ronnement familial, leur solitude, leurs problèmes d’identité… Tout enexprimant sa gratitude vis-à-vis de ses sauveurs, et en perpétuant la mémoire

    des déportés – notamment de son père, dessinateur rescapé d’Auschwitz, dontil publie et diffuse les œuvres – l’auteur demande, lui aussi, à être reconnupour son expérience propre, celle du survivant-enfant : « Nous les témoins,les survivants, / Nous qui sommes là, nous disons merci. »

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     Annelise Schulte Nordholt10

    Dans la deuxième partie de ce volume, on trouvera des études sur ce qu’onpourrait appeler la « littérature des enfants cachés », ou des survivants-enfants. En ouverture, Yoram Mouchenik, psychologue-clinicien, donne unutile état de question concernant les enfants cachés en France : cheminementpsychologique, prise de conscience progressive d’appartenir à un groupe avecune expérience propre, organisation en associations au cours des dernièresvingt années… Si les survivants enfants sont des « passeurs de mémoire »,sauvegardant la mémoire de leurs parents déportés, ils demandent également,de plus en plus, à être reconnus pour leur expérience propre. En survolant la

    série d’études qui suit, on s’aperçoit que l’élaboration littéraire de cetteexpérience a été on ne peut plus diverse, touchant à tous les genres : récit defacture classique (Burko-Falcman, Kofman), écriture expérimentale (Cohen,Perec, Federman), poésie (Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig) etmême… bande dessinée avec, de manière tout à fait inattendue, Astérix !

    Cependant, plusieurs constantes traversent cette apparente diversité.Tout d’abord, on l’a dit, tous ces auteurs ont longtemps différé le moment deprendre la parole sur leur passé d’enfant caché. Ce n’est qu’à près dequarante ans, après de nombreux autres livres qui en parlent de manière

    indirecte, que Perec publie W ou le souvenir d’enfance ; Sarah Kofman, elle,attend les années ’80-’90 pour publier Paroles suffoquées  (1987) et  RueOrdener, rue Labat  ( 1994). Alors que les témoins adultes ont le plus souventfait le récit direct de leur expérience, il en est tout autrement des survivants-enfants, pour qui cette expérience est impossible à raconter. Chez Perec, elleest étouffée par le traumatisme enfantin, qui ne laisse aucune place à lamémoire. Pour d’autres, comme Marcel Cohen, tout a déjà été dit sur cetteexpérience. Ils ne renoncent par pour autant à en parler mais il leur faut, pourreprendre l’expression de Derrida, chercher « comment (ne pas) parler »,comment en parler sans en parler. C’est ce qui explique le caractère éminem-ment littéraire de ces textes, leur recours constant à la fiction et aux stratégiesformelles capables de mettre en scène, sans massivement la représenter,l’absence qui caractérise la « mémoire trouée ». Il n’en résulte pasnécessairement des textes d’avant garde comme ceux de Perec. Parmi tous lesrécits étudiés dans le présent volume,  L’Enfant caché   de Berthe Burko-Falcman (Eléonore Hamaide) est celui qui parle le plus directement del’expérience d’enfant caché : identités multiples, tensions entre religiond’adoption et religion des parents, perte de la langue maternelle… Récitautobiographique sans doute, mais sa structure fictionnelle contribue à mettre

    à distance le moi autobiographique. Cela n’est pas du tout le cas dans le récitde Kofman,  Rue Ordener, rue Labat , récit autobiographique extrêmementdépouillé et direct, qui raconte le déchirement de l’« enfant cachée » qu’ellefut, entre deux rues qui incarnent deux mères, la vraie et l’autre. La lecture de

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     Introduction 11

    Sara Horowitz éclaire ce récit énigmatique en le mettant en rapport avecParoles suffoquées,  notamment avec le chapitre où Kofman commente lerécit de Blanchot, « L’idylle ».

    Dans un certain sens, Marcel Cohen (Steven Jaron) est auxantipodes de Burko-Falcman et de Kofman. Loin de raconter ce qu’il a vécu,enfant, il n’en parle d’aucune manière, du moins pas directement. Il en parlesans en parler, de manière oblique, dans une écriture faite de textes courts :mini-récits d’expériences quotidiennes, de situations où le protagoniste estsubmergé par un sentiment soudain de dépossession, d’angoisse, d’impuis-

    sance ou de honte. La dimension autobiographique de l’œuvre de Cohenreste-t-elle réservée au bon entendeur ? Dans quelle mesure est-elle essen-tielle pour pouvoir apprécier ces textes subtils ?

    L’oblique, voilà également un terme souvent utilisé rapport à Perec7 dont tous les textes – mais surtout W ou le souvenir d’enfance – nous parlentindirectement du survivant-enfant qu’il a été. Son histoire familiale eststrictement identique à celle de cet autre écrivain, né quelques années plustôt, mais moins bien connu en France parce qu’il écrit en américain,Raymond Federman (Susan Suleiman). Enfant caché, Federman reste orphe-

    lin de père et de mère et, après son émigration aux Etats Unis, il emprunte lamême voie que Perec: celle d’une écriture d’avant garde, à la pointe del’invention verbale et des expérimentations formelles des années ’70. Fortpostmoderne, et fort humoristique, cette histoire d’un homme d’âge moyenqui s’enferme pendant un an dans une chambre à New York, avec desnouilles comme seule alimentation, pour écrire l’histoire de l’arrivée auxEtats Unis d’un jeune homme juif francais qui a survécu en cachette, enFrance, aux persécutions…

    Les pages à la typographie fort élaborée, semées de calligrammes,de Quitte ou double de Federman certes appartiennent tout autant à la poésiequ’à la prose. Cependant, ce n’est pas forcément à une telle poésie expéri-mentale, formaliste qu’aboutit l’expérience de l’enfant caché. Elle estprésente tout autant, mais différemment, chez des poètes tels HenriMeschonnic et Bernard Vargaftig (Serge Martin). Surtout Meschonnic – dansune haine toute juive de l’idolâtrie – s’est retourné, on le sait, contre touteadoration excessive du langage, dans l’apologie d’une poésie qui est toujours« relation » : à autrui, au monde, à l’Histoire, une poésie qui « se fait dansl’histoire », un « agir-langage [qui] fait l’ici-maintenant ». Ainsi la poésied’après Auschwitz, telle que nous la lisons chez lui et chez Vargaftig, n’est

    pas commémoration figée, mais présence d’une voix, d’un « corps-langage ».

    7 Cf . Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, POL,1991.

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     Annelise Schulte Nordholt12

      C’est donc par tous les genres littéraires que parlent les enfantscachés, du récit autobiographique au roman expérimental et à la poésie, sansoublier la bande dessinée. Nicolas Rouvière a été le premier à consacrer unemonographie à Astérix, et à rendre le lecteur sensible à la dimensionautobiographique cachée d’Astérix : la présence, chez René Goscinny, lui-même contemporain de la Shoah, mais sauvé grâce au fait qu’il habitaitl’Argentine à l’époque, d’une tragédie familiale liée à la Deuxième Guerremondiale et à l’univers concentrationnaire. La piraterie qui revient à chaquealbum, les connotations nazies des Goths, les allusions graphiques au

    nazisme : voilà quelques éléments qui, sous forme de parodie et d’inversion,nous parlent indirectement, et de manière fort humoristique, de l’enraci-nement autobiographique de Goscinny dans la tragédie juive.

    Si la « littérature des enfants cachés » se manifeste sous les genres les plusdivers, c’est moins le cas pour les textes des écrivains juifs nés après commePatrick Modiano, Henri Raczymow, Esther Orner, Cécile Wajsbrot, GérardWajcman et Soazig Aaron. Ici, on trouve un recours plus fréquent au récit etau roman. On dit souvent que, pour ceux qui « n’étaient pas là », et qui sont

    les récipiendaires de témoignages le plus souvent fragmentaires, faute d’avoirvécu les événements, force est de les inventer. Mais il y a une autre raison àce recours à la fiction. Raison qui, elle, n’est pas particulière à la générationd’après, mais qui avait déjà été soulignée par Robert Antelme. C’est que,paradoxalement, ce n’est que par l’imagination – par le choix, la concen-tration, la transformation et l’élaboration qu’elle implique – qu’on peut parlerde « ce qui dépasse l’imagination »8.

    Une des questions récurrentes de la deuxième et de la troisième gé-nérations est : comment être « témoin de témoin » (pour reprendre la formulede Renaud Dulong9) ? C’est cette question qui est au centre de l’article deFransiska Louwagie, mise au point éclairante qui confronte et examine lesréponses très différentes données à cette question par les théoriciens. Enanalysant les caractères propres du « témoignage tardif », elle s’attache no-tamment au contrat de lecture propre à ces textes (fort différent de celui destémoignages primaires) et à leur « éthos testimonial ».

    Les romans ou récits des écrivains nés après sont souvent construitssur une confrontation entre des personnages de différentes générations : les« jeunes » nés après et leurs aînés, les survivants. C’est tout particulièrement

    8 Robert Antelme,  L’Espèce humaine, Gallimard, coll. « Tel », 1978, Avant-propos,p. 9.9 « Témoins de témoins », in Charlotte Wardi & Pérel Wilgowicz éds., Vivre et écrirela mémoire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, Alliance IsraéliteUniverselle, 2002, pp. 349-367.

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     Introduction 13

    le cas dans la pièce de théâtre d’Enzo Cormann,  Après l’orage  (Jean-PierrePilorget). Cette confrontation entre deux personnages – un acteur âgé,survivant de Theresienstadt, et un jeune metteur en scène, Juif né aprèsguerre, qui veut inciter l’acteur à rejouer la figure du roi Lear – implique unesavante mise en abyme du théâtre lui-même, dans sa capacité à mettre enscène le traumatisme et en même temps, de manière fort classique, à ouvrir lavoie à la catharsis et au travail de deuil. Les tensions entre les survivants etleurs enfants sont également sous-jacentes à bien des romans et récits deRaczymow, de Contes d’exil et d’oubli  à Un cri sans voix.  Confrontation

    entre les générations qui s’opère à mi-chemin entre la proximité,l’assimilation extrême d’une part, le rejet et même l’indifférence de l’autre(Catherine Ojalvo). Les romans et récits de Cécile Wajsbrot (Katja Schubert)constituent une autre occurrrence d’une telle confrontation. Ils ne visent pas àreconstruire l’Histoire mais constituent une réflexion sur cette Histoire, dupoint de vue d’un personnage toujours situé dans l’après : la petite-fille dansson rapport à sa grand-mère, dans  Beaune la Rolande, ou la jeune femmedans son rapport à un vieil homme, complice tacite de Vichy, dans  LaTrahison.  Les récits de Wajsbrot sont de facture plutôt classique, ils se

    rattachent ouvertement au genre romanesque, et renforcent par là même leplaidoyer que celle-ci a tenu par ailleurs « pour la littérature » contre «l’écriture » comme expérimentation formaliste, qui aurait même contribué aurefoulement de la « scène originelle » de l’Histoire française qu’est Vichy ! 10 

    Cependant, d’autres auteurs dans ce volume, qui analysent la mêmeexpérience de l’après, ont emprunté des voies divergentes et même opposées.C’est le cas de Raczymow à ses débuts : proche du Nouveau Roman,notamment de la technique de la mise en abyme et de l’idée flaubertienne dufameux « livre sur rien » de Flaubert, il tenta de mettre en scène sa propre« mémoire trouée ». C’est le cas, à plus forte raison, de Gérard Wajcman(Catherine Ojalvo). L’Interdit  est un texte hautement expérimental qui par satypographie même, notamment par un appareil de notes ne renvoyant à rien,met en œuvre « l’impossibilité du dire ». C’est l’exemple par excellence de la« rhétorique du vide » qui, pour Raczymow, Wajcman et Esther Orner,également commentée dans cette perspective, constitue le cœur même de lalittérature de la génération d’après. Le dernier article du volume explore unequestion qui relie en profondeur les œuvres des enfants de survivants(Raczymow, Modiano) à celles de certains « enfants cachés » (Perec) : cellede l’espace urbain parisien (Annelise Schulte Nordholt). Devenu espace écrit,

    il se fait figure du lieu d’origine perdu comme du non-lieu qu’est Auschwitz. 

    10 Wajsbrot, Pour la littérature, Zulma, 1999, p. 45.

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     Annelise Schulte Nordholt14

    S’enracinant dans des styles, dans des traditions fort différentes, tousces écrivains expriment, de leur manière, qu’ils n’étaient « pas là », qu’on nepeut « témoigner pour le témoin », parler à sa place, mais qu’il faut, souspéril de trop s’identifier à eux, respecter une distance nécessaire par rapportaux survivants et à leur expérience. Distance non seulement comme signe derespect mais surtout comme gage de pouvoir, un jour, ne plus êtreuniquement « le gardien du temple », mais parler pour soi, pour l’expériencede l’après dont on est, cette fois, le témoin à part entière.

    Qu’est-ce qui se passe lorsqu’une telle distance n’est pas observée,

    lorsqu’un écrivain d’après guerre se met à raconter le retour des camps d’unesurvivante imaginaire ? Il suffit de lire le bref récit de Soazig Aaron,  Le Nonde Klara, qui a fait fureur en France il y a quelques années, pour le voir(Timo Obergöker). Basé sur le genre du journal, tenu par l’amie qui accueillela survivante, Klara, après son retour des camps, le récit comporte plus d’uneinconsistance, depuis des invraisemblances matérielles jusqu’à un usageexcessif, et anachronique de l’immense corpus de réflexion sur les camps quis’est développé dans les années ’50 et ’60, mais qui ne pouvait être connud’un survivant de 1945.

    A l’origine de ce volume, il y a le colloque « Ecrire la mémoire de la Shoah.La génération d’après », qui s’est tenu à l’Université de Leyde, Pays-Bas, les21-22 juin 2004. Les interventions touchant à la littérature française (HenriRaczymow, Susan Suleiman, Annelise Schulte Nordholt) sont publiées ici.Quatre interventions touchant à la littérature en langue anglaise ou améri-caine furent publiées dans une section spéciale, « Writing the memory of theShoah at the turn of the century », du  Journal of Modern Jewish Studies, vol.5, no 2, juillet 2006.

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    Henri Raczymow

    Histoire : petit h et grande hache

     A Joëlle Molina

    « Pour tout un chacun des générations postnazies, la petite et la grandehistoire se sont nouées dans la poubelle des camps. » Celle qui écrit cettephrase s’appelle Anne-Lise Stern1. Elle fut déportée à Auschwitz à 22 ans, estdevenue ensuite psychanalyste, la première en France, d’abord dans lasolitude, à parler de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah.

    Quand j’étais enfant, dans les années cinquante, nous avions une voisine depalier, Berthe Salzberg, qu’on appelait la Blonde, parce qu’elle était blonde.La Blonde était notoirement « folle » ; elle criait tout le temps, notammentsur son petit garçon, Daniel, qui avait mon âge ; on l’entendait depuis la rue,depuis le rez-de-chaussée jusqu’au dernier étage. Elle était terrifiante, elle meterrifiait. Mes parents et moi nous savions que la Blonde avait été àAuschwitz, et j’ai toujours su quant à moi le sens du numéro bleu tatoué surson avant bras. Je me souviens fort bien m’être posé la question, très jeune,

    très tôt, de savoir si sa « folie », son « hystérie » venaient de sa déportation,ou si elle avait toujours été comme ça… Autrement dit, si les déportés« naissaient » à Auschwitz, devenaient ce qu’ils étaient devenus durant leurdéportation ou bien si leur déportation ne faisait qu’infléchir simplement leurpersonnalité… Autrement dit encore, le passage par le camp est-ilnécessairement fondateur de traits psychiques durables, ancrés, comme ceuxqui nous sont congénitaux… C’est là une question qui m’a toujoursintéressé… Je la laisse en suspens, puisque je n’ai pas de réponse, et je croisque cette question n’en a pas… Alors je vais parler d’autre chose. Je vaisparler de la haine de soi.

    1 Cité par Nadine Fresco et Martine Leibovici in Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté ,Seuil, 2004, p. 7.

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     Henri Raczymow18

    On m’avait demandé un jour de participer à un petit colloque sur lahaine de soi2. A cette occasion, j’ai choisi tout naturellement de me repenchersur un auteur, un personnage auquel j’avais naguère consacré une biographie,Maurice Sachs. La haine de soi, chez Maurice Sachs, n’était pas une haine

     juive de soi. Qu’il ait terminé sa « carrière » dans la Gestapo à Hambourg nesignale aucunement qu’il se vouait une haine mortelle en tant que juif. La

     judéité a joué un certain rôle dans sa vie, mais pas sous la forme de la haine juive de soi. S’il se haïssait et finalement en est mort, c’était plutôt dans sesrelations de fils à mère qu’il fallait en rechercher les raisons…Je crois que les

    choses se jouent d’abord sur un plan personnel, singulier, familial, et que,pour ce qui nous concerne, la Shoah joue un rôle de surdétermination. C’est-à-dire que la « folie » de la Blonde, ce n’était probablement pas à Auschwitzqu’elle lui était venue, mais antérieurement. Auschwitz n’ayant fait pour elle,vraisemblablement, qu’aggraver les choses.

    Si je pense à Maurice Sachs c’est pour un trait, au moins un trait quelui et moi avons en commun ; celui qui consiste à répéter, dans notre travaild’écrivain, un certain nombre de souvenirs ou de scènes que nous récrivonsplusieurs fois, de livre en livre, avec des variantes… Dans mon premier livre,

     La Saisie, je décrivais ma chambre d’enfant ; j’ai parlé de mon enfance, etsouvent jusqu’aux mêmes épisodes réels ou imaginaires, dans tous mes livres et jusque dans mes derniers travaux3. Pourquoi cette insistance ?

    On m’a souvent demandé pourquoi j’écrivais tant sur le passé. Je n’ai jamais su répondre à cette question. Pourquoi je repasse toujours, de livre enlivre, par les mêmes chemins (et les mêmes impasses, pour autant qu’on peutrepasser par les mêmes impasses). Comme une compulsion de répétition,diraient les psys.

    Je reprendrai volontiers à mon compte la célèbre formule du détestableErnst Nolte, elle-même reprise par Henry Rousso à qui on l’attribuegénéralement : « un passé qui ne passe pas », ou plutôt pour reprendre le titreexact de la conférence de Ernst Nolte de 1986, « Un passé qui ne veut paspasser ». Quand ça ne passe pas, ça se répète ; jusqu’au jour où ça passe ; çapasse quand on sait ou quand on a compris. Quand on a métabolisé le trauma,puisque trauma il y a. Quand on a dénoué les fils, puisque évidemment il yavait un nœud.

    L’objet de ma brève réflexion aujourd’hui a trait au rapport entre philo etontogenèse. Entre ce qui relève de l’histoire avec un grand H (ou une grande

    2 Henri Raczymow, « Un grand écrivain contrarié : Maurice Sachs », La Haine de soi,Complexe, 2000, pp. 205-214.3  Le Cygne invisible, Melville, 2004 ;  Reliques, Gallimard, coll. « Haute-Enfance »,2005 ;  Avant le déluge, Phileas Fogg, 2005.

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     Histoire : petit h et grande hache 19

    hache comme disait Georges Perec) et ce qui relève des micro histoires intra-familiales. Ce qu’on est, ce dont on souffre éventuellement, cela relève-t-ild’un passé générique, générationnel ? S’agit-il d’une des innombrablesséquelles de la guerre qu’on partagerait en cela avec des milliers d’autresgens de notre génération, selon qu’on est né avant, pendant ou après (ceuxque j’ai appelés ni victimes ni rescapés ni témoins4) ? Ou bien tout aucontraire ce qu’on est, ce dont on souffre éventuellement, cela relève-t-ild’une nébuleuse plus intime, plus singulière, propre à chacun ?

    (Je renvoie ici à la surdétermination du suicide d’Esther dans Un cri

    sans voix5, d’une part un fantasme de vie dans le ghetto de Varsovie et dedéportation à Treblinka, et d’autre part une réalité qui concerne son histoirepropre, familiale, oedipienne, amoureuse, etc., névrotique pour tout dire…) Ala question que je posais quant au partage possible entre le générique et lesingulier, la réponse ne peut que tenir les deux bouts, évidemment. Ce passé,pour ce qui me concerne, c’est comme un nœud ferroviaire, une gare detriage, ces images qui me viennent ne sont certes pas innocentes, un carrefouroù sont venues se nouer deux récits, l’un familial, l’autre collectif. Mais lesdeux sont liés, ils forment un tissage, un tissu, en somme un texte. Il me faut

    bien dire ici des choses un peu personnelles, ce dont je m’excuse, mais c’estinévitable, car sinon on reste dans les généralités, ou on fait de l’histoire, cequi revient au même.

    Ma naissance a constitué un drame entre ma mère et ma grand-mère.C’est bien après la mort de ces deux femmes que j’ai reconstitué, non sansmal, cette histoire-là. Sans avoir la certitude que les choses se sont vraimentpassées comme ça. Je voudrais dire cette histoire en deux mots car elleconcerne notre propos et la dire aussi simplement que possible.

    Ma mère et moi ne nous étions jamais entendus. Ce n’est qu’après samort que j’ai pu enfin, mais trop tard, me le dire : Anna et moi ne nousaimions pas. Il m’a fallu sa mort pour que j’en vienne enfin à cette vérité. Samort et mon mauvais deuil. Avant, je croyais qu’on s’aimait, elle et moi,comme tout le monde, normalement. Et que mon chagrin, à sa mort, était unchagrin normal, d’un fils normal qui perd sa mère. Eh bien non, mon chagrinn’était pas un chagrin ordinaire. C’était un peu autre chose. Une sorte detétanisation. Une hébétude durable. Un ahurissement qui semblait ne pasdevoir finir.

    Comment en suis-je venu à penser qu’elle et moi nourrissions uncontentieux de poids ? Quelques signes m’ont mis sur la voie de cette décou-

    verte. Par exemple durant sa triste agonie, je n’ai pas été capable de lui dire

    4 Cf . « La mémoire trouée », Pardès no 3, 1986, pp. 177-182.5 Henri Raczymow, Un cri sans voix, Gallimard, 1985.

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     Henri Raczymow20

    au revoir, de lui tenir la main, de lui parler. Nous continuions de ne pas nousentendre. Et puis elle est morte, et j’ai pu me dire, pour la première fois, Je nel’aimais pas. Puis j’ai pu me dire, Elle ne m’aimait pas. Je suis parti de cettehypothèse. Mon hypothèse fut de me dire que dès ma naissance quelquechose fit qu’elle et moi ne devions pas nous entendre, ne devions pas nousaimer. Cette « chose », c’était sa mère à elle.

    Sa mère à elle avait un fils, Henri, qui était mort en déportation, à l’âgede vingt ans. Quand je suis né, il était évident qu’on m’appellerait Henri, enraison du prénom de l’autre fils, mort à Majdanek. Cette identification alla

    bien plus loin. Ma mère me donna à sa mère, qui me réclamait, pourremplacer l’autre, son fils Henri. J’eus ainsi deux mères. Et j’ai détesté mamère parce qu’elle m’avait abandonné à sa mère à elle, pour remplacer unmort, un autre fils, un autre Henri, qui était mort.

    Du temps, un peu, est passé. J’ai compris deux trois choses. La mortn’est rien, je veux dire vos proches ont beau mourir, ou vous quitter, ce n’estrien encore, il faut comprendre ce qui vous liait à eux d’un lien tordu. Toutest là.

    La mort de ma mère m’a renvoyé à ma naissance. Ma dépression m’a

    renvoyé contre un mur. J’ai dû retourner à l’origine, parcourir le chemin ensens inverse, revenir sur mes pas pour comprendre à quel carrefour, dansquelle gare de triage, avait eu lieu l’accident de parcours. Depuis, je me suissouvent dit que ce travail-là, à rebrousse-poil, j’aurais dû l’accomplir bienplus tôt. Pendant la longue maladie de ma mère, ainsi, j’aurais pu lui tenir lamain, lui parler, l’embrasser. Au moins ça. Elle ne l’aurait peut-être pas eu,alors, son cancer. Ça, je me le dis aussi. Son cancer comme celui qui avaitnaguère emporté sa mère à elle. Il fallait toujours qu’elle fasse tout comme samère. Et même avoir un fils pareillement prénommé Henri.

    J’ai imaginé qu’enfant, dans les années trente, elle avait beaucoupaimé son grand-frère Henri. Et que quand je suis né, quelque chose l’aturlupiné, ma mère, de la demande de sa mère à elle, qui lui imposait cetteconfusion des deux fils, le mort et le vivant. J’ai imaginé que ma mère a pume détester de cette prétention, dont j’étais évidemment très peu responsable,que j’avais à remplacer son frère mort à vingt ans dans un campd’extermination. Voilà, nous avions elle et moi de bonnes raisons de noushaïr. On ne s’est pas privé, on a abusé. D’aucuns ont des réserves d’amour,d’autres de la haine à revendre. Il y a un carrefour, dans leur vie, très tôt, oùdeux désirs se sont télescopés. Pour moi, il avait suffi de ma naissance pour

    provoquer cet accident. On avait cru que ma naissance allait réparer lesdégâts de la gendarmerie française qui avait arrêté Henri Ier  en 1942. Je nesais si ma grand-mère maternelle me reçut comme une bénédiction. Pour mamère, il en fut autrement. Cette assignation, ma naissance comme réparation,

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     Histoire : petit h et grande hache 21

    fit qu’elle ne m’adopta pas tout à fait. Elle fut sommée de m’offrir en présentà sa mère, Henri II se substituant à Henri Ier. Elle fut contrainte de meconsidérer comme la réincarnation de son frère. Elle n’y comprenait plusrien. Quant à moi, je ne pouvais tout à fait aimer ma grand-mère comme unemère, car je savais que je n’étais pas son fils, son vrai fils, qui était mort, ouplutôt qui avait disparu, réduit en cendres quelque part vers l’est de l’Europe,et je ne pouvais tout à fait non plus aimer ma mère qui m’avait lâchementabandonné dans les bras de ma grand-mère.

    La mélancolie inguérissable, le chagrin profond qui nous saisissent

    après la mort d’un proche ne viennent pas nécessairement de l’amourimmense qui nous liait à lui. Mais de ce qu’on ne reconnaît pas l’exactcontraire. Le double mouvement de haine qu’on ne voyait pas, qu’on nevoulait pas voir, qui nous liait l’un à l’autre comme d’insécables chaînesd’amour. La mort de l’autre, alors, devrait nous délivrer de ce lien qui

     justement portait la mort. Il n’en est rien. Cette mort ravive au contraire unetrès ancienne blessure, qu’on voulait ignorer. Elle se cachait bien, il faut dire.Et on se demande longtemps, Mais pourquoi diable je n’arrivais pas àl’embrasser, à lui prendre la main, à lui parler vraiment avec amour ? Cela

    aurait été bien que cette question, vous ayez eu le courage de l’affronter deson vivant. Cela aurait peut-être ouvert la voie d’une réconciliation, d’unpardon réciproque, d’une parole vraie. Au lieu de quoi l’autre est mort, etcette parole qui n’est jamais venue ne viendra plus jamais. Ainsi, sur son litd’agonie, j’ai vu ma mère pleurer. Je n’ai pas eu une parole, pas un geste, àpeine un regard. Je me suis détourné. J’ai fui. C’est après sa mort, et encorepas aussitôt, que j’ai tenté de regarder en arrière. Je devenais moi-même unmort-vivant, un zombi, m’identifiant à cet Henri qui m’avait précédé,quelqu’un qui était mort sans doute, sans cadavre et sans sépulture, versLublin, en 1943. C’est ce fantôme qui nous avait maintenu à distance, mamère et moi. Je n’étais pas coupable, elle n’était pas coupable, et sa mère àelle non plus. Coupable était peut-être ce gendarme, obéissant aux ordres deLaval ou de René Bousquet, l’ami indéfectible de François Mitterrand, quiétait venu chercher mon oncle âgé de vingt ans, un matin de 1942, pour qu’ilsoit, selon la volonté allemande, déporté vers l’est.

    J’avais mis 55 ans à ne pas comprendre. Ma mère est morte sans que je meréconcilie avec elle et elle avec moi. Je ne pouvais le faire car j’ignorais quenous avions un conflit, et encore plus pourquoi nous l’avions. On ne peut pas

    résoudre ce qu’on ignore même exister. Je suppose que de son côté à elle, il yavait la même dénégation, symétrique, voire encore plus forte, car cela avaittrait à la douleur de sa mère à elle, qu’elle n’ignorait pas, et qu’elle s’étaitchargée de « réparer ». Je fus le moyen de cette « réparation ». Je n’occupais

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     Henri Raczymow22

    pas le terrain de son désir d’être mère et d’avoir un fils. J’occupais le terrain,en elle, du désir de sa mère à elle, qu’elle ait un fils pour elle, sa mère à elle,pour réparer l’irréparable.

    On m’a souvent demandé et je me suis souvent demandé pourquoi j’écrivaistant sur le passé. Devant cette question, je restais toujours muet ; cela jusqu’àtrès récemment. J’ai aujourd’hui enfin la réponse à cette question : si j’écristant sur le passé, et cela depuis mon premier livre, c’est qu’à l’originequelque chose s’est passé qui s’est mal passé, s’est mal noué à ma naissance,

    autour de ma naissance, quelque chose qui me dépassait, que je ne maîtrisaispas, qui mettait en jeu des éléments d’histoires et d’Histoire sur lesquels jen’avais aucun prise possible. J’ai toujours pensé, intuitivement, que cemauvais nœud de départ avait trait à la Shoah, et pendant un temps je me suiscontenté de cette explication, par exemple, quand j’écrivais « La mémoiretrouée ». Aujourd’hui, je sais non pas que c’est faux, mais que cette explica-tion est très insuffisante. A cette origine-là, se greffait une autre chose qui luiétait liée.

    Cette chose-là, curieusement, dans mon livre déjà ancien, Un cri

    sans voix, j’ai mis le doigt dessus, si je puis dire. Cette chose qui avait trait àla substitution, au remplacement. A l’authentique et à l’usurpateur. Autitulaire et au remplaçant. J’y évoque quelqu’un qui se fait déporter à la placede quelqu’un d’autre… Quelqu’un qui doit la vie à un mort. Quelqu’un pourqui quelqu’un d’autre est mort. Si bien que cette personne, le survivant, vit dela mort de l’autre. A pris sa place, sa place de vivant. Il vit d’une vied’usurpation, de semblant, une vie illégitime en somme. Il n’a pas payé pourvivre ; c’est quelqu’un d’autre qui a payé à sa place, qui a payé de sa viemême. Si bien que pour cette personne la dette est exorbitante, et il ne peut lapayer, il ne peut s’acquitter, il ne peut être quitte. Car justement la personne àqui il pourrait payer cette dette n’existe plus. Dès lors il vit avec un fantôme ;et il se dit que ce fantôme est le vrai, et lui, le vrai, en chair et en os, n’a ledroit qu’à une vie fantomatique ; car le vrai c’est l’autre, le mort.

    Pourquoi, moi qui suis né trois ans après la guerre, ai-je été sisensible à cette structure-là ? En quoi cela me concernait, et même de trèsprès ? A l’époque je l’ignorais, c’est-à-dire que je voulais l’ignorer, je faisaisen sorte de refouler cette pensée désagréable pour moi. Aujourd’hui, je sais.Comme quoi écrire et s’allonger sur le divan de l’analyste, cela n’a rien àvoir. C’est à dire que quand on écrit, on met à jour des réalités inconscientes,

    mais on en ignore le sens, mieux, ou pire : on ignore même qu’elles ont unsens…

    En somme, la question que je tente de soulever, c’est celle non tantde l’âge ni de la génération à laquelle on appartient ; mais plus précisément

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     Histoire : petit h et grande hache 23

    de notre place dans la fratrie née après guerre. Des gens sans doute se sontinterrogés sur la question de savoir ce qu’il valait mieux pour sa santépsychique et ce que Boris Cyrulnik appelle la résilience, avoir été déporté àquatorze ans ou à trente. La question est peut-être intéressante, mais ce n’estpas la mienne aujourd’hui. Ma question à moi, c’est celle-ci : pourquoi, alorsque leur histoire est strictement la même, mêmes parents, même vécufamilial, certains êtres semblent recevoir de plein fouet le choc traumatiquedifféré de la Shoah, alors que d’autres enfants semblent en sortir indemnes ouquasi indemnes. Je dis bien semblent… Je dis « semblent », mais je crois que

    c’est vrai, même si de cela je n’ai aucune certitude et encore moins depreuves. Il semble bien que la place qu’on occupe dans la famille, au sein dela fratrie, soit essentielle dans ce destin. Il m’a semblé aussi que c’est l’aîné,le premier enfant né après guerre, qui subit le plus violemment cette postmemory6  (pour reprendre ce terme très opportun à Marianne Hirsch) etdonc le post-trauma qui lui est lié. Je crois qu’à cela, si la proposition estvraie, à savoir que dans la famille victime, c’est l’aîné des enfants qui est leréceptacle privilégié et tout désigné du trauma, à cela donc, on peut trouverun début d’explication. C’est que la déportation, après coup, par rapport à

    l’absence, au trou laissé par les manquants, provoque des effets familiauxdans la redistribution des rôles parentaux et conjugaux.C’est cette intuition qui m’a fait, dans Un cri sans voix,  rendre si

    dissemblables les personnages d’Esther et de Mathieu. Je voulais les écartelerau maximum, donner le sentiment qu’ils appartenaient à des planètesdifférentes, qu’ils étaient des Martiens l’un à l’égard de l’autre. Surtout,devant une Esther tourmentée pour le moins, j’ai voulu banaliser à l’extrêmele personnage du narrateur-enquêteur. Le rendre un peu insignifiant… Unesorte d’enquêteur heureux et innocent, comme pouvait l’être par exempleŒdipe, avant qu’il ne se mette en quête de la vérité, cette vérité qui ferait delui un coupable, le vrai, le seul coupable de sa propre histoire…

    C’est pourquoi cette problématique de la seconde génération mesemble trop grossière. Il y a bien sûr une seconde génération. La générationd’après. Ou bien certains parlent, à juste titre bien sûr, de la génération « unet demi » (Susan Suleiman)… Tout cela est très vrai. Mais je distingueraisencore à l’intérieur même de cette seconde génération, celle à laquelle

     j’appartiens, ni victime ni rescapé ni témoin. Il y a ceux qui furent épargnés,et ceux qui furent pris dans ce nœud du trauma. Pas directement bien sûr.

    6  « Postmemory characterizes the experience of those who grow up dominated bynarratives that preceded their birth, whose own belated stories are evacuated by thestories of the previous generation, shaped by traumatic events that can be neither fullyunderstood nor re-created » : Marianne Hirsch, « Postmemories in Exile », PoeticsToday, vol. 17, no 4, hiver 1996, pp. 659-686.

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     Henri Raczymow24

    Mais de façon différée. Je distinguerais donc entre l’aîné et les autres enfants.Car dans la façon dont les familles se sont formées ou reformées après laguerre, l’enfant aîné, fille ou garçon, a pris tout dans la figure. C’est ça, ladifférence, dans Un cri sans voix, entre Esther et Mathieu. J’ai voulu quemon narrateur soit neutre, innocent. Comme, dans un tout autre genre, le

     jeune homme de Styron dans Sophie’s Choice… C’est un truc de romancier.Mais il y avait là autre chose : la différence essentielle entre Esther etMathieu (remarquez qu’elle porte un prénom juif et lui un prénom chrétien).

    Pour ce qui me concerne, en écrivant Un cri sans voix, je n’étais pas

    alors conscient du degré de mon implication dans cette histoire de substitu-tion. Quelqu’un, Mathieu, écrit à la place de quelqu’un d’autre ; et cequelqu’un d’autre elle-même (le personnage d’Esther) est elle-même uneusurpatrice, un nécrophore, selon la métaphore qui m’est venue alors, et quiétait à l’origine du roman bien avant que je ne l’écrive. Usurpation dans lestatut d’écrivain ; et usurpation antérieure chez celui qui fut épargné par larafle et sauvé parce que quelqu’un d’autre s’est fait prendre à sa place.Usurpation et donc culpabilité, de vivre et d’écrire. En somme de survivre…Au fond, tout cela, pour reprendre le terme de Froma Zeitlin et créer un

    néologisme à partir de lui, tout cela est une affaire de vicariousity7

    .

     Henri Raczymow, né en 1948 à Paris, a publié de nombreux ouvrages(essais, romans, biographies...) notamment aux Editions Gallimard (Un crisans voix, Quartier libre, Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité,Le Cygne de Proust, Bloom & Bloch, Reliques...). Son dernier récit, Dix

     jours « polonais », est paru en 2007.

    7 Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness, Belated memory and Authorial Presence inRecent Holocaust Literature », History & Memory no 10, 1998, pp. 5-42.

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    Cécile Wajsbrot

    Après coup

    Il existe un mot en allemand – Nachgeborene – qui signifie qu’on est né après.Après quoi, la langue allemande n’a pas besoin de le signifier contrairement àla langue française, prouvant ainsi que la communauté de destin, ici, lepartage des abîmes a ses limites. Après la guerre, donc. Et par la guerre, il fautentendre tout ce qu’elle contient et qu’on appelle aujourd’hui la Shoah, que jepréfère appeler, à la suite de Raul Hilberg, la destruction des Juifs d’Europe.

    Voilà d’emblée la difficulté posée, celle de la langue, et celle de l’être.Quels mots choisir, cela veut dire aussi quelle position assumer, quelle place

    avoir ou prendre?La génération des témoins, de ceux qui ont vécu l’événement, n’a pasde questions à se poser, en tout cas pas ce genre de question car elle n’a pas lechoix. Pour elle, écrire ne peut qu’être témoigner – témoigner de ce qu’elle avécu. Le témoignage revêt diverses formes, le récit autobiographique dePrimo Levi ou de Ruth Klüger, celui de Charlotte Delbo, la poésie de PaulCelan, les récits et les romans d’Imre Kertesz, l’essai de David Rousset ouceux de Robert Antelme, Jean Améry mais à chaque fois, il s’agit de parlerd’une période vécue, d’être le témoin de son temps.

    Certes, un écrivain est forcément le témoin de son temps mais lasignification, la direction des temps est plus ou moins claire, plus ou moinsévidente et si le leur est devenu – tardivement mais devenu tout de même –une sorte d’essence, et ses dates et ses lieux, des symboles, le nôtre nous est leplus souvent opaque, nous nous perdons dans les brouillards de l’absence derepères, nous sommes nés dans le monde de l’après et nous avons vécu dans lechoc de l’après, la fin de la propagation de l’onde, attendant avec appré-hension la réplique mais la réplique n’est jamais venue ou nous n’avons pas sula reconnaître et depuis la chute du mur de Berlin – pour prendre l’événementsymbolique repérable qui a définitivement marqué la fin de la guerre – depuis

    la chute du mur, nous ne savons plus très bien où nous en sommes ni où nousallons, pour le dire un peu vite, nous sommes passés du monde de l’après aumonde de l’avant, et s’il est facile de dire après quoi on vient, il l’estbeaucoup moins de dire ce qui nous attend, avant quoi on se trouve.

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    Cécile Wajsbrot26

    Un écrivain est forcément le témoin de son temps mais nous quisommes nés après, nous avons vécu à l’ombre d’autres temps, nous avonsvécu dans les paroles, les récits, les silences de nos parents et de nos grands-parents, de la génération des témoins – ceux qui étaient adultes ou enfantspendant la guerre, victimes des persécutions, exilés, déportés, survivants, etdevant nos cahiers et nos pages blanches, nous sommes doublement cernés,par les récits familiaux et par les livres des témoins, barricadés dans cedilemme existentiel et littéraire, déclinant tous les degrés de l’impossible,coincés entre l’interdiction – pas de poésie après Auschwitz ou plutôt, la seule

    poésie du témoignage, puisque Celan en a fait l’incroyable pari – et le devoirde mémoire, la nécessité de trouver sa place dans la chaîne de la transmission.

    Nous voici donc assis à notre table de travail, plus ou moins conscientsde cette voix intérieure qui nous souffle, quoi que nous écrivions, ce onzièmecommandement, Tu en parleras. Et cet indéterminé, ce neutre qui n’existe pasen français et qui pourtant cette fois existe pleinement, est à la mesure del’indétermination de la tâche qui nous est échue. En parler, cela veut dire quoi,et sous quelle forme ? Nous n’avons pas connu la guerre, encore moinsl’avant-guerre, nous n’avons pas connu le monde que décrit Singer, le monde

    de Shalom Asch ou celui d’Ansky, nous n’avons même pas vécu sadisparition et nous ne pouvons pas y puiser les ressources d’une nostalgie oud’une recréation, nous ne pouvons pas y scruter les signes avant-coureurs dela catastrophe – ou ce serait une entreprise purement romanesque qui n’auraitrien de littéraire, un roman historique ou néo-picaresque, un peplum centre-européen. Nous n’avons pas connu les chemins d’un exil prévu à temps ni lafuite éperdue, ni les convocations policières, ni la nuit des trains, la terreur, lescamps, les changements d’identité ou la dépossession de toute identité, nousn’avons rien connu de tout cela mais nous en avons entendu l’écho – dans undébordement de paroles ou dans le silence – et nous avons perçu l’invisiblemur nous séparant des autres, de ceux dont la famille n’avait rien traversé oupas grand-chose, pendant ce temps, la mince paroi, l’obstacle, nous avonsconnu la difficulté, quand tout nous tirait en arrière, nous aspirait versl’autrefois et le là-bas, la difficulté de vivre, d’arriver, d’en arriver à l’ici etmaintenant. L’évidence nous manquait, nous marchions dans les rues du Parisdes années soixante ou soixante-dix, des années quatre-vingts en somnambulesans nous apercevoir que nous n’étions pas vraiment à Paris et pas vraimentdans les années soixante, soixante-dix ou quatre-vingts, mais nous n’étionspas non plus à Auschwitz en 1942 ou 1943 ou sur la ligne de démarcation, ou

    dans un shtetl de Pologne dans les années trente, non, nous n’étions nulle part,perdus dans l’espace et le temps comme ces personnages des films de science-fiction qui tournent en orbite autour d’une planète lointaine sans pouvoir ni

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     Après coup 27

    revenir sur la Terre ni arriver sur une autre planète parce que prisonniersd’une attraction éternelle.

    Bien sûr, d’une certaine façon, cette situation, cet état somnambuliquepermettant d’habiter deux espaces et deux temps – c’est-à-dire finalementaucun – cet état n’est pas sans rapport avec l’état d’écrivain qui consiste à êtreréceptif au monde apparent comme à ses courants souterrains, ses réalitéscachées, à l’écoute de cet autre monde – qui n’a rien d’un hypothétique au-delà – cet autre monde qui n’apparaît pas immédiatement à ceux qui ne viventque dans l’air du temps. Et c’est sans doute cela, cette inadéquation, cette

    inadaptation – cet écart – qui nous pousse à écrire, nous qui sommes nésaprès, comme pour tenter de combler l’irrémédiable faille. Cette position defunambule, d’équilibriste entre deux mondes, entre deux vies, nous n’avonspas à l’inventer car elle nous est naturelle. Encore faut-il que cet état ne noussoit pas invisible à nous-mêmes, encore faut-il en prendre conscience,suffisamment conscience pour pouvoir l’utiliser sans en être le jouet, sans enêtre la victime. Et cela prend du temps.

    Je ne voudrais pas entrer dans l’analyse de mes propres livres mais ilm’a fallu du temps, à moi aussi, pour pouvoir aborder ce thème – le temps de

    vivre et le temps d’écrire d’autres choses – ou plus exactement pour trouverun point de vue c’est-à-dire cette distance, cet équilibre qui signifie qu’on saità peu près où on est. Quinze ans se sont écoulés entre mon premier roman etle roman qui en parlait, La Trahison, quinze ans au cours desquels il m’a fallupasser par l’essai – un essai à deux voix avec le psychanalyste JacquesHassoun,  L’Histoire à la lettre – pour pouvoir aborder ces choses-là dans leroman. Car paradoxalement, le roman, qui est en prise plus profonde quel’essai, non certes sur l’événement mais sur l’émotion déclenchée parl’événement, le roman demande une distance plus grande, un détachement, unrecul que nécessite moins – ou bien différemment – un essai purement réflexif– un saut comme on doit repousser du pied le bord de la piscine pour plonger.Oui, pour écrire un texte qui ne soit pas purement intellectuel, un textelittéraire, il faut savoir lâcher – il faut savoir quitter. Et au fond, même si ondit souvent que ce roman et certains textes que j’ai pu écrire parlent de lamémoire, je ne crois pas écrire sur la mémoire, encore moins écrire lamémoire. La mémoire est un corps constitué, une sorte d’institution officielle.Je crois plutôt écrire sur le souvenir, qui est moins compact, plus diffus, etsurtout sur son absence, sur sa perte, et donc sur l’oubli – le refoulement dans La Trahison et dans cette sorte de double du roman qu’est mon essai, Pour la

    littérature, le poids des commémorations dans Beaune la Rolande, la maladied’Alzheimer liée aux catastrophes du siècle dans Mémorial – sur l’oubli et surle silence. Sur la quête d’un impossible équilibre entre l’acceptation d’unhéritage mémoriel qui menace de nous écraser et de nous empêcher de vivre et

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    Cécile Wajsbrot28

    son rejet qui risque de nous anéantir. Où sommes-nous ? Quelle parole proprepouvons-nous avoir alors que, peut-être, plus que toute autre génération, noussommes dépositaires d’autres paroles, nous entendons des voix – sans douteest-ce aussi pour cela que, à mesure des années, les voix, dans mon travail,prennent la place des dialogues, prennent de plus en plus d’importance, et laconfrontation ou plutôt la concomitance, la co-présence des morts et desvivants. Peut-être est-ce la seule solution pour pouvoir habiter le présent, laseule possibilité qui nous est offerte – accepter qu’il soit peuplé de fantômes,et accepter de les côtoyer.

    Le temps passe – c’est l’une des choses les plus difficiles à reconnaîtrecar on croit le savoir et on n’en saisit pas toutes les conséquences. Pour nousqui sommes nés après, quelques années seulement nous séparaient de lacatastrophe, séparaient notre famille et notre pays – qu’il le veuille ou non –des événements traumatisants. Aujourd’hui, soixante ans ont passé depuis lafin de la guerre, cela veut dire qu’à notre naissance, la Première Guerremondiale était plus proche que la Seconde de la naissance de nos enfantstardifs ou de nos petits-enfants. Et pourtant, que 1914 nous a toujours parulointain… Même si l’ampleur de la dévastation n’a été mesurée que

    tardivement, et donc récemment, il nous faut bien admettre – et l’accumu-lation d’autres dates, d’événements symboliques comme la chute du mur, ladécomposition de l’empire soviétique ou le 11 septembre nous y enjoignent –il nous faut admettre que le temps a passé et que, quelle que soit la difficultéque nous avons eue à trouver la bonne distance, à vivre dans ce présent peupléde fantômes, si nous voulons continuer d’être crédibles, continuer de faire ensorte que notre parole soit entendue ou simplement avoir une parole, il nousfaut renoncer à cette position pourtant chèrement acquise de gardien dutemple. Il nous faut renoncer à nous contenter d’une immobilité perpétuelle, ilnous faut refuser le devoir de mémoire si le devoir de mémoire consiste àrépéter les mêmes noms, Auschwitz, Treblinka, figeant les autres et nous dansune horreur sacrée. Il nous faut refuser la prison dorée des serments et durespect pétrifié de l’héritage même si c’est d’autant plus difficile que cetteprison, il y a peu, n’était pas vraiment dorée.

    Car la suprême fidélité à cette histoire, à cette mémoire, c’est d’enassurer l’inconfort, l’inquiétude jusqu’au bout. Refuser les particularismes destemps et des lieux – et ce mot, Shoah, dont les consonances rendent lacatastrophe étrange et étrangère – pour la rendre universelle, recevable c’est-à-dire assimilable par tous. Imre Kertesz dit quelque part, même quand je ne

    parle pas d’Auschwitz, je parle encore d’Auschwitz. C’est sa façon d’assumerl’universalité, de l’inventer car il appartient à la génération des témoins. Nousqui sommes de l’après, la génération du récit, nous qui sommes, au cœurmême de notre être, le point de passage douloureux entre l’événement

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     Après coup 29

    historique et l’événement symbolique, nous qui avons simplement assisté à cepassage ou qui y avons contribué, aidé, riches de notre expérience, nousdevons savoir regarder vers l’avant. Il y va de notre existence en tant qu’êtreshumains et en tant qu’écrivains, il y va de l’existence de notre génération.

    Nous avons beaucoup attendu, prisonniers des douleurs de nosparents et perdus dans nos dédales intérieurs, dans les récits labyrinthiques deceux qui s’étaient d’abord tus. Eh bien, il est temps d’exister à notre tour etpour cela, de montrer que nous ne sommes pas les simples dépositaires destémoignages antérieurs, que nous aussi, nous sommes les témoins de quelque

    chose, et que ce quelque chose, s’il est moins spectaculaire que l’événementtraumatique, moins spectaculaire que la catastrophe, est tout aussi important.Il s’agit de témoigner des difficultés de l’après – l’aftermath, comme on dit enanglais, la lente digestion des choses, l’appropriation, la symbolisation, ils’agit de donner sa portée universelle, non à Auschwitz, car c’est maintenantfait et c’était le travail de ceux d’avant, mais à l’après d’Auschwitz, il s’agitde dépasser nos biographies empesées, empêtrées dans l’impossibleabsorption des faits par nous seuls pour étendre cet après, le symboliser ànotre tour et cesser de tourner autour de l’éternelle orbite.

     Romancière, traductrice et essayiste française contemporaine, CécileWajsbrot est née à Paris en 1954. Elle vit actuellement à Berlin, invitée dansle cadre du Künstlerprogramm du DAAD.

    Bibliographie choisie :

     La Trahison, Zulma, 1997, réédition 2005.Pour la littérature, Zulma, 1999.Caspar Friedrich Strasse, Zulma, 2002. Nocturnes, Zulma, 2002. Le Tour du lac, Zulma, 2004. Beaune la Rolande, Zulma, 2004. Mémorial, Zulma, 2005.

    Conversations avec le maître, Denoël, 2007.

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    Clara Lecadet

    Le gardien 

    Esaïe, 21, 11« Veilleur, où en est la nuit ? » 

    Il est des pays où l’on ne se souvient plus d’être allé. Non que l’on puissedouter d’y avoir un jour voyagé, mais on s’étonne soi-même d’être allé là-bas, s’agissait-il d’un songe, d’une lubie ? Le nom lui-même résonnedrôlement, comme s’il était lointain, frappé d’étrangeté, c’était presque à se

    demander si cette terre-là avait bien existé. On s’étonne peut-être aussi parcequ’on ne sait plus trop soi-même ce qu’on était allé y faire… ou, plusprobablement encore, parce qu’on préfère ne pas examiner de trop près lesraisons qui nous poussaient à y aller. Des mots, des questions, affleuraient laconscience : mémoire, famille, tradition, identité… mais comme ces motsétaient douloureux et intimes, on préférait ne pas s’y appesantir, on savaitqu’on se serait fait mal en les creusant.

    Ce qu’elle savait, c’est que, voyageant en Sibérie depuis plusieursmois déjà, le détour qu’elle avait fait par l’Etat du Birobidjan s’était imposé àelle avec la force d’une évidence ; autant qu’elle pouvait se le formulerconsciemment, elle était partie à la recherche de quelque chose qui était entrain de disparaître ou qui avait peut-être déjà disparu, et elle avait voulu seservir de sa mémoire de voyageuse pour en enregistrer une trace, une tracequi n’appartiendrait qu’à elle, et cette trace, aussi infime, aussi modeste fût-elle, simple souvenir d’une journée, qu’elle emporterait avec elle, la lierait,pensait-elle, à la mémoire de tout un peuple.

    Il était 4 heures du matin quand elle descendit du train à Birobidjan. Per-sonne, à part ceux qui y habitaient, ne descendait jamais là. Elle voulait y

    passer une journée et repartir. Pour des raisons aussi impérieuses queconfuses, elle était venue là pour chercher la trace du passé d’un Etat, dont samémoire incertaine avait tout juste retenu les grandes lignes : il avait étédonné par Staline aux juifs chassés de Russie et aux apatrides pour former

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    Clara Lecadet32

    une entité juive autonome, sur une terre perdue, marécageuse de l’extrêmeorient sibérien, sur laquelle, entre 1931 et 1937, des milliers de juifs étaientvenus s’installer pour en repartir aussitôt. Elle n’avait ni l’âme d’uneenquêtrice ni celle d’une journaliste, elle n’avait ni le temps ni l’envied’entreprendre une investigation fouillée, elle pensait que de toutes façons,les livres d’histoire étaient les meilleurs dépositaires, les meilleurs garants decette histoire-là. Elle voulait juste respirer le parfum d’une ville. Elle voulaitcertainement vérifier qu’il restait quelque chose de ce qui avait étébrièvement une petite enclave juive sur le grand continent russe et il lui

    semblait que le plus sûr moyen d’en trouver quelque trace fût d’aller à lasynagogue de la ville-capitale du Birobidjan.

    Elle passa encore quelques moments sur le quai à tenter d’expliquerau personnel de la gare qu’elle voulait juste laisser ses bagages dans la garepour la journée et s’en aller seule dans la ville maintenant, au milieu de lanuit.

    Personne ne comprenait mais tous s’exclamèrent subitement« Jude ? Jude ? »1. Ils posaient la question parce qu’il fallait bien trouver uneexplication à sa présence sur ce quai de gare, mais ils étaient convaincus de

    dire la chose la plus absurde du monde. La visiteuse sentit immédiatementqu’il y aurait quelque étrangeté à répondre oui, que c’était d’ailleurs tout àfait impossible, inconcevable, et elle se rendit complice de cette bonne blagueen s’exclamant énergiquement et avec un accent d’étonnement – « Nein,nein ! ». On lui amena un taxi qu’elle n’avait pas demandé et elle compritqu’elle se créerait beaucoup d’embêtements si elle refusait et elle compritaussi qu’on ne débarquait pas impunément en terre inconnue, qu’il valaitmieux se laisser faire un peu, ne pas toujours vouloir tout contrôler. Ellecommençait à se sentir fatiguée. Un frisson la traversa. Elle était maintenantdans une voiture qui l’emmenait vers une destination inconnue. Elle avait peude moyens pour communiquer avec son chauffeur et sans doute voulait-ellevoir où cet homme et cette route la mèneraient. Elle ne fit rien pour indiquerun chemin, une rue, un nom d’hôtel, pris au hasard dans un guide de voyage.Quelque chose d’obscur en elle demandait à savoir ce que le chauffeur avaiten tête. Il semblait en effet avoir l’idée d’un itinéraire et d’un lieu oùl’emmener, et pour le connaître, elle ne voulait pas le contrarier ou ledétourner de son chemin. Pour elle, c’était comme rouler sans but,puisqu’elle ignorait la destination du voyage. C’était être dans un étatd’abandon total, soumise à la volonté d’un autre, et n’ayant pas d’autre

    possibilité que de s’en remettre à l’instant présent et de jouir de lapromenade. Elle regardait par la fenêtre les couleurs nocturnes de la ville.

    1 « Juif ? Juif ? »

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     Le gardien 33

    Autour de la gare, la ville avait l’air plutôt riche, elle était organisée autour debelles avenues bien tracées avec des feux rouges d’aspect rutilant, despanneaux de signalisation tout ce qu’il y avait de plus moderne. Certainesmaisons semblaient opulentes et ce décor nocturne tranchait avec ce qu’elleavait vu jusque là de la Sibérie.

    La nuit engendrait ses propres impressions et fantasmes : elle se mità imaginer des transferts de fonds entre Israël et cet Etat perdu dans l’extrêmeest sibérien, des fonds pour donner à cette ville une allure digne et préserverainsi l’héritage des ancêtres, leur souvenir. Mais dès qu’ils commencèrent à

    s’éloigner du centre-ville, les rues n’étaient plus éclairées, la texture lisse dugoudron avait cédé la place à un dallage chaotique quand ce n’était passimplement de la terre battue. Les maisons elles-mêmes étaient désormaisplus conformes à la foule de petites bicoques en bois qui était une descaractéristiques architecturales de la vieille Sibérie. L’illusion d’opulencedont la nuit avait d’abord nimbé le décor urbain finissait par se dissiper sousl’effet de la réalité.

    Le chauffeur s’arrêta devant une maison un peu plus grande que les autres et

    elle put lire sur le fronton « Eglise évangéliste ». Elle fut soulagée sans doute,qui eût pu dire en effet que la peur était tout à fait absente de cette rondenocturne ?, mais aussi confortée dans l’idée que c’était là la conséquencelogique du fait de s’offrir à la vie et à ses hasards ; on en recueillait parfoisles situations les plus incongrues, les plus irréelles et les plus drôles dumonde. Elle pensait avec tendresse qu’en la voyant débarquer seule sur cequai de gare en pleine nuit, le chauffeur avait sans doute vu en elle unepauvre âme errante, et que l’emmener dans cette Eglise était sa manière à luide la secourir. Là au moins, elle pourrait être aidée, recueillie.

    Le chauffeur se mit à sonner bruyamment une fois, deux fois. Ellepensait que c’était absurde, qu’il n’y aurait personne à cette heure. En mêmetemps, s’il y avait quelqu’un à l’intérieur, elle se disait qu’il fallait qu’ellefasse quelque chose, vite, pour épargner ces pauvres gens, tirés en pleine nuitdu sommeil, par sa seule et unique faute. Elle lui fit signe d’arrêter. Ilstournaient depuis déjà un moment et elle avait maintenant envie d’arriverquelque part. Et en la circonstance, le plus simple était encore d’aller àl’hôtel. Elle se rendait compte également qu’elle avait sans doute surestiméses forces, elle n’avait dormi que deux heures et elle ne tiendrait pas ainsi,sans rien faire, jusqu’au lever du jour. Elle peina à lui faire comprendre

    qu’elle voulait à présent qu’il l’emmène dans un hôtel de la ville. Commentpouvait-elle souhaiter de repartir alors qu’il venait de la conduire dans lemeilleur endroit du monde ? Quand elle lui donna un nom d’hôtel pioché auhasard dans un prospectus, il sembla lui dire que ce n’était pas un bon endroit

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    Clara Lecadet34

    pour elle. Ils finirent par repartir. Il la déposa et, au moment de la quitter, lasalua de tout son cœur.

    Elle attendit dans une petite chambre chèrement payée que le jour selève. Le ciel était en feu. L’aube explosait du rougeoiement du soleil levant.La ville et les forêts alentours se découpaient en ombres chinoises. Elles’endormit.

    Après quelques heures, allégée du surplus de sommeil, elle se leva, sortit etpartit à la recherche de la synagogue.

    Elle suivit les indications de la minuscule carte tracée à gros traits, comme undessin d’enfant, maladroit et hésitant, de son guide de voyage. La simplicitémême de la carte rendait le trajet moins difficile qu’elle ne l’avait prévu. Cen’était pas très sorcier de voir qu’il fallait prendre la très large rue plutôt quela toute petite. Mais dans une ville que l’on ne connaît pas, on est toujoursplein d’incertitudes sur ses propres capacités à trouver seul son chemin,même quand tous les renseignements donnés par une carte concordent avecles éléments de la réalité extérieure. Et puis, à dire vrai, il aurait été presque

    décevant de découvrir que, même si loin, il était finalement si facile de serepérer. Il était humain de vouloir se donner des airs d’aventurier même dansune ville grande comme un mouchoir de poche. Humain d’avoir la tentationde se perdre.

    Elle fit une halte devant une femme assise à terre, qui vendait des journaux. Elle tira de son étal deux exemplaires du Stern. Elle eut unpincement au cœur quand elle s’aperçut que, si le journal existait toujours, iln’était plus écrit en yiddish. Elle commençait à avoir le cœur lourd de chosesqu’elle ne comprenait pas tout à fait mais qui avaient à voir avec l’oubli, laperte, le temps qui passe, et, sentant qu’elle se rapprochait de son but, elle futsûre qu’elle ne l’atteindrait pas, qu’elle allait tourner encore et encore dansdes ruelles inconnues sans jamais découvrir la synagogue. Elle demandait unnom de rue à ceux qu’elle croisait et elle était ballottée entre les indicationsdiverses des passants. Elle n’était plus cette personne déterminée, qui, carteen main, se dirigeait droit vers son but, dans une ville qu’elle ne connaissaitpas. Elle était prise d’une hésitation qui l’empêchait de se fier à son propreinstinct pour trouver son chemin. Un homme la prit alors sous son aile et laconduisit à un autre, qui semblait mieux connaître la ville. Ses impressions dela nuit avaient été supplantées par le défilé monotone d’immeubles en béton

    dans lesquels la vie semblait pauvre et au pied desquels se trouvaient ça et làquelques vieilles maisons en bois.

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     Le gardien 35

    L’homme l’emmena dans une rue qui ne menait nulle part et elle aperçut unpetit homme avec une calotte noire posée sur une chevelure grise et blanche.Il se tenait là, perdu au milieu des larges feuillages d’un arbre qu’il était entrain de couper.

    L’arbre moribond se situait sur un petit lopin de terre devant unemaisonnette en bois de couleur bleu ciel, fenêtres peintes en blanc, toit enzinc, qui ressemblait en tous points aux maisons habituelles des villages deSibérie.

    C’était un petit arbre, devant une petite maison, et le petit homme

    disparaissait parmi les branches et les feuillages couchés à terre. L’imageretint son attention, en raison de son immense poésie. Elle eut une sorte dedéclic intérieur sans doute, elle dut se dire « C’est ça », mais peut-être était-elle encore trop fatiguée ou trop absorbée par ce qu’elle essayait debaragouiner à l’homme qui l’accompagnait, pour que le sentiment d’êtrearrivée, d’avoir trouvé l’endroit, arrive pleinement à sa conscience. Peut-êtreaussi parce que cette vision ne correspondait en rien à toutes les imagesqu’elle avait forcément un peu en tête avant d’arriver, peut-être parce quecette maison ne ressemblait en rien à une synagogue, peut-être parce que son

    esprit était loin lui aussi, vagabond, peut-être… L’homme qui l’avait guidée jusque-là lui demandait ce qu’elle cherchait précisément. Elle lâcha le motavec réticence, sachant déjà que de la population juive qui avait jadis peuplécet Etat il n’y avait plus que l’ombre, et imaginant une population localesuffisamment antisémite pour qu’elle se garde de toute allusion à ce sujet.Mais l’homme reprit le mot en bon russe et fondit tout entier en un sourireimmense, « Synagoga ! », laissant éclater son bonheur d’avoir pu l’aider.Avant de repartir, fier de l’avoir conduite à bon port, il se retourna et luimontra l’homme à la calotte dans son arbre, ainsi que la petite maison.C’était là. Le petit homme à la calotte la regardait désormais et semblait avoirreconnu en elle sa visiteuse. Plus tard, lorsqu’elle se remémora cette journée,elle pensa qu’elle n’avait pas tout de suite laissé venir à sa conscience le faitque oui, c’était là, parce que la vue de ce petit homme perdu dans son arbrel’avait submergée d’émotion et qu’elle avait voulu retenir un moment cetemps suspendu, temps d’émotion pure où l’on est encore à distance deschoses et en même temps bouleversé par elles, et où l’on souhaite ne pas s’enapprocher trop vite pour ne pas gâcher la magie de la rencontre, de la lentedécouverte.

    Il était tellement étonné que quelqu’un soit venu à dessein dans son endroitqu’il en resta un moment hébété et ce fut elle qui dut lui indiquer le cheminde la synagogue. Qu’elle voulût entrer lui paraissait plus incongru et plusextraordinaire encore. Avant qu’ils n’entament une discussion chaotique dans

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    Clara Lecadet36

    une langue hésitante, balbutiante, faite essentiellement de bribes d’allemandtirées de leurs souvenirs scolaires respectifs, quelques années en arrière pourelle, de nombreuses décennies pour lui, elle se tint pendant quelques minutesau beau milieu de la synagogue et regarda tout autour d’elle ce pauvre lieupresque vide. Une carte d’Israël en russe, un néon, des rideaux fins en cotonblanc aux quatre fenêtres, de vieux bancs, des tapis usés sur lesquels étaientinscrites des citations de la Torah, un buffet d’une taille relativementimposante. Il l’ouvrit pour elle. A l’intérieur, s’amoncelaient en vrac, gisants,des livres anciens dont la plupart avait perdu leur reliure ainsi que des objets

    liturgiques décatis, des tephillims dont le cuir était usé jusqu’à la corde. Il leslui montrait comme des trésors depuis longtemps enfouis, que sa visitepermettait de rendre à la lumière du jour. Elle était une invitée de marque, àcet instant tout s’évanouissait devant sa présence, les vieilles chosespouvaient revivre sous l’œil protecteur et émerveillé de l’homme qui luimontrait là ce qu’il avait de plus précieux, rien ne lui appartenait en propremais grâce à sa foi et à son amour de vieux livres désarticulés, usés, désossés,devenaient d’extraordinaires reliques.

    Ce lieu minuscule avait quelque chose de dérisoire ; ce n’était rien

    qu’une petite maison, semblable à toutes les autres, il n’était pas sûr qu’ellecontînt aucun objet précieux, elle n’accueillait plus grand monde. Elle sedistinguait seulement des autres maisons de son genre par la présence d’unepetite plaque noire fixée à côté de la porte d’entrée, sur laquelle était inscriten gros caractères hébraïques et cyrilliques, dans une peinture or passée, lemot « SYNAGOGUE ». Et pourtant cette petite synagogue apparemmentinsignifiante rayonnait de la force que lui insufflait le petit homme. Lasynagogue s’incarnait dans ce petit homme déjà vieux, et l’homme était sasynagogue.

    La visiteuse imagina qu’il pourrait bien être le dernier des juifs,veillant avec une foi totale et naïve sur sa petite synagogue alors même quetoute trace de son peuple aurait disparu. Ceci était d’ailleurs localementpresque le cas et il lui apparut comme une sorte de sage à être resté là, quandla majorité de ses semblables étaient partis pour des terres plus hospitalières.

    Il aurait eu lui aussi ses raisons de partir, pour rejoindre sa sœurpartie vivre en Israël, ou sa vieille mère dans une autre région de Russie, maisil restait là, soucieux d’insuffler encore un peu de vie et de joie à sasynagogue le jour du shabbat , heureux de blaguer avec les rares qui parlaientencore yiddish, triste de noter les absents, de voir les têtes familières s’en

    aller ou disparaître.Il avait décidé de mourir comme il avait vécu, consacrant son temps

    et son énergie à entretenir et maintenir ce lieu minuscule, ses arbres, son jardin, et avec eux, un pan de mémoire, d’histoire, de tradition, de croyance.

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     Le gardien 37

    Il répondrait présent tant que son corps, qui déjà ne suivait plus aussi bienqu’autrefois, le porterait là chaque jour.

    Ils peinaient à communiquer mais la visiteuse n’en ressentait aucune tristesse.Soudain, elle vit son visage s’illuminer. Il se dirigea d’un pas décidé

    vers le buffet qu’il avait ouvert pour elle et, sans la moindre traced’hésitation, en retira, parmi les dizaines de livres debout couchés entassés endésordre, un livre épais presque neuf, qu’il se mit à feuilleterméthodiquement. Il cherchait à l’évidence quelque chose et elle aurait parié

    que ce fut pour elle. Quand il eut trouvé, son visage, sans perdre de saconcentration, se détendit. C’était une édition bilingue de la bible, en anglaiset en hébreu. Comme il ne connaissait pas l’anglais, il avait cherché unephrase, une certaine phrase, sur la page en hébreu, pour pouvoir lui en fairecomprendre le sens en lui indiquant par le jeu des numérotations la phrasecorrespondante sur la page en anglais.

    Il lui montra un passage et posa son index sur une phrase. Lavisiteuse lut : « whom shall I fear ? »2. Ces mots, isolés de leur contexte,soulignés pour elle par la main de cet homme, prirent un éclat particulier.

    Elle se sentait libre de les prendre au pied de la lettre, de les prendre pourelle.Elle ne put s’empêcher d’être émue par ces mots et plus encore par

    l’attention de l’homme qui lui avait tendu cette bible en anglais et tiré dulivre de sa foi des mots qui lui semblaient destinés. Ils entrèrent en ellecomme une résonance intime. On lui avait tant répété qu’elle n’avait peur derien.

    L’homme lui montre ensuite un mot, un seul. Un seul mot doit se détacherdésormais de la phrase qu’il vient de lui indiquer.

    Cette fois, son index s’est arrêté sous le mot « fear ». La visiteuseprononce « fear » à haute voix, interrogative. Il éclate de rire, et, muni de ceseul mot d’anglais et de quelques autres en allemand qu’il connaissaitd’avant, il lui dit : « du nicht fear »3. Elle n’aurait guère pu dire si c’était unequestion ou s’il avait énoncé ces mots sous la forme d’un constat. Elle éclatade rire à son tour et lui répondit en allemand : « Nein, ich habe keineAngst »4. Et plusieurs fois, il lui répéta en riant de tout son soûl « Du, keineAngst »5, et plusieurs fois elle répondit en riant à son tour « Nein, nein,

    2 « Qui craindrai-je ? »3 « Toi pas peur ! »4 « Non, je n’ai pas peur ».5 « Toi pas peur ! »

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    niemals »6. Et la synagogue vide s’emplit de leurs rires enfantins et lasynagogue vide résonna de ce jeu instauré entre eux deux et la synagoguevide et la synagogue vide…

    Clara Lecadet, née en 1975 à Paris. Etudes de philosophie et de psychologie. Assistante de recherche de l’historienne Ruth Harris (New

    College, Oxford) pour la préparation d’un livre sur l’affaire Dreyfus, elleenseigne actuellement l’histoire de la psychologie à Paris 5 et a co-signé unmanuel Histoire de la psychologie  (Belin, 2006). Elle est l’auteur de deuxtextes inédits, Auschwitz-Birkenau. Voices within (2005), récit autobio-graphique écrit à la mémoire de son grand-père mort à Auschwitz, où elleraconte son voyage sur les lieux, et Passeuse à gué  (2003), recueil denouvelles dont est tiré « Le gardien ».

    6 « Non, non, jamais ».

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    Alexandre Oler

    Pépé n’a rien dit.Hommage aux justes parmi les nations

    Rendre justice aux Justes parmi les Nationsaprès avoir demandé justice pour nous-mêmesnous les survivants de l’irréparablenous les Héritiers du génociderendre justice aux justesc’est justement agir

    c’est agir justement.

    Car les justes, la plupart des justesc’était des obscurs, des sans-gradedes minorités locales et sans autoritéet la plupart sont restés encore dans l’ombresans titre et sans prestigeaprès avoir sauvé l’honneur d’une nation.

    Ces justes ne pouvaient même pas savoirnous ne le savions pas nous-mêmesde quelle abomination ils nous ont sauvés.Et les Résistants, les Réfractairesceux qui organisaient les filièresceux qui recrutaient les familles d’accueilque savaient-ils, au juste, du sort des déportés ?

    Ils en avaient bien une vague idéemais une idée incroyable, mais une idée pas possible

    mais une idée qu’ils ne pouvaient pas révéler.Et pourtant, ils étaient encore loin de la vérité.La vérité ?Justement, ils ne l’ont pas révélée.

  • 8/18/2019 Temoignages de l'Apres Auschwitz_9042025123

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     Alexandre Oler40

    Ils n’avaient pas le temps !Il fallait battre la campagnene pas s’attarder, ne pas discuter.

    C’était oui ou c’était non.

    Voici des enfants fuyant l’occupant allemandet ses complices, la police de Vichy.Des enfants traqués pourchassés désemparés

    des fugitifs des réfugiés des enfants maladesdes sans-nouvelles-de-leurs-pare