système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

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DanielKahneman

Système1/Système2

Lesdeuxvitessesdelapensée

Traduitdel'anglais(États-Unis)parRaymondClarinard

Flammarion

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DanielKahneman

Système1/Système2

Lesdeuxvitessesdelapensée

Flammarion

Titreoriginal:Thinking,fastandslowCopyright©2011byDanielKahnemanTranslationcopyright©2012,byFlammarion.Dépotlégal:octobre2012ISBNEpub:9782081291980

ISBNPDFWeb:9782081291997

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782081211476

OuvragecomposéetconvertiparMeta-systems(59100Roubaix)

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Commentpensons-nous?Qu’est-cequiguidenospréférences,nosjugements, nos décisions ? Quand faut-il ou non faire confiance à notreintuition ? Pourquoi agissons-nous souvent contre notre intérêt ? Telles sontquelques-unesdesquestionsquiserventdefilrougeàcetouvrage,danslequelDanielKahnemannousemmèneàlarencontredesdeux«personnages»quisepartagentnotreesprit.Le«Système1»estrapide,intuitifetémotionnel;le«Système2»est plus lent, plus réfléchi, plus contrôlé et plus logique. Via de multiplesexpériencesauxquelleslelecteurestinvitéàs’essayerlui-même,sontexposésles facultés extraordinairesde lapensée rapide, le rôlede l’émotiondansnoschoix et nos jugements, mais aussi les ravages des partis pris et autres biaiscognitifs dont nous sommes les jouets : illusion de familiarité, effet de halo,biaisoptimiste,illusiondecausalité,effetd’ancrage,illusionrétrospective…–autantd’exemplesdenotretendanceàinterpréterlesévénementsenfonctiondecequenousconnaissonsdéjà,du sensquenous souhaitonsqu’ils aient, etdenotreincapacité,inversement,àraisonnerstatistiquement,enacceptantl’idéedehasard.Fruit de toute une vie de recherche aux confins de la psychologie et del’économie,Système1/Système2dessineunethéoriebrillante,quioffredesprolongementspratiquesimmédiatsdanslaviequotidienneetprofessionnelle.CréationStudioFlammarion

Spécialiste de psychologie cognitive et d’économie comportementale, DanielKahnemanestprofesseurémériteàl’universitédePrinceton.Sestravauxsurlejugement et la prise de décision lui ont valu un prix Nobel en 2002 etconnaissentunegrandeinfluencedansdenombreuxdomaines.

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Lesdeuxvitessesdelapensée

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Enmémoired'AmosTversky

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Introduction

Touslesauteurs,jepense,aimentàs'imaginerdansquelcadreleurslecteursprofiteront lemieux de leursœuvres.Dansmon cas, il s'agit de lamachine àcafé, au bureau, là où s'échangent opinions et ragots. J'espère enrichir levocabulairequ'utilisent lesgensquandilsdiscutentdesjugementsetdeschoixd'autrui,delanouvellestratégiedeleurentreprise,oudesdécisionsprisesparuncollègueenmatièred'investissement.Pourquoisesoucierdesragots?Parcequ'ilestbeaucoupplusfacile,etbienplusamusant,dereconnaîtreetd'identifier leserreursdesautresquelessiennes.Iln'estjamaisfaciledes'interrogersurcequel'on croit et ce que l'on veut soi-même ; alors pourquoi se priver des avisinformésdetiercespersonnes?Nousanticiponsspontanémentlaréactiondenosamisetcollèguesfaceànoschoix;etcesjugementssontloind'êtreanodins.Lapriseencompted'unqu'en-dira-t-on intelligentestpourbeaucoupd'entrenousunemotivationplusforteàseremettreencause,àaméliorersaprisededécisionautravailetchezsoiquetouteslesbonnesrésolutionsduNouvelAn.Pourêtreun bon diagnosticien, unmédecin doit connaître une longue liste de noms demaladies,chacunenglobantàlafoisladéfinitiondel'affection,sessymptômes,ses antécédents et causes possibles, ses développements et ses conséquenceséventuels, et les interventions envisageables afin de la soigner ou de lacirconscrire.Cetapprentissagepasseentreautresparceluidulangagemédical.Demême,unemeilleurecompréhensiondesjugementsetdeschoixnécessiteunvocabulaireplusrichequecequ'offrenotrelangagecourant.L'intérêtd'écouterles ragots est que l'on y décèle des schémas types dans les erreurs quecommettentlesgens.Leserreurssystématiquessontpluscommunémentdéfiniescomme des préjugés, qui se reproduisent de façon prévisible dans descirconstances données. Par exemple, quand un orateur sûr de lui et séduisant

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bonditsurscène,vouspouvezêtresûrquesonauditoirejugerasesdéclarationsplus favorablement qu'il ne le mérite. Il existe un terme pour définir cephénomène– l'effetdehalo–,permettantdemieux l'anticiper, l'identifieret lecomprendre.Quand on vous demande à quoi vous pensez, vous êtes normalement en

mesurede répondre.Vouscroyezsavoircequi sepassedansvotre tête,etquiconsiste souvent en une pensée consciente qui débouche logiquement sur uneautre.Maiscen'estpaslaseulefaçon,nimêmelaplushabituelle,qu'al'espritdefonctionner. Beaucoup d'impressions et de pensées surviennent dans votreexpérience consciente sans que vous sachiez comment elles sont arrivées là.Vousnepouvezpas retracercommentvousenêtesvenuàcroirequ'ilyaunelampe posée sur le bureau devant vous, ou comment vous avez détecté unsoupçon d'irritation dans la voix de votre conjoint au téléphone, ou commentvousavezréussiàéviterundangersurlarouteavantmêmed'enêtreconscient.Letravailmentalquiproduitlesimpressions,lesintuitionsetbiendesdécisionssedérouleensilencedansnotreesprit.Ce livre est en grande partie consacré aux défauts de l'intuition. Il ne s'agit

pas, en s'intéressant à nos erreurs, denier l'intelligencehumaine, pas plus quel'attentionaccordéeauxmaladiesdanslestextesmédicauxnenielabonnesanté.Nous sommespour la plupart enbonne santé lamajeurepartie du temps, toutcomme l'essentiel de nos jugements et de nos actes sont la plupart du tempsappropriés. Tandis que nous naviguons au fil de notre existence, nous nouslaissonsd'ordinaireguiderpardesimpressionsetdessensations,etlaconfianceque nous avons dans nos convictions et nos préférences intuitives estgénéralement justifiée.Mais pas toujours.Nous sommes souvent sûrs de nousalorsquenousavonstort,etunobservateurobjectifseramieuxcapablequenousdedétecternoserreurs.Voicidoncmonobjectifquantauxconversationsautourdelamachineàcafé:

j'espère améliorer votre capacité à identifier et comprendre les erreurs dejugementetdechoixchezlesautreset,enfindecompte,chezvous-mêmes,enproposantunlangageplusricheetplusprécispourendiscuter.Danscertainscasau moins, un diagnostic précis incitera aussi à réagir pour limiter les dégâtsqu'entraînentsouventleserreursdejugementsetlesmauvaischoix.

Celivrereflètemesconnaissancesactuellesenmatièredejugementetdeprise

dedécision,fruitdedécouvertespsychologiquesréaliséesaucoursdesdernièresdécennies.Maislecœurdupropos,sijechercheàenretracerl'origine,remonte,

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jecrois,àcejourheureuxde1969oùj'avaisdemandéàuncollègued'intervenirdurant un séminaire que j'organisais au département de psychologie del'université hébraïquede Jérusalem.AmosTversky était considéré commeuneétoile montante dans le domaine de la recherche sur la prise de décision–comme,àvraidire,danstoutcequ'ilentreprenait–,aussiétais-jesûrquenouspasserions un moment intéressant. Les gens qui connaissaient Amos disaientsouventqu'ilétaitlapersonnelaplusintelligentequ'ilsaientjamaisrencontrée.Il était brillant, volubile et charismatique. Doué de plus d'une mémoireprodigieusepourlesblagues,etdelacapacitéexceptionnelledelesconvoqueràl'appuid'une thèse.Onne s'ennuyait jamais avec lui. Il avait alors trente-deuxans,j'enavaistrente-cinq.Amos a parlé aux étudiants d'un programme de recherche en cours à

l'universitéduMichigan,visantàrépondreàlaquestionsuivante:lesgenssont-ilsnaturellementdebonsstatisticiens?Noussavionsdéjàqu'intuitivement, lesgenssontdebonsgrammairiens:àquatreans,unenfantsepliesanspeineauxrèglesdelagrammairequandils'exprime,sansavoiraucuneidéedel'existencede ces règles. Les gens disposent-ils d'une intuition comparable pour lesprincipes fondamentaux des statistiques ? La réponse était oui, nous expliquaAmos,aveccertainesnuances.Celaadonnélieuàundébataniméet,àlafinduséminaire,nousavonsconcluquelaréponseétaitpeut-êtreplutôtnon,avecdesnuances.Amos etmoi avions apprécié notre échange.Les statistiques intuitives nous

semblaient un sujet intéressant, méritant que nous l'explorions ensemble. Levendredi suivant, nous nous sommes retrouvés pour déjeuner auCaféRimon,repaire favori des bohèmes et des enseignants de Jérusalem, et avons réfléchiaux moyens d'étudier les intuitions statistiques de chercheurs de haut niveau.Lors du séminaire, nous avions expérimenté que nos propres intuitions étaientdéficientes.En dépit de nombreuses années d'enseignement et d'utilisation desstatistiques,nousn'avionspasdéveloppédesensintuitifquantàlafiabilitédesrésultats statistiques observés sur de petits échantillons de population. Nosjugements subjectifs étaient biaisés : nous avions beaucoup trop tendance àcroiredesrésultatsderecherchefondéssurdesdémonstrationsinadéquatesetànepasrassemblerassezdedonnéesdansnospropresrecherches1 .Notreprojetseraitdoncd'analysersid'autreschercheursétaientaffligésdumêmedéfaut.Nousavonspréparéuneenquête,prenantappuisurdesscénariosinspirésde

problèmes statistiques réels qui surgissent pendant des recherches. Amos arecueillilesréactionsd'ungrouped'expertsquiparticipaientàuneconférencede

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la Société de psychologie mathématique, parmi lesquels les auteurs de deuxmanuels de statistiques. Comme nous nous y attendions, nous nous sommesaperçus que nos collègues experts, comme nous, exagéraient grandement laprobabilité que le résultat original d'une expérience puisse être reproduit avecsuccèsmême avec un échantillonmodeste. Ils donnèrent également de piètresconseils à une fausse étudiante quant à la quantité de données qu'il lui fallaitrassembler. Même les statisticiens n'étaient pas naturellement doués pour lesstatistiques.Alorsquenousrédigionsl'articlequifaisaitétatdecesrésultats,Amosetmoi

avonsprisconsciencequenousaimionstravaillerensemble.Amosétaittoujourstrèsdrôle,etsonhumourdéteignaitsurmoi,aussiavons-nouspassédesheuresde rude labeur à nous amuser constamment. Grâce à cela, nous étions d'unepatienceexceptionnelle.Ilestbienplusfaciledeviserlaperfectionquandonnes'ennuiejamais.Maissurtout,c'estpeut-êtreleplusimportant,nouslaissionsdecôté notre arsenal critique. Nous étions tous deux en général aussi critiquesqu'ergoteurs, lui peut-être encore plus que moi, mais durant nos années decollaboration, jamais nous n'avons rejeté d'emblée ce que l'autre avançait. Defait, une de mes grandes joies, dans nos travaux communs, a été qu'Amoscomprenait souvent plus clairement quemoimes idées les plus floues. Amosétait plutôt un penseur logique, versé dans la théorie, possédant un sensinfaillibledeladirectionàsuivre.J'étaispourmapartplusintuitif,plusimmergédanslapsychologiedelaperception,àlaquellenousavonsemprunténombredenos idées. Nous étions assez semblables pour nous comprendre facilement, etassezdifférents pour nous surprendre l'un l'autre.Nous avonsmis aupoint unemploi du temps qui nous permettait de passer l'essentiel de nos journées detravail ensemble, partant souvent pour de longues promenades. Pendant lesquatorzeannéesquiontsuivi,notrecollaborationaétélemoteurdenosvies,etletravaileffectuéensembledurantcettepériodeaétélemeilleurquenousayonsl'unoul'autrejamaisproduit.Nous avons rapidement adopté une méthode que nous avons conservée

pendantdesannées.Nosrecherchesétaientcommeundialogue,aucoursduquelnous inventions des questions et examinions nos réponses intuitives. Chaquequestion était en soi une petite expérience, et nous procédions à demultiplesexpériencesenunejournée.Nousnecherchionspasvraimentlabonneréponseauxquestionsstatistiquesquenousnousposions.Notreobjectifétaitd'identifieretd'analyserlaréponseintuitive,lapremièrequinousvenaitàl'esprit,cellequenous étions tentés de donner même quand nous savions qu'elle était erronée.

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Nous pensions – à juste titre, s'avéra-t-il – que toute intuition que nouspartagerionsseraitégalementpartagéeparbeaucoupd'autres,etqu'ilseraitfaciled'endémontrerl'impactsurlacapacitédejugement.Unjour,nousavonsdécouvert,ànotreplusgrandejoie,quenousavionsles

mêmes idées absurdes sur les professions qu'exerceraient plus tard plusieursenfantsenbasâgedenotreconnaissance.Nousnousamusionsàidentifier,chezdes enfants de trois ans, qui serait un avocat sans merci, un universitaireobsessionnel,ouencoreunpsychothérapeuteempathiquemaisun rien intrusif.Bien sûr, ces prédictionsn'étaient quedes idioties,mais nousne les trouvionspasmoins séduisantes. Il étaitdeplusévidentquenos intuitionsétaient régiespar le fait que chaque enfant ressemblait aux stéréotypes d'un métier. Cetexercicedivertissantnousaidaàdévelopperunethéoriequicommençaitalorsàse faire jour dans nos esprits, portant sur le rôle de la ressemblance dans lesprédictions. Nous avons testé et peaufiné cette théorie lors de dizainesd'expériences,commelasuivante(pourlaquelleilfautimaginerqueSteveaétéchoisiauhasardparmiunéchantillonreprésentatif):

Unhommedécritsonvoisin:«Steveesttrèstimideetréservé,toujoursprêtàrendreservice,maissansvraiments'intéresserauxgensouàlaréalité.Personnalitédocileetméticuleuse, ilabesoind'ordreetdestructure,etsepassionne pour les détails. » Steve est-il plus susceptible de devenirbibliothécaireouagriculteur?

La ressemblance entre la personnalité de Steve et celle du stéréotype dubibliothécairefrappeimmédiatementtoutlemonde,alorsquedesconsidérationsstatistiques tout aussi importantes sont presque toujours ignorées. Saviez-vousqu'auxÉtats-Unis,oncompteplusdevingtagriculteurspourunbibliothécaire?Puisqu'ilyatantd'agriculteurs,ilestpresquesûrquel'ontrouveradavantagedepersonnalités « dociles et méticuleuses » sur des tracteurs que derrière lecomptoird'accueild'unebibliothèque.Toutefois,noussommes-nousaperçus,lesgens participant à nos expériences ignoraient les statistiques appropriées et sefiaientexclusivementà la ressemblance.Nousavonsavancéqu'ils seservaientdelaressemblancecommed'uneméthodeempiriquesimplificatricepourémettreun jugement difficile. Le recours à cette méthode heuristique2 entraînait despartisprisprévisibles(deserreurssystématiques)dansleursprédictions.

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Uneautrefois,Amosetmoinoussommesinterrogéssurletauxdedivorcesparmilesprofesseursdenotreuniversité.Nousavonsremarquéquelaquestiondéclenchaitunerecherchemémorielleenquêted'enseignantsdivorcésquenousconnaissionsoudontnousavionsentenduparler,etquenousavionstendanceàévaluer l'importanced'unecatégorieenfonctiondelafacilitéaveclaquelledesexemples nous venaient à l'esprit. Pour nous, cette foi dans la facilité de larecherchemémorielleétaitheuristique.Dans une de nos expériences, nous avons demandé aux participants de

répondreàunequestionsimplesurdesmotsprisdansuntexte3:

PrenonslalettreK.Sera-t-elleplussouventlapremièreOUlatroisièmelettred'unmot?

CommelesaittoutjoueurdeScrabble,ilestbeaucoupplusfaciledetrouverdesmotsquicommencentparunelettredonnéequed'entrouverayantlamêmelettreentroisièmeposition.Celavautpourtoutesleslettresdel'alphabet.Nousnousattendionsdoncàcequelespersonnesinterrogéesexagèrentlafréquencedeslettresapparaissantenpremièreposition–mêmeleslettres(commeK,L,N,R,V)qui,enfait,apparaissentplussouvententroisièmeposition.Làencore,lerecoursàunecertaineméthodeheuristiqueaboutitàunbiaisprévisibledanslejugement.Delamêmefaçon, j'ai longtempseul'impressionquel'adultèreétaitpluscourantchezlespoliticiensquechezlesmédecinsoulesavocats,maisj'airécemment commencé à en douter. Alors même que j'avais trouvé desexplicationsàce«phénomène»,ycomprisl'effetaphrodisiaquedupouvoiretles tentations d'une vie loin de son foyer. J'ai fini par comprendre que lestransgressionsdespoliticiensétaientsimplementbeaucoupplussusceptiblesdenous être rapportées que celles des avocats et desmédecins.Mon impressionintuitive était peut-être uniquement due aux sujets que choisissent lesjournalistesetàmonrecoursàtelleméthodeheuristique.Amosetmoiavonspassédesannéesàétudier et àdécrire lesdéfautsde la

penséeintuitivedansdiversesfonctions–estimerlaprobabilitéd'unévénement,prédire l'avenir, évaluer des hypothèses et prévoir des fréquences. Nouscollaborionsdepuiscinqansquandnousavonspubliénosdécouvertesdans larevueScience, luepardesuniversitairesde toutes lesdisciplines.L'articleétaitintitulé « JudgmentUnderUncertainty :Heuristics andBiases1 » (Juger dans

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l'incertitude:heuristiqueetpartispris).Ildécrivaitlesraccourcissimplificateursdelapenséeintuitiveetexpliquaitunevingtainedepartispriscommeautantdemanifestations de cette heuristique, et comme autant de preuves du rôle de laméthodeheuristiquedanslacapacitédejugement.Commel'ontsouventsoulignéleshistoriensdelascience,ilarriveparfoisaux

universitaires d'un domaine donné de partager des assertions élémentaires surleur discipline. Les sociologues n'y font pas exception ; ils s'appuient sur unevisiondelanaturehumainequisertdetoiledefondàlaplupartdesdébatssurdescomportementsspécifiques,maisquiestrarementremiseenquestion.Danslesannées1970,lessociologuespartaientengrosdedeuxprincipesàproposdelanaturehumaine.Premièrement,lesgenssontgénéralementrationnels,etleurpensée est normalement saine. Deuxièmement, les émotions comme la peur,l'affectionet lahaineexpliquent laplupartdescasoù lesgens sedépartentdeleur rationalité. Notre article prenait à rebours ces deux affirmations sans lesaborderde front.Nousdécrivionsdes erreurs systématiquesdans la penséedegensnormaux,etattribuionsceserreursàlaconceptiondelamachinecognitiveplutôtqu'àlacorruptiondelapenséeparl'émotion.Notrearticleattiral'attentionbiendavantagequenousnel'avionsescompté,et

c'estencoreaujourd'huil'undestexteslesplussouventcitésensociologie(plusde trois cents articles universitaires y faisaient référence en 2010). Lesspécialistesd'autresdisciplinesl'onttrouvéutile,etlesconceptsd'heuristiqueetdepartisprisontétéappliquésdefaçonproductivedansdenombreuxdomaines,tels la médecine diagnostique, la justice, l'analyse du renseignement, laphilosophie,lesfinances,lesstatistiquesetlastratégiemilitaire.Ainsi, des étudiants en sciences politiques ont remarqué que l'heuristique

permettaitd'expliquerpourquoicertainssujetsdevenaient incontournablesdansl'opinion publique alors que d'autres étaient négligés.Les gens ont tendance àévaluerl'importancerelatived'unsujetenfonctiondelafacilitéaveclaquelleonpeutleretrouverlorsd'unerecherchemémorielle–laquelleestengrandepartiefonctiondel'étenduedelacouverturemédiatique.Lessujetsfréquemmentcitéspeuplentl'esprittandisqued'autress'effacentdelaconscience.Demême,cequelesmédias choisissent de rapporter correspond à ce qui, selon eux, préoccupeactuellementl'opinionpublique.Cen'estpasunhasardsilesrégimesautoritairesexercent une pression substantielle sur les médias indépendants. L'intérêt dupublic étant plus facilement attisé par des événements dramatiques et par lescélébrités, la curéemédiatique est unphénomènebanal.Pendantdes semainesaprèslamortdeMichaelJackson,ilaétéquasimentimpossibledetrouverune

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chaînedetélévisiontraitantd'unautresujet.Encomparaison,dessujetscruciauxmaissuscitantmoinsdepassion,commeledéclinduniveaudel'éducationoulesurinvestissementmédicaldansladernièreannéedevie,sontrarementévoqués.(En écrivant ces mots, je m'aperçois que mon choix d'exemples « rarementévoqués»alui-mêmeétéguidéparmarecherchemémorielle.Lessujetsquej'aichoisissontenfaitsouventévoqués;d'autresquestionstoutaussiimportantesetmoinssouventabordéesnemesontpasvenuesàl'esprit.)Sur lemoment,nousnel'avionspasvraimentcompris,maisunedesraisons

essentielles de l'influence de « l'heuristique et des partis pris » en dehors dudomaine de la psychologie tenait à une caractéristique accessoire de nostravaux:nousavionspresquetoujoursinclusdansnosarticlesletextecompletdes questions que nous posions à nos participants et à nous-mêmes. Cesquestionsavaientservidedémonstrationappliquéeauxlecteurs,leurpermettantd'identifiercommentleurspropresréflexionsétaientbiaiséespardespartispriscognitifs. Peut-être avez-vous fait une expérience comparable en lisant laquestionsurStevelebibliothécaire,quivisaitàvousfairecomprendrelaforcede la ressemblance dans le calcul des probabilités, et à quel point il est faciled'ignorerlesfaitsstatistiquesappropriés.Notrerecoursàcesmisesensituationadonnéàdesspécialistesdedisciplines

diverses – en particulier les philosophes et les économistes – l'occasion,inhabituelle, d'étudier depossibles défauts dans leur proprepensée.Ayant prisconsciencede leur faillibilité, ilsontalorsétéplus susceptiblesde remettreenquestion l'affirmation dogmatique, très répandue à l'époque, qui voulait quel'esprit humain soit rationnel et logique. Le choix de la méthode avait étécrucial : si nous n'avions fait état que des résultats d'expériencesconventionnelles, l'article aurait étémoinsdigned'intérêt,moinsmarquant.Deplus, un lecteur sceptique aurait pris ses distances vis-à-vis des résultats enattribuant les erreurs de jugement à l'inconséquence proverbiale des étudiants,cobayestraditionnelsdesrecherchesenpsychologie.Biensûr,nousn'avionspaspréféré ces mises en situation aux expériences classiques parce que noussouhaitionsinfluencerlesphilosophesetleséconomistes.Nousavionsoptépourellesparcequ'ellesétaientplusamusantes,etnousavonseudelachancedanslechoixdelaméthode,entreautres.Unthèmerevientrégulièrementdanscelivre:lachance joue inévitablementungrand rôledans la réussite.Presque toujours,onvoitqu'ilsuffitd'uninfimedétailpourfaireladifférenceentreunformidablesuccèsetunrésultatmédiocre.Celavautégalementpournotrehistoire.

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Nos travaux n'ont pas suscité une réaction positive unanime.La théorie despartisprisnotammentaétédénoncée,etilnousaétéreprochéd'avoirunevisioninjustement négative de l'esprit humain4 . Comme c'est le cas dans toutes lesdisciplines scientifiques, des chercheurs ont affiné nos idées, d'autres ontproposédessolutionsalternativesplausibles5.Maisdansl'ensemble,leprincipeselonlequelnosespritsseraientsujetsàdeserreurssystématiquesestaujourd'huigénéralement admis. Nos recherches ont eu sur les sciences sociales uneinfluencenettementsupérieureàcequenousaurionspuimaginer.Aprèsavoirétudiélejugement,nousnoussommesimmédiatementintéressés

auprocessusdedécisiondansdesconditionsd'incertitude.Nousvoulionsétablirune théorie psychologiquemontrant comment les gens prennent des décisionssur des paris simples. Par exemple : accepteriez-vous de parier sur le lancerd'unepiècesionvousoffrait130eurosquandelleretombesurfaceet100eurossurpile?Depuis longtemps,cesexemplesélémentaires serventàanalyserdesquestionsplusvastessurlaprisededécision,commelepoidsrelatifquelesgensattribuentàdeschosessûresetàdesrésultatsincertains.Notreméthodeétaitlamême:nousavonspassédes journéesentièresàconcevoirdesproblèmesetàexaminersinospréférencesintuitivescorrespondaientàlalogiqueduchoix.Làencore, comme dans le cas du jugement, nous avons observé des partis prissystématiquesdansnospropresdécisions,despréférencesintuitivesquiviolaientconstamment les règles du choix rationnel. Cinq ans après notre article dansScience, nous avons publié « Théorie des perspectives : une analyse de ladécision face au risque», une théoriedu choixqui, paraît-il, aurait été encoreplus marquante que nos travaux sur le jugement et serait l'un des textesfondateursdel'économiecomportementale.Jusqu'àcequelaséparationgéographiquenouscompliquelavie,Amosetmoi

avonseulachanceincroyabledetravaillerensemble,notreréflexioncommuneétant supérieure à tout ce que nous aurions pu produire individuellement, etrendant le travail non seulement productif mais aussi amusant. Notrecollaborationsurlejugementetlaprisededécisionm'avaluleprixNobel6,quej'ai reçuen2002etque j'auraispartagéavecAmoss'iln'étaitmorten1996,àl'âgedecinquante-neufans.

Celivren'estpascensédécrireledébutdemesrecherchesavecAmos,ceque

nombre d'auteurs ont fait avec talent au fil des ans. Je souhaite surtout icidépeindre le fonctionnement de l'esprit humain en m'inspirant dedéveloppements récentsdans lapsychologiecognitiveetsociale.L'undesplus

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importants est que nous comprenons désormais les merveilles de la penséeintuitive,autantquesesfailles.Amosetmoin'avionspasabordélaquestiondesintuitionsjustes,nousétant

contentésdedéclarerquel'heuristiquedujugement,«bienquefortutile,aboutitparfoisàdegraveserreurssystématiques».Nousnousétionsconcentréssurlesbiais,àlafoisparcequenouslestrouvionsintéressantseneux-mêmes,etparcequ'ils nous fournissaient la preuvede l'heuristiquedu jugement.Nousnenousétions pas demandé si tous les jugements intuitifs face à l'incertitude étaientproduitsparl'heuristiquequenousétudiions;onsaitaujourd'huiquecen'estpaslecas.Enparticulier,lesintuitionsexactesdesexpertss'expliquentmieuxparleseffets d'une pratique durable7 que par l'heuristique. Nous pouvons dorénavantbrosseruntableauplusricheetéquilibré,oùlacompétenceetl'heuristiquesontdessourcesalternativesdejugementsintuitifsetdechoix.Le psychologueGaryKlein raconte l'histoire d'une équipe de pompiers qui

entrent dans une maison où la cuisine est en feu8 . Alors qu'ils viennent decommenceràarroserlacuisine,lecommandantsesurprendàcrier:«Fichonslecampd'ici !»sansmêmesavoirpourquoi.Àpeine lespompierssont-ilssortisqueleplanchers'effondre.Cen'estqu'aprèscoupquelecommandants'aperçoitque le feu avait été inhabituellement silencieux, et qu'il avait eu curieusementchaud aux oreilles. Conjuguées, ces impressions avaient déclenché ce qu'il aappeléun« sixième sensdudanger». Il n'avait aucune idéede cequin'allaitpas,maisilsavaitquequelquechosen'allaiteffectivementpas.Ils'avéraquelefoyercentraldusinistrenesetrouvaitpasdanslacuisine,maisàlacave,souslespiedsdespompiers.Nous avons tous entendu des histoires de ce genre sur l'intuition des

spécialistes : lemaître d'échecs qui, passant près d'une partie disputée dans larue,proclame:«Blancsmaten troiscoups»sanss'arrêter,ou lemédecinquieffectueundiagnosticcomplexeaprèsn'avoirjetéqu'uncoupd'œilàunpatient.L'intuition de l'expert nous frappe parce qu'elle nous semble magique, alorsqu'elle ne l'est pas. En fait, nous accomplissons tous des exploits d'expertiseintuitive plusieurs fois par jour. Nous sommes, pour la plupart, parfaitementaffûtésquandils'agitd'identifierlacolèredèslepremiermotd'uneconversationtéléphonique,comprendreenentrantdansunepiècequenousétionslesujetdeconversation,réagirrapidementàdessignessubtilsprouvantqueleconducteurde la voiture sur la voie d'à côté est dangereux. Nos capacités intuitivesquotidiennesne sontpasmoins étonnantesque la formidableperspicacitéd'unpompieroud'unmédecinexpérimenté–ellessontsimplementpluscourantes.

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Iln'yapasdemagiedans lapsychologiede l'intuitionexacte.Lameilleuredescription,etlapluscourte,quel'onenaitdonnéeestpeut-êtrecelledugrandHerbert Simon, qui a étudié les maîtres d'échecs9 et a montré qu'au bout demilliers d'heures de pratique, ils finissent par ne plus voir les pièces surl'échiquier comme nous. On peut percevoir l'agacement que suscite en lui lamythificationdel'intuitiondesexpertsquandilécrit:«Lasituationfournitunindice ;cet indicedonneà l'expertunaccèsàune informationstockéedanssamémoire,etcetteinformation,àsontour,luidonnelaréponse.L'intuitionn'estriendeplusetriendemoinsquedelareconnaissance10.»Nousnesommespassurprisquandunenfantdedeuxansregardeunchienet

s'exclame : « Chienchien ! » parce que nous sommes habitués au miracle del'enfant qui apprend à reconnaître et à nommer les choses. Ce que veut direSimon, c'est que les miracles de l'intuition de l'expert ressortissent au mêmeprincipe.Lesintuitionsvalidessedéveloppentquandlesspécialistesontapprisàreconnaîtredesélémentsfamiliersdansunenouvellesituationetàagirdefaçonadaptée. Les bons jugements intuitifs viennent alors à l'esprit avec la mêmeimmédiatetéquele«chienchien!»del'enfant.Malheureusement, les intuitions des professionnels ne relèvent pas toutes

d'unevéritableexpertise.Ilyadesannéesdecela,j'airenduvisiteauprincipalresponsable des investissements d'un grand cabinet financier, quim'a dit qu'ilvenait tout juste d'investir quelques dizaines de millions de dollars dans lesactionsdeFord.Quand je lui aidemandécomment il avaitpris sadécision, ilm'a répondu qu'il avait, peu de temps auparavant, assisté à un salon del'automobile et qu'il en avait été impressionné. «C'est sûr, ils savent faire desvoitures!»m'a-t-ilditenguised'explication.Ilnem'apascachéqu'ilenavaitl'intimeconviction,etqu'ilétaitsatisfaitdelui-mêmeetdesadécision.Cequej'ai trouvé remarquable, c'est qu'il n'avait apparemment pas pris en compte laseule question qu'un économiste devrait se poser : l'action de Ford est-elleactuellement sous-évaluée ? Au lieu de cela, il avait fait confiance à sonintuition ; il aimait cette voiture, il aimait l'entreprise, et il aimait l'idée d'endétenir des actions.Pour ce que l'on sait de la précisionqu'exige le choixdesactions,onpeut sedire sanscraindrede se tromperqu'ilne savaitpascequ'ilfaisait.L'heuristiquespécifiquequ'Amosetmoiavonsétudiéenenousaideguèreà

comprendrecommentcedécideurenestvenuàinvestirdanslesactionsdeFord,mais il existe aujourd'hui une conception plus vaste de l'heuristique qui, elle,nous le permet. L'émotion, et c'est un grand progrès, joue désormais un rôle

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beaucoupplusimportantdansnotrecompréhensiondeschoixetdesjugementsintuitifsquepar lepassé.Ladécisiondu responsable serait aujourd'huidécritecomme un exemple de l'heuristique de l'affect11 , où les jugements et lesdécisionssontdirectementfonctiondecequel'onalesentimentd'aimeroudenepasaimer,etquilaissepeudeplaceàladélibérationouauraisonnement.Confronté à un problème – le choix d'un coup aux échecs ou la décision

d'investirdansdesactions–, lemécanismedelapenséeintuitivefaitdumieuxqu'il peut. Si l'individu dispose de l'expertise adéquate, il va identifier lasituation, et la solution intuitive qui lui viendra à l'esprit a de fortes chancesd'être correcte. C'est ce qui se passe quand un maître d'échecs observe unepositioncomplexe:lesquelquescoupsquiluiapparaissentimmédiatementsonttous forts. Quand la question est difficile et qu'une solution experte n'est pasaccessible,celan'empêchepasl'intuitiondeprendrelerisque:uneréponsepeutalors rapidement venir à l'esprit–mais ce n'est pas une réponse à la questiond'origine.Laquestionàlaquelleledécideurfaisaitface(dois-jeinvestirdanslesactionsdeFord?)étaitdifficile,maisc'est la réponseàunequestion facile,etmalgrétoutliéeàlapremière(est-cequej'aimelesFord?),quiluiestaussitôtvenueetadéterminésonchoix.C'estl'essencedel'heuristiqueintuitive:faceàune question ardue, nous penchons souvent pour une réponse à une questionfacile,généralementsansprendreconsciencedelasubstitution12.Il arriveque laquête spontanéed'une solution intuitiveéchoue– cen'estni

unesolutiond'expert,niuneréponseheuristiquequinousvientàl'esprit.Dansde tels cas, nous passons alors souvent à un mode de pensée plus lent, plusdélibéréetquinécessiteplusd'effort.Onpeutparlerdepenséelente.Lapenséerapide englobe les deux variantes de la pensée intuitive – l'experte etl'heuristique –, ainsi que les activités mentales entièrement automatiques quesont laperceptionet lamémoire, cesopérationsquivouspermettentde savoirqu'unelampesetrouvesurvotrebureauouderetrouverlenomdelacapitaledelaRussie.Depuisvingt-cinqans,denombreuxpsychologuesont exploré ladistinction

entre lapenséerapideet lapensée lente.Pourdes raisonsque j'abordeplusendétaildansleprochainchapitre,jedécrislaviementalegrâceàlamétaphorededeuxagents,leSystème1etleSystème2,chacunsechargeantrespectivementde la pensée rapide et de la pensée lente. J'évoque les caractéristiques de lapenséeintuitiveetdelapenséedélibéréecommesiellesétaientlestraitsetlesdispositionsdedeuxpersonnagesdansvotreesprit.D'aprèscequ'il ressortdesrecherches les plus récentes, le Système 1 intuitif est plus influent que votre

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expériencenevous le laissecroire,et il est l'auteur secretdebeaucoupdevoschoixetavis.Pourl'essentiel,celivretraitedesagissementsduSystème1,etdesinfluencesréciproquesentreleSystème2etlui.

Ce livre est divisé en cinq parties.La première partie présente les éléments

fondamentaux d'une approche du jugement et du choix fondée sur ces deuxsystèmes. Elle s'attarde sur la distinction entre les opérations automatiques duSystème 1 et les opérations contrôlées du Système 2, et montre comment lamémoireassociative,quiestaucœurduSystème1,construitconstammentuneinterprétationcohérentedecequisepasseenpermanencedansnotremonde.Jem'efforcededonnerunaperçudelacomplexitéetdelarichessedesprocessusautomatiquesetsouventinconscientsquisous-tendentlapenséeintuitiveetdelafaçondontcesprocessusautomatiquesexpliquentl'heuristiquedujugement.Lebutestdefournirunlexiquepermettantdepenseretdeparlerdel'esprit.Ladeuxièmepartieapprofonditl'étudedujugementheuristiqueetexploreune

grandeénigme:pourquoiavons-noustantdemalàpenserdefaçonstatistique?Nouspensonsfacilementparassociation,parmétaphore,parcausalité,maislesstatistiquesnécessitentquel'onpenseàbeaucoupdechosesenmêmetemps,cequeleSystème1n'estpasconçupourfaire.Ladifficultéde lapenséestatistiqueest l'ossaturede la troisièmepartie,qui

dépeint une autre limite intrigante de notre esprit : notre confiance excessivedans ce que nous croyons savoir, et notre incapacité apparente à reconnaîtrel'étenduedenotreignoranceet l'incertitudedumondedanslequelnousvivons.Noussommesenclinsàsurestimerlacompréhensionquenousavonsdumondeet à sous-estimer le rôle du hasard dans les événements. Cette trop grandeconfiance en soi est alimentée par la certitude illusoire de la sagesserétrospective.MonopinionàcesujetaétéinfluencéeparNassimTaleb,l'auteurduCygnenoir13. Je rêvede conversations à lamachine à caféqui explorerontavec intelligence les leçonsque l'onpeut tirerdupassé toutensachantrésisterauxsirènesdelasagesserétrospectiveetauxillusionsdelacertitude.La quatrième partie est une sorte de conversation avec la discipline de

l'économie sur la nature de la prise de décision et sur l'idée qui veut que lesagentséconomiquessoient rationnels.Cettepartie revient,ens'appuyantsur lemodèleàdeuxsystèmes,surlesconceptsclésdelathéoriedesperspectives,cemodèledechoixqu'Amosetmoiavonsélaboréen1979.Leschapitressuivantss'intéressentauxdiversesfaçonsqu'ontleschoixhumainsdedévierdesrèglesdela rationalité. J'y aborde la tendance malheureuse à traiter les problèmes

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séparémentlesunsdesautres,ainsiqueleseffetsdecadrage,àcausedesquelsl'on prend des décisions en fonction de critères superficiels. Ces phénomènes,aisément explicables par la nature propre du Système 1, sont une redoutableremiseenquestiondel'idéederationalitéprivilégiéeenéconomieclassique.La cinquième partie décrit les recherches récentes qui ont abouti à une

distinctionentredeuxsoi,lesoiexpérimentantetlesoimémoriel.Imaginonsparexemplequel'onsoumettedesgensàdeuxexpériencesdouloureuses.L'unedesdeux est effectivement pire que l'autre dans la mesure où elle dure pluslongtemps.Mais laformationautomatiquede lamémoire–unecaractéristiquedu Système 1 – a ses règles propres, qui expliquent pourquoi le pire épisodelaissera finalement un meilleur souvenir. Par la suite, quand les gens doiventchoisirquelépisoderépéter,ilssontnaturellementguidésparleursoimémoriel,et s'exposent donc eux-mêmes (leur soi expérimentant) à une douleur inutile.Cettedistinctionentredeuxsoiestapplicableàl'évaluationdubien-être,oùl'ons'aperçoitdenouveauquecequirendheureuxlesoiexpérimentantn'estpastoutàfaitlamêmechosequecequisatisfaitlesoimémoriel.Commentcesdeuxsoiréunis en un même corps peuvent conduire au bonheur ? La question estépineuse,tantàl'échelledesindividusqu'àcelledessociétés,quifontdubien-êtredelapopulationunobjectifpolitique.En conclusion, nous explorerons, en ordre inversé, les implications de trois

distinctionsétabliesdanscelivre:entrelessoiexpérimentantetmémoriel,entrelaconceptiondesagentsenéconomieclassiqueetenéconomiecomportementale(qui emprunte à la psychologie), et entre le Système 1 automatique et lelaborieuxSystème2. Je reviendrai enfin aux vertus des ragots et à ce que lesinstitutions et les entreprises pourraient faire pour améliorer la qualité desjugementsetdesdécisionsprisesenleurnom.

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Premièrepartie

Deuxsystèmesdepensée

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1

Lespersonnagesdel'histoire

Pourobservervotreespritenmodeautomatique,jetezuncoupd'œilàl'imageci-dessous.

Figure1

Votre expérience, quand vous considérez le visage de cette femme, associel'airderiencequel'onappelled'habitudelavisionetlapenséeintuitive.Aussisûrement et rapidement que vous avez vu que ses cheveux étaient noirs, vousavezsuqu'elleétaitencolère.Deplus,cequevousavezvuadesramificationsdans le futur. Vous avez senti que cette femme est sur le point de prononcer

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quelques mots peu amènes, probablement d'une voix forte et stridente. Uneprémonition de ce qu'elle va faire ensuite vous est venue à l'esprit,automatiquement et sans effort. Vous n'aviez pas l'intention d'évaluer sonhumeur ni d'anticiper ce qu'elle risque de faire, et votre réaction à laphotographienevousapaslaissél'impressionquevousaviezfaitquelquechosedeparticulier.C'estplutôtcommesiçavousétaitarrivémalgrévous.C'estunexempledepenséerapide.Intéressez-vousmaintenantauproblèmesuivant:

17×24

Vousavezvuimmédiatementqu'ils'agissaitd'unemultiplication,etvousavezprobablement su que vous pouviez la résoudre, avec du papier et un crayon,voiresans.Vousavezaussieuvaguementconsciencedel'éventaildesrésultatspossibles.Vousnemettriezpaslongtempsàadmettreque12609et123sontl'unet l'autre peu plausibles. En revanche, à moins de consacrer du temps auproblème,vousneseriezpascertainquelaréponsen'estpas568.Unesolutionprécisenevousestpasvenueà l'esprit,etvousavezeu lesentimentquevouspouviez choisir ou non de vous lancer dans le calcul ; si vous ne l'avez pasencorefait,vousdevriezvousyessayermaintenant,aumoinscommencer.Enpassantparunesuccessiond'étapes,vousvenezdefairel'expériencedela

penséelente.Vousêtesd'abordalléchercherdansvotremémoireleprogrammecognitifdelamultiplicationquevousavezapprisàl'école,puisvousl'avezmisenœuvre.Lefaitd'effectuer lecalcul lui-mêmeareprésentéune tension.Vousavez ressenti combien il est laborieux de préserver une grande quantitéd'informationsenmémoire,sansoubliernioùvousenétieznioùvousalliez,etenvousaccrochantaurésultatintermédiaire.Ceprocessusestuntravailmental:délibéré,ordonné,quinécessiteuneffort–unprototypedelapenséelente.Lecalcul ne s'est pas déroulé seulement dans votre esprit ; votre organisme aparticipé lui aussi. Vos muscles se sont tendus, votre tension artérielle aaugmenté,demêmequevotrerythmecardiaque.Enregardantvosyeuxdeprèsaumomentoùvousvousattaquiezàceproblème,onauraitpuvoirvospupillesse dilater. Vos pupilles ont repris leur dimension normale dès que vous avezterminéletravail,dèsquevousaveztrouvélaréponse(408,soitditenpassant)ouquevousavezjetél'éponge.

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Lesprotagonistes:Système1/Système2

Depuisdesdécennies, lespsychologuessepassionnentpour lesdeuxmodesde pensée évoqués par le cliché de la femme en colère et le problème demultiplication, et ont proposé diverses façons de les nommer14 . J'adopte destermes suggérés à l'origine par les psychologues Keith Stanovich et RichardWest,etmeréféreraiàdeuxsystèmesdel'esprit,leSystème1etleSystème2.

◆LeSystème1 fonctionneautomatiquementetrapidement,avecpeuoupasd'effortetaucunesensationdecontrôledélibéré.◆LeSystème2accordedel'attentionauxactivitésmentalescontraignantesquilenécessitent,y

comprisdescalculscomplexes.LefonctionnementduSystème2estsouventassociéàl'expériencesubjectivedel'action,duchoix,etdelaconcentration15.

LesnomsdeSystème1etSystème2sonttrèssouventutilisésenpsychologie,maisjevaisplusloinqued'autresdanscelivre,quevouspouvezlirecommeunpsychodrameàdeuxpersonnages.Quandnouspensons ànous-mêmes, nousnous identifions auSystème2, le

soi conscient, qui raisonne,qui ades convictions, fait des choix et décidequepenseretquefaire.BienqueleSystème2croieêtreaucœurdel'action,c'estleSystème1automatiquequiestlehérosdulivre.Pourmoi,leSystème1produitsanseffortlesimpressionsetlessentimentsquisontlessourcesprincipalesdesconvictions explicites et des choix délibérés du Système 2. Les opérationsautomatiquesduSystème1engendrentdesenchaînementsd'idéesétonnammentcomplexes,maisseulleSystème2,pluslent,peutélaborerdespenséesenunesérieordonnéed'étapes.JedécriségalementlescirconstancesdanslesquellesleSystème2prend lescommandes,surmontant les impulsionset lesassociationsen roue libre du Système 1. Je vous invite à considérer ces deux systèmescommedesagentsdisposantdeleursproprescapacités,limitesetfonctions.Voici,dansunordredecomplexitésommaire,quelquesexemplesdesactivités

automatiquesattribuéesauSystème1:

◆détecterqu'unobjetestpluséloignéqu'unautre;◆s'orienterverslasourced'unbruitsoudain;◆compléterlaphrase«dupainet…»;◆faireunegrimacededégoûtfaceàuneimagehorrible;◆détecterdel'hostilitédansunevoix;◆résoudre2+2=?;◆liredesmotssurungrandpanneaud'affichage;◆conduireunevoituresuruneroutedéserte;

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◆trouveruncoupfortauxéchecs(sivousêtesunmaître);◆comprendredesphrasessimples;◆ reconnaître qu'une « personnalité docile etméticuleuse qui se passionne pour les détails »

ressembleàtelstéréotypeprofessionnel.

Touscesévénementsmentauxontunrapportaveclafemmeencolère–ilsseproduisent automatiquement et ne nécessitent que peu ou pas d'effort. LescapacitésduSystème1comprennentdescompétencesinnéesquenousavonsencommunavecd'autres animaux.Nous sommesnésprêts àpercevoir lemondequi nous entoure, à reconnaître des objets, orienter notre attention, éviter lespertes et avoir peur des araignées. D'autres activités deviennent rapides etautomatiquesà l'issued'une longuepratique.LeSystème1a appris à associercertainesidées(quelleestlacapitaledelaFrance?);ilaparailleursacquisdescompétences comme la lecture et la compréhension des nuances dans dessituationssociales.Certainstalents,commeceluidetrouverdescoupsfortsauxéchecs, ne sont acquis que par des experts spécialisés ; d'autres sont trèscourants.Pourpercevoir la similitudeentre ladescriptiond'unepersonnalitéetun stéréotype professionnel, il faut disposer d'une connaissance étendue de lalangueetdelaculture,cequepossèdentlaplupartd'entrenous.Laconnaissanceeststockéedanslamémoire,etl'onyaccèdesansintentionnieffort.Plusieurs actions mentales de la liste ci-dessus sont complètement

involontaires. Vous ne pouvez pas vous empêcher de comprendre des phrasessimples dans votre propre langue, ou de vous orienter vers un bruit fort etinattendu,pasplusquevousnepouvezvousempêcherdesavoirque2+2=4oudepenseràParisquandonparledelacapitaledelaFrance.D'autresactivités,comme la mastication, peuvent être soumises à un contrôle délibéré, maisfonctionnent normalement en pilote automatique.Le contrôle de l'attention estcommun aux deux systèmes.L'orientation vers un son fort est d'ordinaire uneopération involontaire du Système 1, qui mobilise immédiatement l'attentionvolontaireduSystème2.Vouspouvezpeut-êtrerésisteràl'enviedevoustournerverslasourced'uncommentairebruyantetinsultantdansunefêtebondée,maismême si votre tête ne pivote pas, votre attention, au départ, est axée dessus,pendant un moment du moins. Toutefois, il est possible de détourner sonattentiond'unecibleindésirable,avanttoutenlaconcentrantintensémentsuruneautre.Les fonctions très diverses du Système 2 ont un trait commun : toutes

nécessitent de l'attention et sont interrompues si cette attention est attiréeailleurs.Envoiciquelquesexemples:

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◆sepréparerautop-départd'unecourse;◆concentrersonattentionsurlesclownsd'uncirque;◆seconcentrersurlavoixd'unepersonneparticulièredansunesallecombleetbruyante;◆rechercherunefemmeauxcheveuxblancs;◆fouillerdanssamémoirepouridentifierunsonsurprenant;◆marcherplusvitequ'ilnevousestnaturel;◆veilleràcequevotrecomportementsoitadaptéàlasituationsocialedanslaquellevousvous

trouvez;◆compterlenombredefoisoùlalettreAapparaîtdansuntexte;◆donnervotrenumérodetéléphoneàquelqu'un;◆segarersuruneplaceexiguë(pourpresquetoutlemondesauflesgaragistes);◆remplirsadéclarationd'impôts;◆vérifierlavaliditéd'unargumentlogiquecomplexe.

Cesontautantdesituationsquinécessitentvotreattention,etdontvousvoustirerezmoinsbien,oupasdu tout, sivousn'êtespasprêtou sivotre attentionn'est pas orientée comme il convient. Le Système 2 est en partie capable demodifier la façon de fonctionner du Système 1, en programmant les fonctionsnormalement automatiques de l'attention et de la mémoire. En attendant unproche dans une gare bondée, par exemple, vous pouvez à volonté décider dechercherunefemmeauxcheveuxblancsouunhommeportantlabarbe,etainsiaugmenterlaprobabilitéderepérerdeloinl'arrivéedevotreparent.VouspouvezdemanderàvotremémoiredetrouverdescapitalesdontlenomcommenceparNou des romans existentialistes français. Et quand vous louez une voiture àl'aéroportdeHeathrow,lapersonneaucomptoirnemanqueraprobablementpasdevousrappelerque«nousconduisonsàgauche, ici».Dans touscescas,onvous demande de faire quelque chose qui ne vous vient pas naturellement, etvous allez vous apercevoir que cette activité nécessite de votre part un effortrelatifmaiscontinu.Laphrase«Faitesattention»,souventutilisée,estalorsparfaitementadaptée:

vous disposez d'un capital d'attention limité que vous pouvez répartir entrediversesactivités,etsivousessayezdedépasservotrebudget,vouséchouerez.Lesactivitésquiimpliquentdeseffortsinterfèrentlesunesaveclesautres,c'estunedeleurscaractéristiques.C'estpourquoiilestdifficile,voireimpossible,d'enmenerplusieursdefront.Vousnepourriezpascalculerleproduit17×24toutentournantàgauchedansuntraficdense,etdureste,jevousdéconseilled'essayer.Vouspouvezfaireplusieurschosesàlafois,maisseulementsiellessontfacilesetn'exigentpastropdevous.Vousnerisquezprobablementrienàdiscuteravecunpassagerenconduisantsuruneautoroutedéserte,etbiendesparentssesont

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aperçus,peut-êtreavecuncertainsentimentdeculpabilité,qu'ilspouvaient lireunehistoireàunenfanttoutenpensantàautrechose.Tout le monde est à peu près conscient des limites de notre capacité

d'attention, et notre comportement social s'adapte à ces limites. Quand leconducteurd'unevoituredépasseuncamionsurunerouteétroite,parexemple,lespassagersadultes, fort raisonnablement,cessentdeparler. Ils saventqueceneseraitpasunebonneidéededistrairelechauffeur,etilssedoutentaussiqu'ilesttemporairementsourdetqu'iln'entendrapascequ'ilsdisent.Le fait de se concentrer intensément sur une tâche peut rendre les gens

littéralementinsensibles,mêmeàdesstimuliqui,d'ordinaire,attirentl'attention.ChristopherChabrisetDanielSimons,dansleurlivre,TheInvisibleGorilla(LeGorilleinvisible),enontsansdouteoffertladémonstrationlaplusfrappante.Ilsont réalisé un petit film où l'on voit deux équipes se passer une balle, l'uneportantdestee-shirtsblancs,l'autredesnoirs.Ilestdemandéauxspectateursdecompter le nombre de passes effectuées par l'équipe blanche, sans s'intéresseraux joueursennoir.Une tâchedifficileet trèsabsorbante.Vers lemilieude lavidéo,unefemmeencostumedegorilleapparaît,traverseleterrainetsefrappelapoitrineavantdepoursuivre sonchemin.Legorilleestvisiblependantneufsecondes.Desmilliers de gens ont vu la vidéo, et près de lamoitié, en règlegénérale, ne remarque rien d'inhabituel. C'est le calcul – et surtout l'ordred'ignorerl'unedesdeuxéquipes–quiprovoquecettecécité.Voiretorientersonregardsontdes fonctionsautomatiquesduSystème1,maisellesdépendentdel'attribution d'une certaine attention au stimulus approprié. Les auteurssoulignentque l'observation laplus remarquablede leurétudeestque lesgenssont très surprispar ses résultats.Eneffet, les spectateursquinevoientpas legorille sont sûrs, au départ, qu'il n'a jamais existé – ils n'imaginent pas êtrepassés à côté d'un événement aussi frappant. Cette étude illustre deux faitsimportantsquantaufonctionnementdenotreesprit:nouspouvonsêtreaveuglesauxévidences,etinconscientsdenotreproprecécité.

L'intrigue

L'interactionentrelesdeuxsystèmesestunthèmerécurrentdecelivre,aussiun bref résumé me semble-t-il s'imposer. Dans l'histoire que je vais vousraconter, les systèmes 1 et 2 sont tous les deux actifs dès que nous sommeséveillés. Le Système 1 fonctionne automatiquement et le Système 2 estnormalement installé dans un confortablemodemineur, qui n'implique qu'une

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fractiondesescapacités.LeSystème1émetconstammentdessuggestionspourleSystème2:desimpressions,desintuitions,desintentionsetdessentiments.Si elles sont approuvées par le Système 2, les impressions et les intuitions setransformentenconvictions,etlesimpulsionsenactionsdélibérées.Quandtoutse passe bien, le Système2 adopte les suggestions duSystème1 avec peu demodificationsoupresque.Vousavezgénéralement foidansvos impressionsetagissezenfonctiondevosdésirs,etc'estpourlemieux–laplupartdutemps.QuandleSystème1seheurteàdesdifficultés,ilfaitappelauSystème2pour

selivreràunegestionplusdétailléeetadaptéequipeutrésoudreleproblèmedumoment. Le Système 2 estmobilisé quand une question se pose à laquelle leSystème1n'apasde réponse, cequiadûvousarriverquandvousavezvu lamultiplication17x24.Vouspouvezégalementressentirunemontéed'attentionconsciente quand vous êtes surpris. Le Système 2 entre en action quand unévénement est détecté qui rompt avec le modèle du monde que gère leSystème 1. Dans ce monde, les lampes de bureau ne sautent pas, les chatsn'aboientpas,etlesgorillesnetraversentpaslesterrainsdebasket.L'expériencedu gorille démontre qu'il faut une certaine attention pour que ce stimulussurprenant soit détecté. La surprise actionne alors votre attention et l'oriente :vousallezvousmettreàscruter lascèneetàfouillerdansvotremémoirepourtrouverunehistoirecapablededonnerdusensàl'événementquivoussurprend.C'est encore le Système 2 qui se charge de la surveillance constante de votreproprecomportement–cecontrôlequifaitquevousrestezpoliquandvousêtesen colère, et que vous êtes sur vos gardes quand vous conduisez la nuit. LeSystème2semobiliseencoreplusquandildétecteuneerreursurlepointd'êtrecommise.Souvenez-vousdelafoisoùvousavezfaillibredouilleruneréflexioninsultante, et voyez comme vous avez lutté pour reprendre le contrôle. Pourrésumer,l'essentieldecequevous(votreSystème2)pensezetfaitesprovientdevotre Système 1,mais le Système 2 prend les choses enmain quand elles secompliquent,etc'estnormalementluiquialederniermot.LarépartitiondestâchesentreleSystème1etleSystème2estextrêmement

efficace:elleminimiseleseffortsetoptimiselaperformance.CetarrangementfonctionnetrèsbienlaplupartdutempsparcequeleSystème1estgénéralementdouépourcequ'il fait : il établitdesmodèlesde situations familièresqui sontjustes, il se trompe aussi rarement dans ses prédictions à court terme, et sespremières réactions aux défis sont rapides et d'ordinaire appropriées. LeSystème1adesdéfauts,cependant,ceserreurssystématiquesqu'ilatendanceàcommettre dans certaines circonstances. Comme nous le verrons, il répond

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parfoisàdesquestionsplusfacilesquecellequiétaitposée,etilcomprendmallalogiqueetlesstatistiques.AutrepointfaibleduSystème1,ilnepeutpasêtredébranché.Quel'onvousmontreunmotdansunelanguequevousconnaissez,et vous le lirez, à moins que votre attention ne soit complètement occupéeailleurs16.

Leconflit

Lafigure2estunevarianted'uneexpérienceclassiquequiengendreunconflitentrelesdeuxsystèmes17.Jevousinviteàfairel'exerciceavantdepoursuivre.

Figure2

Vousavezsansaucundouteréussiàaccomplircesdeuxtâches,etvousvousêtes sûrement aperçu que certaines parties étaient plus faciles que d'autres.Quand vous avez identifié les majuscules et les minuscules, vous n'avez euaucunmalàlirelacolonnedegauche,maislacolonnededroitevousaobligéàralentir et vous a peut-être fait hésiter ou buter. Quand il s'est agi d'indiquerl'emplacement des mots, vous avez peiné avec la colonne de gauche et lacolonnededroites'estavéréebeaucoupplusfacile.Cesontdestâchesquiimpliquentl'interventionduSystème2,parcequedire

« majuscule/minuscule » ou « droite/gauche » n'est pas ce que vous faitesd'habitudequandvouslisezdescolonnesdemots.Unedeschosesquevousavezfaites, pour vouspréparer à l'exercice, a été deprogrammervotremémoire defaçon à ce que lesmots appropriés (majuscule etminusculepour la première

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partie) se trouvent « sur le bout de votre langue ». La priorité accordée à cesmotsaétéefficace,etilvousaétéassezfacilederésisteràlafaibletentationdelired'autresmotsquandvousvousêtesoccupéde lapremièrecolonne.Cequin'apasété le casde la seconde,parcequ'elle contenaitdesmots semblablesàceux pour lesquels vous vous étiez préparé, et que vous ne pouviez pas lesignorer.Dansl'ensemble,vousavezpuréagircommeillefallait,maisvousavezdû accomplir un effort pour surmonter l'envie de répondre autrement, ce quivousaralenti.Vousavezfaitl'expérienced'unconflitentreunetâchedontvouscomptiezvousacquitteretuneréactionautomatiquequiinterféraitavecelle.Dans nos vies, ce conflit entre une réaction automatique et l'intention de la

maîtriserestcourant.Nousavonstousvécudesexpériencesdecegenre,quandnous essayonspar exempledenepas regarder fixement le couplebizarrementfagotéàlatablevoisinedansunrestaurant.Noussavonsaussicequec'estquede contraindre son attention à se focaliser sur un livre ennuyeux, quand nousrevenons constamment au point à partir duquel nous avons perdu le fil de lalecture. Quand l'hiver est rude, nombre de conducteurs perdent le contrôle deleur véhicule sur le verglas, et luttent pour appliquer des instructions souventrépétéesmaiscontre-intuitives:«Braquezdanslesensdudérapageetsurtout,nefreinezpas!»Ettoutlemondeadûaumoinsunefoiss'efforcerdenepasdire à quelqu'un d'aller au diable. Une des missions du Système 2 est desurmonter les impulsionsduSystème1.End'autres termes, c'est leSystème2quiestresponsableducontrôledesoi.

Lesillusions

Pour prendre la mesure de l'autonomie du Système 1, ainsi que de ladistinctionentrelesimpressionsetlesconvictions,regardezbienlafigure3.

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Figure3

Une image apparemment banale : deux lignes horizontales de longueurdifférente,avecdesappendicespointantdansdesdirectionsopposées.Celledubasestmanifestementpluslonguequecelleduhaut.C'estcequenousvoyonstous,etnouscroyonsnaturellementcequenousvoyons.Cependant,sivousavezdéjà croisé cette image, vous avez reconnu la célèbre illusion deMüller-Lyer.Commevouspourrezleconfirmersansdifficultéàl'aided'unerègle,enréalité,lesligneshorizontalessontdemêmelongueur.Maintenant que vous les avez mesurées, vous – votre Système 2, l'être

conscientquevousappelez« je»–avezunenouvelleconviction :voussavezqueleslignessontdemêmelongueur.Sionvousinterrogeàcesujet,vousdirezcequevoussavez.Or,vouscontinuezàvoirquelalignedubasestpluslongue.Vousavezchoisidecroire lamesurepriseavec la règle,maisvousnepouvezpas empêcher le Système 1 de faire ce qu'il fait ; vous ne pouvez pas vousdécideràvoirque les lignes sont égales, tout en sachantqu'elles le sont.Pourrésisterà l'illusion, iln'yaqu'uneseulechosequevouspuissiezfaire : ilvousfautapprendreàvousméfierdevosimpressionsquantàlalongueurdeslignesquandonyattachedesappendices.Pourmettreenœuvrecetterègle,vousdevezêtrecapabledereconnaîtrelecaractèreillusoiredudessinetvoussouvenirdeceque vous savez à son propos. Si vous y parvenez, vous ne serez plus jamaisbernépar l'illusiondeMüller-Lyer.Maisvous continuerezquandmêmeàvoirqu'uneligneestpluslonguequel'autre.Touteslesillusionsnesontpasvisuelles.Ilexistedesillusionsdelapensée,

lesillusionscognitives.Quand j'étaisétudiant, j'aisuividescourssur l'artet la

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science de la psychothérapie.Durant un de ces cours, notre professeur nous aconfiéunpeudesagesseclinique.Voicicequ'ilnousadit:«Detempsàautre,vous rencontrerez un patient qui vous fera le récit troublant des nombreuseserreurs commises lors de son traitement précédent. Il a déjà vu plusieurscliniciens, et tous ont échoué. Il peut, en toute lucidité, décrire dans quellemesuresesthérapeutesnel'ontpascompris,maisilarapidementsentiquevousétiez différent. Sentiment que vous partagez.Vous êtes convaincu que vous lecomprenez,etquevousallezpouvoirl'aider.»Etlà,notreprofesseurasoudainhaussé le ton : «N'imaginezmême pas accepter ce patient ! Flanquez-le à laporte de votre cabinet ! C'est presque à coup sûr un psychopathe et vous nepourrezpasl'aider.»Des années plus tard, j'ai appris que notre professeur nous avait là mis en

garde contre le charme psychopathologique18 , et le plus grand spécialiste del'étudede lapsychopathologiem'aconfirmé la justessedesesconseils.Cecasprésente une analogie étroite avec l'illusion de Müller-Lyer. Notre professeurn'avaitpascherchéànousapprendrecequenousdevionsressentirvis-à-visdece patient. Il partait du principe que la sympathie que nous éprouverions nedépendrait pas de nous ; elle viendrait du Système 1. Pas plus qu'il ne nousenseignait à nous méfier de manière générale de nos sentiments face à nospatients.Ilnousafaitcomprendrequ'uneforteattirancepourunpatientdontlestraitementspassésontrégulièrementéchouéestunsignededanger–commelesappendices sur des droites parallèles. C'est une illusion – une illusioncognitive–,j'ai(leSystème2a)apprisàl'identifieretilm'aétéconseillédenepasycroireetdenepasagirenconséquence.Laquestionquel'onposeleplussouventausujetdesillusionscognitivesest

de savoir si l'on peut les surmonter. Les exemples précédents n'ont riend'encourageant.CommeleSystème1fonctionneautomatiquementetnepeutpasêtre mis hors circuit, il est souvent difficile d'éviter les erreurs de la penséeintuitive.Onnepeutpastoujourséchapperauxbiais,parcequeleSystème2n'apeut-être pas repéré l'erreur. Même quand nous disposons d'indices, ce n'estqu'enrenforçantsoncontrôleque leSystème2,nonsanseffort,peutéviter leserreurs.Toutefois, iln'estpas forcémentbondevivreconstamment sur lequi-vive, et c'est assurémentpeupratique.La constante remise enquestiondevospropres réflexions serait incroyablementpénible, et leSystème2estbeaucouptrop lent et inefficace pour pouvoir remplacer le Système 1 dans la prise dedécisions de routine. Le mieux que nous puissions faire, c'est de trouver uncompromis:ilfautapprendreàreconnaîtrelessituationspropicesauxerreurs,et

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mieuxveiller àéviter lesgrosseserreursquand lesenjeuxsont importants.Celivrepartduprincipequ'ilestplusfacilederepérerleserreursdesautresquelessiennes.

Utilitédelafiction

Jevousaiinvitéàpenserauxdeuxsystèmescommeàdesagentsdel'esprit,avec leurs propres personnalités, capacités et limites. J'aurai souvent recours àdesphrasesdontlessystèmesserontlesujet,comme:«LeSystème2calculelesproduits.»Danslescerclesprofessionnelsquejefréquente,l'utilisationd'untel langage

est considérée comme une faute, car il donne l'impression d'expliquer lespenséesetlesactesd'unepersonnecommes'ilsétaientlespenséesetlesactesdepetits personnages dans sa tête19 . Sur le plan grammatical, la phrase sur leSystème2estcomparableàcelle-ci :«Lemajordomevolelamonnaie.»Mescollègues vous feront remarquer que l'action du majordome expliqueeffectivementladisparitiondelamonnaie,etilssedemandent,nonsansraison,silaphraseàproposduSystème2expliquecommentlesproduitssontcalculés.Je répondrai que cette courte phrase à la forme active qui attribue l'action ducalcul au Système 2 est conçue comme une description, non comme uneexplication. Elle n'a de sens que parce que vous êtes déjà au courant del'existence du Système 2. C'est un raccourci pour dire ceci : « L'arithmétiquementaleestuneactivitédélibéréequinécessiteuneffort,quinedevraitpasêtretentéquandoneffectueenmêmetempsunvirageàgauche,etestassociéeàladilatationdespupillesetàuneaccélérationdurythmecardiaque.»Demême,quand je dis que« la conduite sur autoroutedansdes conditions

normales est confiée au Système 1 », je veux dire que c'est une activitéautomatique et ne nécessitant presque aucun effort. Cela implique égalementqu'unconducteurexpérimentéestcapabledeconduiresuruneautoroutedégagéetoutenentretenantuneconversation.Enfin,«leSystème2aempêchéJamesderéagirdefaçonidioteàl'insulte»signifiequeJamesauraiteuuneréactionplusagressive si sa capacité de contrôle délibéré avait été perturbée (s'il avait étésaoul,parexemple).LeSystème1etleSystème2jouentunrôletellementessentieldansl'histoire

quejeracontedanscelivrequejemedoisdesoulignerclairementqu'ils'agitdepersonnages fictifs. Les systèmes 1 et 2 ne sont pas des systèmes au senshabituel,desentitésdontdesaspectsoudescomposantsentrenteninteraction.

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Et il n'y a aucune région du cerveau que l'un ou l'autre pourrait considérercommesonchez-soi.Vousêtesdoncendroitdevousdire:àquoiboninventerdespersonnagesdefictionavecdesnomsaussimochesdansunlivresérieux?Laréponseestquecespersonnagessontutilesàcausedecertainesbizarreriesdenosesprits,levôtreetlemien.Unephraseseramieuxcomprisesielledécritcequefaitunagent(leSystème2)plutôtquecequ'estunechoseetquellessontsespropriétés.End'autres termes,« leSystème2»estunmeilleursujetpourunephraseque« l'arithmétiquementale».L'esprit– enparticulier leSystème1–est, semble-t-il, tout à fait apteà laconstructionet à l'interprétationd'histoiresréalisées par des agents actifs, dotés de personnalités, d'habitudes et decompétences. Vous vous êtes rapidement fait une opinion négative sur lemajordomevoleur,vousvousattendezàcequ'ilcommetted'autresdélitsetvousne l'oublierez pas de sitôt. C'est aussi, je l'espère, ce qui se passera avec lelangagedessystèmes.Pourquoi les appeler Système 1 et Système 2, au lieu d'expressions plus

descriptivescomme«systèmeautomatique»et«systèmedecontrainte»?Pouruneraisontoutesimple:ilfautplusdetempspourdire«systèmeautomatique»que « Système 1 », ce qui prend donc plus d'espaces dans votre mémoirefonctionnelle20 . C'est important, car tout ce qui occupe votre mémoirefonctionnelle réduit votre capacité à penser. Considérez « Système 1 » et«Système2»commedessurnoms(commeBobetJoe),dontsontaffublésdespersonnagesquevousallezapprendreà connaître au fildecespages.Grâceàces systèmes fictifs, il m'est plus facile de penser au fonctionnement desjugementsetdeschoix,etvouscomprendrezaussiplusfacilementcequejedis.

*

LeSystème1etleSystème2enbref

«Ilavaituneimpression,maisparfois,sesimpressionssontdesillusions.»« C'est une réaction typique du Système 1. Elle a réagi à la menace avant

mêmedel'avoiridentifiée.»«Là,c'esttonSystème1quiparle.Calme-toietlaissetonSystème2prendre

lescommandes.»

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2

L'attentionetl'effort 21

Dans le cas, bien improbable, où ce livre serait un jour adapté à l'écran, leSystème 2 serait un second rôle persuadé d'être le héros. Sa caractéristiqueprincipale,danscettehistoire,c'estquesonfonctionnementnécessiteuneffort,alors qu'un de ses traits dominants est la paresse, la réticence à investir plusd'efforts qu'il n'est nécessaire. Par conséquent, les pensées et les actes que leSystème2croitavoirchoisissontsouventguidésparlepersonnageaucentredel'histoire, le Système 1. Toutefois, certaines tâches vitales ne peuvent êtreaccomplies que par le Système 2, parce qu'elles requièrent un effort et uncontrôledesoiquidépassentlesintuitionsetlesimpulsionsduSystème1.

SivousvoulezsavoiràquoiressemblevotreSystème2quandiltourneàplein

régime, l'exercice suivant devrait suffire ; il devrait vous pousser jusqu'auxlimitesdevoscapacitéscognitives, le toutencinqsecondes.Pourcommencer,composezplusieurssériesdequatrechiffres,toutesdifférentes,etnotezchaquesérie surune fiche.Placezune cartevierge au sommetde lapile.Cepetit jeus'appellel'Add-1.Voilàcommentçamarche:

Commencezparsuivreunepulsationconstante(mieuxencore,réglezunmétronomesur1/s).Retirezlacarteviergeetlisezlesquatrechiffresàvoixhaute. Laissez passer deux pulsations, puis, sans plus regarder la carte,inscrivezunesérieoùchacundeschiffresdedépartestaugmentéde1.Sileschiffressurlacarteétaient5294,labonneréponseest6305.Ilestessentielderesterenrythme.

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Peu de gens sont capables de gérer plus de quatre chiffres avec le jeu del'Add-1,maissivoussouhaitezcorserladifficulté,essayezdoncl'Add-3.Sivousvoulezsavoircequefaitvotreorganismependantquevotrecerveau

s'escrime,placezdeuxpilesdelivressurunetable,posezunecaméravidéosurunedesdeuxpilesetvotrementonsur l'autre, laissez lavidéo tourneret fixezl'objectif pendant que vous effectuez vos exercices d'Add-1 ou Add-3. Ladilatationdevospupillesseralapreuveindéniabledevotredurlabeur.Personnellement, je connais l'Add-1 depuis longtemps. Au début de ma

carrière, j'ai passé un an à l'université du Michigan, dans un laboratoire quiétudiaitl'hypnose.Enquêted'unsujetderechercheutile,j'avaistrouvéunarticleduScientificAmericanoùlepsychologueEckhardHessaffirmaitquelapupilleétait la fenêtre de l'âme22 . Je l'ai relu il y a peu, et y ai de nouveau trouvématièreàinspiration.Audébut,Hessracontequesonépouseavaitremarquéqueses pupilles s'agrandissaient quand il contemplait de belles images de nature.L'article se conclut par deux superbes portraits d'une même jolie femme qui,curieusement, semble encore plus séduisante sur un des deux clichés. Il n'y apourtantqu'unedifférenceentreeux:sespupillessontdilatéessur laphotooùelle paraît plus attirante, et contractées sur l'autre.Hess parle également de labelladone,substancequidilataitlapupilleetétaitutiliséecommecosmétique,ouencore des clients sur les bazars qui portent des lunettes pour dissimuler auxcommerçantsl'intérêtquesuscitenteneuxleursmarchandises.UnedesdécouvertesdeHessm'avaitplusparticulièrementintéressé.Ilavait

remarquéquelespupillessontdesindicateurssensiblesdel'effortmental.Ellessedilatentsubstantiellementquandlesgenseffectuentdesmultiplicationsàdeuxchiffres, et s'agrandissent encore plus si les problèmes sont difficiles. Sesobservations montraient que la réaction à l'effort mental est distincte del'excitationémotionnelle.Les travauxdeHessn'avaientpasgrand-choseàvoiravec l'hypnose,mais j'endéduisis que l'idéed'une indicationvisiblede l'effortmentalconstituaitunsujetderechercheprometteur.JacksonBeatty,unétudiantdulaboratoire,partageantmonenthousiasme,nousnousmîmesautravail.Beattyetmoiavionsmisaupointunenvironnementcomparableàunesalle

d'examenchezunopticien.Lecobayeposaitsatêtesurunementonnièreetfixaitun objectif en écoutant des informations enregistrées au préalable et enrépondant à des questions en rythme avec la pulsation d'un métronome. Lespulsations déclenchaient un flash infrarouge toutes les secondes, et l'appareilprenaitdesphotos.Àlafindechaqueséance,nousnousprécipitionspourfairedévelopperlefilm,puisnousprojetionslesimagesdelapupillesurunécranet

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nousmettionsàl'œuvre,unerègleàlamain.C'étaituneméthodeidéalepourdejeunes chercheurs impatients : nous obtenions presque immédiatement desrésultatsquiétaienttoujourssansambiguïté.Beattyetmoinousconcentrions surdesexercices rythmés, comme l'Add-1,

quinouspermettaientdesavoiravecprécisioncequelesujet23avaitàl'espritàn'importe quel moment. Nous enregistrions des séries de chiffres sur lespulsationsdumétronomeetdemandionsausujetde répéteroudemodifier leschiffresunparunenrespectantlemêmerythme.Nousn'avonspastardéànousapercevoirquelapupillechangeaitd'unesecondeàl'autre,refletdesexigencesfluctuantesdel'exercice.Lerésultatprit laformed'unVinversé.Commevousavezdûenfairel'expériencesivousaveztentédejoueràl'Add-1ouàl'Add-3,l'effort s'intensifie à chaque chiffre nouveau que vous entendez, atteint un picpresqueintolérablealorsquevousvousdépêchezdeproduireunenouvellesériedechiffrespendantet immédiatementaprès lapause,et se relâchequandvous« déchargez » votre mémoire à court terme. Les données sur les pupillescorrespondaientprécisément à l'expérience subjective : des sériesplus longuesprovoquaient des dilatations plus importantes, l'effort était encore accru aumoment de la transformation des chiffres, et le pic de la taille de la pupillecorrespondaitaumaximumdel'effort.L'Add-1avecquatrechiffrescausaitunedilatationplusimportantequelasimplerépétitiondeseptchiffres.L'Add-3,quiest beaucoup plus difficile, est l'exercice le plus exigeant que j'aie jamaisobservé.Pendantlescinqpremièressecondes,lapupillesedilated'environ50%etlerythmecardiaqueaugmented'environseptpulsationsparminute24.C'estlemaximum que peuvent fournir les gens – si on leur en demande plus, ilsabandonnent.Quand nous avons exposé nos sujets à plus de chiffres qu'ils nepouvaient se rappeler, leurs pupilles ont cessé de se dilater, quand elles ne sesontpastoutsimplementcontractées.Pendantquelquesmois,nousavonstravaillédansunlaboratoirespacieuxen

sous-sol où nous avions installé un système de caméra en circuit fermé quiprojetait l'image de la pupille du cobaye sur un écran dans le couloir. Nouspouvionségalemententendrecequi sepassaitdans la salle.Lediamètrede lapupille projetée était d'une trentaine de centimètres ; c'était un spectaclefascinantquedelavoirsedilateretsecontracteralorsquenotresujettravaillait.Nous nous amusions, ce qui impressionnait nos invités de passage, à devinerquand le participant allait jeter l'éponge. Lors d'unemultiplicationmentale, lapupille se dilatait normalement pour atteindre une grande taille en quelquessecondes,etrestaitainsitantquelapersonnes'efforçaitderésoudrel'opération;

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elle se contractait dès qu'elle parvenait à la solution ou abandonnait. Depuisnotre couloir, il nous arrivait parfois de surprendre tant le propriétaire de lapupillequenoshôtesendemandant :«Pourquoivenez-vousd'abandonner?»« Comment vous le savez ? » nous répondait souvent le sujet. À quoi nousrétorquions:«Nousavonsunefenêtreouvertesurvotreâme.»Les observations fortuites que nous effectuions depuis le couloir étaient

parfoisaussiricheseninformationsquelesexpérienceselles-mêmes.Jefisunedécouverte importante alors que je regardais la pupille d'une femme au coursd'unepauseentredeuxexercices.Ellen'avaitpasquittél'appui-têteetdiscutaitàbâtonsrompusavecleresponsabledel'expérience,cequimepermettaitdevoirl'imagedesonœil. Je fussurprisdeconstaterquesapupille restaitcontractée,qu'elle ne se dilatait pas particulièrement alors qu'elle parlait et écoutait.Contrairement aux exercices que nous étudiions, cette conversation banale nerequéraitquepeuoupasd'effort–pasplusque le faitde retenirdeuxou troischiffres. Ce fut un tournant : je compris que les exercices que nous avionssélectionnésétaientexceptionnellementdifficiles.Uneimagemevintàl'esprit:la vie mentale – aujourd'hui, je dirais la vie du Système 2 – se déroulenormalementau rythmed'unepromenadepaisible,parfois interrompuepardescourses au petit trot, et plus rarement encore par un sprint frénétique. Lesexercicesd'Add-1etd'Add-3sontdessprints,alorsquelebavardage,lui,estunepromenade.Nousnoussommesaperçusquelesgens,quandilssontlancésdansunsprint

mental,peuventdevenirlittéralementaveugles.LesauteursduGorille invisibleont rendu la femme déguisée impossible à distinguer en veillant à ce que lesspectateurs soient intensémentoccupésà compter lespasses.NousavonsvécuunexempleunpeumoinsspectaculairedecécitépendantunAdd-1.Nossujetsétaient soumis à une série de lettres qui s'affichaient rapidement tandis qu'ilssuivaientleurschiffres,maisonleuravaitégalementdemandédedire,unefoisl'exerciceavecleschiffresterminé,s'ilsavaientvulalettreKpendantl'épreuve25.Cequenousavonsdécouvert,c'estquelacapacitéàdétecteretsignalerlalettreviséesemodifiaitpendant lesdixsecondesquedurait l'exercice.Les sujetsnerataientpresquejamaisleKquiapparaissaitaudébutouàlafindel'Add-1,maispassaientàcôtépresquelamoitiédutempsquandleureffortmentalétaitàsoncomble,alorsque,nosimagesleprouvaient,ilsl'avaientlittéralementsousleurspupilles dilatées. Cette incapacité à la détection suivait le même tracé en Vinversé que la dilatation.Une similarité rassurante pour nous : la pupille était

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doncuntémoinfiabledel'excitationphysiquequiaccompagnel'effortmental,etnouspouvionsnousenservirpourcomprendrelefonctionnementdel'esprit.Tout comme le compteur d'électricité de votre maison ou de votre

appartement,lespupillessontunindicateurdutauxdeconsommationd'énergiementale26 . C'est une analogie qui va loin. Votre consommation d'électricitédépenddecequevouschoisissezdefaire,qu'ils'agissed'éclairerunepièceoudegrillerune tranchedepain.Quandvousallumezuneampouleouungrille-pain, il consomme l'énergie dont il a besoin, mais pas plus. De même, nousdécidons que faire,mais nous n'exerçons qu'un contrôle limité sur l'effort quecela implique. Imaginez que l'on vousmontre quatre chiffres, disons, 9462, etque l'on vous assure que votre vie dépend de votre capacité à les garder enmémoire pendant dix secondes. Vous avez beau avoir une furieuse envie devivre,vousnepouvezinvestirdanscetexerciceautantd'énergiequecequevousseriezcontraintdefairepourbouclerunetransformationdecesmêmeschiffresdanslecadred'unAdd-3.Le Système 2 et les circuits électriques de votre domicile ont une capacité

limitée,mais ils réagissentdifféremmentquand ils sontmenacésde surcharge.Le disjoncteur saute quand la demande en courant est excessive, et tous lesappareilsbranchéssurcecircuits'éteignentaussitôt.Laréactionàunesurchargementale est, elle, sélective et précise : le Système 2 protège l'activité la plusimportante, qui bénéficie ainsi de toute l'attention nécessaire ; seconde aprèsseconde, il attribue une « capacité auxiliaire » aux autres tâches. Dans notreversiondel'expériencedugorille,nousavonsdemandéànossujetsd'accorderlapriorité aux chiffres. Nous savons qu'ils ont suivi ces instructions, puisque lepassage de la cible visuelle n'a eu aucun effet sur leur tâche principale. Si lalettrecritiqueapparaissaitàunmomentdegrandeffort,lessujetsnelavoyaienttout simplement pas. Quand l'exercice était moins difficile, la capacité dedétectionétaitplusefficace.Cettesophisticationdelarépartitiondel'attentionestlerésultatd'unelongue

évolution.Lesensdesprioritéset lacapacitéàréagir rapidementauxmenacesles plus graves ou aux opportunités les plus prometteuses ont amélioré leschances de survie, pas seulement pour les humains d'ailleurs. Même chezl'homme moderne, le Système 1 prend les commandes en cas d'urgence etaccorde une priorité absolue aux actions de conservation. Imaginez-vous auvolantd'unevoiturequidérapesoudainsurunegrandetached'huile.Vousallezvous apercevoir que vous avez réagi à la menace avant même d'en avoir étépleinementconscient.

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Beatty et moi n'avons travaillé ensemble que pendant un an, mais notrecollaborationeutunformidable impactsurnoscarrièresultérieures. Il finitpardevenirleplusgrandspécialistedela«pupillométriecognitive»,tandisquejerédigeaisunlivreintituléL'Attentionetl'Effort,reposantengrandepartiesurceque nous avions appris et sur des recherches que j'effectuai l'année suivante àHarvard. Grâce à nos mesures des pupilles pendant toutes sortes d'exercices,nous en avions beaucoup appris sur l'esprit au travail – celui que j'appelleaujourd'huileSystème2.Pluson se familiarise avecune tâche,moinselle estgourmandeenénergie.

Des études ont montré que l'activité cérébrale associée à une activité évoluequand la compétence se développe, impliquant au fur et à mesure moins derégions du cerveau27 . Le talent produit les mêmes effets. Les gens trèsintelligentsfontuneffortmoindrepourrésoudrelesmêmesproblèmes,commeen témoigne la mesure simultanée de la taille de la pupille et de l'activitécérébrale28.Engénéral,une«loidumoindreeffort29»s'appliqueàl'effort,qu'ilsoit cognitif ou physique. Cette loi stipule que s'il y a plusieurs façons deparvenir à unmême but, les gens finiront par suivre lamoins fatigante.Dansl'économie de l'action, l'effort est un coût, et l'acquisition de compétences estmotivéepar labalancedesprofitsetdescoûts30 .Laparesseestprofondémentinscritedansnotrenature.Les exercices quenous analysions variaient considérablement, en termes de

dilatationetdecontractionde lapupille.À labase,nos sujets étaient éveillés,conscientsetprêtsàs'engagerdansunexercice–setrouvantsansdoutedansunétatd'excitationetdepréparationcognitivesupérieureàlanormale.Àpartirdelà,lefaitdegarderenmémoireunoudeuxchiffresoud'apprendreàassocierunmot et un chiffre (3 = porte) produisait des effets certains sur l'excitationmomentanée, mais des effets somme toute minimes, 5 % seulementd'augmentationdudiamètredelapupilleliéeàl'Add-3.Unexercicenécessitantde distinguer des tons de hauteurs différentes débouchait sur des dilatationsnettement plus importantes. Des recherches récentes ont montré qu'inhiber latendance à lire des mots contradictoires avec l'objectif visé (comme dans lafigure2duchapitreprécédent)nécessiteégalementuneffortmodéré31.Lestestsde mémoire à court terme pour six ou sept chiffres requièrent davantaged'efforts.Commevouspouvezenfairel'expérience,lebesoinderetrouveretdedireàhautevoixvotrenumérodetéléphoneoul'anniversairedevotreconjointimpliqueaussiuneffortbrefmaisimportant,parcequ'ilfautgarderenmémoiretoute la série de chiffres tandis que l'on prépare la réponse. Lamultiplication

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mentaledenombresàdeuxchiffresetl'Add-3sontàlalimitedecequepeuventaccomplirlaplupartdesgens.Qu'est-cequifaitquecertainesopérationscognitivessontplusexigeantesque

d'autres ?Quels résultats pouvons-nous atteindre en dépensant notremonnaie,l'attention ? Que peut le Système 2 dont le Système 1 est incapable ? Nousdisposonsdésormaisd'undébutderéponseàcesquestions.Un effort est nécessaire pour garder simultanément en mémoire plusieurs

idées requérant des actions séparées, ou qu'il faut combiner selon une règle– réviser votre liste des commissions quand vous entrez dans le supermarché,choisirentreleveauetlepoissonaurestaurant,ouassocierlerésultatsurprenantd'un sondage à l'information que l'échantillon de personnes interrogées étaitlimité, par exemple. Le Système 2 est le seul à pouvoir suivre des règles,comparer des objets en fonction de plusieurs critères et effectuer des choixdélibérésentrediversespossibilités.LeSystème1automatiquenedisposepasdetellescapacités.LeSystème1détectedesrelationssimples(«ilsseressemblenttous»,«lefilsestbeaucoupplusgrandquelepère»)etexcellequandils'agitd'intégrerdesinformationssurunsujet,maisilnetraitepasplusieursquestionsdistinctesàlafois,pasplusqu'iln'estapteàutiliserdesinformationsstatistiquespures. Le Système 1 détectera qu'une personne décrite comme « docile etméticuleuse, qui a besoin d'ordre et de structure, et se passionne pour lesdétails » ressemble à une caricature de bibliothécaire,mais la conjugaison decette intuitionavec l'information sur lepetit nombredebibliothécaires est unetâchedontseulleSystème2peutsecharger–etencore,s'ilsaitlefaire,cequin'estpassirépandu.Une des compétences cruciales du Système 2 est l'adoption de « séries de

tâches » : il peut programmer la mémoire pour qu'elle suive des instructionscourt-circuitant des réactions habituelles. Considérez par exemple la consignesuivante:compteztouteslesapparitionsdela lettre fdanscettepage.Cen'estpasunetâchequevousavezeffectuéeauparavant,etcelanevousviendradoncpas naturellement, mais votre Système 2 peut s'en charger. Il vous faudraaccompliruneffortpourvousprépareràcetexercice,quinécessiteraluiaussiuneffort,bienquevouspuissiezsansdoutevousamélioreravecdel'entraînement.Les psychologues parlent de « contrôle exécutif » pour décrire l'adoption etl'arrêtde sériesde tâches, et lesneuroscientifiquesont identifié lesprincipalesrégionsducerveauqui servent à la fonctionexécutive.Unedeces régionsestimpliquée chaque fois qu'un conflit doit être résolu. Une autre est le cortexpréfrontal, une région nettement plus développée chez l'homme que chez les

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autres primates, et qui est impliquée dans des opérations que l'on associe àl'intelligence32.Supposons maintenant qu'en bas de cette page, vous trouviez de nouvelles

instructions : comptez toutes les virgules de la page suivante. Cela sera plusdifficile, parce qu'il vous faudra ignorer la tendance, nouvellement acquise, àconcentrer votre attention sur la lettre f. Une des découvertes les plusimportantesréaliséesdansledomainedelapsychologiecognitiveaucoursdesdernièresdécenniesestquelefaitdepasserd'unetâcheàuneautrenécessiteuneffort, surtoutdansun temps limité33 .C'est parcequ'il faut passer rapidementd'une tâche à l'autre que des exercices comme l'Add-3 et la multiplicationmentale sont si difficiles. Pour effectuer l'Add-3, vous devez garder plusieurschiffres en même temps dans votre mémoire fonctionnelle34 , les associantchacunàuneopérationparticulière:deschiffresattendentd'êtretransformés,unest en cours de transformation, et d'autres, déjà transformés, doivent êtreconservés avant de pouvoir être énoncés. Les tests de mémoire fonctionnellemodernes exigent de l'individu qu'il passe à plusieurs reprises d'une tâchedifficile à une autre, qu'il retienne les résultats d'une opération tout en enaccomplissant une autre. Les gens qui se tirent bien de ces tests réussissentégalement haut lamain des tests d'intelligence plus généraux35 . Toutefois, lacapacité à contrôler son attention ne permet pas seulement de mesurerl'intelligence ; en mesurant par exemple, chez les contrôleurs aériens et lespilotesdechasse,l'efficacitédanslecontrôledel'attention,onpeutprédireleursperformances,au-delàdelaseuleconsidérationdeleurintelligence36.Lapressiondutempsestunautremoteurdel'effort.Quandvousavezeffectué

l'Add-3,vousvousêtes sentibousculéenpartiepar lemétronomeet enpartiepar la charge que cela a imposée à votremémoire. Comme le jongleur qui alancéplusieursballesenl'air,vousnepouvezpasvousoffrirleluxederalentir;lerythmeauquellesinformationssedécomposentdanslamémoirevousobligeàrafraîchiretàrépéterl'informationavantqu'ellenesoitperdue.Toutetâchequinécessitequevousgardiezplusieursidéesàl'espritenmêmetempsacemêmecôtéurgent.Àmoinsd'avoirlachancededisposerd'unemémoirefonctionnelledegrandecapacité,vousrisquezd'êtreobligédetravaillerparticulièrementdur.Lesformesdepenséelentelespluscoûteuseseneffortssontcellesquiexigentquevouspensiezvite.En effectuant l'Add-3, vous vous êtes sûrement aperçu à quel point votre

esprit n'avait pas l'habitude de travailler si dur.Même si vous vivez de votrepensée,raressontlestâchesmentalesdontvousvousacquittezdanslecourant

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de votre journée de travail qui sont aussi rudes que l'Add-3, oumêmeque destocker six chiffres pour s'en souvenir immédiatement. Normalement, nousévitons la surchargementale en subdivisant nos tâches en demultiples étapesfaciles,engrangeantlesrésultatsintermédiairesdanslamémoireàlongtermeoulesconsignantsurlepapierplutôtdansunemémoirefonctionnelleaisémentensurcharge. Nous tenons la distance en prenant notre temps et menons notreexistencementaleselonlarègledumoindreeffort.

*

L'attentionetl'effortenbref

« Je ne vais pas tenter de résoudre ça en conduisant. C'est une tâche à sedilaterlapupille.Ellenécessiteuneffortmental!»«C'estlaloidumoindreeffortquiestàl'œuvreici.Ilvapenseraussipeuque

possible.»«Ellen'apasoubliélaréunion.Elleétaitcomplètementconcentréesurautre

chose quand l'heure du rendez-vous a été établie et elle ne vous a toutsimplementpasentendu.»«Cequim'estvenurapidementàl'espritétaituneintuitionduSystème1.Il

vafalloirquejerecommenceetquejechercheactivementdansmamémoire.»

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3

Lecontrôleurparesseux

Chaqueannée,jepassequelquesmoisàBerkeley,oùjemelivreàl'undemesgrands plaisirs : une marche quotidienne d'à peu près six kilomètres sur unsentier au milieu des collines avec une vue magnifique sur la baie de SanFrancisco. Il est rare que je perde la notion du temps, ce quim'a permis d'enapprendre beaucoup sur la notion d'effort. J'ai trouvé une vitesse de croisière,d'environonzeminutespourunkilomètre.J'effectuecertesuneffortphysiqueetje brûle davantage de calories à ce rythme qu'en étant assis dans une chaiselongue,maisjeneressensaucunecontrainte,nesuistirailléparaucunconflitetn'aipasbesoindemeforceràallerplusvite.Jesuiségalementcapabledepenseretde travailler toutenmarchantàcettevitesse.Enfait, jesoupçonnemêmelalégère excitation physique dema promenade deme procurer une plus grandevivacitéintellectuelle.Le Système 2 a lui aussi sa vitesse naturelle. Vous consacrez une certaine

quantité d'énergiementale à des réflexions aléatoires et à surveiller ce qui sepasse autour devousmêmequandvotre esprit ne fait riendeparticulier, et lacontrainteestlimitée.Àmoinsdevoustrouverdansunesituationquiinduitenvous un état inhabituel de veille ou de conscience de soi, surveiller ce qui sepasse dans votre environnement ou dans votre tête exige peu d'efforts. Vousprenez beaucoup de petites décisions en conduisant votre voiture, absorbezquelquesinformationsenlisantlejournal,procédezàdeséchangesd'amabilitésbanals avec votre conjoint ou un collègue, le tout sans effort ni stress.Exactementcommeunepromenade.Il est d'ordinaire facile, et très plaisant, en fait, demarcher et de penser en

même temps, mais poussées à l'extrême, ces activités semblent entrer en

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compétition pour user des ressources limitées du Système 2. Vous pouvez levérifiergrâceàuneexpériencetrèssimple.Toutenmarchantpaisiblementavecun ami, demandez-lui de calculer 23 x 78 dans sa tête, sur-le-champ. Il estpresque sûr qu'il s'arrêtera net. En ce quime concerne, je peux penser enmepromenant,maisjenepeuxpasm'engagerdansuntravailmentalquiimposeraitunelourdechargeàmamémoireàcourtterme.Sijedoisélaborerunargumentcomplexe en un temps limité, je préfère ne pas bouger, et je préfère d'ailleursêtre assis plutôt que debout. Bien sûr, toutes les activités de pensée lente nenécessitentpascetteformedeconcentrationintenseetdecalculsdifficiles–c'estlorsd'agréablespromenadesavecAmosque j'ai eu lesmeilleures idéesdemavie.Ilsuffitquej'accélèremonrythmedemarchepourbouleversercomplètement

cetteexpérience,car lepassageàunpasplus rapideentraîneunedétériorationbrutale de ma capacité à penser de façon cohérente. Quand j'accélère, monattentionestdeplusenplusattiréeparl'expériencedelamarcheetlemaintiendélibéréd'unrythmeplussoutenu.Àlavitessemaximalequejepeuxatteindredanslescollines,environunkilomètreenseptminutes,jenecherchemêmeplusà penser à autre chose. Outre l'effort physique que nécessite le déplacementrapide de mon corps sur le sentier, un effort mental de contrôle de soi estnécessairepourrésisteràl'enviederalentir.Orapparemment,lecontrôledesoietlaréflexiondélibéréepuisentdanslemêmecapitald'effortlimité.Pourlaplupartd'entrenous,lamajeurepartiedutemps,lemaintiend'untrain

de pensée cohérent et le besoin occasionnel de s'engager dans une penséecontraignante passent également par le contrôle de soi. Bien que n'ayant pasétudiélaquestiondefaçonsystématique,jesoupçonnequelefréquentpassaged'unetâcheàuneautreetletravailmentalaccélérénesontpasintrinsèquementsources de plaisir, et que les gens les évitent quand cela est possible.C'est encelaquelaloidumoindreeffortdevienteffectivementuneloi.Mêmequandiln'y a pas urgence, le maintien d'un train de pensée cohérent requiert de ladiscipline.Unobservateur,mevoyant souvent consultermescourrielsouallerfouiller dans le réfrigérateur au cours d'une heure d'écriture, pourraitraisonnablementendéduirequej'éprouvel'enviedem'évaderetenconclurequelemaintiendecetteactiviténécessitedavantagedecontrôledesoiquecequejesuisàmêmedefournir.Heureusement,letravailcognitifnesuscitepastoujoursl'aversion,etlesgens

entreprennentparfoisdeseffortsconsidérablespendantdelonguespériodessansavoir à faire preuve d'une volonté héroïque. Le psychologue Mihaly

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Csikszentmihalyiamieuxquepersonneétudiécettequestiondelaconcentrationsans effort, et le nom qu'il a proposé pour la définir, le flow, ou flux, faitaujourd'hui partie du langage courant. Les gens qui connaissent le flux ledécriventcomme«unétatdeconcentrationsanseffort,siprofondqu'ilsperdentlanotiondu temps,d'eux-mêmes,de leursproblèmes»,et ladescriptionqu'ilsfontdelajoiequeprocurecetétatestsiséduisantequeCsikszentmihalyiaparlé«d'expérienceoptimale».Beaucoupd'activitéspeuvententraînercesentimentdeflux,delapeintureàlacoursedemoto–etpourquelquesheureuxauteursdemaconnaissance,mêmelarédactiond'unlivreestuneexpérienceoptimale.Leflux trace une ligne de séparation nette entre les deux formes d'effort : laconcentrationsurunetâcheetlecontrôledélibérédel'attention.Piloterunemotoà 240 kilomètres/heure et disputer une partie d'échecs nécessitent évidemmentbeaucoup d'efforts. Mais dans un état de flux, le maintien d'une attentionsoutenuesurcesactivitésabsorbantesnerequiertaucuneapplicationducontrôledesoi,cequi libèredes ressources,que l'onpeutalorsappliquerà la tâcheencours.

L'épuisementduSystème2

Ilestdésormaiscommunémentadmisquelecontrôledesoietl'effortcognitifsontl'unetl'autredesformesdetravailmental.Plusieursétudespsychologiquesontmontréquelesgensquisontsimultanémentsollicitésparunetâchecognitivedifficileetparunetentationontplusdechancesdecéderàlatentation.Imaginezquel'onvousdemandederetenirunelistedeseptchiffrespendantuneoudeuxminutes.Onvousditqueceladoitêtrevotrepriorité.Alorsquevotreattentionest concentrée sur les chiffres, on vous offre le choix entre deuxdesserts : undiabolique gâteau au chocolat et une vertueuse salade de fruits. L'expériencetendàprouverquevousrisquezfortdechoisirlegâteauauchocolatquandvousavez l'esprit encombré de chiffres. Le Système 1 a plus d'influence sur lecomportementquandleSystème2estoccupé,etilraffoledesfriandises.Lesgensquisontoccupéssurleplancognitifsontégalementplussusceptibles

de fairedeschoixégoïstes,d'utiliserun langage sexiste, etdedonnerdesavissuperficiels.Lamémorisationet la répétitiondechiffres relâchent l'empriseduSystème2surlecomportement,maisévidemment,lachargecognitiven'estpasla seule cause d'un affaiblissement du contrôle de soi. Quelques verres ont lemêmeeffet, toutcommeunenuitsanssommeil.Lesoir, lecontrôledesoidesgensmatinaux est fragilisé ; la réciproque est vraie pour les couche-tard.Une

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tropgrandeinquiétudequantàlaqualitédutravailquel'onestentraindefournirpeut parfois perturber la performance en chargeant la mémoire à court termed'angoisses inutiles. La conclusion est simple : le contrôle de soi nécessite del'attentionetdesefforts.OnpeutégalementdirequelecontrôledespenséesetdescomportementsestunedestâchesdontsechargeleSystème2.Une série d'expériences étonnantes menées par le psychologue Roy

Baumeisteretsescollèguesamontrédefaçonconcluantequetouteslesfacettesdel'effortvolontaire–cognitif,émotionnelouphysique–puisentaumoinsenpartiedansunréservoircommund'énergiementale.Leursexpériencess'appuientsurdestâchessuccessivesplutôtquesimultanées.Le groupe de Baumeister a constaté à plusieurs reprises qu'un effort de

volonté oude contrôle de soi était fatigant ; si vous devezvous forcer à fairequelquechose,vousserezmoinsenclin,oumoinsàmêmed'exerceruncontrôlesur vous quand surviendra le défi suivant. Ce phénomène a été baptisél'épuisement de l'ego. Les participants à qui l'on demande de maîtriser leurréactionémotionnellelorsdelaprojectiond'unfilmricheenémotionssetirerontensuitemoinsbiend'untestderésistancephysique–parexempleserrerlepoingle plus longtemps possible sur un dynamomètre en dépit de l'inconfortprogressif.L'effortémotionnelde lapremièrephasede l'expériencediminue lacapacitéàrésisteràladouleurd'unecontractionmusculairesoutenue,etlesgenssouffrant d'un épuisement de l'ego succombent plus rapidement à l'envied'abandonner.Dansuneautreexpérience,lesgenssontd'abordépuisésparunetâche qui consiste à consommer des aliments vertueux commedes radis et ducéleri tout en résistant à la tentation de manger du chocolat et des gâteaux.Ensuite,cesmêmespersonnesabandonnerontplustôtquelanormalequandellesserontconfrontéesàunetâchecognitivedifficile.Lalistedessituationsetdestâchesdontonsaitaujourd'huiqu'ellesépuisentle

contrôledesoiestaussi longuequediverse.Toutes impliquentunconflit et lebesoinderéprimerunetendancenaturelle.Ellescomprennent:

◆lefaitd'éviterdepenseràdesoursblancs;◆l'inhibitiondelaréactionémotionnellefaceàunfilmémouvant;◆unesériedechoiximpliquantdesconflits;◆lefaitdechercheràimpressionnerlesautres;◆lefaitderéagirgentimentaumauvaiscomportementdesonpartenaire;◆l'interactionavecunepersonnederacedifférente(pourlesgensanimésdepréjugésraciaux).

Demême,lalistedessymptômesdel'épuisementesttrèsvariée:

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◆écartparrapportàunrégime;◆surconsommationetachatscompulsifs;◆réactionagressiveàuneprovocation;◆moindrerésistancedansuneépreuvedeforcephysique;◆difficultéfaceàdestâchescognitivesetàuneprisededécisionlogique.

Les preuves sont convaincantes : des activités qui exigent beaucoup duSystème2 requièrent le contrôle de soi, et lamise enœuvre de ce dernier estépuisante et déplaisante. Contrairement à la charge cognitive, l'épuisement del'egoest aumoins enpartieunepertedemotivation.Après avoir exercévotrecontrôledesoidansunetâchedonnée,vousn'avezplusenviedefaireuneffortpouruneautre,alorsqu'enréalité,vousenseriezcapablesicelaétaitnécessaire.Lors de plusieurs expériences, les gens parvenaient à résister aux effets del'épuisement de l'ego quand on leur donnait une bonne raison de le faire. Enrevanche,ilesthorsdequestiond'augmentervoseffortsquandonvousdemandeenmêmetempsdeconserversixchiffresdansvotremémoireàcourttermetoutenaccomplissantuneautre tâche.L'épuisementde l'egon'estpas lemêmeétatmentalquel'occupationcognitive.Ladécouvertelaplussurprenanteréaliséeparl'équipedeBaumeistermontre,

selon ses propres termes, que l'idée d'énergie mentale est plus qu'une simplemétaphore. Le système nerveux consomme plus de glucose que les autresorganesdu corpshumain, et apparemment, une activitémentaledifficile coûtetrèscherenglucose.Quandvousêtesactivementimpliquédansunraisonnementcognitif complexe ou engagé dans une tâche qui nécessite le contrôle de soi,votre niveau de glucose dans le sang chute. C'est un effet comparable à celuid'uncoureurquipuisedansleglucosestockédanssesmusclespendantunsprint.Cette idée laisse entendre, ce qui peut paraître audacieux, que les effets del'épuisementdel'egopourraientêtrecontrésparuneingestiondeglucose,cequeBaumeisteretsescollèguesontconfirmélorsdeplusieursexpériences.Dansl'unedeleursétudes,desvolontairesontregardéuncourt-métragemuet

oùunefemmeétaitinterviewée,etilleuraétédemandéd'interprétersonlangagecorporel. Alors qu'ils accomplissaient cette tâche, une série de mots défilaitlentement sur l'écran. Il avait été spécifiquement recommandé auxparticipantsd'ignorercesmots,ets'ilss'apercevaientque leurattentionavaitétédétournée,ilsdevaientdenouveauseconcentrersurlecomportementdelafemme.Cetactedecontrôledesoiétaitconnupourcauserunépuisementdel'ego.Puis,avantdeparticiper à une deuxième tâche, tous les sujets ont bu de la limonade. Lalimonade avait été sucrée au glucose pour la moitié d'entre eux, et avec un

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édulcorant pour l'autre moitié. Tous se sont ensuite vu attribuer une tâche aucours de laquelle ils devaient surmonter leur réaction intuitive pour obtenir labonne réponse. Les erreurs intuitives sont normalement beaucoup plusfréquentes chez les gens souffrant d'un épuisement de l'ego, effet qui a étéconstatéchezceuxquiavaientbudel'édulcorant.Lesbuveursdeglucose,eux,n'ont affiché aucun épuisement. En rétablissant le niveau de sucre disponibledanslecerveau,onavaitévitéunedétériorationdelaperformance.Ilfaudradutemps,etbeaucoupplusderecherches,pourétablirsilestâchesquiprovoquentlabaissedeglucosesontégalementàl'originedel'excitationmomentanéequisereflètedansladilatationdelapupilleetl'augmentationdurythmecardiaque.Les Proceedings of the National Academy of Sciences ont rapporté un

exemple inquiétant de l'effet de l'épuisement de l'ego sur le jugement. Lesparticipantsinvolontairesàcetteétudeétaienthuitjugesdesdétentionsetdelaliberté en Israël. Ils passent des journées entières à éplucher des demandes delibertéconditionnelle.Lesdossierssontprésentésdansledésordre,et lesjugesconsacrentpeudetempsàchaqueaffaire,sixminutesenmoyenne.(Ladécisionpardéfautestlerefus;35%seulementdesdemandessontapprouvées.Laduréeexactedechaquedécisionestenregistrée,ainsiqueladuréedestroispausesdela journée – la pause matinale, le déjeuner, et la pause de l'après-midi.) Lesauteurs de l'étude ont comparé la proportion de demandes acceptées avec letemps écoulé depuis la plus récente pause. Cette proportion augmente aprèschaquepause,où65%desdemandessontacceptées.Pendantlesquelquedeuxheures qui séparent les juges de leur prochaine pause, le pourcentaged'acceptation baisse systématiquement, pour être proche du zéro juste avant lapause.Commevousvousendoutez,c'estunrésultatembarrassant,etlesauteursont analysédenombreuses explicationspossibles.Maismêmeprésentées sousleur meilleur jour, ces données brossent un tableau désolant : quand ils sontfatiguésetqu'ilsontfaim,lesjugesonttendanceàprendreladécisionpardéfaut,plusfacile,etàrejeterlesdemandes.

LaparesseduSystème2

UnedesprincipalesfonctionsduSystème2estdesurveilleretdecontrôlerlespenséesetlesactes«suggérés»parleSystème1,enlaissantcertainss'exprimerdirectementdanslecomportementetenensupprimantouenmodifiantd'autres.Parexemple,voiciuneénigmesimple.N'essayezpasdelarésoudre,écoutez

plutôtvotreintuition:

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Unebatteetuneballecoûtent1,10dollar.Labattecoûte1dollardeplusquelaballe.Combiencoûtelaballe?

Unchiffrevousestvenuàl'esprit.Cechiffreest,biensûr,10:10cents.Lacaractéristique de cette énigme sans difficulté est qu'elle suscite une réponseintuitive,séduisante,etfausse.Faiteslecalcul,etvousverrez.Silaballecoûte10cents,alorslecoûttotalsera1,20dollar(10centspourlaballeet1,10pourlabatte), et non 1,10. La bonne réponse est 5 cents. On peut raisonnablementestimerque la réponse intuitive est égalementvenueà l'esprit de ceuxquionttrouvélebonchiffre–maisilsontréussiàrésisteràleurintuition.ShaneFredericketmoiavonstravailléensemblesurunethéoriedujugement

fondéesurdeuxsystèmes,etmoncollègues'estservidel'énigmedelabatteetde la balle pour étudier une question essentielle : dans quelle mesure leSystème 2 surveille-t-il étroitement les suggestions du Système 1 ? Pour lui,nous connaissons un fait significatif sur quiconque dit que la balle coûte 10cents : cettepersonnen'apasvérifié activement si la réponse était correcte, etsonSystème2aapprouvéune réponse intuitivequ'il auraitpu rejeter avecunminimum d'effort. De plus, nous savons aussi que les gens qui donnent laréponseintuitivesontpassésàcôtéd'unindicesocialévident;ilsauraientdûsedemander pourquoi quelqu'un irait inclure dans un questionnaire une énigmedont la réponse était si évidente. L'incapacité à vérifier est remarquable parcequelecoûtdelavérificationesttrèsfaible:quelquessecondesdetravailmental(leproblèmeestd'unedifficultémodérée),avecunpeudetensionmusculaireetdedilatationdespupilles,auraientsuffiàéviteruneerreurgênante.Lesgensquirépondent10centssemblentêtred'ardentspartisansdelaloidumoindreeffort.Ceuxquiévitentcetteréponseontapparemmentdescerveauxplusactifs.Desmilliersd'étudiantsontréponduàl'énigmedelabatteetdelaballe,etles

résultatssontépoustouflants.Plusde50%desétudiantsdeHarvard,duMITetdePrincetonontdonnéla–mauvaise– réponse intuitive.Dansdesuniversitésmoins sélectives, le taux d'incapacité à vérifier dépassait les 80 %. Avec leproblèmedelabatteetdelaballe,nouseffleuronspourlapremièrefoiscequivaêtreun thèmerécurrentdece livre :beaucoupdegenssont tropsûrsd'eux,prompts à avoir une trop grande foi dans leurs intuitions. Manifestement, ilsconsidèrent l'effort cognitif comme étant au mieux légèrement désagréable etl'évitentautantquepossible.

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Jevaismaintenantvousproposerunargumentlogique–deuxaffirmationsetune conclusion. Essayez de déterminer, aussi vite que vous le pouvez, si cetargument est valide sur le plan logique. La conclusion découle-t-elle desaffirmations?

Touteslesrosessontdesfleurs.Certainesfleursfanentvite.Donc,certainesrosesfanentvite.

Unegrandemajoritédesétudiantsenuniversitéestimentquecesyllogismeestvalide. En fait, cet argument est biaisé, parce qu'il est possible qu'il n'y aitaucuneroseparmilesfleursquifanentvite.Commeavecleproblèmedelabatteet de la balle, une réponse plausible vient immédiatement à l'esprit. Il fauttravaillerdurpourl'écarter–l'idéeinsistanteque«c'estvrai,c'estvrai!»renddifficilelavérificationlogique,etlaplupartdesgensnesedonnentpaslapeinederéfléchirauproblème.Cette expérience a des implications décourageantes quant à notre façon de

raisonnerdans laviede tous les jours.Elle laisseentendrequequand lesgenspensentqu'uneconclusionestvraie,ilssontaussitoutàfaitenclinsàcroiredesargumentsquisemblentl'étayer,mêmequandcesargumentssonterronés.SileSystème1estimpliqué,laconclusionvientd'abord,etlesargumentsensuite.Maintenant, considérez la question suivante et répondez-y rapidement avant

depoursuivrevotrelecture:

Combiendemeurtressont-ilscommisdansleMichiganchaqueannée?

La question, également conçue par Shane Frederick, est une fois encore undéfipour leSystème2.Le« truc»résidedans le faitdesavoirsi lapersonneinterrogéevasesouvenirqueDetroit,unevilleoùlacriminalitéesttrèsforte,setrouve dans le Michigan. Les étudiants américains le savent, tout comme ilssavent queDetroit est la plus grande ville duMichigan.Mais la connaissanced'unfaitn'estpasmonolithique.Cequenoussavonsnenousvientpastoujoursàl'espritquandnousenavonsbesoin.LesgensquisesouviennentqueDetroitsetrouve dans le Michigan fournissent de plus hautes estimations du taux de

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criminalité dans l'État que les autres, mais une majorité des personnesinterrogées parFrederick n'ont pas pensé à la ville quand ils ont répondu à laquestion.Eneffet,leschiffresmoyensdonnésparlesgenspourleMichigansontinférieursàceuxd'ungroupedemêmetypeinterrogésurlacriminalitéàDetroit.L'incapacité à se souvenir de Detroit incombe autant au Système 1 qu'au

Système2.Lefaitquelavillevienneàl'espritquandonévoquel'Étatdépendenpartie de la fonction automatique de la mémoire. Dans ce domaine, les gensdiffèrent.Lareprésentationde l'ÉtatduMichiganest trèsdétailléedans l'espritde certains : ceux qui y habitent sont plus susceptibles de se remémorerdavantage d'informations que ceux qui vivent ailleurs ; de même que lespassionnésdegéographie,parrapportà,parexemple,desspécialistesdebasket-ball. Des individus plus intelligents sont plus susceptibles que d'autres de sereprésenter plus en détail la plupart des choses. L'intelligence n'est pas que lacapacité à raisonner ; c'est également la capacité à trouver des informationsadéquatesdanslamémoireetàutilisersonattentionquandcelaestnécessaire.LafonctiondelamémoireestunattributduSystème1.Toutefois,toutlemondealapossibilitéderalentirpourprocéderàunerechercheactivedanssamémoireenquêtedetouslesélémentséventuellementappropriés–toutcommelesgenspeuventralentirpourvérifierlaréponseintuitiveauproblèmedelabatteetdelaballe. L'étendue de la vérification délibérée et de la recherche est unecaractéristiqueduSystème2,laquellevaried'unindividuàl'autre.Le problème de la batte et de la balle, le syllogisme sur les fleurs et le

problèmedeDetroit et duMichiganontunechose en commun. Il semblequel'onyéchoue,dumoinsenpartie,parmanquedemotivation,parcequel'onn'apas fait assez d'efforts. N'importe qui étant capable d'entrer dans une bonneuniversitéest toutà faitàmêmede répondreauxdeuxpremièresquestionsenraisonnant,etderéfléchirassezlongtempssurleMichiganpoursesouvenirquelaplusgrandevilledel'Étataunproblèmedecriminalité.Cesétudiantssaventrésoudredesproblèmesnettementpluscomplexesquand ilsne sontpas tentésd'accepteruneréponsesuperficiellementplausiblequivientaisémentà l'esprit.La facilité avec laquelle ils se contentent de cesser de penser est plutôttroublante.Ilpeutparaîtresévèredelestraiterde«paresseux»,leurSystème2et eux, mais ce n'est pas vraiment injuste. On pourrait dire de ceux qui necommettentpaslepéchédeparesseintellectuellequ'ilssont«engagés».Ilssontplusvigilants,plusactifssurleplanintellectuel,moinsenclinsàsesatisfairederéponsesàpremièrevueséduisantes,plussceptiquesfaceàleursintuitions.PourlepsychologueKeithStanovich,ilssontplusrationnels.

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Intelligence,contrôledesoi,rationalité

Leschercheursontappliquédesméthodesdiversespouranalyserlelienentrela pensée et le contrôle de soi. Certains se sont attaqués au problème ens'intéressantàlacorrélationsuivante:sil'onclassaitlesgensenfonctiondeleurcontrôledesoietdeleuraptitudecognitive,occuperaient-ilslamêmeplacedanslesdeuxclassements?Dans une des expériences les plus célèbres de l'histoire de la psychologie,

Walter Mischel et ses étudiants ont exposé des enfants de quatre ans à undilemme cruel. Ils devaient choisir entre une petite récompense (un biscuit),qu'ils pouvaient obtenir n'importe quand, et une récompense plus importante(deux cookies), qu'ils devaient attendre dans des conditions difficiles. Ilsdevaientresterunquartd'heuredansunepièce,faceàunbureauoùsetrouvaientdeuxobjets :ununiquecookieetunecloche,quel'enfantpouvaitutiliserpourappeler le responsable de l'expérience afin d'obtenir le cookie. D'après ladescriptionde l'expérience :« Iln'yavaitpasde jouets,de livres,d'imagesoud'autres objets potentiellement distrayants dans la pièce. L'expérimentateurquittaitlapièceetnerevenaitqu'unquartd'heureplustard,àmoinsquel'enfantutiliselacloche,mangelarécompense,selèveoudonnedessignesdetrouble.»Les enfants étaient observés à travers un miroir sans tain, et le film qui

témoigne de leur comportement pendant l'attente ne manque jamais de fairehurlerderirelesspectateurs.Prèsdelamoitiédesenfantsontréussil'exploitdepatienterpendantunquartd'heure,essentiellementendétournant leurattentionde la récompensealléchante.Dixouquinzeansplus tard,unvéritablegouffreséparaitceuxquiavaientrésistéàlatentationetceuxquinel'avaientpaspu.Lesplus résistants disposaient d'un meilleur contrôle exécutif dans les tâchescognitives, en particulier de la capacité à refocaliser efficacement leurconcentration.Unefoisdevenusdejeunesadultes,ilsétaientmoinssusceptiblesdeconsommerdesstupéfiants.Unenettedifférences'estfaitjourégalementdansl'aptitudeintellectuelle:lesenfantsquiavaientmanifestédavantagedecontrôledesoiàquatreansréussissaientclairementmieuxlorsdetestsd'intelligence.Une équipe de chercheurs de l'université de l'Oregon a exploré de plusieurs

façons le lien entre le contrôle cognitif et l'intelligence, y compris en tentantd'accroîtrel'intelligencevial'améliorationducontrôledel'attention.Lorsdecinqséancesdequaranteminutes,ilsontexposédesenfantsâgésdequatreàsixansàdiversjeuxsurordinateursspécialementconçuspourexigerdel'attentionetducontrôle.Dansl'undecesexercices,lesenfantsseservaientd'unemanettepour

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suivreunchatdedessinaniméetluifaireatteindreunezoneherbeuseenévitantunemaredeboue.Peuàpeu,latailledeszonesherbeusesdiminuaittandisquecelle des mares de boue augmentait. Les chercheurs se sont aperçus que cesexercices d'attention ne faisaient pas qu'améliorer le contrôle exécutif ; lesrésultatslorsdetestsd'intelligencenonverbauxétaientégalementsupérieurs,etcette amélioration durait plusieurs mois. D'autres recherches réalisées par lamême équipe ont permis d'identifier des gènes spécifiques impliqués dans lecontrôle de l'attention, ont montré que les techniques éducatives affectaientégalementcettecapacitéetprouvél'existenced'unlienétroitentrel'aptitudedesenfantsàcontrôlerleurattentionetleurfacultéàmaîtriserleursémotions.ShaneFrederickadéveloppéunTestderéflexioncognitive,quicomprendle

problème de la batte et de la balle et deux autres questions, choisies parcequ'ellesaussisuscitentuneréponseintuitiveàlafoisirrésistibleetfausse(voustrouverez ces questions dans le chapitre V). Puis il s'est intéressé auxcaractéristiquesdes étudiants qui obtenaient de trèsmauvais résultats à ce test– chezqui la fonctiondesupervisionduSystème2est faible– et adécouvertqu'ilssontenclinsàrépondreauxquestionsparlapremièreidéequileurvientàl'esprit, et qu'ils répugnent à accomplir l'effort nécessaire pour vérifier leursintuitions. Les individus qui suivent leurs intuitions sans esprit critique pourrésoudredesénigmesontégalementtendanceàaccepterd'autressuggestionsduSystème1.Parexemple,63%decesintuitifsdisentqu'ilspréféreraientrecevoir3400euroscemois-ciplutôtque3800euroslemoisprochain.37%seulementde ceux qui ont résolu correctement les trois énigmes affichent la mêmepréférence à courte vue pour un paiement immédiat. Quand on leur demandecombien ils sont prêts à verser pour qu'un livre qu'ils ont commandé leur soitlivrédujouraulendemain,ceuxquiontobtenudemauvaisrésultatsauTestderéflexion cognitive se disent disposés à payer deux fois plus que ceuxqui ontobtenu d'excellents résultats. Les découvertes de Frederick suggèrent que lespersonnages de notre psychodrame ont des « personnalités » différentes. LeSystème1est impulsifet intuitif ; leSystème2estcapablederaisonner, ilestprudent, mais chez certains, il est également paresseux. On constate desdifférences qui y sont liées chez les individus : certains sont plus comme leurSystème 2 ; d'autres sont plus proches de leur Système 1. Ce test simple estdevenul'undesmeilleursmoyensdedétecterunespritparesseux.Ce sontKeithStanovich etRichardWest, son collaborateur de longuedate,

qui,lespremiers,ontutilisélesnotionsdeSystème1etSystème2(aujourd'hui,ils préfèrent parler de processus de Type 1 et de Type 2). Stanovich et ses

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collèguesontpassédesdécenniesàétudierlesdifférencesentrelesgenssurlegenre de problèmes qui nous intéressent dans ce livre. La question qu'ils ontposée, de diverses façons, est fondamentale : qu'est-ce qui fait que certainespersonnes sont plus susceptibles que d'autres de commettre des erreurs dejugement ? Stanovich a publié ses conclusions dans un ouvrage intituléRationality and the Reflective Mind (La Rationalité et l'esprit réflexif), quipropose une approche remarquablement audacieuse. Il établit une distinctionmarquante entre deux parties du Système 2 – en fait, c'est une distinction sitranchée qu'il parle « d'esprits » séparés. Un de ces esprits (l'espritalgorithmique,selon lui)gère lapensée lenteet lescalculsdifficiles.Certainespersonnes sont plus douées que d'autres pour ces tâches de gymnastiquecérébrale–cesontcesindividusquiexcellentlorsdestestsd'intelligenceetsontcapables de passer rapidement et efficacement d'une tâche à l'autre. Stanovichaffirmecependantqu'unegrandeintelligencen'immunisepaslesgenscontrelesbiais. C'est une autre capacité qui entre alors en jeu, qu'il définit comme larationalité.Unepersonne rationnellevueparStanovich ressembleàceque j'aidécritplustôtenutilisantleterme«engagé».Aucœurdesathéoriesetrouvel'idéequ'il fautdistinguer larationalitéde l'intelligence.Àsesyeux, lapenséesuperficielleou«paresseuse»estundéfautdel'espritréflexif,unefailledelarationalité.C'est une idée séduisante, qui interpelle.Pour l'étayer,Stanovich etsescollèguessesontaperçusque laquestionsur labatteet laballeetd'autresénigmesdumêmegenreétaientdemeilleurs indicateursdenotresusceptibilitéaux erreurs cognitives que d'autres moyens conventionnels de mesurerl'intelligence, comme les tests de QI. La distinction entre l'intelligence et larationalitépeut-elleouvrirlavoieàdenouvellesdécouvertes?Letempsnousledira…

*

Lecontrôleenbref

«Ellen'apaseudemalàseconcentrerpendantdesheuressursatâche.Elleétaitdansunétatdeflux.»«Auboutd'une longue journéede réunions, sonegoétait épuisé. Il adonc

optépourdesprocéduresstandardaulieuderéfléchirauproblème.»

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«Ilnes'estpasdonnélapeinedevérifiersicequ'ildisaittenaitdebout.SonSystème2est-iltoujoursparesseuxouétait-ilplusfatiguéqued'habitude?»«Malheureusement, elle a tendance àdire lapremière chosequi lui vient à

l'esprit.Elleaprobablementdumalàattendrelagratification.SonSystème2estfaible.»

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4

Lamachineassociative 37

Pour entamer votre exploration des mécanismes étonnants du Système 1,considérezlesmotssuivants:

Bananesvomi

Enuneoudeuxsecondes,ilvousestarrivébeaucoupdechoses.Vousavezvudes images et revécudesmoments désagréables.Vos traits se sont légèrementdéformésenuneexpressiondedégoût,etvousavezpeut-êtremêmeeuungestedereculimperceptiblevis-à-visdecelivre.Votrerythmecardiaqueaaugmenté,lespoilsdevosbrassesont légèrementhérissés,etvosglandessudoriparessesontactivées.Enbref,vousavezréagiaumotécœurantparuneversionatténuéede ce qui serait votre réaction face à l'événement lui-même. Tout cela a ététotalementautomatique,indépendantdevotrecontrôle38.Sans raisonparticulière, votre esprit a automatiquement établi une séquence

temporelleetunliendecauseàeffetentrelesmotsbananesetvomi,créantunscénario flou où les bananes étaient responsables dumalaise. Par conséquent,vousavezfaitl'expérienced'uneaversiontemporairepourlesbananes(nevousinquiétez pas, ça va passer). L'état de votre mémoire a changé sous d'autresaspects:vousêtesmaintenantinhabituellementprêtsàréagiràdesobjetsetdesconceptsassociésà«vomi»,commemalaise,puanteurounausée (maisaussigueule de bois ou indigestion), et à desmots associés à « bananes », commejauneetfruit,etpeut-êtrepommeetbaie.

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Deplus,votreSystème1aremarquélefaitquelajuxtapositiondesdeuxmotsétaitpeucommune;vousnel'avezprobablementjamaisrencontréeauparavant.Vousavezfaitl'expérienced'unelégèresurprise.Cettenuéecomplexederéactionss'estproduiterapidement,automatiquement

et sans effort.Vous ne l'avez pas voulu et vous n'avez pas pu l'empêcher.Lesévénements qui se sont déroulés quand vous avez vu cesmots sont dus à unprocessus appelé l'activation associative : des idées qui ont été évoquées endéclenchent beaucoup d'autres, dans une cascade exponentielle d'activitécérébrale. La caractéristique essentielle de cette succession complexed'événements mentaux est sa cohérence. Chaque élément est lié à un autre,soutient et renforce lesautres.Lemotévoquedes souvenirs,qui évoquentdesémotions,quiàleurtourévoquentdesexpressionsfacialesetd'autresréactions,commeunetensiongénéraleetunetendanceàl'évitement.L'expressionfacialeet le geste de recul intensifient les sentiments auxquels ils sont liés, et lessentiments eux aussi renforcent les idées afférentes. Tout cela se déroulerapidement et simultanément, débouchant sur une succession de réactionscognitives, émotionnellesetphysiquesà la foisdiverseset intégrées,dansunelogiqued'autorenforcement,ditedecohérenceassociative.En guère plus d'une seconde, vous avez accompli un exploit remarquable,

automatiquement et inconsciemment. À partir d'un événement complètementinattendu, votre Système 1 a donné autant de sens que possible à la situation– deuxmots simples, bizarrement juxtaposés– en reliant les termes dans unelogique causale ; il a évalué lamenacepossible (légère àmodérée) et crééuncontextepourdefutursdéveloppementsenvouspréparantàdesévénementsquidevenaient soudain plus probables ; il a également créé un contexte pourl'événementencoursenévaluantàquelpointilétaitsurprenant.Vousvousêtesretrouvéaussiinformésurlepasséetpréparéàl'avenirquepossible.Cequ'il y a d'étrange, dans cequi vous est arrivé, c'est que leSystème1 a

traité la simple conjonction de deux mots comme des représentations de laréalité. Votre organisme a réagi par une réplique atténuée d'une réaction àl'événementréel,etlaréactionémotionnelleetlereculphysiquesesontinscritsdansvotre interprétationde l'événement.Comme l'ont souligné les spécialistesdes sciences cognitives ces dernières années, la cognition est incarnée ; vouspensezavecvotrecorps39,passeulementavecvotrecerveau.Le mécanisme qui cause ces événements mentaux est connu depuis

longtemps:c'est l'associationd'idées.D'expérience,nouscomprenonstousquelesidéessesuiventdansnotreespritconscientd'unefaçonassezordonnée.Les

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philosophesbritanniquesdesXVIIeetXVIIIesièclessesontmisenquêtederèglescapables d'expliquer de telles séquences. Dans sonEnquête sur l'entendementhumain40,publiéeen1748,lephilosopheécossaisDavidHumearéduitàtroislenombredeprincipesdel'association:laressemblance,lacontiguïté(larelationdetempsetdelieu),etlacausalité.Depuisl'époquedeHume,notreconceptionde l'association a radicalement changé, mais ses trois principes restent quandmêmeunebonnebase.Jevaisadopterunevisionélargiedecequ'estuneidée.Ellepeutêtreconcrète

ou abstraite, et peut s'exprimer de bien des façons : en tant que verbe, nom,adjectif,ousouslaformed'unpoingfermé.Lespsychologuespensentauxidéescomme aux nœuds d'un réseau, dit mémoire associative, où chaque idée estrattachée à beaucoup d'autres.On trouve différents types de liens : les causessont liées à leurs effets (virus froid) ; des choses à leurs propriétés (citronjaune);auxcatégoriesauxquellesellesappartiennent(bananefruit).Unedenosavancées,parrapportàHume,tientàcequ'aujourd'hui,nousneconsidéronsplusquel'esprits'engagedansunesuccessiond'idéesconscientes,lesunesaprèslesautres.Danslavisionactuelledufonctionnementdelamémoireassociative,ilsepassebeaucoupde choses enmême temps.Une idée activéen'en évoqueplusseulementuneautre,maisplusieursqui,àleurtour,enactiventd'autres.Deplus,seules quelques-unes des idées activées seront enregistrées par la conscience ;l'essentiel du travail de la pensée associative est muet, dissimulé à notreconscience. L'idée que nous n'avons qu'un accès limité au fonctionnement denotreespritestdifficileàaccepterparceque,naturellement,elleestétrangèreànotre expérience,mais elle n'en est pasmoinsvraie : vous en savezbeaucoupmoinssurvous-mêmesquecequevousavezlesentimentdesavoir.

Lesmerveillesdel'amorçage

Commec'estsouventlecasenscience,lapremièregrandepercéedansnotrecompréhension du mécanisme de l'association fut le résultat de l'améliorationd'uneméthodedemesure.Ilyaencorequelquesdécennies,leseulmoyen,pourétudierlesassociationsd'idées,étaitdeposeràbeaucoupdegensdesquestionscomme:«Quelestlepremiermotquivousvientàl'espritquandvousentendezle mot JOUR ? » Les chercheurs comptabilisaient la fréquence des réponses,comme«nuit»,«soleil»ou«long».Danslesannées1980,lespsychologuesontdécouvertquel'expositionàunmotentraînaitdeschangementsimmédiatsetmesurables quant à la facilité avec laquelle plusieursmots liés pouvaient être

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évoqués. Si vous avez récemment vu ou entendu le mot MANGER, vous êtestemporairementplusàmêmedeconsidérer lemot incompletPA-NcommePAINquecommePAON.L'inverseseraitvraisic'étaitOISEAUquevousaviezvu justeavant. C'est ce que l'on appelle l'effet d'amorçage : l'idée deMANGER amorcel'idéedePAIN,etOISEAUamorcePAON41.Les effets d'amorçage prennent des formes diverses. Si vous avez l'idée de

MANGER à l'esprit en cemoment (que vous en soyez conscient ou non), vousserezcapabledereconnaîtreplusrapidementqued'habitudelemotPAINquandilest chuchoté ou écrit en caractères flous. Et, bien sûr, vous êtes amorcé nonseulementpour l'idéedepain,mais aussi pourunemultituded'idées liées à lanourriture,commefourchette,affamé,graisse,régimeetbiscuit.Si,lorsdevotretout dernier repas en date, vous étiez assis à une table bancale, vous serezégalement amorcé pour l'idée de bancal. De plus, les idées amorcées ont unecertainecapacitéàamorcerd'autresidéesencore,quoiqueavecmoinsdeforce.Commedesondesàlasurfaced'unétang,l'activations'étendàunepetitepartiedu vaste réseau de l'association d'idées. La cartographie de ces ondes estaujourd'hui l'un des domaines les plus passionnants de la recherche enpsychologie.Autre grand progrès dans notre compréhension de la mémoire, nous avons

découvertquel'amorçageneselimitepasàdesconceptsetàdesmots.Biensûr,votre expérience consciente nevouspermet pas de le savoir,mais vousdevezaccepterl'idéeétrangequevosactionsetvosémotionspeuventêtredéclenchéespardesévénementsdontvousn'êtesmêmepasconscient.Lorsd'uneexpériencequi est aussitôt devenue un classique, le psychologue John Bargh et sescollaborateursontdemandéàdesétudiantsdel'universitédeNewYork–pourlaplupartâgésdedix-huitàvingt-deuxans–decomposerdesphrasesdequatremots à partir d'une série de cinq (par exemple, « trouve il ça jauneinstantanément42 »). Pour un groupe d'étudiants, la moitié des phrases endésordre contenaient des mots associés à la vieillesse, commeFloride, oubli,chauve, gris, ridé. Quand ils avaient terminé leur exercice, les jeunes sujetsétaient envoyés participer à un nouveau test dans un bureau à l'autre bout ducouloir. Or, c'était ce bref déplacement qui était au centre de l'expérience.Discrètement, les chercheurs mesuraient le temps qu'il fallait aux gens pourpasserd'unboutducouloiràl'autre.Commel'avaitprévuBargh,lesjeunesquiavaient composéunephrase àpartir demots liés à la vieillesse sedéplaçaientnettementmoinsvitequelesautres.

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«L'effetFloride»impliquedeuxétapesdel'amorçage.Toutd'abord,lasériedemotsamorcedespenséessurlavieillesse,mêmesilemotvieuxn'estjamaiscité ;ensuite,cespenséesamorcentuncomportement,unedémarchelente,quiestassociéàlavieillesse.Toutcelaestinconscient.Quandonlesainterrogésparlasuite,aucundesétudiantsn'asignaléavoirremarquéquelesmotsavaientunthème commun, et tous ont soutenu que rien de ce qu'ils avaient fait après lapremière expérience n'avait pu être influencé par les mots qu'ils avaient vus.L'idée de la vieillesse n'avait pas atteint leur niveau de conscience,mais leursactions n'en avaient pas moins été modifiées. Ce remarquable phénomèned'amorçage–l'influencedel'idéesuruneaction–estconnusouslenomd'effetidéomoteur. Vous n'en étiez peut-être pas conscient, mais la lecture de ceparagraphe vous a amorcé vous aussi. Si vous aviez dû vous lever pour allerchercher un verre d'eau, vous auriez quitté votre siège un peumoins vite qued'habitude–àmoinsquevousnedétestiezlespersonnesâgées,auquelcas,seloncesrecherches,vousauriezpeut-êtreétéunpeuplusrapidequed'habitude!Lelienidéomoteurfonctionneégalementdansl'autresens.Uneétuderéalisée

dans une université allemande a été comme le reflet inversé de la premièreexpériencemenéeparBarghetsescollèguesàNewYork.Ilaétédemandéàdesétudiantsdemarcherdansunepiècependantcinqminutesaurythmede trentepas par minute, soit à peu près un tiers de leur vitesse normale. Après cettecourteexpérience,lesparticipantsreconnaissaientplusvitedesmotsassociésàlavieillesse,commeoubli,vieuxetsolitaire43.Leseffetsd'amorçageréciproqueonttendanceàproduireuneréactioncohérente:sivousêtesamorcépourpenseràlavieillesse,vousaureztendanceàvouscomportercommeunepersonneâgée,et le faitdevouscomportercommeunepersonneâgée renforceravospenséessurlavieillesse.Lesliensréciproquessontcourantsdanslapenséeassociative.Parexemple,le

faitd'êtreamuséatendanceàvousfairesourire,etlefaitdesourireatendanceàvousamuser.Prenezdoncuncrayonettenez-leentrevosdentspendantquelquessecondes,lagommeversvotredroiteetlapointeversvotregauche.Maintenant,tenez le crayon de façon à ce que la pointe soit dirigée droit devant vous enserrant vos lèvres autour de la gomme. Vous ne vous êtes probablement pasaperçuqu'unedesactionsaobligévotrevisageàfairelamouetandisquel'autrevous faisait sourire. Il a été demandé à des étudiants d'évaluer l'humour dedessinstirésdeL'UniversimpitoyabledeGaryLarsontoutentenantuncrayondansleurbouche44.Ceuxqui«souriaient»(sansenêtreconscients)onttrouvélesdessinsplusamusantsqueceuxà laboucheen«culdepoule».Dansune

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autreexpérience,ceuxdontlevisageétaitcontraintdefairelatête(enfronçantles sourcils) se sont dits davantage touchés par des images éprouvantes oucontrariantes–desenfantsmourantdefaim,desgensentraindesedisputer,desvictimesd'accidentdevoiture45.Desgestessimplesetbanalspeuventinconsciemmentinfluencernospensées

etnossentiments.Lorsd'unedémonstration,onademandéàdesgensd'écouterdesmessages dans de nouveaux casques46 . On leur a expliqué que le but del'expérienceétaitdetesterlaqualitédecesécouteurs,etqu'ilfallaitdoncqu'ilsbougentrégulièrementlatêteenquêtedelamoindredistorsionduson.Lamoitiéaétéinvitéeàhocherlatêtedehautenbas,l'autremoitiéàlasecouerdecôté.Lesmessagesqu'ilsécoutaientétaientdeschroniquesradiophoniques.Ceuxquihochaient la tête (geste d'assentiment) avaient tendance à accepter lemessagequ'ilsentendaient,maisceuxquisecouaientlatêteavaienttendanceàlerejeter.Làencore,toutcelaétaitinconscient,ilnes'agissaitqued'unlienhabituelentreuneattitudede rejet oud'acceptation et leurs expressionsphysiques courantes.Vousvoyezenquoi la recommandationd'agir«calmementetgentimentquelsque soient vos sentiments » est un excellent conseil : vous serez sans douterécompenséenagissantaveccalmeetgentillesse.

Cetétrangerquiestennous

Les études sur les effets d'amorçage ont abouti à des découvertes quimenacent l'image que nous avons de nous en tant qu'auteurs conscients etautonomes de nos jugements et de nos choix. Ainsi, la plupart d'entre nousconsidèrent le vote comme un acte délibéré, reflet de nos valeurs et de notreévaluation d'une politique, qui ne subit pas l'influence de paramètres annexes.Parexemple,notrevotenedevraitpasêtreaffectéparl'emplacementd'unbureaudevote,etpourtant,c'estlecas.Uneétudedescomportementsélectorauxdanscertaines circonscriptions d'Arizona en 2000 a montré que le soutien à desprojets d'augmentation du financement des écoles était nettement supérieurquandlebureaudevoteétaitinstallédansuneécole47 .Uneautreexpériencearévéléqu'enexposantlesgensàdesimagesdesallesdeclasseetdecasiers,onaccroissait également la tendance des participants à soutenir une initiativefavorableauxétablissementsscolaires.L'effetdecesimagesétaitplusimportantque la différence entre les électeurs parents et les autres ! L'analyse del'amorçage a évolué depuis les premières expériences où évoquer la vieillesse

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devantdessujetslesfaisaitmarcherpluslentement.Noussavonsdésormaisqueleseffetsdel'amorçagepeuventaffectertouslessecteursdenotrevie.Tout ce qui a trait à l'argent provoque des effets singuliers. Lors d'une

expérience,onamontréauxparticipantsunelistedecinqmotsàpartirdesquelsilsdevaientcréerunephrasedequatremotsparlantd'argent(«bienunemploibureau payé » devenait « un emploi bien payé »).D'autres amorçages étaientplussubtils,commelaprésenced'unobjetsansrapportavecl'expérience,maislié à l'argent, comme une pile de billets de Monopoly sur une table, ou unordinateurdontl'économiseurd'écranreprésentaitdesbilletsdeundollarflottantsurl'eau.Les gens amorcés par l'argent deviennent plus indépendants qu'ils ne le

seraientsanscedéclencheurassociatif48 . Ils tenaientdeuxfoisplus longtempspour tenter de résoudre un problème très complexe avant d'appelerl'expérimentateuràl'aide–parfaitedémonstrationd'uneplusgrandeautonomie.Ilssontégalementpluségoïstes:ilsétaientbeaucoupmoinsdisposésàconsacrerdu tempsàaiderunautreétudiantquiprétendaitnepascomprendreune tâcheexpérimentale.Quandunexpérimentateurafaittomberdescrayonsparterre,lesparticipants ayant (inconsciemment) l'argent à l'esprit en ont ramassé moins.Dans une autre expérience de cette série, il a été annoncé aux sujets qu'ilsdevraientbientôtdiscuteravecunepersonnequ'ilsneconnaissaientpas.Illeuraalorsétédemandéd'installerdeuxchaises, le tempsque l'expérimentateuraillecherchercettepersonne.Lesparticipantsamorcésparl'argentpréféraientsetenirbeaucoupplusloindel'inconnuqueceuxquin'avaientpasl'argententête(118centimètres,plutôtque80).Lesétudiantsamorcéspar l'argentavaientenoutretendanceàpréférerêtreseuls.Le thème général de ces découvertes est que l'idée de l'argent déclenche

l'individualisme : une répugnance à s'impliquer avec des tiers, à dépendred'autruiouàaccepterlesexigencesdesautres.KathleenVohs,lapsychologueàl'origine de ces recherches remarquables, a fait preuve d'une retenue louablequandils'estagidediscuterdesimplicationsdesesdécouvertes.Ellealaissécesoin à ses lecteurs. Les répercussions de ses expériences sont pourtant d'unegrande profondeur – le fait de vivre dans une culture qui nous environne desymboles liés à l'argent pourrait bien façonner notre comportement et nosattitudes d'unemanière que nous ignorons et dont il n'y a pas lieu d'être fier.Certaines cultures fournissent des symboles récurrents du respect, d'autresrappellent constamment à leurs membres la présence de Dieu, et certainessociétés déclenchent l'obéissance grâce à de gigantesques affiches du Cher

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Dirigeant.Peut-ondouterque lesportraitsomniprésentsduchefde l'Étatdanslessociétésdictatorialesnonseulementdonnentl'impressionque«BigBrothervous surveille », mais entraînent en outre une véritable diminution de laréflexionspontanéeetdel'actionindépendante?Àenjugerparlesétudessurl'amorçage,lefaitderappelerleurmortalitéaux

gens accroît l'attrait des idées autoritaristes, qui peuvent alors se révélerrassurantes49.D'autresexpériencesontconfirmélesidéesfreudiennessurlerôledessymbolesetdesmétaphoresdanslesassociationsinconscientes.Prenonsparexemple ces mots incomplets ambigus, L---R et S---N. Les gens à qui l'on ademandépeuavantdeseremémoreruneactiondontilsavaienthonteserontplussusceptiblesdecompléterlestermestronquésparLAVERetSAVONqueparLOUERetSALON.Deplus,lesimplefaitdepenseràpoignarderuncollèguedansledosfaitque lesgens serontplusenclinsàacheterdu savon,dudésinfectantoududétergentquedespiles,du jusdefruitsoudesbonbons.Lesentimentquesonâmeest souilléedéclencheapparemment ledésirde sepurifier, une impulsionsurnommée«l'effetLadyMacbeth50».Lapurificationconcernedirectementlespartiesducorpsimpliquéesdansun

péchéparticulier.Lessujetsd'uneexpérienceontainsiétéinvitésà«mentir»àune personne imaginaire, soit au téléphone, soit par courriel. Lors du testconsécutif, visant à mesurer l'attrait sur eux de divers produits, les gens quiavaient menti au téléphone préféraient le bain de bouche au savon, ceux quiavaientmentiparcourrierélectroniquepréférantlesavonaubaindebouche51.Quand je décris les études sur l'amorçage, le public a souvent une réaction

incrédule.Celan'ariend'étonnant : leSystème2croitquec'est luiquiestauxcommandes et qu'il connaît les raisons de ses choix. Des questions doiventprobablementvousveniràl'espritàvousaussi:commentest-ilpossiblequedesmanipulations aussiprimairesducontexte aientun impact aussi énorme?Cesexpériences démontrent-elles que nous sommes totalement à la merci desamorces, quelles qu'elles soient, que nous fournit notre environnement àn'importe quel moment ? Bien sûr que non. Les effets des amorces sontpuissants,maispasforcémentétendus.Surcentélecteurs,seulsquelquesindécisvoterontdifféremment surunequestion liée à l'école si leurbureaudevote setrouvedansunétablissementscolaireplutôtquedansunédificereligieux–maisquelquespointssuffisentparfoisàfairebasculeruneélection.Cela dit, sachez qu'en la matière, l'incrédulité n'est pas envisageable. Ces

résultats ne sont pas des inventions, non plus que des anomalies statistiques.Vousn'avezd'autreschoixqued'admettrelajustessedesprincipalesconclusions

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decesétudes.Surtout,vousdevezaccepterqu'ellessontvalablespourvous.Sivousaviezétéexposéàunéconomiseurd'écranpleindedollarsflottants,vousaussiseriezsusceptibled'avoirrechignéàaideruninconnumaladroitàramassersescrayons.Vouscroyezquecesrésultatsnes'appliquentpasàvousparcequ'ilsne correspondent à rien dans votre expérience subjective.Or cette dernière secompose essentiellement des histoires que vous raconte votre Système 2. Lesphénomènesd'amorçagesedéroulentdansleSystème1,etvousn'yavezaucunaccèsconscient.Pourconclure,voiciunparfaitexempled'effetd'amorçage.L'expérienceaété

menée dans la cuisine d'un département universitaire, en Grande-Bretagne52 .Pendantdesannées, lesmembresdecedépartementpayaientpour le théou lecafé qu'ils consommaient pendant la journée en déposant l'argent dû dans uneboîte. Le système s'appuyait sur l'honnêteté des gens et le respect des prixsuggérés.Unjour,sansavertissementniexplication,uneimageaétéaffichéeàcôtédelalistedeprix.Dixsemainesdurant,unenouvelleimageaétéplacéelàchaque semaine, soit des fleurs, soit deux yeux qui donnaient l'impression defixerdirectementl'observateur.Iln'yapaseudecommentairessurcesnouvellesdécorations, mais les contributions déposées dans la boîte ont, quant à elles,considérablementchangé,commelemontrelafigure4.

Figure4

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La première semaine de l'expérience (représentée tout en bas de la figure),deuxyeuxécarquillésfixentlesbuveursdethéoudecafé,dontlacontributionmoyenneestde70penceparlitredelait.Ladeuxièmesemaine,l'imagemontredes fleurs, et la contribution moyenne baisse de 15 pence. La tendance sepoursuit. En moyenne, les utilisateurs de la cuisine déposaient des sommespresquetroisfoisplusimportantesles«semainesdesyeux»queles«semainesdes fleurs ». Il est évident que le rappel purement symbolique du fait d'êtreregardépoussaitlesgensàmieuxsecomporter.Commel'onpouvaits'yattendre,l'effetenestparfaitementinconscient.Pensez-vouspouvoirêtreinfluencédelasorte?Ilyaquelquesannées,lepsychologueTimothyWilsonaécritunlivreautitre

évocateur : Strangers to Ourselves (Étrangers à nous-mêmes53 ). Vous venezd'êtreprésentéàcetétrangerquiestenvous,quicontrôlepeut-êtreunegrandepartiedecequevousfaites,bienquevousvousenrendiezrarementcompte.LeSystème1fournitlesimpressionsquisetransformentsouventenconvictions,etest lasourcedes impulsionsqui,souvent,deviennentvoschoixetvosactes.Iloffreuneinterprétationtacitedecequivousarriveetdecequisepasseautourde vous, rattachant le présent au passé récent et à ce que vous attendez del'avenir proche. Il recèle le modèle du monde qui détermine votre évaluationinstantanéedesévénements,lesjugeantnormauxousurprenants.Ilestlasourcedevosjugementsintuitifs,rapidesetsouventprécis.Etilfaitpresquetoutcelasansquevoussoyezactivementconscientdecesagissements.LeSystème1estparconséquent,commenousallonslevoirdansleschapitressuivants,àl'originedebonnombredeserreurssystématiquesdansvosintuitions.

*

L'amorçageenbref

«Lavuedetouscesgensenuniformen'amorcepaslacréativité.»«Lemonde n'est pas aussi logique que vous le pensez. Sa cohérence vient

essentiellementdelafaçonqu'avotreespritdefonctionner.»«Ilsétaientamorcéspourtrouverdesdéfauts,etc'estexactementcequ'ilsont

trouvé.»«SonSystème1a construitunehistoire, et sonSystème2 l'a cru.Çanous

arriveàtous.»

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«Jemesuisobligéeàsourire,etenfait,jemesensmieux!»

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5

L'aisancecognitive

Quandvousêtesconscient,etpeut-êtremêmequandvousnel'êtespas,votrecerveauestlethéâtredemultiplescalculs,quientretiennentetmettentàjourlesréponsesconstantesàplusieursquestionscruciales :est-ilentraindesepasserquelquechosedenouveau?Ya-t-ilunemenace?Leschosesvont-ellesbien?Devrais-jeréorientermonattention?Faut-ilquejeconsacredavantaged'effortàcettetâche?Imaginezunpostedepilotage,avecunesériedecadransindiquantles valeurs momentanées de ces variables essentielles. Les évaluations sonteffectuées automatiquement par leSystème1, et une de leurs fonctions est dedéterminer s'il est nécessaire que le Système 2 entreprenne des effortssupplémentaires.Undescadransmesurel'aisancecognitive,suruneéchelleallantde«Facile»

à « Tendu »54 . Facile est le signe que tout va bien – pas de menace, pasd'informationimportante,iln'estdoncpasnécessairederéorienterl'attentionnide mobiliser un effort. Tendu est la preuve qu'il y a un problème, lequel varequérir une mobilisation croissante du Système 2. La tension cognitive estaffectéeàlafoisparleniveaud'effortencoursetparl'existencedesollicitationsencoresansréponse.L'étonnant,c'estquelecadranuniquedel'aisancecognitiveest rattaché à un vaste réseau de diverses entrées et sorties, comme vousl'expliquelafigure555.Celle-ci suggère qu'une phrase imprimée dans une police claire, qui a été

répétéeouamorcée,seragénéralementtraitéeavecaisancecognitive.Écouterunintervenantalorsquevousêtesdebonnehumeur,ou teniruncrayonentrevosdents en mimant un « sourire » entraîne une aisance cognitive. Inversement,vousconnaissezunetensioncognitivequandvouslisezdesinstructionsrédigées

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encaractèrespeu lisibles,d'unecouleurpâleoudansun langagecomplexe,ouencorequandvousêtesdemauvaisehumeur, etmêmequandvous froncez lessourcils.

Figure5.Causesetconséquencesdel'aisancecognitive

Les diverses causes de l'aisance ou de la tension ont des effetsinterchangeables. Quand vous vous trouvez dans un état d'aisance cognitive,vousêtesprobablementdebonnehumeur,vousaimezcequevousvoyez,vouscroyezcequevousentendez,vous faitesconfianceàvos intuitions, et avez lesentimentquelasituationquevousvivezestd'uneconfortablefamiliarité.Vousaurez aussi vraisemblablement tendance à être décontracté et superficiel dansvotre façon de penser. Quand vous vous sentez tendu, vous aurez davantagetendanceàvousmontrervigilantetméfiant,investirezdavantaged'effortdanscequevousfaites,voussentirezmoinsàl'aiseetcommettrezmoinsd'erreurs,maisvousserezégalementmoinsintuitifetmoinscréatifqued'habitude.

Lesillusionsdusouvenir

Lemotillusionévoquel'idéed'illusiond'optique,parcequenousconnaissonstous ces images trompeuses. Mais les illusions ne sont pas cantonnées audomainedelavision;lamémoireaussiyestsujette,toutcommelapensée,demanièreplusgénérale.David Stenbill, Monica Bigoutski, Shana Tirana. Des noms que je viens

d'inventer à l'instant. Si vous les croisez dans les prochaines minutes, voussaurezsansdouteoùvouslesavezvus.Voussavez,etsaurezpendantuncertaintemps, qu'il ne s'agit pas des noms de vagues célébrités.Mais supposons que,d'ici quelques jours, on vousmontre une longue liste de noms, parmi lesquelsceuxdecélébritésdesecondrangetceuxdepersonnesdontvousn'avezjamaisentendu parler ; vous aurez pour mission de vérifier les noms des célébritésprésentes sur la liste. Il est fort probable que vous considériez alors David

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Stenbillcommequelqu'undeconnu,bienquevousnesoyez(évidemment)pasenmesure de dire si vous avez croisé son nom en rapport avec le cinéma, lesport ou la politique. Larry Jacoby, le psychologue qui a démontré pour lapremièrefoisl'existencedecetteillusionmémorielleenlaboratoire,avaitintituléson article « Célèbre du jour au lendemain56 ». Quel en est le mécanisme ?Commencezparvousdemandercommentvoussavezquequelqu'unestounoncélèbre.Danslecasdepersonneseffectivementcélèbres(oudecélébritésdansundomainequivousintéresse),vousdisposezd'unfichiermentalcontenantuneprofusion d'informations sur une personne – comme Albert Einstein, Bono,HillaryClinton.Maissi,dansquelquesjours,voustombezsurlenomdeDavidStenbill, vous n'aurez aucun fichier sur lui. Tout ce que vous aurez, c'est uneimpressiondefamiliarité–vousavezvusonnomquelquepart.Jacoby a formulé le problème avec élégance57 : « L'expérience de la

familiaritéauncôté“passé”simplemaisconvaincantquisembleindiquerqu'ils'agit du reflet direct d'une expérience antérieure. » Ce côté passé est uneillusion.En réalité, commeJacobyetbeaucoupde ses adeptes l'ontmontré, lenom deDavid Stenbill vous paraîtra familier quand vous le verrez parce quevousleverrezplusclairement.Desmotsquevousavezdéjàvussontplusfacilesàrevoir–vouslesidentifiezmieuxqued'autresmotsquandonvouslesmontrebrièvement ou qu'on les masque par des bruits, et vous les lirez plus vite (àquelques centièmes de seconde près) que d'autres. En bref, vous faitesl'expérienced'uneplusgrandeaisancecognitiveenpercevantunmotquevousavez déjà vu auparavant, et c'est cette sensation de facilité qui vous donnel'impressiondefamiliarité.Lafigure5proposeunbonmoyendetestercephénomène.Choisissezunmot

complètementnouveau,rendez-lepluslisiblequed'autressuruneliste,etilseraplussusceptibledeprendrecettecouleur«passée».Eneffet,unmotnouveauseraplusàmêmed'êtrereconnucommefamiliersionl'amorceinconsciemmentenlemontrantpendantquelquesmillisecondesavantletest,ous'ilestindiquédefaçonpluscontrastéequed'autresmotsdelaliste.Celienfonctionneégalementdansl'autresens.Certainsmotssontextrêmementflous,d'autresmoins,etvotretâche est d'identifier ceux qui apparaissent plus clairement. Unmot que vousavezcroisérécemmentvoussembleraplusnetquedesmotsdontvousn'êtespasfamilier.Commelemontre lafigure5, lesdiversesfaçonsdesusciter l'aisanceoula tensioncognitivesont interchangeables,vousnesavezpeut-êtrepasavecprécision ce qui fait que certaines choses sont aisées ou difficiles sur le plancognitif.C'estcequiengendrel'illusiondelafamiliarité.

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Lesillusionsdevérité

«NewYorkestunegrandevilledesÉtats-Unis.»«LaLunetourneautourdelaTerre. » «Une poule a quatre pattes. »Dans chacun de ces cas, vous avezrapidementrécupéréunegrandequantitéd'informations.Dèsquevouslesavezlues, vous avez su que les deux premières affirmations étaient vraies, et latroisième fausse. Remarquez cependant que la phrase « Une poule a troispattes»estplusostensiblementerronéeque«Unepouleaquatrepattes».Vosmécanismesassociatifsralentissent le jugementquevousportezsur ladernièrephrase, en vous rappelant que beaucoup d'animaux ont effectivement quatrepattes, etpeut-êtreaussique les supermarchésvendentdespattesdepoulet enpaquets de quatre. Le Système 2 est intervenu pour trier ces informations, etpeut-êtres'est-ildemandésilapropositionsurNewYorkn'étaitpastropfacile,ous'ilnefallaitpasvérifierlesensduverbe«tourner».Souvenez-vous du temps où vous passiez le code. Est-il vrai qu'il faut un

permis spécial pour conduire un véhicule de plus de trois tonnes ? Peut-êtrel'avez-vousapprisavecbeaucoupdesérieux,aupointquevousavezencoreentête la page contenant la réponse, ainsi que la logique qui la sous-tendait. Cen'étaitpasmoncas,entoutcas,quandj'aidûpasserlecodeàmoninstallationdansunnouvelÉtat.J'avaistendanceàlirelemanueld'unetraite,puisàcroiserles doigts. Conduisant depuis longtemps déjà, je connaissais forcément uncertain nombre de réponses. Mais parfois, aucune réponse ne me venaitnaturellement,puisquejenedisposaisalorsquedemonaisancecognitive.Silaréponse me paraissait familière, je partais du principe que ce devait être labonne. Quand elle me semblait nouvelle (ou beaucoup trop tirée par lescheveux),jelarejetais.L'impressiondefamiliaritéestproduiteparleSystème1,et leSystème2s'appuiesurcette impressionpour rendreun jugement,bonoumauvais58.La figure 5 nous enseigne que des illusions prévisibles surviennent

inévitablementsil'onprendunedécisionensefondantsuruneimpressionliéeàl'aisance ou à la tension cognitive. Par ailleurs, tout ce qui peut faciliter lefonctionnement sans heurt de la mécanique associative compromettra lejugement. La répétition fréquente est un moyen fiable d'amener les gens àaccepterdesmensonges,car iln'estpasfacilededistinguer lafamiliaritéde lavérité.Lesinstitutionsautoritairesetlesspécialistesdumarketingl'onttoujourssu.Maiscesontlespsychologuesquiontdécouvertqu'iln'estpasnécessairederépéterunedéclarationdanssonintégralitépourqu'ellesemblevraie.Lesgens

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systématiquementexposésàl'expression«latempératureducorpsd'unpoulet»sont plus susceptibles de considérer comme juste la déclaration selon laquelle« la température du corps d'un poulet est de 144 degrés » (ou n'importe quelautre chiffre arbitraire)59 . La familiarité d'une partie de la déclaration suffit àconférer une impression de familiarité, et par conséquent de véracité, àl'ensemblede laproposition.Sivousnevous souvenezpasde la sourced'unedéclaration,etn'avezaucunmoyendelarelieràd'autreschosesquevoussavez,vousn'avezd'autrechoixquedelaisseragirvotreaisancecognitive.

Commentécrireunmessagepersuasif

Imaginezquevousdeviezrédigerunmessagedontlateneurdoitêtrecrueparlesdestinataires.Évidemment, votremessage seravrai,mais celane suffit pastoujours à convaincre les gens. Il est parfaitement légitime que vous vousefforciezde jouersur l'aisancecognitive.L'analysedes illusionsdevéritépeutvoussuggérerdessolutionspouryparvenir.Sachantque toutcequevouspourrezfairepour réduire la tensioncognitive

vousaidera,ilfautavanttoutmettrel'accentsurlalisibilité.Comparezcesdeuxaffirmations:

AdolfHitlerestnéen1892.AdolfHitlerestnéen1887.

Lesdeuxsontfausses(Hitlerestnéen1889),maislesexpériencesontmontréque la première était plus susceptible d'être crue. Un autre conseil : si votremessage est destiné à être imprimé, utilisez du papier de grande qualité pouroptimiser le contraste entre les caractères et le fond. Si vous utilisez de lacouleur,onvouscroiraplussûrementsivotre texteest impriméenbleuouenrougevifqu'enteintesplusneutrescommelevert,lejauneoulebleupâle.Sivous tenezàêtreconsidérécommecrédibleet intelligent,n'usezpasd'un

langagecompliquélàoùdesmotssimplesferontl'affaire.DannyOppenheimer,moncollèguedePrinceton,aainsiréfutéunmythecourantchezlesétudiantsausujetduvocabulairequi impressionnait leplus lesprofesseurs.Dansunarticleintitulé «Conséquences de la langue érudite utilisée sans nécessité : lesmotslongsemployésàtortetleursproblèmes»,ilaprouvéquelefaitdecoucherpar

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écritdesidéesfamilièresdansunelangueprétentieuseétaitvucommelesigned'unmanqued'intelligenceetdecrédibilité60.Recherchez la simplicité, mais veillez aussi à rendre votre message

mémorable.Sipossible,mettezvosidéesenvers;ellesaurontplusdechancesd'êtreacceptéescommedesvérités.Dansuneexpériencesouventcitée, ilaétédemandéauxparticipantsdeliredesaphorismespeucourantscomme:

Lesennemisdemesamissontmesennemis.Petitàpetit,l'oiseaufaitsonnid.Fauteavouéeestàmoitiépardonnée.

D'autresétudiantsdevaientlirelesmêmesproverbes,privésdeleursrimes:

Lesadversairesdemesprochessontmesennemis.Peuàpeu,l'oiseaufaitsonnid.Fauteadmiseestàmoitiépardonnée.

Lesaphorismesétaient jugésplus justesquand ils rimaientquequand ilsnerimaientpas61.Enfin,sivouscitezunesource,arrangez-vouspourquesonnomsoitfacileà

prononcer. Dans une expérience, on a demandé aux cobayes d'évaluer lesperspectivesdesociétés turquesfictivesens'appuyantsur les rapportsdedeuxcabinets de courtiers62 . L'un des deux avait un nom facile à prononcer (parexempleArtan)etl'autreunnommoinsheureux(commeTaahhut).Parfois,leursrapports étaient contradictoires. Les participants auraient dû soigneusementétudierlecontenudesrapports,maiscen'estpascequ'ilsontfait.Ilsontaccordébeaucoupplusdecréditaurapportd'Artanqu'àceluideTaahhut.N'oubliezpasque le Système 2 est fainéant et que l'effort mental est rébarbatif. Lesdestinatairesdevotremessages'efforceront,danslamesuredupossible,d'évitertoutcequipeutleursuggéreruneffort,ycomprisunesourceaunomcompliqué.Cesontlàdebonsconseils,maisnenousemportonspas.Lepapierdegrande

qualité,lescouleursvives,lesrimesoulasimplicitélangagièrenevousservirontpasàgrand-chosesivotremessageestmanifestementabsurde,ous'ilcontreditdesfaitsquevosdestinatairessaventêtrevrais.Lespsychologuesquiselivrentà

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cesexpériencesnepensentpasque lesgenssont idiotsoud'unecrédulitésansborne. Ce qu'ils pensent, en revanche, c'est que nous vivons tous une grandepartie de nos vies guidés par les impressions du Système 1 – et que, biensouvent,nousneconnaissonspaslasourcedecesimpressions.Commentsavoirsiunedéclarationestvraie?Sielleestsolidementrattachée,par la logiqueoupar l'association, à d'autres croyances ou préférences que vous partagez, ou siellevientd'unesourcequevousaimezetenlaquellevousavezconfiance,vouséprouverez un sentiment d'aisance cognitive. L'ennui, c'est que ce sentimentd'aisancepeutavoird'autrescauses–ycomprislaqualitédelapolicechoisieoulerythmeséduisantdelaprose–orvousnedisposezd'aucunmoyensimplederemonter à la source de ce sentiment. C'est le message de la figure 5 : lasensationd'aisanceoude tension adesoriginesmultiples, et il est difficile deparvenir à les distinguer. Difficile, mais pas impossible. Les gens peuventsurmontercertainsdesfacteurssuperficielsquiproduisentlesillusionsdevéritéquand ils sont fortement motivés en ce sens. Mais la plupart du temps, leSystème2,paresseux,secontenterad'accepter lessuggestionsduSystème1etluiemboîteralepas.

Tensioneteffort

Lasymétriedenombreusesconnexionsassociativesestunthèmedominantdudébatsur lacohérenceassociative.Commenous l'avonsvuplushaut, lesgensquel'onfait«sourire»enleurdemandantdeserreruncrayonentrelesdents,ouque l'on fait « bouder » en leur demandant demaintenir une bille entre leurssourcilsfroncésauronttendanceàéprouverlesémotionsnormalementassociéesà lamoueet au sourire.On retrouvecet autorenforcement réciproquedans lesétudes sur l'aisance cognitive. D'un côté, on fait l'expérience de la tensioncognitive quand le Système 2 s'engage dans un fonctionnement délibéré. Del'autre, l'expérience de la tension cognitive, quelle qu'en soit la source, atendanceàmobiliser leSystème2,modifiant l'approchedesgensvis-à-visdesproblèmes en les faisant passer d'un mode intuitif décontracté à un modeanalytiqueplusdélibéré63.Nousavonsévoquéplushautleproblèmedelabatteetdelaballecommeun

moyendetester la tendancedesgensàrépondreauxquestionspar lapremièreidée qui leur vient à l'esprit, sans la vérifier. Le Test de réflexion cognitive(TRC) de Shane Frederick se compose de ce problème accompagné de deux

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autres, tous trois sélectionnés parce qu'ils suscitent une réponse intuitiveimmédiatemaisincorrecte.LesdeuxautresélémentsduTRCsontlessuivants:

S'il faut à 5machines 5minutes pour fabriquer 5 gadgets, combien detempsfaudra-t-ilà100machinespourfabriquer100gadgets?100minutesou5minutes?Dansunlacsetrouveunbancdenénuphars.Chaquejour,lebancdouble

en superficie. S'il lui faut 48 jours pour couvrir toute la surface du lac,combienluienfaudra-t-ilpourenrecouvrirlamoitié?24joursou47jours?

Les bonnes réponses se trouvent en note de bas de page2 . LesexpérimentateursontsoumisquaranteétudiantsdePrincetonauTRC.Lamoitiéd'entre eux ont lu ces énigmes rédigées en petits caractères gris pâle. Lesénigmesétaientlisibles,maislescaractèresprovoquaientunetensioncognitive.Le résultat est sans détour : 90 % de ceux qui ont lu le TRC en caractèresnormaux ont commis aumoins une erreur durant le test,mais ce chiffre n'estplus que de 35 % avec la police à peine lisible. Oui, vous avez bien lu, lesrésultats étaient meilleurs avec les caractères de mauvaise qualité. La tensioncognitive, quelle qu'en soit la source, mobilise le Système 2, qui est plussusceptiblederejeterlaréponseintuitivesuggéréeparleSystème1.

Leplaisirdel'aisancecognitive

Unarticleintitulé«MindatEasePutsaSmileontheFace»(Àespritheureuxvisagesouriant),décrit l'expériencesuivante :onmontredes imagesd'objetsàdes sujets pendant un court laps de temps64 . Certaines de ces images sontrendues plus facilement identifiables par la présentation de la silhouette del'objet justeavantquesonimagecomplètenesoitmontrée,maissibrièvementquelessilhouettesnesontjamaisremarquées.Lesréactionsémotionnellessontmesurées par l'enregistrement des impulsions électriques desmuscles faciaux,des changements d'expression trop infimes et trop rapides pour être détectés àl'œil nu. Comme l'on pouvait s'y attendre, les gens ébauchaient un sourire etarboraientdesexpressionsplusdétenduesquandlesimagesétaientplusfacilesà

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voir. L'aisance cognitive est associée à des sensations plaisantes, ce qui estapparemmentunecaractéristiqueduSystème1.Demême, lesmots facilesàprononcer induisentuneattitude favorable.Les

sociétés dont le nom est simple affichent de meilleures performances qued'autreslorsdelapremièresemainedeleurentréeenBourse,bienqueceteffets'atténue avec le temps.Les actionsKARouLUNMOOpar exemple écrasentcellesaffubléesd'appellationsimprobablescommePXGouRDO–etilsemblequ'ellesconserventdurablementunlégeravantage65.Mêmesrésultatspouruneétude menée en Suisse : d'après les investisseurs, les actions avec des nomsfluidescommeEmmi,SwissfirstetCometafficherontdesrésultatssupérieursàceuxdemarquesauxnomsmaladroitscommeGeberitetYpsomed66.Comme nous l'avons vu dans la figure 5, la répétition provoque l'aisance

cognitiveetunesensation réconfortantede familiarité.LecélèbrepsychologueRobertZajoncaconsacréunegrandepartiedesacarrièreàétudierlelienentrela répétition d'un stimulus arbitraire et l'affection superficielle qu'elle finit parentraîner chez les gens. Zajonc l'a baptisé l'effet de simple exposition67. Unedémonstration, effectuée à l'aide des journaux estudiantins de l'université duMichigan et de l'université d'État du Michigan, est une de mes expériencesfavorites68 . Pendant quelques semaines, un encadré de type publicitaire a étépublié en première page de ces journaux. Il contenait l'un ou l'autre desmotssuivants,turcsousonnantcommeduturc:kadirga,saricik,biwonjni,nansomaet iktitaf. La fréquence de répétition de cesmots variait : un desmots ne futpubliéqu'unefois,lesautresparaissantàdeux,cinq,dix,ouvingt-cinqreprises.(Ceuxquiapparaissaientleplussouventdansundesjournauxétaientlesmoinsfréquentsdans l'autrepublication.)Aucuneexplicationn'était fournie,etquandleslecteurss'enenquéraient,illeurétaitréponduque«l'acheteurdecetespacetientàresteranonyme».Quand la mystérieuse série de publicités prit fin, les expérimentateurs

diffusèrent des questionnaires sur les campus afin de savoir si, aux yeux deslecteurs, chacun de cesmots correspondait à « quelque chose de “bon” ou de“mauvais”».Lesrésultatsfurentspectaculaires:lesmotsquiavaientétépubliésleplussouventétaientjugésbeaucoupplusfavorablementqueceuxquin'avaientété montrés qu'une ou deux fois. Cette découverte a été confirmée par demultiplesexpériences,quecesoitavecdesidéogrammeschinois,desvisagesoudespolygoneschoisisauhasard.L'effet de simple exposition ne dépend pas de l'expérience consciente de la

familiarité.Enfait,iln'aabsolumentrienàvoiraveclaconscience:ilseproduit

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même si les mots ou les images répétés sont montrés si rapidement que lesobservateursnesaventjamaisqu'ilslesontvus.Ilsn'enfinissentpasmoinsparaimerlesmotsoulesimagesqu'onleurauramontrésleplussouvent.IldevientdoncévidentqueleSystème1peutréagiràdesimpressionsd'événementsdontleSystème2estinconscient.Àvraidire,l'effetdesimpleexpositionestplusfortpourlesstimuliquel'individunevoitjamaisconsciemment69.Zajongaffirmaitquel'effetderépétitionsurl'affectionétaitunfaitbiologique

essentiel, et qu'il concernait tous les animaux. Pour survivre dans un mondesouvent dangereux, un organisme devrait réagir prudemment à un stimulusinédit, par le repli et lapeur.Lesperspectivesde survied'unanimalquine seméfiepasde lanouveauté semblent compromises.Toutefois, si le stimulusesteffectivementsansdanger,ilestdanslalogiquedel'adaptationquelaprudenced'origine se dissipe. L'effet de simple exposition se produit, soutenait Zajonc,parcequel'expositionrépétéed'unstimulusnedébouchesurriendenéfaste.Untelstimulusfinirapardevenirunsignedesécurité,orlasécuritéestunebonnechose.Ilestclairquecetargumentnesecantonnepasaugenrehumain.Pourleprouver,undescollèguesdeZajoncexposadeux sériesd'œufsdepouleàdessonsdifférents.Unefoiséclos,lespoussinsémettaientsystématiquementmoinsd'appelsdedétressequandilsreconnaissaientlesonqu'ilsavaiententendudansleurcoquille70.Zajoncrésumasonprogrammederechercheendestermeséloquents:

L'expositionrépétéeàunstimulusestprofitableàl'organismedanssesrelationsavecsonenvironnementaniméetinaniméimmédiat.Ellepermetàl'organismededistinguerlesobjetsetleshabitatsquisontsûrsdeceuxquinelesontpas,etelleconstituelabaselaplusprimitive des liens sociaux. Par conséquent, elle est à la base de l'organisation et de lacohésionsociale–elleestlasourcefondamentaledelastabilitépsychologiqueetsociale71.

Le lien entre l'émotion positive et l'aisance cognitive dans le Système 1remonteàfortloinentermesd'évolution.

Aisance,humeuretintuition

Audébutdesannées1960,unjeunepsychologuedunomdeSarnoffMednickcrut avoir identifié l'essence de la créativité. Son idée était aussi simple queséduisante : la créativité est une mémoire associative qui fonctionneexceptionnellement bien. Il inventa un test, dit Test d'association à distance(TAD),encorefréquemmentutilisédanslesétudessurlacréativité.

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Prenonsunexemplefacile,aveclestroismotssuivants:

fermeSuissegâteau

Quelmotestassociéàcestroissubstantifsàlafois?Vousavezprobablementtrouvélaréponse:fromage.Maintenant,intéressons-nousàcequisuit:

parachutelumièrefusée

Ce problème-là est beaucoup plus difficile, et il n'y a qu'une seule réponsecorrecte, quemoins de 20%des sujets ont trouvée en quinze secondes.C'estciel. Bien sûr, il n'y a pas nécessairement d'association commune à tous lesgroupesde troismots.Parexemple, lesmotsrêve,balle, livre ne sont liés paraucuneassociationquel'onpourraconsidérercommevalable.PlusieurséquipesdepsychologuesallemandsquisesontpenchéssurleTAD

cesdernières annéesont effectuédes découvertes dignesd'intérêt sur l'aisancecognitive. L'une d'entre elles a soulevé deux questions : les gens peuvent-ilspercevoirqu'ungroupedetroismotsestliéparuneassociationavantmêmedeconnaîtrelasolution72 ?Enquoi l'humeurexerce-t-elleuneinfluencesurcettetâche?Pourlesavoir, ilsontd'abordrenducertainsdeleurssujetsheureux,etd'autres tristes, en leur demandant de penser pendant plusieurs minutes à desépisodesheureuxoumalheureuxdeleurvie.Puisilsleurontsoumisdessériesdetroismots,lamoitiéétantreliés(commeparachute,lumière,fusée),etl'autremoitié ne l'étant pas (comme rêve, balle, livre). Ils leur ont ensuite demandéd'appuyertrèsvitesurunboutonouunautrepourindiquers'ilsestimaientqueles mots étaient reliés entre eux. Le délai dont ils disposaient pour répondre,deuxsecondes,étaitbeaucouptropcourtpourquelabonnesolutionaitletempsdeveniràl'espritdequiquecesoit.La première surprise, c'est que les réponses sont bien trop justes pour être

seulement dues au hasard. Ce qui me paraît étonnant. Apparemment, unesensationd'aisancecognitiveestengendréeparunsignaltrèsdiffusémisparlamachineassociative,laquelle«sait»quelestroismotssontcohérents(sontliésparuneassociation)longtempsavantd'avoiridentifiél'associationenquestion73. Le rôle de l'aisance cognitive dans le jugement a été confirmé par une autre

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équipe allemande dans le cadre d'une expérience : les manipulations quiaugmentent l'aisancecognitive (l'amorçage,unepoliceclaire, lapré-expositiondesmots)accroissenttouteslatendanceàpercevoirquelesmotssontliés74.Autre découverte remarquable : le formidable impact de l'humeur sur cette

performance intuitive. Les expérimentateurs ont développé un « indiced'intuition » pourmesurer l'exactitude des réponses. Ils se sont aperçus qu'enmettantlesparticipantsdebonnehumeuravantletestenlesfaisantpenseràdessujetsplaisants,ilsdoublaientlajustessedeleursestimations75 .Autrerésultat,encoreplusfrappant:lesparticipantsmalheureuxétaienttotalementincapablesd'accomplir cette tâche intuitive avec précision ; leurs estimations étaient aumieux aléatoires. L'humeur a clairement un effet sur le fonctionnement duSystème 1 : quand nous sommesmal à l'aise etmalheureux, nous perdons lecontactavecnotreintuition.Ces découvertes viennent s'ajouter au faisceau de preuves, toujours plus

important, qui démontrent que la bonne humeur, l'intuition, la créativité, lacrédulitéetlerecourscroissantauSystème1formentunensemble76 .Àl'autreextrémitéduspectre,latristesse,lavigilance,laméfiance,l'approcheanalytiqueet l'effort accru sont également regroupés. Une humeur joyeuse relâche lecontrôleduSystème2surlaperformance:quandilssontdebonnehumeur,lesgensdeviennentplusintuitifsetpluscréatifs,maisaussimoinsvigilantsetplusprompts à commettre des erreurs logiques. Là encore, comme dans le cas del'effetdesimpleexposition,ce lienaunsenssur leplanbiologique.Labonnehumeur est le signe que les choses se passent bien dans l'ensemble, quel'environnementestsûr,etqu'ilestdoncnormaldebaissersagarde.Lamauvaisehumeurmontrequeleschosesnevontpasbien,qu'ilyapeut-êtreunemenace,et qu'il faut donc être vigilant. L'aisance cognitive est à la fois la cause et laconséquenced'unesensationagréable.Le Test d'association à distance nous en dit plus que le lien entre l'aisance

cognitive et l'affect positif. Considérez rapidement ces deux groupes de troismots:

sommeilcourrierinterrupteurselprofondécume

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Vousnevousendoutezpas,maissil'onavaitmesurél'activitéélectriquedesmusclesdevotrevisagequandvousavezlulesecondgroupe,elleauraitindiquél'apparitiond'un légersourire,cequiestcohérent (la réponseétantmer).Cetteréaction souriante à la cohérence se produit chez des sujets qui ne savent pasqu'ilssont testéssur lesassociationsd'idées77 ;on leurmontresimplementungroupe de trois mots en colonne, et on leur demande d'appuyer sur la barreespacequand ils lesont lus.L'impressiond'aisancecognitive liée à l'affichaged'un groupe cohérent est apparemment en elle-même une source de plaisirminime.Les indices dont nous disposons sur les sensations agréables, l'aisance

cognitive et l'intuitionde la cohérence sont, comme ledisent les scientifiques,corelationnels,maispasforcémentcausaux.L'aisancecognitivevadepairaveclesourire,maisest-celabonnehumeurquientraînedesintuitionsdecohérence?Oui.Lapreuveenaétédonnéeparuneapprocheexpérimentaleaussihabilequepopulaire. On a fourni à certains participants une interprétation toute faite deleursbonnessensations:lamusiquequ'ilsentendaientdansuncasqueauraitétéreconnueparleschercheurscomme«influençantlesréactionsémotionnellesdesindividus78 ». Cette histoire occultait complètement le rôle de l'intuition decohérence. Les résultats de l'expérience montrent ainsi que la brève réactionémotionnellequisuitlaprésentationd'ungroupedetroismots(réactionagréablesi les troismots sont cohérents, désagréable sinon) est effectivement à la basedes jugements de cohérence. En la matière, le Système 1 peut tout faire. Orcommeons'attenddésormaisàdeschangementsémotionnels,qu'ilsnesontpasunesurprise,onsaitqu'ilsnesontpascausésparlesmots.La rechercheenpsychologieest làausommetdesonart,à la foisparcette

combinaison de techniques expérimentales et par ses résultats, qui sont aussisolides qu'extrêmement surprenants. Depuis quelques décennies, nous avonsbeaucoup progressé dans la connaissance du fonctionnement automatique duSystème1.Parmicequenoussavonsaujourd'hui,beaucoupdechosesauraientété considérées comme de la science-fiction il y a trente ou quarante ans. Àl'époque, on n'aurait pu imaginer qu'une mauvaise police influençaitl'appréciation de la véracité d'une proposition et améliorait la performancecognitive,ouqu'uneréactionémotionnelled'aisancecognitivefaceàungroupedetroismotstransmettaituneimpressiondecohérence.Lapsychologieafaitduchemin.

*

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L'aisancecognitiveenbref

« Ne rejetons pas leur projet pour la simple raison que la police le renddifficileàlire.»« Nous avons tendance à y croire parce que cela a été dit et redit, mais

prenonsmalgrétoutletempsd'yréfléchir.»«Quidit familiaritédit appréciationpositive.Cen'estqu'uneffetde simple

exposition.»«Jesuisdetrèsbonnehumeuraujourd'hui,etmonSystème2estplusfaible

qued'habitude.Raisondepluspourredoublerdeprudence.»

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6

Normes,surprisesetcauses

NousvenonsdedécouvrirlescaractéristiquesetlesfonctionsessentiellesduSystème1etduSystème2,nousattardantplusparticulièrementsurlepremier.Pour risquer unemétaphore, disons que nous avons dans la tête un ordinateurd'unepuissance remarquable,pas tellement rapideeuégardauxpossibilitésdumatériel actuel,mais capable de représenter notremonde par le biais de liensassociatifs fonctionnant au sein d'un vaste réseau d'idées. L'activation de lamachine associative est automatique, mais nous (le Système 2) avons unecertainecapacitéàcontrôler larecherchemémorielle,etaussià laprogrammerafin d'arrêter notre attention sur un événement particulier. Nous allonsmaintenant nous pencher plus en détail sur les merveilles et les limites duSystème1.

Évaluerlanormalité

La principale fonction du Système 1 est d'entretenir et d'actualiser enpermanence un modèle de votre monde personnel, de ce que vous percevezcommenormal.Cemodèleestconstruitpardesassociationsreliantdesidéesdecirconstances,d'événements,d'actionsetderésultatsquiseproduisentavecunecertainerégularité,soitsimultanément,soitdansunintervallerelativementcourt.Alorsquecesliensseformentetserenforcent,leschémadesidéesassociéesenvientàreprésenter lastructuredesévénementsdevotrevie,etdéterminevotreinterprétationduprésentainsiquecequevousattendezdel'avenir.La capacité à la surprise est un aspect crucial de notre vie mentale, et la

surpriseelle-mêmeestl'indicationlaplussensibledelacompréhensionquenous

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avonsdenotremondeetdecequenousattendonsdelui.Ilyadeuxsortesdesurprises.Certaines attentes sont actives et conscientes– vous savez que vousvousattendezàcequ'aitlieuunévénementparticulier.Quandl'heureapproche,vousguettezpeut-êtrelebruitdelaportequis'ouvrequandvotreenfantrentrede l'école ; quand elle s'ouvre, vous vous attendez au son familier de sa voix.Vousserezsurprissiunévénementactivementattenduneseproduitpas.Maisily a une catégorie beaucoup plus importante d'événements que vous n'attendezquepassivement;ilsnesontpasprévus,maisvousn'êtespassurprisquandilssurviennent.Cesontdesévénementsquisontnormauxdansunesituation,maispasassezprobablespourêtreattendusactivement.Unévénement,mêmetrèssurprenant,peutperdredesonpouvoirdesurprise

s'il vient à se reproduire. Il y a de cela quelques années, mon épouse et moiétionsenvacancessurunepetiteîledelaGrandeBarrièredecorail.Iln'yaquequarantechambressurcetteîle.Quandnoussommesarrivéspourledîner,nousavons donc été fort étonnés de tomber sur une de nos connaissances, unpsychologue prénommé Jon. Après nous être salués chaleureusement, nousavonsdiscutédecettecoïncidence.Lelendemain,ilétaitreparti.Environdeuxsemainesplustard,nousétionsauthéâtreàLondres.Unspectateurs'estassisàcôtédemoialorsqueleslumièress'éteignaient.Quandellessesontralluméesàl'entracte,jemesuisaperçuquec'étaitJon.Monépouseetmoienavonsdiscutépar la suite ; nous étions simultanément conscients de deux faits : d'une part,cettecoïncidence-làétaitencoreplusremarquablequelapremière;d'autrepart,nousavionséténettementmoinssurprisderencontrerJonladeuxièmefoisquesurl'île.Ilétaitmanifestequelapremièrerencontreavaitd'unecertainemanièrefaçonné l'idée que nous avions de Jon dans nos esprits. Il était devenu « lepsychologuequisurgitquandonestàl'étranger».Nous(leSystème2)savionsque c'était une idée absurde, mais notre Système 1 nous avait presqueconvaincus qu'il était normal de croiser Jon dans des endroits étranges. Nousaurionsétébeaucoupplussurprissinousétionstombéssurquelqu'und'autrequeluiauthéâtre.Entermesdeprobabilité,ilyavaitbeaucoupmoinsdechancesderencontrer Jon au théâtre que n'importe laquelle de nos nombreusesconnaissances–etpourtant,l'yretrouvernousavaitparuplusnormal.Danscertainesconditions,lesattentespassivesdeviennentrapidementactives,

commenousl'avonsdécouvertdansd'autrescirconstances.Undimanche,ilyaquelquesannées,nousétionssur larouteentreNewYorketPrinceton,commenous le faisions chaque semaine depuis longtemps. Nous fûmes témoins d'unspectacle inhabituel : une voiture était en feu sur le bas-côté. Le dimanche

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suivant, quandnous avons atteint lemême tronçonde route, une autrevoitureétait en traind'ybrûler.Une foisencore,nousnous sommesaperçusquenousavions été nettement moins surpris la deuxième fois. Car c'était maintenant«l'endroitoùlesvoituress'enflamment».Lescirconstancesdelarépétitionétantlesmêmes,ledeuxièmeincidentavaitsuffiàsusciteruneattenteactive:pendantdesmois,voiredesannéesaprèsl'incident,nousavonspenséàdesvoituresenflammeschaquefoisquenoussommespassésàcetendroit,etnousétionstoutàfaitprêtsàenvoird'autresbrûler(cequin'arrivajamais,biensûr).Le psychologue DaleMiller et moi-même avons écrit un essai dans lequel

nous nous sommes efforcés d'expliquer comment les événements finissent parêtre perçus commenormauxou anormaux. Je reprends ci-dessous un exempletirédenotre«théoriedesnormes»,bienquel'interprétationquej'endonneaitdepuislégèrementchangé:

Un observateur, regardant distraitement les clients d'une table voisine dans unrestaurant à lamode, remarqueque le premier à goûter la soupegrimacededouleur.Lanormalité d'une multitude d'événements va se trouver modifiée par cet incident. Il n'estmaintenant plus surprenant de voir le client qui a goûté la soupe en premier sursauterviolemment quand le serveur l'effleure ; de même qu'il n'est pas surprenant qu'un autreconvive étouffe un cri en goûtant la soupe de la même soupière. Ces événements etbeaucoupd'autres sembleront davantagenormauxqu'ils ne l'auraient été autrement,maispasnécessairementparcequ'ilsconfirmentdesattentes.Aucontraire,ilssemblentnormauxparcequ'ilsramènentàl'épisoded'origine,lerécupèrentdanslamémoireetsontinterprétésenrelationaveclui79.

Imaginezquevousêtesl'observateurenquestion.Vousavezétésurprisparlaréaction inhabituelledupremierclientà lasoupe,etdenouveausurprisparsaréactionétonnéequandleserveurl'atouché.Toutefois,ledeuxièmeévénementanormal évoquera le premier dans votre mémoire, et ensemble, ils auront unsens. Ces deux événements s'inscrivent dans un schéma qui montre que ceconviveestunepersonneextrêmementtendue.Parailleurs,sil'incidentsuivant,après la grimace du premier client, voit un autre convive rejeter la soupe, cesdeuxsurprisesserontliéesetlafauteenserasansdouteimputéeàlasoupe.«Combiend'animauxdechaqueespèceMoïseembarqua-t-ilsur l'Arche?»

Lenombredegensqui repèrent cequi nevapasdans cette proposition est sifaible qu'elle a été surnommée « l'illusion de Moïse ». Moïse n'a embarquéaucunanimaldansl'Arche.C'estNoéquil'afait.Commel'instantdumangeurdesoupe grimaçant, l'illusion de Moïse s'explique facilement par la théorie desnormes. L'idée d'animaux qui montent à bord de l'Arche met en place un

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contextebiblique,etdanscecontexte,Moïsen'a riend'anormal.Vousnevousattendiez pas positivement à lui, mais la mention de son nom n'est passurprenante.CetteimpressionestencoreaccrueparlefaitqueMoïseetNoésontdesmotsquicontiennentunediphtongueetunnombredesyllabescomparables.Comme dans le cas des groupes de trois mots qui engendrent une aisancecognitive, vous détectez inconsciemment une cohérence associative entre«Moïse » et «Arche », et acceptez donc rapidement la question. RemplacezMoïse par George W. Bush dans cette phrase et vous n'obtiendrez aucuneillusion,seulementuneblaguepolitiquedepiètrequalité.Quandquelquechosecimentnevapasdanslecontextedesidéesactivées,le

systèmedétecteuneanomalie,commevousvenezd'enfaire l'expérience.Vousnepensiezpasforcémentqu'unmotprécisdevaitsuivre«quelquechose»,maisvousavezcomprisquelaprésencedumot«ciment»étaitanormaledanscettephrase. L'étude des réactions cérébrales a montré que les violations de lanormalité sont détectées avec une rapidité et une subtilité impressionnantes.Dansuneexpériencerécente,lesgensentendaientlaphrase:«LaTerretourneautourdutroublechaqueannée.»Onaidentifiéuneactivitécérébraled'untypeparticulier, qui débute deux dixièmes de seconde après l'apparition du motbizarre. Plus remarquable encore, on assiste à lamême réaction cérébrale à lamêmevitessesiunevoixd'hommedéclare:«Jecroisquejesuisenceintparcequetouslesmatins,j'aienviedevomir»,ouquandunevoixavecunaccentdelaclassesupérieurelance:«J'aiungrandtatouagedansledos80.»Pourrepérerl'incongruité, il faut faire instantanément appel à une vaste quantitéd'informationssur lemondequinousentoure : il fautpouvoir identifierque lavoix parle avec un accent de la classe supérieure, et ensuite confronter cettedonnée avec le fait, qui est une généralisation, que les grands tatouages sontplutôtraresdanscettecouchedelasociété.Nous sommes capables de communiquer les uns avec les autres parce que,

dans l'ensemble,nouspartageons lamêmeconnaissancedumondeet lemêmeusagedesmots.Quandjeparled'unetable,sansautreprécision,vouscomprenezquejeparled'unetablenormale.Voussavezaveccertitudequesasurfaceestàpeuprèsplane,etqu'elleanettementmoinsdevingt-cinqpieds.Nousdisposonsde normes pour un grand nombre de catégories ; ce sont elles qui nousfournissentl'arrière-plannouspermettantdedétectersur-le-champdesanomaliescommedeshommesenceintsetdesaristocratestatoués.Pourprendrelamesuredurôledesnormesdanslacommunication,considérez

laphrase:«Lagrossesourisgrimpasur la trompedutoutpetitéléphant.»Je

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suissûrquevosnormes,quandils'agitdelatailledessourisetdeséléphants,nesont pas trop éloignées des miennes. Les normes spécifient des taillescaractéristiquesoumoyennespourcesanimaux,etellescontiennentégalementdes informationssur les fluctuationspossiblesauseindecettecatégorie. Il estpeuprobablequevousoumoiayonsjamaiseuàl'espritl'imaged'unesourisplusgrosse qu'un éléphant marchant sur un éléphant plus petit qu'elle. Au lieu decela, nous avons vous etmoi, séparémentmais enmême temps, visualisé unesouris plus petite qu'une chaussure grimpant sur un éléphant plus grand qu'uncanapé.LeSystème1,quicomprendlelangage,aaccèsàdesnormes,précisant,auseind'unecatégorie,lafluctuationenvisageableetlescaslesplusstandards.

Voirlescausesetlesintentions

«LesparentsdeFredsontarrivéstard.Letraiteurdevaitêtrelàsouspeu.Fredétaitfurieux.»VoussavezpourquoiFredétaitencolère,etcen'estpasparcequeletraiteurdevaitêtrelàsouspeu.Dansvotreréseaud'associations,lacolèreetlemanquedeponctualitésontrattachésentantquel'effetetsacausepossible,lienquel'onneretrouvepasentrelacolèreetl'idéequel'onattendletraiteur.Aufildela lecture,vousavezbâtiunehistoirecohérente ;vousavezimmédiatementcomprislaraisondelacolèredeFred.Lefaitd'établirdesconnexionscausalesde ce type joue un rôle dans la compréhension des histoires, et c'est uneopérationautomatiqueduSystème1.LeSystème2,votresoiconscient,s'estvuproposercetteinterprétationcausaleetl'aacceptée.Une histoire citée par Nassim Taleb dans Le Cygne noir illustre cette

recherche automatique de causalité. Il rapporte que le prix des obligationscommença par monter le jour de la capture de Saddam Hussein en Irak.Apparemment,lesinvestisseurscherchaientdestitresplussûrscematin-là,etlachaîne de télévision Bloomberg News afficha l'information suivante : HAUSSEDESBONSDUTRÉSOR ;LACAPTUREDEHUSSEINNEFREINEPASLETERRORISME.Unedemi-heure plus tard, le prix des obligations redescendait, et l'information,révisée,disait:BAISSEDESBONSDUTRÉSOR;LACAPTUREDEHUSSEIN,UNCOUPDEFOUETPOURLESTITRESÀRISQUE.Visiblement,lacapturedeSaddamHusseinavaitété l'événement de la journée, et à cause de la recherche automatiqued'explication qui façonne notre mode de pensée, cet événement était voué àdevenirl'explicationtoutefaitepourtoutcequipourraitsurvenirsurlesmarchéscejour-là.Lesdeuxinformationsdonnentl'impressiond'expliciterl'évolutionducours du marché, alors qu'en réalité, une déclaration propre à expliquer deux

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résultats contradictoires n'explique en fin de compte rien du tout.À vrai dire,toutcequefontcesinformations,c'estsatisfairenotrebesoindecohérence:unévénementimportantestcenséavoirdesconséquences,etlesconséquencesontbesoindecausespourlesexpliquer.Nousn'avonsquedesinformationslimitéessurcequisepassependantunejournéedonnée,et leSystème1estdouépourétablirunliencausalcohérentquivafédérerlesfragmentsdeconnaissancedontildispose.Lisezlaphrasequisuit:

AprèsavoirpasséunejournéeàexplorerlescuriositésdesruesbondéesdeNewYork,Janes'aperçutquesonporte-monnaieavaitdisparu.

Quandlesgensquiavaientlucettehistoriette(etbiend'autres)ontétésoumisàun testsurprisesurcequ'ilsavaient retenu,c'est lemotpickpocket81qui leurest venu à l'esprit, plus que le mot curiosités, bien que celui-ci se soiteffectivement trouvé dans la phrase, ce qui n'était pas le cas du premier. Lesrègles de la cohérence associative nous permettent de comprendre ce qui s'estpassé.L'incidenceduporte-monnaieperdupeutévoquerdescausesdifférentes:il est tombé d'une poche, a été oublié au restaurant, etc. Toutefois, quand onjuxtaposelesidéesd'unporte-monnaieperdu,deNewYorketdefoule,onsongespontanément que le porte-monnaie a disparu à cause d'un pickpocket. Demême, dans l'histoire de la soupe à la grimace, le second événement – qu'ils'agissed'unautreconvivegrimaçantoude la réactionextrêmede lapremièrepersonne au contact du serveur – suscite une interprétation du premierévénementsurprenantcohérentesurleplanassociatif,quivientainsicompléterunehistoireplausible.En1945,AlbertMichotte,célèbrearistocrateetpsychologuebelge,apublié

unlivrequirévolutionnadessièclesderéflexionsurlacausalité,depuisl'époqueoù Hume s'était intéressé à l'association d'idées. Il était jusqu'alorscommunémentadmisquenousdéduisionsunecausalitéphysiqued'observationsrépétéesd'unemêmecorrélationentredesévénements.Nousavonsparexemplepuobserverdesmilliersdefoiscommentunobjetenmouvement,quientoucheun autre, met alors ce dernier en branle, souvent (mais pas toujours) dans lamêmedirection.C'estcequisepassequandunebouledebillardenheurteuneautre,etc'estaussicequisepassequandvousrenversezunvaseenl'effleurant.

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Michotteeutuneautreidée:ilaffirmaquenousvoyonslacausalité,exactementcomme nous voyons les couleurs. Pour étayer son argument, il inventa uneséquencedurantlaquelleuncarrénoirdessinésurdupapiersedéplaceetentreen contact avec un autre carré, qui se met immédiatement à bouger. Lesobservateurs savent qu'il n'y a aucun contact physique réel, mais ils n'enéprouventpasmoinsunepuissante«illusiondecausalité».Siledeuxièmeobjetcommenceàbougerinstantanément,ilsledécriventcommeayantété«lancé»parlepremier.Desexpériencesontmontréquelesbébésdesixmoisvoientcetteséquenced'événementscommeunscénariodecauseàeffet,etmanifestentdelasurprise quand cette séquence est modifiée82 . Nous sommes visiblementdisposés, dès la naissance, à éprouver des impressionsde causalité, qui nedépendent pas d'un raisonnement sur des schémas de causation. Elles sont lesproduitsduSystème1.En1944,peuavantqueMichottepubliesesdémonstrations,lespsychologues

Fritz Heider et Mary-Ann Simmel eurent recours à une méthode comparablepourdémontrernotreperceptiond'unecausalitéintentionnelle.Ilstournèrentunfilm, d'une durée d'une minute et quarante secondes, où l'on voit un grandtriangle, un petit triangle et un cercle qui se déplacent autour d'une formequiressemble à une vue schématique d'unemaison dont la porte est ouverte. Lesspectateurs voient un grand triangle agressif qui en bouscule un plus petit, uncercle terrifié, puis le cercle et le petit triangle qui unissent leurs forces pourvaincrelabrute;ilsobserventaussibeaucoupd'interactionsautourd'uneporte,puis une explosion finale83 . La perception d'intentions et d'émotions estirrésistible ;seules lespersonnessouffrantd'autismen'enfontpas l'expérience.Toutcelasepasseexclusivementdansvotreesprit,biensûr.Celui-ciestdisposéà identifier volontiers des agents, à leur attribuer des traits de caractère et desintentions précises, et à considérer leurs actions comme l'expression depropensionsindividuelles.Làencore,touttendàprouverquenoussommesnésprêts à effectuer ces attributions intentionnelles : des bébés demoins d'un anidentifient brutes et victimes, et s'attendent à ce qu'un poursuivant adopte lecheminleplusdirectpourrattrapersaproie,quellequ'ellesoit84.L'expérience d'une action de libre arbitre est clairement distincte de la

causalitéphysique.Bienquecesoitvotremainquiprennelesel,vousnepensezpasàcetévénementcommeàunechaînedecausationphysique.Vouslevivezcommes'ilétaitcauséparunedécisionpriseparunvousdésincarné,parcequevous vouliez ajouter du sel dans vos aliments. Pour beaucoup de gens, il estnatureldevoirdansleurâmelasourceetlacausedeleursactes.Lepsychologue

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Paul Bloom, dans un article pour The Atlantic paru en 2005, a avancé l'idéeiconoclaste que notre disposition innée à séparer la causalité physique etintentionnelle explique la quasi-universalité de nos convictions religieuses. Ilsouligne que « nous percevons le monde des objets comme étantfondamentalementdistinctdumondedesesprits,cequinouspermetd'envisagerdes corps sans âme et des âmes sans corps ». Parce que nous sommesprogrammés pour percevoir ces deux modes de causation, il nous est natureld'accepter les deux préceptes qui sont au cœur de nombreuses religions : unedivinité immatérielle est la cause ultime du monde physique, et des âmesimmortelles contrôlent temporairement nos corps tant que nous vivons, et leslaissentderrièreellesquandnousmourons85.PourBloom,lesdeuxconceptsdecausalité ont été façonnés séparément au cours de l'évolution, creusant lesfondationsdelareligiondanslastructuremêmeduSystème1.L'importancedesintuitionscausalesestunthèmerécurrentdecelivreparce

quelesgensonttendanceàappliquerlapenséecausaledefaçoninappropriéeàdessituationsquinécessitentunraisonnementstatistique.Lapenséestatistiqueappliqueàdescasindividuelsdesconclusionsétabliespourdescatégoriesetdesensembles.Malheureusement,leSystème1n'apaslacapacitéàfonctionnerdelasorte;leSystème2peutapprendreàpenserdefaçonstatistique,maispeudegenssuiventlaformationnécessaire.C'estlapsychologiedelacausalitéquim'aconvaincudedécrirelesprocessus

psychologiques en ayant recours aux métaphores des agents, sans trop mesoucierdelacohérence.JedécrisparfoisleSystème1commeunagentdotédecertaines caractéristiques et préférences, et parfois comme une machineassociativequireprésentelaréalitéaumoyend'unréseaucomplexedeliens.Lesystème et la machine sont des fictions ; si je m'en sers, c'est parce qu'ellescorrespondent à la façon que nous avons de nous représenter les causes. Lestriangles et les cercles de Heider ne sont pas vraiment des agents – il estsimplementtrèsfacileetnatureldepenseràeuxcommecela.C'estunequestiond'économie mentale. Je pars du principe que, commemoi, vous comprendrezmieuxlefonctionnementdenotreespritsijedécriscequ'ilsepasseentermesdecaractèresetd'intentions(lesdeuxsystèmes)etparfoisentermesderégularitésmécaniques(lamachineassociative).Jenecherchepaspourautantàvousfairecroirequecessystèmesexistentvraiment,pasplusqueHeidernevoulaitvouspersuaderquelegrandtriangleétaitbeletbienunebrute.

*

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Lesnormesetlescausesenbref

«Quand j'aivuque ledeuxièmecandidatétait luiaussiunvieilami, jen'aipas été tout à fait aussi surpris.Une nouvelle expérience n'a pas besoin d'êtrerépétéesouventpourdonneruneimpressiondenormalité!»«Quandnousétudierons les réactionsàcesproduits,veillonsbienànepas

nous concentrer exclusivement sur la moyenne. Nous devrions prendre enconsidérationtoutelagammedesréactionsnormales.»«Ellenepeutpasaccepterqu'ellen'asimplementpaseudechance;illuifaut

une histoire causale. Elle va finir par penser que quelqu'un a sabotéintentionnellementsontravail.»

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7

Lamachineàtirerdesconclusionshâtives

Depuis l'adolescence, j'ai en tête une réplique du grand comédien DannyKaye.Parlantd'unefemmequ'iln'aimepas, ildéclare :«Sapositionpréférée,c'esthorsd'elle, et son sport favori, c'est tirerdesconclusionshâtives.»Cetteréplique m'était revenue, je m'en souviens, lors de ma première conversationavec Amos Tversky sur la rationalité des intuitions statistiques, et j'estimeaujourd'hui qu'elle décrit idéalement le fonctionnement du Système 1. Desconclusionshâtivespeuventêtreefficaces si elles sontcorrectesetque lecoûtd'uneerreuroccasionnellen'estpasprohibitif,etsiellespermettentd'économiserdu temps et des efforts. Il peut en revanche s'avérer risqué de tirer desconclusions hâtives dans une situation qui n'est pas familière, dont les enjeuxsontélevés,etoùonnedisposepasd'assezdetempspourrassemblerdavantaged'informations. C'est dans ces circonstances que les erreurs intuitives sontprobables,cequipeutêtreévitéparuneinterventiondélibéréeduSystème2.

Négligerl'ambiguïtéetsupprimerledoute

Figure6

Qu'ontencommun les troisélémentsde la figure6? Ils sont tousambigus.Vous avez sûrement lu l'élément de gauche comme A B C et celui de droite

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comme 12 13 14. Mais en fait, les caractères centraux de ces éléments sontidentiques.VousauriezaussibienpulireA13Cou12B14,maisvousnel'avezpas fait. Pourquoi ? Lamême forme peut être lue comme une lettre dans uncontextedelettresetcommeunchiffrequandelleestencadréedechiffres.C'estl'ensemble du contexte qui permet de déterminer l'interprétation de chaqueélément.Laformeelle-mêmeestambiguë,maisvoustirezuneconclusionhâtivequantàsonidentitéetvousnevousapercevezpasquel'ambiguïtéaétérésolue.Quant à Anne, vous avez sans doute visualisé une femme préoccupée, et

changeant les vitesses dans sa voiture, dans une rue encombrée. Mais cetteinterprétation,sielleestplausible,n'estpaslaseule.Carlaphraseestambiguë.Si la phrase qui la précédait était : « Le syndicat a appelé à la grève », vousauriez pu imaginer une scène très différente. Quand vous venez tout juste depenser à une action syndicale, le verbe « a débrayé » n'est plus associé à laconduited'unvéhicule.Enl'absenced'uncontexteexplicite,leSystème1acrééde lui-même un contexte vraisemblable. Nous savons que c'est le Système 1,parce que vous n'étiez pas conscient du choix ou de la possibilité d'une autreinterprétation.Àmoinsquevousn'ayezétérécemmentprisdansunegrève,vouspassez sans doute plus de temps à débrayer en conduisant qu'en cessantvolontairement vos activités professionnelles, et vous avez donc résolul'ambiguïtéencesens.Dansledoute,leSystème1pariesuruneréponse,etcesparis sont guidés par l'expérience. Ils suivent des règles intelligentes : lesévénementsrécentsetlecontextedumomentontunpoidsprépondérantquandils'agitdedétermineruneinterprétation.Quandaucunévénementrécentnevientàl'esprit, ce sont les souvenirs plus lointains qui prennent le relais. Parmi vossouvenirs les plus anciens et les plus sûrs se trouve votre apprentissage del'alphabet.LequelcommençaitparABC,pasparA13C.L'aspectleplusimportantdecesdeuxexemples,c'estqu'unchoixprécisaété

effectué sans que vous le sachiez. Une seule interprétation vous est venue àl'esprit et vous n'avez jamais eu conscience de l'ambiguïté. Le Système 1 negardepastracedespossibilitésqu'ilrejette,nimêmedufaitqu'ilyaeud'autrespossibilités.Ledouteconscientnefaitpaspartiedesonrépertoire;celarequiertde garder en même temps à l'esprit des interprétations incompatibles, ce quinécessiteuneffortmental.L'incertitudeetledoutesontduressortduSystème2.

Unetendanceàcroireetàconfirmer

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Le psychologue Daniel Gilbert, célèbre auteur de Et si le bonheur voustombait dessus86 , a également écrit un essai intitulé How Mental SystemsBelieve (« Comment croient les systèmes mentaux »), où il développe unethéorie sur la croyance et l'incroyance qu'il fait remonter à Spinoza. Gilbertavancequ'avantdecomprendreunedéclaration,ilfautcommencerparlacroire:vous devez d'abord savoir ce que l'idée signifierait si elle était vraie. C'estseulement alors que vous pouvez décider ou non de ne pas la croire. Cettetentative première de croire est une opération automatique du Système 1, quiimplique l'élaboration de la meilleure interprétation possible de la situation.Mêmeunedéclarationabsurde,soutientGilbert,susciteraaudépartunecertaineconviction. Prenez l'exemple suivant : « hareng mange sucrerie ». Vous avezprobablement été conscient de vagues impressions de poissons et de sucreriestandisqu'unprocessusautomatiquedemémoireassociativerecherchaitdesliensentrelesdeuxidéesafindedonnerdusensàcenon-sens.PourGilbert,lefaitdenepascroireestuneopérationduSystème2,comme

l'a montré cette expérience élégante87 : on a soumis aux participants desaffirmations absurdes, comme « un dinca est une flamme », suivies quelquessecondesplustardd'unseulmot,«vrai»ou«faux».Puisonleurademandédese souvenirdesphrasesquiont été suiviesde«vrai».Unedes conditionsdel'expérienceobligeaitlessujetsàgarderdeschiffresenmémoirependantqu'ilsaccomplissaientcettetâche.LaperturbationduSystème2aeuuneffetsélectif:lesgensonteuplusdedifficultésà«nepascroire» lesphrases fausses.Plustard, lors d'un autre testmémoriel, les participants, épuisés, ont fini par croireque beaucoup de ces phrases fausses étaient vraies. On en retire une moraleédifiante :quand leSystème2estoccupéailleurs,noussommesprêtsàcroirepresquen'importequoi.LeSystème1estcrédule,etatendanceàcroire,c'estleSystème2quisechargededouteretdenepascroire,maisilluiarriveparfoisd'êtreindisponible,etdeplus,ilasouventlaflemme.Ilsembleraiteffectivementque les gens soient plus susceptibles d'être influencés par des messagespersuasifsmaisvides,commelespublicités,quandilssontépuisés.Les opérations de la mémoire associative contribuent à un biais de

confirmation général.Quandonpose la question«Samest-il aimable ? », onévoquedes idées sur le comportementdeSamquine sontpas lesmêmesquecellesqu'éveilleraitlaquestion«Samest-ildésagréable?»C'estens'efforçantdélibérémentdeconfirmeruneassertionqueleSystème2testeunehypothèse,cequel'onappellelastratégiedetestpositif.Contrairementauxrèglesédictéesparlesphilosophesdessciences,quirecommandentdevérifierleshypothèsesen

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tentant de les réfuter, les gens (et les scientifiques aussi, bien souvent)recherchentdesinformationssusceptiblesd'êtrecompatiblesaveclesconvictionsqui sont alors les leurs. Le biais confirmatoire du Système 1 favorisel'approbation inconditionnelle de suggestions et l'exagération de lavraisemblanced'événementsextrêmesetimprobables.Sionvousinterrogesurlaprobabilitéqu'untsunamifrappelaCaliforniedanslestrenteprochainesannées,les images qui vous viendront à l'esprit seront sans doute celles de tsunamis,comme l'a expliqué Gilbert dans le cas de phrases absurdes comme « harengmangesucrerie».Vousaureztendanceàsurestimerlaprobabilitéd'undésastre.

L'effetdehalo

Sivousappréciezlapolitiqueduprésident,ilyadeschancesquevousaimiezaussisavoixetsonapparence.Latendanceàaimer(ouàdétester)toutenblocchezunepersonne–ycomprisdeschosesquevousn'avezpasobservées–estconnuesouslenomd'effetdehalo.Ilyaunsièclequelapsychologieutiliseceterme,mais il n'est pas passé dans le langage courant.C'est regrettable, parcequec'estunnomquiconvienttoutàfaitàunbiaiscommunquijoueungrandrôledansnotrevisiondesgensetdessituations.C'estentreautrescequifaitquelareprésentationdumondedéveloppéeparleSystème1estplussimpleetpluscohérentequelaréalité.Lors d'une fête, vous rencontrez une femme, Joan, et vous la trouvez

séduisanteetd'uncontactagréable.Plustard,sonnomestévoquépardesgensquidiscutentdecontributeurspossiblesàuneœuvrecaritative.Quesavez-vousde la générosité de Joan ? La bonne réponse, c'est qu'en fait, vous ne savezlittéralementrien,parcequ'iln'yapasderaisondecroirequelesgensagréablesdans des soirées sont aussi de généreux contributeurs aux œuvres de charité.MaisJoanvousaplu,etvousrenouezaveccettesensationquandvouspensezàelle.Vousaimezaussi lagénérositéet lesgensgénéreux.Parassociation,vousêtes désormais prédisposé à croire que Joan est généreuse. Etmaintenant quevous pensez qu'elle est généreuse, vous l'aimez probablement encore plusqu'avant,parcequevousajoutezlagénérositéàsesséduisantesqualités.L'histoiredeJoannecomporteaucunepreuveréelledesagénérosité,etcette

faille est comblée par une intuition qui correspond à la réaction émotionnellequ'elle a suscitée. Dans d'autres situations, les preuves s'accumulentprogressivementet l'interprétationestfaçonnéepar l'émotionliéeà lapremièreimpression. Dans ce qui est devenu un classique de la psychologie, Solomon

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Aschaprésentéladescriptiondedeuxpersonnesàdessujetsetleurademandéde se livrer à des commentaires sur leurs personnalités88 . Que pensez-vousd'AlanetBen?

ALAN:intelligent–travailleur–impulsif–critique–opiniâtre–jalouxBEN:jaloux–opiniâtre–critique–impulsif–travailleur–intelligent

Si vous êtes comme la plupart d'entre nous, vous avez eu une opinionbeaucoupplusfavorabled'AlanquedeBen.Lespremierstraitsdecaractèredela liste changent le sens même de ceux qui les suivent. L'opiniâtreté d'unepersonneintelligenteserasansdoutejustifiée,etpeutmêmesusciterlerespect,mais l'intelligence chez une personne jalouse et opiniâtre la rend plusdangereuse. L'effet de halo est également un exemple de suppression del'ambiguïté : comme le verbe « débrayer », l'adjectif « opiniâtre » est ambigumaisserainterprétéd'unefaçonquilerendcohérentdanslecontexte.Ce thème de recherche a donné lieu à de nombreuses variations. Les

participants à une expérienceont d'abord considéré les trois premiers adjectifsquidécriventAlan;puislestroisderniers,quiserapportaient,leura-t-ondit,àuneautrepersonne.Unefoisqu'ilsonteuimaginélesdeuxindividus,onleurademandés'ilétaitplausiblequel'ensembledessixadjectifspuisses'appliqueràunemêmepersonne,ettousoupresqueontréponduquec'étaitimpossible89!L'ordre dans lequel nous observons les caractéristiques d'une personne est

souventdûauhasard.Orilestimportant,carl'effetdehaloaccroîtlepoidsdespremièresimpressions,parfoisàunpointtelquelesinformationssuivantessontpour l'essentiel perdues. Au début de ma carrière d'enseignant, je notais lesdevoirsdemesétudiantsdefaçonconventionnelle.Jelisaistouteslesréponsesd'unétudiantdonnéàlasuiteenlesnotantaufuretàmesure,puisjecalculaisletotaletpassaisàl'étudiantsuivant.J'aifiniparm'apercevoirquemesévaluationsde leurs réponses étaient d'une homogénéité frappante. J'ai commencé à medemandersimafaçondenoternetrahissaitpasuneffetdehalo,etsilanotequej'attribuaisàleurpremièreréponsen'avaitpasunimpactdisproportionnésurleurnoteglobale.Lemécanismeétaitsimple:sij'avaisattribuéunebonnenoteàlapremièreréponse,j'accordaisàl'étudiantlebénéficedudoutechaquefoisquejetombaisensuitesurunenotionvagueouambiguë.Celaparaissaitraisonnable.Ilétait évident qu'un étudiant qui s'était si bien tiré de la première question ne

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pouvaitpasdonnerune réponse idioteà ladeuxième!Or,cette façonde fairecomportait un défaut majeur. Si un étudiant répondait bien à la premièrequestion,maisplusfaiblementàlasuivante,manotefinaledépendaitdel'ordredans lequel je lisais les réponses. J'avais dit à mes étudiants que toutes lesquestions avaient la même valeur, mais c'était faux : la première avait uneinfluence beaucoup plus marquée sur la note que la deuxième. C'étaitinacceptable.J'aiadoptéunenouvelleprocédure.Aulieudelirelesréponseslesunesàla

suitedesautres,j'aid'abordnotétouteslesréponsesdesétudiantsàlapremièrequestion,avantdepasseràlasuivante.J'aiveilléàinscriretouteslesnotesàlapremière question en dernière page afin de ne pas être influencé (mêmeinconsciemment) quand j'aborderais la deuxième. Peu après avoir adopté manouvelle méthode, j'en suis arrivé à une conclusion déconcertante : j'avaisdésormaisnettementmoinsconfiancedansmafaçondenoter.Quandj'étaisdéçupar la réponse d'un étudiant à la deuxième question, puis que je passais à ladernièrepagepouryinscriremanote,jedécouvraisparfoisquej'avaisaccordéunenote excellente à sa réponse à lapremièrequestion. Jeme suis égalementaperçuquej'étais tentéd'effacercettecontradictionenmodifiant lanotequejen'avaispasencoreinscrite,etj'aieudumalàsuivrelarègle,pourtantsimple,dene jamais céder à ladite tentation.Les notes que j'attribuais aux réponses d'unmêmeétudiant accusaient souventdesvariations considérables.Cemanquedecohérence me plongea dans l'incertitude, tout en me laissant un sentiment defrustration.J'étais maintenant moins satisfait et moins sûr de mes notes qu'auparavant,

mais je savais que c'était bon signe, la preuve que la nouvelle procédure étaitsupérieure. La cohérence que j'avais connue jusqu'alors était fallacieuse ; elleavaitengendréunsentimentd'aisancecognitive,etmonSystème2étaitravidese contenter sans effort de la note finale. En m'autorisant à être fortementinfluencéparlapremièrequestionpourévaluerlessuivantes,jem'étaisépargnéladissonancequej'auraiséprouvéeenconstatantqu'unmêmeétudiantpouvaitsetirer remarquablement de certaines questions,mais pas d'autres. L'incohérenceinconfortableque je ressentaisdepuisque j'étaispasséà lanouvelleprocédureétait bien réelle : elle reflétait à la fois l'inadéquation d'une question priseindividuellement pour mesurer ce que savait un étudiant, et le manque defiabilitédemonsystèmedenotation.Laprocédurequej'aiadoptéepourmaîtriserl'effetdehaloestconformeàun

principe général : il faut décorréler l'erreur ! Pour comprendre comment ce

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principe fonctionne, imaginez que l'on montre à une foule d'observateurs desbocaux de verre contenant de petites pièces, et qu'on leur demande d'estimercombiendepiècescontientchaquebocal.Commel'aexpliquéJamesSurowieckidans son best-sellerLa Sagesse des foules90 , c'est le genre de tâche dont ons'acquitte généralement fort mal individuellement, mais dont on se tireremarquablementbienenfoule.Certainsindividussurestimentconsidérablementle bon chiffre, d'autres le sous-estiment, mais quand on fait la moyenne d'ungrandnombrede jugements, cette dernière a tendance à être assezprécise.Lemécanismeestsimple:touslesindividusregardentlemêmebocal,ettousleursjugements ont une base commune. Par ailleurs, les erreurs que commettentcertains sont indépendantes de celles des autres, et (en l'absence d'un biaissystématique)ellesonttendanceàêtreannuléesparlamoyenne.Toutefois,cettemagiedelaréductiondeserreursnefonctionnebienquequandlesobservationssont indépendantes et leurs erreurs séparées. Si les observateurs partagent unmêmebiais,l'accumulationdeleursjugementsneleréduirapas.Sionlaisselesobservateurss'influencerlesunslesautres,celarevientenfaitàréduirelatailledel'échantillon,etpartant,laprécisiondesonestimation.Pour tirer l'information la plus utile possible de sources d'information

multiples, il faudrait toujoursveilleràcequecessourcessoient indépendantesles unes des autres.Une règle de base dans les enquêtes de police.Quand ondisposedeplusieurs témoinspourunévénement, ilsnesontpasautorisésàendiscuteravantdetémoigner.Lebutn'estpasseulementd'empêcherlacollusionde témoins malveillants, mais aussi d'éviter que des témoins qui ne sont pasbiaisés s'influencent les uns les autres. Les témoins qui échangent leursexpériences auront tendance à commettre les mêmes erreurs dans leurstémoignages, réduisant du même coup la valeur des informations qu'ilsfournissent. Il est toujours utile d'éliminer la redondance dans vos sourcesd'information.Ceprincipe–l'indépendancedesjugementsetladécorrélationdeserreurs–a

des applications immédiates dans le domaine de la conduite de réunions, uneactivitéàlaquellelesresponsablesd'entreprisesetd'organisationsconsacrentunegrandepartiedeleursjoursouvrés.Unerèglesimplepeuts'avérerutile:avantqu'unsujetsoitabordé, il faudraitdemanderà tous lesmembresdel'assistancede rédiger un bref résumé de leur avis sur le sujet. Cette procédure permetd'utiliseràbonescientladiversitédesconnaissancesetdesopinionsdugroupe.La pratique courante de la discussion ouverte donne trop de poids à ceux qui

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parlent parmi les premiers avec une grande assurance, obligeant les autres às'alignersureux.

Cequ'onvoitetriend'autre(covera)

Undesmeilleurssouvenirsquej'aigardésdemespremièresannéesdetravailavec Amos est un gag. Il adorait imiter un de ses anciens professeurs dephilosophie ; il baragouinait enhébreu, avecun fort accent allemand : « Il nefautjamaisoublierleprimatdel'Est.»Jen'ai jamaisvraimentcompriscequesonprofesseuravaitvouludireparcettephrase(Amosnonplus,d'ailleurs),maisles blagues d'Amos n'étaient jamais dues au hasard. Cette vieille citation luirevenait (comme à moi) chaque fois que nous croisions le déséquilibreremarquableentrelafaçonqu'anotreespritdetraiterl'informationdisponibleetl'informationdontnousnedisposonspas.Une des caractéristiques naturelles de la machine associative est qu'elle ne

représentequeles idéesactivées.Lesinformationsquin'ontpasétérécupérées(mêmeinconsciemment)danslamémoirepourraientaussibiennepasexister.SileSystème1estparticulièrementdouépourtisserlameilleurehistoirepossibleintégrantlesidéesencoursd'activation,iln'apasdeplace(nepeutpasenavoir)pourlesinformationsqu'iln'apas.Lacohérencedel'histoirequeleSystème1parvientàcréerest lapreuvede

sonsuccès.Laquantitéetlaqualitédesdonnéessurlesquellesreposel'histoiresontpourl'essentielsansimportance.Quandlesinformationssontrares,cequiest plus fréquent, le Système 1 fonctionne comme une machine à tirer desconclusionshâtives.Considérezcequisuit:«Mindiksera-t-elleunbonchef?Elle est intelligente et forte… » Une réponse vous est rapidement venue àl'esprit, et c'était oui.Vous avez choisi lameilleure réponse apparente envousfondantsur lepeud'informationsdontvousdisposiez.Qu'enaurait-ilétési lesdeuxadjectifssuivantsavaientété«corrompue»et«cruelle»?Observonscequevousn'avezpasfaittandisquevouspensiezuncourtinstant

àMindikcommeàunepersonnederesponsabilité.Vousn'avezpascommencéparvousdemander:«Qu'ai-jebesoindesavoiravantdemefaireunavissurlesqualitésdechefdequelqu'un?»Dèslepremieradjectif,leSystème1s'estmisenroutetoutseul:intelligent,c'estbien;intelligentetfort,c'esttrèsbien.C'estla meilleure histoire que l'on peut raconter à partir de deux adjectifs, et leSystème1vousl'aracontéeavecunegrandeaisancecognitive.Sidenouvellesinformations surviennent, l'histoire seramodifiée (si l'on apprend par exemple

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queMindik est corrompue),mais il n'y a en attendantni suspens, ni inconfortsubjectif.Etilresteratoujoursunbiaisenfaveurdelapremièreimpression.La combinaison d'un Système 1 en quête de cohérence et d'un Système 2

paresseux implique que le Système 2 approuvera beaucoup de convictionsintuitivesquireflètentétroitementlesimpressionsengendréesparleSystème1.Bien sûr, le Système 2 est également capable d'adopter une approche plussystématiqueetprudente,etdevérifierunelisted'informationsessentiellesavantdeprendreunedécision–pensezàl'achatd'unemaison,parexemple:vousvousenquerrezdélibérémentd'informationsdontvousnedisposezpas.Toutefois, leSystème1estsusceptibled'influencermêmelesdécisionslesplusréfléchies.Ilnesedésactivejamais.Lefaitdetirerdesconclusionshâtivessurlabased'informationslimitéesest

si importantpourcomprendre lapensée intuitive,et revient si souventdanscelivre,que jevais lenommerparuneabréviationmaladroite :COVERA, ou«cequ'on voit et rien d'autre ». Le Système 1 est totalement insensible tant à laqualitéqu'àlaquantitédesinformationsquidonnentnaissanceauximpressionsetauxintuitions.Amos et deux de ses étudiants deStanford ont réalisé une étude en rapport

directavecCOVERA,enobservantlaréactiondegensàquil'ondonnedesindicespartiauxetquilesavent91.Onsoumettaitauxparticipantsdesscénariostirésdeprocédureslégales,commedansl'exemplesuivant:

Le 3 septembre, le plaignant,DavidThornton, représentant syndical dequarante-troisans,setrouvaitdansl'enceintedelapharmacieThriftyn°168où il effectuait une visite de routine. Dix minutes après son arrivée, unresponsable lui abarré lepassageet lui adéclaréqu'il lui était interdit des'entreteniraveclessalariéssyndiquésdansl'enceintedelapharmacie.Aulieudecela,illuifaudraitlesrencontrerdansunearrière-sallependantleurpause.UnerequêtedecetordreestprévueparlesaccordssyndicauxaveclachaîneThriftyDrug,maisn'avaitjamaisétéappliquée.QuandM.Thorntons'yestopposé, il lui aétéditqu'il avait lechoixentre seconformeràcesexigences,quitterlaboutiqueouêtreinterpellé.Àcestade,M.Thorntonaindiqué au gérant qu'il avait toujours été autorisé à s'entretenir avec lessalariésdansl'enceintedelapharmaciependantaumoinsdixminutes,tantquecelaneperturbaitpaslefonctionnementdelaboutique,etqu'ilpréféraitêtre arrêté plutôt que demodifier la procédure de sa visite de routine.LegérantaalorsappelélapoliceetafaitmenotterM.Thorntonpourviolation

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depropriété.Suiteàunedétentionpréventivepourunecourtepériode,tousles chefs d'inculpation ont été levés. M. Thornton poursuit Thrifty Drugpourarrestationarbitraire.

Outrecetexte,quetouslesparticipantsontlu,différentsgroupesontassistéàune présentation par les avocats des deux parties. L'avocat du syndicaliste aévidemment décrit l'arrestation comme une tentative d'intimidation, tandis queceluidelapharmacieaffirmaitqueladiscussiondansl'enceintedelaboutiqueenperturbait le fonctionnement et que legérant avait agi comme il convenait.Certainsparticipants,commeunjury,onteudroitauxdeuxversions.Lesavocatsn'ajoutèrent aucune information à celles qui étaient contenues dans le texte deprésentation.Les participants étaient parfaitement conscients de la mise en scène de

l'ensemble de l'expérience, et ceux qui n'ont entendu qu'une version auraientfacilementpucomprendrequelsétaientlesargumentsdel'autrepartie.Quoiqu'ilen soit, la présentation des versions partiales eut un effet très net sur leurjugement.De plus, les participants qui avaient eu droit à une seule version sesontmontrés plus sûrs de leur jugement que ceux qui avaient écouté les deuxversions.Cequi estparfaitementnormal si l'onconsidèreque la confianceestdéterminéeparlacohérencedel'histoirequelesgensparviennentàbâtiràpartirdesinformationsdont ilsdisposent.Pourqu'unehistoireparaissesolide,cequiimporte,c'estlacohérencedel'information,nonsonexhaustivité.Àvraidire,ons'aperçoitsouventquemoinsonensait,plusilestfaciled'agencerletoutenunensemblecohérent.Avec COVERA, il est plus facile de parvenir à la cohérence et à l'aisance

cognitive qui nous amènent à considérer une déclaration comme vraie et àl'accepter.Celaexpliquepourquoinouspouvonspenserrapidementetcommentnoussommescapablesdedonnerdusensàdesinformationspartiellesdansunmondecomplexe.Leplussouvent,l'histoirecohérentequenousconcoctonsestsuffisamment proche de la réalité pour soutenir une action raisonnable.Cependant, COVERA explique aussi selon moi une longue liste de biais dejugementsetdechoix,dontlessuivants,parmitantd'autres:

◆ La suffisance : comme l'implique la règle de COVERA, ni la quantité ni la qualité del'informationnejouentungrandrôledanslaconfiancesubjective.Laconfiancequ'ontlesindividusdansleursconvictionsdépendessentiellementdelaqualitédel'histoirequ'ilspeuventracontersur

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cequ'ilsvoient,mêmes'ilsnevoientpasgrand-chose.Souvent,nousneprenonspasencomptelefaitquedesinformationsquidevraientpeserd'unpoidscrucialsurnotrejugementnousfontdéfaut–ontientcomptedecequ'onvoitetriend'autre.Parailleurs,notresystèmeassociatifatendanceàsefixersurunschémacohérentd'activationetàneutraliserledouteetl'ambiguïté.◆ Les effets de cadrage : des façons différentes de présenter la même information suscitent

souventdesémotionsdifférentes.Ilestplusrassurantdedireque«leschancesdesurvieunmoisaprèsl'interventionchirurgicalesontde90%»quelaphrase,pourtantéquivalente,«lamortalitéestde10%danslemoisquisuitl'interventionchirurgicale».Demême,delacharcuteriedécritecomme«dégraisséeà90%»estplusattirantequ'accompagnéedelamention«10%dematièresgrasses».L'équivalenceentrecesdifférentesformulationsestévidente,maisunepersonnen'envoitgénéralementqu'une,etseulcomptecequ'onvoitetriend'autre.◆Lanégligencedutauxdebase:souvenez-vousdeSteve,cepersonnagefalotetordonnéque

l'on prend souvent pour un bibliothécaire. La description de sa personnalité est marquante,frappante, et même si vous savez sans doute qu'il y a plus d'agriculteurs que d'hommesbibliothécaires, cette réalité statistiquenevousestpresqueà coup sûrpasvenueà l'espritquandvousvousêtesposélaquestionlapremièrefois.Vousn'avezsongéqu'àcequevousavezvu,etàriend'autre.

*

Lesconclusionshâtivesenbref

«Ellenesait riendescompétencesdecettepersonneenmatièredegestion.Elles'appuieseulementsurl'effetdehalod'unebonneprésentation.»«Décorrélonsleserreursenobtenantdesjugementsdistinctssurlaquestion

avant d'en discuter. Des évaluations indépendantes nous fourniront davantaged'informations.»«Ilsontpriscettedécisionimportanteensefondantsurunrapportpositifd'un

consultant.COVERA– ce qu'on voit et rien d'autre.Apparemment, ils n'ont pascomprisqu'ilsdisposaientdetrèspeud'informations.»«Ilsnetenaientpasàavoird'autresinformationssusceptiblesdegâcherleur

histoire.COVERA.»

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8

Lamécaniquedesjugements

Il n'y a pas de limite au nombre de questions auxquelles vous pouvezrépondre,qu'ils'agissedequestionsquel'onvousposeouquevousvousposez.Pas plus qu'il n'y a de limite au nombre d'éléments que vous pouvez évaluer.Vousêtescapabledecompterlenombredelettresmajusculesdanscettepage,decomparer la hauteur des fenêtres de votre domicile par rapport à celles de lamaisond'en face, et d'évaluer les perspectives politiques de votre sénateur suruneéchelleallantd'excellentesàdésastreuses.CesquestionssontadresséesauSystème 2, qui dirigera l'attention et fouillera la mémoire pour trouver lesréponses.LeSystème2reçoitlesquestionsoulesproduit:dansuncascommedans l'autre, il gère l'attention et la mémoire pour y répondre. Le Système 1fonctionnedifféremment.Ilsurveilleconstammentcequisepassedansl'espritetà l'extérieur, et produit en continu des évaluations de divers aspects de lasituationsansintentionpréciseetpresquesanseffort.Cesévaluationsprimairesjouentun rôle importantdans le jugement intuitif,parcequ'elles se substituentfacilement à des questions plus difficiles – c'est l'idée qui est à la base del'approche de l'heuristique et des biais. Deux autres caractéristiques duSystème 1 favorisent également le remplacement d'un jugement par un autre.L'uneestlacapacitéàtraduiredesvaleursd'unedimensionàl'autre,cequevousfaites quand vous répondez à une question généralement considérée commesimple:«SiSamétaitaussigrandqu'intelligent,quelleseraitsataille?»Etilyala«déchargedechevrotine»mentale(voirci-dessous,p.119).Autrementdit,le Système 2 a l'intention de répondre à une question donnée ou d'évaluer unattributparticulierdelasituation,maisceladéclencheautomatiquementd'autrescalculs,ycomprisdesévaluationsprimaires.

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Évaluationsprimaires

Le Système 1 a été façonné par l'évolution pour fournir une évaluationconstante des principaux problèmes que doit résoudre un organisme afin desurvivre : comment vont les choses ? Y a-t-il une menace ou une superbeoccasion à saisir ? Est-ce que tout est normal ? Dois-je m'approcher oum'enfuir ?Ces questions sont peut-êtremoins pressantes pour un être humaindansunenvironnementurbainquepourunegazelledans lasavane,maisnousavonshéritédesmécanismesneuronauxàl'originedesévaluationsconstantesduniveaudemenace,etcesmécanismesn'ontpasétédéconnectés.Lessituationssont systématiquement évaluées en tant que bonnes oumauvaises, nécessitantque l'on fuie ou autorisant l'approche. La bonne humeur et l'aisance cognitivesontleséquivalentshumainsdecetteévaluationdelasécuritéetdelafamiliaritédel'environnement.Enguised'exemplespécifiqued'uneévaluationprimaire,prenonslacapacité

à distinguer ami ou ennemi d'un seul regard. Cela contribue aux chances desurvied'unindividudansunmondedangereux,etcettecapacitétrèsspécialiséeaeffectivementévolué.AlexTodorov,moncollèguedePrinceton,aexplorélesracinesbiologiquesdesjugementsrapidesquipermettentdecalculerdansquellemesureuneinteractionavecuninconnuestsansdanger92.Ilamontréquenoussommesdouésdelacapacitéàévaluer,d'unseulcoupd'œiljetéauvisaged'uninconnu, deux faits potentiellement cruciaux sur cette personne : à quel pointc'est un dominant (qui représente par conséquent unemenace inhérente), et àquelpointilestfiable,sisesintentionssontplussusceptiblesd'êtreamicalesouhostiles93 . La forme du visage fournit des clés pour évaluer un caractèredominant,commeunmenton«fort»etcarré.L'expressionfaciale(unsourireouunemoue) donne des indices sur les intentions de l'inconnu. La combinaisond'une mâchoire carrée et d'une bouche soucieuse est peut-être annonciatriced'ennuis94 .Ledéchiffrementdesvisagesest loind'êtreunsystèmeinfaillible :un menton rond n'est pas un indicateur fiable de douceur, et il est possible(jusqu'à un certain point) de faire semblant de sourire. Pourtant, même unecapacitéimparfaiteàévaluerlesinconnusestunavantageentermesdesurvie.Ce mécanisme atavique connaît de nouvelles utilisations dans le monde

moderne : il exerce une certaine influence sur la façon dont les gens votent.Todorovamontréàsesétudiantsdesportraitsd'hommes,parfoispendantàpeineplus d'un dixième de seconde, et leur a demandé de classer les visages enfonction de divers attributs, dont l'amabilité et la compétence. Les résultats

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étaientassezhomogènes.LesvisagesqueTodorovleuravaitmontrésn'avaientpasétéchoisisauhasard : c'étaient lesportraitsdecampagnedepoliticiens seprésentant à une élection. Todorov a ensuite comparé le résultat des urnes auclassementeffectuépar lesétudiantsdePrincetonensefondantsurunecourteprésentationdesclichésendehorsdetoutcontextepolitique.Dansprèsde70%des élections à des postes de sénateur, de représentant et de gouverneur, levainqueur était le candidat dont le visage avait obtenu unemeilleure place auclassement en termes de compétence. Ce résultat étonnant a rapidement étéconfirmé lors d'élections législatives en Finlande,mais aussi de cantonales enAngleterre,ouencored'autreséchéancesélectoralesenAustralie,enAllemagneetauMexique95.Curieusement(dumoinspourmoi),dansl'étudedeTodorov,leclassement des compétences permettait de prédire les résultats électoraux plusefficacementqueleclassementd'amabilité.Todorovadécouvertquelesgensjugeaientlacompétenceencombinantdeux

dimensions : la force et la fiabilité. Les visages qui respirent la compétenceassocient unmenton fort à un léger sourire apparemment sûr de soi. Rien neprouve que ces caractéristiques faciales permettent effectivement de prédirecommentlespoliticienssetirerontdeleurmandat.Maisdesétudesdelaréactiondu cerveau aux candidats vainqueurs et vaincus montrent que nous sommesbiologiquement prédisposés à rejeter les candidats qui ne présentent pas lesattribuent auxquels nous accordons de la valeur – dans cette expérience, lesperdantssuscitaientdesréactionsémotionnelles(négatives)plusmarquées.C'estun exemple de ce que j'appellerai, dans les chapitres suivants, un jugementheuristique.Lesélecteurstententdesefaireuneidéedelavaleurpotentielled'uncandidatquandilseraenfonction,etserabattentsuruneévaluationplussimple,rapideetautomatique,disponiblequandleSystème2doitprendresadécision.Les politologues ont poursuivi les recherches deTodorov en identifiant une

catégorie d'électeurs pour lesquels les préférences automatiques du Système 1sontparticulièrementsusceptiblesdejouerungrandrôle.Ilsonttrouvécequ'ilscherchaient parmi les électeurs mal informés qui regardent beaucoup latélévision. Comme il fallait s'y attendre, l'effet de l'impression faciale decompétence sur le vote est environ trois fois plus important chez les électeursmal informés et grands consommateurs de télévision que chez ceux qui sontmieux informés et regardentmoins la télévision96 . Évidemment, l'importancerelative du Système 1 dans la détermination des choix électoraux n'est pas lamême pour tout le monde. Nous allons croiser d'autres exemples de cesdifférencesindividuelles.

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LeSystème1comprendlelangage,biensûr,etlacompréhensiondépenddesévaluations primaires qui sont effectuées régulièrement dans le cadre de laperception des événements et de la compréhension des messages. Cesévaluationsportentsurledegrédesimilaritéetdereprésentativité,lesrelationsdecausalitéouencorelesassociationsd'idéesoumodèlesdisponibles.Ellessonteffectuéesmême en l'absenced'une série de tâches spécifiques, bien que leursrésultats soient utilisés pour répondre à des tâches précises quand elles seprésentent97.Lalistedesévaluationsprimairesestlongue,maistouslesélémentspossibles

nesontpasévalués.Lafigure7enestunexemple.

Figure7

Unsimplecoupd'œilàcette imagevousdonne immédiatement l'impressiondepercevoirdemultiplescaractéristiques.Voussavezquelesdeuxtourssontdemême hauteur et qu'elles se ressemblent davantage que la tour de gauche neressemble à l'agencement de blocs au milieu. Cependant, vous ne savez pasimmédiatementquelenombredeblocsdanslatourdegaucheestlemêmequelenombredeblocsrangéssurlesol,etvousn'avezaucuneidéedelahauteurdelatourqueceux-cipourraientpermettredebâtir.Pourconfirmercefait,ilvousfaudraitcompter lesdeuxsériesdeblocsetcomparer lesrésultats,uneactivitéqueseulleSystème2estenmesured'entreprendre.

Sériesetprototypes

Dans l'exemple suivant, considérons la question : quelle est la longueurmoyennedesdroitesdelafigure8?

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Figure8

C'estunequestionfacileetleSystème1yrépondsanseffort.Desexpériencesont montré qu'une fraction de seconde suffit aux gens pour enregistrer lalongueur moyenne d'une série de droites avec une remarquable précision. Deplus, la précision de ces jugements n'est pas altérée quand l'observateur estoccupé sur leplancognitifparune tâchemémorielle.Lesgensne saurontpasforcément décrire la moyenne en centimètres, mais ils seront d'une grandeprécision quand il s'agira d'ajuster la longueur d'une autre droite pour qu'ellecorrespondeàlamoyenne.Iln'yapasbesoinduSystème2pourdévelopperuneimpression de la norme de longueur d'une figure. Le Système 1 s'en charge,automatiquementetsanseffort,toutcommeilenregistrelacouleurdesdroitesetle fait qu'elles ne sont pas parallèles.Nous pouvons également nous faire uneidée immédiatedunombred'objetsdansunefigure–avecprécisions'ilyenaquatreoumoins,grossièrements'ilyenaplus.Passonsmaintenant à une autre question : quelle est la longueur totale des

droitesdelafigure8?C'estunautretyped'expérience,parcequeleSystème1n'aiciaucunesuggestionàfaire.Vousnepourrezrépondreàcettequestionqu'enactivant le Système 2, qui entreprendra alors laborieusement d'estimer lamoyenne,dedénombrerlesdroitesetdemultiplierlalongueurmoyenneparlenombrededroites.L'incapacitéduSystème1àcalculerlalongueurtotaled'unesériededroites

d'un coup d'œil peut vous sembler évidente ; jamais vous ne vous en êtes crucapable.C'estenfait l'illustrationd'une importante limitedecesystème.Parceque le Système 1 représente les catégories par un prototype ou une série demodèlestypiques,ilsetirebiendesmoyennes,maismaldessommes.Latailledelacatégorie,lenombred'exemplesqu'ellecontient,toutcelaestgénéralementignorédanslesjugementssurcequej'appelleraidesvariablesdetypesomme.

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Les participants à l'une des nombreuses expériences inspirées par lecontentieuxconsécutifàlamaréenoirecatastrophiquedel'ExxonValdezsesontvudemanders'ilsétaientprêtsàpayerpourdesfiletsdestinésàcouvrirlesmaresdepétroledanslesquelleslesoiseauxmigrateurssenoientsouvent98.Différentsgroupesdevaientdirecequ'ilsétaientprêtsàpayerpoursauver2000,20000ou200000oiseaux.Silesauvetaged'oiseauxestunproduitéconomique,ildevraitêtretraitécommeunevariabledetypesomme:sauver200000oiseauxdevraitvaloirplusqued'ensauver2000.Enfait,lescontributionsmoyennesdestroisgroupesdeparticipantsfurentrespectivementde80,78et88euros.Lenombred'oiseauximportaitpeu.Danschacundestroisgroupes,lesparticipantsavaientréagiàunprototype–l'imagedéchiranted'unoiseausansdéfenseentraindesenoyer, les plumes engluées dans une épaisse couchede pétrole.La négligencepresque totalede laquantitédansdescontextesémotionnelsdecetordreaétéconfirméeàmaintesreprises.

Équivalenced'intensité

Desquestionssurvotrebonheur,lapopularitéduprésident,lechâtimentqu'ilfaut appliquer aux délinquants financiers et les perspectives futures d'unpoliticienontunecaractéristiqueimportanteencommun:toutesserapportentàunedimensionsous-jacented'intensitéoudequantité,quipermet lerecoursaumot plus. Plus heureux, plus populaire, plus sévère ou plus puissant (pour unpoliticien). Par exemple, l'avenir politique d'une candidate peut s'échelonnerentre leplusbas :«Ellevaêtrebattueauxprimaires»,et leplushaut :«Unjour,elleseraprésidentedesÉtats-Unis.»Nous sommes là en présence d'une nouvelle aptitude du Système 1. Une

échelle d'intensité sous-jacente permet d'établir des équivalences entre desdimensionsdifférentes.Silescrimesétaientdescouleurs,lemeurtreseraitd'unrouge plus sombre que le vol. Si les crimes étaient exprimés en musique, lemassacre serait joué fortissimo tandis que le fait de ne pas payer sescontraventions se contenterait d'un discret pianissimo. Dans des expériencesrestéescélèbres,onavait adapté l'intensitéd'un sonà lagravitédesdélits ;onavait également adapté l'intensité d'un son à la sévérité des peines. Les sujetsentendaient ensuitedeuxnotes,unepour ledélit et l'autrepour lapeine, et ilséprouvaient un sentimentd'injustice si unedesdeuxnotes était beaucoupplusfortequel'autre99.Considéronscetexemple,quinousresserviraplustard:

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Julielisaitcourammentàl'âgedequatreans.

Maintenant, faites correspondre les exploits de Julie enfant aux échellesd'intensitésuivantes:

Quelle est la taille d'un homme qui est aussi grand que Julie étaitprécoce?

Quepensez-vousde1,80mètre?Pasassez,manifestement.Et2,10mètres?Probablement trop.Ce que vous recherchez, c'est une taille aussi remarquablequel'exploitdelireàquatreans.Assezremarquable,maispasextraordinairenonplus. Lire à quinze mois, voilà qui serait extraordinaire, peut-être comme unhommequimesurerait2,40mètres.

À quel niveau de revenus dans votre profession correspond l'exploit deJulie?QuelcrimeestaussigravequeJulieétaitprécoce?Quellenotemoyenneaudiplômed'unegrandeécolecorrespondàcequ'a

faitJulie?

Pasvraimentdifficile,n'est-cepas?Deplus,vouspouvezêtrecertainquevoséquivalencesseront trèsprochesdecellesétabliespard'autres représentantsdevotremilieuculturel.NousverronsquequandondemandeauxgensdeprédirelesnotesmoyennesdeJulieàpartirdel'informationsurl'âgeauquelelleaapprisà lire, ils répondent en traduisant d'une échelle à l'autre et en sélectionnant lanotecorrespondante.Etnousverronségalementpourquoicemodedeprédictionpar l'équivalence est erroné sur le plan statistique – bien qu'il sembleparfaitement naturel au Système 1 et que, chez la plupart d'entre nous àl'exceptiondesstatisticiens,ilsoitaussiacceptablepourleSystème2.

Lachevrotinementale

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LeSystème1effectuedenombreuxcalculsenmêmetemps.Certainssontdesévaluationsderoutinequisedéroulentconstamment.Chaquefoisquevosyeuxsontouverts,votrecerveaucalculeunereprésentationentroisdimensionsdecequi se trouvedansvotre champdevision, y compris la formedes objets, leurposition dans l'espace et leur identité. Aucune intention n'est nécessaire pourdéclenchercetteopérationouencorelasurveillanceconstantedesattentesquinesontpasremplies.Contrairementàcesévaluationsderoutine,d'autrescalculsnesontlancésquesibesoinest:vousneprocédezpasàuneévaluationcontinuedevotre degré de bonheur ou de richesse, etmême si vous êtes un obsédé de lapolitique,vousnepassezpasvotre tempsà évaluer lapopularitéduprésident.Les jugements occasionnels sont délibérés, ils se produisent seulement quandvousenavezl'intention.Vousnecomptezpasautomatiquementlenombredesyllabesdechaquemot

que vous lisez, mais vous le pourriez si vous le vouliez. Cependant, notrecontrôle sur les calculs intentionnels est loin d'être précis : nous calculonssouventplusquenous levoulonsouquenousenavonsbesoin. J'aibaptisécecalculexcédentaire ladéchargedechevrotinementale.Avecdescartouchesdechevrotine,ilestimpossibledeviserunpointprécis,carc'estunemunitionquisedisperse;demême,ilsembledifficileauSystème1denepasfaireplusquecequeluiordonneleSystème2.Cesontdeuxexpériencesquej'aimenéesilyalongtempsquim'ontsuggérécetteimage.Dansl'uned'elles,lesparticipantsécoutaientdespairesdemots,avecl'ordre

d'appuyersurunetoucheaussivitequepossiblechaquefoisqu'ilss'apercevaientquelesmotsrimaient100.Lesmotsrimentdanscesdeuxpaires:

VOTE–NOTEVOTE–BOTTE

Ladifférencevousparaîtévidenteparcequevousvoyezlesdeuxpaires.VOTEetBOTTErimentmaisnes'écriventpasdelamêmefaçon.Lesparticipants,eux,nefaisaientqu'entendrelesmots,maisilsn'enétaientpasmoinsinfluencésparl'orthographe. Ilsmettaientnettementplusde tempsà reconnaîtreque lesmotsrimaient s'il y avait une différence dans leur orthographe. Bien que leursinstructionsn'aientfaitmentionqued'unecomparaisondesons,lesparticipantsencomparaientégalementl'orthographe,etladivergencedansladimensionqui

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n'étaitpas impliquée les ralentissait.L'intentionde répondreàunequestionenavaitsuscitéuneautre,quiétaitnonseulementsuperflue,maisportaitmêmetortàlaréalisationdelatâcheprincipale.Dans l'autre étude, des gens écoutaient une série de phrases, avec l'ordre

d'appuyersurunetoucheaussivitequepossiblepourindiquersilaphraseétaitlittéralementvraie, et suruneautre touche si laphrasen'étaitpas littéralementvraie101.Quellessontlesréponsescorrectespourlesphrasessuivantes?

Certainesroutessontdesserpents.Certainsboulotssontdesserpents.Certainsboulotssontdesprisons.

Cesphrasessonttouteslestroislittéralementfausses.Pourtant,vousavezsansdouteremarquéqueladeuxièmephrasel'estplusclairementquelesautres–lestempsderéactionenregistréslorsdel'expérienceontconfirméqu'ilyavaitunedifférence substantielle. Cette différence s'explique par le fait que les deuxphrases difficiles peuvent être vraies sur le plan métaphorique. Là encore,l'intentiond'effectueruncalculena suscitéuneautre.Et làencore, la réponsecorrecte s'est imposéedans ce conflit,mais le conflit avec la réponse inutile aperturbélaréalisationdelatâche.Danslechapitresuivant,nousverronsquelacombinaison d'une décharge de chevrotine mentale et d'une équivalenced'intensitéexpliquepourquoinousnouslivronsàdesjugementsintuitifssurtantdechosesdontnousnesavonsrien.

*

Lamécaniquedesjugementsenbref

«Évaluerlesgenspoursavoirs'ilssontséduisantsounonestuneévaluationprimaire.Vouslefaitesautomatiquement,quevouslevouliezounon,etçavousinfluence.»«Ilyadescircuitsdanslecerveauquiévaluentlatendanceàdomineràpartir

delaformeduvisage.Ilatoutl'aird'êtreunmeneurné.»

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«Lechâtimentnesemblera justequesisonintensitééquivautaudélit.Toutcomme on peut faire correspondre l'intensité d'un son à l'intensité d'unelumière.»« C'était un cas évident de chevrotine mentale. On lui avait demandé s'il

pensaitquecettesociétéétaitsolidefinancièrement,maisiln'apassumettredecôtéqu'ilappréciaitbeaucoupsesproduits.»

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9

Répondreàunequestionfacile

Ce qu'il y a de remarquable, dans votre vie mentale, c'est que vous êtesrarementprisdecourt.D'accord,parfois,voustombezsurunequestioncomme17x24=?,pour laquelle aucune réponsenevousvient rapidementà l'esprit,mais ces moments de confusion restent exceptionnels. L'état normal de votreespritvouspermetd'éprouverdessentimentsintuitifsetdesopinionssurpresquetoutcequicroisevotrechemin.Vousaimezoudétestezlesgenslongtempsavantd'ensavoirbeaucoupàleursujet;vousfaitesconfianceàdesinconnusouvousvousdéfiezd'euxsanssavoirpourquoi;voussentezqu'uneentrepriseestvouéeau succès sans même l'analyser. Que vous les exprimiez ou non, vous avezsouventréponseàdesquestionsquevousnecomprenezpastotalement,etvousvousappuyezsurdespreuvesquevousnepouvezniexpliquernidéfendre.

Lasubstitutiondesquestions

Voici une façon simple de décrire comment nous développons des opinionsintuitives sur des sujets complexes. Quand on ne trouve pas rapidement uneréponse satisfaisante à une question complexe, le Système 1 va trouver unequestion proche qui sera plus facile et y répondra. J'appelle substitution cetteopérationquiconsisteàrépondreàunequestionàlaplaced'uneautre.J'adopteégalement par la suite les termes suivants : la question cible est la questionposée, l'évaluation que vous avez l'intention d'effectuer pour y répondre ; laquestionheuristique est la question plus simple à laquelle vous répondez à laplace.

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Pourdéfinirtechniquementl'heuristique,onpeutdirequec'estuneprocéduresimple qui permet de trouver des réponses adéquates, bien que souventimparfaites,àdesquestionsdifficiles.Lemotalamêmeracinequel'expression«eurêka».L'idéedesubstitutionestapparuetrèstôtdansmestravauxavecAmos,etelle

aétéaucœurdecequiestdevenul'approchedel'heuristiqueetdesbiais.Nousnous sommes demandé comment les gens réussissaient à se livrer à desjugementsdeprobabilitésanssavoiravecprécisioncequ'estlaprobabilité.Nousavonsconcluquelesgensdevaient,d'unefaçonoud'uneautre,simplifiercettetâche impossible, et nous avons alors entrepris de découvrir comment. Notreréponseaété lasuivante :quandil leurestdemandéd'évalueruneprobabilité,lesgensévaluentenréalitéautrechoseetpensentqu'ilsontévaluélaprobabilité.C'estuneactionrégulièremententrepriseparleSystème1quandilestconfrontéàdesquestionsciblesdifficiles,si laréponseàunequestionheuristiqueliéeetplusfacilevientrapidementàl'esprit.Lasubstitutiond'unequestionàuneautreestparfoisunebonnestratégiepour

résoudredesproblèmesdifficiles–queGeorgePólyaaévoquéedanssonlivreCommentposeretrésoudreunproblème102,devenuunclassique:«Sivousnepouvezpasrésoudreunproblème,alors ilyenaunautreplusfacilequevouspouvez résoudre : trouvez-le. » L'heuristique de Pólya est une procédurestratégiquedélibérémentmiseenœuvreparleSystème2.Maisl'heuristiquequej'aborde dans ce chapitre n'est pas délibérée ; elle est une conséquence de ladécharge de chevrotine mentale, cette imprécision dans le contour de nosréponses.Considérez lesquestionsde lacolonnedegaucheduTableau1.Cesontdes

questionsdifficiles,etavantquevouspuissiezdévelopperuneréponseraisonnéeàn'importelaquelled'entreelles,vousdevezgérerd'autresquestionscomplexes.Quelestlesensdubonheur?Quelssontlesdéveloppementspolitiquesauxquelsil faut probablement s'attendre dans les six prochainsmois ?Quelles sont lespeinescommunémentappliquéespourd'autresdélitsfinanciers?Laconcurrenceà laquelle se heurte le candidat est-elle rude ? Quelles autres causes,environnementalesounon,devraientêtreprisesenconsidération?Iln'estpasdutout pratique de vouloir traiter ces questions sérieusement.Mais vous pouvezfaire autrement que d'y répondre de façon raisonnée. Il existe une alternativeheuristique au raisonnement réfléchi, qui fonctionne parfois fort bien, maisprovoqueaussiparfoisdegraveserreurs.

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Tableau1

Lachevrotinementalepermetdeproduire facilementdes réponses rapidesàdesquestionsdifficilessansimposertropd'effortsàvotrefainéantdeSystème2.Il est tout à fait probable que, si vous évoquez les questions correspondantesdanslapartiedroitedutableau,vousyrépondrezsansdifficulté.Vossentimentsàproposdesdauphinsetdesescrocs,votrehumeurdumoment,vosimpressionsquantautalentpolitiquedelacandidateauprimaireouàlapopularitéactuelledu président vous viendront aisément à l'esprit. Les questions heuristiquesfournissent des réponses prêtes à l'emploi pour chacune des questions cibles,pluscomplexes.Mais il manque un élément dans cette histoire : les réponses doivent

correspondreauxquestionsdedépart.Parexemple,cequejeressensausujetdedauphinsmourantsdoitêtreexpriméeneuros.UneautrecapacitéduSystème1,l'équivalenced'intensité,estjustementlàpourrésoudreceproblème.Souvenez-vousquelessentimentsetlessommesquel'onestprêtàversersontdeséchellesd'intensité.Mes émotions peuvent varier vis-à-vis des dauphins, et je ferai undoncorrespondantàl'intensitédemessentiments.Lemontantquimeviendraàl'espritestceluiquiycorrespond.Touteslesquestionspeuventdonnerlieuàdeséquivalences d'intensité comparables. Par exemple, le talent politique d'unecandidatepeutallerdelamentableàincroyablementimpressionnant,etl'échelledesonsuccèspolitiquepeutallerde:«Elleseravaincueauxprimaires»,leplusbas,jusqu'ausommet:«Unjour,elleseraprésidentedesÉtats-Unis.»Les processus automatiques de la décharge de chevrotine mentale et de

l'équivalenced'intensitémettent souvent à dispositionplusieurs réponses àdesquestionsfacilesquipourraientêtreappliquéesàlaquestioncible.Danscertainscas,lasubstitutionseproduiraetuneréponseheuristiqueseraapprouvéeparle

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Système 2. Bien sûr, le Système 2 a la possibilité de rejeter cette réponseintuitive, ou de la modifier en y incorporant d'autres informations. Toutefois,étant naturellement flemmard, le Système 2 adopte souvent la solution dumoindreeffortetapprouveuneréponseheuristiquesanstropsedemandersielleesteffectivementappropriée.Vousneresterezpasbouchebée,vousn'aurezpasà travailler tropdur, et vousnevous apercevrezpeut-êtremêmepasquevousn'avezpasréponduàlaquestionquivousétaitposée.Deplus,vousnevousêtespeut-être pas rendu compte que la question cible était difficile, parce qu'uneréponseintuitivevousestaisémentvenueàl'esprit103.

L'heuristiqueen3D

Regardezlestroishommesdecedessinetrépondezàlaquestionquisuit.

Figure9

Page 116: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

Le personnage le plus à droite est-il plus grand que la silhouette la plus àgauche?Uneréponsevousvientévidemmentàl'esprit:lepersonnagededroiteestle

plus grand. Prenez une règle et mesurez les deux silhouettes, et vous vousapercevrez qu'en réalité, elles sont exactement de la même taille. Votreimpression de leur taille relative est dominée par une illusion puissante, quiillustreparfaitementleprocessusdesubstitution.Lecorridordanslequelonvoit lespersonnagesestdessinéenperspectiveet

l'accent y est mis sur la profondeur de champ. Votre système de perceptioninterprèteautomatiquementledessincommeunescèneentroisdimensions,noncomme une image imprimée sur une surface plane en papier. Dansl'interprétation en 3D, la personne à droite est à la fois beaucoup plus loin etbeaucoup plus grande que celle de gauche. Pour la plupart d'entre nous, cetteimpression de la taille en 3D est irrésistible. Seuls les artistes visuels et lesphotographesexpérimentéssontentraînésàvoircedessincommeunobjet surune page. Pour le reste d'entre nous, une substitution a lieu : l'impressiondominante de la taille en 3D nous dicte un jugement sur une taille en deuxdimensions.L'illusionestdueàuneheuristiqueen3D.Ce qui se produit là est une authentique illusion, non une mauvaise

interprétationdelaquestion.Voussaviezquelaquestionportaitsurlatailledespersonnagesdudessinimprimésurlapage.Sionvousavaitdemandéd'évaluerla tailledes silhouettes,nous savons,grâceàdesexpériences,quevousauriezrépondu en centimètres, pas en mètres. La question ne vous a pas induit enerreur,maisvousavezétéinfluencéparuneréponseàunequestionquinevousapasétéposée:«Quelleestlatailledecestroispersonnes?»L'étape essentielle dans cette démonstration d'heuristique – la substitution

d'une taille tridimensionnelle à une taille bidimensionnelle – s'est dérouléeautomatiquement.L'imagecontientdesindicesquisuggèrentuneinterprétationen3D.Cesindicesn'ontpasderapportaveclatâcheàeffectuer–l'évaluationdelatailledelasilhouettesurlapage–etvousauriezdûlesignorer,maisvousnel'avezpaspu.Lebiaisassociéàl'heuristiquefaitquelesobjetsquisemblentpluséloignésparaissentaussiplusgrandssurlapage.Commel'illustrecetexemple,un jugement basé sur une substitution sera immanquablement biaisé, et ce defaçonprévisible.Maiscela sepasseàune telleprofondeurdans le systèmedeperceptionquevousnepouveztoutsimplementpasl'empêcher.

Del'humeuraubonheur

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Uneexpérienceréaliséeauprèsd'étudiantsallemandsfournitundesmeilleursexemples de substitution104 . Les étudiants participaient à une enquête quicomprenaitlesdeuxquestionssuivantes:

Êtes-vousheureuxcestemps-ci?Combiendefoisêtes-voussortilemoisdernier?

Lesexpérimentateurs s'intéressaient à la corrélationentre lesdeux réponses.Lesétudiantsquidiraientêtresortisplusieursfoiss'estimeraient-ilsplusheureuxque ceux qui n'avaient pas eu autant de rendez-vous ?Curieusement, non : lacorrélation entre les réponses était proche de zéro. Manifestement, le fait desortir avec quelqu'un n'était pas ce qui venait d'abord à l'esprit des étudiantsquandon leurdemandaitd'évaluer leurbonheur.Unautregrouped'étudiantsaréponduauxmêmesquestions,maisdansl'ordreinverse.

Combiendefoisêtes-voussortilemoisdernier?Êtes-vousheureuxcestemps-ci?

Cette fois, les résultats ont été complètement différents. Dans cet ordre, lacorrélationentrelenombrederendez-vousetlebonheurestiméétaitàpeuprèsaussi élevé que possible dans le domaine des corrélations psychologiques105 .Ques'était-ilpassé?L'explicationestsimple.Lefaitdesortiravecquelqu'unn'étaitapparemment

pas au centre de la vie de ces étudiants (voir les résultats du premier groupeinterrogé),maisquandonleurademandédepenseràleurvieamoureuse,ilsontclairementeuuneréactionémotionnelle.Lesétudiantsquiavaienteuplusieursrendez-vousse sont souvenusd'unaspectheureuxde leurvie, tandisqueceuxquin'étaientsortisavecpersonneontpenséà lasolitudeetaurejet. Ilsavaienttousencoreàl'espritl'émotionsuscitéeparlaquestionsurlesrendez-vousquandonleuraposécelle,plusgénérale,surleurbonheur.En termes psychologiques, ce qui s'est passé est justement la même chose

qu'avecl'illusionsurlatailledupersonnagedanslafigure9.Le«bonheurcestemps-ci » n'est pas une évaluation naturelle ou facile. Une bonne réponsenécessite une certaine réflexion. Toutefois, les étudiants qui venaient d'être

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interrogéssurleurvieamoureusen'ontpaseuàréfléchirlongtempsparcequ'ilsavaient en tête une réponse à une question associée : étaient-ils heureux dansleurvieamoureuse? Ilsont substitué laquestionpour laquelle ils avaientuneréponsetouteprêteàcellequ'onleurposait.Unefoisencore,commedanslecasdel'illusion,onpeutsedemanders'ilsont

été induitsenerreur.Pensent-ilsvraimentquecesdeuxquestions–cellequ'onleuraposéeetcelleàlaquelleilsontrépondu–soientsynonymes?Biensûrquenon. Les étudiants ne perdent pas temporairement leur capacité à faire ladistinction entre la vie amoureuse et la vie dans son ensemble. Si on lesinterrogeaitausujetdesdeuxconcepts,ilsdiraientqu'ilssontdifférents.Maiscen'estpascequ'onleurademandé.Onleurademandés'ilsétaientheureux,etleSystème1avaituneréponsetouteprêteàdisposition.L'exemple de la vie amoureuse n'a rien d'unique. On retrouve le même

scénarioquandoninterrogelesétudiantssurleursrelationsavecleursparentsouencore sur l'état de leurs finances juste avant de leur poser la question sur lebonheur.Dans les deux cas, la satisfaction dans un domaine précis domine laréflexionsurlebonheur106 .Toutequestionsignificativesurleplanémotionnelsusceptible d'altérer l'humeur d'une personne aura lemême effet.COVERA : cequ'onvoitetriend'autre.L'étatd'espritdumomentaunrôleécrasantquandlesgenss'interrogentsurleurbonheur107.

L'heuristiquedel'affect

Quanddesémotionssontenjeu,lesconclusionsprennentencorepluslepassur la réflexion. Le psychologue Paul Slovic a parlé d'heuristique de l'affect,quandlesgenslaissentcequ'ilsaimentoudétestentdéterminerleursconvictionssur le monde qui les entoure. Vos préférences politiques définissent lesarguments que vous trouvez convaincants. Si vous approuvez la politique desantéactuelle,vouscroyezquesesbénéficessontsubstantielsetsescoûtsplusgérablesqueceuxd'autressolutions.Sivousêtesunfaucondansvotreattitudevis-à-vis d'autres pays, vous pensez sans doute que ceux-ci sont relativementfaibleset susceptiblesdesesoumettreà lavolontédevotrepays.Sivousêtesunecolombe,vouspensezprobablementqu'ilssontfortsetneselaisserontpasfacilement bousculer. Votre attitude émotionnelle sur des sujets comme lesalimentsirradiés,lavianderouge,l'énergienucléaire,lestatouagesoulesmotosestàl'originedevosconvictionsquantàleursavantagesetleursrisques.

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La suprématie des conclusions ne signifie pas que votre esprit estcomplètement fermé et que vos opinions sont totalement immunisées contrel'informationet le raisonnementsensé.Vosconvictions,etmêmevotreattitudeémotionnelle,peuventchanger (dumoinsunpeu)quandvousapprenezque lerisque d'une activité que vous détestiez est moins important que vous ne lepensiez. Et l'information sur des risques moindres va également modifier(favorablement)votrevisiondesavantagesmêmesirienn'étaitditprécisémentquantàcesavantagesdansl'informationquevousavezobtenue108.Noussommeslàenprésenced'unenouvellefacettedela«personnalité»du

Système 2. Jusqu'à présent, je l'ai principalement décrit comme un contrôleurplus oumoins consentant, qui laisse unemarge demanœuvre considérable auSystème 1. J'ai également dépeint le Système 2 comme étant actif dans larecherche mémorielle délibérée, les calculs complexes, les comparaisons, laplanificationetleschoix.Dansleproblèmedelabatteetdelaballeetdansbiend'autresexemplesd'interactionentrelesdeuxsystèmes,ilapparaîtquec'estbienleSystème2quiestfinalementauxcommandes,aveclacapacitéderésisterauxsuggestions du Système 1, de ralentir les choses et d'imposer une analyselogique.L'autocritiqueestunedesfonctionsduSystème2.Enrevanche,dansledomaine des émotions, le Système 2 est plus un apologiste qu'un critique duSystème1–ilapprouveplusqu'iln'impose.Sarecherchedel'informationetdesarguments se limite alors aux données conformes aux convictions existantes,sans intention de les examiner. Le Système 1, actif et en quête de cohérence,suggèredessolutionsàunSystème2rarementexigeant.

*

Lessubstitutionsetl'heuristiqueenbref

« Avons-nous encore en tête la question à laquelle nous essayons derépondre?Ouluienavons-noussubstituéuneautreplusfacile?»«Laquestionestdesavoirsicettecandidatepeutl'emporter.Or,noussommes

apparemmententrainderépondreàlaquestiondesavoirsiellesetirebiendesinterviews.Nesubstituonspas.»«Ilaimeleprojet,doncilpensequesescoûtssontfaiblesetquesesbénéfices

sontimportants.Unbelexempled'heuristiquedel'affect.»

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«Nousnousservonsdesrésultatsdel'andernierpourprédirelavaleurdelasociété dans plusieurs années. Cette heuristique est-elle suffisamment valide ?Dequellesautresinformationsavons-nousbesoin?»

Le tableau ci-dessous contient une liste de caractéristiques et d'activités

attribuées au Système 1. Chacune des phrases remplace une définitiontechniquementplusexactemaisplusdifficileàcomprendre,afindeprovoqueruneffetmentalautomatiqueetrapide.J'espèreainsiquecettelistevousaideraàdévelopperunsensintuitifdela«personnalité»deceSystème1fictif.Commec'estlecasavecd'autrespersonnagesquevousconnaissez,vousserezenmesuredevousdouterdeceque leSystème1 feraitdansdifférentescirconstances,etvosintuitionsserontjusteslaplupartdutemps.

CaractéristiquesduSystème1

◆Ilproduitdesimpressions,dessentimentsetdesinclinationsqui,quandils sont approuvés par le Système 2, deviennent des convictions, desattitudesetdesintentions;

◆ fonctionne automatiquement et rapidement, presque sans effort, etaucunsentimentdecontrôledélibéré;

◆peutêtreprogramméparleSystème2pourmobiliserl'attentionquandunschémaparticulierestdétecté(recherche);

◆ fournit des réactions et des intuitions compétentes après unentraînementspécifique;

◆créeunschémacohérentd'idéesactivéesdanslamémoireassociative;◆attacheunesensationd'aisancecognitiveàdes illusionsdevérité,des

sentimentsagréablesetunevigilanceréduite;◆distinguecequiestsurprenantdecequiestnormal;◆déduitetinventedescausesetdesintentions;◆négligel'ambiguïtéetsupprimeledoute;◆estbiaisépourcroireetconfirmer;◆exagèrelacohérenceémotionnelle(effetdehalo);◆seconcentresurlespreuvesexistantesetignorelespreuvesmanquantes

(COVERA);◆produitunesérielimitéed'évaluationsprimaires;◆représentelessériespardesnormesetdesprototypes;

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◆établitdeséquivalencessurdeséchellesdemesuredifférentes(ex.:latailleetl'intensité);

◆calculeplusquenécessaire(déchargedechevrotinementale);◆ substitue parfois une question facile à une autre plus difficile

(heuristique);◆ est plus sensible aux changements qu'aux états (théorie de la

perspective)*;◆surestimelesprobabilitésfaibles*;◆ se montre de moins en moins sensible à la quantité

(psychophysique)*;◆réagitplusfortementauxpertesqu'auxgains(aversionàlaperte)*;◆encadreétroitementlesproblèmesdedécision,enlesisolantlesunsdes

autres*.*Caractéristiquesdéveloppéesdanslaquatrièmepartie.

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Deuxièmepartie

Lesgrandsbiaiscognitifs

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10

Laloidespetitsnombres

Une étude sur l'importance des cancers du rein dans les 3 141 comtés quecomptent les États-Unis révèle une tendance remarquable. Les comtés où cescancers sont les plus faibles sont principalement ruraux, peu peuplés et situésdanslesÉtatstraditionnellementrépublicainsduMidwest,duSudetdel'Ouest.Qu'endéduisez-vous?Ces dernières secondes, votre esprit a été très actif, et c'est avant tout le

Système 2 qui est entré en action. Vous avez délibérément fouillé dans votremémoire et formulé des hypothèses. Cela a nécessité un certain effort ; vospupilles se sontdilatées, votre rythmecardiaquea augmentéde façonnotable.MaisleSystème1n'estpasrestéinactif:l'opérationduSystème2adépendudesfaits et des suggestions récupérés dans la mémoire associative. Vous avezprobablement rejeté l'idée que le fait d'être républicain offre une protectioncontre le cancer du rein. Il est fort probable que vous ayez fini par vousconcentrer sur le fait que les comtésoù les cancersdu rein sont lesplus raressontsurtoutruraux.LesbrillantsstatisticiensHowardWaineretHarrisZwerling,àquij'aiempruntécetexemple,onteucecommentaire:«Ilestàlafoisfacileettentantdedéduirequeces faibles tauxdecancer sontdirectement liésà laviesainedelacampagne–pasdepollutiondel'airetdel'eau,accèsàdesalimentsfraissansadditifs109.»Celaparaîteffectivementsensé.Maintenant,intéressons-nousauxcomtésoùlenombredecancersdureinest

le plus élevé. Ces malheureux comtés ont tendance à être plutôt ruraux, peupeuplésetsituésdansdesÉtatstraditionnellementrépublicainsduMidwest,duSudetdel'Ouest.Pince-sans-rire,WaineretZwerlingconstatent:«Ilestfacilededéduirequecesfortstauxdecancersontdirectementliésàlapauvretédela

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vie à la campagne– pas d'accès à des soins de qualité, un régime alimentairericheengraisse,ettropd'alcool,tropdetabac.»Quelquechosenevapas,vousvousendoutez.Lemodedevieruralnepeutexpliqueràlafoislesincidencesfaiblesetlesincidencesélevéesdescancersdurein.Le facteur clé n'a rien à voir avec le fait que les comtés soient ruraux ou

majoritairement républicains,mais avec le fait que les comtés ruraux ont unepopulationlimitée.Etlaleçonprincipalequ'ilfautenretirern'estpasuneaffaired'épidémiologie,maistientplutôtàlarelationcomplexeentrenotreespritetlesstatistiques.LeSystème1 est ungrand adepte d'une certaine formedepensée– il repère automatiquement et sans efforts des liens causaux entre desévénements, parfois même quand ces liens sont fallacieux. Quand on vous aparlédescomtésoùlescancerssontimportants,vousvousêtesimmédiatementdit que ces comtés devaient être différents des autres pour une raison précise,qu'ildevaityavoirunecauseexpliquantcettedifférence.Commenousallonslevoir, pourtant, le Système 1 est désarmé quand il est confronté à des faits« purement statistiques », qui modifient la probabilité des résultats sans pourautantlesprovoquer.Pardéfinition,unévénementaléatoireneseprêtepasàl'explication,maisune

séried'événementsaléatoiressecomportebeletbiend'une façonextrêmementrégulière. Imaginez un grand vase rempli de billes. La moitié des billes sontrouges,lesautresblanches.Ensuite,imaginezunepersonnetrèspatiente(ouunrobot) qui prélève à l'aveuglette quatre billes dans le vase, note le nombre debilles rouges, les remetdans levase,puis recommenceàplusieurs reprises.Sivous résumez les résultats, vous vous apercevrez que « deux rouges, deuxblanches»seproduit(presqueexactement)sixfoisplussouventquelerésultat«quatrerouges»ou«quatreblanches».Cetterelationestunfaitmathématique.Vous pouvez prédire le résultat de prélèvements réguliers dans le vase avecautantdecertitudequevouspouvezprédirecequivasepassersivoustapezsurun œuf avec un marteau. Vous ne pouvez pas prédire en détail comment lacoquilleva sebriser,maispourcequiestde l'idéed'ensemble, iln'yapasdedoute à avoir. Avec une différence, toutefois : le sentiment satisfaisant decausalité que vous éprouvez quand vous pensez à unmarteau et à unœuf esttotalementabsentquandvouspensezauprélèvementdesbilles.On retrouve un fait statistique similaire dans l'exemple du cancer du rein.

Toujoursautourdumêmevase,imaginonsquedeuxpersonnestrèspatientesserelaient. Jack tire quatre billes à chaque fois, Jill en tire sept. Tous deuxenregistrent lesfoisoùilsseretrouventavecunensemblehomogène:quedes

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billes rouges ou blanches. S'ils continuent pendant assez longtemps, JackobserveracegenrederésultatplussouventqueJill–selonunfacteurde8(lespourcentagessontnormalementde12,5%et1,56%).Unefois,encore,pasdemarteau,pasdecausalité,maisunfaitmathématique:leséchantillonsdequatrebilles donnent des résultats extrêmesplus souvent que les échantillonsde septbilles.Maintenant,envisagezlapopulationdesÉtats-Uniscommedesbillesdansun

vasegéant.Certainesportent les lettresCR, cancerdu rein.Vousprélevezdeséchantillons de billes et les placez sur chaque comté au fur et à mesure. Leséchantillons ruraux sont pluspetits que les autres.Tout commedans le jeudeJacketJill,lesrésultatsextrêmes(destauxdecancertrèsélevésoutrèsfaibles)seront vraisemblablement plus fréquents dans les comtés peu peuplés. Et c'esttout.Noussommespartisd'unfaitquiappelaitunecause:l'importancedescancers

dureinvariefortementd'uncomtéàl'autre,etlesdifférencessontsystématiques.L'explication que je vous ai donnée est statistique : il est plus probable derencontrer des résultats extrêmes (aussi faibles qu'élevés) dans les petitséchantillons quedans les grands.Cette explicationn'est pas causale.La faiblepopulationd'uncomténecausepaslecancer,pasplusqu'elleneleprévient;ellepermet simplement à l'incidence du cancer d'être beaucoup plus élevée (oubeaucoup plus faible) que dans l'ensemble de la population. La vérité plusprofonde, c'est qu'il n'y a rien à expliquer. L'incidence du cancer n'est pasvraimentplusfaibleouplusfortequelanormaledansuncomtépeupeuplé,c'estce qu'il nous semble sur une année donnée à cause d'un accidentd'échantillonnage. Si nous répétons l'analyse l'année suivante, nous aurons lamême tendance générale et des résultats extrêmes dans les petits échantillons,maislescomtésoùlecancerétaitcourantl'annéeprécédenteneprésenterontpasforcément une incidence élevée cette année. Et même si c'est le cas, lesdifférences entre comtés très peuplés et comtés ruraux ne peuvent êtrevéritablement considérées comme un fait : elles sont ce que les scientifiquesappellentdesartefacts,desobservationsproduitesintégralementparunaspectdela méthode de recherche – dans ce cas par des différences dans la taille deséchantillons.L'histoirequejeviensdevousracontervousapeut-êtresurpris,maiscen'est

pas une révélation. Vous savez depuis longtemps que les résultats de grandséchantillons sont plus fiables que ceux d'échantillons plus petits, etmême lesgensquineconnaissentrienauxstatistiquesontentenduparlerdecetteloides

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grandsnombres.Maislefaitde«savoir»neserésumepasàunouiouunnon,etpeut-êtrelesaffirmationsquisuivents'appliquent-ellesàvous:

◆Lacaractéristique«peupeuplé»nevousapasparuimmédiatementimportantequandvousavezlucerapportépidémiologique.◆ Vous avez été au moins légèrement surpris par l'importance de la différence entre les

échantillonsdequatreetdeseptbilles.◆Mêmemaintenant,vousdevezvous livreràuncertaineffortmentalpourvoirque lesdeux

phrasessuivantesveulentdireexactementlamêmechose:◆Lesgrandséchantillonssontplusprécisquelespetits.◆Lespetitséchantillonsdonnentdesrésultatsextrêmesplussouventquelesgrands.

Lapremièrephrase sonne incontestablementvraie,mais tantque la secondeversion ne prend pas un sens intuitif, vous n'avez pas vraiment compris lapremière.Pour conclure, oui, vous savez que les résultats de grands échantillons sont

plusprécis,maispeut-êtrecomprenez-vousmaintenantquevousnelesaviezpastrèsbien.Vousn'êtespasseul.Lapremièreétudequ'Amosetmoiavonsréaliséeensemble amontré quemême les chercheurs les plus expérimentés avaient demauvaises intuitions et une compréhension douteuse des effets del'échantillonnage.

Pourquoinoussommesintuitivementdepiètresstatisticiens

Au début des années 1970, ma collaboration avec Amos a justementcommencéparunediscussionsur l'idéequelesgenssansaucuneformationenstatistiquesétaientdebons«statisticiensintuitifs».Ilaainsiévoquédansmonséminairedeschercheursdel'universitéduMichigangénéralementoptimistesausujet des statistiques intuitives. L'affirmationme touchait personnellement. Eneffet,jem'étaisdepuispeuaperçuquejen'étaispasunbonstatisticienintuitif;or,jerefusaisdecroirequej'étaispirequed'autres.Pourunchercheurenpsychologie,lavariationdeséchantillonsn'estpasune

curiosité;c'estunegêne,unobstaclecoûteux,quifaitdetouterechercheunpari.Supposons que vous souhaitiez confirmer l'hypothèse selon laquelle levocabulaire d'une petite fille de six ans est en moyenne plus riche que levocabulaire d'un garçon dumême âge. L'hypothèse se vérifie à l'échelle de lapopulation : le vocabulairemoyen des filles est effectivement plus important.Maisilyadegrandesvariationsentrelesfilleset lesgarçons,etauhasarddutirage,vouspourriezsélectionnerunéchantillonoùladifférencen'auraitriende

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concluant,oumêmeoùlesgarçonsdisposeraientd'unvocabulaireplusfourni.Sivous êtes chercheur, ce résultat vous coûte cher parce que vous avez gaspillévotretempsetvoseffortssansparveniràconfirmerunehypothèsequi,enfait,estvraie.Laseulefaçonderéduirelerisqueestd'avoirrecoursàunéchantillonsuffisamment large.Les chercheurs qui choisissent des échantillons trop petitssontàlamercidufacteurchance.Onpeutestimer le risqued'erreurpourune tailled'échantillonquellequ'elle

soit grâce à une procédure relativement simple. Cependant, les psychologuesn'ontpaspourhabitudede fairede longscalculspourdéciderde la tailled'unéchantillon. Ils ont recours à leur jugement…qui est généralement biaisé.Unarticle que j'avais lu peu avant le débat avec Amos démontrait l'erreur quecommettaient(etquecommettentencore)leschercheurs,ens'appuyantsuruneobservationfrappante.L'auteursoulignaitquelespsychologuesontcoutumedechoisir des échantillons si petits que le risque d'échouer dans la confirmationd'hypothèsespourtantvraiesestévaluéà50%110!Aucunchercheursaind'espritne pourrait accepter un tel risque. Il est possible que les décisions despsychologuesquant à la tailledeséchantillons reflètentdes intuitionserronéesmaisrépanduessurlesconséquencesdetellesvariationsdansleséchantillons.Cetarticlem'avait frappé,parcequ'ilexpliquaitquelques-unsdesproblèmes

que j'avais rencontrés dans mes propres recherches. Comme la plupart deschercheurs en psychologie, il m'était arrivé de sélectionner régulièrement deséchantillonstroppetits,et j'avaissouventobtenudesrésultatsquin'avaientpasdesens.Maintenant,jesavaispourquoi:cesrésultatsbizarresétaientenréalitédesartefactsdemaméthodederecherche.Monerreurétaitd'autantplusgênanteque j'enseignais lesstatistiquesetque jesavaiscommentcalculer la tailled'unéchantillonàmêmede ramener le risqued'échecàunniveauacceptable.Maisjamais je n'avais choisi la taille d'un échantillon par calcul. Comme mescollègues,j'avaisfaitconfianceàlatraditionetàmonintuitionenpréparantmesexpériencesetjen'avaisjamaisréfléchisérieusementàlaquestion.QuandAmosarejointnotreséminaire,j'enétaisdéjàarrivéàlaconclusionquemesintuitionsétaient déficientes, et, au fil des discussions, nous sommes rapidement tombésd'accordsurlefaitquelesoptimistesduMichiganavaienttort.Amosetmoiavonsdoncentreprisdevoirsij'étaisunidiotisolé,ousij'étais

le représentant d'une majorité d'idiots, en analysant si des chercheurs choisispourleurexpertisemathématiquepouvaientcommettrelesmêmeserreurs.Nousavonsmisaupointunquestionnairequidécrivaitdessituationsdelavieréelled'un chercheur, dont la reproduction d'expériences réussies. Le questionnaire

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demandait aux chercheurs de choisir des tailles d'échantillon, d'évaluer lesrisquesd'échecauxquelslesexposaientleursdécisions,etdedonnerdesconseilsà des étudiants hypothétiques dans la préparation de leurs recherches. Amosrassemblalesréponsesd'ungroupedeparticipantsdehautniveau(ycomprislesauteursdedeuxmanuelsdestatistiques) lorsd'uneconférencedelaSociétédepsychologiemathématique.Lesrésultatsnelaissaientpasdeplaceaudoute:jen'étais pas le seul à être idiot. Chacune des erreurs que j'avais commises seretrouvaitchezungrandnombredenosparticipants.Ilétaitévidentquemêmeles spécialistes ne prêtaient pas une attention suffisante à la taille deséchantillons.Amosetmoiavonsintitulénotrepremierarticlecommun«BeliefintheLaw

of Small Numbers » (La foi dans la loi des petits nombres)111. Nous yexpliquions, avec un brin d'ironie, que « les intuitions sur l'échantillonnagealéatoiresemblent répondreà la loidespetitsnombres,quiveutque la loidesgrandsnombress'appliqueégalementauxpetitsnombres».Nousyavonsinclusune recommandation sans détours : que les chercheurs considèrent leurs« intuitions statistiques avec la méfiance qui s'impose et remplacent dans lamesuredupossiblel'impressionparlecalcul112».

Pourquoiilestplusfaciledefaireconfiancequededouter

À l'occasion d'un sondage téléphoniquemené auprès de 300 personnesâgées,60%ontditsoutenirleprésident.

Sivousdeviez résumer lemessagedecettephrase en troismots seulement,lesquelschoisiriez-vous?Ilestpresquecertainquevousopteriezpour«vieuxsoutienprésident».Cesmotscontiennentl'essencedel'histoire.Lesdétailsquevousomettriez,surlesondage,surlefaitqu'ilaétéréaliséautéléphonesurunéchantillonde300personnes,n'ontaucunintérêteneux-mêmes;ilsfournissentdesinformationscontextuellesquiattirentpeul'attention.Votrerésuméseraitlemême si la taille de l'échantillon était différente. Bien sûr, un chiffrecomplètementabsurdeattireraitvotreattention(«unsondagetéléphoniquede6[ou60millions]d'électeursâgés…»).Mais,àmoinsd'êtreunspécialiste,vousrisquezde réagir de lamême façon à un échantillonde150personnesquede

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3000.C'estcequeveutdirelaphrase:«Lesgensnesontpassensiblescommeilconviendraitàlatailledel'échantillon.»Le message sur le sondage comporte en réalité deux types d'information :

l'histoire, et sa source.Vousvousconcentreznaturellement sur l'histoireplutôtque sur la fiabilité des résultats. Quand celle-ci est manifestement faible,cependant, lemessage est discrédité. Si on vous dit qu'un « groupe partisan aréalisé un sondage erroné et biaisé pour montrer que les personnes âgéessoutiennent le président… », vous rejetterez évidemment les résultats de cesondage, et ils ne feront pas partie de vos convictions. Au lieu de cela, vousconsidérerez le sondage partisan et ses résultats faussés comme étant unenouvelle preuve desmensonges de la politique.Dans des cas aussi nets, vouspouvezchoisirdenepascroireunmessage.Maisêtes-vouscapabledefaireunedistinctionsuffisanteentre«j'ailudansleNewYorkTimes…»et«j'aientenduà lamachine à café…» ?VotreSystème1peut-il distinguer divers degrés deconviction?Sil'onencroitleprincipedeCOVERA,non.Comme je l'ai expliqué plus haut, le Système 1 n'est pas sujet au doute. Il

éliminel'ambiguïtéetconstruitspontanémentdeshistoiresaussicohérentesquepossible. À moins que le message ne soit immédiatement démenti, lesassociationsqu'ilévoquese répandrontcommes'ilétaitvrai.LeSystème2estcapable de douter, parce qu'il peut gérer simultanément des possibilitésincompatibles.Toutefois, ilestplusdifficiled'entretenirledoutequedeglisserdans la certitude. La loi des petits nombres est un cas particulier d'un biaisgénéralquifavoriselacertitudeaudétrimentdudoute,biaisquel'onretrouverasousbiendesdéguisementsdansleschapitresquisuivent.L'énormebiaisenfaveurdespetitséchantillons,censésreprésenterfidèlement

la population où ils ont été prélevés, s'inscrit par ailleurs dans un récit plusvaste:nousavonstendanceàexagérerlasoliditéetlacohérencedecequenousvoyons. La foi outrancière des chercheurs dans ce que l'on peut apprendre dequelques observations est étroitement liée à l'effet de halo, ce sentiment, quenouséprouvonssouvent,deconnaîtreetdecomprendreunepersonnedontnousnesavonsenréalitépasgrand-chose.LeSystème1précèdelesfaitsetendresseuntableaufoisonnantsurlabasedepreuvesfragmentaires.Unemachineàtirerdes conclusions hâtives va agir comme si elle avait foi dans la loi des petitsnombres.Defaçonplusgénérale,ellevaproduireunereprésentationdelaréalitéquiatropdesens.

Pourquoinousvoyonsdescauseslàoùiln'yenapas

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Lamachineassociativerecherchedescauses.Cequinousperturbe,danslesrégularitésstatistiques,c'estqu'ellesréclamentuneapprochedifférente.Aulieude se concentrer sur la façon dont l'événement a eu lieu, les statistiques lecomparent à ce qui aurait pu se produire d'autre. Rien de particulier n'est àl'originedecequ'ilest–c'estlehasardquil'asélectionnéparmid'autresfaits.Notre prédilection pour la pensée causale nous expose à de graves erreurs

quand nous évaluons le caractère aléatoire d'événements bel et bien dus auhasard.Prenonsparexemplelesexedesixbébésnésl'unaprèsl'autredansunematernité.La séquence entregarçons et filles estmanifestement aléatoire ; lesévénements sont indépendants les uns des autres, et le nombre de filles et degarçonsnésdanscettematernitéenquelquesheuresn'aaucuneinfluencequellequ'ellesoitsurlesexeduprochainbébé.Maintenant,considéreztroisséquencespossibles:

GGGFFFFFFFFFGFGGFG

Ces séquences présentent-elles la même probabilité ? La réponse intuitive– « Bien sûr que non ! » – est fausse. Parce que les événements sontindépendants les uns des autres et que les résultats G et F présentent(approximativement) lamême probabilité, alors, n'importe quelle séquence desixnaissancesestaussiprobablequ'uneautre.Mêmemaintenantquevoussavezque cette conclusion est vraie, elle reste contraire à votre intuition, parce queseule la troisième séquence semble aléatoire. Comme il fallait s'y attendre,GFGGFGestjugéebeaucoupplusprobablequelesdeuxautres.Noussommesdesquêteurs de logique, nous voulons croire en un monde cohérent, où lesrégularités(commeuneséquencedesixfilles)nesurviennentpasparaccident,mais comme conséquence d'une causalité mécanique ou de l'intention dequelqu'un.Nousnenousattendonspasàcequ'unprocessusaléatoireaboutisseàdelarégularité,etquandnousrepéronscequisembleêtreunerègle,nousnousempressonsderejeterl'idéequ'enfait,leprocessusestbeletbienaléatoire.Lesprocessus aléatoires produisent de nombreuses séquences qui persuadent lesgensqu'ilsn'ont finalement riend'aléatoire.Oncomprendpourquoiprendreencompte la causalité a pu avoir des avantages en termes d'évolution. Cela fait

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partie denotre tendancegénérale à la vigilance, héritée denos ancêtres.Noussommes automatiquement sur le qui-vive, prêts à identifier des changementsdansl'environnement.Deslionspeuventsurgirn'importequanddanslasavane,maisilseraplussûrderemarqueruneaugmentationapparentedutauxdelionsetderéagirenconséquence,mêmesienfaitellen'estquel'effetduhasard.L'incompréhensioncouranteducaractèrealéatoireaparfoisdesconséquences

significatives.Dansnotrearticlesur la représentativité,Amosetmoicitions lestatisticienWilliamFeller,qui illustrait la facilitéavec laquelle lesgensvoientdelalogiqueoùiln'yenapas.DurantlesbombardementsintensifsdeLondrespar des fusées V-1 et V-2, les gens avaient tendance à croire que les frappesn'étaientpasduesauhasardparceque,quandonenétablissaitlacarte,celle-cimontrait de façon flagrante que certaines zones n'étaient jamais touchées.Certains soupçonnèrent que des espions allemands devaient s'y dissimuler113 .Une analyse statistique méticuleuse a révélé que la répartition desbombardementsétait typiquementunprocessusaléatoire–etqu'ilétait typiqueégalementqu'ellelaissâtl'impressioninébranlabledenepasêtredueauhasard.« Pour un œil profane, précise Feller, le caractère aléatoire passe pour de larégularitéouunetendanceàformerdesamas.»J'aibientôteul'occasiond'appliquercequej'avaisapprisdeFeller.Laguerre

duKippour éclata en1973, etma seule contributiond'importance à l'effort deguerre fut de recommander à la hiérarchie de l'Armée de l'air israélienne demettrefinàuneenquête.Audébut,laguerreaérienneavaittournéenladéfaveurd'Israël,àcausedesperformancesinattenduesdesmissilessol-airégyptiens.Lespertes étaient lourdes, et elles étaient apparemment réparties de façon inégale.On me parla de deux escadrilles parties de la même base, l'une ayant perduquatre appareils quand l'autre n'en avait perdu aucun. Une enquête fut doncouvertedansl'espoird'apprendrequelleerreurl'escadrillemalheureuseavaitpucommettre. A priori, il n'y avait pas de raison de croire qu'une des deuxescadrillesétaitplusefficacequel'autre,etaucunedifférenceopérationnellenefutdécelée.Mais,biensûr,lespilotesmenaientdesviesdifférentesenbiendesfaçonsaléatoires,comme, jem'ensouviens, lenombrede foisoù ils rentraientchez eux entre deux missions, ou leur façon de mener leurs débriefings. Jeconseillai donc au haut commandement d'admettre que les résultats différentsétaientdusauhasard,etqu'ilfallaitcesserd'interrogerlespilotes.J'avaisdéduitquelehasardétaitlaréponselaplusprobable,qu'ilétaitsansespoirdechercherauhasardunecausequin'avaitriend'évident,alorsquelespilotesdel'escadrillequi avait subi des pertes n'avaient pas besoin du fardeau supplémentaire de

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l'enquête, qui leur donnait le sentiment que leurs amis morts et eux-mêmesétaientenquelquesorteresponsables.Quelques années plus tard, Amos et ses étudiants Tom Gilovich et Robert

Vallonefirentgrandbruitavecuneétudesurlaperceptionerronéeduhasardaubasket114.Le«fait»qu'unjoueursembleparfoisavoirundonpresquemagiqueestgénéralementacceptéparlesjoueurs,lesentraîneursetlesfans.Ladéductionestirrésistible:unjoueurmarquetroisouquatrepaniersd'affilée,etonnepeutdèslorss'empêcherd'estimersuperficiellementqu'ilamaintenantundon,etunepropension momentanément accrue à marquer. Les joueurs des deux équipess'adaptentàce jugement– seséquipiers serontplussusceptiblesde lui faire lapasse, et il fera l'objet d'une attention accrue de la part de la défense adverse.L'analysedemilliersdeséquencesdetirsaboutitàuneconclusiondécevante:lamainmagiquen'existepasdanslebasketprofessionnel,quecesoitencoursdejeuouenlancersfrancs.Biensûr,certainsjoueurssontplusprécisqued'autres,maislaséquencedetirsratésetréussissatisfaittouslestestsduhasard.Lamainmagiquen'estvraimentqu'unevuedel'esprit,lesspectateursétanttoujourstroppromptsàvouloirdécelerordreetcausalitéaucœurduhasard.Lamainmagiqueestuneformidableillusioncognitive,particulièrementrépandue.L'histoire ne serait pas complète si l'on n'évoquait pas la réaction du public

auxrecherchesquejeviensd'évoquer.Lapresses'enestemparéedufaitdesesconclusions étonnantes, et le public eut essentiellement une réactiond'incrédulité. Quand Red Auerbach, le célèbre entraîneur des Boston Celtics,entenditparlerdeGilovichetde sonétude, il rétorqua :«C'estqui, ce type?Alors comme ça, il a réalisé une étude. Ça me fait une belle jambe. » Latendance à voir une logique dans le hasard est irrésistible– et est assurémentplusimpressionnantequ'untypequiréaliseuneétude.L'illusiondelogiqueaffectenosexistencesdebiendesfaçonsailleursquesur

lesterrainsdebasket.Combiend'annéesfaut-ilattendreavantdeconclurequ'unconseiller en investissement est exceptionnellement doué ? Combien faut-ild'acquisitionsréussiespourqu'unconseild'administrationcroiequelePDGestdoué d'un flair extraordinaire pour les opérations de ce genre ? La réponsesimpleàcesquestionsestquesivoussuivezvotreintuition,vousvoustrompezbien souvent en considérant par erreur comme systématique un événementaléatoire.Nous sommesbien tropdisposés ànepas admettrequecequenousvoyonsdanslavieestdûauhasard.J'aiattaquécechapitreavecl'exempledescancersdureinauxÉtats-Unis.Cet

exemplesetrouvedansunlivredestinéauxprofesseursdestatistiques,maisj'en

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ai eu vent grâce à un article amusant de deux statisticiens que j'ai déjà cités,HowardWainer et Harris Zwerling. Leur étude portait principalement sur unautre fait : l'investissement colossal – de l'ordre de 1,7 milliard de dollars –engagé par laFondationGates pour en savoir plus sur les caractéristiques desécoles affichant lemeilleur tauxde réussite.Denombreux spécialistes se sontlancés à la recherche du secret d'une éducation réussie en identifiant lesétablissementsscolaireslesplusefficacesdansl'espoirdecomprendrecequilesdistinguaitdesautres.Unedesconclusionsdecesrecherchesestquelesécolesles plus brillantes sont, en moyenne, petites. Dans une étude réalisée sur les1662établissementsdePennsylvanie,parexemple,6des50meilleursétaientpetits, soit un facteurde surreprésentationde4.Cesdonnéesont encouragé laFondationGatesà investir substantiellementdans la créationdepetites écoles,parfois en divisant de grands établissements en unités plus petites. Près d'unedemi-douzained'autresinstitutionsderenom,commelaFondationAnnenbergetleFondsCaritatifPew,sesontjointesàl'effort,deconcertavecledépartementde l'Éducation dans le cadre de son programme visant à réduire la taille desétablissementsscolaires.Cela doit sans doute vous paraître logique, sur le plan intuitif. On peut

facilementseraconterunehistoire,trouverdescausespourexpliquercommentles petites écoles sont en mesure de fournir une meilleure éducation, et ainsiproduire des élèves plus brillants : en leur accordant davantage d'attention etd'encouragements personnels que ce qui serait le cas dans des écoles plusgrandes.Malheureusement, ilest inutiledese livreràuneanalysecausale,carces faits sont faux.Si lesstatisticiensqui travaillaientpour laFondationGatess'étaientintéressésauxétablissementslesmoinsbrillants,ilsseseraientaperçusque les mauvaises écoles sont aussi souvent plus petites que la moyenne. Enréalité, les petites écoles ne sont pas meilleures en moyenne ; elles sontsimplementplusvariables.Bienaucontraire,avancentWaineretZwerling, lesgrandsétablissementsonttendanceàfournirdemeilleursrésultats,surtoutdanslesclassessupérieuresoùilsoffrentunegrandevariétéd'options.Grâce aux progrès récents en psychologie cognitive, on peut maintenant

déterminer clairement ce qu'Amos etmoi n'avions pu qu'entrevoir : la loi despetits nombres est un cas particulier de deux histoires plus vastes quant auxrouagesdel'esprit.

◆La foiexagéréedans lespetitséchantillonsn'estqu'unexempled'une illusionplusgénérale–nous faisonsplusattentionaucontenudumessagequ'aux informationssur sa fiabilité,etnousnous retrouvons par conséquent avec une vision dumondequi nous entoure plus simple et plus

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cohérentequecequejustifientlesdonnées.Danslemondedenotreimagination,lefaitdetirerdesconclusionshâtivesestunsportmoinsdangereuxqu'ilnel'estenréalité.◆ Les statistiques produisent beaucoup d'observations qui ne demandent qu'à trouver des

explicationscausales,maisquines'yprêtentpas.Biendesfaitsdanslemondesontdusauhasard,ycomprisauxaccidentsd'échantillonnage.Lesexplicationscausalesd'événementsaléatoiressontimmanquablementfausses.

*

Laloidespetitsnombresenbref

« Oui, le studio a produit trois grands succès depuis l'arrivée du nouveauPDG.Maisilesttroptôtpouraffirmerqu'ilalamainmagique.»« Je ne croirai pas au génie du nouveau trader avant d'avoir consulté un

statisticiencapabled'évaluersisasériedesuccèsn'estpasdueàlachance.»«L'échantillonesttroppetitpourselivreràdesdéductions.Nesuivonspasla

loidespetitsnombres.»«Jeprévoisdegardersecretslesrésultatsdel'expériencejusqu'àcequenous

disposionsd'unéchantillonsuffisammentimportant.Sinon,nousrisquonsd'êtrepoussésàentirerdesconclusionsprématurées.»

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11

Lesancres

Unjour,Amosetmoiavonstruquéunerouedelafortune.Elleétaitmarquéede0à100,maisnousl'avionsfabriquéepourqu'ellenes'arrêtequesur10ou65.Nous avons recruté des étudiants de l'université de l'Oregon pour participer ànotre expérience. L'un de nous, debout près de la roue, la faisait tourner etdemandaitauxsujetsdenoterlenombresurlequelelles'arrêtait,quinepouvaitévidemmentêtreque10ou65.Puisnousleurposionsdeuxquestions:

Le pourcentage de pays d'Afrique auxNations unies est-il supérieur ouinférieurauchiffrequevousvenezdenoter?Quelestselonvouslepourcentagedepaysd'AfriqueauxNationsunies?

Lefaitdelancerunerouedelafortune,mêmeunequineseraitpastruquée,nepeutclairement fourniraucune informationutile surquoiquecesoit, et lesparticipantsànotreexpérienceauraientdoncdûenfaireabstraction.Maisilsnel'ontpasignorée.Lesestimationsdeceuxquivoyaientlenombre10étaientde25%,etde45%pourceuxquivoyaient65.Ce phénomène que nous étudiions est si courant et si important dans la vie

quotidienne que vous devriez connaître son nom : c'est un effet d'ancrage. Ilsurvientquanddesgensconsidèrentunevaleurparticulièreavantd'estimerunequantitéinconnue.Cequisepasseestundesrésultatslesplusfiablesetlesplussolides de la psychologie expérimentale : les estimations restent proches duchiffre que les gens ont considéré – d'où l'image d'une ancre. Si on vous

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demandesiGandhiavaitplusde114ansàsamort,vousfinirezparluidonnerunâgebeaucoupplusélevéquesilaquestiond'ancrageavaitévoquésondécèsà35ans.Sivousréfléchissezàcequevousdevrezpayerpourunemaison,vousserez influencé par le prix de départ affiché. La même maison vous paraîtrad'une plus grande valeur avec un prix élevé plutôt qu'avec un prix plus bas,mêmesivousêtesdécidéàrésisteràl'influenceduchiffre;etainsidesuite–laliste des effets d'ancrage est sans fin. Tout nombre que l'on vous demande deprendre en compte en tant que solution possible à un problème d'estimationentraînerauneffetd'ancrage.Nousn'avonspasétélespremiersàobserverleseffetsdesancres,maisnotre

expérienceafournilapremièredémonstrationdeleurabsurdité:lejugementdesgens était influencé par un nombre qui n'avait manifestement aucune valeurinformative.Ilétaitabsolumentimpossiblededécrirel'effetd'ancraged'unerouede la fortunecommeune influence raisonnable.Amosetmoiavonspublié lesrésultatsdenotreexpériencedansnotrearticledeScience,etellerestel'unedesplusconnuesparmilesdécouvertesquinousyavonsrapportées.Iln'yavaitqu'unproblème:Amosetmoin'étionspastoutàfaitd'accordsur

lapsychologiedel'effetd'ancrage.Ildéfendaituneinterprétation,j'enpréféraisuneautre,etnousnesommesjamaisparvenusàtomberd'accord.Leproblèmeafinalement été résolu des décennies plus tard grâce aux efforts de nombreuxchercheurs. Il estdésormais établiquenousavions raison tous lesdeux.Deuxmécanismes différents engendrent des effets d'ancrage – un pour chaqueSystème. On trouve une forme d'ancrage qui se produit lors d'un processusdélibéré d'ajustement, une opération du Système 2. Et il y a un ancrage quisurviententantqu'effetd'amorce,manifestationautomatiqueduSystème1.

L'ancrageentantqu'ajustement

Amos aimait l'idée d'une heuristique d'ajustement et d'ancrage qui jouait lerôledestratégiepourévaluerlesquantitésincertaines:vouspartezd'unchiffred'ancrage, évaluez s'il est trop élevé ou trop faible et ajustez progressivementvotreestimationenvous«écartant»mentalementdel'ancre.Cetajustementseterminegénéralementdefaçonprématurée,parceque lesgenss'arrêtentquandils ne savent plus s'ils doivent aller plus loin. Des décennies après notredésaccord, etdesannéesaprès lamortd'Amos,deuxpsychologuesont avancéindépendamment des preuves convaincantes d'un tel processus. Ils avaienttravailléenétroitecollaborationavecAmosaudébutde leurcarrière : il s'agit

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d'EldarShafiretdeTomGilovich,accompagnésdeleurspropresétudiants, lespetits-enfantsintellectuelsd'Amos!Pourvousfaireune idée,prenezunefeuilledepapieret tracezune lignede

6,25centimètresorientéeverslehaut,enpartantdubasdelapage,sansrègle.Maintenant,prenezuneautrefeuille,ettracezuneligneorientéeverslebasenpartantduhaut jusqu'àcequ'elle soità6,25centimètresdubas.Comparez leslignes. Il y a de grandes chances pour que votre première estimation de 6,25centimètressoitpluscourtequelaseconde.Celas'expliqueparlefaitquevousne savez pas exactement à quoi ressemble une telle ligne ; il y a une marged'incertitude.Vousvousarrêtezprèsdubasdecettemargequandvouspartezdubasdelapage,etprèsduhautdecettemargequandvouspartezduhautdelapage. Robyn LeBœuf et Shafir ont trouvé de nombreux exemples de cemécanisme dans la vie de tous les jours. Un ajustement insuffisant expliqueaisément pourquoi vous aurez tendance à rouler trop vite en sortant del'autoroute et en empruntant les rues d'une ville – surtout si vous parlez àquelqu'un en conduisant. L'ajustement insuffisant est également une source detensionentredesparentsexaspérésetdesadolescentsquiécoutentleurmusiqueà fonddans leur chambre.LeBœufetShafiront remarquéqu'un«enfantbienintentionné qui baisse le volume exceptionnellement fort de sa musique pourrépondreauxexigencesdesesparents,quiréclamentqu'ill'écouteàunvolume“raisonnable”, peut accomplir un ajustement insuffisant à partir d'un ancragehaut, et peut avoir le sentiment que ses efforts sincères pour parvenir à uncompromis sont méprisés115 ». Le conducteur et l'adolescent procèdentdélibérément à des ajustements vers le bas, mais leurs ajustements sontinsuffisants.Considérezmaintenantcesdeuxquestions:

QuandGeorgeWashingtonest-ildevenuprésident?Quelleestlatempératured'ébullitiondel'eauausommetdel'Everest?

La première chose qui se passe quand vous considérez chacune de cesquestions,c'estqu'uneancrevousvientàl'esprit,etvoussavezàlafoiscequineva pas et comment vous orienter pour trouver la bonne réponse. Vous savezimmédiatementqueGeorgeWashingtonestdevenuprésidentaprès1776,etvoussavezaussique la températured'ébullitionde l'eauau sommetde l'Everest est

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inférieure à 100 °C. Il vous faut procéder à un ajustement dans la bonnedirection pour trouver des arguments vous incitant à vous éloigner de l'ancre.Commedanslecasdeslignes,vousvousarrêterezsûrementquandvousneserezplussûrdesavoirs'il fautcontinuer–prèsdubord leplusprochede lamarged'incertitude.

NickEpleyetTomGilovichontdémontréque l'ajustementestune tentative

délibéréedetrouverdesraisonsdevouséloignerdel'ancre:lesgensàquil'ondemandedesecouerlatêtequandilsentendentl'ancre,commes'ilslarejetaient,s'enéloignentdavantage,alorsqueceuxàquil'onademandédehocherlatêterestentplusprès116 .EpleyetGilovichontégalementconfirméquel'ajustementestuneopérationquinécessiteuneffort.Lesgensajustentmoins (restentplusprès de l'ancre) quand leurs ressourcesmentales sont épuisées, soit parce queleurmémoire est saturée de chiffres ou parce qu'ils sont légèrement ivres117 .L'ajustementinsuffisantestunéchecd'unSystème2faibleoufainéant.Nous savonsdoncmaintenantqu'Amosavait raison,dumoinspourcertains

cas d'ancrage qui impliquent un ajustement délibéré du Système 2 dans unedirectionpréciseens'éloignantdel'ancre.

L'ancrageentantqu'effetd'amorce

QuandAmosetmoidébattionsdel'ancrage,j'avaisreconnuqueparfois,ilseproduisaitunajustement,maiscelamedérangeait.L'ajustementestuneactivitédélibérée et consciente ; or, dans la plupart des cas d'ancrage, il n'y a pasd'expériencesubjectivecorrespondante.Considérezcesdeuxquestions:

Gandhiavait-ilplusoumoinsde144ansquandilestmort?QuelâgeavaitGandhiquandilestmort?

Avez-vous produit votre estimation en ajustant à la baisse à partir de 144 ?Probablement pas, mais ce nombre absurde n'en a pas moins affecté votreestimation.Jemedisaisquel'ancrageétaitunequestiondesuggestion.C'estleterme que nous utilisons quand quelqu'un nous fait voir, entendre ou ressentirquelque chose en l'évoquant simplement. Par exemple, la question : «Sentez-vousmaintenantcommeunlégerengourdissementdansvotrejambegauche?»

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poussetoujourslesgensàsignalerqu'effectivement,ilsressententquelquechosed'unpeubizarredansleurjambegauche.Amos seméfiait plus quemoi des intuitions, et ilme fit remarquer, à juste

titre,que l'idéedesuggestionnenousaidaitpasàcomprendre l'ancrage,parcequenousnesavionspascommentexpliquerlasuggestion.Jedusadmettrequ'ilavait raison, mais je ne fus jamais enthousiasmé par l'idée de l'ajustementinsuffisant en tant que cause unique des effets d'ancrage. Nous avons menéplusieurs expériences peu concluantes dans l'espoir de comprendre l'ancrage,maisnousavonséchoué,etnousavonsfiniparrenonceràécriredavantageàcesujet.Cette énigme qui nous avait vaincus est aujourd'hui résolue, parce que le

concept de la suggestion est aujourd'huimieux compris : la suggestion est uneffetd'amorce,qui évoquedespreuves compatiblesde façon sélective.Pasunseul instant vous n'avez cru que Gandhi avait vécu pendant cent quarante-quatre ans, mais votre machine associative a sans aucun doute engendrél'impression d'une personne très âgée. Le Système 1 comprend les phrases ententant de les rendre vraies, et l'activation sélective de pensées compatiblesproduitunefamilled'erreurssystématiquesquinousrendentcrédulesetpromptsàavoirunetropgrandefoidanscequenouscroyons.NousvoyonsmaintenantpourquoiAmosetmoin'avionspascomprisqu'ilyavaitdeuxtypesd'ancrage:les techniques de recherche et les idées théoriques dont nous avions besoinn'existaient pas encore. Elles ont été développées par d'autres, beaucoup plustard.Unprocessusquiressembleàlasuggestionesteffectivementàl'œuvredansbiendessituations:leSystème1faitdesonmieuxpourconstruireunmondeoùl'ancrage est le bon chiffre. C'est une des manifestations de la cohérenceassociativequej'aidécritedanslapremièrepartiedecelivre.LespsychologuesallemandsThomasMussweileretFritzStrackontproposé

desdémonstrationstoutàfaitconvaincantesdurôledelacohérenceassociativedansl'ancrage118 .Dansuneexpérience,ilsontposéunequestiond'ancragesurla température : « La température moyenne annuelle en Allemagne est-ellesupérieureouinférieureà20°C?»ou:«LatempératuremoyenneannuelleenAllemagneest-ellesupérieureouinférieureà5°C?»Onaensuitemontrébrièvementàtouslesparticipantsdesmotsqu'illeurétait

demandé d'identifier. Les chercheurs se sont aperçus que 20 °C facilitait lareconnaissancedemotsliésàl'été(commesoleiletplage),et5°Cfavorisaitlesmots liés à l'hiver (comme gel et ski). L'activation sélective de mémoirescompatibles explique l'ancrage : les nombres élevés ou bas activent dans la

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mémoire différentes séries d'idées. Les estimations de la température annuellepuisent dans ces échantillons biaisés d'idées et sont par conséquent biaisées àleur tour. Dans une autre étude tout aussi élégante, il a été demandé auxparticipants d'évaluer le prix moyen de voitures allemandes. Un ancrage hautamorçaitdefaçonsélectivelenomdemarquesdeluxe(Mercedes,Audi),tandisque l'ancrage bas amorçait des marques associées à des véhicules populaires(Volkswagen). Nous avons vu plus haut que toute amorce aura tendance àévoquer des informations compatibles avec elle. La suggestion et l'ancrages'expliquenttousdeuxparlamêmeopérationautomatiqueduSystème1.Jenesavaispascomment leprouverà l'époque,maismon intuitionsur le lienentrel'ancrageetlasuggestions'estrévéléecorrecte.

L'indiced'ancrage

Beaucoup de phénomènes psychologiques peuvent être démontrésexpérimentalement, mais rares sont ceux qui peuvent être véritablementmesurés.Leseffetsdesancressontuneexception.L'ancragepeutsemesurer,etc'estuneffetd'un impact impressionnant.Lesdeuxquestionssuivantesontétéposéesàdesvisiteursdel'ExploratoriumdeSanFrancisco119:

La taille du plus grand séquoia est-elle supérieure ou inférieure à400mètres?Selonvous,quelleestlatailleduplusgrandséquoia?

Dans cette expérience, l'ancrage haut était 400 mètres. Pour d'autresparticipants, la première question faisait référence à un « ancrage bas » de60mètres.Ladifférenceentrelesdeuxancresétait340mètres.Comme prévu, les deux groupes fournirent des estimations moyennes très

différentes : 278 et 93 mètres. La différence entre elles était de 185 mètres.L'indice d'ancrage est simplement le ratio des deux différences (185/340)exprimésousformedepourcentage:55%.Lamesuredel'ancrageserait100%pourlesgensquiadoptentservilementl'ancrecommeuneestimation,et0pourceux qui semblent ignorer complètement l'ancre. La valeur de 55%qui a étéobservéedanscetexempleesttypique.Desvaleurssimilairesontétéobservéesdansdenombreuxautresproblèmes.

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L'effet d'ancragen'est pasqu'une curiosité de laboratoire ; elle peut s'avérertoutaussifortedanslemonderéel.Danslecadred'uneexpérienceréaliséeilyaquelquesannées,ilaétédemandéàdesagentsimmobiliersd'évaluerunemaisonquisetrouvaiteffectivementsurlemarché.Ilsl'ontvisitéeetontétudiéunlivretd'informationdétailléquiproposaitunprixdevente.Pourlamoitiédesagents,ceprixétaitnettementsupérieurauprixdelamaison;pourl'autremoitié,ilétaitnettementinférieur120 .Chaqueagentadonnésonavissurcequiseraitunprixraisonnable pour la maison, et le prix le plus bas auquel il accepterait de lavendre si elle était à lui. Puis on les a interrogés sur les facteurs qui avaientaffectéleurjugement.Étonnamment,leprixdedépartn'enfaisaitpaspartie;lesagentsétaientfiersdeleurcapacitéàl'ignorer.Ilssoutenaientqu'iln'avaitaucuneinfluencesurleursréponses,maisilsavaienttort:l'effetd'ancrageétaitde41%.Eneffet,cesprofessionnelsétaientpresqueaussisensiblesauxeffetsd'ancrageque des étudiants d'écoles de commerce sans expérience dans l'immobilier, etdontl'indiced'ancrageétaitde48%.Laseuledifférenceentrelesdeuxgroupestenaitaufaitquelesétudiantsreconnaissaientavoirétéinfluencésparleprixdedépart,cequin'étaitpaslecasdesprofessionnels.Onretrouvedepuissantseffetsd'ancragedanslesdécisionsqueprennentles

genssurlesquestionsd'argent,commequandilsdécidentqueldonverseràunecause.Pourdémontrerceteffet,nousavonsparléauxparticipantsdel'étudedel'Exploratorium des dommages écologiques provoqués par les pétroliers dansl'océan Pacifique et leur avons demandé s'ils étaient prêts à verser unecontributionannuelle«poursauver50000oiseauxdemerdelacôtepacifiquedepetitesmaréesnoiresoffshore, le tempsque l'on trouvedesmoyensd'éviterlesdégazagesouquel'onobtiennedespropriétairesdepétroliersqu'ilsfinancentl'opération ». Cette question nécessite que l'on procède à une équivalenced'intensité : elle revient en fait à demander aux gens de calculer la sommecorrespondantàl'intensitédeleurssentimentsàproposdusortdesoiseaux.Onadeplusposéunequestiond'ancrageà certainsvisiteurs, comme«Seriez-vousprêtàverser5euros…»avantdeleurdemanderàbrûle-pourpointcombienilsseraientdisposésàpayer.Quandaucunancragen'étaitmentionné,lesvisiteursdel'Exploratorium–un

public généralement sensible à l'environnement – disaient être prêts à payer64eurosenmoyenne.Quandl'ancragen'étaitquede5euros,cettemoyenneétaitde20euros.Quandl'ancrageétaitunesommeplusextravagante,400euros,ilsétaientprêtsàverserenmoyenne143euros.

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La différence entre les groupes à ancre haute et à ancre basse était de123 euros. L'effet d'ancrage se situait au-dessus de 30 %, preuve qu'enaugmentantlademandeinitialede100euros,onobtenaitunretourde30eurosentermesdedispositionmoyenneàpayer.Deseffetsd'ancragecomparables,voirenettementsupérieurs,ontétéobtenus

dans de nombreuses études sur l'estimation d'une disposition à payer. Parexemple,ilaétédemandéauxhabitantsdelarégiondeMarseille,trèspolluée,quelleaugmentationducoûtdelavieilsseraientprêtsàaccepterpourvivredansunerégionmoinspolluée.Danscetteétude,l'effetd'ancrageétaitde50%.Leseffets d'ancrage sont faciles à obtenir dans le commerce en ligne, où lemêmearticle peut être proposé à différents prix. Dans les enchères artistiques,«l'estimation»estelleaussiuneancrequiinfluencelapremièreoffre.Danscertainessituations,l'ancragesembleraisonnable.Aprèstout,iln'estpas

surprenantque lesgensàqui l'onposedesquestionsdifficiles s'accrochentaumoindrefétu,etl'ancreestunfétuplausible.Sivousnesavezpratiquementriendes arbres deCalifornie et que l'on vous demande si un séquoia peutmesurerplusde400mètresdehaut,vousêtesendroitdesupposerquecenombren'estpastropéloignédelavérité.C'estquelqu'unquiconnaîtlavéritabletaillequiaeul'idéedecettequestion,doncl'ancrepourraitêtreunindiceutile.Cependant,les recherches sur l'ancrage ont révélé que les ancres qui sont manifestementaléatoires peuvent être tout aussi efficaces que des ancres contenantpotentiellement des informations. Quand nous avons utilisé notre roue de lafortune pour ancrer des estimations sur la proportion de nations africaines àl'Onu, l'indice d'ancrage était de 44 %, tout à fait dans la gamme des effetsobservésavecdesancresqu'il serait logiquedeconsidérercommedes indices.Deseffetsd'ancragecomparablesontétéobservéslorsd'expériencesoùc'étaientlesdernierschiffresdunumérodesécuritésocialedelapersonneinterrogéequiservaientd'ancres(parexemple,pourestimerlenombredemédecinsdansleurville).Laconclusionestévidente:l'effetdesancresn'estpasdûaufaitquelesgenslesconsidèrentcommedessourcesd'information.Lepouvoirdesancresaléatoiresaétédémontréde façonparfois troublante.

Des juges allemands ayant en moyenne plus de quinze ans d'expérience ontd'abord lu ladescriptiond'unefemmequiavaitétéarrêtéepourvolà l'étalage,puisontlancédeuxdéspipéssibienquelerésultatétaittoujours3ou9121.Dèsquelesdéss'arrêtaient,lesjugesdevaientdires'ilscondamnaientlafemmeàunepeinedeprisonsupérieureouinférieure,enmois,auchiffredonnépar lesdés.Pourfinir,illeurétaitdemandédepréciserlasentenceexactequ'ilsinfligeraient

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à la voleuse. En moyenne, ceux qui avaient obtenu 9 disaient qu'ils lacondamneraient à huit mois ; ceux qui avaient obtenu 3 disaient qu'ils lacondamneraientàcinqmois;l'effetd'ancrageétaitde50%!

Usetabusdesancres

Vousdevriezmaintenantêtreconvaincuqueleseffetsd'ancrage–parfoisdusàl'amorçage,parfoisàunajustementinsuffisant–sontpartout.Lesmécanismespsychologiques qui produisent l'ancrage nous rendent beaucoup plusinfluençablesquenousnesouhaiterionsl'être.Et,biensûr,ilsetrouvebiendesgensquisontprêts,etcapables,d'exploiternotrecrédulité.Les effets d'ancrage expliquent pourquoi, par exemple, le rationnement

arbitraire est un truc demarketing efficace. Il y a quelques années, les clientsd'unsupermarchédeSiouxCity,dansl'Iowa,onteudroitàdesrabaisd'environ10%sur lessoupesCampbell's.Certainsjours,unpanneauannonçaitLIMITÉÀDOUZEPARPERSONNE;d'autresjours,lepanneaudisaitPASDELIMITE122.Quandlalimiteétait affichée, lesclientsachetaientenmoyenne septboîtesde soupe, etdeux fois plus quand il n'y avait pas de limite. L'ancrage n'est pas la seuleexplication. Le rationnement sous-entend également que les marchandisespartentcommedespetitspains, etque lesclientsdevraient se sentirpoussésàfairedes stocks.Maisnous savonsaussique lamentiond'une limitededouzeboîtes produirait un ancrage même si ce nombre était le résultat d'un jeu deroulette.C'est cette stratégie qui est à l'œuvre lors des négociations sur le prix d'une

maison, quand le vendeur fait le premier pas en affichant le prix de départ.Commedansbeaucoupd'autresjeux,lefaitdejouerlepremierestunavantagedans la négociation sur un seul objet – par exemple, si le prix est la seulequestionquidoit être réglée entreunacheteur et unvendeur.Commevous enavezpeut-être fait l'expériencequandvous aveznégociépour la première foisdans un bazar, l'ancre initiale a un effet puissant. Quand j'enseignais lanégociation,voicicequejerecommandaisàmesétudiants:sivouspensezquel'autrepartieafaitunepropositionhonteuse,vousnedevriezpaslacontrerparune offre tout aussi démesurée, créant du même coup un gouffre qu'il seradifficiledesurmonterlorsdelapoursuitedesnégociations.Aulieudecela,vousdevriezfaireunscandale,partirenclaquant laporteoumenacerde le faire,etdire clairement – à vous-même autant qu'à vos interlocuteurs – que vous necontinuerezpasànégociertantquecettesommeserasurlatable.

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Les psychologues Adam Galinsky et Thomas Mussweiler ont proposé desmoyensplussubtilsderésisteràl'effetd'ancragedanslanégociation123.Ilsontrecommandé aux négociateurs de concentrer leur attention et de fouiller leurmémoireenquêted'argumentscontrel'ancre.Cetterecommandation,quirevientàactiverleSystème2,aétécouronnéedesuccès.Parexemple,l'effetd'ancrageest réduit ou éliminé quand le deuxième intervenant se focalise sur l'offreminimale que l'adversaire est susceptible d'accepter ou sur le coût quereprésenteraitpour luiunéchecdesnégociations.Engénéral,unestratégiequiconsiste à «penser l'opposé»délibérémentpeut constituer unebonnedéfensecontre les effets d'ancrage, parce qu'elle annule la convocation des penséesbiaiséesquiproduisentceseffets.Enfin, tentez donc de détecter les effets d'ancrage sur un problème de vie

publique,parexemplelemontantdesdédommagementsencasdeblessure.Ilssont parfois énormes. Les entreprises qui sont souvent la cible de ce genred'actions en justice, comme les hôpitaux et les entreprises de l'industriechimique, ont fait pression pour qu'un plafond soit imposé auxdédommagements. Avant de lire ce chapitre, vous vous disiez qu'il est sansaucun doute positif, pour les accusés potentiels, de plafonner lesdédommagements,maismaintenant, vous en doutez peut-être. Imaginez l'effetqu'aurait un plafonnement à un million d'euros. Cette règle éliminerait certestoutes les compensations supérieures,mais l'ancrage tirerait aussi vers le hautbeaucoup de dédommagements qui, sinon, auraient été bien moins élevés124 .Cela profiterait sûrement aux coupables d'infractions graves et aux grandessociétésbeaucoupplusqu'auxentreprisesplusmodestes.

L'ancrageetlesdeuxSystèmes

Les effets des ancrages aléatoires ont beaucoup à nous dire sur la relationentreleSystème1etleSystème2.Leseffetsd'ancrageonttoujoursétéétudiésenrapportavecdestâchesliéesaujugementetauxchoixqui,enfindecompte,sont à la charge du Système 2. Or, le Système 2 travaille sur des donnéesrécupérées dans la mémoire, dans le cadre d'une opération automatique etinvolontaireduSystème1.LeSystème2estdoncsensibleàl'influencebiaiséed'ancres qui facilitent la récupération de certaines informations. De plus, leSystème 2 n'a aucun contrôle sur l'effet et n'en a pas connaissance. Lesparticipantsexposésàdesancresaléatoiresetabsurdes(commel'âgedeGandhi

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situéà144ans)nientavecassurancequecetteinformationmanifestementinutileaitpuavoiruneinfluencesurleurestimation.Ilsonttort.Nous avons vu, dans la discussion sur la loi des petits nombres, qu'un

message, à moins d'être immédiatement rejeté en tant que mensonge, aura lemême effet sur le système associatif quelle que soit sa fiabilité. L'essence dumessage, c'est l'histoire qu'il raconte, laquelle se fonde sur les informationsdisponibles, même si ces dernières ne sont pas en grande quantité et sont depiètrequalité:COVERA.Quandvouslisezunehistoiresurlesauvetagehéroïqued'unalpinisteblessé,elleasurvotremémoireassociativelemêmeeffetques'ils'agissait d'unbulletind'informationoudu synopsisd'un film.Cette activationassociative provoque l'ancrage. Que l'histoire soit vraie, ou crédible, importepeu, voire pas du tout. Le puissant effet des ancres aléatoires est un exempleextrême de ce phénomène, parce qu'une ancre aléatoire ne fournit bien sûrabsolumentaucuneinformation.J'ai évoqué plus tôt l'époustouflante diversité des effets d'amorçage, où vos

penséesetvotrecomportementpeuventêtreinfluencéspardesstimulidontvousêtestotalementinconscient.Laprincipalemoraledesrecherchessurl'amorçage,c'estquenospenséesetnotrecomportementsontinfluencés,beaucoupplusquenousnelesouhaitonsouenavonsconscience,parl'environnementdumoment.Pourbeaucoupdegens,lesrésultatsdel'amorçagesontincroyables,parcequ'ilsnecorrespondentpasà l'expériencesubjective.Toutaussinombreuxsontceuxquilestrouventdérangeants,parcequ'ilsmenacentlesentimentsubjectifdelibrearbitreetd'autonomie.Silecontenud'unéconomiseurd'écransurunordinateursans importance peut affecter votre disposition à aider des étrangers sans quevous le sachiez, êtes-vousvraiment libre ?Les effetsd'ancrage représentent lamême menace. Vous êtes toujours conscient de l'ancre, vous y prêtez mêmeattention,maisvousnesavezpascommentellevousguide,commentellelimitevotre pensée, parce que vous ne pouvez pas imaginer comment vous auriezpensésil'ancreavaitétédifférente(ous'iln'yenavaitpaseu).Cependant,vousdevriez partir du principe que tout chiffre que l'on vous suggère a un effetd'ancrage sur vous, et si les enjeux sont élevés, vous devriez mobiliser votreSystème2afind'encombattreleseffets.

*

Lesancresenbref

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«Lasociétéquenoussouhaitonsacquérirnousaenvoyésonbusinessplan,avec les revenusquenousespérions.Mettezcenombredecôté, ilne fautpasqu'ilinfluencenotreréflexion.»«Lesplanssontdesscénariosoptimistes.Évitonsdenousancrersurdesplans

quand nous prévoyons les résultats réels. Un des moyens d'y parvenir estd'envisagercommentleplanpourraitéchouer.»«Notreobjectif,danslanégociation,estdelesancrersurcenombre.»« Faisons-leur clairement comprendre que si c'est cela leur proposition, les

négociations sont terminées. Ce n'est pas comme cela que nous voulonscommencer.»« Les avocats de la défense ont fait une référence absurde à un

dédommagementridiculementfaible125 ,etilsontréussiàancrerlejugesurcemontant!»

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12

Lasciencedeladisponibilité

Pour Amos et moi, l'année 1971-1972 fut la plus productive de notrecollaboration.Nousl'avonspasséeàEugene,dansl'Oregon.Nousétionsinvitéspar l'Institut de recherche de l'Oregon, qui abritait nombre de futures stars detous les domaines dans lesquels nous travaillions – le jugement, la prise dedécision et la prédiction intuitive. Notre hôte principal était Paul Slovic, amiindéfectibleetanciencamaradedeclassed'AmosàAnnArbor.Paulétaitsurlepointdedevenirlechefdefiledespsychologuesspécialistesdurisque,cequ'ilestàprésentdepuisdesdécenniesetquiluiavaludenombreusesrécompenses.PauletRoz,sonépouse,nousfirentdécouvrirlavieàEugene,etbienvite,nousnoussommesretrouvésàfairecequefaisaientlesgensducru–dujogging,desbarbecues, emmener les enfants voir des matchs de basket. Et nous neménagions pas notre peine, nous livrant à des dizaines d'expériences tout enrédigeantnosarticlessurl'heuristiquedujugement.Lanuit,j'écrivaisL'Attentionetl'Effort.Cefutuneannéebienremplie.Undenosprojetsportaitsurl'étudedecequenousappelionsl'heuristiquede

ladisponibilité.L'idéenousenétaitvenuequandnousnousétionsdemandécequefaisaientvraimentlesgenslorsqu'ilssouhaitaientestimerlafréquenced'unecatégorie,comme«lesgensquidivorcentaprèssoixanteans»ou«lesplantesdangereuses ». La réponse était simple : les exemples de cette catégorie sontrécupérés dans la mémoire, et si cette récupération se fait facilement et sansheurt, la catégorie sera considérée comme importante. Nous avions définil'heuristique de la disponibilité comme le processus qui consistait à juger lafréquence par « la facilité avec laquelle les exemples viennent à l'esprit126 ».Cela nous avait paru clair quand nous l'avions formulé, mais le concept de

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disponibilitéaétéaffinédepuis.L'approchedesdeuxsystèmesn'avaitpasencoreétédéveloppéequandnousétudiionsladisponibilité,etnousn'avionspastentédedéterminersicetteheuristiqueétaitunestratégiedélibéréederésolutiondesproblèmes ou une opération automatique. Nous savons maintenant qu'elleimpliquelesdeuxsystèmes.Unequestionquenousavonstrèstôtabordéeestcelledunombred'exemples

qu'ilfautrécupérerpoursefaireuneidéedelafacilitéaveclaquelleilsviennentà l'esprit.Nousconnaissons la réponse :aucun.Enguised'exemple,pensezaunombre de mots que l'on peut former à partir des deux séries de lettres ci-dessous.

XUZONLCJMTAPCERHOB

Vous avez su presque immédiatement, sans avoir à chercher d'exemples,qu'une des deux séries offre beaucoup plus de possibilités que l'autre,probablementparunfacteurdedixouplus.Demême,vousn'avezpasbesoinderécupérerdesarticlesdejournauxdansvotremémoirepourvousfaireuneidéeassezprécisedelafréquencerelativeaveclaquellediverspayssontapparusdansles nouvelles au cours de l'année passée (Belgique, Chine, France, Congo,Nicaragua,Roumanie…).L'heuristique de la disponibilité, comme d'autres heuristiques du jugement,

remplace une question par une autre : vous voulez estimer la taille d'unecatégorie ou la fréquence d'un événement, mais ce que vous notez, c'estl'impressiond'aisanceaveclaquelledesexemplesvousviennentàl'esprit.Vouspouvezdécouvrircomment l'heuristiquedébouchesurdesbiaisen suivantuneprocéduresimple:établissezunelistedefacteursautresquelafréquenceetquifacilite l'évocation d'exemples. Chaque facteur de votre liste sera une sourcepotentielledebiais.Envoiciquelques-uns:

◆Unévénementmarquantquiattirevotreattentionserafacileàretrouverdanslamémoire.Lesdivorcesdescélébritéshollywoodienneset lesscandalessexuelsdespoliticiensattirentbeaucoupl'attention,et leursexemplesvousviendrontplusfacilementà l'esprit.Vousêtesdoncsusceptibled'exagérerlafréquenceàlafoisdesdivorcesàHollywoodetdesscandalessexuelsdanslemondepolitique.◆ Un événement dramatique augmente temporairement la disponibilité de sa catégorie. Un

accidentd'avionquisuscitel'intérêtdesmédiasmodifieratemporairementcequevouséprouvezà

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propos de la sécurité des voyages en avion. Pendant un temps, vous aurez des accidents en têteaprèsavoirvuunevoiturebrûlersurlebas-côtédelaroute,etlemondevousparaîtsoudainplusdangereux.◆Lesexpériencespersonnelles,lesimagesetlesexemplesvivantssontplusdisponiblesquedes

incidentsquisontarrivésàd'autres,quedesimplesmotsoudesstatistiques.Uneerreurjudiciairequi vous affecte sapera plus votre foi en la justice qu'un incident comparable évoqué dans unjournal.

Ilestpossible,maisfatigant,derésisteràcetteimposantecollectiondebiaispotentiels de la disponibilité. Vous devez faire l'effort de repenser vosimpressionsetvosintuitionsenvousposantdesquestionscomme:«L'idéequelesvolscommispardesadolescentssontunproblèmesérieuxest-elleliéeàdescasquisesontproduitsrécemmentdansnotrequartier?»Ou:«Est-ilpossibleque jen'éprouvepas lebesoindeme fairevaccinercontre lagrippeparcequepersonnedemaconnaissancenel'aeuel'andernier?»Restervigilantfaceauxbiais est fastidieux – mais, parfois, se donner les moyens d'éviter une erreurcoûteuseenvautlapeine.Selon une des études les plus célèbres sur la disponibilité, la conscience de

nospropresbiaispeutcontribuerà lapaixdansuncouple,et sansdouteaussidans d'autres projets collectifs. Il a été demandé aux membres de couples :«Quelleestvotrepartdansl'entretiendevotreintérieur,enpourcentage?»Ilsdevaient aussi répondre à des questions sur le fait de « sortir les poubelles »,«l'organisationd'événementssociaux»,etainsidesuite.Lavisionquelesgensavaientdeleurcontributionauménageserait-elleautotalinférieure,équivalenteou supérieure à 100 % ? Comme il fallait s'y attendre, additionnées, lesdéclarationsdépassaientles100%127.Celas'expliqueparunsimplebiaisdeladisponibilité:lesdeuxmembresducouplesesouviennentdeleurseffortsetdeleurscontributionsindividuellesavecplusdeclartéquedeceuxdel'autre,etdecette différence en termes de disponibilité découle une différence dansl'évaluation de la fréquence. Ce biais n'est pas nécessairement égoïste : lesconjointssurestimaientaussileurresponsabilitédanslesquerelles,quoiquedansunemoindremesurequeleurcontributionàdesrésultatspluspositifs.Lemêmebiais explique pourquoi, au sein d'une équipe, chacun a souvent le sentimentd'avoirfaitplusquesapartetaaussil'impressionquelesautresneluisontpasassezreconnaissantsdesacontributionindividuelle.En général, je ne suis pas optimiste quant à la possibilité de contrôler

personnellement sesbiais,mais là,c'estuneexception. Il estpossiblede luttercontrecebiaisparcequelescirconstancesdanslesquellesunepersonnes'allouele crédit de quelque chose sont faciles à identifier, et ce d'autant plus que des

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tensions surgissent quand plusieurs personnes partagent le sentiment que leursefforts ne sont pas reconnus comme ils le devraient. Le simple constat que lepourcentage du crédit que s'allouent lesmembres d'un couple ou d'une équipedépassed'ordinaireles100%suffitparfoisàdésamorcerlasituation.Quoiqu'ilen soit, c'est une chosequ'il est toujoursbonde rappeler.De tempsà autre, ilvous arrivera de faire plus que votre part,mais il est utile de savoir que vouséprouverezsansdoutecesentimentalorsmêmequechaquemembredel'équipeauralamêmesensation.

Au début des années 1990, une grande percée a été accomplie dans la

compréhension de l'heuristique de la disponibilité128 , quand un groupe depsychologuesallemandsœuvrantsousladirectiondeNorbertSchwarzasoulevéune question intrigante : comment les impressions qu'ont les gens de lafréquence d'une catégorie seront-elles affectées par le besoin d'établir la listed'un nombre précis d'exemples ? Imaginez que vous soyez le sujet de cetteexpérience:

Pour commencer, dressez une liste de six occasions où vous vous êtescomportéavecassurance.Ensuite,évaluezvotredegréd'assurance.

Imaginezquel'onvousaitdemandédouzeexemplesdecomportementsûrdesoi (un nombre que la plupart des gens trouvent difficile). Cela aurait-il uneinfluencesurlavisionquevousavezdevotrepropreassurance?Schwarzet sescollèguesontobservéque la tâchequiconsisteàétablirune

liste d'exemples peut renforcer le jugement d'une caractéristique spécifique dedeuxfaçons:parlenombred'exemplesidentifiésetparlafacilitéaveclaquelleilsviennentàl'esprit.Lanécessitédetrouverdouzeexemplesfaitsetélescopercesdeuxéléments.

D'une part, vous venez de récupérer dans votre mémoire un nombreimpressionnantdefoisoùvousavezfaitpreuved'assurance.D'autrepart,silestroisouquatrepremiers casvous sontvenus sansdoute facilement,vousavezprobablementdûlutterpourlesderniersafind'arriveràdouze;l'opérationn'étaitpasfluide.Qu'est-cequicompteraleplus,laquantitérécupéréeoulafacilitéetlafluiditédelarécupération?

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L'épreuveeutunvainqueurincontestable:lesgensquiavaientdresséunelistededouzeexemples s'estimaientmoins sûrsd'euxqueceuxquin'avaientdûentrouverque six.Deplus, lesparticipants àqui l'onavaitdemandéune listededouzeexemplesdefoisoùilsnes'étaientpascomportésavecassuranceavaientfini par se considérer comme tout à fait sûrs d'eux ! Si vous ne retrouvez pasfacilementdesexemplesdevotredocilité,vousnemanquerezpasd'enconclurequevousn'êtespasdociledutout.Cesautoévaluationsétaientdominéesparlafacilité avec laquelle les exemples étaient venus à l'esprit. L'expérience d'unerécupération fluide prévalait par rapport au nombre de cas effectivementrécupérés.D'autres psychologues du même groupe ont effectué une démonstration

encore plus probante du rôle de la fluidité129 . Dans leur expérience, tous lesparticipantsdevaientétablirunelistedesixexemplesdesituationoùilsavaientfaitpreuved'assurance(ounon),toutenarborantuneexpressionfacialeprécise.Les«sourieurs»devaientcontracterleurszygomatiques,cequiproduitunlégersourire ; les « boudeurs » devaient froncer les sourcils.Commevous le savezdéjà,lefroncementdesourcilsaccompagnenormalementlatensioncognitiveetl'effet est symétrique : quand on demande aux gens de froncer les sourcils eneffectuantunetâche,ilssedonnenteffectivementplusdemaletconnaissentunplus grand stress cognitif. Les chercheurs s'attendaient à ce que les boudeursaientplusdedifficultésàretrouverdesexemplesdeleurassurance,etàcequ'ilsestimentenêtrerelativementdépourvus.Cefutbienlecas.Les psychologues adorent les expériences qui donnent des résultats

paradoxaux, et ils ne se sont donc pas privés de reproduire l'expérience deSchwarz.Parexemple,lesgens:

◆ pensent qu'ils prennent moins souvent leur vélo après s'être souvenus de nombreusesoccasionsoùilsl'ontutilisé;◆sontmoinssûrsdeleurchoixquandonleurdemandedel'argumenter;◆ sont moins sûrs qu'un événement était évitable après avoir dressé la liste des moyens de

l'éviter;◆ sont moins impressionnés par une voiture après avoir établi la liste de plusieurs de ses

avantages.

Unprofesseurdel'UCLAatrouvéunefaçoningénieused'exploiterlebiaisdedisponibilité. Il ademandéàdifférentsgroupesd'étudiantsde faire la listedesmoyens d'améliorer son cours, tout en variant le nombre d'améliorations

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requises.Commeprévu, lesétudiantsquiontétabli la listeplus longueétaientaussiceuxquiappréciaientlepluslecours!Ladécouvertelaplusintéressantedecesrecherchesparadoxalesestpeut-être

que le paradoxe n'est pas toujours présent : parfois, les gens s'attachent aucontenuplutôt qu'à la facilité qu'il y a à récupérer une information.Quandoncomprend vraiment une logique de comportement, on doit pouvoir l'inverser.Schwarzetsescollèguessesontattaquésàcedéfietonttentédedécouvrirdansquellesconditionscetteinversionpouvaitseproduire.L'aisance avec laquelle les exemples d'assurance viennent à l'esprit du sujet

changeaucoursdelatâche.Lespremiersexemplessontfacilesàtrouver,puisleurrécupérationsefaitplusardue.Biensûr,lesujetestlepremieràsavoirquecettefluiditévaralentir,maislabaissedefluiditéentresixetdouzeexemplesestapparemmentplusbrutalequeceàquoi leparticipant s'attendait.Les résultatssuggèrentquelesparticipantsselivrentàunedéduction:sij'aibeaucoupplusdemalqueprévuàretrouverdesexemplesdemonassurance,alorscelaveutdirequejenesuispas trèssûrdemoi.Remarquezquecettedéductions'appuiesurune sensation d'inattendu– une fluidité qui chute plus brutalement que prévu.Plutôtqued'heuristiquedeladisponibilité,ilfaudraitparlericid'uneheuristiquede«l'indisponibilitéinexpliquée».Schwarz et ses collègues se sont dit qu'ils pourraient perturber cette

heuristique en donnant aux sujets une explication quant à la fluidité de leurmémoire.Ilsleurontannoncéqu'ilsentendraientdelamusiqueenfondpendantqu'ilsseraientoccupésàsesouvenirdesexemples,etquecettemusiqueauraitunimpactsurcettetâchemémorielle.Ilsontpréciséàcertainsquelamusiquelesaiderait,àd'autresqu'ellelimiteraitlafluidité.Commeprévu,lesparticipantsquibénéficiaientd'une«explication»pourleurexpériencedelafluiditénes'ensontpasserviscommed'uneheuristique;lessujetsàquil'onavaitditquelamusiqueleur compliquerait la tâche se sont considérés aussi sûrs d'eux, qu'ils aientrécupérédouzeexemplesouqu'ilsenaientrécupérésix.D'autresfauxprétextesontétéutilisésaveclemêmerésultat:lesjugementsnesontplusinfluencésparl'aisance de la récupération quand on fournit une explication factice àl'expérience de la fluidité, comme la présence de textes imprimés penchés oudroits, la couleur du fond d'écran, ou d'autres facteurs sans aucun rapportinventésparlesexpérimentateurs130.Commejel'aidécrit,leprocessusquiaboutitaujugementparladisponibilité

semble impliquer une chaîne de raisonnement complexe. En produisant desexemples, les sujets font l'expérience d'un ralentissement de la fluidité. Ils

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s'attendent clairement à ce ralentissement, mais se trompent : il leur est plusdifficile qu'ils ne le pensaient de trouver de nouveaux exemples. C'est ceralentissement inattendu de la fluidité qui pousse ceux à qui l'on a demandédouze exemples à se définir commemanquant d'assurance. Si cet élément desurpriseestneutralisé,leralentissementdelafluiditén'aplusd'influencesurlejugement. Ce processus se compose apparemment d'un ensemble subtil dedéductions.LeSystème1automatiqueenest-ilcapable?En fait, aucun raisonnement complexe n'est nécessaire. Parmi les

caractéristiquesfondamentalesduSystème1setrouvesacapacitéàétablirdesattentesetàêtresurprisquandellesnesontpasrespectées.LeSystèmeidentifieaussilescausespossiblesd'unesurprise,généralementenrécupérantunecausepossibleparmidessurprisesrécentes.Deplus,leSystème2peutréorganiserlesattentes du Système 1 en cours de route, si bien qu'un événement qui seraitnormalement considéré comme surprenant paraît désormais presque ordinaire.Supposezquel'onvousdisequelepetitgarçondetroisansdevosvoisinsportesouventunhaut-de-formedanssapoussette.Voussereznettementmoinssurprisquandvous leverrezeffectivementavecsonhaut-de-formequesivous l'aviezcroisésansavoirétéaverti.Dans l'expériencedeSchwarz, lamusiquede fondavait été présentée comme une cause possible du ralentissement mémoriel. Iln'est alorsplus étonnantdenepasparvenir à se souvenir facilementdedouzeexemples, et il est moins probable que cette difficulté soit évoquée quand ilfaudraévaluerl'assurancedusujet.Schwarz et ses collègues ont découvert que les gens personnellement

impliqués dans le jugement sont plus susceptibles de considérer le nombred'exemplesqu'ils retrouventplutôt quede s'attacher à la fluiditéde l'effort. Ilsontrecrutédeuxgroupesd'étudiantspouruneanalysedesrisquescardiaques.Lamoitié des étudiants venait de familles ayant une tendance aux maladiescardiaques,etl'ons'attendaitdoncàcequ'ilsprennentcettetâcheplusausérieuxquelesautres,quin'avaientpasuntelpassif.Illeuraétédemandéàtousdesesouvenir de trois ou de huit comportements qui, dans leur vie quotidienne,pourraient affecter leur santé cardiaque (on a demandé à certains d'établir uneliste de comportements à risque, à d'autres une liste de comportementspréventifs)131 .Lesétudiantsdont lesfamillesn'avaientpasdepassifcardiaquese sont attelés à la tâche avec nonchalance et ont suivi l'heuristique de ladisponibilité. Ceux qui peinaient à trouver huit exemples de comportements àrisque se sentaient relativement à l'abri, et ceux qui peinaient à trouver descomportements préventifs se sentaientmenacés. Les étudiants ayant un passif

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familialaffichaientlatendanceinverse–ilssesentaientmoinsendangerquandils retrouvaient plusieurs exemples de comportements préventifs, et plusmenacésquand ils retrouvaientplusieursexemplesdecomportementsà risque.Ils étaient également plus susceptibles de penser que leur comportement futurseraitaffectéparlefaitd'avoirévaluélerisque.Ilfautenconclurequelafacilitéaveclaquelledesexemplesviennentàl'esprit

estuneheuristiqueduSystème1,quiestremplacéeparuneconcentrationsurlecontenu quand le Système 2 s'engage davantage. Les preuves, multiples,concordent:lesgensquiselaissentguiderparleSystème1sontnettementplussensiblesauxbiaisde ladisponibilitéqueceuxquise trouventdansunétatdevigilancerenforcée.Voiciquelquessituationsdanslesquelleslesgens«suiventlemouvement»etsontaffectésplusnettementpar l'aisancedelarécupérationqueparlecontenudecequ'ilsontrécupéré:

◆s'ilssontengagésenmêmetempsdansuneautretâchenécessitantuneffort132;◆s'ilssontdebonnehumeurparcequ'ilsviennentdepenseràunépisodeheureuxdeleurvie133

;◆s'ilsnesontpasdépressifs134;◆s'ilssontéclairéssurlesujetdelatâchesansêtrepourautantd'authentiquesspécialistes135;◆s'ilsontunegrandefoidansl'intuition136;◆s'ilsontdupouvoir(ouontl'impressiond'enavoir)137.

Ce dernier élément, en particulier,m'intrigue. Les auteurs introduisent dansleurarticleunecitationcélèbre:«Jenepassepasbeaucoupdetempsàécouterlessondagespourdéterminercequejepenseêtrelabonnefaçond'agir.J'aijustebesoindesavoircommentjemesens»(GeorgeW.Bush,novembre2002).Puisilsdémontrentquelaconfianceensonintuitionn'estquepartiellementuntraitdepersonnalité.Ilsuffitderappelerauxgensunmomentoùilsonteulepouvoirpouraccroîtreleurconfianceapparenteenleurpropreintuition.

*

Ladisponibilitéenbref

« À cause de la coïncidence de deux accidents d'avion le mois dernier,maintenant,ellepréfèreprendrele train.C'est idiot.Lerisquen'apasvraimentchangé;c'estunbiaisdeladisponibilité.»

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« Il sous-estime les risques de la pollution en milieu fermé parce que lesmédiasenparlentpeu.C'estuneffetdedisponibilité.Ildevraits'intéresserauxstatistiques.»«Cesdernierstemps,ellearegardétropdefilmsd'espionnage,doncellevoit

descomplotspartout.»«LaPDGaremportéplusieurssuccèsd'affilée,parconséquentl'échecnelui

vientpasfacilementàl'esprit.Lebiaisdeladisponibilitéfaitqu'elleaunetropgrandeconfianceenelle.»

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13

Disponibilité,émotionetrisque

Lesspécialistesdurisquen'ontpasmislongtempsàcomprendrequel'idéedeladisponibilités'appliquaitàleurspréoccupations.Mêmeavantlapublicationdenostravaux,l'économisteHowardKunreuther,alorsautoutdébutd'unecarrièrequ'ilaconsacréeàl'étudedurisqueetdesassurances,remarquaqueleseffetsdedisponibilité permettaient d'expliquer la logique de l'achat d'assurance et desactionsdepréventionaprèsdescatastrophes.Lesvictimesetlesquasi-victimessesententtrèsconcernéesparlesquestionsdesécuritéaprèsundésastre.Aprèschaquegrandtremblementdeterre,lesCaliforniens,pouruntemps,semontrentplusdiligentsquandils'agitdes'assureretd'adopterdesmesuresdepréventionetdelimitationdesrisques.Ilsconsolidentleurchaudièrepourréduirelesdégâtsen cas de séismes, renforcent l'étanchéité des portes de leurs caves contre lesinondations, et mettent soigneusement de côté des vivres en cas d'urgence.Toutefois,peuàpeu,lesouvenirdelacatastrophes'estompe,etilenvademêmedes inquiétudes et de la diligence. La dynamique de la mémoire contribue àexpliquer les cycles récurrents des catastrophes, de l'inquiétude puis de lanégligence croissante, que connaissent bien les spécialistes des situationsd'urgenceàgrandeéchelle.Kunreutherremarquaégalementquelesactionspréventives,qu'ellessoientle

faitd'individusoudegouvernements,sontgénéralementconçuespourrépondreàlapirecatastrophedontonaitvraimentfaitl'expérience.Dèsl'époquelointainedel'Égyptedespharaons,lessociétésontconsignélahauteurdesfleuvessujetsàdes crues périodiques– et se sont toujours préparées en conséquence, partantapparemment du principe que les crues ne dépasseraient jamais la plus haute

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enregistrée jusqu'alors. Il est difficile d'envisager un désastre pire que leprécédent.

Disponibilitéetaffect

Ce sont nos amis d'Eugene, où Paul Slovic et Sarah Lichtenstein, unecollaboratrice de longue date, avaient été rejoints par notre ancien étudiantBaruchFischhoff,quiontréalisélesétudeslesplusmarquantessurlesbiaisdeladisponibilité.Ilsontmenédesrecherchesrévolutionnairessurlesperceptionspubliquesdurisque,dontuneétudequidemeureaujourd'huilemeilleurexempled'unbiaisdeladisponibilité.Ilsavaientdemandéauxparticipantsdeconsidérerdes causes de décès par paires : le diabète et l'asthme, ou les attaques et lesaccidents. Pour chaque paire, les sujets devaient indiquer la cause la plusfréquenteetestimer le ratiodesdeuxfréquences.Les jugements furentensuitecomparés aux statistiques de santé de l'époque. Voici un échantillon de leursdécouvertes:

◆Lesattaquescausentpresquedeuxfoisplusdemortsquetous lesaccidentscombinés,mais80%desparticipantsconsidéraientlesmortsaccidentellescommeplusprobables.◆Lestornadesétaientconsidéréescommeplusmeurtrièresquel'asthme,alorsquecedernierest

àl'originede20foisplusdedécès.◆Lamortparlafoudreétaitjugéemoinsprobablequelamortparbotulisme,alorsqu'elleest52

foisplusfréquente.◆Lamortdemaladieest18foisplusprobablequ'unemortaccidentelle,maislesdeuxétaient

considéréescommeàpeuprèséquivalentes.◆Lamortaccidentelleétaitconsidéréecomme300foisplusprobablequelamortpardiabète,

alorsqu'enréalité,leratioestde1pour4.

Laleçonestclaire:lesestimationsdescausesdelamortsontdéforméesparla couverturemédiatique. La couverture elle-même est biaisée pourmettre enavant la nouveauté et le caractère poignant. Les médias ne façonnent passeulement l'intérêt dupublic, ils sont aussi façonnéspar lui.Les rédacteursnepeuventpas ignorer le faitque lepublicattendquecertainssujetsetpointsdevue soient abondamment couverts. Des événements inhabituels (comme lebotulisme)attirentuneattentiondisproportionnéeetsontparconséquentperçuscommemoins inhabituels qu'ils ne le sont en fait. Lemonde que nous avonsdans la têten'estpasune répliqueexactede la réalité ;nosattentesquantà lafréquence des événements sont déformées par la prépondérance et l'intensitéémotionnelledesmessagesauxquelsnoussommesexposés.

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Lesestimationsdescausesdedécèssontunereprésentationpresquedirectedel'activationdesidéesdanslamémoireassociative,etellessontunbonexemplede la substitution. Mais Slovic et ses collègues firent une découverte plusprofonde : ils virent que la facilité avec laquelle les idées de divers risquesvenaient à l'esprit était inextricablement liée aux réactions émotionnelles quesuscitaient les risques en question.Les pensées et les images effrayantes nousviennentavecunegrandefacilité,etpluslesévocationsdedangersontaiséesetvivantes,plusellesexacerbentlapeur.Comme nous l'avons déjà mentionné, Slovic finit par développer la notion

d'uneheuristiquede l'affect, qui voit lesgens rendredes jugements et prendredesdécisionsenconsultantleursémotions:est-cequej'aimeça?est-cequejedéteste ça ? qu'est-ce que je ressens à ce sujet ? Dans bien des domaines del'existence, dit Slovic, les gens se forment des opinions et font des choix quiexprimentdirectementleurssentimentset la tendanceprimitiveàapprocheroufuir,souventsansenavoirconscience.L'heuristiquedel'affectestunexempledesubstitution, où la réponse à une question facile (qu'est-ce que je ressens à cesujet?)sertderéponseàunequestionbeaucoupplusdifficile(qu'est-cequej'enpense ?). Slovic et ses collègues se sont appuyés sur les travaux duneuroscientifique Antonio Damasio, qui avait avancé que l'évaluationémotionnelle des résultats d'un choix, la conditionphysique et les tendances àl'approcheetàlafuitequiysontassociées,jouenttoutesunrôlecentraldanslaprise de décision. Damasio et ses collègues ont observé que les gens quin'affichent pas les émotions appropriées avant de décider, parfois suite à unaccident cérébral, souffrent égalementd'unhandicapquand il s'agitdeprendredebonnesdécisions138 .Uneincapacitéàêtreguidéparune«peursaine»desconséquencesnégativesestundéfautcatastrophique.Dansunedémonstrationconvaincantedu fonctionnementde l'heuristiquede

l'affect, l'équipe de recherche de Slovic a analysé les opinions sur diversestechnologies,dontlafluorationdel'eau,lesusineschimiques,lesconservateursalimentairesetlesvoitures,etontdemandéauxparticipantsdedresserlalisteàlafoisdesavantagesetdesrisquesdechaquetechnologie.Ilsontconstatéunecorrélation négative entre deux estimations établies par leurs participants siélevéequ'ellen'enétaitpasplausible:leniveaud'avantageetleniveauderisquequ'ilsattribuaientauxtechnologies139 .Quand lesgensétaient favorablesàunetechnologie, ils estimaient qu'elle offrait de formidables avantages et nereprésentaitquasimentpasderisque;quandilsn'aimaientpasunetechnologie,ilsnepouvaientpenserqu'àsesinconvénients,etpeud'avantagesleurvenaientà

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l'esprit.Lestechnologiesétantfortpratiquementclasséesdelapluspositiveàlaplusnégative, iln'étaitnécessairedese livreràaucuncompromispénible.Lesestimationsdesrisquesetdesavantagesétaientencorepluscorréléesquandlesparticipantsdevaientréagirdansuntempslimité.Étonnamment,desmembresdelaSociétébritanniquedetoxicologieréagirentdemême140:ilsnevirentquepeud'avantages aux substances ou aux technologies qu'ils considéraient commerisquées, et vice versa. La constance de l'affect est un élément clé de ce quej'appellelacohérenceassociative.C'est ensuite que vient le meilleur moment de l'expérience. Après avoir

réponduàlapremièrepartie,lesparticipantslurentdecourtspassagesdéfendantlesdiversestechnologies.Certainsdurentliredestextesquiseconcentraientsurles nombreux avantages d'une technologie donnée, d'autres des arguments quisoulignaient leur faible taux de risque. Ces messages réussirent à modifierl'attraitémotionneldestechnologies.C'étaitunedécouvertestupéfiante.Lesgensqui étaient visés par un message mettant en avant les avantages d'unetechnologie changeaient aussi d'avis quant à ses risques. Ils n'avaient obtenuaucune preuve appropriée,mais la technologie qu'ils aimaientmaintenant plusqu'avantleurparaissaitégalementmoinsrisquée.Demême,lesparticipantsquiavaientluquelesrisquesd'unetechnologien'étaientpasimportantssemettaientàavoiruneopinionplusfavorabledesesavantages.L'implicationestévidente:comme l'a dit le psychologue Jonathan Haidt dans un autre contexte, « c'estmettre la charrue émotionnelle avant les bœufs141 ». L'heuristique de l'affectnoussimplifielavieencréantunmondebeaucoupplusordonnéquelaréalité.Danslemondeimaginaireoùnousvivons,lesbonnestechnologiesn'ontquepeud'inconvénients, lesmauvaises technologiesn'ontpasd'avantages, et toutes lesdécisions sont faciles. Dans le monde réel, bien sûr, nous sommes souventconfrontésàdedouloureuxcompromisentrelesavantagesetlesinconvénients.

Legrandpublicetlesspécialistes

Paul Slovic en sait probablement plus que quiconque sur les bizarreries del'évaluationdu risquechez l'homme.Ses travauxbrossentunportraitdeM.etMmeTout-le-mondequiestloind'êtreflatteur:guidésparleursémotionsplutôtquepar la raison, facilement impressionnéspardesdétails sans importance, etd'une sensibilité inappropriée aux différences entre des probabilités faibles etnégligeables. Slovic a également étudié les spécialistes, manifestementsupérieursquandils'agitdemanipulerdeschiffresetdessommes.Ilsprésentent

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nombredesmêmesbiaisquelerested'entrenous,sousuneformeatténuée,maissouvent, leurs jugements et leurs préférences sur les risques divergent parrapportàceuxdesautres.Lesdifférencesentre lesspécialisteset legrandpublics'expliquentenpartie

par les biais inhérents aux jugements des profanes, mais Slovic attire surtoutl'attentionsurdessituationsoùlesdifférencessontlerefletd'unvéritableconflitde valeurs. Les spécialistes, souligne-t-il, mesurent souvent les risques par lenombre de vies (ou d'années de vie) perdues, alors que le public établit desdistinctions plus subtiles, par exemple entre les « bonnes morts » et les« mauvaises morts », ou entre les décès accidentels aléatoires et les mortssurvenues lors d'activités volontaires comme le ski. Ces distinctions légitimessont souvent ignoréesdans les statistiques,qui secontententdedénombrer lesoccurrences. Slovic affirme à partir de telles observations que le public a uneconceptionplusdéveloppéedurisquequelesspécialistes.Parconséquent,ilesttoutàfaitopposéàl'idéequel'avisdesspécialistesaitforcedeloi,etqu'ilfailleaccepterleursopinionssanslesremettreenquestionquandellessontenconflitavec les opinions et les souhaits d'autres citoyens.Quand les spécialistes et lepublic ne sont pas d'accord sur leurs priorités, dit-il, « chaque camp doitrespecterlesperspectivesetl'intelligencedel'autre».Dans son désir d'arracher aux spécialistes le contrôle sur la politique du

risque,Slovicremetencauselefondementdeleurexpertise:l'idéequelerisqueestobjectif.

Le«risque»n'existepas«danslanature»,indépendammentdenosespritsetdenotreculture.L'hommeainventéleconceptde«risque»pourl'aideràcomprendreetàfairefaceauxdangersetauxincertitudesdelavie.Sicesdangerssontbienréels,iln'yani«risqueréel»ni«risqueobjectif»142.

Pourillustrersonpropos,Slovicétablitunelistedeneuffaçonsdedéfinirlerisque demortalité associé au dégagement dematières toxiques dans l'air, quivont de « mort par million de personnes » à « mort par million d'euros deproduitsfabriqués».Cequ'ilveutdire,c'estquel'évaluationdurisquedépendduchoix de l'unité demesure – avec la possibilité évidente que ce choix ait étéguidéparunepréférencepourunrésultatplutôtqu'unautre.Puisilconclutque« la définition du risque est par conséquent un exercice de pouvoir ». Vousn'imaginiezpeut-êtrepasquel'onpouvaitseretrouverconfrontéàdesquestionspolitiquesaussiépineusesàpartirdel'étudeexpérimentaledelapsychologiedujugement!Maislapolitiqueest,enfindecompte,affairedegens,decequ'ils

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veulent et de ce qui est le mieux pour eux. Toutes les questions politiquesimpliquentdeshypothèsessurlanaturehumaine,enparticuliersurleschoixquepeuventfairelesgensetlesconséquencesdeceschoixpoureux-mêmesetpourlasociété.CassSunstein,unautreuniversitaireetamique j'admirebeaucoup,s'oppose

vivement à Slovic sur les divergences d'opinions entre les spécialistes etl'hommedelarue,etdéfendlerôledesexperts,enquiilvoitunrempartcontrelesexcès«populistes».SunsteinestundesmeilleursjuristesdesÉtats-Unis,etcomme d'autres sommités de sa profession, il est d'une grande audaceintellectuelle. Il se sait capable de maîtriser rapidement et en profondeurn'importe quel domaine de la connaissance, et il en a maîtrisé beaucoup, ycompris la psychologie du jugement et du choix ainsi que les questions deréglementationetdepolitiquedurisque.Selonlui,lesystèmederéglementationactuellementenvigueurauxÉtats-Unisestsoumisàdemauvaisespriorités,quisontdavantagelerefletd'uneréactionàlapressiondupublicqued'uneanalyseobjective méticuleuse. Il part du principe que la réglementation du risque etl'interventiondesautoritéspourréduirelesrisquesdevraientêtreguidéesparuneanalyse des coûts et des profits, et que l'unité de mesure naturelle pour cetteanalyseest lenombredevies sauvées (oupeut-être lenombred'annéesdeviesauvées,cequidonneplusd'importanceaufaitdesauverlesjeunes)etlecoûteneuros pour l'économie. Une mauvaise réglementation gaspille des vies et del'argent, qui peuvent faire l'objet de mesures objectives. Sunstein n'est pasconvaincu par Slovic quand il affirme que le risque et son évaluation sontsubjectifs.Plusieursaspectsdel'évaluationdurisquepeuventêtredébattus,maisilafoidansl'objectivitéàlaquellepeuventaboutirlessciences,l'expertiseetunedélibérationréfléchie.Sunsteinenestvenuàconsidérerque lesréactionsbiaiséesauxrisquessont

une source importante de priorités erronées et déplacées dans la politiquepublique.Leslégislateursetlesresponsablesdelaréglementationtiennentpeut-être trop compte des inquiétudes irrationnelles des citoyens, à la fois parsensibilité politique et parce qu'ils sont sujets aux mêmes biais cognitifs queleursconcitoyens.Sunstein et un de ses collaborateurs, le juristeTimurKuran, ont inventé un

nompourlemécanismequipermetauxbiaisdes'infiltrerdanslapolitique:lacascadededisponibilité143.Danslecontextesocial,commentent-ils,«touteslesheuristiquessontégales,maisladisponibilitéestpluségalequelesautres».Ilsenvisagent une notion élargie de l'heuristique, qui veut que la disponibilité

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fournisseuneheuristiquepourlesjugementsautresqueportantsurlafréquence.En particulier, l'importance d'une idée est souvent jugée par la fluidité (et lachargeémotionnelle)aveclaquelleellevientàl'esprit.Unecascadededisponibilitéestunechaîneautarciqued'événements,quipeut

partir de réactions, dans les médias, à un événement relativement mineur etaboutir à une panique publique et à des actions à grande échelle dugouvernement.Danscertainscas,unarticleouunreportagesurunrisqueattirel'attention d'une partie du public, dès lors inquiet et en éveil. Cette réactionémotionnellesusciteàsontourl'intérêtdesmédias,quirenforcentsacouverture,cequiaccroîtencorel'inquiétudeetl'implication.Cecycleestparfoissciemmentaccéléré par des « entrepreneurs de la disponibilité », des individus ou desorganisations qui travaillent pour garantir un flux incessant d'informationsangoissantes.Ledangerestdeplusenplusexagérétandisquelesmédiasentrentenconcurrencepourenfairelesgrostitres.Quandlesscientifiques(oud'autres)quitententd'apaiserlapeuretlarévulsioncroissantesattirentl'attention,elleestgénéralement hostile : quiconque prétend que le danger est exagéré estsoupçonnédecollusionavecun«complotmonstrueux».Laquestionprenddel'importance sur leplanpolitiqueparcequ'ellepréoccupe tous lesesprits, et laréactiondusystèmepolitiqueestguidéepar l'intensitédusentimentpublic.Lacascadededisponibilitévientdoncderéorienterlespriorités.D'autresrisques,etd'autres moyens d'utiliser des ressources pour le bien public, sont désormaisrejetésenarrière-plan.Kuran et Sunstein se sont concentrés sur deux exemples encore aujourd'hui

sujetsàcontroverse:l'affairedeLoveCanaletcequel'onaappelélapaniquedel'ALAR.En1979,lasaisondespluiesrévélalaprésencededéchetstoxiquesàLove Canal3 , causant la contamination des eaux bien au-delà des limitesautorisées,ainsiqu'uneodeurnauséabonde.Leshabitantsdelacommuneétaientfurieuxet terrorisés,et l'und'eux,LoisGibbs, fit toutsonpossiblepourattirerl'attentionsurleproblème.Lacascadededisponibilitésedéroulaconformémentau scénario classique.À sonparoxysme, lesmédias traitaient quotidiennementdeLoveCanal, lesscientifiquesqui tentaientd'affirmerquelesdangersétaientsurestimésétaientignorésouréduitsausilence.ABCNewsdiffusauneémissionintitulée The Killing Ground (Les champs de la mort), et des manifestantsdéfilèrent avec des cercueils pour bébés vides devant le capitole de l'État.Ungrand nombre d'habitants furent relogés aux frais du gouvernement, et lecontrôle des déchets toxiques devint le grand dossier écologique desannées 1980. La loi stipulant l'assainissement des sites toxiques, dite

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CERCLA144 , établit un super-fonds, et est considérée aujourd'hui comme uneétapemajeuredanslalégislationenvironnementale.Elleaégalementcoûtécher,etcertainsontprétenduquece financementauraitpusauverbeaucoupplusdevies s'il avaitétéconsacréàd'autrespriorités.Encoremaintenant, lesopinionssont très divisées au sujet de ce qui s'est vraiment passé à Love Canal, et ilsembleraitque lesdommages réelsen termesdesantépubliquen'aientpasétéavérés.KuranetSunsteindépeignentl'affairedeLoveCanalpresquecommeunpseudo-événement, alors qu'à l'autre bout du spectre, les écologistes parlenttoujoursdu«désastredeLoveCanal».Lesopinionssonttoutautantdiviséesàproposdusecondexempleévoquépar

Kuran et Sunstein pour illustrer leur concept d'une cascade de disponibilité :l'incidentdel'ALARen1989,ou«paniqued'ALAR»pourceuxquidénoncentles alertes environnementales. L'ALAR est un produit chimique qui servait derégulateur de croissance des pommes. La panique débuta par des articles depresserapportantqueceproduitchimique,consomméàhautedose,provoquaitdes tumeurs cancéreuses chez les rats et les souris. L'information, on lecomprend,terrifial'opinionpublique,etcettepeurexcitaunpeuplusl'intérêtdesmédias,mécanismedebased'unecascadededisponibilité.Lesujetfinitparfairela une et déclencha des événements médiatiques dramatiques comme letémoignage de l'actrice Meryl Streep devant le Congrès. Les cultivateurs depommessubirentdespertesconsidérables,leursfruitsetleursdérivésdevenantdes objets de crainte. Kuran et Sunstein citent un citoyen qui appela pourdemander s'il était sans danger de vider du jus de pomme dans l'évier, ou s'ilvalaitmieuxl'emportersurunedéchargedeproduitstoxiques.Lefabricantretiraleproduit,et laFDA4 l'interdit.Desrecherchesultérieuresontconfirméque lasubstance pouvait présenter le risque infimed'être cancérigène,mais l'incidentde l'ALAR fut assurément l'occasion d'une réaction disproportionnée à unproblèmemineur.Ildutavoiruneffetréelnégatifsurlasantépublique,puisquependantuntemps,lesgensconsommèrentmoinsdebonnespommes.L'histoiredel'ALARmetenlumièreunelimitefondamentaledelacapacitéde

notre esprit à gérer les risques de peu d'importance : soit nous les ignoronscomplètement,soitnousleuraccordonsbeaucouptropdepoids–iln'yapasdejustemilieu145 .Touslesparentsquiontveillé tardenattendant leretourd'unefête de leur fille adolescente reconnaîtront ce sentiment. Vous savez peut-êtrefort bien qu'en réalité, il n'y a (presque) pas lieu de s'inquiéter,mais vous nepouvezempêcherdesimagesterriblesdevousveniràl'esprit.Commel'aavancéSlovic, le niveau d'inquiétude n'est pas apte à identifier la probabilité d'un

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problème.Vousimaginezlenumérateur–lanouvelletragiquequevousavezvueauxinformations–etvousnepensezpasaudénominateur.Sunsteinadéveloppélanotionde«négligencedelaprobabilité»pourdéfinircettetendance.Associéà la négligence de probabilité, le mécanisme des cascades de disponibilitéentraîneinévitablementdegrossièresexagérationsdemenacesmineures,parfoisavecdesconséquencesimportantes.Danslemondemoderne,lesterroristessontlespraticienslesplusmarquants

de l'art de déclencher des cascades de disponibilité. À quelques abominablesexceptionsprès,commele11Septembre,lespertescauséesparlesattentatssonttrèsfaiblescomparéesàd'autrescausesdedécès.Mêmedanslespaysquisontlacibledecampagnesde terreur intensives,commeIsraël, lenombredevictimeshebdomadairesduesauterrorismen'atteintjamaisceluidesvictimesd'accidentsdelaroute.Ladifférencetientàladisponibilitédesdeuxrisques,àlafacilitéetla fréquence avec lesquelles ils nous viennent à l'esprit. Des images atroces,répétéessans findans lesmédias,mettent tout lemondesur lesnerfs.Commel'expériencemel'aenseigné,ilestdifficiledeseraisonnerpourreveniràunétatdecalmeabsolu.Leterrorismes'adressedirectementauSystème1.Quelle est ma position dans ce débat entre mes amis ? Les cascades de

disponibilitésontréellesetellesdéformentincontestablementlesprioritésdansl'attributiondesressourcespubliques.CassSunsteinsouhaiteraitlamiseenplacede mécanismes afin d'isoler les décideurs de la pression du public, pour quel'allocationdesressourcessoitdéterminéepardesspécialistesimpartiauxquiontune vue d'ensemble de tous les risques et des ressources disponibles pour lesréduire. Paul Slovic a beaucoup moins confiance dans les spécialistes, etdavantage dans le public que Sunstein, et il souligne que le fait d'isoler lesexperts des émotions du public accouche de politiques que le public rejettera–unesituationimpossibledansunedémocratie.L'unetl'autreontparfaitementraison,etjesuisd'accordaveclesdeux.JepartagelemalaisedeSunsteinfaceàl'influencedespeursirrationnelleset

descascadesdedisponibilitésurlapolitiquepubliquedansledomainedurisque.Cependant, je partage aussi la conviction de Slovic quand il affirme que lespeurstrèsrépandues,siellesn'ontpasdesens,nedevraientpaspourautantêtreignoréesdesdécideurs.Rationnelleounon,lapeurestsynonymedesouffrance,elleesthandicapante,etlesdécideursdoivents'efforcerdeprotégerlepublicdelapeur,etpasseulementdesvéritablesdangers.Slovic met à juste titre l'accent sur la résistance du public à l'idée que les

décisions soient le fait de spécialistes qui n'ont pas été élus et ne rendent de

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comptesàpersonne.Deplus,lescascadesdedisponibilitépeuventavoiruneffetbénéfiqueàlongtermeenattirantl'attentionsurcertainescatégoriesderisqueseten augmentant l'ensemble du budget consacré à la prévention des risques.L'incident de Love Canal a peut-être détourné des ressources excessives enfaveurdutraitementdesdéchetstoxiques,maisilaaussieul'effetplusgénérald'accroître l'importance accordée aux inquiétudes environnementales. Ladémocratie est immanquablement confuse, enpartie parceque les heuristiquesde la disponibilité et de l'affect qui guident les convictions des gens sontinévitablementbiaisées,mêmesi,dansl'ensemble,ellespointentdanslabonnedirection. La psychologie devrait permettre de développer des politiques degestion des risques qui associeraient les connaissances des spécialistes et lesémotionsetintuitionsdupublic.

*

Lescascadesdedisponibilitéenbref

« Elle est emballée par une innovation qui a de gros avantages et aucuninconvénient.Jesoupçonnel'heuristiquedel'affect.»« C'est une cascade de disponibilité : un non-événement est grossi par les

médiasetlepublicjusqu'àcequ'ilremplissenosécransdetéléetsoitsurtoutesleslèvres.»

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14

LaspécialitédeTomW

Considérezcetteénigmesimple:

Tom W prépare son diplôme dans une université près de chez vous.VeuillezclasserlesneufdomainesdespécialisationsuivantsenfonctiondelaprobabilitéqueTomWlesétudie.Notez1pourleplusprobableet9pourlemoinsprobable.GestionInformatiqueIngénierieLettresetenseignementDroitMédecineBibliothéconomieSciencesdelavieetdelaterreSciencessocialesetassistancesociale

C'est une question facile, et vous avez immédiatement compris quel'importance relative des inscriptions dans les différents domaines était la clé.Pourcequevousensavez,TomWaétéchoisiauhasardparmilesétudiantsdel'université,commeunebilleprélevéedansunvase.Pourdécidersiunebilleaplusde chancesd'être rougeouverte, vousdevez savoir combiendebilles dechaquecouleurilyadanslevase.Laproportiondebillesd'untypeparticulier

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est appelée le taux de base. De même, le taux de base des lettres et del'enseignement dans ce problème est la proportion d'étudiants de ce secteurparmil'ensembledetouslesétudiants.Enl'absenced'informationsplusprécisessurTomW,vousvousappuierezsurletauxdebaseetestimerezqu'ilaplusdechances de s'être inscrit en lettres qu'en informatique ou en bibliothéconomie,parce que l'on trouve en général plus d'étudiants en lettres que dans les deuxautresdomaines.Lerecoursaux informationsdu tauxdebaseestunedécisionévidentequandonnedisposepasd'autresdonnées.Vientensuiteunetâchequin'arienàvoiraveclestauxdebase.

CequisuitestunedescriptiondelapersonnalitédeTomWrédigéeparun psychologue alors queTomWétait en dernière année de lycée, sur labasedetestspsychologiquesd'unevaliditédouteuse:TomWesttrèsintelligent,bienquemanquantdevéritablecréativité.Ila

besoind'ordreetdeclarté,desystèmessoigneusementordonnésoùchaquedétail trouve la place qui lui revient. Son style est plutôt monotone etmécanique, parfois illuminé par un humour un peu éculé et des envoléesimaginatives proches de la science-fiction. Il tient fortement à faire lapreuve de ses compétences. Il semble éprouver peu de compassion et desympathiepour lesautres,etn'aimepas interagiraveceux.Centrésur lui-même,iln'enapasmoinsunprofondsensmoral.Prenezmaintenantunefeuilledepapieretclassez lesneufdomainesde

spécialisation ci-dessous en fonction de la correspondance entre ladescription de TomW et l'image de l'étudiant typique de chacun de cesdomaines.Notez1pourleprobableet9pourlemoinsprobable.

Vousapprécierezmieuxcechapitresivousvousprêtezrapidementàcetest;ilestnécessairedelirelerapportsurTomWpourjugerdesdiversesspécialitésuniversitaires.Cettequestionest tropsimple.Ellevousdemandederetrouver,oupeut-être

dedévelopperdesstéréotypesdesétudiantsdesdifférentsdomaines.Quandcetteexpérience a été réalisée pour la première fois, au début des années 1970, leclassementmoyenétaitlesuivant.Levôtren'estsansdoutepastrèsdifférent:

1.Informatique

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2.Ingénierie3.Gestion4.Sciencesdelavieetdelaterre5.Bibliothéconomie6.Droit7.Médecine8.Lettresetenseignement9.Sciencessocialesetassistancesociale

Vousavezprobablementclassél'informatiqueparmileschoixlesplusadaptésdufaitdesallusionsaucôté«geek»deTomW(son«humouréculé»).Enfait,ladescriptiondeTomWaété écritepour correspondre à ce stéréotype.Autrespécialité mise en avant par la plupart des gens, l'ingénierie (« les systèmessoigneusementordonnés»).VousvousêtessûrementditqueTomWnecollaitpas avec l'idée que vous vous faites des sciences sociales et de l'assistancesociale(«peudecompassionetdesympathiepourlesautres»).Apparemment,les stéréotypes professionnels n'ont pas beaucoup évolué durant les quaranteannéesquisesontécouléesdepuisquej'aiinventéladescriptiondeTomW.La tâche qui consiste à classer les neuf domaines de spécialisation est

complexeetrequiertcertainementladisciplineetl'organisationséquentielledontseul le Système 2 est capable. Cependant, les indices disséminés dans ladescription (les blagues nulles et d'autres) étaient destinés à activer uneassociationavecunstéréotype,uneactivitéautomatiqueduSystème1.Pourmener à bien cette tâche de reconnaissance d'une ressemblance, il est

nécessaire de comparer la description de Tom W aux stéréotypes des diversdomaines de spécialisation. Dans ce cas précis, l'exactitude de la description–qu'ils'agisseounond'unvéritableportraitdeTomW–importepeu.Pasplusquevotreconnaissancedestauxdebasedesdiversdomaines.Laressemblanceentreunindividuetlesstéréotypesd'ungroupen'estpasaffectéeparlatailledugroupe. En fait, vous pourriez comparer la description de Tom à une imaged'étudiant en bibliothéconomie, même si l'université ne disposait pas de cedépartement.SivousexaminezdenouveauTomW,vousverrezqu'ilcorrespondbienaux

stéréotypes de certains petits groupes d'étudiants (les informaticiens, lesbibliothécaires, les ingénieurs), mais beaucoup moins aux groupes plusimportants (lettres, sciences sociales). D'ailleurs, les participants ont presque

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toujourssituélesdeuxplusgrandsdomainesenbasduclassement.TomWaétésciemmentconçucommeunpersonnage«anti-tauxdebase»,adaptéauxpetitescatégoriesplutôtqu'auxspécialitéslespluscourues.

Représentativitéetprobabilité

La troisième tâche de la séquence a été imposée à des étudiants enpsychologie,etc'estl'étapecritique:classerlesneufdomainesdespécialisationsuivantsenfonctiondelaprobabilitéqueTomWlesétudie.Lesmembresdecegroupedeprédictionconnaissaientlesfaitsstatistiquesappropriés:ilsétaientaucourantdestauxdebasedesdifférentsdomaines,etsavaientquelasourcedeladescriptiondeTomWn'étaitpastrèsfiable.Toutefois,nousnousattendionsàcequ'ilsseconcentrentexclusivementsurlaressemblanceentreladescriptionetlesstéréotypes–cequenousappelonslareprésentativité–etqu'ilsignorenttantlestauxdebasequelesdoutesquantàlavéracitédeladescription.Ilsclasseraientalorslaspécialitélamoinsfréquentée,l'informatique,commeétantextrêmementprobable,puisquecerésultatestceluiquiobtient lescoredereprésentativitéleplusélevé.Amosetmoitravaillionsdurdurantl'annéequenousavonspasséeàEugene,

et il m'arrivait de rester toute la nuit au bureau. J'occupai une de ces nuits àdeviser de la formulation d'un problème qui opposerait la représentativité auxtauxdebase.TomWfutleproduitdemesefforts,etc'estaupetitmatinquej'enaipeaufinélesdétails.Lapremièrepersonnequiseprésentaautravailcematin-là était notre collègue et amiRobynDawes, un statisticiendehaut niveauquidoutaitdelavaliditédujugementintuitif.Siquelqu'unétaitàmêmededécelerl'importancedu tauxdebase,c'étaitRobyn.Je l'appelai, luidonnai laquestionque je venais de dactylographier et lui demandai de deviner la profession deTom W. Je revois encore son sourire rusé quand il répond, hésitant :« Informaticien ? » C'était un moment formidable – même les meilleurssuccombaient. Bien sûr, dès que j'eus mentionné le « taux de base », Robyncompritsonerreur,maisiln'yavaitpaspenséspontanément.Bienqu'ensachantplusquequiconquesurlerôledestauxdebasedanslesprédictions,illesavaitnégligésquandjeluiavaissoumisladescriptiondelapersonnalitéd'unindividu.Commeprévu,ilavaitsubstituéunjugementdereprésentativitéàlaprobabilitéqu'ilétaitcenséévaluer.Amos et moi recueillîmes ensuite les réponses à la même question de

114 étudiants en psychologie répartis sur trois grandes universités, tous ayant

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suivi des cours de statistiques. Ils ne nous déçurent pas. Leur classement desneufdomainesparprobabiliténedifféraitpasdesclassementsparressemblanceauxstéréotypes.Dansleurcas,lasubstitutionétaitparfaite:riennemontraitquelesparticipantsavaientfaitautrechosequejugerlareprésentativité.Laquestionsurlaprobabilitéétaitdifficile,alorsquecelleportantsurlaressemblanceétaitplus facile, et c'était à cette dernière qu'ils avaient répondu. C'est une graveerreur,parcequelesjugementsdesimilaritéetdeprobabiliténesontpaslimitésparlesmêmesrègleslogiques.Pourdesjugementsdesimilarité,ilesttoutàfaitacceptabledenepasêtreaffectéparlestauxdebase,ainsiqueparlapossibilitéque la description soit inexacte,mais quiconque ignore les taux de base et laqualitédes indicesdansdesévaluationsdeprobabilitécommettracertainementdeserreurs.« La probabilité que Tom W étudie l'informatique » n'est pas un concept

simple. Les logiciens et les statisticiens ne sont pas d'accord sur son sens, etcertains diront même qu'il n'en a aucun. Pour de nombreux spécialistes, ilreprésente un certain degré subjectif de conviction. Il y a certains événementsdontvousêtessûr,parexemple,quelesoleils'estlevécematin,etd'autresquevousconsidérezcommeimpossibles,commequel'océanPacifiquegèleenunenuit.Maisilyenabeaucoup,commelefaitquevotrevoisinsoitinformaticien,auxquelsvousattribuezundegréintermédiairedeconviction–quireprésenteàvosyeuxlaprobabilitédecetévénement.Leslogiciensetlesstatisticiensontdéveloppédesdéfinitionsconcurrentesde

la probabilité, toutes étant très précises. Pour les profanes, cependant, laprobabilité (un synonyme de vraisemblance dans le langage courant) est unenotionvague,rattachéeàl'incertitude,lapropension,laplausibilitéetlasurprise.Cecaractèrefloun'estpasparticulieràceconcept,etn'estaudemeurantpastrèsgênant. Nous savons, plus ou moins, ce que nous voulons dire quand nousutilisonsunmot commedémocratie oubeauté, et les gens à qui nous parlonscomprennent,plusoumoins,cequenousavionsl'intentiondedire.Toutaulongdes années que j'ai passées à poser des questions sur la probabilité desévénements,personnen'ajamaislevélamainpourmedemander:«Monsieur,qu'entendez-vousparprobabilité?»,cequelesgensauraientfaitsijeleuravaisdemandé de réfléchir à un concept étrange comme la « globability ». Tousagissaient comme s'ils savaient comment répondre àmes questions,même si,nous en étions d'accord tacitement, nous aurions trouvé injuste que je leurdemanded'expliquerlesensdumot.

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Les gens à qui l'on demande d'évaluer une probabilité ne sont pas bloqués,parce qu'ils ne cherchent pas à juger la probabilité au sens où l'entendent lesstatisticiens et les philosophes. Une question sur la probabilité ou lavraisemblance déclenche une décharge de chevrotine mentale et évoque desréponses à des questions plus simples. Une des réponses faciles est uneévaluation automatique de la représentativité – qui est banale dans lacompréhensiondulangage.Sijedisque«lesparentsd'ElvisPresleyvoulaientqu'il devienne dentiste », c'est une affirmation (fausse) légèrement amusante àcause de l'hiatus entre les images de Presley et celles d'un dentiste, un hiatusdétecté automatiquement. Le Système engendre sans en avoir l'intention uneimpression de similarité. L'heuristique de la représentativité intervient quandquelqu'un dit : « Elle va remporter les élections ; on peut voir que c'est unegagnante.»Ou:«Iln'irapasloinentantqu'universitaire;tropdetatouages.»Nousnousappuyonssurlareprésentativitéquandnousjugeonsdelacapacitéàdirigerd'uncandidatenfonctiondelaformedesonmentonoudelaforcedesesdiscours.Bien qu'elle soit commune, la prédiction par la représentativité n'est pas

statistiquement idéale.Moneyball, le best-seller de Michael Lewis, s'articuleautour de l'inefficacité de ce mode de prédiction. Les recruteurs du base-ballprofessionnel ont coutume de prédire le succès de joueurs potentiels en sefondantenpartiesur leurmorphologieet leuraspect.LelivredeLewisapourprincipalprotagonisteBillyBeane, l'entraîneurdesA'sd'Oakland,quiapris ladécision,impopulaire,depasseroutresesrecruteursetdechoisirsesjoueursenfonctiondesstatistiquesdeleursperformancespassées.Lesjoueurschoisisparles A's ne coûtaient pas cher, parce que les autres équipes les avaient rejetéspuisqu'ils n'avaient pas l'air taillés pour la réussite. Très vite, l'équipe obtintd'excellentsrésultatsàunmoindrecoût.

Lesvicesdelareprésentativité

Lefaitdejugerlaprobabilitéparlareprésentativitéasesvertus,etellessontimportantes : les impressions intuitives que celle-ci engendre son souvent– généralement, en fait – plus précises que ne le seraient des conjecturesaléatoires.

◆Laplupartdutemps,lesgensquiontl'airaimablelesontvraiment.◆Unsportifprofessionnelgrandetminceseraplussûrementunbasketteurqu'unrugbyman.

◆Lestitulairesdedoctoratssontplussusceptiblesdes'abonnerauNewYorkTimesqueceuxqui

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◆Lestitulairesdedoctoratssontplussusceptiblesdes'abonnerauNewYorkTimesqueceuxquinesontpasallésau-delàdulycée.◆Leshommesjeunessontplussusceptiblesdeconduireavecagressivitéquelesfemmesâgées.

Danstouscescascommedansbiend'autres,ilyaunecertainepartdevéritédans les stéréotypes qui président aux jugements de représentativité, et lesprédictions qui suivent cette heuristique peuvent se révéler exactes. Dansd'autressituations,lesstéréotypessontfauxetl'heuristiquedelareprésentativitépeut être source d'erreur, surtout si elle pousse les gens à négliger desinformations sur les taux de base qui vont dans une autre direction. Cela dit,même quand l'heuristique présente une certaine validité, ce serait prêchergravementcontrelalogiquestatistiquequedes'appuyerexclusivementsurelle.Un des vices de la représentativité est la volonté excessive de prédire

l'occurrenced'événementsimprobables(dontletauxdebaseestfaible).Envoiciunexemple:vousvoyezunepersonnelireleNewYorkTimesdanslemétrodeNewYork. Laquelle des propositions suivantes correspond le plus sûrement àcetteinconnueentraindelire?

Elleaundoctorat.Ellen'apasdediplômeuniversitaire.

Lareprésentativitévousconseilleraitdepariersurledoctorat,maiscelan'estpas forcément avisé.Vous devriez sérieusement envisager la seconde solution,parce que l'on croise plus souvent des non-diplômés que des titulaires dedoctorats dans le métro new-yorkais. Et s'il vous faut deviner si une femmedécrite comme « une amoureuse timide de la poésie » étudie la littératurechinoiseoulagestion,vousdevriezpencherpourlasecondeoption146.Mêmesitoutes les étudiantes en littérature chinoise étaient timides et amoureusesde lapoésie,ilestpresquesûrquel'onrencontreencoreplusd'amoureuxtimidesdelapoésiedanslapopulationbeaucoupplusimportantedesétudiantsengestion.Les gens qui n'ont pas de formation en statistiques sont tout à fait capables

d'avoirrecoursauxtauxdebasedansdesprédictions,danscertainesconditions.Dans lapremièreversionduproblèmedeTomW,quinedonneaucundétailàson sujet, il est évident pour tous que la probabilité que Tom W étudie undomaine précis est simplement la fréquence du taux de base des inscriptions

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dansledomaineenquestion.MaisdèsquelapersonnalitédeTomWestdécrite,onnesesouciemanifestementplusdestauxdebase.Àl'origine,Amosetmoipensions,ennousfondantsurlespremièrespreuves

dont nous disposions, que l'information liée au taux de base serait toujoursnégligéequanduneinformationsurl'exemplespécifiqueseraitdisponible.Maisnous allions trop vite en besogne. Les psychologues ontmené de nombreusesexpériencesoù l'informationsur les tauxdebaseestexplicitedans lecadreduproblème, et beaucoup de participants sont influencés par ces taux de base,même si les informations concernant le cas individuel bénéficient presquetoujours d'une attention plus soutenue que de simples statistiques147 . NorbertSchwarz et ses collègues ont montré qu'en demandant aux gens de « pensercommeunstatisticien»,onaccroissaitleurrecoursauxtauxdebase,tandisquel'instruction«pensezcommeunclinicien»avaitl'effetinverse148.Uneexpérienceréaliséeilyaquelquesannéessurdesétudiantsdepremière

annéeàHarvardaaboutiàunrésultatquim'asurpris:uneactivationrenforcéedu Système 2 entraînait une amélioration significative de la précision desprédictions dans le problème de Tom W. L'expérience associait ce vieuxproblèmeàunevariationmodernesurlafluiditécognitive.Ilétaitdemandéàlamoitiédesétudiantsdegonfler les jouespendant l'expérience,etauxautresdefroncer les sourcils149 .Nous le savons, cettemimique accroît généralement lavigilanceduSystème2et réduità la fois la tropgrandeconfianceensoiet lerecoursàl'intuition.Lesétudiantsauxjouesgonflées(uneexpressionneutresurle plan émotionnel) ont reproduit les résultats d'origine : ils se sontexclusivement appuyés sur la représentativité et ont ignoré les taux de base.Commel'avaientpréditlesauteurs,cependant,lesboudeurs,eux,ontfaitpreuved'unecertainesensibilitéauxtauxdebase.Unedécouverteinstructive.Quandonselivreàunjugementintuitifincorrect,ilfautrejeterlafautetant

sur le Système 1 que sur le Système 2. C'est le Système 1 qui a suggérél'intuitionincorrecte,maisleSystème2l'aapprouvéeetexpriméesousformedejugement.Ilyadeuxraisonspourexpliquerl'échecduSystème2,l'ignoranceetla paresse. Certaines personnes ignorent les taux de base parce qu'ils croientqu'ilsn'ontaucuneimportanceenprésenced'informationsindividuelles.D'autresfontlamêmeerreurparcequ'ilsnesontpasconcentréssurlatâche.Silefaitdefroncer les sourcils change le résultat, il semble que la paresse soit la bonneexplicationpourlanégligencedestauxdebase,dumoinschezlesétudiantsdeHarvard.Leur Système 2 « sait » que les taux de base sont importantsmême

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quand ils ne sont pas explicitement mentionnés, mais n'applique cetteconnaissanceques'ilinvestituneffortparticulierdanslatâche.Lesecondvicedelareprésentativitéestl'insensibilitéàlaqualitédesindices.

Souvenez-vousde larègleduSystème1 :COVERA.Dansl'exempledeTomW,c'est une description deTom, un portrait exact ou non de lui, qui active votremachinerie associative. L'idée que Tom W a « peu de compassion et desympathiepourlesautres»aprobablementsuffiàvousconvaincre(ainsiquelaplupart des autres lecteurs) qu'il est fort probable qu'il étudie les sciencessocialesousouhaitedevenirassistant social.Pourtant,onvousaexplicitementditquel'onnepouvaitpasfaireconfianceàcettedescription!Vouscomprenezsûrement,enprincipe,qu'ilfaudrait traiterdesinformations

sansvaleurcommeunmanquetotald'information,maisCOVERAfaitqu'ilesttrèsdifficiled'appliquer ceprincipe.Àmoinsdedécider immédiatementde rejeterdespreuves(parexemple,endéterminantqu'ellesvousontété fourniesparunmenteur),votreSystème1traiteraautomatiquementlesinformationsdisponiblescommesiellesétaientvraies.Ilyaunechosequevouspouvezfairequandvousdoutez de la qualité des indices : ne laissez pas vos jugements de probabilités'éloigner des taux de base. Ne vous attendez pas à ce que cet exercice dediscipline soit facile– il nécessite un effort considérable de surveillance et decontrôledesoi.Labonneréponseàl'énigmedeTomW,c'estquevousdevriezrestertrèsprès

de vos convictions initiales, en réduisant légèrement la forte probabilité dedépartdesdomaines trèsfréquentés(lettresetenseignement ;sciencessocialeset assistance sociale) et en augmentant légèrement la faible probabilité desspécialitésrares(bibliothéconomie,informatique).Vousnevousretrouverezpasexactement làoùvousenseriezsivousnesaviezabsolument riendeTomW,maislepeud'informationdontvousdisposezn'étantpasfiable,cesontlestauxdebasequidevraientprédominerdansvosestimations.

Commentdisciplinerl'intuition

Sivouspensezqu'ilvapleuvoirdemain,c'estuneconvictionsubjective,maisvousnedevriezpasvous laisseralleràcroire toutcequivousvientà l'esprit.Pour être utiles, vos convictions devraient être limitées par la logique de laprobabilité.Donc, si vous pensez qu'il y a 40%de chances qu'il pleuve à unmomentdonnédanslajournéededemain,vousdevezégalementcroirequ'ilya60%dechancesqu'ilnepleuvepasdemain,etvousnedevezpascroirequ'ilya

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50%dechancesqu'ilpleuvedemainmatin.Etsivouscroyezqu'ilya30%dechancesquelecandidatXsoitéluprésident,et80%dechancesqu'ilsoitréélus'ill'emportelapremièrefois,alorsvousdevezcroirequeleschancesqu'ilsoitéludeuxfoisdesuitesontde24%.Les«règles»applicablesdansdescascommeleproblèmedeTomWsont

fourniespar lesstatistiquesdeBayes.Cetteapprochemoderneet influentedesstatistiques tient son nom d'un religieux anglais du XVIIIe siècle, le révérendThomas Bayes, à qui l'on doit la première grande contribution à un vasteproblème:commentlesgensdevraientchangerd'avisaprèsavoirétéinformés.La règle de Bayes spécifie comment les convictions antérieures (dans lesexemples de ce chapitre, les taux de base) devraient être associées à ladiagnosticitédelapreuve,dansquellemesureellefavoriseunehypothèseplutôtqu'uneautre150.Parexemple,sivouscroyezque3%desétudiantssontinscritseninformatique(letauxdebase),etquevouscroyezaussiqueladescriptiondeTomW est quatre fois plus susceptible de correspondre à un étudiant de cedomainequ'àunautre,alors,d'aprèslarègledeBayes,vousdevezcroirequelaprobabilitéqueTomWsoituninformaticienestmaintenantde11%.Siletauxdebaseétaitde80%,lenouveaudegrédeconvictionseraitde94,1%.Etainsidesuite.Lesdétailsmathématiquesn'ontpasd'importancedanscelivre.Ilfautgarder

deuxidéesàl'espritausujetduraisonnementdeBayesetsurlafaçondontnousavons tendance à le saboter.Lapremière, c'est que les tauxdebase comptent,mêmeenprésenced'informationssurl'affaireencours.Cequin'estpastoujoursévidentsurleplanintuitif.Laseconde,c'estquelesimpressionsintuitivesdeladiagnosticité d'une information sont souvent exagérées. La combinaison deCOVERAetdelacohérenceassociativeatendanceànousfairecroireauxhistoiresque nous nous inventons. Les clés essentielles du raisonnement discipliné deBayespeuventêtrerésuméessimplement:

◆ancrezvotrejugementdelaprobabilitéd'unrésultatsuruntauxdebaseplausible;◆remettezenquestionladiagnosticitédevotreinformation.

Deux idéeseffectivement simples. J'ai euunchocquand j'ai comprisque jen'avaispasappris à lesmettreenœuvre, etquemêmemaintenant, celanemeparaîtpasnaturel.

*

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Lareprésentativitéenbref

«Lapelouseestbientondue,leréceptionnisteal'aircompétent,etlemobilierest séduisant, mais cela ne veut pas dire que cette entreprise est bien gérée.J'espèrequeladirectionnesefocalisepassurlareprésentativité.»«Cettestart-updonnel'impressionqu'ellenevapasplonger,maisletauxde

base de réussite dans le secteur est extrêmement faible. Comment savoir quecettesociétéestdifférente?»«Ilsnecessentderépéterlamêmeerreur:ilsprédisentdesévénementsrares

àpartird'indicesfaibles.Quandlesindicessontfaibles,ilfaudraits'entenirauxtauxdebase.»«Jesaisquecerapportestabsolument impitoyable,et ilestpeut-êtrefondé

surdespreuvessolides,maiscommentpouvons-nousenêtresûrs?Nousdevonslaisseruneplaceàcetteincertitudedansnotreréflexion.»

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15

Linda:moins,c'estplus

Notreexpériencelapluscélèbre,etlaplusdébattue,impliquaitunpersonnageféminin fictif, Linda. Amos et moi avons inventé le problème de Linda pourfournirdespreuvesconcluantesdurôlede l'heuristiquedans le jugementetdesonincompatibilitéaveclalogique151.VoicicommentnousdécrivionsLinda:

Lindaatrente-troisans,elleestcélibataire,nemâchepassesmotsetesttrèsintelligente.Elleestdiplôméeenphilosophie.Quandelleétaitétudiante,ellesesentaittrèsconcernéeparlesquestionsdediscriminationetdejusticesociale,etavaitégalementprispartàdesmanifestationscontrelenucléaire.

Dans les années 1980, les gens qui entendaient cette description nemanquaientjamaisderire,parcequ'ilscomprenaientaussitôtqueLindaavaitétéà l'université de Californie de Berkeley, célèbre à l'époque pour ses étudiantsradicaux et politiquement engagés. Dans une de nos expériences, nous avonssoumisauxparticipantsunelistedehuitscénariospossiblespourLinda.Commedans lecasduproblèmedeTomW,certainsdevaientclasser les scénariosparreprésentativité, d'autres par probabilité. Le problème de Linda est similaire,quoiquelégèrementremanié.

Lindaestenseignantedansuneécoleélémentaire.Lindatravailledansunelibrairieetprenddescoursdeyoga.Lindaestactiveauseindumouvementféministe.

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Lindaestpsychiatreàl'assistancesociale.LindaestmembredelaLiguedesélectrices.Lindaestemployéedebanque.Lindatravailledanslesassurances.Linda est employée de banque et est active au sein du mouvement

féministe.

Leproblèmeavieillidebiendes façons.LaLiguedesélectricesn'aplus lamêmeimportanceaujourd'hui,etl'idéed'un«mouvement»féministeaquelquechosedepittoresque,preuveduchangementdustatutdelafemmeaucoursdestrentedernières années.Mêmeà l'èredeFacebook, pourtant, la descriptiondeLinda suscite un consensus presque parfait : elle colle parfaitement aupersonnaged'uneactivisteféministe,ellecorrespondplutôtbienàquelqu'unquitravaillerait dans une librairie et prendrait des cours de yoga – et nettementmoinsàuneemployéedebanqueoudesassurances.Intéressons-nousmaintenantauxélémentsclésdelaliste:Lindaressemble-t-

elleplusàuneemployéedebanque,ouàuneemployéedebanqueactiveauseindumouvementféministe?Toutlemondereconnaîtqu'ellecorrespondmieuxàl'idéed'une«employéedebanqueféministe»qu'austéréotypedesemployéesdebanque. Le stéréotype de la caissière dans une banque n'est pas une activisteféministe, et le fait d'ajouter ce détail à la description apporte davantage decohérenceàl'histoire.La différence tient aux évaluations de vraisemblance, parce qu'il y a une

relation logique entre les deux scénarios. Pensez en termes de diagrammes deVenn.L'ensembledesemployéesdebanqueféministesesttotalementinclusdansl'ensemble des employées de banque, puisque toutes les employées de banqueféministes sont des employées de banque. Par conséquent, la probabilité queLindasoituneemployéedebanqueféministedoitêtreinférieureàlaprobabilitéqu'elle travailledansunebanque.Quandvousspécifiezunévénementpossibleplus endétail, vousnepouvezque réduire saprobabilité.Leproblème suscitedonc un conflit entre l'intuition de la représentativité et la logique de laprobabilité.Notreexpérience,àl'origine,était inter-sujets.Chaqueparticipantvoyaitune

sériedeseptrésultatsquiincluaitunseuldesélémentscruciaux(«employéedebanque»ou«employéedebanqueféministe»).Certainsclassaientlesrésultatsparressemblance,d'autresparvraisemblance.CommedanslecasdeTomW,les

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classementsmoyensparressemblanceetparvraisemblanceétaient identiques :«employéedebanqueféministe»arrivaitavant«employéedebanque».Puisnoussommesallésplusloinenexpérimentantenintra-sujets.Nousavons

conçu le questionnaire tel que vous l'avez vu, « employée de banque » ensixièmepositionet«employéedebanqueféministe»endernièreposition.Nousétionspersuadésquelessujetsremarqueraientlarelationentrelesdeuxrésultatset que leurs classements correspondraient à la logique. À vrai dire, nous enétions si sûrs que nous n'avons pas jugé bon de procéder à une expériencedédiée.Monassistantemenaituneautreexpériencedanslelaboratoire,etelleademandéauxsujetsderemplirlequestionnairedeLindaavantdesignerlebondesortiepourtoucherleurvacation.Une dizaine de questionnaires s'étaient accumulés dans une bannette sur le

bureaudemonassistanteavantquej'yjetteuncoupd'œilenpassant,etquejem'aperçoivequetouslessujetsavaientclassé«employéedebanqueféministe»commeétantplusprobable«qu'employéedebanque».Jefustellementprisaudépourvuquejerevoisencore,commedansunflash,lacouleurgrisedubureaumétallique et l'endroit exact où chacun se trouvait au moment de cettedécouverte. Surexcité, j'appelai promptement Amos pour lui dire ce que nousavionstrouvé:nousavionsopposélalogiqueàlareprésentativité,etc'étaitcettedernièrequil'avaitemporté!Dans le langage de ce livre, nous avions observé une défaillance du

Système 2 : nos participants avaient eu largement la possibilité de détecterl'adéquationdelarèglelogique,puisquelesdeuxrésultatsétaientinclusdanslemêmeclassement.Mais ilsn'avaientpasexploitécettepossibilité.Quandnousavonsélargil'expérience,nousnoussommesaperçusque89%desétudiantsdenotreéchantillonnerespectaientpaslalogiquedelaprobabilité.Convaincusquedes participants formés aux statistiques feraient mieux, nous avons soumis lemêmequestionnaireauxdoctorantsduprogrammedesciencesdeladécisiondel'ÉcoledecommercedeStanford,quiavaienttoussuividescoursdehautniveaudansledomainedesprobabilités,desstatistiquesetdelathéoriedeladécision.Nous fûmes une nouvelle fois surpris : 85%d'entre eux classèrent également«employéedebanqueféministe»avant«employéedebanque».Dans cequenous avonsplus tarddécrit commedes tentatives«deplus en

plusdésespérées»pouréliminercetteerreur,nousavonsprésentéLindaàdesgroupesnumériquementimportantsenleurposantcettequestionsimple:

Quellesolutionestlaplusprobable?

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Lindaestuneemployéedebanque.Linda est une employée de banque et elle est active au sein du

mouvementféministe.

Cette version dépouillée du problème a rendu Linda célèbre dans certainscercles, et nous a valu des années de controverses. Entre 85 % et 90 % desétudiants de plusieurs grandes universités choisirent la seconde possibilité,contretoutelogique.Etcequiétaitremarquable,c'étaitl'absencederemordsdescoupables.Quand,unrien indigné, j'ai lancéàmaclasse :«Vousrendez-vouscompte que vous avez violé une règle de logique élémentaire ? », au dernierrang,quelqu'unacrié:«Etalors?»Uneétudiantequiavaitcommislamêmeerreur s'est même expliquée en disant : « Je croyais que vous vouliez justeconnaîtremonopinion.»Engénéral,quandlesgensneparviennentpasàappliquerunerègle logique

évidente, on parle d'erreur logique. Amos et moi avons avancé l'idée d'uneerreur de conjonction, que les gens commettent quand ils jugent qu'uneconjonction entre deux événements (ici, employée de banque et féministe) estplus probable qu'un seul des événements (employée de banque) dans unecomparaisondirecte.Commedansl'illusiondeMüller-Lyer,l'erreurlogiqueresteséduisantemême

quand vous savez qu'elle existe. Le naturaliste Stephen Jay Gould a décritcommentlui-mêmedutsedémeneravecleproblèmedeLinda.Ilconnaissaitlabonneréponse,biensûr,etpourtant,raconta-t-il,«unpetitbonhommedansmatêtecontinuedesautersurplaceenmehurlant:“Maisellenepeutpasêtreunesimpleemployéedebanque, lisdonc ladescription152”».CepetitbonhommeétaitbiensûrleSystème1deGouldquiluiparlaitsuruntoninsistant.(Quandilécrivait ces mots, la terminologie des deux systèmes n'avait pas encore étéadoptée.)LabonneréponseàlaversioncourteduproblèmedeLindan'aétécelledela

majorité que dans une seule de nos études : 64% d'un groupe d'étudiants ensciences sociales de Stanford et Berkeley ont jugé, comme il le fallait,qu'« employée de banque féministe » était moins probable qu'« employée debanque ». Dans la version originale à huit résultats (voir ci-dessus), 15 %seulement d'un groupe comparable avait fait ce choix. La différence estrévélatrice. Dans la version longue du test, les deux résultats cruciaux étaientséparés par un élément (Linda travaille dans les assurances), et les lecteurs

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évaluaientchaquerésultat indépendamment,sans lescomparer.Alorsquedansla version courte, une comparaison explicite était requise, mobilisant leSystème 2, ce qui avait permis aux étudiants mieux formés en statistiquesd'échapper à l'erreur logique. Malheureusement, nous n'avons pas exploré leraisonnementdel'importanteminorité(36%)decegroupeavertiquiavaitfaitlemauvaischoix.Les jugements de probabilité de nos participants, dans les problèmes de

Tom W et de Linda, correspondaient avec précision aux jugements dereprésentativité (ressemblance avec les stéréotypes). La représentativitéappartient à un groupe d'évaluations fondamentales étroitement liées qui sontsusceptibles d'être produites ensemble. Les résultats les plus représentatifss'associentà ladescriptionde lapersonnalitépourdonner leshistoires lespluscohérentes.Celles-ci ne sont pas forcément les plusprobables,mais elles sontplausibles, et les notions de cohérence, de plausibilité et de probabilité sontsouventconfondueschezlesgensquineseméfientpas.Lasubstitutioninconditionnelledelaplausibilitéàlaprobabilitéadeseffets

pernicieuxsurlesjugementsquandlesscénariossontutiliséscommedesoutilsde prédiction. Considérez ces deux scénarios, qui ont été présentés à deuxgroupesdifférentsàquil'onademandéd'évaluerleurprobabilité:

UneénormeinondationquelquepartenAmériqueduNordl'anprochain,quicauseralamortparnoyadedeplusde1000personnes.Un séisme l'an prochain en Californie, qui provoquera des inondations

entraînantlamortparnoyadedeplusde1000personnes.

Le scénario du séisme en Californie est plus plausible que le scénario enAmériqueduNord,bienquesaprobabilitésoitcertainementmoindre.Commeilfallaits'yattendre,lesjugementsdeprobabilitéontétésupérieursdanslecasduscénarioplusinformatifetdétaillé,contretoutelogique.C'estunpiègepourlesprévisionnistes et leurs clients : le fait d'ajouter desdétails à des scénarios lesrendplusplausibles,maismoinssusceptiblesdeseproduire.Pourapprécierlerôledelaplausibilité,considérezlesquestionssuivantes:

Quelleestlasolutionlaplusprobable?Markadescheveux.

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Markadescheveuxblonds.

et

Quelleestlasolutionlaplusprobable?Janeestenseignante.Janeestenseignanteetserendàpiedàsontravail.

LesdeuxquestionsontlamêmestructurelogiquequeleproblèmedeLinda,mais elles n'entraînent pas d'erreur logique, parce que le résultat plus détaillén'estquecela,plusdétaillé,pasplusplausible,oupluscohérent,oudébouchantsurunemeilleurehistoire.L'évaluationde laplausibilitéetde lacohérencenesuggèrepasuneréponseàlaquestiondeprobabilité.Enl'absenced'uneintuitionconcurrente,lalogiqueprévaut.

Christopher Hsee, de l'université de Chicago, a demandé aux participants

d'uneexpérienced'évaluer leprixd'ensemblesdevaissellevendusà l'occasiondelaliquidationd'uneboutiquelocale,oùcesarticlessevendentgénéralemententre 30 et 60 euros l'unité. Trois groupes prenaient part à l'expérience. Letableau ci-dessous a été montré à un groupe ; c'est ce que Hsee appellel'évaluation conjointe, parce qu'elle permet une comparaison des deuxensembles. Les deux autres groupes n'ont vu qu'un seul ensemble ; c'estl'évaluation simple. J'appelle l'évaluation conjointe une expérience intra-sujet,alorsquel'évaluationsimpleestinter-sujets.

Enpartantduprincipequelespiècesdesdeuxservicessontdemêmequalité,lequelvautleplus?C'estunequestionfacile.Vouspouvezvoirquel'ensemble

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A contient toutes les pièces de l'ensemble B, ainsi que sept pièces intactessupplémentaires, donc il doit coûter plus cher. De fait, les participants àl'expérience d'évaluation conjointe de Hsee étaient prêts à payer un peu pluspourl'ensembleAquepourl'ensembleB:32eurosaulieude30.En évaluation simple, les résultats étaient inversés. L'ensemble B était

considérécommevalantbeaucoupplusque l'ensembleA:33euroscontre23.Noussavonspourquoi.Lesensembles(ycompris lesensemblesdevaisselle!)sont représentés par des normes et des prototypes. Vous pouvez percevoirimmédiatementquelavaleurmoyennedespiècesestnettementplusbassepourl'ensembleAquepour l'ensembleB, parcequepersonnen'est disposé à payerpour de la vaisselle cassée. Si la moyenne domine l'évaluation, il n'est passurprenantquel'ensembleBsoitconsidérécommedeplusgrandevaleur.Hseeabaptisélalogiquequienrésulte«moins,c'estplus».Quandonretire16articlesdel'ensembleA(dont7intacts),savaleurs'accroît.La découverte deHsee a été reproduite par l'économiste expérimental John

Listsurunvraimarchéavecdescartesreprésentantdesjoueursdebaseball.Ilamisauxenchèresdesensemblesdedixcartesdegrandevaleur,etdesensemblesidentiquesauxquels ilavaitajouté troiscartesdevaleurplusmodeste.Commepour l'expérience avec la vaisselle, les ensembles plus importants se voyaientaccorderuneplusgrandevaleurlorsdel'évaluationconjointe,etmoinslorsdel'évaluationsimple.Dupointdevuedelathéorieéconomique,c'estunrésultattroublant:lavaleuréconomiqued'unservicedevaisselleoud'unecollectiondecartesdebaseballestunevariabledetypesomme.Lefaitd'yajouterunarticleayantunevaleurpositivenepeutqu'enaugmenterlavaleur.LeproblèmedeLindaetceluidelavaisselleprésententexactementlamême

structure.Laprobabilité,commelavaleuréconomique,estunevariabledetypesomme,commel'illustrecetexemple:

probabilité(Lindaestemployéedebanque)=probabilité(Lindaestuneemployée de banque féministe) + probabilité (Linda est une employée debanquenonféministe)

C'est aussi pour cette raison, comme dans le cas de l'étude Hsee, que lesévaluations simples du problème de Linda débouchent sur une logique du« moins, c'est plus ». Le Système 1 pratique des moyennes plutôt que des

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additions, donc, quand on retire de l'ensemble les employées de banque nonféministes, la probabilité subjective augmente. Cependant, la nature de typesommede lavariable estmoins évidentepour laprobabilitéquepour l'argent.Parconséquent,l'évaluationconjointen'éliminel'erreurquedansl'expériencedeHsee,pasdanscelledeLinda.Linda n'est pas la seule erreur de conjonction à subsister dans l'évaluation

conjointe.Nousavonscroisédesviolationscomparablesdelalogiquedansbiend'autres jugements.Dans une expérience, il a été demandé auxparticipants declasser quatre résultats possibles au prochain tournoi de Wimbledon encommençantpar leplusprobable.À l'époque,BjörnBorgdominait les courts.Voicilesrésultats:

A.Borgvagagnerlematch.B.Borgvaperdrelepremierset.C.Borgvaperdrelepremiersetmaisgagnerlematch.D.Borgvagagnerlepremiersetmaisperdrelematch.

Les éléments cruciaux sontB et C. B est l'événement le plus inclusif et saprobabilitédoitêtresupérieureàcelled'unévénementquil'inclut.Contrairementàlalogique,maispasàlareprésentativitéouàlaplausibilité,72%desgensontaccordéàBuneprobabilitéplus faiblequ'àC–unautreexemplede«moins,c'estplus»dansunecomparaisondirecte.Làencore,lescénarioquiaétéjugéleplus probable était incontestablement plus plausible, il correspondait de façonpluscohérenteàcequel'onsavaitdumeilleurjoueurdetennisdumonde.Pour couper court à toute objection et prouver que l'erreur de conjonction

n'était pas due à une mauvaise interprétation de la probabilité, nous avonsimaginéunproblèmequi nécessitait des jugementsdeprobabilité,maisoù lesévénementsn'étaientpasdécritsenmots,etoùletermeprobabilitén'apparaissaitpasdutout.Nousavonsparléauxparticipantsd'undénormalàsixfaces,dontquatrevertesetdeuxrouges,quiserait lancévingtfois.Onleuramontré troisséquencesdeverts(V)etderouges(R),etonleurademandéd'enchoisirune.Ilsétaientcensés(hypothétiquement)gagner25eurossic'étaitlaséquencequ'ilsavaientchoisiequisortait.Lesséquencesétaient:

1.RVRRR

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2.VRVRRR3.VRRRRR

Ledéayantdeuxfoisplusdefacesvertesquerouges, lapremièreséquencen'est pas vraiment représentative– comme le fait queLinda soit employée debanque.Ladeuxièmeséquence,quicontientsixlancers,corresponddavantageàce que l'on peut attendre de ce dé, car elle comprend deuxV.Toutefois, cetteséquenceaétéobtenueenajoutantunVaudébutdelapremière,donc,ellenepeutêtrequ'unpeumoinsprobablequelapremière.C'estl'équivalentnonverbalde Linda employée de banque féministe. Comme dans l'étude de Linda, lareprésentativitél'aemporté.Prèsdesdeuxtiersdesparticipantsontpréférépariersur la séquence 2 plutôt que sur la 1. Cependant, confrontée à des argumentsexpliquant lesdeuxchoix,unegrandemajoritéa trouvé l'argumentcorrect (enfaveurdelaséquence1)plusconvaincant.Grâce au problème suivant, nous avons réalisé une percée, parce que nous

avons enfin trouvé une situation où l'incidence de l'erreur de conjonction étaitnettement réduite. Deux groupes de sujets devaient considérer de légèresvariantesd'unmêmeproblème:

L'incidencedeserreursétaitde65%danslegroupeconfrontéauproblèmedegauche,etdeseulement25%dansceluiconfrontéauproblèmededroite.Pourquoi la question «Combien des 100 participants…» est-elle tellement

plus facile que «Quel pourcentage…» ?Une explication probable est que laréférence à 100 individus évoque une représentation spatiale. Imaginez qu'ungrand nombre de personnes aient pour instruction de se répartir en plusieurs

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groupesdansunepièce:ceuxdontlesnomscommencentparleslettresAàLdoiventserassemblerdanslecoinavantgauche.Puisonleurenjointdefaireuntriplusserré:larelationd'inclusionestmaintenantévidente,lesindividusdontlenomcommenceparCformantunsous-ensembledelafouleregroupéedanslecoinavantgauche.Danslaquestionsurl'enquêtemédicale,onpeutimaginerquelesvictimesd'infarctusseretrouventdansuncoindelapièce,etcertainesd'entreelles ont moins de 55 ans. Tout le monde ne partagera pas cette imagerieparticulièrement vivante, mais beaucoup d'expériences ultérieures ont montréquelareprésentationdefréquence,commeonl'appelle,permetplusfacilementd'apprécier qu'un groupe est totalement inclus dans l'autre. La solution del'énigme semble être que la question « combien ? » vous fait penser à desindividus, ce qui n'est pas le cas quand elle est reformulée en « quelpourcentage?».Que nous ont appris ces études sur le fonctionnement du Système 2 ?Une

conclusion, qui n'est pas nouvelle, est que le Système 2 n'est pasparticulièrement alerte. Les étudiants, qu'ils soient en première année ou enannée de diplôme, qui ont participé à nos études sur l'erreur de conjonction«connaissaient»certainementlalogiquedesdiagrammesdeVenn,maisilsnel'ont pas appliquée de façon fiable même quand toutes les informationsappropriéesétaientétaléessousleursyeux.L'absurditédelalogiquedu«moins,c'estplus»aétémiseenévidencepar l'étudedeHseesur lavaisselleetaétéaisément identifiée avec la double question « combien ? »/« quelpourcentage?»,maisellen'apasétécriantepourlesmilliersdepersonnesquiontcommisl'erreurdeconjonctiondansleproblèmeoriginalsurLinda,etdansd'autresdumêmegenre.Danstouscescas,laconjonctionasembléplausible,cequiasuffipourqueleSystème2l'approuve.LaparesseduSystème2expliqueenpartiecela.Sileursprochainesvacances

enavaientdépendu,etsionleuravaitdonnéuntempsindéfini,sionleuravaitdit de suivre la logique et de ne répondre que quand ils seraient sûrs de leurréponse, je pense que la plupart de nos sujets auraient évité l'erreur deconjonction.Maisleursvacancesnedépendaientpasd'unebonneréponse;ilsyont consacré très peu de temps, et se sont satisfaits de répondre comme si ons'étaitcontentéde«leurdemanderleuropinion».LaparesseduSystème2estunedonnée importantede lavie.Deplus,onaobservéque la représentativitépouvait bloquer l'application d'une règle logique évidente, ce qui présenteégalementunintérêt.

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Cequ'ilyaderemarquable,dansl'histoiredeLinda,c'estlecontrastequ'elleoffre avec l'étude sur la vaisselle cassée. Les deux problèmes ont la mêmestructure,maisdonnentdes résultatsdifférents.Lesgensquivoient l'ensembledevaissellecomportantdespiècescassées luiattribuentunprix trèsbas ; leurcomportementest le refletd'une règled'intuition.D'autres,quivoient lesdeuxensembles, appliquent aussitôt la règle logique qui veut que plus de piècesajoutent forcément de la valeur. L'intuition gouverne les jugements dans unesituation de test inter-sujets ; la logique prend le dessus dans l'évaluationconjointe. Dans le problème de Linda, en revanche, l'intuition a souventsurclassé la logique, même dans l'évaluation conjointe, bien que nous ayonsidentifiécertainessituationsoùlalogiqueprévaut.Amosetmoiétionsconvaincusquelesviolationsfrappantesdelalogiquede

probabilité que nous avions observées dans des problèmes transparents étaientintéressantes et méritaient d'être signalées à nos collègues. Nous pensionségalement que les résultats appuyaient notre théorie sur le pouvoir del'heuristique du jugement, et qu'ils convaincraient les sceptiques. Nous noustrompions lourdement. Au lieu de cela, le problème de Linda devint un casd'écolepourl'étudedesnormesdelacontroverse.Ilattiracertesuneattentionconsidérable,maisilcristallisaaussilescritiques

denotreapprochedu jugement.Commenous l'avionsdéjàfait,deschercheurstrouvèrentdescombinaisonsd'instructionsetd'indicesquiréduisaientl'incidencede l'erreur logique ; certains affirmaient que, dans le contexte du problèmedeLinda, il était raisonnable que les sujets comprennent le mot « probabilité »comme s'il voulait dire « plausibilité ». D'aucuns en vinrent parfois à laisserentendrequetoutenotreentrepriseétaiterronée:s'ilétaitpossibled'atténueroud'expliqueruneillusioncognitivepertinente,ileniraitdemêmepourd'autres153.Orceraisonnementnégligelacaractéristiquemajeuredel'erreurdeconjonctionen tant que conflit entre l'intuition et la logique.Les preuves que nous avionsaccumulées en faveur de l'heuristique à partir d'expériences inter-sujets (ycompris celles sur Linda) n'étaient pas remises en question – elles étaientsimplement ignorées, et leur pertinence était atténuée par l'accent misexclusivementsur l'erreurdeconjonction.LeproblèmedeLindaeutpoureffetd'accroître la visibilité de nos travaux auprès du grand public, et d'entamerlégèrement la crédibilité de notre approche auprès des spécialistes du secteur.Nousnenousyétionspasdutoutattendus.Sivousassistezàunprocès,vousvousapercevrezquelesavocatsrecourent

engénéralàdeuxtypesdecritiques :pourdémolirundossier, ilsremettenten

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cause les arguments les plus solides qui le soutiennent ; pour discréditer untémoin,ilsseconcentrentsurlesélémentslesplusfaiblesdesontémoignage.Ilest également habituel de se concentrer sur les faiblesses dans les débatspolitiques. Je ne pense pas que ce soit approprié dans les controversesscientifiques, mais j'ai fini par admettre, comme si cela faisait partie de nosexistences,que lesnormesdudébatdans lessciencessocialesn'interdisentpasd'avoir recours à des arguments de type politique, surtout quand ce sont dessujetsessentielsquisontenjeu.Or,laprédominancedubiaisdanslejugementestunsujetessentiel.Ilyaquelquesannées,j'aieuuneconversationamicaleavecRalphHertwig,

quin'ajamaisfaiblidanssescritiquesàl'encontreduproblèmedeLinda,etavecquij'avaiscollaborédanslevainespoirdesurmonternosdifférences154.Jeluiaidemandépourquoi,commed'autres,ilavaitchoisideseconcentreruniquementsurl'erreurdeconjonction,plutôtquesurd'autresdécouvertesquiétayaientplussolidement nos conclusions. Avec un sourire, il m'a répondu : « C'était plusintéressant.»EtilaajoutéqueleproblèmedeLindaavaitattirétantd'attentionquenousn'avionsaucuneraisondenousplaindre.

*

«Moins,c'estplus»enbref

« Ils ont bâti un scénario très compliqué et soutiennent qu'il est tout à faitprobable.Ilnel'estpas–cen'estqu'unehistoireplausible.»«Ilsontajoutéuncadeaubonmarchéàleurproduithorsdeprix,etleuroffre

aducoupperdudesonattrait.Danscecas,moins,c'estplus.»«Dans la plupart des situations, une comparaison directe oblige les gens à

fairepreuvededavantagedeprudenceetdelogique.Maispastoujours.Parfois,l'intuitionbatlalogiquemêmequandonalabonneréponsesouslenez.»

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16

Quandlescausesécrasentlesstatistiques

Considérezlescénariosuivantetnotezvotreréponseintuitiveàlaquestion:

Untaxiaétéimpliquédansunaccidentdenuitavecdélitdefuite.Deuxsociétésdetaxistravaillentdanslaville,lesVertsetlesBleus.Vousdisposezdesinformationssuivantes:◆85%destaxisdelavillesontvertset15%bleus.◆ Un témoin a identifié le taxi comme étant bleu. La cour a vérifié la

fiabilitédu témoindansdescirconstancesreproduisantcellesde lanuitdel'accidentetaconcluqueletémoinavaitidentifiécorrectementchacunedesdeuxcouleursà80%.Quelle est la probabilité que le taxi impliqué dans l'accident soit bleu

plutôtquevert?

C'estunproblèmeclassiquededéductiondeBayes.Ilyadeuxinformations:un taux de base et la déclaration d'un témoin, d'une fiabilité imparfaite. Enl'absencede témoins, laprobabilitéque le taxicoupablesoitbleuestde15%,quiestletauxdebasedecerésultat.Silesdeuxsociétésdetaxisavaientétédemêmetaille,letauxdebasen'auraitaucunintérêtetvousneconsidéreriezquelafiabilitédutémoin,pourconclurequelaprobabilitéseraitde80%.LarègledeBayespermetdecombinerlesdeuxsourcesd'information.Labonneréponseest41%155 . Cependant, vous pouvez probablement deviner ce que font les gens

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faceàceproblème:ilsignorentletauxdebaseetsuiventletémoin.Laréponselapluscouranteest80%.

Usetabusdesstéréotypescausaux

Considérezmaintenantunevariation sur lemême thème,où seul le tauxdebaseaétémodifié.Onvousfournitlesinformationssuivantes:

◆ Les deux sociétés utilisent le même nombre de taxis, mais les taxisvertssontimpliquésdans85%desaccidents.

◆L'informationsurletémoinestlamêmequedanslaversionprécédente.

Les deux versions du problème sont impossibles à distinguer sur le planmathématique, mais elles sont très différentes sur le plan psychologique. Lesgensquilisentlapremièreversionnesaventpascommentseservirdutauxdebaseetl'ignorentsouvent.Enrevanche,lesgensquivoientladeuxièmeversionaccordentuneimportanceconsidérableautauxdebase,etleurjugementestenmoyenneassezprochedelasolutionbayésienne156.Pourquoi?Danslapremièreversion,letauxdebasedestaxisbleusestunfaitstatistique

surlestaxisdelaville.Unesprittoujoursenquêted'histoirescausalesnetrouvepaslàdequoisesatisfaire:enquoilenombredetaxisbleusetvertsdanslavilleacausécedélitdefuite?Dans la seconde version, en revanche, les chauffeurs des taxis verts

provoquent cinq fois plus d'accidents que les taxis bleus. La conclusion estimmédiate : leschauffeursvertsdoiventêtreunebandedefousfurieux!Vousvenez de vous doter d'un stéréotype sur l'imprudence des verts, que vousappliquezàdesinconnus,leschauffeursdelasociété.Cestéréotypeestfacileàintégrer dans une histoire causale, parce que l'imprudence est une donnéeappropriée,entermesdecausalité,pourdeschauffeursdetaxiindividuels.Danscetteversion,ilyadeuxhistoirescausalesqu'ilfautcombineretréconcilier.Lapremière est celle dudélit de fuite, qui laisse évidemment penser que c'est unchauffeur vert imprudent le coupable.La seconde est la dépositiondu témoin,quisuggèrefortementqueletaxiétaitbleu.Lesdéductionsquantàlacouleurdelavoitureàpartirdesdeuxhistoiressontcontradictoiresets'annulentàpeuprès

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mutuellement. Les chances sont approximativement égales entre les deuxcouleurs(l'estimationbayésienneestde41%,reflétantlefaitqueletauxdebasedestaxisvertsestunpeuplusimportantquelafiabilitédutémoinquiditavoirvuuntaxibleu).L'exemple du taxi illustre deux types de taux de base. Les taux de base

statistiques sont des données sur une population à laquelle appartient un cas,mais elles ne se rapportent pas au caspris individuellement.Les tauxdebasecausaux modifient votre façon de considérer comment le cas individuel s'estproduit.Lesdeuxtypesdetauxdebasesonttraitésdifféremment:

◆ Les taux de base statistiques sont généralement sous-estimés, et parfoiscomplètementnégligés,quanddesinformationsspécifiquessurlecasétudiésontdisponibles.

◆ Les taux de base causaux sont traités comme des informations sur le casindividueletsontfacilementcombinésavecd'autresinformationsserapportantaucas.Laversioncausaleduproblèmedu taxiapris la formed'unstéréotype : les

chauffeurs verts sont dangereux. Les stéréotypes sont des déclarations sur legroupeacceptées (aveccertainesprécautions)commedesfaitsconcernant toussesmembres.Voicideuxexemples:

Laplupartdesbacheliersdecelycéeducentre-villeentrentàl'université.OnaimebeaucouplecyclismeenFrance.

Ces déclarations sont volontiers interprétées comme la description d'unepropensionchezlesmembresindividuelsd'ungroupe,etilss'intègrentdansunehistoirecausale.Beaucoupdebacheliersdecelycéeducentre-villeontenvieetsontcapablesd'entreràl'université.Ilexistedesforcesdanslacultureetlaviesociale françaisesqui fontquebeaucoupdeFrançais s'intéressentaucyclisme.Vous vous souviendrez de ces faits quandvous penserez à la possibilité qu'unbachelier particulier de ce lycée aille à l'université, ou quand vous vousdemanderezs'il fautévoquer leTourdeFrancedansuneconversationavecunFrançaisquevousvenezderencontrer.

Dansnotreculture,lemotstéréotypeauneconnotationnégative,maisj'enfais

ici un usage neutre.Une des caractéristiques fondamentales du Système 1 est

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qu'ilreprésentelescatégoriescommedesnormesetdesprototypes.C'estcommecelaquenouspensonsauxchevaux,auxréfrigérateursetauxagentsdepolice;nous avons en mémoire une représentation d'un ou plusieurs membres«normaux»dechacunedecescatégories.Quandlescatégoriessontsociales,onappelle ces représentations des stéréotypes. Certains sont faux, de manièrepernicieuse,etlesstéréotypeshostilespeuventavoirdesconséquencesterribles,mais on ne peut échapper aux faits psychologiques : c'est par des stéréotypes,qu'ilssoientcorrectsouerronés,quenousenvisageonslescatégories.Vousapprécierezl'ironiedelachose.Danslecontexteduproblèmedestaxis,

la négligence du taux de base est un défaut cognitif, une défaillance duraisonnement bayésien, et il est souhaitable de s'appuyer sur les taux de basecausaux.Lestéréotypedeschauffeursvertsaméliore laprécisiondu jugement.Maisdansd'autrescontextes,commeuneembaucheoul'élaborationd'unprofilpsychologique,lesstéréotypesseheurtentàunenormesocialenette,prévuedepluspar la loi.Comme il sedoit.Dansdescontextessociauxsensibles,mieuxvautnepasparveniràdesconclusionspotentiellementfaussessurunindividuàpartir des statistiques d'un groupe. Nous considérons comme moralementsouhaitablequelestauxdebasesoienttraitéscommedesfaitsstatistiquessurlegroupeplutôtquecommedes faitsprésumés surdes individus.Autrementdit,nousrejetonslestauxdebasecausaux.Lanormesocialecontrelesstéréotypes,dontfaitpartiel'oppositionauprofil

psychologique,ajouéunrôleconsidérabledansledéveloppementd'unesociétéplusciviliséeetpluségalitaire.Ilestcependantimportantdegarderàl'espritquele fait de négliger des stéréotypes valides aboutit immanquablement à desjugementsloind'êtreoptimaux.Surleplanmoral,larésistanceauxstéréotypesestlouable,maisl'idéesimplistequiveutquecetterésistancen'aitpasdeprixestfausse.Elleaunprix,quimérited'êtrepayésil'onveutaboutiràunemeilleuresociété,maiss'ilestspirituellementsatisfaisantetpolitiquementcorrectdenierl'existencedeceprix,surleplanscientifique,c'estindéfendable.Danslesdébatsà forte connotation politique, il est courant d'avoir recours à l'heuristique del'affect. Les positions que nous défendons ne coûtent rien et celles que nousdénonçonsnerapportentrien.Nousdevrionspouvoirfairemieux.

Influencedestauxdebasecausaux

Amosetmoiavonsfabriquélesvariantesduproblèmedutaxi,maiscen'estpasnousquiavonsinventélaformidablenotiondestauxdebasecausaux.Nous

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l'avons empruntée au psychologue Icek Ajzen. Dans son expérience, Ajzen amontréauxparticipantsdecourtesvignettesdécrivantdesétudiantsquiavaientpasséunexamenàYale,etilademandéauxsujetsd'évaluerlaprobabilitéquechaque étudiant ait réussi. La manipulation des taux de base causaux étaitsimple:Ajzenaditàungroupequelesétudiantsqu'ilsvoyaientvenaientd'uneclasseayanteu75%deréussite,etàunautregroupequ'ilsvenaientd'uneclassequin'avaitaffichéque25%deréussite.C'estunemanipulationpuissante,parcequeletauxdebasedesréussitesamèneimmédiatementàdéduirequel'examenréussipar seulement25%devait être extrêmementdifficile.Ladifficultéd'unexamen est, bien sûr, un des facteurs causaux qui déterminent chaque résultatindividuel.Commeprévu, les sujetsd'Ajzenont été très sensibles aux tauxdebasecausaux,etontestiméquelesétudiantsdelaclasseà75%avaientplusdechancesderéussirquelesautres.Ajzen a fait appel à uneméthode ingénieusepour suggérer un tauxdebase

non causal. Il a dit à ses sujets que les étudiants qu'ils voyaient avaient étéprélevés dans un échantillon qui avait lui-même été constitué en sélectionnantdesétudiantsquiavaientréussiouéchoué.Parexemple,lesinformationssurlegroupeàforttauxd'échecsontprésentéescommesuit:

L'investigateurs'intéressaitprincipalementauxcausesdel'échecetamisenplaceunéchantillondont75%desmembresavaientéchouéàl'examen.

Remarquezladifférence.Cetauxdebaseestunfaitpurementstatistiquesurl'ensembled'oùproviennentdesexemples.Iln'aaucuneinfluencesurlaquestionposée,quiestdesavoirsi l'étudiantmontréaréussiouéchoué.Commeprévu,les taux de base explicites ont eu un impact sur le jugement, mais beaucoupmoins que les taux de base causaux, équivalents sur le plan statistique. LeSystème1peutgérerdeshistoiresdontlesélémentssontliéscausalement,maisiln'estpasdouépourleraisonnementstatistique.Pourunpenseurbayésien,biensûr, cesdeuxversions sevalent. Il est tentant d'en conclurequenous sommesparvenusàun résultat satisfaisant : les tauxdebasecausaux sontutilisés ; lesfaitspurementstatistiquessont(plusoumoins)négligés.L'étudequenousallonsvoirmaintenantestunedemespréférées,etellemontrequelasituationestenréalitébeaucouppluscomplexe.

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Peut-onenseignerlapsychologie?

Leschauffeursdetaxiimprudentsetl'examenterriblementdifficileillustrentdeux déductions que les gens peuvent tirer des taux de base causaux : unecaractéristique stéréotypée qui est attribuée à un individu, et un élémentsignificatif de la situation qui affecte la performance d'un individu. Lesparticipantsàcesexpériencesontfait lesbonnesdéductionset leursjugementssesontaméliorés.Malheureusement,leschosesnesepassentpastoujoursaussibien. L'expérience classique que je vais vous décrire montre que les gens nepuisentpasdanslestauxdebasedesinformationssusceptiblesd'entrerenconflitavec d'autres convictions. Ce qui nous mène à la conclusion déplaisante quel'enseignementdelapsychologien'est,engros,qu'unepertedetemps.Cette expérience a été réalisée il y a longtemps par le psychologue social

RichardNisbettetsonétudiantEugeneBorgida,à l'universitéduMichigan157.Ils ont parlé à des étudiants de la célèbre « expérience du bon Samaritain »,réalisée quelques années plus tôt à l'université de New York. Dans cetteexpérience, lesparticipantsavaientétéplacésdansdescabines individuellesetavaientétéinvitésàs'exprimerdansuninterphonesurleurviepersonnelleetsurleursproblèmes.Ilsdevaientparlerchacunàsontourpendantdeuxminutes.Unseulmicroétaitactivéàlafois.Chaquegroupesecomposaitdesixparticipants,dontunleurre.Leleurreintervenaitlepremier,suivantunscriptpréparéparlesexpérimentateurs. Il décrivait les difficultés qu'il éprouvait pour s'adapter àNew York et reconnaissait, avec une gêne manifeste, être sujet à des crises,surtoutquandilétaitstressé.Puislesautresprenaientlaparole.Quandcefutdenouveauautourduleurre,ildevintnerveux,incohérent,affirmaqu'ilsesentaitau bord d'une crise, et demanda de l'aide. Ses derniersmots, entendus par lesparticipants,furent:«Est-est-cequequelqu-qu-qu'unarghp-p-pourraitm'aidereuh-euh-euh(bruitsd'étranglements).Je…Jevaism-m-mourir-argh-euh-euhJe…vaismourir-euh-euhjecriseje-euh(bruitsd'étouffement,puissilence).»Àcemoment-là,lemicroduparticipantsuivants'activa,etl'onn'entenditplusriendel'individuquiétaitpeut-êtreentraindemourir.Selon vous, qu'ont fait les participants à l'expérience ? Pour ce qu'ils en

savaient, l'und'entreeuxvenaitd'avoiruneattaqueetavaitdemandéde l'aide.Cependant, ilyavaitplusieursautrespersonnessusceptiblesde réagir,donc, ilétaitpossiblederestertranquillementàl'abridanssacabine.Voicilesrésultats:seulsquatredesquinzeparticipants réagirent immédiatement à l'appel à l'aide.Sixnesortirentjamaisdeleurcabine,etcinqautresnelefirentquelongtemps

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aprèsquela«victime»s'étaitapparemmentétouffée.L'expériencemontrequeles individus se sentent déchargés de la responsabilité quand ils savent qued'autresontentendulemêmeappelàl'aide158.Ces résultats vous ont-ils surpris ? C'est fort probable. La majorité d'entre

nousconsidèrecommedesgensbienceuxquiserueraientàl'aidedelavictimedans une telle situation, et nous nous attendons à ce que toute personneconvenable fasse de même. Cette expérience avait évidemment pour but demontrer que c'est loin d'être le cas. Même des gens bien, normaux, ne seprécipitent pas pour aider autrui quand ils se disent que d'autres peuvent sechargerdefairefaceauxmanifestationsdéplaisantesd'uneattaque.Oui,mêmevous.Êtes-vous disposé à approuver la déclaration suivante ? « Quand j'ai lu la

description de l'expérience du bonSamaritain, jeme suis dit que jeme seraisimmédiatementportéausecoursdel'inconnu,commejeleferaisprobablementsijemetrouvaisseulaveclavictimed'uneattaque.J'avaisprobablementtort.Sijemeretrouvedansunesituationoùd'autresquemoipeuvent intervenir,peut-êtreque jenebougeraipas.Laprésencedesautres réduiraitmonsentimentderesponsabilitépersonnelleplusque jene lepensaisaudépart.»C'estcequ'unprofesseur de psychologie espérerait vous avoir appris. Auriez-vous tiré lesmêmesconclusionsparvous-même?Leprofesseurdepsychologiequidécrit l'expériencedubonSamaritainveut

quesesétudiantsconsidèrentlefaibletauxdebasecommecausal,toutcommedanslecasdel'examenfictifàYale.Ilveutqu'ilsdéduisent,danslesdeuxcas,qu'un taux d'échec étonnamment élevé implique que le test est d'une grandedifficulté. La leçon que les étudiants sont censés en tirer est qu'unecaractéristique particulièrement influente dans la situation dépeinte, comme ladilution de la responsabilité, pousse des gens normaux comme eux à secomporterd'unefaçonincroyablementégoïste.Ilest trèsdifficiledechangerd'avissur lanaturehumaine,etça l'estencore

davantagedechangerd'avispouradmettrelepiresursonproprecompte.NisbettetBorgidasedoutaientqueleursétudiantsfuiraientletravailetledésagrément.Bien sûr, les étudiants seraient capables et disposés à réciter les détails del'expérience du bon Samaritain, et ils répéteraient même l'interprétation«officielle»en termesdedilutionde la responsabilité.Mais leursconvictionsquantàlanaturehumaineenseraient-ellespourautantaltérées?Pourlesavoir,Nisbett et Borgida leur ont montré de courtes interviews de deux personnescenséesavoirprispartàl'expériencenew-yorkaise.Lesentretiensétaientbrefset

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ennuyeux. Les personnes interviewées avaient l'air de gens bien, normaux,gentils. Ils décrivaient leurs passe-temps, leurs loisirs et leurs projets d'avenir,tous parfaitement conventionnels.Après avoir vu la vidéo d'une interview, lesétudiants devaient deviner à quelle vitesse l'interviewé était venu en aide à lavictime.Pourappliquerleraisonnementbayésienàlatâcheconfiéeauxétudiants,vous

devriez commencer par vous demander ce que vous auriez deviné des deuxindividus si vous n'aviez pas visionné leurs interviews. On répond à cettequestionenconsultant le tauxdebase.Onnousaapprisquequatre seulementdesquinzeparticipantss'étaientprécipitéspouraideraprès lepremierappelausecours. La probabilité qu'un participant non identifié soit intervenuimmédiatementestdoncde27%.Parconséquent,votrepremièrepensée,faceàun participant anonyme, devrait être qu'il n'a pas bougé. Ensuite, la logiquebayésienne veut que vous ajustiez votre jugement en fonction de touteinformationappropriée sur l'individu.Or, lesvidéosavaientété soigneusementpréparées afin de livrer le moins d'information possible. Elles ne donnaientaucune raison de soupçonner que ces individus seraient plus oumoins prêts àaider qu'un étudiant choisi au hasard. En l'absence de nouvelles informationsutiles,lasolutionbayésienneconsisteàs'entenirautauxdebase.Nisbett et Borgida ont demandé à deux groupes d'étudiants de regarder les

vidéos et de prédire le comportement des deux individus. Dans le premiergroupe,onneleurparlaquedudéroulementdel'expérience,pasdesonrésultat.Leurs prédictions reflètent leur vision de la nature humaine et leurcompréhensionde la situation.Commevousvousyattendiezpeut-être, ilsontprédit que les deux individus se seraient aussitôt précipités au secours de lavictime.Lesecondgrouped'étudiantsétaitaucourantàlafoisdudéroulementde l'expérience et de son résultat. La comparaison des prédictions des deuxgroupesfournituneréponseàunequestioncruciale:lesétudiantsont-ilsapprisdesrésultatsdel'expériencedubonSamaritainquelquechosequiamodifiéleurfaçondepenser?La réponseest sansambiguïté : ilsn'ont rienapprisdu tout.Leurs prédictions sur les deux individus étaient impossibles à distinguer decelles des étudiants qui ne connaissaient pas les résultats statistiques del'expérience.Ilsconnaissaientletauxdebasedugroupedontvenaientlesdeuxpersonnes,maisn'enétaientpasmoinsconvaincusquecellesqu'ilsavaientvuesdanslesvidéosn'avaientpashésitéuninstantàvenirausecoursdel'inconnuencrise.

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Pour les professeurs de psychologie, cette étude a des implicationsdécourageantes. Quand nous enseignons à nos étudiants le comportement desparticipants de l'expérience du bon Samaritain, nous espérons qu'ils vontapprendre quelque chose qu'ils ne savaient pas.Nous souhaitons changer leurfaçon de penser sur le comportement des gens dans une situation particulière.Cet objectif n'a pas été atteint dans l'étude de Nisbett et Borgida, et il n'y aaucuneraisondecroirequelesrésultatsauraientétédifférentss'ilsavaientchoisiuneautreexpériencepsychologiquesurprenante.D'ailleurs,ilsontsignaléavoirobtenudesrésultatscomparablesentravaillantsuruneautreétude,oùunelégèrepression sociale suffisait à pousser les gens à accepter des chocs électriquesbeaucouppluspuissantsqu'ilsn'auraientcrupouvoirlesupporter.Lesétudiantsquin'accordentpasplusd'attentionàlaforceducontextesocialn'ontrienapprisd'utiledecetteexpérience.PourreprendrelestermesdeNisbettetBorgida,lesétudiants « s'exemptent tranquillement eux-mêmes » (et leurs amis etconnaissances) des conclusions d'expériences qui les prennent au dépourvu.Mais que les professeurs de psychologie ne désespèrent pas, car Nisbett etBorgida signalent unmoyendepermettre aux étudiants d'apprécier l'intérêt del'expériencedubonSamaritain.Ilsontprisunnouveaugrouped'étudiantsetleuront expliqué le déroulement de l'expérience, sans leur donner les résultats. Ilsleur ontmontré les vidéos, et leur ont seulement dit que les interviewésqu'ilsvenaient de voir n'avaient pas aidé l'inconnu, puis ils ont demandé à leursétudiantsdedeviner les résultatsde l'ensemblede l'expérience.Leur réponseaétéfrappante:dansl'ensemble,ilssesontlivrésàuneévaluationtrèsprécise.Pour enseigner aux étudiants des éléments de psychologie qu'ils ne

connaissaient pas auparavant, il faut les surprendre.Mais quelle surprise seraefficace?NisbettetBorgidasesontaperçusquequandilssoumettaientàleursétudiantsunfaitstatistiqueétonnant,lesétudiantssedébrouillaientpournerienapprendre du tout. Mais quand les étudiants étaient surpris par des casindividuels–deuxbravesgensquin'avaientpasbougé–, ilsopéraientaussitôtune généralisation et en déduisaient que le fait de se porter au secours de lavictime était plus difficile qu'ils ne l'avaient imaginé. Nisbett et Borgidarésumentleursrésultatsparunephrasemémorable:

Laréticencedessujetsàdéduire leparticulierdugénéraln'avaitd'égalequeleurdispositionàdéduirelegénéralduparticulier.

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Cetteconclusionadesconséquencesprofondes.Lesgensàquil'onenseignedes faits statistiques surprenants sur le comportement humain peuvent êtreimpressionnésaupointd'enparleràleursamis,maiscelanesignifiepasqueleurcompréhensiondumondeavraimentchangé.Letest,pourl'apprentissagedelapsychologie, est de savoir si votre compréhension des situations que vousrencontrezachangé,nondesavoirsivousavezapprisunfaitnouveau.Ilyaungouffreentrenotrefaçondepenser lesstatistiquesetnotrefaçondepenser lescasindividuels.Desrésultatsstatistiquesayantuneinterprétationcausaleontuneffetplusmarquantsurnotrepenséequel'informationnoncausale.Maismêmedes statistiques causales convaincantes ne changeront pas des convictionsanciennes ou ancrées dans l'expérience personnelle. En revanche, des casindividuelssurprenantsontunimpactpuissantetsontunoutilplusefficacepourenseigner la psychologie parce que l'incongruité doit être résolue et intégrée àunehistoirecausale.C'estpourquoi,dansce livre, lesquestionssontadresséespersonnellement au lecteur. Vous serez plus susceptible d'apprendre quelquechoseenétantsurprisparvotreproprecomportementqu'enapprenantdesfaitssurprenantssurlesgensengénéral.

*

Lescausesetlesstatistiquesenbref

« Nous ne pouvons pas partir du principe qu'ils vont vraiment apprendrequelquechosedesimplesstatistiques.Montrons-leurunoudeuxcasindividuelsreprésentatifspourinfluencerleurSystème1.»«Paslapeinedesedemandersicetteinformationstatistiquevaêtreignorée.

Aucontraire,ellevaimmédiatementserviràalimenterunstéréotype.»

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Régressionverslamoyenne

C'est quand j'enseignais la psychologie d'un entraînement efficace à desinstructeursde l'Arméede l'air israélienneque jeconnus l'unedesexpérienceslesplussatisfaisantesdemacarrière.Jeleurparlaisd'unprincipeimportantdelaformationspécialisée:ilestplusefficacederécompenseruneaméliorationquede punir une erreur. Cette proposition s'appuie sur les nombreuses preuvesfourniespardesrechercheseffectuéessurdespigeons,desrats,deshommesetd'autresanimaux.Quand j'eus terminémon discours enthousiaste, un des instructeurs les plus

aguerrislevalamainetpritlaparole.Ilcommençaparreconnaîtrequelefaitderécompenserlaperformanceétaitsansdoutebonpourlesoiseaux,maisilniaitquecelasoitlameilleuresolutionpourlesélèvespilotes.Voicicequ'ildit:«J'aibien souvent félicité des élèves pour l'exécution parfaite d'une manœuvreacrobatique.Engénéral,quandilslaretententensuite,ilss'entirentmoinsbien.Alors que j'ai souvent hurlé dans les écouteurs d'un élève qui a raté samanœuvre,etengénéral, ils'en tirebeaucoupmieuxlafoissuivante.Donc, jevousenprie,nevenezpasnousdirequelarécompensefonctionne,maispaslapunition,parcequec'estlecontrairequiestvrai.»Ce fut pour moi une superbe prise de conscience, car je vis sous un jour

nouveau un principe de statistiques que j'enseignais depuis des années.L'instructeuravaitraison,maisenmêmetemps,ilavaitcomplètementtort!Saremarque était astucieuse et juste : quand il récompensait une performance, ilétait probable que la prochaine prestation de l'élève serait décevante, et lespunitions étaient généralement suivies d'une amélioration. Mais la déductionqu'ilenavaittiréesurl'efficacitédelarécompenseetdelapunitionétaittoutà

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fait à côté de la plaque. Ce qu'il avait observé s'appelle la régression vers lamoyenne,qui,danscecas,étaitdueauxfluctuationsaléatoiresdanslaqualitédela performance. Naturellement, il ne félicitait que les élèves dont lesperformances étaient nettement supérieures à lamoyenne.Mais l'élève n'avaitsansdouteeuquedelachancelorsdecettetentative,etilétaitprobablequesaprestationsedétériorâtensuite,qu'ilaitounonétéfélicité.Demême,ilnedevaithurlerdanslesécouteursd'unélèvequequandlaperformancedecedernierétaitparticulièrement mauvaise, et donc vouée à s'améliorer quoi que fassel'instructeur. L'instructeur avait rattaché une interprétation causale auxfluctuationsinévitablesd'unprocessusaléatoire.C'étaitundéfidigned'êtrerelevé,maisjedoutaisqu'uneleçond'algèbredela

prédiction soit pleinement appréciée. Au lieu de cela, je pris une craie pourdessinerunecibleausol.Jedemandaiàtouslesofficiersprésentsdetournerledosà lacibleetde lancer rapidementdessusdeuxpièces, sans regarder.Nousavonsmesuréladistancedespiècesparrapportàlacibleetécritautableaulesdeux résultats de chaque concurrent. Puis nous les avons ordonnés, de lameilleureà lapireaupremieressai. Ilétaitévidentque laplupartdeceuxquiavaient bien visé la première fois (mais pas tous) avaient fait moins bien ausecondlancer,etqueceuxquiavaientobtenuunpiètrerésultatlapremièrefoiss'étaient ensuite améliorés. Je fis remarquer aux instructeurs que ce qu'ilsvoyaientautableaucoïncidaitaveccequenousavionsentendusurlesrésultatsdes manœuvres acrobatiques : une mauvaise performance était suivie d'uneamélioration, et une bonne d'une détérioration, sans intervention ni defélicitations,nideréprimandes.Ce jour-là, j'avaisdécouvertque les instructeursdevolétaientprisaupiège

d'une contingencemalheureuse : comme ils punissaient les élèves quand leursperformancesétaientmauvaises,ilsétaientleplussouventrécompensésparuneaméliorationconsécutive,mêmesi,enréalité,lapunitionn'avaitaucuneffet.Deplus,lesinstructeursn'étaientpaslesseulsàdevoirfairefaceàcetembarras.Jevenaisdetombersurunphénomènesignificatifdelaconditionhumaine:lavienousexposeàdes informationsperverses.Commenousavons tendanceàêtregentils avec les autres quand ils nous font plaisir et agressifs quand ils nousdéplaisent, nous sommes statistiquement punis pour notre gentillesse etrécompenséspournotreméchanceté.

Letalentetlachance

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Il y a quelques années, John Brockman, aujourd'hui rédacteur en chef dumagazine en ligne Edge, a demandé à plusieurs scientifiques de citer leur«équationpréférée».Voicicequej'aiproposé:

Succès=talent+chanceGrandsuccès=unpeuplusdetalent+beaucoupdechance

L'idée,quin'ariendesurprenant,quelachancecontribuesouventausuccèsadesconséquencesétonnantesquandonl'appliqueauxdeuxpremiers joursd'untournoidegolfdehautniveau.Pourfairesimple,partonsduprincipequesurlesdeuxjours,lescoremoyendesconcurrentsétaitunparde72.Concentrons-noussurunjoueurquiaeuuneexcellentejournée,puisqu'ilafinisurunscorede66.Quenous apprend ce score remarquable ?Onpeut immédiatement en déduirequecegolfeurestplustalentueuxquelamoyennedesparticipantsautournoi.Laformule du succès suggère que l'on pourrait également parvenir à une autredéduction:legolfeurquis'enestsibientirélepremierjourasansdouteeuenmoyenne plus de chance que d'habitude. Si vous admettez que le talent et lachancecontribuentl'unetl'autreausuccès,ilesttoutaussilégitimedeconclurequelegolfeuraeudelachancequededirequ'iladutalent.Selonlemêmeprincipe,sivousvousintéressezàunjoueurquiafiniavecun

scorede5au-dessusduparcejour-là,vousavezdesraisonsdedéduireàlafoisqu'ilestplutôtmauvais,etqu'iln'étaitpasdansunbonjour.Biensûr,voussavezqu'aucunedecesdéductionsn'estsûre. Ilest toutà faitpossibleque legolfeuravec 77 est en réalité très talentueux, mais qu'il a connu une journéeparticulièrement catastrophique. Malgré cette incertitude, les déductionssuivantes àpartir des résultats de lapremière journée sontplausibles et serontplussouventcorrectesqu'erronées.

Scoreau-dessusde lamoyenne lepremier jour= talent au-dessusde lamoyenne+chancelepremierjour

et

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scoreendessousdelamoyennelepremierjour=talentendessousdelamoyenne+malchancelepremierjour

Maintenant, supposons que vous connaissiez le score d'un golfeur pour lepremierjouretquel'onvousdemandedeprédiresonscorepourlelendemain.Vousvousattendezàcequ'ilconservelemêmeniveaudetalentlejoursuivant,donc, vous estimerez que le talent du premier joueur sera « au-dessus de lamoyenne»etceluidudeuxième«endessousdelamoyenne».Ilenvabiensûrtoutàfaitautrementdelachance.Puisquevousn'avezaucunmoyendeprédirela chance des sportifs le deuxième jour (ou quelque jour que ce soit), vosestimations doivent partir du principe qu'elle sera moyenne – ni bonne, nimauvaise. Cela veut dire qu'en l'absence de toute autre information, votremeilleureestimationduscoredesdeuxjoueursledeuxièmejournedevraitpasêtre calquée sur leur performance de la veille.Voici tout ce que vous pouvezdire:

Le golfeur qui a bien joué le premier jour réussira aussi sans doute ledeuxième jour,maismoins que la veille, parce que la chance inhabituelledontilaprobablementbénéficiénevamanifestementpasdurer.Legolfeurquiamaljouélepremierjourseraprobablementendessousde

lamoyenne le lendemain,mais il s'améliorera,parcequesamalchancenedurerasansdoutepas.

Nous nous attendons également à ce que l'écart entre les deux golfeurs seréduise,mêmesi,selonnosmeilleuresestimations,lepremiercontinueraàfairemieuxquelesecond.Mes étudiants ont toujours été étonnés d'apprendre que la meilleure

performanceannoncéepour ledeuxièmejourestplusmodérée,plusprèsde lamoyennequelesindicessurlesquelselleestfondée(lescoredupremierjour).C'est pourquoi cette logique s'appelle la régression vers la moyenne. Plus lepremierscoreseraextrême,plusilfauts'attendreàunerégression,carunscoreparticulièrementexcellent laisseentrevoir l'interventiond'unechancetoutaussiexceptionnelle.Laprédictionrégressiveest raisonnable,maissaprécisionn'estpas garantie. Certains des golfeurs qui ont marqué 66 le premier jour feront

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encoremieux le lendemain, si leur chance augmente. La plupart ferontmoinsbien,parcequeleurchancenesesitueraplusau-dessusdelamoyenne.Maintenant, inversons le temps. Classez les joueurs par leurs résultats du

deuxièmejouretconsidérezleurrésultatdupremierjour.Vousretrouverezavecprécisionlamêmelogiquederégressionverslamoyenne.Lesgolfeursquiontfaitmieuxledeuxièmejourontprobablementeudelachancecejour-là,etvotremeilleure estimation, c'est qu'ils ont eumoins de chance la veille et ont doncobtenu unmoins bon score. Le fait que vous observiez une régression quandvousprédisezunévénementantérieuràpartird'unévénementultérieurdevraitvousconvaincrequelarégressionn'apasd'explicationcausale.Les effets de régression sont partout, de même que les histoires causales

erronées que l'on raconte pour les expliquer. Un exemple bien connu est la« malédiction de Sports Illustrated », qui veut qu'un sportif ayant fait lacouverture du magazine soit condamné à de piètres performances à la saisonsuivante. En guise d'explication, on évoque souvent l'excès de confiance et lapressionfaceauxgrandsespoirssuscités.Maiscettemalédictionpeuts'expliquerplussimplement:unsportifquiseretrouveencouverturedeSports Illustrateddoitavoirconnuunesaisonprécédenteexceptionnelle,sansdouteavecunpetitcoupdepoucedelachance–or,cettedernièreestcapricieuse.IlsetrouvequejesuivaislacompétitiondesautàskihommeslorsdesJeux

olympiquesd'hiverquandAmosetmoitravaillionsàlarédactiond'unarticlesurlaprédiction intuitive.Chaque skieur a droit à deux sauts, et les résultats sontadditionnéspourobtenirlescorefinal.Jefussurprisd'entendrelecommentateurdéclarer:«LeNorvégienaréaliséuntrèsbonpremiersaut;ilvaêtretendu,ildoit vouloir conserver son avance, et il va sans doute faire moins bien » ouencore :«LeSuédoisa raté sonpremier saut,maintenant, il saitqu'iln'aplusrien à perdre, il va être détendu, ce qui devrait l'aider à faire mieux. » Lecommentateuravaitclairementdétectélarégressionverslamoyenneetinventéunehistoirecausalesansaucunepreuve.L'histoireelle-mêmepouvaitd'ailleursêtrevraie.Peut-êtrequesinousmesurionslerythmecardiaquedesskieursavantchaque saut, nous nous apercevrions qu'ils sont effectivement plus détendusaprèsunpremiersautraté.Maispeut-êtrepas.Cequ'ilnefautpasoublier,c'estque le passage du premier au second saut n'a pas besoin d'une explicationcausale. C'est une conséquence mathématiquement inévitable du fait que lachanceajouéunrôledanslerésultatdupremiersaut.Cen'estpeut-êtrepastrèssatisfaisant– nouspréférerions tousunehistoirecausale–,mais il ne fautpaschercherplusloin.

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Comprendrelarégressionverslamoyenne

Qu'il n'ait pas été détecté ou qu'il ait étémal expliqué, le phénomène de larégression paraît étrange à l'esprit humain. Si étrange, d'ailleurs, qu'il n'a étéidentifiéetcomprispourlapremièrefoisquedeuxcentsansaprèslathéoriedelagravitationetlecalculdifférentiel.Deplus,ilafalluundesmeilleursespritsdelaGrande-BretagneduXIXesièclepourentrouverlesens,etencore,nonsanspeine.La régression vers la moyenne a été découverte et nommée à la fin du

XIXe siècle par sir Francis Galton, cousin éloigné de Charles Darwin etpolymatheréputé.Onperçoitencorelapassiondeladécouvertedansunarticlequ'ilpubliaen1886sousletitre«Régressionverslamédiocritédanslastaturehéréditaire », qui fait état de mesures de la taille chez des générationssuccessivesetcomparelatailledesenfantsàcelledesparents.Àproposdesesétudessurlessemences,ilécrivait:

Elles donnèrent des résultats qui semblaient dignes d'intérêt, et je m'en servis pourétayer une conférence devant la Royal Institution le 9 février 1877. À la lueur de cesexpériences, il apparaissait que les rejetons n'avaient pas tendance à ressembler à leursparents par la taille, mais semblaient toujours être plus médiocres qu'eux – plus petitsqu'euxsilesparentsétaientgrands;plusgrandssilesparentsétaienttrèspetits[…].Lesexpériencesmontrèrentenoutrequelarégressionfilialemoyenneverslamédiocritéétaitdirectementproportionnelleàladéviationparentaleparrapportàladitemoyenne.

Galton s'attendait manifestement à ce que son docte public de la RoyalInstitution–laplusanciennesociétéderechercheindépendantedumonde–soitaussisurprisqueluiparsonobservation«digned'intérêt».Cequiestvraimentdigne d'intérêt, c'est qu'il a été surpris par une régularité statistique aussicourantequel'airquenousrespirons.Partoutoùnousportonsnotreregard, leseffets de la régression sont là, au vu et au su de tous, mais nous ne lesreconnaissons pas pour ce qu'ils sont. Il a fallu des années à Galton pourparcourirlecheminséparantsadécouvertedelarégressionfilialeentailledelanotion, plus générale, qu'une régression se produit inévitablement quand lacorrélationentredeuxmesuresestimparfaite,etilneparvintàcetteconclusionqu'avecl'aidedesstatisticienslesplusbrillantsdesontemps159.UndesobstaclesqueGaltondutsurmonterétaitleproblèmedelamesurede

larégressionentredesvariablescalculéessurdeséchellesdifférentes,commelepoidset lefaitdejouerdupiano.Onyparvientenseservantdelapopulation

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comme d'un étalon de référence. Imaginez que le poids et le fait de jouer dupiano aient été mesurés chez cent enfants dans toutes les classes d'une écoleprimaire, et qu'ils aient été classés du plus fort au plus faible dans chaquedomaine.SiJaneesttroisièmeenpianoetvingt-septièmeenpoids,onpeutdirequ'elle joue mieux du piano qu'elle n'est mince. Autorisons-nous quelquessuppositionsquinoussimplifierontleschoses:Quelquesoitl'âge,

◆lesuccèsaupianonedépendquedequelquesheuresd'exercicesparsemaine;◆lepoidsnedépendquedelaconsommationdeglace;◆laconsommationdeglaceetlesheuresd'exerciceshebdomadairesnesontpasliées.

Maintenant,àl'aidedeclassements(oudesvariablescentréesréduites160quepréfèrentlesstatisticiens),nouspouvonsécrirequelqueséquations:

poids=âge+consommationdeglacepiano=âge+heuresd'exerciceshebdomadaires

Nousassisteronsainsiàunerégressionverslamoyennequandnousprédironslacompétenceaupianoàpartirdupoids,etviceversa.SitoutcequevoussavezdeTom,c'estqu'ilestdouzièmeenpoids(nettementau-dessusdelamoyenne),vouspouvezendéduire(statistiquement)qu'ilestprobablementplusvieuxquelamoyenne et aussi qu'il consommeprobablement plus de glaces que d'autresenfants. Si tout ce que vous savez de Barbara, c'est qu'elle est quatre-vingt-cinquièmeenpiano(trèsendessousdelamoyennedugroupe),vouspouvezendéduire qu'elle est sans doute jeune et qu'elle répètemoins que la plupart desautresenfants.Lecoefficientdecorrélationentredeuxmesures,quivarieentre0et1,estune

mesure du poids relatif des facteurs qu'ils ont en commun. Par exemple, nouspartageonstouslamoitiédenosgènesavecchacundenosparents,etpourdescaractéristiques sur lesquelles les facteurs environnementaux ont relativementpeu d'influence, comme la taille, la corrélation entre parent et enfant n'est pasloinde0,5161.Pourapprécierlesensdelamesuredecorrélation,voiciquelquesexemplesdecoefficients:

◆Lacorrélationentrelataillededifférentsobjetsmesurésavecprécisionestde1.Toutfacteur

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◆Lacorrélationentrelataillededifférentsobjetsmesurésavecprécisionestde1.Toutfacteurquiinfluenceunemesureinfluenceaussil'autre;100%dedéterminantssontpartagés.◆Lacorrélationentrelatailleetlepoidsdeshommesadultesaméricainsestde0,41162.Sivous

incluiezlesfemmesetlesenfants,lacorrélationseraitbeaucoupplusimportante,parcequelegenreetl'âgedesindividusinfluencentàlafoisleurtailleetleurpoids,renforçantl'importancerelativedesfacteurspartagés.◆Lacorrélationentrelerevenuetleniveaud'éducationauxÉtats-Unisestapproximativement

de0,40163.◆Lacorrélationentre lerevenud'unefamilleet lesquatredernierschiffresdesonnumérode

téléphoneestde0.

IlfallutdesannéesàFrancisGaltonpourcomprendrequelacorrélationetlarégressionnesontpasdeuxconcepts,maisbiendeuxperspectivesdifférentesdumêmeconcept164 . La règle générale est simple,mais elle a des conséquencesétonnantes:chaquefoisquelacorrélationentredeuxscoresestimparfaite,ilyaurarégressionverslamoyenne.PourillustrerladécouvertedeGalton,prenonscettepropositionquelaplupartdesgenstrouventfortintéressante:

Lesfemmestrèsintelligentesonttendanceàépouserdeshommesmoinsintelligentsqu'elles.

Si vous voulez lancer une conversation à une soirée, demandez donc à vosamisdevous l'expliquer,et ilsnedemanderontpasmieux.Même lesgensquiontdesnotionsde statistiques interpréteront spontanément cettedéclarationentermes causaux. Certains peuvent se dire que les femmes très intelligentescherchentàéviterlaconcurrenced'hommesaussiintelligentsqu'elles,ouqu'ellessontcontraintesàdescompromisdanslechoixdeleurpartenaireparcequeleshommes intelligents ne veulent pas être en concurrence avec des femmesintelligentes.Silasoiréeestanimée,vousaurezdroitàdesexplicationsencoreplustiréesparlescheveux.Considérezmaintenantladéclarationsuivante:

La corrélation entre le niveau d'intelligence de deux conjoints est loind'êtreparfaite.

Une déclaration manifestement vraie, mais pas intéressante du tout. Quis'attendraitàcequecettecorrélationsoitparfaite?Iln'yarienàexpliquer.Mais

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la déclarationquevous avez trouvée intéressante et celle quevous avez jugéebanale sont équivalentes sur le plan algébrique. Si la corrélation entrel'intelligence des conjoints n'est pas parfaite (et si hommes et femmes, enmoyenne, ne diffèrent pas en intelligence), alors il est mathématiquementinévitable que des femmes très intelligentes soient mariées à des hommes enmoyennemoinsintelligentsqu'elles(etviceversa,biensûr).Larégressionverslamoyennequel'onobservenepeutpasêtreplusintéressanteouplusexplicablequel'imperfectiondelacorrélation.Vouséprouvezsansdoutede lasympathiepour lesdifficultésque rencontra

Galton avec le concept de régression. Vous n'êtes pas le seul : le statisticienDavidFreedmanavaitcoutumededireque,quandlaquestionde larégressionestévoquéedansunprocèspénaloucivil, lapartiequidoit l'expliqueraujuryest sûre de perdre. Pourquoi est-ce si difficile ? La principale raison de cettedifficultéestunthèmerécurrentdecelivre:notreespritestprofondémentbiaiséenfaveurd'explicationscausalesetgèremalles«simplesstatistiques».Quandon attire notre attention sur un événement, la mémoire associative va enrechercherlacause–plusprécisément,l'activations'étendraautomatiquementàtoute cause déjà stockée dans la mémoire. Des explications causales serontévoquéesquandunerégressionestdétectée,maisellesserontfaussesparcequelavérité,c'estquelarégressionverslamoyenneauneexplication,maisellen'apasdecause.L'événementquiattirenotreattentiondansletournoidegolfestladétériorationfréquentedesperformancesdesgolfeursquiont réussi lepremierjour. La meilleure explication en est que ces golfeurs ont eu une chanceinhabituelle ce jour-là,mais ilmanque à cette explication la force causalequepréfèrentnosesprits.Dureste,nouspayonsfortbiendesgenspourqu'ilsnousexpliquent les effets de régression de façon intéressante. Un commentateuréconomique qui annoncerait correctement que « les marchés se sont mieuxportéscetteannéeparcequ'ilsontsouffertl'andernier»neresteraitsansdoutepas longtemps sur nos écrans.Nosdifficultés avec le concept de la régressiontrouvent leur origine autant dans le Système 1 que dans le Système 2. Sansinstruction spécialisée, et dans bien des cas, même après avoir reçu uneformation en statistiques, la relation entre la corrélation et la régression resteobscure.LeSystème2 peine à la comprendre et à l'apprendre.Cela est dû enpartie au besoin insistant d'interprétations causales, une caractéristique duSystème1.

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Laconditiondes enfantsdépressifs traités avecuneboissonénergisantes'améliorenettementauboutdetroismois.

Ce gros titre est de mon cru, mais le fait, lui, est vrai : si vous traitez ungroupe d'enfants dépressifs pendant un certain temps avec des boissonsénergisantes, ils montrent une amélioration significative en termes cliniques.C'estaussilecasdesenfantsdépressifsquipassentdutempslatêteenbasouquitiennentunchatdansleursbrasvingtminutesparjour.Laplupartdeslecteursdece gros titre en déduiront automatiquement que l'amélioration est liée à laboisson énergisante ou au fait de tenir un chat, mais cette conclusion ne sejustifieabsolumentpas.Lesenfantsdépressifsconstituentungroupeextrême,ilssontplusdéprimésque les autres enfants– et les groupes extrêmes régressentvers lamoyenne avec le temps. La corrélation entre les résultats des tests dedépressionréalisésàplusieursreprisesestimparfaite,etilyauradoncrégressionvers lamoyenne : les enfants dépressifs finiront par allermieux au bout d'unmoment,mêmes'ilsnetiennentpasdechatdansleursbrasouneboiventpasdeRedBull.Pourpouvoirconclurequ'uneboissonénergisante–oun'importequelautre traitement– est efficace,vousdevezcomparerungroupedepatientsquireçoitcetraitementàun«groupedecontrôle»quin'enreçoitaucun(ou,mieuxencore, qui reçoit un placebo). Le groupe de contrôle devrait, lui, s'amélioreruniquementparl'effetdelarégression,etlebutdel'expérienceestdedéterminersi les patients traités présentent une amélioration supérieure à ce que pourraitexpliquerlarégression.Les interprétations causales incorrectes des effets de la régression ne

concernent pas que les lecteurs de la presse populaire. Le statisticienHowardWainer a dressé une longue liste de chercheurs éminents qui ont commis lamêmeerreur–ilsontconfonduunesimplecorrélationaveclarelationcausale165. Les effets de régression sont une source courante de problèmes dans larecherche,etlesscientifiqueschevronnésnourrissentunesaineméfiancefaceaupiègedeladéductioncausaleinfondée.Un de mes exemples favoris d'erreur de la prédiction intuitive est tiré de

l'excellent texte de Max Bazerman, Le Jugement dans les prises de décisionmanagériales:

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Vous êtes le prévisionniste des ventes d'une chaîne de supermarchés.Toutes les boutiques sont demême taille et proposent lesmêmes articles,mais leurs ventes diffèrent pour des questions d'emplacement, deconcurrence et de facteurs aléatoires. On vous transmet les résultats pour2011 et on vous demande de prédire les ventes pour 2012. On vous arecommandé d'accepter la prédiction d'ensemble des économistes, quiassurent que les ventes vont globalement augmenter de 10 %. Commentcompléteriez-vousletableausuivant?

Aprèsavoirlucechapitre,voussavezquelasolutionévidente,quiconsisteàajouter 10 % aux ventes de chaque magasin, est erronée. Il faut que vosprévisions soient régressives, ce qui signifie ajouter plus de 10 % auxsuccursalesdontlesperformancessontplusfaibles,etmoins(voireretrancheruncertainmontant)auxautres.Maissivousposezlaquestionàd'autrespersonnes,vousallezsansdoutevousheurteràleurperplexité:pourquoivenirlesennuyeravecunequestionévidente?CommeGalton l'avaitdécouvert à sesdépens, leconceptdelarégressionestloind'êtreévident.

*

Larégressionverslamoyenneenbref

«Lacritiqueestplusefficacequelesfélicitations,a-t-elleapprisd'expérience.Mais ce qu'elle ne comprend pas, c'est que tout est dû à la régression vers lamoyenne.»« Peut-être son deuxième entretien a-t-il été moins impressionnant que le

premierparcequ'ilavaitpeurdenousdécevoir,maisilestplusprobablequesonpremierentretienétaitinhabituellementbon.»

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«Notreprocédurede sélection est bonne,mais ellen'est pasparfaite, donc,nousdevrionsanticiperlarégression.Nousnedevrionspasêtresurprisquelesmeilleurscandidatsnerépondentsouventpasànosattentes.»

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18

Apprivoiserlesprédictionsintuitives

La vie nous offre bien des occasions de prédire. Les économistes prédisentl'inflation et le chômage, les analystes financiers prédisent les bénéfices, lesspécialistes militaires prédisent les pertes, les capital-risqueurs évaluent laprofitabilité, les éditeurs et les producteurs misent sur un public, les chefscuisiniersanticipentlapopularitédesplatsdeleurmenu,lesingénieursestimentla quantité de béton nécessaire à un chantier, les commandants de pompiersévaluent lenombredecamionsqu'il faudrapouréteindreun incendie.Etdansnotrevieprivée,nousprédisons la réactiondenotreconjointànosprojets,ounotrepropreadaptationàunnouvelemploi.Certains jugements prédictifs, comme ceux des ingénieurs, reposent

essentiellementsurdestablesdecorrespondance,descalculspointusetl'analyseprécise de résultats antérieurs obtenus dans des conditions similaires.D'autresimpliquent l'intuition et le Système 1, de deux façons principales. Certainesintuitions font principalement appel aux compétences et à l'expertise par larépétitiondel'expérience.Lesjugementsrapidesetautomatiquesetleschoixdesmaîtresd'échecs,descommandantsdepompiersetdesmédecinsqueGaryKleina décrits dans Sources of Power et ailleurs illustrent ces intuitions decompétence, qui permettent à une solution au problème en cours de venirrapidementàl'espritparcequedesindicesfamiliersontétéreconnus.D'autres intuitions, qui sont parfois subjectivement impossibles à distinguer

des premières, viennent du fonctionnement d'heuristiques, qui substituentsouventunequestionfacileàcelle,plusdure,quiavaitétéposée.Desjugementsintuitifs peuvent ainsi être rendus avec une grande confiancemême quand ilssontfondéssurdesévaluationsnonrégressivesd'informationsfaibles.Biensûr,

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bon nombre de jugements, surtout dans le domaine professionnel, sontinfluencésparunecombinaisond'analyseetd'intuition.

Intuitionsnonrégressives

Revenonsàunepersonnequenousavonsdéjàrencontrée:

Julie est actuellement en dernière année à l'université. Elle lisaitcourammentàl'âgedequatreans.Quelleestlamoyennedesesnotes?

Les gens qui connaissent le système éducatif américain imaginerontrapidementunchiffre,souventsituéauxalentoursde3,7ou3,8.Commentcelasefait-il?PlusieursopérationsduSystème1sontimpliquées.

◆Onrechercheunliencausalentrelapreuve(lacapacitédelecturedeJulie)et lacibledelaprédiction(samoyenne).Celienpeutêtreindirect.Enl'occurrence,unecapacitédelectureprécoceet unemoyenne élevée sont l'une et l'autre le signe d'un don pour les études. Il faut établir uneconnexion.Vous (votreSystème2) rejetteriez sansdouteune informationsur lavictoirede Juliedans un concours de pêche à la mouche ou sur ses performances en haltérophilie à l'école, lesconsidérant comme inappropriés. C'est effectivement un processus dichotomique. Nous sommescapablesderejeterdesinformationsconsidéréescommeinadaptéesoufausses,maisleSystème1n'estpasàmêmedeprendreencomptedesfaillesplusinfimesdanslesindices.Parconséquent,lesprédictionsintuitivessontpresquecomplètementimperméablesàlavéritablequalitéprédictivedelapreuve.Quandontrouveunlien,commedanslecasdescapacitésdelecturedeJulie,COVERAs'applique : votremémoire associative bâtit rapidement et automatiquement lameilleure histoirepossibleàpartirdesinformationsdisponibles.◆Ensuite,lesindicessontévaluésenrelationaveclanormeappropriée.Àquelpointunenfant

qui lit courammentàquatreansest-ilprécoce?Quelclassementouscoreenpourcentage relatifcorrespondàcetexploit?Legroupeauquell'enfantestcomparé(ougroupederéférence)n'estpastotalementspécifié,maisc'estainsidans laplupartdescas :siquelqu'unquiprépareundiplômeuniversitaire est qualifié de « très intelligent », il est rare que vous ayez besoin de demander,«quandvousdites“trèsintelligent”,c'estparrapportàquelgroupederéférence?»◆L'étapesuivanteimpliquelasubstitutionetl'équivalenced'intensité.L'évaluationdelapreuve,

fragile, de la capacité cognitive dans l'enfance est substituée à une réponse à la question sur lamoyennedesnotesdeJulie.Elleseverraassignerlemêmepourcentagepoursesnotesquepoursessuccèsentantquelectriceprécoce.◆ La question spécifiait que la réponse soit chiffrée comme une note universitaire, ce qui

nécessiteunenouvelleopérationd'équivalenced'intensité,pourpasserdel'impressiongénéraledelaréussiteuniversitairedeJulieàlamoyenneéquivalantàlapreuvedesontalent.L'étapefinaleestla traduction de l'impression de la réussite scolaire relative de Julie à la note moyenne qui ycorrespond.

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L'équivalenced'intensitédonnedesprédictionsquisontaussiextrêmesquelespreuvessur lesquelleselles reposent,cequiamène lesgensà fournir lamêmeréponseàdeuxquestionsdifférentes:

Quelle est, en pourcentage, l'évaluation de Julie en termes de lectureprécoce?Quelle est, en pourcentage, l'évaluation de Julie en termes de note

moyenneuniversitaire?

Vousdevriezdésormaisreconnaîtrefacilementquetoutescesopérationssontdes caractéristiques duSystème1. Je les ai présentées ici sous la formed'unesérieordonnéed'étapes,mais,biensûr,cen'estpascommecelaquefonctionnel'activationdelamémoireassociative.Vousdevriezplutôtimaginerunprocessusd'activation par extension progressive, déclenché au départ par la preuve et laquestion, se renvoyant à lui-même des informations pour choisir, in fine, lasolutionlapluscohérentepossible.

Un jour, Amos et moi avons demandé aux participants d'une expérience

d'évaluer la description de huit étudiants de première année, censées avoir étérédigées par un conseiller d'orientation sur la base des entretiens de débutd'année. Chaque description se composait de cinq adjectifs, comme dansl'exemplequisuit:

Intelligent,sûrdelui,cultivé,travailleur,curieux

Nousavonsdemandéàcertainsparticipantsderépondreàdeuxquestions:

À quel point cette description vous impressionne-t-elle en termes decapacitésscolaires?Selonvous,quelpourcentagedesdescriptionsdesétudiantsdepremière

annéevousimpressionneraitencoreplus?

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Les questions vous obligent à évaluer les preuves en comparant lesdescriptionsàcequiseraitvotrenormeenmatièrededescriptiond'étudiantspardesconseillersd'orientation.L'existencemêmed'une tellenormeest toutàfaitremarquable. Bien que vous ne sachiez sans doute pas comment vous l'avezacquise,vousavezune idéeassez justedudegréd'enthousiasmeque traduit ladescription:leconseillerd'orientationpensequecetétudiantestbon,maispasspectaculairement bon. Il y a de la place pour des adjectifs plus fortsqu'intelligent (brillant, créatif), cultivé (érudit, très savant) ou travailleur(passionné,perfectionniste).D'oùvotrediagnostic:cetétudiantasansdoutesaplace parmi les 15% lesmeilleurs,mais sûrement pas parmi les 3%.Un teljugementrencontreunconsensusimpressionnant,dumoinsauseind'unemêmeculture.Lesautresparticipants ànotre expériencedevaient répondreàdesquestions

différentes:

Acombienestimez-vouslanotemoyennequ'obtiendracetétudiant?Quelestlepourcentaged'étudiantsdepremièreannéequiobtiennentune

meilleuremoyenne?

Vous devez vous y reprendre à deux fois pour déceler la subtile différenceentre les deux séries de questions.Elle devrait pourtant sauter auxyeux,maisdanslesfaits,cen'estpaslecas:contrairementauxpremièresquestions,quiontseulementnécessitéquevousévaluiez lespreuves, ladeuxièmesérie impliqueunegrande incertitude.Laquestionse rapporteauxaccomplissementseffectifsdel'étudiantenfindelapremièreannée–cequin'estpassansposerproblème:que s'est-il passé pendant l'année qui s'est écoulée depuis l'entretien ? Avecquelle précision pouvez-vous prédire la réussite réelle de l'étudiant durant sapremière année à l'université à partir de cinq adjectifs ? Le conseillerd'orientationlui-mêmepourrait-ilprédireunemoyenneavecexactitudeàpartird'unentretien?L'objectif de cette étude était de comparer les jugements en pourcentage

effectués par les participants quand ils évaluaient les preuves dans un cas, etquand ilsprédisaient le résultat finaldans l'autre. Il est faciled'en résumer lesconclusions : les jugements furent identiques. Bien que les deux séries dequestions aient été différentes (l'une porte sur la description, l'autre sur la

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réussiteuniversitairefuturedel'étudiant),lesparticipantslesonttraitéescommesiellesétaientsemblables.CommedanslecasdeJulie,laprédictiondufuturnese distingue pas d'une évaluation des preuves disponibles – la prédictionéquivautàl'évaluation.C'estpeut-êtrelàlameilleurepreuvequenousayonsdurôle de la substitution. On demande aux gens une prédiction, mais ils ysubstituent une évaluation fondée sur des preuves, sans s'apercevoir que laquestionàlaquelleilsrépondentn'estpascellequ'onleuraposée.Ceprocessusne peut que produire des prédictions systématiquement biaisées, ignoranttotalementlarégressionverslamoyenne.Pendantmon servicemilitaire dans l'armée israélienne, j'ai passé un certain

tempsaffectéàuneunitéchargéedesélectionnerlescandidatsàuneformationd'officiersurlabased'uneséried'entretiensetdetestssurleterrain.Lecritèrederéussite de notre sélection était la note finale obtenue par l'élève à l'écoled'officiers. La notation était connue pour être d'une validité douteuse (j'yreviendrai dans un chapitre ultérieur). Des années plus tard, alors que j'étaisdevenuprofesseuretquejecollaboraisavecAmosàl'étudedujugementintuitif,cetteunitéexistaittoujours.J'avaisdebonscontactsavecsesmembres,etleuraidemandéunefaveur.Outrelesystèmedenotationhabituelqu'ilsutilisaientpourévaluer les candidats, je leur ai demandé d'estimer au plus près la note quechacundesfutursélèvesofficiersobtiendraitàl'écolemilitaire.Ilsrassemblèrentquelques centaines de prédictions de ce genre. Les officiers qui étaient lesauteurs de ces prédictions étaient tous familiers du système de notation parlettresquel'écoleappliquaitàsesélèves,etdelaproportionapproximativedeA,deB,etc.parmicesnotes.Lesrésultatsfurentstupéfiants:lafréquencerelativedes A et des B dans les prédictions était presque identique à celle des notesfinalesdel'école.C'est là un exemple convaincant à la fois de substitution et d'équivalence

d'intensité.Lesofficiersauteursdesprédictionsavaientcomplètementéchouéàfaireladistinctionentredeuxtâches:* leur mission habituelle, qui était d'évaluer la performance de candidats

durantleurséjourdansl'unité;* la tâcheque je leuravaisdemandéd'accomplir,soit lavéritableprédiction

d'unenotefuture.Ilss'étaientcontentésdetraduireleurspropresnotessurl'échelleutiliséedans

l'école d'officiers, en appliquant l'équivalence d'intensité. Une fois encore,l'incapacité à gérer l'incertitude (considérable) de leurs prédictions les avaitamenésàdesprédictionstotalementnonrégressives.

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Corrigerlesprédictionsintuitives

Revenons à Julie, notre lectrice précoce. Nous avons vu dans le chapitreprécédentcommentprédireaumieuxsanotemoyenne.Commejel'aifaitpourlesrésultatsdegolfsurdeuxjoursdecompétitionetpourlepoidsetlepiano,jerédigeuneformuleschématiqueincluantlesfacteursquidéterminentl'âgedelalectureetlesnotesuniversitaires:

âgedelecture=facteurspartagés+facteursspécifiquesàl'âgedelecture=100%note moyenne = facteurs partagés + facteurs spécifiques à la note

moyenne=100%

Les facteurs partagés recouvrent des aptitudes génétiquement déterminées,l'importancequelafamilleaccordeauxétudes,et toutcequipeutcontribueràfaire d'une même personne un lecteur précoce dans l'enfance et un étudiantbrillant.Biensûr,denombreuxfacteurssontsusceptiblesd'affecterl'unoul'autrede ces résultats : Julie pourrait avoir été poussée trop tôt à la lecture par desparentsexagérémentambitieux,elleapuvivreunehistoired'amourmalheureusequi a fait baisser ses notes à l'université, elle a pu avoir un accident de ski àl'adolescencequil'alaisséelégèrementhandicapée,etainsidesuite.Rappelez-vous que la corrélation entre deuxmesures – dans le cas présent

l'âge des premières lectures et la note universitaire moyenne – est égale à laproportiondefacteurspartagésparleursdéterminants.Àcombienestimez-vouscetteproportion?Personnellement,jel'évalueaumieuxà30%.Partantdecetteestimation,nousavonstoutcequ'ilnousfautpourproduireuneprédictionquineserapasbiaisée.Voicicommentyparvenirenquatreétapessimples:

1.commencezparestimerlanotemoyenne;2.déterminezlanotemoyennequicorrespondàl'impressionquevousalaisséelapreuve;3.estimezlacorrélationentrelapreuvedontvousdisposezetlanotemoyenne;4.silacorrélationestde0,3,écartez-vousde30%parrapportàlamoyenneéquivalente.

L'étape1vousdonnelabase,lanotemoyennequevousauriezpréditesionnevousavaitrienditdeJulieendehorsdufaitqu'elleétaitenannéedediplôme.Enl'absence d'informations, vous auriez prédit lamoyenne. (C'est lamême chose

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qued'assigneruneprobabilitédetauxdebasedesétudiantsengestionquandonne vous dit rien de Tom W.) L'étape 2 est votre intuition prédictive, quicorrespondàvotreévaluationde lapreuve.L'étape3vous faitpasserdevotrebaseàvotreintuition,maisladistancequevousêtesautoriséàparcourirdépenddevotreestimationde lacorrélation.Avec l'étape4,vousvous retrouvezavecuneprédictioninfluencéeparvotreintuition,maisbeaucoupplusmodérée166.Cetteapprochedelaprédictionestgénérale.Vouspouvezl'appliquerchaque

foisquevousenavezbesoinpourprédireunevariablequantitative,commeunenotemoyenne,unretoursurinvestissementoulacroissanced'unesociété.Cetteapprochesefondesurvotreintuition,maisenlamodérant,enlafaisantrégresservers la moyenne. Quand vous avez de bonnes raisons d'avoir confiance dansl'exactitudedevotreprédictionintuitive–unecorrélationforteentrelapreuveetlaprédiction–,l'ajustementseraminime.Ilestnécessairedecorrigerlesprédictionsintuitivesparcequ'ellesnesontpas

régressivesetsontparconséquentbiaisées.Supposezquejeprédisepourchaquegolfeurd'untournoiquesonscoreledeuxièmejourseralemêmequeceluidupremier jour. Cette prédiction ne laisse pas de place à la régression vers lamoyenne : lesgolfeursquiontbien joué lepremier jour joueront enmoyennemoinsbienlelendemain,etceuxquiontmaljoués'amélioreront.Quandonlescompareauxvéritablesrésultats,onvoitquelesprédictionsnonrégressivessontbiaisées. En moyenne, elles sont exagérément optimistes pour ceux qui ontmieux joué lepremier jour, et exagérémentpessimistespour ceuxquiontmalcommencé. Les prédictions sont aussi extrêmes que les preuves.Demême, sivousvousappuyezsurdesexploitsremontantàl'enfancepourprédiredesnotesuniversitaires sans faire régresser vos prédictions vers lamoyenne, vous serezbien souventdéçupar les résultatsuniversitairesd'anciens lecteursprécocesetagréablementsurprisparlesnotesdeceuxquiontapprisàlirerelativementtard.La correction des prédictions intuitives élimine ces biais, si bien que lesprédictions (les plus hautes comme les plus basses) ont à peu près autant dechancesdesurestimerquedesous-estimerlavraievaleur.Vouscontinuezàfairedeserreurs,maisceserreurssontmoinsimportantesetnepenchentpasenfaveurderésultatsextrêmes–trèshautsoutrèsbas.

Avantagesetinconvénientsdesprédictionsextrêmes

JevousaiprésentéTomWpourillustrerlesprédictionsderésultatsdiscrets,commeledomainedespécialisationoularéussiteàunexamen,quis'expriment

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enassignantuneprobabilitéàunévénementprécis(ou,danslecasdeTom,enclassantdesrésultatsduplusprobableaumoinsprobable).Jeviensparailleursdedécrireuneprocédurequipermetdecontrerlesbiaiscourantsdelaprédictiondiscrète,àsavoirlanégligencedestauxdebaseetlanon-priseencomptedelaqualitédel'information.Lesbiais quenous trouvonsdans les prédictions exprimées sur une échelle,

comme la notemoyenne ou les revenus d'une entreprise, sont semblables auxbiaisobservésquandonjugelesprobabilitésd'unrésultatprécis.Parconséquent,lesprocéduresdecorrectionsontellesaussisemblables:

◆danslesdeuxcas,nousavonsuneprédictiondebase,quevousferiezsivousnesaviezrienducasàl'étude.S'ilestquestiondecatégorie,c'estletauxdebase.Sic'estunequestionnumérique,c'estlerésultatmoyendelacatégorieconcernée;◆dans lesdeuxcas,nousavonsuneprédiction intuitive– lenombrequivousvientà l'esprit,

qu'ils'agissed'uneprobabilitéoud'unenotemoyenne;◆danslesdeuxcas,vouscherchezàobteniruneprédictionintermédiaireentrelabaseetvotre

réponseintuitive;◆enl'absencedepreuvesutiles,pardéfaut,vousvousentenezàlabase;◆danslecascontraire,vousvousentenezégalementàvotreprédictiondedépart.Celanese

produirabiensûrquesivousresteztotalementsûrdevotreprédictiondedépartaprèsavoirprocédéàuneanalysecritiquedespreuvesquil'appuient;◆danslaplupartdescas,vousaurezuneraisonouuneautrededouterquelacorrélationentre

votrejugementintuitifetlavéritésoitparfaite,etvousvousretrouverezquelquepartentrecesdeuxpôles.

Cette procédure doit vous permettre d'approcher les résultats d'une bonneanalyse statistique ; de tendre à des prédictions non biaisées, des évaluationsraisonnables des probabilités et des prédictions modérées de résultatsnumériques. Les deux procédures sont censées répondre au même biais : lesprédictions intuitives ont tendance à être trop sûres d'elles et à basculer dansl'extrême.

La correction de vos prédictions intuitives est une tâche réservée à votre

Système 2. Un effort substantiel est nécessaire pour trouver la catégorie deréférence appropriée, estimer la prédiction de base et évaluer la qualité despreuves.Ceteffortnesejustifiequequandlesenjeuxsontimportantsetquandvoustenezparticulièrementànepascommettred'erreur.Deplus,sachezquelefait de corriger vos intuitions risque de vous compliquer la vie. Unecaractéristiquedesprédictionsnonbiaiséesestqu'ellespermettent laprédictiond'événements rares seulement quand l'information dont on dispose est

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d'excellentequalité.Sivousvousattendezàcequevosprédictionsnesoientquemodestementvalides,vousn'avancerezjamaisunrésultatrareoutrèséloignédelamoyenne.Sivosprédictionsnesontpasbiaisées,vousneconnaîtrez jamaisl'expériencesatisfaisantederépondreavecexactitudeàuncasextrême.Vousnepourrezjamaisvousdire:«J'enétaissûr!»quandvousverrezvotremeilleurélèvedelafacultédedroitdevenirjugeàlaCoursuprême,ouquandunestart-upquevoustrouvieztrèsprometteuseremporteunfabuleuxsuccèscommercial.Comptetenudeslimitesdespreuvesdontvousdisposez,jamaisvousnepourrezprédire qu'un très bon élève du lycée va obtenir une superbe moyenne àPrinceton.Pourlamêmeraison,uncapital-risqueurn'entendrajamaisdirequelaprobabilitéderéussited'unestart-upest«trèsélevée»alorsquel'entreprisen'enestqu'àsesdébuts.Ilfautprendreausérieuxlesobjectionsauprincipequiveutquel'onmodère

lesprédictions intuitives,car l'absencedebiaisn'estpas forcément toujourscequiimporteleplus.Unepréférencepourlesprédictionssansbiaissejustifiesitoutesleserreursdeprédictionsonttraitéesdelamêmefaçon,dansquelquesensqu'ellesaillent.Maisilyadessituationsoùuntyped'erreurestpirequ'unautre.Quanduncapital-risqueurselanceàlarecherchedu«prochaingrandsuccès»,lerisquedepasseràcôtéd'unfuturGoogleouFacebookestbienplusimportantque celui de faire un investissement modeste dans une start-up qui finit paréchouer.Lebutdescapital-risqueursestdemisersurdesextrêmes,aurisquedesurestimer les perspectives de beaucoup d'entreprises. Pour un banquierconservateurquiconsentdesprêtsconséquents,lerisquequ'unseulemprunteurfasse faillitepeut l'emporter sur le risquede refuserplusieursclientspotentielsqui rempliraient leurs obligations. Dans de tels cas, le recours à un langageextrême(«trèsbonnesperspectives»,«graverisquededéfautdepaiement»)peut se justifier par son côté rassurant, même si l'information sur laquellereposentcesjugementsn'estqued'unevaliditémodeste.Pour quelqu'un de rationnel, les prédictions qui ne sont pas biaisées et sont

modérées ne devraient pas poser de problème. Après tout, le capital-risqueurrationnelsaitquemêmelesstart-uplesplusprometteusesn'ontqu'unechancedesuccèsmodérée.Sontravailconsisteàfairelesparislesplusprometteursparmiles paris disponibles, et n'éprouve pas le besoin de se leurrer quant auxperspectives d'une start-up dans laquelle il prévoit d'investir. De même, lesindividus rationnels qui prédisent les revenus d'une société ne se sentiront pasliésparunseulchiffre–ilsconsidérerontlespectred'incertitudequientourelerésultat le plus vraisemblable. Une personne rationnelle investira une forte

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sommedans une entreprise qui a toutes les chances d'échouer si les bénéficesassociés à un succès éventuel sont assez importants, sans se leurrer sur leschancesdusuccèsenquestion.Toutefois,nousnesommespastousrationnels,etcertains d'entre nous peuvent avoir besoin de l'impression de sécurité queconfèrent les estimations biaisées pour éviter la paralysie. Mais si vouschoisissez de vous bercer d'illusions en acceptant des prédictions extrêmes,soyezbienconscientdufaitquevousêtesentraindecéderàvosenvies.Selonmoi,leplusgrandintérêtdesprocéduresdecorrectionquejepropose,

c'estqu'ellesvontvousobligeràprendreenconsidérationcequevoussavez.Jevais prendre un exemple courant dans le monde universitaire, mais dont lesanalogiesavecd'autressphèresdel'existencesautentauxyeux.Undépartementest sur le point d'embaucher un jeune professeur et veut choisir celui dont lesperspectivesdeproductivitéscientifiquesont lesmeilleures.Lacommissiondesélectionafinipargarderdeuxcandidats:

Kimvientd'obtenirsondiplôme.Sesréférencessontexceptionnelles,saprésentationétait brillante et elle a impressionné tout le monde lors des entretiens. Mais son profiln'offrepasspécialementdepromessedeproductivitéscientifique.

Janeestpost-doctorantedepuistroisans.Elleaététrèsproductiveetsesréalisationsdansledomainedelarecherchesontremarquables.MaissaprésentationetsesentretiensétaientmoinsbrillantsqueceuxdeKim.

Le choix intuitif penche en faveur de Kim, parce qu'elle a fait plus forteimpression,etCOVERA.Restequel'ondisposedebeaucoupmoinsd'informationssur Kim que sur Jane. Nous revoici face à la loi des petits nombres.Matériellement,vousavezunpluspetitéchantillond'informationssurKimquesurJane,etlesrésultatsextrêmessontplusprobablesdanslespetitséchantillons.La chance joueunplusgrand rôledans les résultats despetits échantillons, etvous devriez donc faire régresser plus nettement votre prédiction vers lamoyenneenenvisageantlesprestationsfuturesdeKim.SivoustenezcomptedufaitqueKimvasansdouterégresserdavantagequeJane,vousfinirezpeut-êtreparembaucherJane,bienqu'ellevousaitmoinsimpressionné.Danslecontextedes décisions universitaires, je voterais pour Jane, mais j'aurais du mal àsurmontermon impression intuitive queKim est plus prometteuse. Il est plusnaturel,etd'unecertainefaçonplusagréable,desuivrenosintuitionsqued'alleràleurencontre.Ilestfaciled'imaginerdesproblèmessimilairesdansdescontextesdifférents,

comme un capital-risqueur devant choisir d'investir dans deux start-up

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intervenantsurdesmarchésdifférents.Unestart-upproposeunproduitdontonpeutassezprécisémentévaluerlademande.L'autrecandidatestplusséduisantetprometteur sur le plan intuitif, mais ses perspectives paraissent moins sûres.L'évaluationplusfavorabledesperspectivesdeladeuxièmestart-upreste-t-ellesupérieure quand on intègre le facteur d'incertitude ? C'est une question quimérited'êtreconsidéréeavecsoin.

Larégressiondupointdevuedesdeuxsystèmes

LesprédictionsextrêmesetlatendanceàprédiredesévénementsraresàpartirdepreuvesténuessonttoutesdesmanifestationsduSystème1.Pourlamachineassociative,ilestnatureldefairecorrespondrelecôtéextrêmedesprédictionsaucaractèreperçucommeextrêmedespreuvessurlesquellesellesreposent–c'estcommecelaquefonctionnelasubstitution.EtilestnaturelpourleSystème1deproduiredesjugementstropassurés,parcequel'assurance,nousl'avonsvu,estdéterminéeparlacohérencedel'histoirequevousvousêtesracontéeàpartirdesindices dont vous disposiez.Mais attention, vos intuitions vous donneront desprédictionstropextrêmesetvousaureztendanceàavoiruneconfianceenellesbeaucouptropgrande.LarégressionestégalementunproblèmepourleSystème2.L'idéemêmede

régression vers la moyenne est étrangère et difficile à communiquer et àappréhender.Galtonasouffertavantdelacomprendre.Biendesprofesseursdestatistiques redoutent le cours où ils vont devoir l'aborder, et leurs étudiantsfinissentsouventparn'avoirquevaguementcomprisceconceptcrucial.C'estundomainedanslequelleSystème2abesoind'uneformationspéciale.Établirunecorrespondanceentrelesprédictionsetlespreuvesn'estpasseulementunechosequenousfaisonsintuitivement;c'estaussiquelquechosequiparaîtraisonnable.L'expériencenenousaiderapasàcomprendrelarégression.Mêmequanduncasderégressionestbienidentifié,commeonl'avudansl'histoiredesinstructeursdevol,onluiattribuerauneinterprétationcausalepresquetoujoursfausse.

*

Lesprédictionsintuitivesenbref

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«Cettestart-upa remarquablement imposésonconcept,maisnousdevrionsnous attendre à ce qu'elle ne fasse pas aussi bien à l'avenir. Elle est très loind'avoir conquis le marché et il y a encore beaucoup de place pour unerégression.»«Notreprédictionintuitiveesttrèsfavorable,maiselleestprobablementtrop

élevée. Tenons compte de la robustesse de nos preuves et faisons régresser laprédictionverslamoyenne.»« Cet investissement est peut-être une bonne idée, même si, selon nos

meilleures estimations, il va échouer. N'allons pas prétendre que nous savonsvraimentquiestleprochainGoogle.»« J'ai luunarticle sur cettemarqueet il était excellent.Pourtant, ilpourrait

s'agird'uncoupdechance.Neprenonsenconsidérationquelesmarquesquifontl'objetdenombreuxarticles,etchoisissonscellequial'airleplusfiable.»

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Troisièmepartie

L'excèsdeconfianceensoi

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19

L'illusiondecompréhension

Le trader-philosophe-statisticien Nassim Taleb peut aussi être considérécomme un psychologue.DansLeCygne noir, il invente la notion d'erreur denarration pour décrire la façondont des histoires faussées dupassé façonnentnotrevisiondumondeetnosespoirsquantàl'avenir167.Leserreursdenarrationsontdesconséquences inévitablesdenotreeffortconstantpourdonnerunsensaumondequinousentoure.Leshistoiresexplicativesquiséduisentlesgenssontsimples,ellessontconcrètesplutôtqu'abstraites,ellesaccordentlebeaurôleautalent,àlastupiditéetauxintentionsplutôtqu'àlachance,etellesseconcentrentsur quelques événements marquants qui ont eu lieu plutôt que sur lesinnombrablesévénementsquinesesontpasproduits.Toutévénementsaillantetrécent est voué à nourrir un récit causal. Taleb suggère que nous autres êtreshumains nous leurrons en permanence en bâtissant des histoires inconsistantessurnotrepasséetenlestenantpourvraies.Lesbonneshistoiresdonnentuneversion simple et cohérentedes actions et

des intentionsdesgens.Vousêtes toujoursprêt à interpréter tel comportementcomme la manifestation d'une propension générale ou d'un trait de caractère–descausesauxquellesattribuerfacilementdeseffets.L'effetdehaloquenousavons évoqué contribue à la cohérence, parce qu'il nous pousse à fairecorrespondrenotrevisiondetouteslesqualitésd'unepersonneaujugementquenousavonsd'unattributparticulièrementsignificatif168 .Sinouspensonsqu'unjoueurdebaseballestbeauetathlétique,parexemple,nousnemanqueronssansdoute pas de croire qu'il lance aussi bien la balle169 . Les halos peuventégalement être négatifs : si nous trouvons qu'un joueur est laid, nous sous-estimerons probablement ses capacités sportives. L'effet de halo contribue à

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garantirlasimplicitéetlacohérencedesrécitsexplicatifsenexagérantlalogiquedesévaluations:lesgensbiennefontquedeschosesbienetlesgensméchantssontintégralementmauvais.Laphrase«Hitleraimaitleschiensetlesenfants»estchoquante,etledemeurequelquesoitlenombredefoisoùvousl'entendez,parce que toute trace de gentillesse chez quelqu'un d'aussi mauvais viole lesattentes mises en place par l'effet de halo. Les incohérences empiètent surl'aisancedenospenséesetlaclartédenossentiments.Un récit convaincant engendre l'illusion qu'un phénomène est inévitable.

Considérez l'histoire deGoogle, sa transformation en géant de la technologie.Deuxétudiantscréatifsdudépartementd'informatiquedeStanfordinvententunmoyen formidablede rechercherdes informations sur Internet. Ilscherchentetobtiennent un financement pour lancer une société et prennent une série debonnesdécisions.Enl'espacedequelquesannées,lasociétéqu'ilsontcrééeestune desmieux cotées enBourse auxÉtats-Unis, et les deux anciens étudiantscomptent parmi les personnes les plus riches de la planète. À une occasion,mémorable, ils ont eu de la chance, ce qui rend leur histoire encore plusattrayante:unanaprèsavoirfondéGoogle,ilsétaientprêtsàvendreleursociétépourmoinsdeunmilliondedollars,maisl'acheteuratrouvéleprixtropélevé170.Lamentiondecetuniquecoupdechancenousfaitvolontierssous-estimerlesmilleetunefaçonsqu'alachanced'affecterunrésultat.Une histoire détaillée donnerait plus de précisions sur les décisions des

fondateursdeGoogle,maisdansnotreoptique,ilsuffitdedirequepresquetousleurs choix ont abouti à un résultat positif.Un récit plus complet décrirait lesactions des sociétés que Google a vaincues. Les malheureux concurrentsdonneraientl'impressiond'avoirétéaveugles,lents,etdansl'ensembleinaptesàfairefaceàlamenacequiafiniparlessubmerger.Je vous ai volontairement raconté cette histoire sans fioritures, mais vous

voyez ce que je veux dire : c'est une très bonne histoire. Enrichie de plus dedétails,ellevousdonneraitlesentimentdecomprendrecequifaitqueGooglearéussi ; elle vous donnerait aussi l'impression que vous avez appris une leçonplus générale et utile sur la recette du succès de certaines entreprises.Malheureusement, toutporteàcroirequevotresentimentdecompréhensionetd'apprentissagegrâceàl'histoiredeGoogleestpourl'essentielillusoire.Letestdéfinitif, pour une explication, est de savoir si elle aurait permis de prédirel'événement.Aucun récit de l'invraisemblable succès deGoogle ne passera cetest, caraucun récitnepeut inclure lesmyriadesd'événementsquiauraientpuaboutir à un résultat différent. L'esprit humain ne sait que faire des non-

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événements. Le fait que plusieurs événements importants aient impliqué deschoix vous pousse à surestimer encore davantage le rôle du talent et à sous-estimer la part de la chance dans le résultat. Comme toutes les décisionscruciales se sont bien terminées, on en dégage une sensation de presciencepresque parfaite, mais n'importe laquelle de ces étapes réussies aurait pu êtresabotéeparlamalchance.L'effetdehaloapportelatouchefinale,conférantuneaurad'invincibilitéauxhérosdel'histoire.Comme quand on regarde un kayakiste doué éviter danger sur danger en

descendant des rapides, le déroulement de l'histoire de Google est palpitant àcause du risque constant de catastrophe. Il y a cependant une différenceinstructiveentrelesdeuxcas.Lekayakistedegénieadescendudesrapidesdescentainesdefois.Ilaapprisàdéchiffrerleseauxbouillonnantesetàanticiperlesobstacles. Ilaapprisàeffectuer lesminusculesajustementsdepositionqui luipermettentdeconserversonéquilibre. Ilestmoins facilepourdes jeunesgensd'apprendre à créer une société géante ; ils ont moins de chances d'éviterl'obstacle – par exemple une innovation brillante lancée par une entrepriseconcurrente.Certes,l'histoiredeGooglenes'estpasfaitesansunebonnedosedetalent,maislachanceyajouéunrôleplusimportantquelerécitaposteriorinelelaissesupposer.Etpluslachanceestintervenue,moinsilyadeleçonsàentirer.C'estcettepuissanterègledeCOVERAquiestàl'œuvreici.Vousnepouvezpas

vousempêcherdetraiterlepeud'informationsdontvousdisposezcommes'iln'yenavaitpasd'autre.Vousédifiezlameilleurehistoirepossibleàpartirdecequevousavez,etsic'estunebonnehistoire,vouslacroyez.Paradoxalement,ilestplus facile de fabriquer une histoire quandon en sait peu, quand il y amoinsd'éléments à faire rentrer dans le puzzle. Notre conviction rassurante que lemondeaunsens reposesurune fondationsolide :notrecapacitépresquesanslimitesàignorernotreignorance.J'ai trop souvent entendu parler des gens qui « savaient bien avant qu'elle

n'éclateque lacrisefinancièrede2008était inévitable».Cettephrasecontientun mot tout à fait contestable, qui devrait être éliminé de notre vocabulairequand nous débattons d'événements clés. Ce mot, bien sûr, c'est « savait ».Certainespersonnessesonteffectivementdit,longtempsavant,qu'unecriseétaitpossible,maisellesnele«savaient»pas.C'estlàunusageerronéd'unconceptimportant.Danslelangagedetouslesjours,nousappliquonslemot«savoir»uniquementquandcequiestsuestvraietqu'ilestpossibledelemontrer.Maislesgensquipensaientqu'ilpourraityavoirunecrise(etilssontmoinsnombreux

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que ceux qui se souviennent aujourd'hui de l'avoir envisagé) ne pouvaient ledémontrerdefaçonconcluanteàl'époque.Beaucoupdegensintelligentsetbieninformésse sont intéressésdeprèsà l'avenirde l'économie,et ilsnecroyaientpasque l'onse trouvaità laveilled'unecatastrophe ; jedéduisdece faitqu'ilétait impossibledesavoirquelacriseapprochait.Cequ'ilyadepervers,dansl'utilisation du mot « savoir » dans ce contexte, ce n'est pas que quelquesindividus se voient attribuer des louanges qu'ils ne méritent pas quant à leurprétendue prescience. C'est que le langage implique que le monde est plusconnaissable qu'il ne l'est. Le langage contribue à entretenir une illusionpernicieuse.Au cœur de cette illusion se trouve le fait que nous croyons comprendre le

passé, ce qui laisse entendre que l'on peut également connaître l'avenir, alorsqu'en réalité, nous comprenons moins le passé que nous ne le pensons.« Savoir » n'est pas le seul mot à entretenir cette illusion. Dans le langagecourant, lesmots « intuition » et « prémonition » sont réservés à des penséespasséesquisesontrévéléesjustes.Laphrase:«J'aieulaprémonitionqueleurmariage ne durerait pas, mais je me trompais » a l'air bizarre, comme toutedéclaration au sujet d'une intuition finalement fausse. Si nous voulons penserclairementàl'avenir,nousdevonsaussiveilleràutiliserunlangageprécispourdéfinirlesconvictionsquenousavonseuesdanslepassé.

«Jelesavaisbien»oulebiaisrétrospectif

L'espritquiélaboredesrécitssurlepasséapourfonctiondeproduiredusens.Quand un événement imprévu survient, nous ajustons immédiatement notrevision dumonde pour intégrer cette surprise. Imaginez que vous regardiez unmatch de football entre deux équipes qui ont à leur actif lemême nombre devictoires et de défaites. Puis le match prend fin, et l'une des deux équipes aécrasé l'autre. Dans votre modèle du monde révisé, l'équipe gagnante estbeaucoupplusfortequelaperdante,etvotrevisiondupasséainsiquecelledufuturaétémodifiéeparcettenouvelleperception.Ilestraisonnabledetirerlesleçonsdessurprises,maiscelapeutavoirdesconséquencesdangereuses.L'esprit humain a une limite globale qui est sa capacité imparfaite à

reconstruiredesétatsdeconnaissancepassés,oudesconvictionsquiontchangé.Unefoisquevousadoptezunenouvellevisiondumonde(oul'unoul'autredeseséléments),vousperdezimmédiatementunegrandepartiedevotrecapacitéàvoussouvenirdecommentvouspensiezavantquevousnechangiezd'avis.

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Nombreux sont les psychologues qui se sont penchés sur ce qui se passequandlesgenschangentd'avis.Choisissantunsujetsurlequellesespritsnesontpas totalement décidés – la peine de mort, par exemple –, l'expérimentateurmesureméticuleusement les attitudes des gens.Ensuite, les participants voientouécoutentunmessagepersuasifpouroucontre.Puisl'expérimentateurmesuredenouveaulesattitudesdesgens.Engénéral,ilssesontrapprochésdumessagepersuasifauquelilsontétéexposés.Enfin,lesparticipantsdécriventquelleétaitleuropinionaudépart.Cettetâches'avèreétonnammentdifficile.Quandonleurdemande de reconstruire leurs anciennes convictions, les gens vont plutôtchercher leur opinion actuelle– un exemple de substitution–, et beaucoup neparviennentpasàcroirequ'ilsontpensédifféremment171.Votre incapacité à retrouver des convictions passées va inévitablement vous

pousser à sous-estimer à quel point vous avez été surpris par des événementspassés.BaruchFischhoff a démontré pour la première fois cet effet du« je lesavais bien », ou biais rétrospectif, quand il était étudiant à Jérusalem. AvecRuthBeyth (égalementunedenos élèves), il réalisaune enquête avantque leprésident Nixon ne se rende en Chine et en Russie en 1972. Les personnesinterrogées devaient attribuer une probabilité à quinze résultats possibles del'initiative diplomatique de Nixon. Mao Tsé-toung accepterait-il de lerencontrer ? Les États-Unis reconnaîtraient-ils officiellement la Chinecommuniste ? Après des décennies d'hostilité, les États-Unis et l'Unionsoviétiqueparviendraient-ilsàs'entendresurunequestionimportante172?QuandNixon fut rentréde sonpériple,Fischhoff etBeythdemandèrent aux

mêmes personnes de se souvenir de la probabilité qu'elles avaient attribuée àl'origineàchacundesquinzerésultatspossibles.Lesrésultatsétaientclairs :siun événement se produisait effectivement, les gens exagéraient la probabilitéqu'ils lui avaient attribuée auparavant. Si l'événement possible ne s'était pasproduit, ils se souvenaient toujours de l'avoir considéré comme improbable.D'autres expériences ontmontré que les gens avaient tendance à exagérer nonseulement l'exactitude de leurs prévisions d'origine, mais aussi de celles desautres.Onestparvenuàdes résultatssemblablespourd'autresévénementsquiont captivé le public, comme le procès pour meurtre d'O.J. Simpson ou latentativededestitutionduprésidentBillClinton.Latendanceàréviserl'histoiredesesconvictionsàlalueurdecequis'estvraimentpasséengendreuneillusioncognitiverobuste.Lebiais rétrospectifadeseffetspernicieuxsur l'évaluationdesdécideurs. Il

pousselesobservateursàestimerlaqualitéd'unedécisionnonenfonctiondela

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qualité du processus, mais en fonction de ses conséquences, bonnes oumauvaises173.Prenonslecasd'uneinterventionchirurgicalepeurisquéeaucoursde laquelle un incident imprévisible entraîne la mort du patient. Le jury seraenclin à croire, après les faits, que l'opération était en fait risquée et que lemédecinquil'aordonnéeauraitdûlesavoir.Cebiaisdûaurésultatrendpresqueimpossibletouteévaluationcorrected'unedécision–ensereplaçantaumomentoùelleaétéprise.Lebiais rétrospectifestparticulièrement impitoyableavec lesprofessionnels

susceptibles d'influencer les décisions des autres – médecins, conseillersfinanciers,entraîneurssportifs,PDG,assistantssociaux,diplomates,politiques.Nous sommes prompts à reprocher aux décideurs d'avoir pris de bonnesdécisionsquionteudemauvaisrésultats,etàneleuraccorderaucuncréditpourdesactionscouronnéesdesuccèsmaisquineparaissentévidentesqu'après lesfaits.C'estunbiaisdurésultatclair.Quandlesrésultatssontnégatifs,lesclientsaccusent souvent leurs agents de n'avoir pas su déchiffrer les signes avant-coureurs – oubliant que les signes en question étaient écrits à l'encresympathiqueetqu'ilsnesontdevenuslisiblesqu'après.Desactionsqui,apriori,pouvaientparaîtreprudentessemblentparfoisirréfléchiesetirresponsablesaprèscoup. En s'inspirant d'une affaire juridique existante, on a demandé à desétudiantscalifornienssilavilledeDuluth,dansleMinnesota,auraitdûaccepterdepayerunsurveillantdepontàpleintempsavantd'éviterquedesdébrisnesecoincentsouslepontetnebloquentlecoursd'eau.Ungroupen'aeudroitqu'auxinformations dont disposait lamunicipalité aumoment de sa décision ; 24%d'entre eux ont estimé queDuluth devait accepter d'embaucher un surveillant.Un deuxième groupe savait que des débris avaient effectivement bloqué larivièreetqu'uneinondationavaitprovoquédegravesdégâts;56%d'entreeuxont déclaré que la municipalité devait engager le surveillant, alors qu'on leuravaitditdenepasselaisserinfluencerparlebiaisrétrospectif174.Plus les conséquences sont désastreuses, plus le biais rétrospectif est

important.Danslecasd'unecatastrophe,commele11-Septembre,noussommesparticulièrementdisposésàcroirequelesresponsablesquinel'ontpasanticipéeontfaitpreuvedenégligenceoudecécité.Le10juillet2001, laCIAaobtenudes informations affirmant qu'Al-Qaïda préparait une opération ambitieusecontrelesÉtats-Unis.GeorgeTenet,directeurdelaCIA,transmit l'informationnonauprésidentGeorgeW.Bush,maisàsaconseillèreàlasécuriténationale,CondoleezzaRice.Quandcelafutrévéléparlasuite,BenBradlee,lelégendairedirecteur exécutif duWashington Post, déclara : « Il me semble élémentaire

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d'allervoirdirectementleprésidentquandonamislamainsurcequivafairel'histoire.»Maisle10juillet,personnenesavait,oun'auraitpusavoir,quecettebribed'informationallaiteffectivementfairel'histoire175.Comme il est difficile de critiquer après coup des procédures standards, les

décideurs, qui s'attendent à ce que leurs gestes soient passés au crible, onttendance à opter pour des solutions bureaucratiques et répugnent nettement àprendre des risques176 . Avec la multiplication des procès pour fauteprofessionnelle,lesmédecinsontmodifiéleursprocéduresdemultiplesfaçons:ils ordonnent davantage d'examens, confient plus de cas à des spécialistes,appliquent des traitements conventionnels même quand ils ne sont guèresusceptibles d'aider. Ces actions protègent les médecins plus qu'elles nebénéficient aux patients, et deviennent une source potentielle de conflitsd'intérêt.Laresponsabilisationasesavantagesetsesinconvénients.Bien que le biais rétrospectif et le biais du résultat favorisent généralement

l'aversionpourlerisque,ilsvalentaussideslouangesimméritéesàdespreneursderisquesirresponsables,commeungénéralouunchefd'entreprisequiafaitunparifou,etagagné.Lesdirigeantsquionteudelachancenesontjamaischâtiéspouravoirprisde tropgrands risques.Aucontraire,onestimequ'ilsont eu leflairetlaprescienced'anticiperlesuccès,etlesgensraisonnablesquiontdoutéd'euxsontvusaveclereculcommemédiocres,timorésetfaibles.Quelquesparischanceux peuvent parer un dirigeant irresponsable d'un halo de prescience etd'audace.

Desrecettespourlesuccès

LamachineàproduiredusensduSystème1nousfaitvoirlemondecommeplusordonné,simple,prévisibleetcohérentqu'ilnel'estenréalité.L'illusionquel'onacomprislepasséalimenteuneautreillusion,cellequel'onpeutprédireetcontrôlerlefutur.Cesontdesillusionsrassurantes.Ellesréduisentl'anxiétéquenous connaîtrions si nous nous laissions aller à admettre pleinement lesincertitudesdel'existence.Nousavonstousbesoind'êtrerassurésparlemessagequelesactionsontdesconséquenceslogiquesetquelesuccèsvientrécompenserlasagesseetlecourage.Beaucoupdelivresdestinésauxentrepreneurssontfaitssurmesurepoursatisfairecebesoin.Lesdirigeantsetlesméthodesdemanagementqu'ilsappliquentinfluencent-ils

les performances des entreprises ? Bien sûr, cela a été confirmé par desrecherchessystématiques:l'évaluationobjectivedescaractéristiquesdecertains

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PDGetdeleursdécisions,ensuitecomparéesauxrésultatsdeleursentreprises.Dans une étude, les PDG étaient caractérisés par la stratégie des entreprisesqu'ils avaient dirigées avant d'occuper leur nouveau poste, ainsi que par lesrègles et les procédures de management adoptées depuis leur nomination177 .Conclusion : les PDG ont bien une influence sur les performances, mais ceseffets sont nettement plus modestes qu'on ne le croirait en lisant la pressespécialisée.Leschercheursmesurentlaforcedesrelationsentredeuxphénomènesparun

coefficient de corrélation, qui varie entre 0 et 1. Nous avons déjà défini cecoefficient(enrelationaveclarégressionverslamoyenne):ilrevientàétablirjusqu'àquelpointdeuxmesuressontdéterminéespardesfacteurspartagés.Uneestimationtrèsgénéreusedelacorrélationentrelaréussited'uneentrepriseetlaqualitédesonPDGpourraitatteindre0,3–soituneintersectionde30%entreles deux mesures. Pour apprécier la signification de ce chiffre, considérez laquestionsuivante:

Supposez que vous étudiez des entreprises deux par deux. Les deuxsociétés de chaque paire sont généralement semblables, mais le PDG del'une estmeilleur que l'autre.Combien de chances avez-vous de constaterque l'entreprise ayant lemeilleur PDG affiche aussi demeilleurs résultatsquel'autre178?

Dansunmondebienordonnéetprévisible,lacorrélationseraitparfaite,etlemeilleur des deuxPDGdirigerait effectivement lameilleure des deux sociétésdans 100 % des paires. Si le succès relatif d'entreprises semblables étaitdéterminéentièrementpardesfacteursquelePDGnecontrôlepas(appelons-lesla chance, si vous voulez), vous vous apercevriez que dans 50% des cas, lasociété la plus forte serait dirigée par un PDG moins efficace. Avec unecorrélation de 0,3, vous croiserez le meilleur PDG aux commandes de lameilleureentreprisedans60%despaires–uneaméliorationdeseulement10%par rapport à une estimation au jugé, pas vraiment de quoi alimenter le cultehéroïquedontlesPDGfontsisouventl'objet.Sivousvousattendiezàcequecechiffresoitplus important–cequiest le

cas de la plupart d'entre nous –, alors vous devriez considérer cela commel'indication que vous avez tendance à surestimer le caractère prévisible du

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mondedanslequelvousvivez.Nevousytrompezpas:améliorerleschancesdesuccès en les faisant passer de 1 pour 1 à 3 contre 2 est un avantageincontestable,tantsurlechampdecoursequedanslesaffaires.Maisdupointdevuedelaplupartdesauteursspécialisésdanslemondedel'entreprise,unPDGqui a si peu de contrôle sur les résultats n'aurait rien de très impressionnantmêmesisonentrepriseseportaitbien.Ilestdifficiled'imaginerlesgensfairelaqueuedansleskiosquespouracheterunlivrequidécriraitavecenthousiasmelespratiquesdedirigeantsqui,enmoyenne,fontàpeinemieuxquelachanceseule.Lesconsommateursontenviedemessagesclairssurcequidéterminelaréussiteou l'échec dans les affaires, ils ont besoin d'histoires qui leur donnentl'impressiondecomprendre,aussiillusoiresoient-elles.DanssonlivreéclairantTheHaloEffect(L'effetdehalo)179,PhilRosenzweig,

qui enseigne dans une école de commerce suisse, montre comment cettedemandeencertitudes illusoires est satisfaitepardeuxgenrespopulairesde lalittératureconsacréeaumondedesaffaires : leshistoires traitantde l'ascension(en général) et de la chute (particulière) d'individus et d'entreprises, et lesanalysesdesdifférencesentrelessociétésquiréussissentetlesautres.Ilconclutque leshistoiresde réussiteetd'échecexagèrent systématiquement l'impactdustyle de direction et des pratiques de management sur les résultats desentreprises,etqueleurmessageestparconséquentrarementutile.Pour apprécier ce qui se passe, imaginez que des experts du secteur, par

exemple d'autres PDG, se voient demander de commenter la réputation duprésident-directeur d'une entreprise. Ils connaissent parfaitement lesperformances de la société concernée, savent si elle est prospère ou plutôt endifficulté.Commeonl'avudanslecasdeGoogle,cetteconnaissanceengendreun halo. Le PDG d'une entreprise qui marche bien sera sans doute considérécomme flexible, méthodique et volontaire. Imaginez qu'un an plus tard, lasituation se soit détériorée. Le même responsable sera dès lors décrit commedépassé, rigide et autoritaire. Sur le moment, les deux descriptions semblentjustes: ilparaîteneffetabsurdededired'undirigeantàsuccèsqu'ilestrigide,dépasséetautoritaire,oud'unPDGendifficultéqu'ilestflexibleetméthodique.En fait, l'effet de halo est si puissant que vous acceptez difficilement l'idée

qu'unemêmepersonneet lesmêmescomportementspassentpourméthodiquesquandtoutvabienetpourrigidesquandtoutvamal.Àcausedel'effetdehalo,nous comprenons à l'envers la relation causale : nous sommesenclins à croirequelasociétéfléchitparcequesonPDGestrigide,alorsqu'enréalité,ildonne

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l'impressiond'êtrerigideparcequesasociétévamal.Voilàcommentnaissentlesillusionsdecompréhension.L'effet de halo et le biais du résultat s'associent pour expliquer l'incroyable

attrait des livres qui tentent de tirer des conseils pratiques de l'examensystématiquedesentreprisesàsuccès.UndesexempleslesplusconnusdugenreestBuilt to Last (Bâti pour durer), de JimCollins et Jerry L. Porras. Le livreproposeuneanalyseexhaustivededix-huitpairesdesociétésconcurrentes,l'uneétant chaque fois plus efficace que l'autre. Ces comparaisons s'appuient surdiversaspectsdelaculturedesentreprises,deleurstratégieetdeleurspratiquesmanagériales. «Nous pensons que tous les PDG, tous les gestionnaires et lesentrepreneurs du monde devraient lire ce livre, proclament les auteurs. Vouspouvezbâtirunesociétévisionnaire180.»LemessagedebasedeBuilt toLast et d'autres ouvrages dumême type est

qu'il est possible d'identifier les bonnespratiquesmanagériales et qu'elles sontrécompensées par de bons résultats. Ce sont là deux exagérations. Lacomparaison d'entreprises qui ont eu plus ou moins de succès est, dans unemesurenonnégligeable,unecomparaisonentredesentreprisesquionteuplusou moins de chance. Un conseil : méfiez-vous de l'apparente logique duraisonnementfondésurcescomparaisons,carquandlehasardentreenjeu, leslogiquesrégulièresnepeuventêtrequedesmirages.Dumoment que la chance joueungrand rôle, le succès d'une entreprise ne

permet pas de conclure à la qualité de sa direction et des pratiques demanagement.Etmêmesivoussaviezparfaitementàl'avancequ'unPDGadesidéesgénialesetdescompétenceshorsducommun,vousn'enseriezpasmoinsincapable de prédire comment sa société va se comporter, la précision de vosprévisionsrevenantengrosàjoueràpileouface181.Enmoyenne,ladifférence,en termes de profitabilité et de rendement boursier, entre les deux groupes desociétés (celles à succès et les autres) passées en revue parBuilt to Last s'estpresque annulée dans la période qui a suivi la publication de l'étude. Laprofitabilité moyenne des sociétés identifiées dans le célèbre In Search ofExcellence (Enquêtede l'excellence)deThomasPetersetRobertWatermanaelleaussichuténettementpeudetempsplustard.Uneétudedes«Sociétéslesplusadmirées»réaliséeparlemagazineFortunemontrequesurunepériodedevingt ans, les sociétés les plusmal classées ont ensuite atteint des rendementsboursierssupérieursàceuxdessociétéslesplusadmirées182.Peut-être êtes-vous tenté de trouver des explications causales à ces

observations : peut-être les entreprises à succès ont-elles fait preuve de

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complaisance, peut-être celles qui marchaient moins bien ont-elles redoubléd'efforts.Maiscen'estpassouscetanglequ'ilfautabordercequis'estpassé.Ladifférencemoyennenepeutqueseréduire,parcequeladifférencededépartétaitdueengrandepartieàlachance,quiacontribuétantausuccèsdesunesqu'auxmauvaises performances des autres. Nous avons déjà rencontré cette réalitéstatistique:larégressionverslamoyenne183.Si les récits sur l'ascension et la chute des entreprises trouvent un tel écho

auprèsdeslecteurs,c'estqu'ilsleuroffrentcedontabesoinl'esprithumain:unmessagesimple,mettantenscène le triompheet l'échec, identifiantdescausesclaires et taisant le pouvoir déterminant de la chance et l'inévitabilité de larégression. Ces histoires suscitent et entretiennent une illusion decompréhension,etadministrentdesleçonsquin'ontàtermequepeudevaleuràdeslecteursquinedemandentqu'àlescroire.

*

Lebiaisrétrospectifenbref

«Cetteerreura l'airévidente,maiscen'estqu'unbiais rétrospectif.Vousnepouviezpaslesavoiràl'avance.»«Ilseréfèretropàcettehistoirederéussite,tropparfaite.Ilestsouslecoup

d'uneerreurdenarration.»«Rienneluipermetdedirequelasociétéestmalgérée.Toutcequ'ellesait,

c'estquesonactionaplongé.C'estunbiaisdurésultat,enpartieuneffetdebiaisrétrospectif,enpartieuneffetdehalo.»«Necédonspasaubiaisdurésultat.C'étaitunedécisionstupide,mêmesielle

abienmarché.»

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20

L'illusiondevalidité

LeSystème1estconçupourtirerdesconclusionshâtivesàpartirdetrèspeud'informations – et il n'est pas conçu pour comprendre à quel point sesconclusionspeuventêtrehâtives.ÀcausedeCOVERA,seuleslespreuvesdontildispose comptent. Comme la cohérence suscite de la confiance, la confiancesubjectivequenousavonsennosopinionsreflètelacohérencedel'histoirequelesSystèmes1et2ontconcoctée.Laquantitéetlaqualitédesinformationsn'ontguère d'influence, parce que les informations les plus succinctes font lesmeilleureshistoires.C'estainsiquecertainesdenosconvictionslesplusancréesnereposentsuraucunepreuve,hormislefaitquedesgensquenousaimonsetenquinousavonsconfiancelespartagent.Comptetenudeleursmaigresassises,laconfiancequenous avons ennos convictions est absurde–mais elle est aussiessentielle.

L'illusiondevalidité

Ilyadesannées,j'aipassécequim'aparubeaucoupdetempssousunsoleildeplombàobserverdesgroupesdesoldatsoccupésàrésoudreunproblème.Àl'époque, j'effectuais mon service militaire dans l'armée israélienne. J'avaisobtenu ma licence en psychologie, et après un an en tant qu'officier dansl'infanterie, j'avais été affecté au département de psychologie de l'armée, où ilm'arrivait parfois de participer à l'évaluation des candidats à la formationd'officier. Nous utilisions des méthodes développées par l'armée britanniquependantlaSecondeGuerremondiale.

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L'undestests,le«défidugroupesanschef»,sedéroulaitsurleterrain.Huitcandidats, qui ne se connaissaient pas, privés de toute marque de grade etseulement identifiés par leurs matricules, recevaient l'ordre de soulever unelonguepoutreetdela transporter jusqu'àunmurd'environ1,80mètredehaut.Là,toutlegroupedevaitfranchirlemursansquelapoutretouchenilesolnilemur,etsansquepersonnenetouchelemur.Dèsquecelaarrivait,ilsdevaientlesignaleretrecommencer.Il y avait plus d'une façon de résoudre le problème. La solution la plus

couranteconsistaitàtenirlapoutrepenchéeau-dessusdumur,commeunesortedecanneàpêchegéante,quipermettaitalorsàunepartiedel'équipedepasserde l'autre côté. Parfois, des soldats montaient sur les épaules des autres etsautaient par-dessus le mur. Puis, ceux qui étaient passés de l'autre côtérécupéraient lapoutre et lapenchaient à leur tour, et ledernierhommen'avaitplusqu'àsauterpours'ysuspendre,etàselaisserglisserjusqu'àpouvoirsautertranquillement de l'autre côté. C'était généralement là que les groupeséchouaient,cequilesobligeaitàtoutrecommencer.Avecuncollègue,jesurveillaisledéroulementdel'exercice,etnousnotions

quisemblaitprendreladirectiondesopérations,quitentaitdecommandermaisse faisait rabrouer, quel était le degré de coopération de chacun au sein dugroupe.Nousobservionsquiparaissaitborné,passif,arrogant,patient,colérique,tenaceoudégonflé.Parfois,l'espritdecompétitiontournaitaudépit,quandunepersonne dont l'idée avait été rejetée par le groupe faisait preuve ensuite demauvaisevolonté.Nousguettionsaussilafaçondesunsetdesautresderéagiraux crises : qui s'en prenait à un camarade dont l'erreur avait fait échouer legroupe, qui prenait les commandes quand l'équipe, épuisée, devait toutrecommencer.Faceaustress,pensions-nous,chacunrévélaitsavraienature.Lecaractère de chaque candidat, avions-nous l'impression, était aussi limpide etévidentquelacouleurduciel.Nousassistionsàplusieurstentativesavantdedonnernotresentimentquantà

l'aptitude des soldats au commandement et d'attribuer des notes déterminantlesquelsétaientsusceptiblesdesuivreuneformationd'officier.Nousprenionsletempsdediscuterdechaquecasetd'analysernosimpressions.Cen'étaitpasunetâche difficile, justement parce que nous avions l'impression d'avoir été lestémoinsdirects,durantl'exercice,destalentsdechefdechaquehomme.Certainss'étaientmontrésdebonschefs,d'autresdesmauviettesoudescrétinsarrogants,d'autres encore médiocres, mais pas irrécupérables. Beaucoup avaient l'air sifaibles que nous les éliminions d'emblée. Quand nos multiples observations

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convergeaient pour former une histoire cohérente, nous avions une confianceabsolue en nos évaluations et estimions que ce que nous avions vu étaitannonciateurdel'avenir.Lesoldatquiavaitprislatêtedugroupequandcelui-ciétaitendifficultéetfaitfranchirlemuràl'équipeavaitétélechefàcetinstant-là.Onpouvaitêtreàpeuprèssûrdecequ'ilferaitàl'entraînementetaucombat,etqu'ilyseraitaussiefficacequefaceaumur.Touteautreprédiction,avec lespreuvesquenousavionssouslesyeux,noussemblaitsansintérêt.Nos impressions des performances de chaque candidat étant généralement

cohérentesetclaires,nosprédictionsofficiellesétaienttoutaussiconcises.Uneseule note nous venait d'ordinaire à l'esprit, et nous ne faisions que rarementl'expériencedudouteoud'opinionsconflictuelles.Nousétionstoutàfaitprêtsàdéclarer:«Celui-làn'yarriverajamais»,«Cegarsestmédiocre,maisildevraits'en tirer », ou « Il va devenir une star ».Nous n'éprouvions aucunbesoin deremettre en question nos prévisions, de lesmodérer ou de tergiverser.Malgrétout,s'ilarrivaitquequelqu'unmetteencausenosverdicts,nousétionstoutprêtsàadmettreque«biensûr, toutpeutarriver».Car,endépitdenosimpressionsclairesetnettessurlescandidats,noussavionsparfaitementquenosprédictionsétaientengrandepartieinutiles.Ilétaittoutàfaitévidentquenousn'étionspasenmesuredeprévoirlesuccès

avecprécision.Detempsàautre,nousassistionsàdesréunionsoùl'onrevenaitsurnossélectionsetoùnousapprenionscommentlesélèvessedébrouillaientàl'école d'officiers. Nous pouvions comparer nos évaluations avec l'avis descommandantsquilessupervisaientdepuisunmoment.C'étaittoujourslamêmehistoire:notrecapacitéàprédireleursperformancesàl'écoleétaitminime.Nosprévisionsvalaientmieuxquededistribuerdesnotesàl'aveuglette,maisdepeu.Celanousadéprimésunmoment.Maisc'étaitl'armée.Utileounon,ilfallait

respecter la routineetobéirauxordres.Le lendemain,unenouvellepromotionde candidats débarquait. Nous les emmenions au champ d'obstacles, nous lesplacionsfaceaumur,ilssoulevaientlapoutre,etl'espacedequelquesminutes,nousavionssouslesyeuxlarévélationdeleurvraienature,avecautantdeclartéqu'avant. La triste vérité au sujet de la qualité de nos prédictions n'avaitabsolumentaucuneffetsurnotrefaçond'évaluerlescandidats,etfortpeusurlaconfiancequenousavionsennosjugementsetnosprévisionssurlesindividus.C'était remarquable. La preuve globale de notre échec précédent aurait dû

avoirébranlénotreconfiance,maiscen'étaitpaslecas.Elleauraitaussidûnouspousseràmodérernosprévisions,maiscen'étaitpasnonpluslecas.C'étaitunfait,nouslesavions:nosprédictionsvalaientàpeinemieuxquedesconjectures

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aléatoires,maisnouscontinuionsàpenseretàagircommentsichacunedenosprévisionsétaitvalide.Celamerappelal'illusiondeMüller-Lyer,oùnoussavonsquelesdroitessontdemêmelongueur,maisn'encontinuonspasmoinsàlesvoircomme si elles étaient différentes. Je fus si frappé par cette analogie quej'inventaiuntermepourdécrirenotreexpérience:l'illusiondevalidité.Jevenaisdedécouvrirmapremièreillusioncognitive.

Des décennies plus tard, je retrouve bien des thèmes centraux de mes

réflexions–etdecelivre–danscettevieilleanecdote.Nosattentesquantauxperformances futures des soldats étaient un casmanifeste de substitution, unemanifestationdel'heuristiquedelareprésentativité.Ayantobservépendantuneheurelecomportementd'unsoldatdansunesituationartificielle,nouspensionssavoir comment il répondrait au défi de la formation d'officier et ducommandement au combat– nous n'hésitions pas à prédire des échecs ou dessuccèsexceptionnelsàpartird'aussimaigresindices.C'étaitclairementuncasdeCOVERA.Nousavionsdesimpressionsconvaincantesducomportementquenousobservions, et aucun moyen efficace de nous représenter notre ignorance desfacteursquidétermineraientplustardlaprestationducandidatentantqu'officier.Avec le recul, l'élément le plus frappant de cette histoire, c'est que notre

connaissance de la règle générale – le fait que nous étions incapables deprédire– n'avait aucun effet sur notre confiance au cas par cas. Je comprendsaujourd'huiquenotreréactionétaitlamêmequecelledesétudiantsdeNisbettetBorgida quand ils apprenaient que la plupart des gens n'avaient pas aidé uninconnuvictimed'unecrise.Ilsavaientbeletbienfoidanslesstatistiquesqu'onleurmontrait,mais les tauxdebasen'influençaientpas leur jugementquand illeur fallait décider si un individu qu'ils voyaient en vidéo aiderait ou non uninconnu. Tout comme l'ont démontré Nisbett et Borgida, les gens rechignentsouventàdéduireleparticulierdel'ensemble.Laconfiancesubjectiveenunjugementn'estpasuneévaluationraisonnéede

laprobabilitéque ce jugement soit correct.La confiance est un sentiment, quireflètelacohérencedel'informationetl'aisancecognitivedutraitementdecettedernière. Il est sage de prendre au sérieux les aveux d'incertitude, mais lesdéclarations de grande confiance ne vous disent qu'une chose, c'est qu'unindividus'estfabriquéunehistoirecohérente,pasforcémentquecettehistoireestvraie.

L'illusiondetalent

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En 1984,Amos, notre amiRichard Thaler etmoi-même fûmes appelés parune société deWall Street. Notre hôte, un gérant de portefeuilles, nous avaitinvitéspourdiscuterdurôledesbiaisdujugementenmatièred'investissement.J'en savais si peu sur la finance que je ne voyaismême pas quelles questionsposer, mais je me souviens d'un de nos échanges. « Quand vous vendez uneaction, lui ai-je demandé, qui l'achète ? » Ilm'a répondu d'un geste vague endirection de la fenêtre, indiquant qu'il s'attendait à ce que l'acheteur soitquelqu'undetoutàfaitsemblableàlui.C'étaitcurieux:qu'est-cequifaitqu'unepersonneachèteetqu'uneautrevend?Quepensaient savoir lesvendeurs,queleursacheteurs,eux,nesavaientpas?Depuis,mesquestions au sujet de laBourse se sontmuées enunproblème

plusdifficile :ungigantesquesecteuréconomiqueest,semble-t-il,bâtisuruneillusiondetalent.Desmilliardsd'actionss'échangentchaquejour,beaucoupdegenslesachetanttandisqued'autreslesleurvendent.Iln'estpasrarequeplusdemillions d'actions d'unmême titre changent demain en une seule journée. Laplupart des acheteurs et des vendeurs savent qu'ils disposent de la mêmeinformation ; ils échangent les actions essentiellement parce qu'ils ont desopinions différentes. Les acheteurs pensent que le prix est trop bas et qu'il vasansdoutemonter,tandisquelesvendeurspensentqueleprixesttropélevéetqu'ilvasansdoutechuter.Maisunequestiondemeure:pourquoilesunscommeles autres pensent-ils que le prix en cours n'est pas le bon ?Qu'est-ce qui lesporteàcroirequ'ilsensaventplusquelemarchésurcequedevraitêtreceprix?Pourlaplupartd'entreeux,cetteconvictionestuneillusion.Dans les grandes lignes, la théorie classique sur le fonctionnement de la

Bourse est acceptée par tous les intervenants du secteur. Dans le monde desinvestissements,toutlemondealulemerveilleuxlivredeBurtonMalkiel,UnemarcheauhasardàtraverslaBourse184.L'idéemaîtressedeMalkielestqueleprixd'uneactionintègretouteslesconnaissancesdisponiblessurlavaleurdelasociétéetlesmeilleuresprédictionsquantàl'avenirdutitre.Cequientraînealorsuneaugmentationduprix.Sitouslesactifsd'unmarchédonnésontcorrectementévalués, personne ne doit pouvoir s'attendre à gagner ou à perdre en leséchangeant. Des prix parfaits ne laissent aucune marge de manœuvre àl'intelligence, mais ils protègent également les fous de leur propre folie.Cependant,noussavonsmaintenantquecette théorien'estpas toutà fait juste.Beaucoup d'investisseurs individuels perdent tout le temps, ce que même unchimpanzé investissant au hasard ne parviendrait pas à faire. La première

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démonstration de cette conclusion stupéfiante a été le fait de Terry Odean,professeurdefinanceàBerkeley,etl'undemesanciensélèves185.Odeanacommencéparétudier leséchangesde10000comptesdecourtage

d'investisseurs individuels sur une période de sept ans. Il a été en mesured'analysertoutesles transactionseffectuéesparles investisseursparl'entremisedecetteagence,soitprèsde163000échanges.Cetteabondancededonnéesluiapermisd'identifiertouslescasoùuninvestisseurvendaitunepartiedesactionsavant d'en acheter d'autres peu après. L'investisseur montrait ainsi qu'il (laplupartdesinvestisseurssontdeshommes)avaituneidéeprécisedel'avenirdeces deux actions : il s'attendait à ce que celle qu'il avait choisi d'acheter secomportemieuxquecellequ'ilavaitdécidédevendre.Pourdéterminersicesidéesétaientfondées,Odeanacomparélesrendements

del'actionquel'investisseuravaitvendueetdecellequ'ilavaitachetéeàsaplacependantl'annéequiasuivilatransaction.Lesrésultatssontsanséquivoque,etilssont mauvais. En moyenne, les actions que les courtiers individuels avaientvenduess'étaientmieuxcomportéesquecellesqu'ilsavaientachetées,avecunemargesubstantielle:3,2pointsdepourcentageparan,au-dessusetau-delàdescoûtssignificatifsdesdeuxtransactions.Il est important de ne pas perdre de vue que l'on parle là demoyenne, que

certainsindividusontfaitmieuxqued'autres,etcertainsbienpires.Toutefois,ilestclairquepourlagrandemajoritédesinvestisseursindividuels,ilauraitmieuxvalu prendre une douche ou ne rien faire du tout plutôt que de mettre enapplicationl'idéequileurestvenueàl'esprit.DesrecherchesultérieuresmenéesparOdeanet soncollègueBradBarberontconfirmécesconclusions.Dansunarticle intitulé « Trading Is Hazardous to Your Health » (La Bourse estdangereuse pour votre santé), ils ont montré que, en moyenne, c'étaient lescourtiers les plus actifs qui affichaient lesmoins bons résultats, tandis que lesinvestisseursquiintervenaientlemoinsétaientceuxquirécoltaientlesmeilleursrendements.Dansunautrearticle,«Boyswillbeboys»(Untrucd'hommes),ilsont montré que les hommes agissaient en fonction de leurs idées inutilesnettementplusquelesfemmes,etqueparconséquent,cesdernièresobtenaientdemeilleursrésultatsqu'euxdansledomainedesinvestissements186.Bien sûr, on trouve toujours quelqu'un à l'autre bout de la transaction ; en

général, ce sont des institutions financières et des investisseurs professionnelsqui sont prêts à profiter des erreurs commises par les courtiers individuels.D'autres recherches de Barber et Odean ont levé le voile sur ces erreurs. Lesinvestisseurs individuels aiment verrouiller leurs profits en vendant des

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« gagnants », des actions qui se sont appréciées depuis leur achat, et ilss'accrochent auxperdants187 .Malheureusementpour eux, lesgagnants récentsonttendanceàmieuxsecomporterquelesperdantsrécentsàcourtterme,etlesgensvendentdonclesmauvaisesactions.Toutcommeilsachètentcellesqu'ilnefaut pas. De façon prévisible, les investisseurs individuels se ruent sur lessociétés qui attirent leur attention parce que les médias parlent d'elles. Lesinvestisseurs professionnels se montrent plus sélectifs dans leur réaction auxinformations188 . Ces découvertes permettent demieux comprendre le sens del'expression « argent intelligent », que les professionnels de la finance onttendanceàrevendiquer.Bienquelesprofessionnelsparviennentàrécolterdesrichessesconsidérables

sur le dos des amateurs189 , bien peu de courtiers, voire aucun, ont le talentnécessaire pour prendre le marché constamment à contre-pied, année aprèsannée.Lesinvestisseursprofessionnels,ycomprislesgérantsdefonds,échouentà un test de compétence simple, celui de la réussite persistante. Le diagnosticpermettant de déterminer l'existence d'un talent quel qu'il soit repose sur laconstancedesdifférencesindividuellesdanslaréussite.Lalogiqueestévidente:silesdifférencesindividuellessuruneannéedonnéesontentièrementduesàlachance,leclassementdesinvestisseursetdesfondschangeradefaçonerratiqueet la corrélation d'une année à l'autre sera égale à zéro.Mais en présence detalent, les classements seront plus stables. La constance des différencesindividuellesestlamesurequipermetdeconfirmerl'existencedutalentchezlesgolfeurs,lesvendeursdevoitures,lesorthodontistesoulesguichetiersdepéagesautoroutiers.Les fonds mutuels sont gérés par des professionnels très expérimentés et

travailleurs qui achètent et vendent des actions pour obtenir les meilleursrésultatspourleursclients.Cependant,cinquanteansderecherchesurlesujetleconfirment:pourunegrandemajoritédegestionnairesd'actifs,lasélectiondesactionstientplusdujeudedésquedupoker.Engénéral,aumoinsdeuxfondscommunsdeplacementsurtroissontendessousdesperformancesdel'ensembledumarchéquellequesoitl'année190.Plusimportantencore,lacorrélationd'uneannéesurl'autreentrelesrésultats

des fonds communs de placement est très réduite, à peine supérieure à zéro.Ceuxquiréussissentdurantuneannéedonnéeontsurtoutdelachance;ilsonttiréunbonchiffreauxdés.Laplupartdeschercheurss'entendentàreconnaîtreque presque tous les boursicoteurs, qu'ils le sachent ou non – et bien peu lesavent–,pratiquentunjeudehasard.Lescourtiers,considérantleurexpérience

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subjective, pensent que leurs choix sont fondés sur leur expertise rationnelledansunesituationdegrandeincertitude.Surdesmarchésextrêmementefficaces,toutefois,leschoixfondéssurl'expertisenesontpasplusexactsques'ilsétaientfaitsàl'aveuglette.

Ilyaquelquesannées,j'aieul'occasionexceptionnelledepouvoiranalyserde

prèscette illusiondu talent financier.J'avaisété invitéàm'exprimerdevantungroupe de conseillers financiers d'un cabinet de consultants offrant conseils etautresservicesàdesclients très riches.J'avaisdemandéquelques informationsafindepréparermonintervention,etj'aiainsieudroitàunvéritabletrésor:unefeuilledecalculrésumantlesrésultatsdesinvestissementsd'environvingt-cinqconsultantsenpatrimoineanonymes,surhuitannéesconsécutives.Lerésultatdechaque consultant (presque tous des hommes), pour chaque année, était lefacteur déterminant pour sa prime annuelle. Il était donc facile de classer lesconsultantsenfonctiondeleurperformanceannuelleetd'établirs'ilyavaitdesdifférences durables entre eux en termes de talent et si c'étaient toujours lesmêmesquiobtenaientlesmeilleursretourssurinvestissementspourleursclientsannéeaprèsannée191.Pourrépondreàcettequestion,j'aicalculélescoefficientsdecorrélationentre

les classements sur des années associées par paire : l'année 1 avec l'année 2,l'année1avecl'année3,etainsidesuitejusqu'àl'année7avecl'année8.Cequimedonnait 28 coefficients de corrélation, un par paire d'années.Au fait de lathéorie,jem'attendaisàtrouverunepreuvelimitéedelapersistancedutalent.Jefusnéanmoinssurprisdeconstaterquelamoyennedes28corrélationsétait0,1.Autrementdit,zéro.Iln'yavaitnullepartdecorrélationconstantepermettantdeconclureàdesdifférencesentermesdecompétence.Lesrésultatsressemblaientà ce que l'on pourrait attendre d'un concours de dés, plutôt que d'uneconfrontationdetalent.Danslecabinet,personnenesemblaitconscientdelanaturedujeuauquelse

livraient leurs chasseurs de valeurs. Les consultants eux-mêmes avaient lesentimentd'êtredesprofessionnelscompétentschargésd'untravailsérieux,avisquepartageaientleurssupérieurs.Laveilleduséminaire,RichardThaleretmoiavons dîné avec quelques-uns des hauts responsables du cabinet, ces gens quidécident du montant des primes de leurs collaborateurs. Nous leur avonsdemandédedevinerlacorrélationd'uneannéesurl'autredansleclassementdesconsultants.Sedoutantprobablementdecequilesattendait,ilsontsourietnous

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ont répondu : « pas très élevée » ou « la performance est changeante, c'estcertain».Maisaucunn'imaginaitquelacorrélationmoyenneétaitnulle.Le message que nous avons fait passer aux dirigeants était le suivant : au

moinsdans le secteurde lagestiondesportefeuilles, cequ'ils récompensaient,c'étaitlachance,pasletalent.Lanouvelleauraitdûleschoquer,maiscenefutpas le cas. Apparemment, ils nous ont crus. Comment auraient-ils pu faireautrement?Aprèstout,nousavionsanalyséleurspropresrésultats,etilsétaientassezcultivéspouren saisir les implications,quenousnous sommespolimentabstenusd'exprimerouvertement.Nousavonspoursuivicalmementnotredîner,etjesuisàpeuprèssûrquetantnosdécouvertesqueleursimplicationsontétérapidement remisées dans un coin et que la vie a continué comme si de rienn'étaitdanscecabinet.L'illusiondutalentn'estpasseulementuneaberrationaucasparcas;elleestprofondémentenracinéedanslaculturedusecteur.Lesfaitsqui contredisent des idées aussi fondamentales – et, par conséquent, quimenacentlegagne-painetl'estimedesoidesgens–nesonttoutsimplementpasintégrés. L'esprit ne les digère pas. C'est particulièrement vrai pour les étudesstatistiquesde laperformance,qui fournissentdes informationssur les tauxdebase que les gens ont généralement tendance à ignorer dès qu'elles entrent enconflitavecleursimpressionsetleurexpériencepersonnelles.Lelendemainmatin,nousavonsprésenténosdécouvertesauxconsultants,et

leurréactionaététoutaussineutre.Leurpropreexpérience,quileurdisaitqu'ilsselivraientàdesjugementsaviséssurdesproblèmescomplexes,leurparaissaitbeaucoup plus convaincante que d'obscurs faits statistiques.À l'issue de notreprésentation, un des dirigeants avec qui j'avais dîné la veille me conduisit àl'aéroport.Encoresurladéfensive,ilm'adit:«J'aiobtenud'excellentsrésultatspour le cabinet et personne ne peut dire le contraire. » J'ai souri et gardé lesilence, tout en pensant : « Eh bien, moi, j'ai dit le contraire ce matin. Si taréussiteestsurtoutdueàlachance,pourquoit'enattribuerait-onlemérite?»

Surquoireposentlesillusionsdetalentetdevalidité?

Les illusions cognitives peuvent s'avérer plus tenaces que les illusionsvisuelles.Cequevousavezapprisde l'illusiondeMüller-Lyern'apasmodifiévotrefaçondevoirlesdroites,maiselleainfluésurvotrecomportement.Voussavezdésormaisquevousnepouvezpasfaireconfianceàl'impressionquevousavezde la longueur de lignes affublées d'appendices, et vous savez égalementque dans la présentation classique de Müller-Lyer, vous ne pouvez pas avoir

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confianceencequevousvoyez.Sil'onvousinterrogesurlalongueurdeslignes,vousdonnerezuneréponseinformée,nonl'illusionquevouscontinuezdevoir.En revanche, quand j'étais dans l'armée, mes collègues et moi avions certesappris que nos tests d'évaluation de la capacité à commander étaient d'unevaliditédouteuse,unfaitquenousacceptionsintellectuellement,maisquin'aeuaucunimpactsurnossentimentsetnosactionsparlasuite.Laréactionàlaquellenousavonsassistédans lecabinetdeconsultantsaétéencoreplusextrême.Jesuis persuadé que le message que Thaler et moi avons communiqué tant auxdirigeantsqu'auxgérantsdeportefeuillesaétéinstantanémentjetéauxoubliettesdelamémoire,oùilnerisquaitplusdefairedudégât.Pourquoi les investisseurs, simples boursicoteurs ou professionnels,

continuent-ils de croire avec obstination qu'ils peuvent faire mieux que lemarché, contrairement à la théorie économique que la plupart acceptent, etcontrairement à ce que leur apprendrait une évaluation dépassionnée de leurexpériencepersonnelle?Plusieursthèmesabordésdansleschapitresprécédentspermettentd'expliquerlaprédominanceetlapersistanced'uneillusiondetalentdanslemondefinancier.Lacausepsychologique lapluspuissantedecette illusion tientcertainement

aufaitquelesgensquidécidentd'acheteroudevendredesactionsexercentdescompétences de haut niveau. Ils consultent des données et des prévisionséconomiques, examinent des déclarationsde revenus et des bilans, évaluent laqualité des équipes de direction, et jaugent la concurrence. Tout cela est untravail sérieux, qui nécessite une formation très complète, et les gens quil'exercent font l'expérience immédiate de l'emploi de leurs talents.Malheureusement, la capacité à évaluer les perspectives commerciales d'unesociété ne suffit pas à garantir la réussite enBourse, où la question clé est desavoir si les informations se rapportantà la société sontdéjàprisesencomptedanslavaleurdesontitre.Apparemment,lescourtiersnedisposentpasdutalentpour répondre à cette question cruciale,mais semblent ignorer leur ignorance.Commejel'avaisdécouvertenobservantlessoldatssurlechampd'obstacles,laconfiance subjective des courtiers est une sensation, pas un jugement. Notrecompréhensiondel'aisancecognitiveetdelacohérenceassociativenouspermetdesituersansaucundoutelaconfiancesubjectivedansleSystème1.Enfin, les illusions de validité et de compétence sont soutenues par une

puissante culture professionnelle.Nous savons que les gens peuvent entretenirune foi inébranlable dans n'importe quelle proposition, aussi absurde soit-elle,quand ils sont entourés par une communauté partageant lamême foi.Compte

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tenu de la culture professionnelle de la communauté financière, il n'est pasétonnantqu'ungrandnombredereprésentantsdecemondeseprennentpourdeséluscapablesdefairecedontlesautresneseraientpascapables.

L'illusiondesexperts

L'idée que le futur est imprévisible est quotidiennement contredite par lafacilité avec laquelle on explique le passé. Comme l'a soulignéNassim TalebdansLeCygnenoir,notretendanceàconstruiredesrécitscohérentsdupasséetà lescroire faitqu'ilnousestdifficiled'admettre les limitesdenoscapacitésàprédire le futur.Avec le recul, tout semble avoir un sens, ce qu'exploitent lesexperts financiers qui, chaque soir, décrivent de façon convaincante lesévénements du jour. Et nous ne pouvons nous débarrasser de la formidableintuitionquecequiaunsensaujourd'hui,avecdu recul,devaitêtreprévisiblehier.Leclichééculédela«marchedel'histoire»impliquedesnotionsd'ordreet

de direction.Unemarche, contrairement à une promenade, n'est pas aléatoire.Nouspensonsquenousdevrionspouvoirexpliquerlepasséennousconcentrantsoit sur les grands mouvements sociaux et les développements culturels ettechnologiques, soit sur les intentionset le talentdequelquesgrandshommes.L'idéequelesgrandsévénementshistoriquessontdéterminéspar lachanceestprofondémentchoquante,bienquesavéracitésoitdémontrable.Ilestdifficiledeconcevoirl'histoireduXXesiècle,ycomprisdesesgrandsmouvementssociaux,sansévoquerlerôledeHitler,deStalineetdeMao.Maisilyaeuunmomentdansletemps,justeavantqu'unovulesoitfécondé,oùilyaeu50%dechancesque l'embryonquiallaitdevenirHitler soit femelle.Si l'onadditionne les troisévénements,ilyaainsiunepossibilitédeunsurhuitqueleXXesièclesoitprivédecestroisgrands«méchants»,etilestimpossibledeprétendrequel'histoireauraitgrossomodo été la même en leur absence. La fécondation de ces troisovulesaeudesconséquencesgigantesques,et l'idéeque lesdéveloppementsàlongtermesontprévisiblesestdoncrisible.Pourtant,l'illusiondelaprédictionvalideresteintacte,etuncertainnombrede

gens,quienont fait leurmétier,exploitentcephénomène–nonseulement lesexperts financiers,mais aussi les spécialistes dumonde des affaires, ou de lapolitique. Les chaînes de radio et de télévision, les journaux, tous ont leurséquipes d'experts dont le travail consiste à commenter le passé récent pourprédire l'avenir. Les téléspectateurs et les lecteurs ont l'impression qu'ils

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reçoivent des informations confidentielles, ou en tout cas particulièrementclairvoyantes. Et, il ne faut pas en douter, les experts et leurs partisans sontintimement persuadés qu'ils fournissent des informations de ce genre. PhilipTetlock,psychologuede l'universitédePennsylvanie, aanalysécesprétenduesprédictionsd'expertsdansuneétudequiafaitdateetquis'étendaitsurvingtans,publiéedanssonlivre,ExpertPoliticalJudgment:HowGoodIsIt?HowCanWeKnow? (Les experts en politique. Sont-ils bons ?Comment savoir ?). Cefaisant,ilaposélestermesdetoutdébatfutursurlesujet.Tetlockainterviewé284personnesayantpourprofessionde«commenteret

dedonnerdesconseils sur les tendancespolitiquesetéconomiques». Il leurademandéd'évaluerlaprobabilitéquecertainsévénementsseproduisentdansunavenirrelativementproche,àlafoisdansleursdomainesdecompétenceetdansd'autres. Gorbatchev serait-il renversé par un coup d'État ? Les États-Unisentreraient-ils en guerre dans le golfe Persique ? Quel pays deviendrait leprochain grand marché émergent ? En tout, Tetlock rassembla 80 000prédictions.Ilaégalementdemandéauxexpertscommentilsparvenaientàleursconclusions, comment ils réagissaient quand ces dernières étaient fausses, etcommentilsévaluaientlesinformationsquicontredisaientleurspositions.Illeuraenfindemandéd'évaluer laprobabilitédetroisconséquencesdifférentespourchacundesévénementsenvisagés:lestatuquo,l'augmentationdequelquechose(comme la liberté politique ou la croissance économique) et la baisse de cettemêmechose.Lesrésultatssontdésastreux.Lesexpertss'ensontmoinsbien tirésques'ils

s'étaientcontentésd'assignerdesprobabilitéséquivalentesàchacundesrésultatspotentiels.Autrementdit,desgensquipassenttoutleurtempsàétudierunsujetparticulier,etgagnentainsileurvie,fournissentdesprédictionsmoinssûresquecequ'obtiendraientdessingesen tirantdes fléchettesauhasard.Mêmedans larégionqu'ils connaissaient lemieux, les experts n'étaient pas significativementplusexactsquedesnon-spécialistes.Ceuxquiensaventplusprédisentunpetitpeumieuxqueceuxquiensavent

moins.Maisceuxquiensaventleplussontégalementsouventmoinsfiables.Laraisonenestquelapersonnequiacquiertdavantagedeconnaissancesdéveloppeune illusion accrue de ses capacités et affiche dès lors une confiance en soiirréaliste.«Nousatteignonslepointoùlesretoursprédictifsmarginauxliésàlaconnaissancediminuentavecunerapiditédéconcertante,écritTetlock.Encetteère d'hyperspécialisation universitaire, rien ne permet de supposer que lesexperts qui s'expriment dans les grandes revues – politistes de renom,

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spécialistes de telle ou telle région du globe, économistes, etc. – soient plusefficacesquedesjournalistesoudeslecteursattentifsduNewYorkTimesquandil s'agitde “déchiffrer” les situationsd'urgence192 . »Plus le prévisionniste estcélèbre, plus ses prévisions seront échevelées. « Les experts très demandés,poursuit-il,sesontmontrésbeaucouptropsûrsd'euxparrapportàceuxdeleurscollèguesquiopéraientloindesfeuxdelarampe.»Tetlocks'estparailleursaperçuquelesexpertsrépugnaientàadmettrequ'ils

s'étaient trompés, et quand ils y étaient obligés, ils avaient à leur dispositiontoute une série d'excuses : ils ne s'étaient trompés que dans les dates, unévénementimprévisibleétaitintervenu,oucertesilss'étaienttrompés,maispourde bonnes raisons. Au bout du compte, les experts ne sont que des hommes.Fascinésparleurpropregénie,ilsdétestentavoirtort.Lesexpertssontinduitsenerreur non par ce qu'ils croient, mais par ce qu'ils pensent, dit Tetlock, quireprendlaterminologied'IsaiahBerlindanssonessaisurTolstoï,LeHérissonetleRenard193.Leshérissonsconnaissent«unegrandechose»etontunethéoriesurlemonde;ilsexpliquentdesévénementsparticuliersdansuncadrecohérent,fulminentd'impatienceenversceuxquinepensentpascommeeux,etsontsûrsdeleursprévisions.Ilsrechignentenoutreàadmettrel'erreur.Pourleshérissons,uneprédictionmanquéeest« seulementdécaléedans le temps»ou«presquejuste». Ilsontdesopinionsclairesetcompréhensibles,soitexactementcequelesproducteursde télévisionaimentvoirdans leurs émissions.Deuxhérissonsreprésentant chacun un camp dans un débat, chacun s'en prenant aux idéesidiotesdel'adversaire,c'estlagarantied'unbonspectacle.Les renards, eux, sont des penseurs complexes. Ils ne pensent pas que la

marchedel'histoireestrégieparuneseulegrandechose(parexemple,ilestpeuprobablequ'ilsacceptentl'idéequeRonaldReaganaàluiseulmisfinàlaguerrefroideensedressantdetoutesahauteurcontre l'Unionsoviétique).Aulieudecela, les renards reconnaissent que la réalité est le fruit de l'interaction denombreuses forces et agents différents, y compris la chance aveugle, quiproduisentsouventdesrésultatsaussi importantsqu'imprévisibles.Dansl'étudede Tetlock, ce sont les renards qui s'en sont le mieux tirés, bien que leursprestationsàeuxaussiaientétéplutôtfaibles.Ilssontmoinssusceptiblesd'êtreinvitésdanslesdébatstélévisésqueleshérissons.

Lemondeestimprévisible

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Lebutdecechapitren'estpasdemontrerquelesgensquitententdeprédirel'avenir commettent de nombreuses erreurs ; cela va sans dire. La premièreleçon,c'estqueleserreursdeprédictionsontinévitablesparcequelemondeestimprévisible.Ladeuxièmeestqu'ilnefautpasvoirdansunegrandeconfianceensoi lapreuvede l'exactitude(unefaibleconfianceensoienconstitueraitenfaitunmeilleursigne).Il est possible de prévoir des tendances à court terme ; certains

comportements,certainssuccèspeuventêtrepréditsavecunecertaineexactitudesurlabasedecomportementsetdesuccèsantérieurs.Maisnousnedevrionspascroirequ'ilestpossibledeprévoirlesperformancesd'unofficieràl'entraînementetaucombatàpartirdesoncomportementsurunchampd'obstacle–lorsdutestcommedanslemonderéel, lecomportementdépenddenombreuxfacteursquisontspécifiquement liésàunesituationdonnée.Retirezunmembretrèssûrdelui d'un groupe de huit candidats, et la personnalité de tous les autres s'entrouveravisiblementmodifiée.Qu'uneballede tireurd'élitedéviedequelquescentimètres,et lesperformancesd'unofficieren serontmétamorphosées. Jeneniepaslavaliditédetouslestests–siuntestpréditunrésultatimportantavecunevaliditéde0,20ou0,30, il faut s'enservir.Mais ilne fautpasenattendreplus.Ilnefautpasattendregrand-chose,voireriendutout,descourtiersdeWallStreetquiprétendentêtreplusprécisquelemarchéenprédisantl'évolutiondesprix. Pas plus qu'il ne faut trop attendre des experts qui se lancent dans desprévisionsà long terme–mêmesi leurs réflexionssur le futurprochepeuventêtre d'une grande valeur. La frontière qui sépare le futur éventuellementprévisibled'unfuturéloignéetimprévisiblen'estpasencoretracée.

*

Letalentillusoireenbref

«Elleaunebonnehistoirecohérentequiexpliquetoutcequ'ellesait,etgrâceàcettecohérence,ellesesentbien.»«Qu'est-cequiluipermetdecroirequ'ilestplusmalinquelemarché?Serait-

ceuneillusiondetalent?»«Elle,c'estunhérisson.Elleaunethéoriequiexpliquetout,etcelaluidonne

l'illusionqu'ellecomprendlemonde.»

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«Laquestionn'estpasdesavoirsicesexpertssontbienformés.Elleestplutôtdesavoirsilemondeestprévisible.»

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21

Lesintuitionscontrelesformules

PaulMeehlestunpersonnageétrangeetmerveilleux,etundespsychologueslespluspolyvalentsduXXesiècle.Àl'universitéduMinnesota,ilenseignaitdansplusieursdépartements–enpsychologie,endroit,enpsychiatrie,enneurologieet en philosophie. Il a aussi écrit sur la religion, les sciences politiques etl'apprentissage chez les rats. Passionné de statistiques, il a vigoureusementdénoncécertainesthéoriesinfondéesdepsychologieclinique.Ilétaitégalementpsychanalyste.Ilarédigédesessaisprofondssurlesfondementsphilosophiquesde la recherche en psychologie, que j'ai presque appris par cœur quand j'étaisétudiant. Je ne l'ai jamais rencontré,mais il était un demes héros depuis quej'avais lu son essai Prédiction clinique et prédiction statistique : analysethéoriqueetétudedespreuves.Dans cet opuscule qu'il décrivit plus tard comme « [s]on petit livre qui

dérange », il compilait vingt études ayant analysé si les prédictions cliniquesbasées sur les impressions subjectives de professionnels entraînés étaient plusexactes que des prédictions statistiques obtenues en appliquant une formuleprécise.Dans une étude classique, des consultants spécialisés devaient prédirelesnotesd'étudiantsdepremièreannée.Ilsavaientinterviewéchacund'entreeuxpendantquarante-cinqminutes.Ilsavaientenoutreaccèsàleursnotesdelycée,à plusieurs tests d'aptitude, et à une déclaration personnelle de quatre pages.L'algorithmestatistiquen'utilisaitqu'unepartiedecesinformations:lesnotesdelycée et un test d'aptitude.Cequi n'empêchapas la formule d'être plus exactequeonzedesquatorzeconsultants.SelonMeehl,desrésultatssimilairesavaientétéobtenusdansd'autresdomainesdeprévisions,commelerisquedeviolation

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de la liberté conditionnelle, la réussite à l'entraînement de pilotes et lerécidivismechezlesdélinquants.Le livre de Meehl n'a pas manqué de provoquer la stupeur et l'incrédulité

parmilespsychologuescliniciens,etlacontroversequ'ildéclenchaestàl'origined'une vague de recherches qui se poursuivent encore aujourd'hui, plus decinquante ans après sa publication. Le nombre d'études comparant desprédictionscliniquesetstatistiquesaaujourd'huidépassélabarredesdeuxcents,mais le résultat du match opposant les algorithmes aux prédictions humainesresteinchangé.Environ60%desétudesontmontréquelesalgorithmesétaientbeaucoup plus précis. Les autres donnent un résultat nul, ce qui revient à unevictoiredesrèglesstatistiques,quicoûtentd'ordinairebeaucoupmoinscherquelerecoursaujugementdesexperts.Aucuneexceptionn'apuêtreétayéedefaçonsatisfaisante.Aufildesétudes, l'éventaildes résultatsprédits s'estélargipourcouvrirdes

variablesmédicales(lalongévitédespatientsatteintsdecancer,lalongueurdesséjoursàl'hôpital,lediagnosticdemaladiescardiaques,lasusceptibilitéquedesbébés succombent au syndrome de mort subite du nourrisson), des mesureséconomiques (lesperspectivesde réussitedenouvellesentreprises, l'évaluationdurisquedecréditpourlesbanquesetlafuturesatisfactionprofessionnelledessalariés),desquestionsinstitutionnellesoupolitiques(l'évaluationdesaptitudesdeparentsd'adoption, les risquesde récidivechez lesdélinquants juvéniles, laprobabilitéd'autresformesdecomportementviolent);ouencorel'évaluationdeprésentationsscientifiques,l'issuedematchsdefootballetleprixfuturdesvinsde Bordeaux. Chacun de ces domaines comporte un degré significatifd'incertitude et d'imprévisibilité. Nous les décrivons comme des«environnementsà faiblevalidité».Danschaquecas,unsimplealgorithmeafaitaussibienoumieuxquelesexperts.Comme l'a souligné Meehl avec une fierté justifiée trente ans après la

publicationdesonlivre,«aucuneautrecontroversedanslessciencessocialesn'aabouti à une telle quantité d'études variées allant toutes uniformément dans lemêmesens194».L'économistedePrincetonOrleyAshenfelter,égalementœnologue,aproposé

àsontourunedémonstrationconvaincantedelacapacitédesimplesstatistiquesà surclasser des experts de renomméemondiale.Ashenfelter voulait prédire lavaleur future de grands vins deBordeaux à partir d'informations glanées dansl'annéeoùleraisinavaitétérécolté.Laquestionestimportante,parcequ'ilfautdesannéespourqu'ungrandvinatteignelepicdesaqualité,etlesprixdesvins

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arrivés à maturité dans un même vignoble divergent considérablement d'unmillésime à l'autre. Des bouteilles remplies à seulement douze mois d'écartpeuvent afficherdesprixvariantd'un facteurdedixouplus195 .La capacité àprédirelesprixestprécieuse,parcequelesinvestisseursachètentduvin,commedesœuvresd'art,enanticipantleurappréciationfuture.Il est généralement admis que la qualité d'unmillésimepeut n'être duequ'à

desvariationsdu climat durant la saisonde la culturedu raisin.Lesmeilleursvins sont produits quand l'été est chaud et sec, ce qui fait que le secteur desbordeauxprofitesansaucundouteduréchauffementclimatique.Ilsaimentaussilesprintempshumides,quiaccroissentlaquantitésansgrandeffetsurlaqualité.Ashenfelteraconverti ces idées reçuesenune formulestatistiquequiprédit leprixd'unvin–pourundomaineparticulieretàunâgeprécis–àpartirdetroiscaractéristiquesmétéorologiques : la températuremoyenne pendant l'été de laculturedu raisin, laquantitédepluieaumomentdesvendangeset le totaldesprécipitationsdurantl'hiverprécédent.Saformulepermetd'obtenirdesprixavecdesannéesetmêmedesdécenniesd'avance.En fait, elleprédit lesprix futursavecbeaucoupplusd'exactitudequenelefaitleprixactueldesvinsjeunes.Cenouvelexempled'un«schémaMeehl»remetencauseletalentdesexpertsdontlesopinionscontribuentàdéterminerleprixdedépart.Ilcontreditégalementlathéorieéconomiquequiveutquelesprixreflètentlesinformationsdisponibles,dontleclimat.Laformuled'Ashenfelterestextrêmementprécise–lacorrélationentresesprédictionsetlesvéritablesprixestsupérieureà0,90.Pourquoi les spécialistes sont-ils inférieurs à des algorithmes ? Une raison,

queMeehlaévoquée,estquelesexpertss'efforcentd'êtremalins,desortirdessentiers battus, et qu'ils prennent en compte des combinaisons complexes decaractéristiquesdansleursprédictions.Ilarrivequelacomplexitéfonctionnedetempsà autre,mais leplus souvent, elle limite lavalidité. Il vautmieuxavoirrecours à des combinaisons simples. Plusieurs études ont montré que lesdécideurshumainssont inférieursàuneformuledeprédictionmêmequandonleurdonnelerésultatobtenuparlaformule!Ilssedisentqu'ilspeuventpasseroutre parce qu'ils disposent d'informations supplémentaires,mais là encore, leplus souvent, ils ont tort. Selon Meehl, rares sont les situations où il estrecommandé de substituer le jugement à une formule. Dans une célèbreexpérience,iladécrituneformulequipréditsiunepersonnevaalleraucinémalesoir,etapréciséque l'onpouvaiteffectivement faire fide la formulesi l'onapprendquelapersonneenquestions'estcassélajambelejourmême.Depuis,

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onl'appellela«règledelajambecassée».L'idéeétant,biensûr,quelesjambescasséessonttrèsrares–etdécisives.Uneautreraisonexpliquant l'inférioritédesexpertsestque leshumainsfont

preuve d'une inconstance incorrigible quand ils analysent des informationscomplexes.Quandonleurdemanded'évaluerlamêmeinformationdeuxfoisdesuite,ilsdonnentsouventdesréponsesdifférentes,cequiestévidemmentassezinquiétant. Les radiologues expérimentés qui évaluent des radiographies duthoraxcomme«normales»ou«anormales»secontredisentdans20%descasquand ils voient la même radio à deux occasions différentes196 . Une étudemenéeauprèsde101auditeursindépendantsàquil'onavaitdemandéd'évaluerla fiabilité d'audits internes amontré lemêmedegré d'inconstance197 .D'aprèsl'analyse de 41 études distinctes sur la fiabilité des jugements d'auditeurs, depathologistes, de psychologues, de spécialistes de la gestion et d'autresprofessionnels, il semblerait que ce niveau d'incohérence soit caractéristique,mêmequanduncasfaitl'objetd'uneréévaluationdansunintervalledequelquesminutes198 . Des jugements qui ne sont pas fiables ne peuvent pas être desinstrumentsdeprédictionvalidesdequoiquecesoit.Cetteinconstancegénéraliséeestprobablementdueàladépendanceextrême

duSystème1vis-à-visducontexte.Noussavons,pouravoirétudiél'amorçage,que des stimuli qui passent inaperçus dans notre environnement ont uneinfluencesubstantiellesurnospenséesetsurnosactes.Cesinfluencesfluctuentd'unmoment à l'autre. Le bref plaisir d'une brise fraîche par un jour de fortechaleurvous rend légèrement pluspositif et optimiste sur cequevous êtes entrain d'évaluer à cet instant-là.Les perspectives qu'un détenu se voie accorderune remise en liberté conditionnelle peuvent changer demanière significativeselonletempsécoulédepuisladernièrepausedesjugeschargésdesdossiers199.Comme vous n'avez que peu de connaissance directe de ce qui se passe dansvotreesprit,vousnesaurezjamaisquevousêtesparvenuàunjugementdifférentou avez pris une décision différente du fait d'un infime changement dans lesconditions de votre environnement. Les formules ne souffrent pas de telsproblèmes.Avec lesmêmes données de départ, elles aboutissent toujours à lamême réponse. Quand la prévisibilité est faible – comme dans la plupart desétudes analysées parMeehl et ses collaborateurs –, l'inconstance détruit toutevaliditéprédictive.Nous voici donc arrivés à une conclusion surprenante : pour maximiser

l'exactitudedesprédictions,ilfaudraitenlaisserlachargeàdesformules,surtoutdans des environnements à faible validité. Les admissions en faculté de

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médecine, par exemple, sont souvent décidées par les membres de la fac quiinterviewent le candidat. Les preuves restent fragmentaires, mais on peut selivreràuneconjecture:lefaitd'interrogerlecandidatdiminueraprobablementl'exactitude du processus de sélection, si ce sont les membres du jury quiprennent aussi la décision finale. Étant trop sûrs de leurs intuitions, ilsaccorderonttropdepoidsàleursimpressionspersonnellesetpasassezàd'autressourcesd'information,cequiamoindritlavalidité200.Demême,lesexpertsquiévaluentlaqualitédevinsencorejeunespourprédireleuravenirdisposentd'unesource d'information qui risque presque certainement d'aggraver les chosesplutôtquedelesaméliorer:ilspeuventgoûterlevin.Mêmesi,bienentendu,ilssefontparailleursuneidéejustedeseffetsdelamétéorologiesurlaqualitéduvin,ilsnepourrontpassemontreraussiconstantsqu'uneformule.

Depuis les travaux originaux deMeehl, le développement le plus important

danscedomaineestliéaucélèbrearticledeRobynDawes,«TheRobustBeautyof Improper Linear Models in Decision Making » (La robuste beauté desmodèles linéaires incorrects dans la prise de décision)201. Dans les sciencessociales, la pratique statistique dominante consiste à pondérer les différentsindices en fonction d'un algorithme, dit de régression multiple, qui existeaujourd'hui sous forme de logiciel conventionnel. La logique de la régressionmultiple est imparable : elle trouve la formule optimale pour associer unecombinaisonpondéréed'indices.Toutefois,Dawesaobservéquecetalgorithmestatistique complexe n'apportait pas grand-chose. On s'en tire aussi bien enchoisissant une série de chiffres ayant une certaine validité pour prédire lerésultat et enajustant lesvaleurspour les rendre comparables (enutilisantdeschiffresoudesclassementsstandards).Uneformulequicombinecesindicesenlespondérantserasansdouteaussiprécisedans laprédictiondenouveauxcasquelaformuledelarégressionmultiplequiavaitétéoptimalepourl'échantillond'origine.D'autres recherches récentes sont allées plus loin : des formules quipondèrentéquitablementtouslesindicessontsouventsupérieuresparcequ'ellesnesontpasaffectéespardeserreursd'échantillonnage202.Lesuccèsétonnantdes systèmesdepondérationéquitableaune implication

pratique importante : il est possible de développer des algorithmes utiles sansavoir auparavant effectué de recherches statistiques. Des formules pondéréessimples fondées sur des statistiques existantes ou sur le sens commun sontsouventd'excellentsindicateurs.Dansunexemplemémorable,Dawesamontréquelastabilitéconjugalepouvaitêtreefficacementpréditeparuneformule:

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fréquencedesrapportssexuelsmoinsfréquencedesdisputes

Mieuxvautquelerésultatnesoitpasnégatif.Cette recherche nous mène à une conclusion importante : un algorithme

griffonnéaudosd'une enveloppeest souvent assez efficacepour concurrenceruneformuleoptimalepondérée,etentoutcasassezbonnepoursurclasserl'avisdesexperts.Onpeutappliquercettelogiqueàdenombreuxdomaines,allantdelasélectiondesvaleursparlesgérantsdeportefeuillesauchoixdestraitementsmédicauxparlesmédecinsetleurspatients.Unsimplealgorithme,quiasauvélaviedecentainesdemilliersd'enfants,est

unexempledésormaisclassiquedecetteapproche.Lesobstétriciensonttoujourssuqu'unnourrissonquine respirepasnormalementdans lesquelquesminutesqui suivent la naissance courait le risque de subir de graves dommagescérébraux,oudemourir. Jusqu'à l'interventionde l'anesthésisteVirginiaApgaren 1953, les médecins et les sages-femmes s'appuyaient sur leur jugementclinique pour déterminer si un bébé était en danger, chacun se référant à desindices différents : certains étaient à l'affût de difficultés respiratoires, d'autresguettaient les premiers cris de l'enfant, etc. En l'absence d'une procédurestandardisée, des signes indicateurs d'un risque étaient souvent négligés, etbeaucoupdenouveau-nésmouraient.Unmatin,aupetitdéjeuner,un internedemandaaudocteurApgarcomment

elle systématiserait l'évaluation de l'état d'un nouveau-né. « C'est facile,répondit-elle, il faut faire commeça.»Elle couchapar écrit cinqvariables (lerythmecardiaque,larespiration,lesréflexes,latonicitémusculaireetlacouleur)et troischiffres(0,1ou2,selonl'importancedechaquevariable).Comprenantque sa liste constituait peut-être unoutil utile pour toutes les salles de travail,Apgarcommençaàclasserlesnourrissonsenfonctiondecetterègleuneminuteaprès leur naissance203 . Un bébé ayant un score total de 8 avait toutes leschances d'être rose, de se tortiller, de pleurer, de grimacer, avec un rythmecardiaquede100ouplus–bref,d'êtreenbonneforme.Unbébéavecunrésultatde 4 ou moins serait probablement bleuâtre, mou, passif, avec un rythmecardiaque lentoufaible–etnécessiteraitdoncune intervention immédiate.Enappliquantlarègled'Apgar,lepersonneldessallesdetravaildisposaitenfindenormesconstantespermettantdedéterminerquelsbébésétaientendanger,etonconsidère que cette formule a grandement contribué à réduire la mortalitéinfantile.Letestd'Apgarestencoreaujourd'huiutilisétouslesjoursdanstoutes

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les maternités. Dans A Checklist Manifesto (Le Manifeste des listes decontrôles),AtulGawandefournitbiend'autresexemplesdesvertusdeslistesdecontrôleetdesrèglessimples204.

L'hostilitéauxalgorithmes

Dèsledébut,lespsychologuescliniciensontréagiavechostilitéetincrédulitéaux idéesdeMeehl. Ilsétaientmanifestementenproieàune illusionde talentquant à leur propre capacité à effectuer des prédictions à long terme. À laréflexion,onvoitfacilementcommentcetteillusionapusedévelopperetonnepeuts'empêcherdecomprendrelescliniciens.La preuve statistique de l'infériorité du diagnostic clinique contredit

l'expériencequ'ontquotidiennementlescliniciensdelaqualitédeleurjugement.Lespsychologues, par exemple, ont denombreuses intuitions concernant leurspatientsaufildesséancesdethérapie;ilsanticipentlaréactiondecesderniersàtelle interventiondeleurpart,devinentcequivasepasserensuite.Nombredecesintuitionssevérifient,confortantlaréalitédeleurcompétenceclinique.Le problème, c'est que les jugements corrects impliquent des prédictions à

court terme dans le contexte d'entretiens thérapeutiques, une compétence danslaquelle les thérapeutes peuvent avoir des années de pratique. Quand ilséchouent,c'estgénéralementsurdesprédictionsàlongtermeconcernantl'avenirdupatient.C'estdefaitunetâchebeaucoupplusdifficile,etmêmelesmeilleuresformulesn'yréussissentquemodérément.Enoutre,lescliniciensn'ontjamaiseul'occasiond'apprendrecorrectementàpratiquerce typedeprédictions– il leurfaudrait attendre des années pour bénéficier d'un retour, au lieu des retoursimmédiatsqu'ilsconnaissentlorsdesséancescliniques.Cependant,lalignequiséparecequelesclinicienspeuventbienfairedecequ'ilsnepeuventpasfairedu tout n'est pas évidente, en tout cas, pas pour eux. Ils savent qu'ils sontcompétents,maisneconnaissentpas forcément les limitesde leurs talents.Pasétonnant, donc, que les cliniciens expérimentés considèrent commefondamentalement erronée l'idée qu'une combinaison mécanique de quelquesvariablespuissefairemieuxquelasubtilecomplexitédujugementhumain.Ledébatsur lesvertusdesprédictionscliniqueset statistiquesa toujourseu

une dimensionmorale. Laméthode statistique, écrivaitMeehl, a été dénoncéepar les cliniciens expérimentés comme étant « mécanique, atomiste, additive,figée, artificielle, irréelle, arbitraire, incomplète, morte, pédante, fractionnée,futile, contrainte, statique, superficielle, rigide, stérile, académique, pseudo-

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scientifique et aveugle ». Au contraire, elle a été saluée par ses défenseurscomme étant « dynamique, globale, constructive, holistique, subtile,compatissante, ordonnée, organisée, riche, profonde, authentique, sensible,raffinée,réelle,vivante,concrète,naturelle,réalisteetbienveillante».Nous connaissons tous des exemples d'une telle attitude. Quand l'homme

affronte lamachine, comme legéniedeséchecsGarryKasparov jouant contrel'ordinateurDeepBlue,nouspenchonsenfaveurdenotrecongénère.L'aversionpourlesalgorithmes,quandilsdécidentàlaplacedeshumains,s'enracinedanslefaitquebeaucoupdegenspréfèrentlenaturelausynthétiqueouàl'artificiel.Quandon leurdemande s'ilspréféreraientmangerunepommebioouproduiteindustriellement, les gens disent qu'ils choisiraient la pomme « entièrementnaturelle».Mêmequandonleurexpliquequelesdeuxfruitsontlemêmegoût,lamêmevaleurnutritiveetqu'ilssonttoutaussisains,unemajoritécontinuedepréférer le fruit bio205 .Même les producteurs de bière se sont aperçus qu'ilspouvaientaugmenterlesventesenajoutantlamention«entièrementnaturelle»ou«sansconservateur»surl'étiquette.Un autre exemple de résistance acharnée contre la démystification de

l'expertise est celui de la communauté européenne des amoureux du vin,confrontée à la formule d'Ashenfelter pour prédire le prix des bordeaux. Onaurait pu s'attendre à ce que, partout dans lemonde, lesœnologues lui soientreconnaissants d'avoir contribué par sa formule à améliorer leur capacité àidentifier les vins qui prendraient de la valeur. Que nenni ! Dans les cerclesœnologiquesfrançais,écrivitleNewYorkTimes,laréactionalla«delaviolenceà l'hystérie ». Un œnophile, raconte Ashenfelter, avait même traité sesdécouvertes de « grotesques et absurdes ». Un autre s'était moqué : « C'estcommedecritiquerdesfilmssanslesavoirvus.»Lepréjugécontrelesalgorithmess'accroîtquandlesdécisionsqu'ilsinfluent

portent à conséquence.Meehl anoté : « Jene saispas trop comment atténuerl'horreurquesemblentéprouverlescliniciensquandilsapprennentqu'unmaladese voit refuser un traitement parce qu'il aurait étémal classé par une équation“aveugle, mécanique”. » Pour leur part, Meehl et d'autres partisans desalgorithmesontfermementsoutenuqu'ilétaitcontraireà l'éthiquedes'appuyersurdesjugementsintuitifspourprendredesdécisionsimportantess'ilexisteunalgorithme susceptible de commettre moins d'erreurs. Leur argument estrationnel et convaincant, mais il va à l'encontre d'une réalité psychologiqueobstinée : pour la plupart des gens, la cause d'une erreur a de l'importance.L'histoired'unenfantquimeurtparcequ'unalgorithmeafaituneerreurestplus

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poignante que la même tragédie due à une erreur humaine, et la différenced'intensité émotionnelle peut facilement se traduire en termes de préférencemorale.Heureusement, l'hostilité suscitée par les algorithmes ira probablement en

s'atténuantau furetàmesureque leur rôlecontinueraàprogresserdans laviequotidienne.Quandnouscherchonsdeslivresoudelamusiquesusceptiblesdenous plaire, nous apprécions les recommandations des logiciels. Nousconsidérons comme acquis le fait que les décisions sur les plafonds de créditsoientprisessansl'interventiondirected'unjugementhumain.Noussommesdeplus en plus exposés à des directives qui prennent la forme de simplesalgorithmes,commeletauxdebonetdemauvaischolestérolquenousdevrionsnousefforcerd'atteindre.Lepublicestdésormaisparfaitementconscientquelesformules peuvent faire mieux que l'homme dans certaines décisions critiquesliéesaumondedusport:combienuneéquipeprofessionnelledevrait-ellepayerpour aider des joueurs débutants, par exemple. La liste croissante de tâchesconfiées aux algorithmes devrait finir par réduire le malaise qu'éprouvent laplupartdesgensquandilscroisentpourlapremièrefoislesrésultatsdécritsparMeehldanssonpetitlivrequidérange.

LesleçonsdeMeehl

En 1955, alors qu'âgé de vingt et un ans, j'étais lieutenant dans l'arméeisraélienne, on m'a demandé de mettre au point un système d'entretiens derecrutementvalablespourl'ensembledesforcesarmées.Sivousvousdemandezpourquoi une telle responsabilité a pu être imposée à quelqu'un de si jeune,n'oubliez pas qu'alors l'État d'Israël lui-même n'avait que sept ans. Toutes sesinstitutionsétaientenchantier,etilfallaitbienquequelqu'unlesbâtisse.Aussibizarre que cela puisse paraître aujourd'hui, l'option psychologie que j'avaischoisiefaisaitprobablementdemoilepsychologuelemieuxformédel'armée.Quantàmonchefdirect,unchercheurbrillant,ilétaitdiplômédechimie.Il existait déjà une procédure de routine pour les entretiens quand on m'a

confiécettemission.Chaquesoldatappelédans l'arméepassaitunebatteriedetestspsychométriques,etchaquehommeconsidérécommeapteaucombatétaitinterrogépourquel'onjugedesapersonnalité.Lebutétaitd'attribueràchacununenoted'aptitudegénéraleaucombatetdetrouverquelcorpsluicorrespondaitlemieux:l'infanterie,l'artillerie,lesblindés,etc.Lesinterrogateursétaienteux-mêmesde jeunesappelés,choisisen fonctionde leurgrande intelligenceetde

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leur intérêt pour le relationnel. La plupart étaient des femmes qui, à l'époque,étaient exemptées demissions de combat. Formées en quelques semaines auxfaçons de mener un entretien de quinze à vingt minutes, elles étaientencouragéesàcouvrirunéventaildesujetspoursefaireune idéegénéraledesfuturesprestationsdelarecrue.Malheureusement,desévaluationsdecontrôleavaientdéjàmontréquecette

procédureétaitpresqueinutilelorsqu'ils'agissaitdeprédirelaréussitefuturedesrecrues. Je reçus l'ordredemettreaupointun systèmed'entretiensplus fiable,maisquineprendraitpasplusdetemps.Onmedemandaégalementdeletesteret d'évaluer son efficacité.D'un point de vue purement professionnel, j'étais àpeu près aussi qualifié pour cette mission que pour construire un pont surl'Amazone.Parchance,j'avaislule«petitlivre»dePaulMeehl,paruunanplustôt.Sa

thèse, à savoir que des règles statistiques simples sont plus fiables que desjugements«cliniques»intuitifs,m'avaitconvaincu.J'enconclusquelesystèmed'entretiensjusqu'alorsutiliséavaitéchouéaumoinsenpartieparcequ'illaissaitlesinterrogateursfairecequilesintéressaitleplus,soitdécouvrirlesrouagesdelaviementaleducandidat.Aulieudecela,ilfallaitprofiterdutempslimitédontnousdisposionspourrécolterautantd'informationsquepossiblesurlaviedelarecruedanssonenvironnementhabituel.J'avaistiréuneautreleçondeMeehl:ilfallait abandonner la procédure selon laquelle l'évaluation de l'interrogateurdéterminait seule la décision finale. D'après Meehl, on ne pouvait pas faireconfianceàdesévaluationsdecegenre,etlebilanstatistiqued'élémentsévaluésséparémentseraitplusfiable.Je m'orientais donc vers une procédure où les interrogateurs évalueraient

plusieurs traits de la personnalité du candidat et les noteraient séparément. Lanotefinaledel'aptitudeaucombatseraitcalculéeàl'aided'uneformulestandard,sansaucuneinterventionsupplémentairedesinterrogateurs.J'établisunelistedesixcaractéristiquesquiparaissaientliéesàlaperformanceauseind'uneunitédecombat,dont la« responsabilité», la«sociabilité»et« la fiertémasculine».Puisjecomposai,pourchaquecaractéristique,unesériedequestionsfactuellesrelatives à la vie de l'individu avant son entrée dans l'armée, par exemple lenombred'emploisdifférentsqu'ilavaitoccupés,dequellerégularitéetdequelleponctualitéilavaitfaitpreuvedanssontravailousesétudes,lafréquencedesesinteractions avec ses amis, sa pratique du sport… L'idée était d'évaluer aussiobjectivementquepossiblecommentlarecrues'étaitcomportéedanschacunedecessituations.

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Enmettantl'accentsurdesquestionsfactuellesstandardisées,j'espéraisluttercontrel'effetdehalo,oùlespremièresimpressionsfavorablesontuneinfluencesur les jugements ultérieurs. En guise de précaution supplémentaire contre leshalos,j'aisuggéréauxinterrogateursd'aborderchacundessixtraitsàlasuite,etdelesnotersuruneéchellede1à5avantdepasserausuivant.Etc'étaittout.Jeleuraiégalementditqu'ilsn'avaientpasàsesoucierdelamanièredontlarecrues'adapterait à l'armée à l'avenir. Leur seule mission était de trouver des faitsutiles dans son passé et d'utiliser ces informations pour noter la recrue danschacun des six domaines définis. « Votre fonction est de fournir desmesuresfiables, leur ai-je dit. Je me charge de la validité prédictive », leur dis-je,comptantpourcefairesurlaformulequej'allaismettreaupointpourcombinerlesrésultatsdeleursdifférentsclassements.Jefaillisdéclencherunemutinerie.Cesjeunesgensintelligentsn'appréciaient

guère qu'un type à peine plus âgé qu'eux leur donne des ordres, leur expliquequ'ilne fallaitplus s'appuyer sur leur intuitionmaisuniquementdésormais surd'ennuyeuses questions factuelles. L'un d'entre eux se plaignit : « Vous noustransformez en robots ! » Je leur proposai alors un compromis. « Procédez àl'entretien en suivant exactement les instructions, et quand vous en aurez fini,faitescommevous lesouhaitez : fermezlesyeux,essayezd'imaginer larecrueensoldat,etdonnez-luiunenotede1à5.»Plusieurs centaines d'entretiens furent menés à l'aide de cette nouvelle

méthode,etquelquesmoisplus tard,nousreçûmes l'évaluationdessoldatsparlescommandantsdesunitésauxquellesilsavaientétéaffectés.Lesrésultatsnousemplirent de joie. Comme l'avait suggéré le livre de Meehl, la nouvelleprocédured'entretienreprésentaitunenetteaméliorationparrapportàl'ancienne.Lacombinaisondenossixclassementsprédisaitlaperformancedessoldatsavecbeaucoup plus d'exactitude que les évaluations globales de la méthodeprécédente, même si elle était loin d'être parfaite. Nous avions progressé etétions passés d'une mission « complètement inutile » à une mission«modérémentutile».La grande surprise, pour moi, fut que le jugement intuitif final des

interrogateurs(laphasedu«fermezlesyeux»)fonctionnaitégalementtrèsbien,enfait– toutaussibienquelasommedessixclassementsspécifiques.C'est làune leçon que je n'ai jamais oubliée : l'intuition est une valeur ajoutéemêmedans lecadred'unentretiende sélection,mais seulement si l'onaaupréalablerassemblérigoureusementetsoigneusementclassédes informationsobjectives.J'avaiseneffetétabliuneformulequiconféraitàl'évaluationintuitivefinalele

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mêmepoidsque lasommedessixclassementsdecaractéristiques. Ilne fallaitcertespassefieraujugementintuitif–lesienouceluidesautres–,maisilnefallaitpasnonpluslerejeter.Près de quarante-cinq ans plus tard, après avoir obtenu un prix Nobel

d'économie,j'ai,pendantuntemps,étévaguementcélèbreenIsraël.Àl'occasiond'un déplacement, quelqu'un a eu l'idée de m'emmener jusqu'à mon anciennebasemilitaire,qui abritait encore l'unitéd'évaluationdesnouvelles recrues.Lecommandantm'a décrit leurs pratiques, qui n'avaient pas tellement changé parrapport au système que j'avais conçu ; un grand nombre d'études, semblait-il,confirmaient que les entretiens fonctionnaient encore très bien.À la fin de saprésentation,elleaajouté:«Etensuite,onleurdit:“Fermezlesyeux”…»

Àfairechezsoi

Cequ'ilyaàretenirdanscechapitrenesertpasseulementaurecrutementdecandidatspourl'armée.Lamiseenœuvredeprocéduresd'entretiendansl'espritdeMeehl etDawes n'est pas très compliquée,mais nécessite de la discipline.Supposonsqu'ilvousfailleengageruncommercialpourvotreentreprise.Sivoustenezsérieusementàrecruter lemeilleurcandidatpossiblepourceposte,voicice qu'il faut faire. Pour commencer, sélectionnez quelques caractéristiquespréalables à la réussite à ce poste (compétences techniques, personnalitéengageante, fiabilité, etc.). N'en faites pas trop – six est un bon chiffre. Cescaractéristiques doivent, autant que possible, être indépendantes les unes desautres, et vousdevez avoir le sentimentquevouspouvez les évaluerde façonfiable en posant simplement quelques questions factuelles. Ensuite, dressez laliste de ces questions pour chaque caractéristique et imaginez comment vousallez lesnoter,disons suruneéchellede1à5.Ayezune idéedecequi,pourvous,sera«trèsfaible»ou«trèsfort».Ces préparatifs devraient vous prendre à peu près une demi-heure, soit un

investissement modeste pour faire la différence en termes de qualité derecrutement. Pour éviter les effets de halo, vous devez rassembler lesinformationspourunecaractéristiqueaprèsl'autre,etconsignervosnotesavantdepasser à la suivante.Nevouséparpillezpas.Pour évaluer chaquecandidat,additionnezlessixnotes.Étantresponsabledeladécisionfinale,vousnedevriezpas « fermer les yeux ». Décidez fermement d'embaucher le candidat dont lescorefinalseraleplusélevé,mêmesivotrepréférencevaàunautre–résistezàvotre envie d'inventer des jambes cassées pour modifier le classement. À en

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jugerparlesnombreusesrecherchesentreprisesdanscedomaine,vousavezplusde chances de trouver lemeilleur candidat en ayant recours à cette procédurequ'àlaprocédurehabituelledanscegenredesituation,c'est-à-direselancerdansl'entretien sans préparation et faire son choix d'après un jugement intuitifd'ensemble,type:«J'airegardédanssesyeuxetcequej'yaivum'aplu.»

*

Lesjugementsetlesformulesenbref

« Chaque fois qu'il est possible de remplacer le jugement humain par uneformule,nousdevrionsaumoinsl'envisager.»« Il pense que ses jugements sont complexes et subtils, mais une simple

combinaisondenotesfonctionneraitsansdoutemieux.»«Décidonsparavancequelpoidsaccorderauxdonnéesdontnousdisposons

sur les performances passées des candidats. Sinon, nous donnerons tropd'importanceàl'impressionquenouslaisserontlesentretiens.»

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L'intuitiondesexperts:quandluifaireconfiance?

Les controverses professionnelles font ressortir ce qu'il y a de pire chez lesuniversitaires. Parfois, les revues scientifiques publient des échanges entresavants, qui commencent par la critique, par l'un, des recherches d'un autre,suivied'une réponseetd'une ripostedu secondaupremier. J'ai toujourspenséqueceséchangesétaientunepertedetemps.Surtoutquandlacritiquededépartestexpriméeentermescinglants,laréponseestsouventl'occasiondes'exerceràce que j'appelle le sarcasme pour débutants et le sarcasme approfondi. Lesréponsesneconcèdentpresque jamais rienàunecritiqueacerbe, et jamais,oupresque,l'auteurdelacritiqued'originen'admettradanssarépliqueàlaréponsequ'il aurait pu avoir tort. De temps à autre, il m'est arrivé de répondre auxcritiques que je trouvais grossièrement mensongères, parce que l'absence deréponsepeut alors êtreconsidéréecommeunaveud'erreur,maisceséchangeshostilesm'ont toujours semblé vains. En quête d'un autremoyen de régler lesdifférends scientifiques, je me suis engagé dans quelques « collaborations deconfrontation»,quivoientdesuniversitairesendésaccordécrireunarticlesurleurs divergences, et parfois même mener des recherches ensemble. Dans lessituationsparticulièrementtendues,cesrecherchess'effectuentsousl'égided'unarbitre206.C'est avec Gary Klein, chef de file d'une association d'universitaires et de

praticiens qui n'aiment pas ce que je fais, que j'ai connu la collaboration deconfrontation laplus satisfaisante et laplusproductive.Lui et sespartisans seprésententcommedesspécialistesdelaPrisedeDécisionNaturaliste,ouPDN,etévoluentessentiellementauseind'organisationsoù ilsétudient le travaildesexperts.LesPDNistessontabsolumentcontrel'approchedel'heuristiqueetdes

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biais, un modèle qu'ils estiment trop axé sur les échecs et alimenté par desexpériences artificielles plutôt que par l'étude de personnes réelles occupées àdes activités utiles. Le recours à des algorithmes rigides en lieu et place dujugementhumainsuscitechezeuxunprofondscepticisme,etPaulMeehlnefaitpaspartiedeleurshéros.Depuisdesannées,GaryKleinexprimeinlassablementetavecbriocesconvictions207.Présentéainsi, celanesemblepas legermed'unebelleamitié,maiscen'est

queledébutdel'histoire.Jen'aijamaisrejetécomplètementl'intuition.EtjesuisunfandesétudesmenéesparKleinsurl'expertisedespompiers,depuislejouroùj'ailulebrouillond'unarticlequ'ilarédigédanslesannées1970.J'aiététrèsmarqué par son livre Sources of Power (Les Sources du pouvoir), en grandepartieconsacréaudéveloppementdel'intuitionchezlesspécialistes.Jel'aiinvitéà me rejoindre afin que l'on étudie ensemble les frontières qui séparent lesmerveilles de l'intuition de ses errements. Intrigué, il a accepté, et nous noussommes lancésdans leprojet– sansgarantiede réussite.Nous avons tentéderépondreàunequestionprécise:quandpeut-onfaireconfianceàunexpertquiprétendavoiruneintuition?Klein,c'étaitévident,seraitplusenclinàsemontrerconfiant, et moi sceptique. Mais parviendrions-nous à nous entendre sur desprincipespermettantderépondreàlaquestion?Pendant sept ou huit ans, nous avons eu bien des discussions, nous avons

résolunombrededésaccords,avonsfaillicraquerplusd'unefois,avonsrédigéplusieursbrouillons,sommesdevenusamis,etavonsfiniparpublierunarticleau titre révélateur : « Conditions for Intuitive Expertise : A Failure toDisagreee » (Les conditions de l'expertise : comment nous ne sommes pasparvenusànepasnousentendre).Eneffet,nousn'avonspasputrouverdevraiesquestions sur lesquelles nous n'étions pas d'accord– et pourtant, nousn'étionspasvraimentd'accordnonplus.

Merveillesetdéfautsdel'intuition

LaForcedel'intuition208 , lebest-sellerdeMalcolmGladwell,estparualorsqueKleinetmoi-mêmetravaillionssurnotreprojet,etnousavonsétérassurésdevoirquenousétionsd'accordàsonsujet.LelivredeGladwells'ouvresurunehistoiremémorable,celled'expertsenartconfrontésàunobjetdécritcommeunmagnifiqueexempledekouros,unestatuedejeunehomme209.Plusieursd'entreeux ont une violente réaction viscérale : ils sentent au fond d'eux-mêmes quecettestatueestunfaux,maisilsneréussissentpasàdirepourquoiellelesmet

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mal à l'aise. Tous ceux qui ont lu ce livre – ils sont plusieurs millions – sesouviennent que cette histoire se conclut par le triomphe de l'intuition. Lesexpertsfinissentparreconnaîtrequ'ilssavaientquecettesculptureétaitunfauxsans savoir comment ils le savaient – la définitionmême de l'intuition. Cetteanecdotesous-entendquequiconqueauraitvoulutrouverl'indicequiavaitguidélesexpertsl'auraitcherchéenvain,maisc'étaituneconclusionqueKleinetmoirejetions.Denotre point de vue, une telle recherche était nécessaire, et si elleavait été menée correctement (ce que Klein sait faire), elle aurait sans douteréussi.Si beaucoup de lecteurs gardent de l'exemple du kouros une vision presque

magiquedel'intuitiondesexperts,Gladwelllui-mêmen'estpasdecetavis.Dansun chapitre ultérieur, il décrit un échec cuisant de l'intuition : les AméricainsélirentleprésidentHarding5,dontlaseulequalificationpourleposteétaitqu'ilavaitabsolumentlephysiquedel'emploi.Grand,lamâchoirecarrée,ilincarnaitl'idéal d'un dirigeant fort et décidé. Les gens avaient voté pour lui sur sonapparenced'hommefortetdécidé,sansaucuneautreraisondecroirequ'ill'étaiteffectivement.Ilsavaientintuitivementpréjugédesescompétencesdeprésidenten substituant une question à une autre.Le lecteur de ce livre saitmaintenantqu'ilestcourantd'avoirconfianceencegenred'intuition.

L'intuitionestunereconnaissance

Les premières expériences qui ont influencé le point de vue de Klein surl'intuition furent radicalement différentes des miennes. Je me suis formé uneopinion en observant l'illusion de validité chez moi-même, et en lisant lesdémonstrations de Paul Meehl sur les insuffisances de la prédiction clinique.Klein, lui, a été façonné par ses premières études sur les commandants depompierssur le terrain. Il lesavaitsuivis lorsde leurs interventions,puisavaitquestionné lecommandantpoursavoircomment ilpensaitquand ilprenait sesdécisions.CommeKlein l'a décrit dans notre article, ses collaborateurs et lui-même

s'étaient attachés à comprendre comment les commandants pouvaient prendre debonnes décisions sans comparer différentes possibilités. L'hypothèse initiale était qu'ilslimitaientleuranalyseàdeuxoptions,maisils'avéraquecettehypothèseétaitinfondée.Enfait,lescommandantsn'engendraientengénéralqu'uneseulesolution,etc'étaittoutcedontilsavaientbesoin.Ilspouvaientpuiserdanslerépertoiredeschémasqu'ilsavaientcompilésaufildeplusdedixansd'expériencetantréellequevirtuellepour identifierunesolution

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plausible,qu'ilsconsidéraientenpriorité.Ilsl'évaluaientenlasimulantmentalementpourvoir si elle fonctionnait dans la situation à laquelle ils étaient confrontés. […]Si le pland'actionqu'ils envisageaientétait jugéapproprié, ils lemettaientenœuvre.S'ilprésentaitdes défauts, ils le modifiaient. S'ils ne parvenaient pas à le modifier facilement, ils sereportaient alorsà l'option laplusplausible suivante,qu'ils soumettaient alorsà lamêmeprocédurejusqu'àcequ'ilstrouventunpland'actionacceptable.

Àpartirdecettedescription,Kleinélaboraunethéoriedelaprisededécision,qu'il baptisa modèle de décision basée sur la reconnaissance (Recognition-primed decision model, ou RPD). Celui-ci s'applique non seulement auxpompiers mais permet aussi de décrire l'expertise dans d'autres domaines,comme le jeu d'échecs. Le processus met en jeu à la fois le Système 1 et leSystème2.Danslapremièrephase,leplanquivientàl'espritestsuscitéparunefonction automatique de la mémoire associative – le Système 1. La phasesuivante est un processus délibéré où le plan est simulé mentalement pourvérifier qu'il peut fonctionner– c'est une opération duSystème 2.La prise dedécision intuitivecommereconnaissanced'unesituationantérieures'appuiesurles théories déjà anciennes de Herbert Simon, qui est peut-être le seuluniversitairereconnuetadmirécommeunhérosetunpèrefondateurpartouslesclans concurrents dans le domaine de la prise de décision210 . J'ai déjà cité sadéfinitiondel'intuitiondansl'introduction,maisjelaredonneici,oùelleprendtoutsonsens :«Lasituation fournitun indice ;cet indicedonneà l'expertunaccès à une information stockée dans samémoire, et cette information, à sontour,luidonnelaréponse.L'intuitionn'estriendeplusetriendemoinsquedelareconnaissance211.»La formule est forte, et elle ramène la magie apparente de l'intuition à

l'expériencequotidiennedelamémoire.Noussommesémerveillésparl'histoiredupompierquiéprouvesoudainlebesoindefuirunemaisonenflammesjusteavantqu'elles'effondre,parcequ'ildevineintuitivementledanger,«sanssavoircommentilsait»212.Maisenfait,nousnesavonspasnonplusimmédiatementcomment nous savons que la personne que nous voyons en entrant dans unepièceestnotreamiPeter.Savoirsanssavoir,telleestlamoraledelaréflexiondeSimon,n'estpasunmystèrecaractéristiquedel'intuition;c'estunenormedelaviementale.

L'acquisitiondecompétences

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Commentl'informationquivientàl'appuidel'intuitionest-elle«stockéedanslamémoire»?Certains typesd'intuitions'acquièrent trèsvite.Nousavonsparexemple hérité de nos ancêtres une grande facilité à apprendre quand il fautavoirpeur.D'ailleurs,uneseuleexpériencesuffitsouventàancrerdurablementune aversion et unepeur.Laplupart d'entre nousont le souvenir viscéral d'unplat douteux qui nous fait encore hésiter à retourner dans un restaurant.Noussommestouscrispésàl'approched'unendroitoùunévénementdéplaisantnousest arrivé,mêmesi rienneporteàcroirequ'ilva se reproduire.Pourmoi,parexemple, c'est la bretelle d'accès à l'aéroport de San Francisco où, il y a desannées, j'ai étépourchassédepuis l'autorouteparun conducteurhystériquequim'arattrapé,abaissésavitreetm'aabreuvéd'insultes.Jen'ai jamaissucequiavaitprovoquésahaine,mais j'entendsencoresavoixquandj'approchedecetendroitsurlaroutedel'aéroport.Monsouvenirdecetincidentestconscient,etilexpliquetotalementl'émotion

quil'accompagne.Àbiendesoccasions,cependant,vouspouvezvoussentirmalàl'aisedansunendroitdonnéouquandquelqu'unutiliseunetournuredephraseparticulièresansavoirlesouvenirconscientdel'événementdéclencheur.Aveclerecul, vous définirez ce malaise comme une intuition s'il est suivi d'uneexpériencenégative.Cemoded'apprentissageémotionnelest trèsprochedecequisepassaitdanslescélèbresexpériencesdeconditionnementdePavlov,oùleschiensapprenaientàreconnaîtredanslesond'uneclochelesignalannonçantdelanourriture.CequeleschiensdePavlovapprenaientpeutêtredécritcommeunespoiracquis.Lespeurs,elles,s'acquièrentencoreplusfacilement.Ellespeuventaussis'acquérir–trèsfacilement–pardesmotsplutôtquepar

l'expérience.Lepompierdontle«sixièmesens»l'avaitavertidudangeravaitcertainement eu bien des occasions de discuter et de réfléchir à des typesd'incendies qu'il n'avait pas vécus, et ainsi de se répéter mentalement à quoipourraient ressembler les indices dans un tel cas et comment il devrait réagir.Comme j'ai pumoi-même le vérifier, un jeune chef de section n'ayant aucuneexpérienceducombatserastresséquandilferapasserseshommesdansunravinencaissé,parcequ'on lui aapprisà identifier ce terraincommeétant favorableauxembuscades.L'apprentissages'effectuerapidement,presquesansrépétition.Si l'apprentissage émotionnel peut être rapide, le développement de ce que

l'onconsidèrecomme«l'expertise»prendgénéralementdutemps.L'acquisitiond'uneexpertisedansdesdisciplinescomplexescommeleséchecsdehautniveau,le basket professionnel ou la lutte contre les incendies est lente et compliquéeparce que la spécialisation dans un domaine précis ne nécessite pas une

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compétence unique, mais plutôt une grande collection de petits talents. Leséchecsensontunbonexemple.Unjoueurdehautniveaupeutcomprendreunepositioncomplexed'unseulregard,maisilfautdesannéespourdéveloppercedegrédecompétence.Lesétudesréaliséessurdesmaîtresontmontréqu'ilfautaumoins10000heuresd'entraînementsystématique(environsixannéespasséesà jouercinqheurespar jour)pourparvenirauplushautniveau213 .Durantcesheuresde concentration intense, un joueurd'échecs sérieux se familiarise avecdesmilliersde configurations, chacune consistant enunagencementdepiècesliéesentreelles,capablesdesemenaceroudesedéfendrelesuneslesautres.L'apprentissagedeséchecsdehautniveaupeutêtrecomparéàl'apprentissage

de la lecture. Un élève de cours préparatoire travaille dur pour apprendre àreconnaître les lettres individuelles et à les assembler en syllabes et enmots,mais un bon lecteur adulte enregistre d'un regard des paragraphes entiers. Unexcellent lecteur a aussi acquis la capacité à assembler des éléments familierspourformerdenouveauxmotsetpeutrapidement«reconnaître»etprononcercorrectement unmot qu'il n'a jamais vu auparavant. Aux échecs, les schémasrécurrentsd'interactionsentrelespiècesjouentlerôledeslettres,etunepositionestcommeunlongmotouunephrase.Unlecteurdouéquiledécouvrepourlapremièrefoisseracapabledelirela

strophed'introductionduJabberwockydeLewisCarroll avec l'intonation et lerythmeparfaits,etenconcevraduplaisir:

Ilétaitreveneure;lesslictueuxtovesSurl'alloindegyraientetvriblaient;ToutflivoreuxétaientlesborogovesLesvergonsfourgusbourniflaient214.

L'acquisition d'une expertise aux échecs est plus ardue et plus lente que lalectureparcequ'ilyabeaucoupplusdelettresdans«l'alphabet»del'échiquieret parce que les « mots » se composent de nombreuses lettres. Au bout demilliers d'heures de pratique, cependant, un coupd'œil suffit à unmaître pourdéchiffrer une situation. Les quelques coups qui lui viennent à l'esprit sontpresque toujours forts, et parfois inédits. Il peut réagir à un «mot » qu'il n'ajamais rencontré,etpeut trouverunenouvelle façond'en interpréterunqui luiserafamilier.

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L'environnementdelacompétence

Kleinetmoinoussommesrapidementaperçusquenousétionsd'accordquantàlanaturedutalentintuitifetàsonacquisition.Ilnousfallaitencoretrouverunterraind'ententesurnotrequestionclé:quandpeut-onounonfaireconfianceàunspécialistesûrdeluiquiaffirmeavoiruneintuition?Nousavonsfiniparconclurequenotredésaccordétaitdûenpartieaufaitque

nousnepensionspasauxmêmesexperts.Kleinavaitpassébeaucoupdetempsavec des commandants de pompiers, des infirmières et d'autres professionnelsdisposantd'uneincontestableexpertise.Pourmapart,jem'étaissurtoutintéresséaux cliniciens, aux courtiers et aux politistes qui tentaient d'effectuer desprévisionsà longtermeimpossiblesàétayer.Commeil fallaits'yattendre,sonattitude par défaut était faite de confiance et de respect, alors que j'étaispersonnellement sceptique. Il était davantage disposé à faire confiance auxspécialistes qui disaient avoir une intuition parce que,me dit-il, les véritablesexpertsétaientconscientsdeslimitesdeleursconnaissances.Jeluiopposaiquel'ontrouvaitbeaucoupdepseudo-expertsquin'avaientaucuneidéedufaitqu'ilsnesavaientpascequ'ilsfaisaient(l'illusiondevalidité),etqu'enrèglegénérale,laconfianceensoiétaitbeaucouptropélevéeetsouventsansintérêt.La confiance des gens en une conviction se ramène, selon moi, à deux

impressions qui sont liées : l'aisance cognitive et la cohérence. Nous avonsconfiance quand l'histoire que nous nous racontons nous vient facilement àl'esprit,sanscontradictionniscénarioconcurrent.Maisl'aisanceetlacohérence,sources de confiance, ne garantissent pas la véracité d'une conviction. Lamachineassociativesemetenroutepouréliminerledouteetévoquerdesidéesetdesinformationscompatiblesavecl'histoiredominantedumoment.UnespritquiobéitàCOVERAatteindrabeaucouptropfacilementàunegrandeconfianceenignorantcequ'ilnesaitpas.Iln'estdoncpasétonnantquebeaucoupd'entrenousonttendanceàavoirunegrandeconfianceendesintuitionsinfondées.Kleinetmoiavonsfiniparnousentendresurunprincipeimportant:laconfiancequelesgens ont dans leurs intuitions n'est pas une preuve fiable de leur validité.Autrementdit,nefaitesconfianceàpersonne–àcommencerparvous-même–quandils'agitdesavoirquelleconfiancejustementaccorderàleurjugement.S'ilestimpossibled'accorderfoiàlaconfiancesubjective,commentévaluerla

validitéprobabled'unjugement intuitif?Quandles jugementssont-ils lerefletd'uneauthentiqueexpertise?Quand trahissent-ilsune illusiondevalidité?La

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réponse tient aux deux conditions fondamentales à l'acquisition d'unecompétence:

unenvironnementsuffisammentrégulierpourêtreprévisible;lapossibilitéd'apprendrecesrégularitésgrâceàunepratiquedurable.

Quandcesdeuxconditionssontremplies,lesintuitionsserontprobablementlefruit d'une compétence. Les échecs sont un bon exemple d'environnementrégulier;lebridgeetlepokeraussi.Lesmédecins,lesinfirmiers,lesathlètesetles pompiers sont également confrontés à des situations complexes maisfondamentalement ordonnées. Les intuitions justes décrites par Gary Kleins'appuientsurdesindicesd'unegrandevaliditéqueleSystème1duspécialisteaappris à utiliser, même si le Système 2, lui, n'a pas appris à les définir. Enrevanche, les courtiers et les politistes qui se livrent à des prédictions à longtermeopèrentdansunenvironnementàvaliditénulle.Leurséchecssontlerefletdel'imprévisibilitéfondamentaledesévénementsqu'ilstententdeprédire.Certains environnements sont pires qu'irréguliers. Robin Hogarth a parlé

d'environnements«pervers»,danslesquelslesexpertspeuventtrèsbientirerdemauvaises leçonsde l'expérience. Il emprunte àLewisThomas l'exempled'unmédecin,qui,audébutduXXesiècle,avaitsouventdesintuitionssurdespatientsprêts de contracter la typhoïde. Malheureusement, il vérifiait son intuition enpalpantlalanguedupatient,sansselaverlesmainsentredeuxconsultations.Sespatients semirent à tombermalades les uns après les autres, et lemédecin envintàsecroireinfaillibledansledomaineclinique.Sesprédictionsserévélaientjustes–maispasgrâceàsonintuitionprofessionnelle!

Les cliniciens deMeehl n'étaient pas incompétents et leurs échecs n'étaient

pasdusàunmanquedetalent.Leursrésultatsétaientmauvaisparcequ'onleurattribuait des tâches qui n'avaient pas de solutions simples. Leur situation estmoins catastrophique que l'environnement à validité nulle de la prévisionpolitiqueàlongterme,maisilsopéraientdansdessituationsàfaiblevaliditéquinepermettaientpasunegrandeprécision.Nouslesavonsparcequelesmeilleursalgorithmesstatistiques,bienqueplusprécisquedesjugeshumains,n'ontjamaisété trèsexactsnonplusappliquésauxmêmessituations.En fait, lesétudesdeMeehletdesespartisansn'ontjamaisaboutiàunedémonstrationirréfutable,un

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casoùlescliniciensseraientcomplètementpassésàcôtéd'unindicedegrandevaleur que l'algorithme aurait, lui, détecté. Un échec aussi extrême est peuprobableparceque l'apprentissagehumainestnormalementefficace.S'ilexisteun fort indice prédictif, des observateurs humains l'identifieront si on leur endonne raisonnablement les moyens. Les algorithmes statistiques surclassentnettement l'homme dans des environnements bruyants pour deux raisons : ilssontsusceptibles,mieuxquedesjugeshumains,dedétecterdesindicesdefaiblevalidité,etencoreplussusceptiblesdegarderunniveaudeprécisionmodéréenutilisantdetelsindicesaveccohérence.Il ne faut pas reprocher à qui que ce soit de ne pouvoir se livrer à des

prévisions exactes dans un monde imprévisible. Toutefois, il semble avisé dereprocherauxexpertsdecroirequ'ilspeuventréussirdansunetâcheimpossible.C'est aumieux se leurrer que de croire que l'on peut parvenir à des intuitionscorrectesdansunesituationimprévisible,etc'estparfoisplusgrave.Enl'absenced'indices valides, les « succès » intuitifs sont dus soit à la chance, soit à desmensonges.Sicetteconclusionvoussurprend,c'estquevouscontinuezdecroireque l'intuition est magique. N'oubliez pas cette règle : on ne saurait avoirconfiance dans l'intuition en l'absence de régularités stables dansl'environnement.

Lapratiqueetlefeed-back

Certaines régularités de l'environnement sont plus faciles à identifier et àappliquerqued'autres.Pensezàlafaçondontvousavezdéveloppévotrefaçondefreinerquandvousconduisez.Quandvousavezmaîtrisél'artdeprendrelesvirages, vous avez appris progressivement quand relâcher l'accélérateur etquand,etavecquelleforce,appuyersurlefrein.Lesviragesnesontpastouslesmêmes,etlessituationsvariéesdontvousavezfaitl'expérienceenapprenantàconduire impliquentquevousêtesaujourd'huiprêtàfreineraubonmomentetaveclaforceappropriéedanstouslesviragesquevousrencontrez.Lecontexted'apprentissage de cette compétence est idéal, parce que vous bénéficiez d'unretour immédiat et sans ambiguïté chaque fois que vous prenez un virage : lalégère récompense d'un virage bien négocié ou la légère punition si vouséprouvezquelquedifficultéàcontrôlervotrevéhiculeparcequevousavezfreinétropfortoupasassez.Lessituationsauxquellesestconfrontéunpilotedansunport, qui doit manœuvrer des navires de grande taille, ne sont pas moinsrégulières,maislacompétenceestbeaucoupplusdifficileàacquérirparlaseule

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expérience du fait du temps écoulé entre les actions et leurs résultatsperceptibles.Ledéveloppementd'uneexpertiseintuitivedépendessentiellementdelaqualitéetdelarapiditéduretour,ainsiquedelapossibilitédepratiquer.L'expertise ne se limite pas à un seul talent, c'est une collection de

compétences,etlemêmespécialistepeutêtrerompuàcertainesdesfacettesdesondomainetoutenrestantunnovicedansd'autres.Quandlesjoueursd'échecsaccèdentaustatutd'expert,c'estqu'ilsont« toutvu»(oupresque),maisàcetégard, les échecs sont une exception. Les chirurgiens peuvent se montrerbeaucouppluscompétentspourcertainesopérationsquepourd'autres.Deplus,certains aspects des tâches d'un expert sont beaucoup plus faciles à apprendrequed'autres.Lespsychothérapeutesontdenombreusesoccasionsd'observerlesréactionsdespatientsàcequ'ilsdisent.Leretour leurpermetdedévelopper letalent intuitif pour trouver les mots et le ton capables de calmer la colère,d'établirdesliensdeconfiance,oudefocaliserl'attentiond'unpatient.Maislesthérapeutesn'ontpasl'occasiond'identifierquelleapprochegénéraleestlaplusappropriéepourdifférentspatients.Leretourqu'ilsobtiennentquantàl'évolutionàlongtermedeleurspatientsestrare,tardifou(leplussouvent)inexistant,etdetoutefaçontropambigupourquel'expériencefacilitel'apprentissage.Parmi les spécialitésmédicales, les anesthésistesbénéficientd'unbon retour

parcequeleseffetsdeleursactionssontrapidementévidents.Parcontraste,lesradiologistesretirentpeud'informationquantàlaprécisiondesdiagnosticsqu'ilsfontet lespathologiesqu'ilsneparviennentpasàdétecter.Parconséquent, lesanesthésistessetrouventdansunemeilleurepositionpourdévelopperdestalentsintuitifsutiles.Siunanesthésistedéclare«j'ail'impressionquequelquechosenevapas»,toutlemonde,dansleblocopératoire,devraitseprépareràfairefaceàuneurgence.Là encore, comme dans le cas de la confiance subjective, les spécialistes

peuventnepasêtreconscientsdeslimitesdeleurexpertise.Unpsychothérapeuteexpérimentésaitqu'ilestdouépourcomprendrecequisepassedanslatêtedesonpatientetadebonnesintuitionssurcequelepatients'apprêteàdire.Ilestdonc tentant pour lui de conclure qu'il peut également anticiper comment lepatient se comportera l'année suivante, mais cette conclusion n'est pas autantjustifiée.L'anticipationàcourttermeetlaprévisionàlongtermesontdestâchesdifférentes, et si le thérapeute a des moyens convenables de maîtriser lapremière, iln'envapasdemêmedelaseconde.Demême,unexpertfinancierpeutêtredouépourplusieursaspectsdesonactivité,maispaspoursélectionnerdesvaleurs,etunspécialisteduMoyen-Orientsaitbeaucoupdechoses,maisne

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connaîtpasl'avenir.Lepsychologueclinicien,lecourtierenBourseetl'analystegéostratégiquedisposentbiendecompétencesintuitivesdanscertainesdeleurstâches,mais ils n'ont pas appris à identifier les situations et les tâchesoù leurintuition risque de les trahir. Les limites non reconnues des compétencesprofessionnellesexpliquentpourquoilesexpertssontsouventtropsûrsd'eux.

Évaluerlavalidité

Àlafindenotretravailcommun,GaryKleinetmoinoussommesentendussur une réponse générale à notre question de départ : quand peut-on faireconfiance à un spécialiste expérimenté qui prétend avoir une intuition ?Nousavonsconcluqu'ilétaitpourl'essentielpossibled'établirunedistinctionentrelesintuitionspotentiellementvalidesetcellesquiserontsansdoutebidon.Commelorsqu'il s'agit de savoir si une œuvre d'art est un faux, vous vous en tirerezsouvent mieux en vous concentrant sur sa provenance qu'en étudiant l'œuvreelle-même.Sil'environnementestassezrégulieretsi lejugeaeulapossibilitéd'apprendre ces régularités, lamachine associative reconnaîtra les situations etproduira des prédictions et des décisions rapides et exactes. Si ces conditionssontremplies,vouspouvezavoirconfiancedanslesintuitionsdequelqu'un.Malheureusement, la mémoire associative produit aussi des intuitions

subjectivement convaincantes qui sont erronées. Quiconque a suivi laprogressiond'unjeunejoueurd'échecstalentueuxsaitbienquel'onn'atteintpaslaperfection immédiatement, etque lavoiequimèneà laquasi-perfectionestseméed'erreurs commises avecunegrandeconfiance.Quandvous évaluez lesintuitions des experts, demandez-vous toujours s'ils ont eu la possibilitésuffisante d'apprendre à identifier les indices, même dans un environnementrégulier.Dans un environnement moins régulier, ou à faible validité, on invoque

l'heuristique du jugement. Le Système 1 est souvent capable de produire desréponses rapides à des questions difficiles par la substitution, créant unecohérencelàoùiln'yenapas.Onrépondàuneautrequestionquecelleposée,etlaréponsepeutêtreassezplausiblepourpasserl'examenduSystème2,laxisteet tolérant. Par exemple, vous souhaitez prédire l'avenir commercial d'uneentreprise, et vous croyez que c'est ce que vous êtes en train d'évaluer, alorsqu'en réalité, vos estimations sont dominées par les impressions que vous ontlaissées l'énergie et la compétence de ses dirigeants actuels. Comme lasubstitutionestautomatique,vousn'êtessouventpasconscientdel'origined'un

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jugementquevous(votreSystème2)approuvezetadoptez.Sic'est leseulquivous vient à l'esprit, il risque d'être subjectivement impossible à distinguer dejugementsvalidesauxquelsvousvouslivrezavecuneassurancedespécialiste.C'estpourquoilaconfiancesubjectiven'estpasunbondiagnosticd'exactitude:onpeutparveniravecunegrandeconfianceàdesjugementsquirépondentàlamauvaisequestion.Vousvousdemandezpeut-êtrepourquoiGaryKleinetmoin'ensommespas

arrivés immédiatement à l'idée d'évaluer l'intuition d'un expert en estimant larégularitédesonenvironnementetl'histoiredesonapprentissage,enlaissantdecôté son assurance. Et quelle autre réponse nous pensions trouver.Ce sont debonnesquestions,parcequelecontourdelasolutionétaitapparentdèsledépart.Noussavionsdès ledébutquelescommandantsdepompierset les infirmièresenpédiatrieseretrouveraientd'uncôtédelalimiteséparantlesintuitionsvalidesdesautres,etquelesdomainesdespécialisationétudiésparMeehlfiniraientdel'autrecôté,aveclescourtiersetlesanalystes.Ilestdifficiledereconstituercequinousaprisdesannées,delonguesheures

de discussions, des échanges incessants de brouillons et des centaines decourriels où nous argumentions chaquemot. Plus d'une fois, nous avons failliabandonner. Mais c'est toujours comme ça quand un projet se terminerelativementbien:unefoisquevousavezlasolution,ellevousapparaîtcommeuneévidence.Comme le suggère le titre de notre article, Klein et moi étions moins en

désaccord que nous ne l'aurions pensé, et nous avons accepté des solutionscommunes pour presque tous les sujets importants que nous avons abordés.Toutefois, nous nous sommes aussi aperçus que nos divergences de départétaient bien plus qu'intellectuelles. Nous avions des attitudes, des émotions etdesgoûtsdifférents,etcelaaremarquablementpeuévoluéaufildesans.C'estparticulièrement manifeste dans les faits que nous trouvons l'un et l'autreamusants et intéressants. Klein continue de grimacer chaque fois que l'onprononcelemotbiais,etiladoretoujoursleshistoiresoùdesalgorithmesoudesformules aboutissent à des décisions absurdes. J'ai tendance à considérer lesrares échecs des algorithmes comme des occasions de les améliorer. Et jemeréjouisplusqueKleindevoirdesexpertsarrogantssefairemoucherquandilsprétendentdisposerdepouvoirs intuitifsdansdes situationsàvaliditénulle.Àlongterme,cependant,notreententeintellectuelleestsansdouteplusimportantequelesdifférencesémotionnellesquiontsubsistéentrenous.

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*

L'intuitiondesexpertsenbref

« Quel est son degré d'expertise pour cette tâche particulière ? A-t-ellebeaucoupdepratique?»« Croit-il vraiment que l'environnement des start-up est assez régulier pour

justifieruneintuitionquivaàl'encontredestauxdebase?»«Elleesttrèsconfiantedanssadécision,maislaconfiancesubjectiveestun

piètreindicateurdel'exactituded'unjugement.»«A-t-ilvraimenteulapossibilitéd'apprendre?Àquelpointleretourdontila

bénéficiésursesjugementsa-t-ilétérapideetclair?»

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Lavisionexterne

QuelquesannéesaprèsledébutdemacollaborationavecAmos,j'aiconvaincudesmembresduministèreisraéliendel'Éducationqu'ilseraitutiledemettreenplacedescourssurlejugementetlaprisededécisionaulycée.Pourpréparerlescours et rédiger unmanuel, j'ai rassemblé une équipe composée d'enseignantschevronnés, de quelques-uns de mes étudiants en psychologie et de SeymourFox, alors doyen de l'Institut de formation des maîtres de l'universitéhébraïque,spécialistedudéveloppementdesprogrammes.Aprèsnousêtreretrouvéstouslesvendredisaprès-midipendantàpeuprèsun

an, nous avions mis au point un programme détaillé, avions écrit quelqueschapitres, et avions effectué quelques leçons tests en classe. Nous avions lesentimentd'avoirbienavancé.Unjour,alorsquenousdiscutionsdesprocéduresd'estimationdesquantités,l'idéed'unexercicem'estvenue.J'aidemandéàtousles participants d'évaluer combien il faudrait de temps pour soumettre unepremière version du manuel au ministère de l'Éducation. Je suivais ainsi uneprocédure que nous avions déjà prévu d'intégrer dans notre programme : lameilleure façon d'obtenir une information d'un groupe n'est pas de lancer undébat général, mais de collecter confidentiellement l'avis de chacun. Cetteprocédure fait un meilleur usage de la connaissance dont dispose chaquemembredugroupeque lapratiquecourantede ladiscussionàbâtons rompus.J'airassemblélesévaluationsetinscritlesrésultatsautableau.Ilssesituaientenmoyenneauxalentoursdesdeuxans;l'estimationlaplusfaibleétaitd'unanetdemi,laplusélevéeétaitdedeuxansetdemi.J'aialorseuuneautreidée.JemesuistournéversSeymour,notrespécialiste

dudéveloppementdesprogrammes,et luiaidemandés'ilavaiten têted'autres

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équipes qui, comme nous, avaient développé un programme à partir de rien.C'était une époque où plusieurs innovations pédagogiques avaient été lancées,commeles«nouvellesmathématiques»,etSeymourréponditquebonnombrelui venaient effectivement à l'esprit. Je lui ai alors demandé s'il connaissaitl'histoiredeceséquipesunpeuplusendétail,cequiétaitégalementlecas.Jeluiai demandé de repenser à ces équipes au moment où elles avaient atteint lemême stade que nous. À partir de là, combien de temps avaient-elleseffectivementmisàbouclerleursprojetsdemanuels?Ilsetut.Quandilsedécidaenfinàparler,j'aieul'impressionqu'ilrougissait,

commegênédesapropreréponse:«Voussavez,jenem'enétaisjamaisaperçujusqu'àprésent,maisenfait,àunstadecomparableaunôtre,toutesleséquipesnesontpasalléesjusqu'aubout.Unnombreimportantd'entreellesn'ontpasfinileurtravail.»C'étaitinquiétant;nousn'avionsjamaisenvisagéquenouspourrionséchouer.

Deplusenplusanxieux,jeluidemandaid'évaluerlaproportiondeséquipesquiavaient jeté l'éponge. « Environ 40% », répondit-il. Une atmosphère lugubrepesaitmaintenantsurlasalle.Laquestionsuivanteétaitévidente:«Cellesquiont fini, combien de temps cela leur a-t-il pris ? – Je ne me souviens pasd'équipesquiaientmismoinsdeseptans,fit-il,niplusdedix.»Jesaisissaislaballeaubond:«Quandvouscompareznoscompétencesetnos

ressources à celles des autres groupes, quel est notre niveau ?Comment nousclasseriez-vousparrapportàelles?»Seymourn'hésitapaslongtemps.«Noussommesendessousde lamoyenne, lâcha-t-il,maispasdebeaucoup.»Ce futune surprise totale pour nous tous, Seymour compris, dont la premièreestimation avait parfaitement correspondu au consensus optimiste du groupe.Jusqu'à ce que je l'y incite, il n'avait établi aucune corrélation dans son espritentrecequ'ilsavaitdel'histoiredesautreséquipesetsesprévisions.Il n'est pas vraiment juste de dire que quand nous l'avons entendu, nous

«savions».Biensûr,nous«savions»tousqu'unminimumdeseptanset40%dechancesd'échouerétaientdesprévisionsplusréalistesquantausortdenotreprojetque leschiffresquenousavionsécrits surnosboutsdepapierquelquesminutesplustôt.Maisnousnereconnaissionspasquenoussavionsdésormais.Cettenouvelleprédictioncontinuaitdenousparaîtreirréelle,parcequenousnepouvionsimaginercommentl'aboutissementd'unprojetquiparaissaittellementànotreportéepourraitprendretantdetemps.Iln'yavaitpasdebouledecristalpour nous décrire l'étrange succession d'événements improbables qui nousattendaient. Tout ce que nous pouvions voir, c'était un plan raisonnable qui

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devait permettre de terminer un livre en à peu près deux ans, plan quicontredisait les statistiques montrant que d'autres équipes avaient échoué ouavaient eu besoin d'un temps incroyablement long pour venir à bout de leurmission.CequeSeymournousavaitdonné,c'étaitdesinformationsdetypetauxdebase,dontnousaurionsdûdéduireunrécitcausal:sitantd'équipesavaientéchoué, et s'il avait fallu tant de temps à celles qui avaient réussi, il est sansdoutebeaucoupplusdifficilededévelopperunprogrammequenousnel'avionscru. Mais une telle déduction serait entrée en conflit avec notre expériencedirectedesprogrèsincontestablesquenousavionsaccomplis.Nousavionstraitéles statistiques de Seymour comme sont d'ordinaire traités les taux de base–nouslesavionsnotés,etpromptementmisaurancart.Ce jour-là, nous aurions dû abandonner. Personne n'était prêt à investir six

années supplémentaires de travail dans un projet qui avait 40 % de chancesd'échouer.Maismême si nous avons dû sentir qu'il n'était pas raisonnable depersévérer, cet avertissement ne nous a pas donné sur-le-champ une raisonsuffisantede laisser tomber.Auboutdequelquesminutesd'undébatdécousu,nousnoussommesreprisetavonscontinuécommesiderienn'était.Nousavonsfinalementmishuitans(!)àterminerlemanuel.Entre-temps,j'avaisquittéIsraëletavaisdepuislongtempscessédefairepartiedel'équipe,quiavaitaccomplisamission à l'issuedebiendes aléas imprévisibles.Le tempsque lemanuel soitprêt,l'enthousiasmeduministèredel'Éducations'étaitdissipé,etilnefutjamaisutilisé.Cetépisodeembarrassantresteunedesexpérienceslesplusinstructivesdema

vieprofessionnelle.J'aifiniparentirertroisleçons.Lapremièrefutévidentesurl'instant : j'étais tombé sur une différence entre deux approches profondémentdifférentesdelaprédiction,qu'Amosetmoiavonsplustarddéfiniescommelavisioninterneetlavisionexterne215.Ladeuxièmeleçonétaitquenosprévisionsinitialesdedeuxannéesnécessaires enmoyennepourboucler leprojet étaienterronées,plusprochesd'un scénariooptimistequed'uneévaluation réaliste. Jemis en revanche plus de temps à accepter la troisième leçon, que j'appelle lapersévéranceirrationnelle:lafoliedontnousavonsfaitpreuvecejour-là,ennedécidant pas de renoncer.Confrontés à un choix, nous avons abandonné touterationalitéplutôtquel'entrepriseelle-même.

L'attraitdelavisioninterne

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Cevendredi-là,notreexpertdudéveloppementdesprogrammess'étaitlivréàdeux jugements sur le même problème et était arrivé à deux réponses trèsdifférentes216 . La vision interne est celle que nous avons tous adoptéespontanément, y comprisSeymour, pour estimer l'avenir denotreprojet.Nousnous sommes concentrés sur nos conditions spécifiques de travail et avonscherché des indices et des preuves dans nos propres expériences. Nousdisposionsd'unplanflou:noussavionscombiendechapitresnousallionsécrire,et nous avions une idée du temps qu'il nous avait fallu pour écrire les deuxpremiers.Lesplusprudentsd'entrenousavaientsansdouteajoutéquelquesmoisàleurestimationenguisedemarged'erreur.Notrefauteavaitétéd'extrapoler.Nousnouslivrionsàuneprédictionennous

fondant sur l'information qui se trouvait sous notre nez –COVERA–,mais leschapitresquenousavionsécritsenpremierétaientprobablementplusfacilesquelesautres,etnotreengagementdansleprojetsetrouvaitalorssansdouteàsonparoxysme. Mais le principal problème était que nous n'avions laissé aucuneplaceaux« inconnues inconnues» renduescélèbresparDonaldRumsfeld.Cejour-là, nous n'avions aucunmoyen de prédire la succession d'événements quiretarderaient à ce point le projet. Les divorces, les maladies, les crises decoordinationavecl'administration–autantd'élémentssusceptiblesdefreiner letravail – ne pouvaient pas être anticipés. De tels événements non seulementralentissent la rédaction de chapitres, mais engendrent également de longuespériodes durant lesquelles presque plus aucun progrès n'est accompli. Il a dûévidemmentenallerdemêmedesautreséquipesqueSeymourconnaissait.Lesmembres de ces équipes avaient eux aussi été incapables d'imaginer lesévénementsquilesobligeraientàmettreseptansàterminerleurprojet,voirequiles contraindraient à l'échec alors qu'ils s'étaient manifestement dit que lamission était tout à fait réalisable. Pas plus que nous ils ne connaissaient lesobstaclesquilesattendaient.Ilyabiendesfaçonspourunplan,quelqu'ilsoit,d'échouer, et si la plupart sont trop improbables pour que l'on puisse lesanticiper, la probabilité que quelque chose déraille dans un grand projet estélevée.La deuxième question que j'avais posée à Seymour avait détourné son

attentiondenousetpourluifaireconsidérerunecatégoriedecassemblables.Ilavaitestiméletauxdebasederéussitedanscettecatégoriederéférence:40%d'échec, et entre sept et dix ans de travail pour terminer. Certes, son étudeinformellenerépondaitpasauxcritèresscientifiquesenmatièredepreuve,maisellenousavaitfourniunebaseraisonnablepouruneprédictiondedépart:celle

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quel'onfaitsurunsujetdontonnesaitrienendehorsdelacatégorieàlaquelleilappartient.Commeonl'avu, laprédictiondebasedevraitservird'ancrageàdesajustementsultérieurs.Sionvousdemandededevinerlatailled'unefemmedontvoussavezseulementqu'ellerésideàNewYork,votreprédictiondebaseseravotremeilleureestimationdelataillemoyennedesfemmesdecetteville.Sionvousdonneensuitedesinformationsprécisesliéesàlaquestion,parexempleque le fils de cette femme est pivot de son équipe de basket au lycée, vousajusterez votre estimation en l'éloignant de la moyenne dans la directionappropriée.LacomparaisonétablieparSeymourentrenotreéquipeetd'autresasuggéré que notre résultat était légèrement pire que la prédiction de base, quiétaitdéjàpessimiste.La précision spectaculaire de la prévision en vision externe dans notre

problèmeétait sûrementun faitduhasardetne saurait êtreconsidéréecommeunepreuvedelavaliditédelavisionexterne.Ilfauts'appuyersurdesprincipesgénérauxpourdéfendrelavisionexterne:silacatégoriederéférenceestchoisiede façon adéquate, la vision externe donnera une indication de la moyenneapproximativeetpourramêmelaisserentrevoir,commecefutlecaspournous,quelesprévisionsenvisioninterneensonttrèsloin.Pourunpsychologue,ladivergenceentrelesdeuxjugementsdeSeymourest

frappante. Il avait en tête toutes les connaissances requises pour estimer lesstatistiques d'une catégorie de référence appropriée,mais il est parvenu à sonestimation initiale sans jamais s'en servir.La prédiction deSeymour en visioninterne n'était pas un ajustement de la prédiction de base, qui ne lui était pasvenueàl'esprit.Ellesefondaitsurlescirconstancesparticulièresdenosefforts.Comme les participants dans l'expérience de TomW, Seymour connaissait letauxdebaseapproprié,maisn'apaspenséàl'utiliser.Contrairement à Seymour, le reste de l'équipe n'avait pas accès à la vision

externe et n'aurait pas pu produire une prédiction de base raisonnable. Il fautcependant noter que nous n'avons pas eu le sentiment que nous avions besoind'informationssurd'autreséquipespournouslivrerànosestimations.Jefuslepremier surpris quand je demandai à Seymour de nous fournir une visionexterne!C'estunschémacourant:lesgensquidisposentd'informationssuruncas individuel éprouvent rarement le besoin de connaître les statistiques de lacatégorieplusgénéraleàlaquellelecasappartient.Quand nous avons fini par prendre conscience de la vision externe, nous

l'avons ignorée collectivement. Nous savons ce qui nous est arrivé ; c'est lemême phénomène que lors de l'expérience qui a suggéré qu'il était futile

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d'enseigner la psychologie. Quand ils faisaient des prédictions sur des casindividuelspour lesquels ilsavaientpeud'information (une interviewcourteetneutre), les étudiants de Nisbett et Borgida ont complètement négligé lesrésultats globaux qu'ils venaient d'apprendre. Des informations statistiques«sansrelief»sontgénéralement ignoréesquandellessont incompatiblesaveclesimpressionsquel'onad'uncas217.Enconcurrenceaveclavisioninterne,lavisionexterneaperdud'avance.Lapréférencepour lavision internesepareparfoisd'unecolorationmorale.

Unjour,j'aiposéàmoncousin,avocatderenom,unequestionsurunecatégoriederéférence:«Quelleestlaprobabilitéqu'unaccusél'emportedansuneaffairecommecelle-là?»Ilm'arétorquésèchementque«chaqueaffaireestunique»,avec un regard qui ne cachait pas qu'il trouvait ma question déplacée etsuperficielle.Ilestaussicourantdemettrefièrementl'accentsurl'unicitédescasenmédecine, en dépit des progrès dans lamédecine factuelle, qui vont plutôtdans l'autre sens. De plus en plus, les statistiques et les prédictions de basenourrissent les conversations entre patients et médecins. Toutefois, il subsisteuneambivalencequantàlavisionexternedanslaprofessionmédicale,certainss'inquiétantducaractèreimpersonneldeprocéduresguidéespardesstatistiquesetdeslistesdecontrôle218.

L'erreurdeprévision

Àlalueuràlafoisdelaprédictionenvisionexterneetdurésultatfinal,nosestimations de départ en ce vendredi après-midi paraissent presque délirantes.Celanedevraitpasnoussurprendre:lesprévisionstropoptimistessurl'issuedeprojets sontmonnaie courante.Amos etmoi avons inventé le termeerreurdeprévision219pourdécriredesplansetdesprévisionsqui:

◆sontbeaucouptropprochesdescénariosultra-optimistes;◆pourraientêtreaméliorésenconsultantlesstatistiquesdecassemblables.

Lesexemplesd'erreursdeprévisionpullulentdansl'expériencedesgens,desgouvernementsetdesentreprises.C'estunelisteinterminabled'histoiresàfairepeur:

◆En juillet1997, leprojetdeconstructiondunouveauParlementécossaisàÉdimbourgaétéestiméà40millionsdelivres.Enjuin1999,lebudgetavaitatteintles109millions.Enavril2000,lelégislateurimposaitun«plafond»de195millions.Ennovembre2001,lesdéputésréclamèrent

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uneévaluationdu«coûtfinal»,établià241millions.Ceprixaugmentaencoredeuxfoisen2002,pouratteindreà la finde l'année294,6millionsde livres. Ilaugmentaencore trois foisen2003.L'édificefutfinalementterminéen2004pouruncoûtdéfinitifd'environ431millionsdelivres220.◆ En 2005, une étude s'intéressa aux projets ferroviaires entrepris dans lemonde entier entre

1969et1998.Dansplusde90%descas,laprojectiondunombred'usagersavaitétésurestimée.Bienque ces erreurs dans le nombredepassagers aient été largement débattues, l'exactitudedesprévisions ne s'est pas améliorée pour autant au cours de ces trente ans. En moyenne, lesplanificateurs surestimaient de 106 % le nombre de gens qui utiliseraient les nouvellesinfrastructures,etledépassementmoyendescoûtsétaitde45%.Lesexpertsontcontinuéànepass'appuyersurlespreuvesexistantes,endépitdeleuraccumulation221.◆En2002,uneenquêteréaliséeauprèsdepropriétairesaméricainsquiavaientfaitrefaireleur

cuisine amontré qu'enmoyenne, ils s'étaient attendus à ce que les travaux leur coûtent 18 658euros.Enfait,àlafin,ilsavaientpayéenmoyenne38769euros222.

L'optimisme des planificateurs et des décideurs n'est pas la seule cause desdépassements.Lesfournisseurschargésdestravauxderénovationd'unecuisineou autre reconnaissent volontiers (certes pas à leurs clients) qu'ils engrangentl'essentielde leursprofits sur lesmodificationspar rapport auplan initial.Leserreurs de prévisions sont alors le reflet de l'incapacité des clients à imaginerl'évolutionde leurs souhaits avec le temps. Ils se retrouvent àpayerbeaucoupplusqu'ilsnel'auraientfaits'ilss'étaientdotésd'unplanréalisteets'ilss'yétaienttenus.Les erreurs commises dans les budgets prévisionnels ne sont pas toujours

innocentes.Lesauteursdeplansirréalistessontsouventmusparledésirqueleurplansoitapprouvé–quecesoitparleurssupérieursouparunclient–,partantdu principe qu'il est rare que des projets soient abandonnés inachevéssimplementàcaused'undépassementbudgétaireoud'unretard223.Dansdetelscas,laplusgranderesponsabilitéincombeauxdécideursquiapprouventleplan,c'est à euxqu'il revient d'identifier la nécessité d'unevision externe et d'éviterl'erreurdeprévision.

Minimiserl'erreurdeprévision

Lesfaçonsdediagnostiqueruneerreurdeprévisionetd'yremédiern'ontpaschangé depuis ce vendredi après-midi. Bent Flyvbjerg, le célèbre spécialistedanoisdelaplanification,quienseigneaujourd'huiàOxford,résumeleschosesainsi:

Latendanceprédominanteàsous-estimerouignorerl'informationdistributionnelleestpeut-êtrelaplusgrandesourced'erreurdanslesprévisions.Lesplanificateursdevraientpar

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conséquentveilleràencadrer leproblèmedeprévisionafinde faciliter le recoursà toutel'informationdistributionnelledisponible.

C'est peut-être le conseil le plus important jamais donné sur la façond'accroître la précision des prévisions par une amélioration de laméthode. La« vision externe » consiste à utiliser les informations distributionnelles tiréesd'autres entreprises comparables à celle qui fait l'objet de la prévision, et c'estelleleremèdeàl'erreurdeprévision.La gestion de l'erreur de prévision a désormais un nom technique : la

prévision par catégorie de référence, et Flyvbjerg l'a appliquée aux projetsd'infrastructuresdansdiverspays.Lavisionexterneestmiseenœuvreà l'aided'unebasededonnées importantequi fournitdes informationsà la foissur lesplans et les résultats pour des centaines de projets similaires dans le mondeentier.Ellefournitdes informationsstatistiquessur lesdépassementsprobablesen coûts et en délais, et sur la probabilité que les projets de différents typesn'atteignentpasleursobjectifs.LaméthodedeprévisionappliquéeparFlyvbjergestsemblableauxpratiques

recommandéespoursurmonterlesproblèmesdenégligencedestauxdebase:

1. identifier une catégorie de référence appropriée (rénovation de cuisine, grands projetsferroviaires,etc.);2.obtenirlesstatistiquesdelacatégoriederéférence(encoûtparkilomètredevoieferrée,ouen

pourcentage de dépassement de budget).Utiliser les statistiques pour produire une prédiction debase;3.seservird'informationsparticulièresauprojetenvisagépourajusterlaprédictiondebase,s'ily

a des raisons précises de s'attendre à ce que le biais optimiste soit plus oumoins prononcé parrapportàd'autresprojetsdumêmetype.

LesanalysesdeFlyvbjergsontcenséesguiderlesautoritéscommanditairesdeprojetspublics,enfournissantlesstatistiquesdesdépassementsdansdesprojetscomparables.Lesdécideursontbesoind'uneévaluationréalistedescoûtsetdesbénéfices d'un projet avant de prendre une décision définitive. Ils peuventégalementsouhaiterestimerlaréservebudgétairequ'illeurfaudraenanticipantlesdépassements,bienquedetellesprécautionsfinissentsouventparprovoquercequ'ellesétaientsupposéeséviter.Commel'aditunresponsableàFlyvbjerg:«Pour les fournisseurs,uneréservebudgétaire,c'estcommede laviandepourleslions,ilsvontladévorer.»Entreprises et institutions doivent contrôler la tendance des fournisseurs à

présenter des devis et des plans trop optimistes. Une organisation bien gérée

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récompenseralesplanificateurspourlaprécisiondel'exécutiond'unprojetetlespénalisera pour ne pas avoir su anticiper les difficultés, ou prévoir quesurviendraient des difficultés qu'ils ne pouvaient pas anticiper– les inconnuesinconnues.

L'optimismedesdécideurs

Cevendredi après-midi-là est aujourd'hui vieuxdeplus de trente ans. J'y aisouventrepenséetl'aiévoquéplusieursfoisparandansmescours…aupointdelasser certains de mes amis. Mais personnellement, je ne cesse d'en tirer denouvelles leçons.Presquequinze ans après avoir identifié l'erreurdeprévisionavecAmos, j'y suis revenu avecDanLovallo. Ensemble, nous avons ébauchéune théoriede laprisededécisionquiconsidère lebiaisoptimistecommeunesource importante de prise de risque. Dans lemodèle rationnel de l'économieclassique, lesgensprennentdesrisquesparcequ'ilspensentavoir lachancedeleur côté – ils acceptent la probabilité d'un échec coûteux parce que laprobabilitéderéussiteestassezimportante.Nousavonsproposéuneautreidée.Quandilsprévoientlesrésultatsdeprojetsrisqués,lesdirigeantssuccombent

tropsouventàl'erreurdeprévision.Quandilsensontlaproie,ilsprennentdesdécisions fondées sur un optimisme délirant plutôt qu'après avoir mûrementsoupesélesprofits,lespertesetlesprobabilités.Ilssurestimentlesbénéficesetsous-estimentlescoûts.Ilséchafaudentdesscénariosdesuccèstoutenfermantlesyeuxsurleserreurset lesmauvaiscalculspotentiels.Parconséquent, ilsselancentdansdesinitiativesquinerentrerontprobablementpasdanslebudget,nerespecteront pas les délais et n'auront pas le rendement escompté – voire neseronttoutsimplementpasmenéesàbien.Danscetteperspective, lesgenss'engagentsouvent (maispas toujours)dans

desprojets risquésparcequ'ilssont tropoptimistesquantauxobstaclesqui lesattendent. Je reviendrai à plusieurs reprises sur cette idée dans ce livre – elleexpliqueeneffet sansdoutepourquoi lesgens intententdesactionsen justice,pourquoi ils déclenchent des guerres, et pourquoi ils créent des petitesentreprises.

Lesleçonsd'unéchec

Pendant des années, je me suis dit que l'élément le plus important, dansl'histoireduprogrammescolaire, tenaitàceque j'avaisapprisausujetdemon

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amiSeymour:quesameilleureestimationsurl'avenirdenotreprojetn'avaitpastenucomptedecequ'ilsavaitdeprojetssemblables.Dansl'affaire,jem'entiraisfort bien, dans le rôle de l'habile interrogateur et du fin psychologue.Cen'estqu'ilyapeuquej'aicomprisqu'enréalité,j'avaiseud'autresrôlesqueceluid'unâneetd'unchefstupide.Carc'estmoiquiavaiseu l'initiativedeceprojet,et ilm'incombaitdoncde

veilleràcequ'ilsoitsenséetàcequel'équipediscutecommeilconvenaitdesgrandsproblèmes.Encesens, j'aiéchoué.Cen'étaitplusunproblèmed'erreurde prévision. J'en avais été guéri dès que j'avais entendu les statistiques deSeymour.Dos aumur, j'aurais répondu que nos premières estimations avaientfaitpreuved'unoptimismeabsurde.Unpeuplusmissur legril, j'auraisadmisquenousavionslancéleprojetsurdesbasesfallacieuses,etquenousaurionsdûau moins sérieusement envisager de reconnaître notre défaite avant de plierbagages.Maispersonnenem'avait harcelédequestions, il n'y avait pas eudediscussion.Nousnousétionstacitemententenduspourcontinuersansprévisionexplicitedeladuréedenosefforts.Celanousétaitd'autantplusfacilequenousn'avionseffectuéaucuneprévisionaudémarrage.Sinousavionsdisposéd'uneprédictiondebaseraisonnablequandnousnoussommeslancés,nousneserionspasallésplusloin,maisnousavionsdéjàinvestideseffortsconsidérables–unexempledusophismedescoûtsirrécupérablessurlequelnousreviendronsplusamplementdanslaprochainepartie224 . Ilauraitétégênantpournous– surtoutpour moi – d'abandonner à ce stade, et rien ne semblait le justifier sur lemoment.Ilestplusfaciledechangerdecapenpleinecrise;or,cen'étaitpasunecrise,simplementdenouveauxfaitssurdesgensquenousneconnaissionspas.Ilétaitbienplus faciled'ignorer lavisionexternequed'accepterdemauvaisesnouvelles sur nos propres efforts. Pourmoi, c'est ce qui se rapproche le plusd'unesortedeléthargie–unrefusdepenseràcequis'estpassé.Etdonc,nousavonscontinué.Nousn'avonsplustentéderationaliserlaplanificationpendanttoutletempsquejepassaiencoredanslegroupe–uneattitudeparticulièrementtroublantepouruneéquipecenséeenseignerlarationalité.J'espèreêtreplussageaujourd'hui,etj'aiprisl'habitudedechercherlavisionexterne.Maiscelanemeviendrajamaisnaturellement.

*

Lavisionexterneenbref

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«Iladopteunevisioninterne.Ildevraitoubliersonproprecasets'intéresseràcequis'estpassédansd'autrescas.»« Elle est victime d'une erreur de prévision. Elle se fonde sur un scénario

ultra-optimiste,maisleplanpourraitéchouerdebiendesfaçons,etellenepeutpastouteslesprévoir.»«Supposonsquevousnesachiez riendecetteaffaire juridique, simplement

qu'elle concerneuneactionpour fauteprofessionnelle intentéeparun individucontreunchirurgien.Quelleseraitvotreprédictiondebase?Combiend'affairesdecegenreobtiennentgaindecausedevantlestribunaux?Combienaboutissentàunarrangement?Pourquelles sommes?L'affairedontnousparlonsest-elleplusoumoinssolidequed'autresactionsenjusticedumêmetype?»«Nousprocédons àune rallongebudgétaireparcequenousnevoulonspas

reconnaîtrenotreéchec.C'estuncasdesophismedescoûtsirrécupérables.»

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Lemoteurducapitalisme

L'erreur de prévision n'est que l'une desmanifestations d'un biais optimisteomniprésent. La plupart d'entre nous considèrent le monde comme plusbienveillantqu'ilnel'estenréalité,nospropresatoutscommepluspositifsqu'ilsnelesont,etlesobjectifsquenousnousfixonscommeplusréalisablesqu'ilsnele seront probablement. Nous avons également tendance à exagérer notrecapacitéàprédire l'avenir,cequiengendreunexcèsdeconfianceoptimiste.Àcause de ses conséquences sur les décisions, le biais optimiste est peut-être leplus importantdesbiais cognitifs.Celadit, il peut être aussibienunavantagequ'unrisque;alors,sivousêtesdenatureoptimiste,réjouissez-vous!

Lesoptimistesdenature

Certaines personnes sont plus optimistes que les autres. Si vous êtesgénétiquement pourvu d'un biais optimiste, il n'est pas vraiment nécessaire devous dire que vous avez de la chance – vous le savez déjà225 . L'attitudeoptimisteestessentiellementhéréditaire,etfaitpartied'unedispositiongénéraleaubien-être,quipeutaussiinclureunetendanceàvoirleboncôtédeschoses226.Si vous aviez un vœu à exaucer pour votre enfant, vous devriez sérieusementenvisager de lui souhaiter d'être optimiste. Les optimistes sont habituellementenjouésetheureux,etparconséquentpopulaires;ilssurmontentleséchecsetlescoups durs, leurs chances de faire une dépression sont réduites, leur systèmeimmunitaire est plus fort, ils s'occupent mieux de leur santé, se sentent enmeilleure forme que d'autres et ont, réellement, des chances de vivre pluslongtemps.Uneétudesurlesgensquisurestimentleurduréedevieparrapport

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aux prévisions des actuaires montre qu'ils travaillent plus, qu'ils sont plusoptimistes quant à leurs futurs revenus, sont davantage susceptibles de seremarier après undivorce (le célèbre « triomphede l'espoir sur l'expérience227»),etonttendanceàmisersurdesactionsindividuelles.Biensûr,lesbienfaitsde l'optimisme ne sont offerts qu'aux individus qui ne sont que légèrementvictimes des biais cognitifs et qui sont capables de « mettre l'accent sur lepositif»sansperdrelaréalitédevue.Lesoptimistesjouentunrôletrèsimportantdansnosvies.Leursdécisionsont

uneinfluence;cesonteuxlesinventeurs,lesentrepreneurs,leschefspolitiqueset militaires – pas les gens médiocres. Ils en sont là où ils sont parce qu'ilsrelèvent des défis et prennent des risques. Ils ont du talent, et ils ont eu de lachance, plus qu'ils ne le reconnaissent. Ils sont probablement optimistes detempérament. Une étude réalisée auprès de créateurs de petites entreprises aconcluquelesentrepreneursétaientengénéralplusconfiantsdanslaviequedescadresmoyens228.Leurexpériencedusuccèslesaconfortésdansleurfoienleurjugement et dans leur capacité à contrôler les événements. Leur assurance estrenforcée par l'admiration des autres229 . Ce raisonnement aboutit à unehypothèse : les gens qui ont le plus d'influence sur l'existence des autres sontsusceptibles d'être optimistes et trop sûrs d'eux, et de prendre plus de risquesqu'ilsnel'imaginent230.Les preuves dont on dispose suggèrent qu'un biais optimiste joue un rôle

– parfois déterminant – chaque fois que des individus ou des institutionsprennent sciemment des risques significatifs. Bien souvent, les preneurs derisquesfontl'effortnécessairepouridentifierquellessontleurschances,maisilssous-estiment le danger. Comme ils interprètent mal les risques, lesentrepreneursoptimistess'estimentsouventprudents,mêmequandilsnelesontpas.Leurconfiancedansleursuccèsfuturalimenteunehumeurpositivequilesaideàobtenirdes ressourcesdesautres,accroît lemoralde leursemployés,etaugmente leursperspectivesde réussite.Quand il fautagir, l'optimisme,mêmesoussavariantelégèrementdélirante,peutêtreunebonnechose.

Desdangersdel'optimismechezlesentrepreneurs

AuxÉtats-Unis, les chancesqu'unepetite entreprise survive au-delàde cinqanssontdel'ordrede35%.Maislesindividusquilancentcegenred'entreprisesnepensentpasquelesstatistiquess'appliquentàeux.Uneenquêteamontréqueleschefsd'entrepriseaméricainsonttendanceàcroirequ'ilssetrouventdansun

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secteurprometteur:enmoyenne,ilsestimentà60%leschancesderéussitede« n'importe quelle entreprise comme la [leur] » – soit presque le double duvéritablepourcentage.Lebiaisestencorepluscriantquandlesgensévaluentleschancesdeleurpropreentreprise.81%desentrepreneursestimentleurschancespersonnelles de succès à 7/10 ou plus, et 33% affirment que le risque qu'ilséchouentestégalàzéro231.Cela n'est pas étonnant. Si vous interrogiez quelqu'un qui vient d'ouvrir un

restaurant,vousnevousattendriezpasàcequ'ilouellesous-estimeseschancesdesuccèsouqu'ilouelleaitunevisionnégativedesescompétencesentantquerestaurateur.Malgrétout,onpeutsedemander:aurait-ilquandmêmeinvesticetargentetcetempss'ilavaitraisonnablementfaitl'effortd'ensavoirplussurseschances de réussite – ou, s'il en avait pris conscience (60 % des nouveauxrestaurantsfermentleursportesauboutdetroisans),yaurait-ilprêtéattention?L'idéed'adopterlavisionexterneneluiestprobablementpasvenue.Undesavantagesd'untempéramentoptimiste,c'estqu'ilencourageàtenirbon

face aux obstacles. Mais cet acharnement peut s'avérer coûteux. Une séried'étudesimpressionnantesmenéesparThomasAstebrolèvelevoilesurcequisepasse quand les optimistes reçoivent de mauvaises nouvelles. Ses donnéesproviennent d'une institution canadienne, le Programme d'assistance auxinventeurs, qui, contre une somme modique, fournit aux inventeurs uneévaluation objective des perspectives commerciales de leurs idées. Lesévaluations s'appuient sur un classement méticuleux de chaque invention enfonction de trente-sept critères, dont le besoin du produit, les coûts deproduction,etuneestimationdelademandeetdesonévolution.Lesanalystesrésument leursclassementsparune lettre,DetEannonçantunéchec–cequicorrespondà70%desinventionsqu'ilspassentenrevue.Lesprévisionsd'échecs'avèrentd'uneprécisionremarquable:seuls5des411projetsquiontobtenulaplusmauvaisenoteontétécommercialisés,etaucunn'aétéunsuccès232.Un résultat décourageant a poussé près de la moitié des inventeurs à

abandonner après avoir reçuunenotequi prédisait sans équivoque leur échec.Mais47%d'entreeuxontpoursuivileurseffortsdedéveloppementmêmeaprèsavoir appris que leur projet était sans espoir, et en moyenne, ces individuspersévérants (ouobstinés)ontdoublé leurspertesdedépartavantde renoncer.De façon significative, la persévérance malgré un avis défavorable étaitrelativementcourantechezlesinventeursayantobtenuunenoteélevéesuruneéchelle de mesure de l'optimisme – où les inventeurs obtiennent déjàgénéralement de meilleurs résultats que la moyenne de la population. Dans

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l'ensemble les retours sur investissement pour des inventions privées sontmodestes,«inférieursauxretourssurlestitresfinanciersprivésetsurlestitresàhaut risque ». Plus généralement, les avantages financiers de l'auto-entreprisesontmédiocres:aveclesmêmesqualifications,lesgensobtiennentenmoyennedemeilleurs retours en vendant leurs compétences à des employeurs qu'en selançant par eux-mêmes. Ainsi, l'optimisme se révèle répandu, entêté, etcoûteux233.Les psychologues ont confirmé que la plupart des gens croient sincèrement

qu'ils sont supérieurs auxautresdans laplupartdesdomainesvalorisants– ilssont même prêts à parier de petites sommes d'argent sur ces convictions enlaboratoire234.Surlemarché,biensûr,lafoiensapropresupérioritépeutavoirdesconséquencesimportantes.Lesdirigeantsdegrandesentreprisessehasardentparfoisàdesparisénormessurdesfusionsetdesacquisitionsonéreuses,croyantà tort qu'ils peuvent gérer les actifs d'une autre société mieux que sespropriétaires actuels.LaBourse réagit d'ordinaire en dégradant la valeur de lasociétéacquéreuse,parcequel'expérienceamontréqueleseffortspourintégrerdegrandesentrepriseséchouentplussouventqu'ilsneréussissent.Onexpliquecesacquisitionsmalaviséesparune«hypothèsedel'orgueil235»:lesdirigeantsdelasociétéacquéreusesontsimplementmoinscompétentsqu'ilsnelepensent.Les économistesUlrikeMalmendier etGeoffreyTateont identifiédesPDG

optimistes par la quantité d'actions de leur entreprise qu'ils détiennentpersonnellement et observé que les dirigeants très optimistes prenaient desrisquesinconsidérés.Ilsassumaientladetteaulieud'émettredestitresetétaientplus susceptibles que d'autres de « payer trop cher pour des sociétés cibles etd'entreprendredesfusionsnégativespourlesvaleurs236».Ilfautremarquerquel'action de la société acquéreuse souffrait beaucoup plus lors des fusions si lePDG,d'après lesévaluationsdesauteurs,manifestaitun tropgrandoptimisme.LaBourseestapparemmentcapablederepérerlesPDGtropsûrsd'eux.CequiexonèrelesPDGd'uneaccusationmaislesfaittombersouslecoupd'uneautre:lesdirigeantsdesentreprisesquiprennentdesparis inconsidérésnelefontpasparce qu'ils jouent avec l'argent des autres. Au contraire, ils prennent de plusgrandsrisquesquandlesenjeuxsontencoreplusimportantspoureuxsurleplanpersonnel.LesdégâtscauséspardesPDGtropsûrsd'euxsontaggravésquandlapressespécialiséeleurconfèrelestatutdecélébrités;toutporteàcroirequelesrécompenses prestigieuses décernées aux PDG coûtent cher aux actionnaires.Commeledisentlesauteurs:«NousconstationsquelessociétésdontlesPDGsont récompensés de prix en souffrent par la suite, en termes de titres et de

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performance opérationnelle. Dans le même temps, la rémunération des PDGaugmente,ilsconsacrentplusdetempsàdesactivitésendehorsdel'entreprise,comme la rédaction de livres et la participation à d'autres conseilsd'administration,et ilssontplussusceptiblesdeselivreràdesmalversations237.»Ilyadeceladesannées,monépouseetmoiétionsenvacancessur l'îlede

Vancouver, et cherchions ànous loger.Nous avons trouvéunmotel charmant,mais désert, sur une route peu fréquentée au beau milieu d'une forêt. Lespropriétairesétaientunjeunecoupleséduisant,quin'apastardéànousracontersonhistoire.Ilsavaienttravaillécommeenseignantsdansl'Alberta; ilsavaientdécidédechangerdevieetavaientinvestileurépargnedansl'achatdecemotel,construitunedizained'annéesplustôt.Inconscientsdel'ironiedeleurspropos,ilsnousontexpliquéqu'ilsavaientpul'acheteràbasprix«parcequelessixouseptpropriétairesprécédentsn'avaientpas réussi à le fairemarcher». Ilsnousont également fait part de leur intention de demander un prêt pour rendrel'établissement plus attirant en bâtissant un restaurant à côté. Ils n'ont paséprouvé le besoin d'expliquer pourquoi ils pensaient réussir là où six ou septautres avaient échoué. Les entrepreneurs ont en commun une tendance à latémérité et à l'optimisme, qu'il s'agisse de propriétaires de motel ou de PDGsuperstars.Laprisederisqueoptimistedeschefsd'entreprisecontribuecertainementau

dynamismed'unesociétécapitaliste,mêmesi laplupartdespreneursderisquesubissent des déceptions. Cependant, Marta Coelho, de la London School ofEconomics, a souligné les graves questions politiques qui se posent quand lespetitsentrepreneursdemandentaugouvernementdelessoutenir,alorsqueleursdécisionsont toutes les chancesd'aboutir à un échec.Legouvernementdoit-ilconsentirdesprêtsàdescandidatsentrepreneurscondamnésàlafaillite?Vastedébat…

Lanégligencedelaconcurrence

Il est tentant d'expliquer l'optimisme entrepreneurial comme un agrégat devœux pieux,mais l'émotion n'est en fait qu'un élément de l'histoire. Les biaiscognitifs jouent un rôle important, en particulier COVERA, cette fameusecaractéristiqueduSystème1.

◆Nousnousconcentronssurnotreobjectif,nousnousancronssurnotreplan,etnégligeonsles

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◆Nousnousconcentronssurnotreobjectif,nousnousancronssurnotreplan,etnégligeonslestauxdebaseappropriés,nousexposantàl'erreurdeprévision.◆Nousnousconcentronssurcequenousvoulonsetpouvonsfaire,négligeantlesplansetles

talentsd'autresquenous.◆Tantpourexpliquerlepasséquepourprédirel'avenir,nousnousconcentronssurlerôlecausal

dutalentetnégligeonslerôledelachance.Noussommesdoncenclinsàuneillusiondecontrôle.◆Nousnousconcentronssurcequenoussavonsetnégligeonscequenousnesavonspas,cequi

nousrendtropsûrsdenosconvictions.

L'observationselonlaquelle«90%desconducteurscroientêtresupérieursàlamoyenne»estunedécouvertepsychologiquebienétablie,etelleestsouventcitée en exemple d'un phénomène d'autoglorification plus général. Cependant,l'interprétation de cette découverte a changé ces dernières années, passant del'autoglorificationaubiaiscognitif238.Considérezcesdeuxquestions:

Êtes-vousbonconducteur?Êtes-vousunconducteursupérieuràlamoyenne?

Il est facile et rapide de répondre à la première question : la plupart desconducteursdisentoui.Lasecondeestbeaucoupplusdifficileet laplupartdesgenspeinentàyrépondresérieusementetcorrectement,parcequ'ellenécessited'évaluerlaqualitémoyennedesconducteurs.Aupointoùnousensommesdanscelivre,iln'estplusétonnantdeconstaterquelesgensréagissentàunequestiondifficileenrépondantàunequestionplusfacile.Ilssecomparentàlamoyennesansjamaispenseràlamoyenne.Preuvedel'interprétationcognitivedel'effetdesupériorité à la moyenne, quand on interroge les gens sur une tâche qu'ilstrouvent difficile (pour beaucoup d'entre nous, cela pourrait être : «Êtes-vousmeilleur que la moyenne des gens pour entamer une conversation avec desinconnus?»), ilsont tôt faitde s'estimer inférieursà lamoyenne.Le résultat,c'est que les gens ont tendance à être trop optimistes quant à leur capacitérelativedanstouteactivitédontilssetirentmodérémentbien.Biensouvent,j'aiposécettequestionàdesfondateursetdesmembresdestart-

upinnovantes:dansquellemesurevosrésultatsdépendront-ilsdecequevousfaites dans votre entreprise ? Une question manifestement facile. La réponsevient rapidement et dansmonpetit échantillon, elle n'a jamais été inférieure à80%.Mêmequandilsnesontpassûrsderéussir,cesgensaudacieuxestimentavoir leursortpresqueentièremententre leursmains. Ilsontcertainement tort.

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Lerésultatd'unestart-updépendautantdesperformancesdesesconcurrentsetdes changements sur lemarché que de ses propres efforts. Toutefois, COVERAintervient, et les entrepreneurs se concentrent naturellement sur ce qu'ilsconnaissentlemieux– leursplansetleursactions,ainsiquelesmenacesetlespossibilitéslesplusimmédiates,commeladisponibilitédefinancements.Ilsensaventmoinssurleursconcurrentsettrouventdoncnatureld'imaginerunaveniroùcesderniersnejouentpasungrandrôle.Colin Camerer et Dan Lovallo, inventeurs du concept de négligence de la

concurrence, l'ont illustré par une citation de l'homme qui était à l'époqueprésidentdesstudiosDisney.Quandonluiademandépourquoitantdegrossesproductionssortaientlemêmejour(commele4juillet,fêtedel'Indépendance),ilarépondu:

L'orgueil. L'orgueil. Quand vous ne pensez qu'à votre propre entreprise, vous vousdites:j'aidebonsscénaristes,debonscommerciaux,voilàcequenousallonsfaire.Etvousn'imaginezpasquetoutlemondepenseexactementdelamêmefaçon.Pourunweek-enddonnédansl'année,vousallezavoircinqnouveauxfilms,etiln'yacertainementpasassezdegenspourallerlesvoir.

Cette réponse sans artifice parle d'orgueil, mais elle ne trahit aucunearrogance, aucun sentiment de supériorité par rapport aux autres studios. Laconcurrence ne fait tout simplement pas partie de la décision, où, une fois deplus,unequestiondifficileaétéremplacéeparuneautre,plusfacile.Laquestionà laquelle il faut répondre est celle-ci : sachant ce que d'autres vont faire,combiendegensirontvoirnotrefilm?Laquestionenvisagéeparlesdirigeantsdes studios estplus simpleet se réfère àun savoirqui leur est très facilementaccessible : avons-nous un bon film et une organisation efficace pour lecommercialiser ? Les processus familiers du Système 1, COVERA et lasubstitution,débouchentàlafoissurlanégligencedelaconcurrenceetsurl'effetdesupérioritéparrapportàlamoyenne.Lanégligencedelaconcurrenceapourconséquence une saturation dumarché : on voit entrer sur le marché plus deconcurrentsqu'ilnepeutenaccueilliren restantprofitable,aussi leurs revenusmoyens constituent-ils une perte239 . Le résultat est décevant pour un acteurclassiquedumarché,maisl'effetsurl'économiedanssonensemblepourraitfortbienêtrepositif.Enfait,GiovanniDosietDanLovallodécriventlessociétésquiéchouent mais ouvrent de nouveauxmarchés à des concurrents plus qualifiéscommedes«martyrsoptimistes»–ilssontbonspourl'économie,maismauvaispourleursinvestisseurs.

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L'excèsdeconfiance

Pendantplusieursannées,desprofesseursdel'universitéDukeontréaliséuneétude : les principaux responsables financiers de grandes entreprises devaientestimer l'évolution de l'indice de Standard & Poor's sur l'année suivante. Lesuniversitaires deDuke ont rassemblé 11 600 de ces prédictions et ont analyséleur exactitude. Leur conclusion est simple : les responsables financiers desgrandesentreprisesn'ontaucuneidéedesfluctuationsboursièresàcourtterme;lacorrélationentreleursestimationsetlavraievaleursesituaitlégèrementau-dessusdezéro!Quandilsannonçaientquelemarchéallaitfléchir,ilavaittoutesles chances d'être haussier. Ces découvertes ne sont pas surprenantes. Lamauvaisenouvelle,c'estquelesdirecteursfinanciersn'étaientapparemmentpasconscientsdupeudevaleurdeleursprévisions.Outrecesestimationsquantàl'indicedeS&P,lesparticipantsdevaientfournir

deux autres estimations : une valeur dont ils étaient sûrs à 90% qu'elle étaitsurestimée,etuneautredontilsétaientsûrsà90%qu'elleétaitsous-estimée.Ladifférenceentrelesdeuxvaleursestdéfiniecommeun«intervalledeconfianceà80%»,etlesrésultatsquisesituentàl'extérieurdecetintervallesontappelés«surprises».Un individuquiétablit souventdes intervallesdeconfiancepeuts'attendre à ce que seulement 20% des résultats soient des surprises.Commecelaestsouventlecasaveclesexercicesdecegenre,ilyeutbeaucouptropdesurprises ; leur fréquence était de 67 %, soit trois fois plus que prévu. Celamontre que les directeurs financiers étaient beaucoup trop confiants dans leurcapacitéàprévoirlemarché.L'excèsdeconfianceestuneautremanifestationdeCOVERA : quand nous estimons une quantité, nous nous appuyons sur lesinformationsquinousviennentàl'espritetnousbâtissonsunehistoirecohérenteoùcetteestimationtrouvesonsens.Ilestimpossibledeprévoirdelaplacepourles informationsquinenousviennentpasà l'esprit–peut-être justementparcequenousn'avonsaucuneidéedeleurexistence.Les auteurs ont calculé les intervalles de confiance qui auraient réduit

l'incidencedessurprisesà20%.Lesrésultatssontstupéfiants.Pourmaintenirletauxdessurprisesauniveausouhaité,lesdirecteursfinanciersauraientdûdire,annéeaprèsannée:«Ilya80%dechancesquel'indicedeS&Pl'anprochainsesitueentre–10%et+30%.»L'intervalledeconfiancequireflètecorrectementlesavoirdesdirecteursfinanciers(ouplusexactementleurignorance)estplusdequatrefoissupérieurauxintervallesqu'ilsonteffectivementcités.

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C'esticiquelapsychologiesocialeentreenjeu,carlaréponsequedonneraitun directeur financier honnête est évidemment ridicule.Un directeur financierquiinformesescollèguesqu'ilya«debonneschancesquelesretoursdeS&Pse situent entre –10% et +30% » peut s'attendre à quitter la pièce sous lesquolibets.Ce large intervalle de confiance est un aveu d'ignorance, ce qui estsocialementinacceptabledelapartdequelqu'unquiestpayépours'yconnaîtredansledomainefinancier.Mêmes'ilssavaientàquelpointilsensaventpeu,lesresponsables seraient pénalisés s'ils l'admettaient. Le président Truman estcélèbrepouravoirréclaméun«économisteàunseulcôté»,capabled'adopteruneattitudeclaire.Ilenavaitplusqu'assezd'entendredeséconomistesluidire:«d'unautrecôté…»Les institutions et les entreprises qui suivent les recommandations d'experts

trop sûrs d'euxpeuvent s'attendre à en payer les conséquences.L'étudemenéesur lesdirecteurs financiersamontréqueceuxquiétaient lesplusconfiantsetlesplusoptimistesàproposdel'indicedeS&Pétaientaussilesplusconfiantsetlesplusoptimistesausujetdesperspectivesdeleurpropreentreprise,quiprenaitdès lors plus de risques que d'autres. Comme l'a affirmé Nassim Taleb, uneappréciation inadéquate de l'incertitude de l'environnement pousseimmanquablementlesagentséconomiquesàprendredesrisquesqu'ilsdevraientéviter. Cependant, l'optimisme est très apprécié, socialement comme sur lesmarchés ; les gens et les entreprises récompensent ceux qui fournissent desinformationsdangereusement trompeusesplusqu'ilsne récompensentceuxquidisentlavérité.UnedesleçonsdelacrisefinancièrequiadéclenchélaGrandeRécession est qu'il y a des périodes où la concurrence, entre experts et entreorganisations,engendredesforcespuissantesquifavorisentunecécitécollectiveaurisqueetàl'incertitude.Lespressionssocio-économiquesqui favorisent l'excèsdeconfiancenesont

pascantonnéesàlaprévisionfinancière.D'autrescorpsdemétierdoiventgérerlefaitquel'onattendd'unexpertdignedecenomqu'ilfassepreuved'unegrandeconfiance. Philip Tetlock a remarqué que la plupart des spécialistes trop sûrsd'eux étaient les plus susceptibles d'être invités à parader sur les plateaux detélévision.L'excèsdeconfiancesembleégalementendémiqueenmédecine.Uneétude réalisée sur des patients morts aux urgences a comparé les résultatsd'autopsieauxdiagnosticsdesmédecinsquandlespatientsétaientencoreenvie.Lesmédecinsontaussiévaluéleurpropredegrédeconfiance.Résultat :«Lescliniciensquiétaient“toutàfaitcertains”dudiagnosticantemortemavaienttortdans40%descas240 .»Unefoisdeplus, l'excèsdeconfiancedesexpertsest

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encouragéparleursclients:«Engénéral,lefaitdenepasavoirl'airsûrdesoiest considéré comme une faiblesse et un signe de vulnérabilité chez lesmédecins.Laconfianceestpréféréeàl'incertitudeetl'onévitedemanifestersonincertitudedevant lespatients241 . »Les expertsqui reconnaissent l'étenduedeleurignorancedoivents'attendreàêtreremplacéspardesconcurrentsplussûrsd'eux, plus à même de gagner la confiance des clients. Une appréciation nonbiaiséedel'incertitudeestlapierreangulairedelarationalité–maiscen'estpascequeveulentlesgensetlesentreprises.Uneincertitudeextrêmeestparalysantedans des situations dangereuses, et l'aveu que l'on est simplement en train dejoueràpileoufaceestd'autantplusinacceptablequandlesenjeuxsontélevés.Lasolutionconsistealorssouventàprétendrequel'onsait.Quandilssontréunis,lesfacteursémotionnels,cognitifsetsociauxquisous-

tendent l'optimisme outrancier composent un cocktail enivrant, qui pousseparfoislesgensàprendredesrisquesqu'ilséviteraients'ilsétaientconscientsdudanger.Rienneprouvequelespreneursderisquedansledomaineéconomiquesoient animés d'un appétit inhabituel pour les paris hasardeux ; ils sontsimplementmoinsconscientsdesrisquesquedesgensplustimorés.DanLovalloetmoi-même avons inventé l'expression « prévisions audacieuses et décisionstimorées»pourdépeindrel'arrière-plandelaprisederisque242.

Les effets d'un optimisme débordant sur le processus de décision sont au

mieuxmitigés,maisl'optimismeapporteenrevancheunecontributionpositiveàune mise en œuvre efficace. Le principal avantage de l'optimisme, c'est lapersévérance face aux revers. D'après Martin Seligman, fondateur de lapsychologie positive, un « style d'explication positive » contribue à lapersévérance en défendant l'image que l'on a de soi. Essentiellement, le styleoptimistenécessitedes'arrogerlecréditdessuccèsetdenepassereprocherleséchecs.Cestylepeuts'enseigner,dumoinsjusqu'àuncertainpoint,etSeligmana étudié les effets d'une telle formation dans divers secteurs professionnelscaractérisés par un fort tauxd'échecs, comme la vente de produits d'assurancepar téléphone (ce qui était courant avant Internet).Quandon vient de se faireclaquerlaporteaunezparuneménagèreencolère,l'idéequ'elleétait«unesalebonnefemme»estclairementsupérieureà«jesuisnulcommereprésentant».J'aitoujourspenséquelarecherchescientifiqueétaitundecesdomainesoùuncertainoptimismeestunélémentessentielde la réussite : jenecroispasavoirjamaiscroisédescientifiquequin'aitpaslacapacitéàexagérerl'importancedecequ'ilfait,etselonmoi,quelqu'unquin'estpaspourvudusensillusoiredesa

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propre importance finira par plier face à l'enchaînement de multiples petitséchecs et de rares succès qui est le sort que connaissent la plupart deschercheurs.

Latechniquedupre-mortem:unremèdeincomplet

Peut-on s'entraîner à surmonter un trop grand optimisme ? Je n'y crois pastrop. On a souvent tenté de former les gens à annoncer des intervalles deconfiance qui reflètent l'imprécision de leurs jugements, mais la réussite estapparemmentlimitée.OnciterégulièrementenexemplelefaitquelesgéologuesdeRoyalDutchShellauraientperdudeleurexcèsdeconfiancedanslerepéragedeszonesd'explorationpotentiellesaprèsavoirfaitl'exercicesurdessitesdontonconnaissaitdéjàlerésultat243.Dansd'autressituations,l'excèsdeconfianceaétéatténué(maispaséliminé)quandilaétédemandéauxsujetsdeprendreenconsidération des hypothèses concurrentes à la leur. Cela étant, l'excès deconfiance est une conséquence directe des caractéristiques duSystème1, qu'ilestpossibled'apprivoiser,àdéfautdelessoumettre.Leprincipalobstacletientàcequelaconfiancesubjectiveestdéterminéeparlacohérencedel'histoirequel'onabâtie,nonparlaqualitéoulaquantitédel'informationquilasoutient.Lesentreprisesetinstitutionssontpeut-êtreplusaptesàdompterl'optimisme

et les egoque les individus eux-mêmes.Lameilleure idée en lamatière a étéavancéeparGaryKlein,mon« collaborateurde confrontation»qui, de façongénérale,défend,commeonl'avu,laprisededécisionintuitivecontrel'idéedebiaisetesthostileauxalgorithmes.Ilasurnommésapropositionlepre-mortem.La procédure est simple : quand la société est sur le point de prendre unedécision importante mais qu'elle ne s'est pas encore engagée officiellement,Kleinsuggèrederassembler,pourunecourteséance,ungrouped'individusaucourantdeladécision.Laséancedébuteparunebrèveprésentation:«Imaginezquenoussoyonsdansunan.Nousavonsmisleplanenœuvretelqu'ilest.Lerésultatestunecatastrophe.Prenezcinqàdixminutespourrédigerunehistoiresuccinctedecettecatastrophe.»D'habitude,cetteidéedeGaryKleinsusciteunenthousiasmeimmédiat.Après

que je l'ai décrite dans les grandes lignes lors d'une conférence à Davos,quelqu'un derrièremoi amurmuré : « Rien que pour ça, ça valait le coup devenir ! » (Jeme suis aperçu par la suite qu'il s'agissait du PDG d'une grandemultinationale.)Lepre-mortem a deux grands avantages : il évite lemode depenséegrégairequiaffectenombred'équipesunefoisqu'unedécisionaétéprise,

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et il libère l'imagination de gens avertis, l'orientant sur un sujet où l'on en abesoin.Quanduneéquipes'accordesurunedécision–surtoutquandelleestentérinée

par lepatron–, les doutes quant au bien-fondé de cette action sont peu à peuéliminés,etfinissentparêtretraitéscommedessignesd'unmanquedeloyautévis-à-vis de l'équipe et de ses chefs. La neutralisation du doute contribue àl'excèsdeconfiancedansungroupeoùseulslespartisansdeladécisionontlaparole.Laprincipalevertudupre-mortem,c'estqu'illégitimeledoute.Deplus,il encourage même les partisans de la décision à identifier des menacespotentiellesqu'ilsn'avaientpasenvisagéesauparavant.Lepre-mortemn'estpasune panacée et il n'offre pas une protection absolue contre les mauvaisessurprises,maisilpeutnettementcontribueràlimiterlesdégâtsdeplansquisontvictimesdesbiaisdeCOVERAetdel'optimismecomplaisant.

*

L'optimismeenbref

«Ilsontuneillusiondecontrôle.Ilssous-estimentgravementlesobstacles.»«Ilssouffrentapparemmentd'uncasaigudenégligencedelaconcurrence.»«C'estuncasd'excèsdeconfiance. Ilssemblentcroirequ'ilsensaventplus

qu'enréalité.»« Nous devrions procéder à une séance de pre-mortem. Quelqu'un pourrait

identifierundangerquenousavonsnégligé.»

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Quatrièmepartie

Fairelebonchoix

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25

LeserreursdeBernoulli

Unjour,audébutdesannées1970,Amosmetenditunessaipolycopié,dontl'auteur était un économiste suisse du nom de Bruno Frey. Il y débattait desprésupposés psychologiques de la théorie économique. Je revois très bien lacouleurdelacouverture:d'unrougesombre.C'esttoutjustesiBrunoFrey,lui,se souvient de l'avoir écrit, mais moi, je peux encore en réciter la premièrephrase:«L'agentdelathéorieéconomiqueestrationnel,égoïsteetsesgoûtsnevarientpas.»J'en fus abasourdi.Mes collègues économistes travaillaient dans le bâtiment

voisin,mais je n'avais pas pris lamesure des profondes différences entre nosmondesintellectuels.Pourunpsychologue,ilestévidentquelesgensnesontnicomplètementrationnels,nicomplètementégoïstes,etqueleursgoûtssonttoutsaufstables.C'étaitcommesinosdisciplinesétudiaientdeuxespècesdifférentes,que l'économiste comportemental Richard Thaler a baptisées par la suite lesEconsetlesHumains.ContrairementauxEcons,lesHumainsqueconnaissentlespsychologuesont

un Système 1. Leur vision dumonde est limitée par les informations dont ilsdisposentàunmomentdonné (COVERA), et par conséquent, ils nepeuventpasfairepreuvedelamêmeconstanceetdelamêmelogiquequelesEcons.Ilssontparfoisgénéreux,souventprêtsàapporterleurcontributionaugroupeauquelilssont rattachés. Et ils n'ont souvent qu'une vague idée de ce qu'ils aimerontl'année prochaine, ou même le lendemain. C'était l'occasion d'entamer undialogueintéressantpar-delàlesfrontièresentrelesdisciplines.Jenem'attendaispasàcequecelui-ciaituneinfluencedéterminantesurmacarrière.

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Peuaprèsm'avoirmontrél'articledeFrey,Amosasuggéréquel'onaxenotreprochainprojetsurl'étudedelaprisededécision.Jenesavaispratiquementriensurlesujet,maisAmos,lui,étaitunexpert,etunedesstarsdusecteur,etilm'apromisqu'ilmeguiderait.Quandilétaitencoreétudiant,ilavaitétéleco-auteurd'unmanuel,MathematicalPsychology(LaPsychologiemathématique)244,etilme recommanda d'en lire quelques chapitres qui seraient pourmoi une bonneintroduction.Jenemispas longtempsàcomprendrequenotre sujet traiteraitde l'attitude

desgens faceàdeschoix risquésetquenousnousefforcerionsde répondreàunequestionprécise :quelles sont les règlesquiprésident auxchoixdesgensquandilsoptententreplusieurschosesincertainesd'unepart(parisimple);entreunechoseincertaineetunechosecertained'autrepart?Pourlesspécialistesdelaprisededécision,lesparissimples(comme«40%

dechancesdegagner300euros»)sontcequeladrosophileestauxgénéticiens.Ils fournissent un modèle simple qui partage des caractéristiques importantesavec lesdécisionspluscomplexesque leschercheursespèrentcomprendre.Lepariimpliquequelesconséquencesduchoixnesontjamaiscertaines.Mêmedesrésultatsapparemmentsûrssontincertains:quandvoussignezlecontratd'achatd'unappartement,vousnesavezpasàquelprixvousrisquezdedevoirlevendreplustard;vousnevousdoutezpasnonplusquelefilsdevotrevoisinvabientôtprendredesleçonsdetuba.Tousleschoiximportantsquenousfaisonsdanslavie s'accompagnent d'incertitude – et c'est pour cela que les spécialistes de laprise de décision espèrent que quelques-unes des leçons tirées de la situationmodèle seront applicables à des problèmes quotidiens plus intéressants. Maisbiensûr,silesthéoriciensdeladécisionétudientdesparis,c'estaussietsurtoutparcequec'estcequefontd'autresthéoriciensdeladécision.La discipline dispose d'une théorie, dite de l'utilité espérée, qui a servi de

fondementaumodèledel'agentrationneletestaujourd'huiencorelathéorielaplusimportantedanslessciencessociales.Lathéoriedel'utilitéespéréen'avaitpaspourbutd'êtreunmodèlepsychologique;c'étaitavanttoutunelogiquedechoix, reposant sur les règles élémentaires (les axiomes) de la rationalité.Prenonscetexemple:

SivouspréférezlapommeàlabananeAlorsVouspréférerezaussi10%dechancesdegagnerunepommeà10%de

chancesdegagnerunebanane.

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La pomme et la banane représentent n'importe quels objets d'un choix (ycompris des paris), et les 10 % représentent n'importe quelle probabilité. LemathématicienJohnvonNeumann,undesgéantsintellectuelsduXXe siècle,etl'économisteOskarMorgensternontdéduitdequelquesaxiomesleurthéorieduchoixrationnelentredesparis.Leséconomistesontadoptélathéoriedel'utilitéespéréeàdoubletitre:entantquelogiqueprésidantàlaprisededécision,etentantquedescriptiondelafaçondontlesEconsfontdeschoix.MaisAmosetmoiétionsdespsychologues,etnousnoussommesefforcésdecomprendrecommentlesHumains faisaientdes choix risqués, sanspartird'aucunprincipeencequiconcernaitleurrationalité.Fidèlesànoshabitudes,nouscontinuionsàpasserdelonguesheureschaque

jouràdiscuter,parfoisaubureau,parfoisaurestaurant,parfois lorsdelonguespromenadesdanslesruespaisiblesdelabelleJérusalem.Commenousl'avionsfait lorsque nous étudiions le jugement, nous nous sommes engagés dans unexamenminutieux de nos propres préférences intuitives.Nous avons consacrénotretempsàinventerdesproblèmesdedécisionsimplesetànousdemandercequenouschoisirions.Parexemple:

Qu'est-cequevouspréférez?A.Joueraujeusuivant:lancezunepièce.Sielleretombesurface,vous

gagnez100euros,sielleretombesurpile,vousnegagnezrien.B.Quel'onvousdonne46euros.

Nousnecherchionspasàcomprendrequelétaitlechoixleplusrationnelouleplus avantageux ; nous voulions trouver le choix intuitif, celui qui paraissaittentant sur-le-champ. Nous options presque toujours pour la même solution.Dans cet exempleprécis, lui etmoi aurionspréféré la certitude, et vous feriezprobablement de même. Quand nous nous entendions sur un choix, nouspensions–presquetoujoursàjustetitre,commeils'estavéréparlasuite–quelaplupartdesgenspartageraientnospréférences,etnouscontinuionsdonccommesinousdisposionsdepreuvessolides.Noussavions,biensûr,qu'ilnousfaudraitvérifier nos intuitions ultérieurement, mais en jouant le rôle à la foisd'expérimentateursetdesujets,nousavonspuprogresserrapidement.Cinqansaprèsavoirentaménotreétudesur lesparis,nousavonsboucléun

essaiintituléProspectTheory:AnAnalysisofDecisionunderRisk(Théoriedes

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perspectives : une analyse de la décision face au risque). Notre théorie étaitcalquée sur la théorie de l'utilité, mais s'en distinguait sur plusieurs pointsfondamentaux.Enparticulier,notremodèleétaitpurementdescriptif,et ilavaitpourobjectifd'étudieretd'expliquerlesviolationssystématiquesdesaxiomesdela rationalité dans les choix entre des paris. Nous avons soumis notre essai àEconometrica,unerevuespécialiséeenéconomieetenthéoriedeladécision.Cechoix, s'avéra-t-il, fut crucial. Si nous avions publié lemême article dans unerevue de psychologie, il n'aurait sans doute eu que peu d'impact auprès deséconomistes. Cela dit, notre décision n'avait pas été guidée par le désird'influencercettediscipline.Simplement,ilsetrouvequ'Econometricaavaitparlepassépublié lesmeilleurspapierssur laprisededécision,etnousespérionsnous retrouverencetteexcellentecompagnie.Danscechoixcommedans tantd'autres, nous avons eu de la chance. La théorie des perspectives devint ainsinotre travail le plus remarqué, et notre article compte parmi les plus souventcitésensciencessociales.Deuxansplustard,nousavonspubliédansScienceuntexte sur les effets de cadrage, les grands changements de préférence parfoiscausés par de très légères variations de la formulation dans un problème dechoix.Au cours des cinq premières années que nous avons passées à étudier

commentlesgensprennentdesdécisions,nousavonsétabliunedizainedefaitssurleschoixentredifférentesoptionsrisquées.Plusieursdecesfaitsétaientencontradictionflagranteavec la théoriede l'utilitéespérée.Certainsavaientdéjàétéobservésauparavant,d'autresétaientnouveaux.Puisnousavonsélaboréunethéorie qui modifiait juste assez la théorie de l'utilité espérée pour expliquernotreséried'observations.C'étaitlathéoriedesperspectives.Notre approche du problème suivait la logique d'un domaine de la

psychologie, la psychophysique, fondée et définie par le psychologue etmystique allemand Gustav Fechner (1801-1887). Fechner était obsédé par larelation entre l'esprit et la matière. D'un côté, il y a une quantité physiquesusceptibledevarier, comme l'énergied'une lumière, la fréquenced'un ton,ouune somme d'argent. De l'autre, il y a l'expérience subjective de la lueur, del'intensité ou de la valeur. Mystérieusement, des variations dans la quantitéphysique entraînent des variationsdans l'intensité ou la qualité de l'expériencesubjective. Fechner voulait développer des lois psychophysiques rattachant laquantité subjectivedans l'esprit de l'observateur à laquantitéobjectivedans lemonde matériel. Il suggéra que, pour plusieurs dimensions, la fonction étaitlogarithmique–cequisignifiesimplementqu'uneaugmentationdel'intensitédu

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stimulusparunfacteurdonné(disons1,5ou10fois)aboutittoujoursàlamêmeprogressiondansl'échellepsychologique.Si,enaugmentantl'énergiedusonde10 à 100 unités d'énergie physique, on augmente l'intensité psychologique de4unités,alorsunenouvelleaugmentationd'intensitédustimulusde100à1000accroîtraégalementl'intensitépsychologiquede4unités.

Comme le savaitparfaitementFechner, iln'étaitpas lepremierà rechercher

une fonction capable de rattacher l'intensité psychologique à la magnitudephysiquedustimulus.En1738,lesavantsuisseDanielBernoulliavaitanticipéle raisonnement de Fechner et l'avait appliqué à la relation entre la valeurpsychologique, ou la désirabilité de l'argent (appelée aujourd'hui utilité), et lasomme réelle. Il affirmait qu'un don de 10 ducats avait la même utilité pourquelqu'unquipossédaitdéjà100ducatsqu'undonde20ducatspourquelqu'undontlafortunesemontaità200.Ilavaitraison,biensûr:nousavonscoutumedeparlerdeschangementsderevenusentermesdepourcentages,commedanslaphrase : « Elle a touché une augmentation de 30 %. » L'idée est qu'uneaugmentationde30%peutévoqueruneréactionpsychologiquecomparabletantchezlesrichesquechezlespauvres,cequineserapaslecasdel'imaged'uneaugmentation de 100 euros245 . Comme dans le cas de la loi de Fechner, laréaction psychologique à un changement de revenus est inversementproportionnelleà lafortunededépart,cequimèneà laconclusionque l'utilitéest une fonction logarithmique de la richesse. Si cette fonction est exacte, lamêmedistancepsychologiquesépare100000eurosde1million,et10millionsde100millions246.S'appuyant sur sa compréhension psychologique de l'utilité de la richesse,

Bernoulliproposauneapprocheradicalementnouvelledel'évaluationdesparis,un sujet important pour les mathématiciens de son temps. Avant lui, lesmathématiciens étaient partis du principe que les paris étaient évalués enfonctiondeleurvaleurespérée:unemoyennepondéréedesrésultatspossibles,chaquerésultatétantpondéréparsaprobabilité.Parexemple,lavaleurespéréede:

80 % de chances de gagner 100 euros et 20 % de chances de gagner10eurosest:82euros(0,8x100+0,2x10).

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Maintenant,posez-vouslaquestionsuivante:quepréféreriez-vousrecevoirencadeau, la possibilité de faire ce pari ou la certitude de toucher 80 euros ?Presquetoutlemondechoisitlacertitude.Silesgensaccordaientdelavaleuràdesperspectivesincertainesenfonctiondeleurvaleurespérée,ilspréféreraientlepari,parceque82euros, c'estplusque80.Bernoulli soulignaqu'en fait, cen'étaitpascommecelaquelesgensévaluaientlesparis.Ilconstataque laplupartdesgensdétestent le risque (lachanced'obtenir le

résultat leplusfaiblepossible),etquesionleuroffre lechoixentreunparietunesommeégaleàsavaleurespérée,ilspencherontenfaveurdelacertitude.Enfait, un décideur éprouvant une aversion au risque choisira une certitudeinférieure à la valeur espérée, ce qui revient à payer une prime pour éviterl'incertitude.CentansavantFechner,Bernoulliinventalapsychophysiquepourexpliquercetteaversionaurisque.Sonidéeétaitsimple:leschoixdesgensnereposentpas surdesvaleurs enmonnaiemais sur lavaleurpsychologiquedesrésultats, leur utilité. La valeur psychologique d'un pays n'est donc pas lamoyenne pondérée de son résultat possible en argent ; c'est la moyenne desutilitésdecesrésultats,chacuneétantpondéréeenfonctiondesaprobabilité.Letableau3donneuneversiondelafonctiond'utilitécalculéeparBernoulli;

ilprésentel'utilitédedifférentsniveauxderichesse,de1millionà10millions.Onpeutvoirqu'enajoutant1millionàunerichessede1million,onobtientuneaugmentation de 20 points d'utilité, alors que le fait d'ajouter 1million à unerichessede9millionsn'ajouteque4points.

Tableau3

Bernoulli suggéra que la valeurmarginale en baisse de la richesse (dans lejargonmoderne)estcequiexpliquel'aversionaurisque–lefaitquelesgensontgénéralementtendanceàpréférerunecertitudeplutôtqu'unparifavorabled'unevaleurespéréeégaleoulégèrementsupérieure.Prenonslechoixsuivant:

Chanceségalesd'obtenir1ou7millions Utilité:(10+84)/2=47OUToucher4millionsaveccertitude Utilité:60

La valeur espérée du pari et la « certitude » sont équivalentes en ducats(4millions),maisl'utilitépsychologiquedesdeuxoptionsestdifférente,àcause

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delabaissedel'utilitédelarichesse: l'augmentationdel'utilitéde1millionà4millionsestde50unités,maisuneprogressioncomparable,de4à7millions,n'accroîtl'utilitédelarichessequede24unités.L'utilitédupariestde94/2=47(l'utilitédesesdeuxrésultats,chacunpondéréparsaprobabilitéde½).L'utilitéde 4millions est 60. 60 étant supérieur à 47, un individu agissant selon cettefonctiond'utilitépréféreralacertitude.L'idéedeBernoulliétaitqu'undécideur,face à une utilité marginale de richesse en baisse, éprouvera une aversion aurisque.L'essaideBernoulliestunemerveilledegénieetdeconcision.Ilappliquason

nouveau concept d'utilité espérée (qu'il appelait « l'espérance morale ») pourcalculercombienunmarchanddeSaint-Pétersbourgseraitprêtàpayerpourunelivraisond'épicesenprovenanced'Amsterdams'ilétait«bienconscientdufaitqu'encetteépoquede l'année, surcentnaviresquittantAmsterdampourSaint-Pétersbourg,cinqn'arriventgénéralementpasàbonport».Safonctiond'utilitéexpliquait pourquoi les pauvres prennent les assurances que leur vendent desgensplusriches.Commeonpeutlevoirdansletableau3,lapertede1millioncauseunechutede4pointsd'utilité (de100à96)pourquelqu'unquipossède10millions,mais une perte beaucoup plus importante, 18 points (de 48 à 30)pour quelqu'un qui démarre avec 3 millions. L'homme moins riche paieravolontiersuneprimepourtransférerlerisqueversleplusriche,etc'estl'essencemême du métier d'assureur. Bernoulli avança aussi une solution au célèbre«paradoxedeSaint-Pétersbourg»,selonlequellesgensquisevoientproposerunparid'unevaleurespérée indéfinie (enducats) sontprêtsànedépenserquequelques ducats dessus247 . Particulièrement impressionnante, son analyse desattitudes face au risque en termes de préférences pour la richesse a résisté àl'épreuvedutemps:ellerested'actualitédansl'analyseéconomiqueprèsdetroiscentsansplustard.Lalongévitédecettethéorieestd'autantplusremarquablequ'ellecomportede

gravesdéfauts.Ilestrarequeleserreursd'unethéoriesetrouventdanscequ'elleaffirme ; elles se dissimulent en général dans ce qu'elle ignore ou assumetacitement.Prenonsparexemplelesscénariossuivants:

Aujourd'hui,JacketJillontchacun5millions.Hier,Jackavait1millionetJill9millions.Sont-ilségalementheureux?(Ont-ilslamêmeutilité?)

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LathéoriedeBernoullipartduprincipequel'utilitédeleurrichesseestcequirend les gens plus oumoins heureux. Jack et Jill ont lamême richesse, et lathéorieaffirmeparconséquentqu'ilsdevraientêtreaussiheureuxl'unquel'autre,mais il n'est pas besoin d'être diplômé en psychologie pour comprendrequ'aujourd'hui,JackestauxangesetJillestdéprimée.Enfait,noussavonsqueJackseraitbeaucoupplusheureuxqueJillmêmes'iln'avaitque2millionsalorsqu'elleenaurait5.Donc,lathéoriedeBernoullidoitêtreerronée.LebonheurqueressententJacketJillestdéterminéparlechangementrécent

dans leur richesse, par rapport aux différents états de richesse qui définissentleurs points de référence (1 million pour Jack, 9 millions pour Jill). Cettedépendanceàunpointderéférenceestomniprésentedanslasensationetdanslaperception. Lemême son peut paraître très fort ou très ténu selon qu'il a étéprécédéd'unmurmureoud'unrugissement.Pourprédirel'expériencesubjectivedel'intensitéd'unson,ilnesuffitpasdeconnaîtresonénergieabsolue;ilvousfaut également connaître le son de référence auquel il est automatiquementcomparé. De même, vous devez en savoir plus sur le fond avant de pouvoirprédiresiunetachegrisesurunepageparaîtrasombreouclaire.Etvousdevezconnaître la référence avant de pouvoir prédire l'utilité d'une richessequelconque.Pour prendre un autre exemple de ce que la théorie de Bernoulli ignore,

intéressons-nousàAnthonyetBetty:

Larichesseactuelled'Anthonyestde1million.LarichesseactuelledeBettyestde4millions.

Ilssevoienttousdeuxoffrirunchoixentreunparietunecertitude.

Lepari:chanceségalesdeseretrouveravec1millionou4millionsOULacertitude:posséder2millionsdefaçonsûre

Dans la vision de Bernoulli, Anthony et Betty sont confrontés au mêmechoix : leur richesse espérée sera de 2,5 millions s'ils tentent le pari et de2millionss'ilspréfèrentopterpourlacertitude.Bernoullis'attendraitdoncàce

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qu'AnthonyetBettyfassentlemêmechoix,maiscetteprédictionestincorrecte.Là encore, la théorie échoue parce qu'elle ne prend pas en considération lesdifférentspointsderéférenceàpartirdesquelsAnthonyetBettyévaluent leurspossibilités.Sivousvousmettezdanslapeaud'AnthonyetdeBetty,vousverrezrapidement que la richesse actuelle joue un grand rôle. Voici comment ilspourraientpenser:

Anthony(quidétientactuellement1million):«Sijechoisislacertitude,jesuissûrdedoublermarichesse.C'est trèsattirant.Oualors, jepourraisparier, avec autant de chances de quadrupler ma richesse que de ne riengagner.»Betty(quidétientactuellement4millions):«Sijechoisislacertitude,je

suissûredeperdrelamoitiédemarichesse,cequiestterrible.Oualors,jepourrais parier, avec autant de chances de perdre les trois quarts de marichessequedenerienperdre.»

Onsentbienqu'AnthonyetBettynevontsansdoutepasfairelemêmechoix,parce que la certitude de posséder 2 millions rend Anthony heureux et Bettymalheureuse.Remarquezégalementcommentlerésultatsûrestdifférentdupirerésultatdupari:pourAnthony,c'estladifférenceentredoublersarichesseetnerien gagner ; pour Betty, c'est la différence entre perdre la moitié et les troisquartsdesarichesse.Bettyestbeaucoupplussusceptibledeprendrelerisque,cequefontlesgensquandilssontconfrontésàdeschoixnégatifs.Danslaversionquejedonnedeleurhistoire,nil'unnil'autrenepensententermesd'étatdeleurrichesse : Anthony pense aux gains et Betty aux pertes. Les résultatspsychologiquesqu'ilsévaluentsonttoutàfaitdifférents,bienqu'ilssoientfaceàdesétatsderichessepossibleséquivalents.Le modèle de Bernoulli ne prenant pas en compte l'idée d'un point de

référence,lathéoriedel'utilitéespéréenemontrepaslefaitpourtantévidentquelerésultatquiserabonpourAnthonyseramauvaispourBetty.Sonmodèlepeutexpliquerl'aversionaurisqued'Anthony,maispaslapréférencedeBettypourlepari,uncomportementque l'on rencontresouventchez lesentrepreneurset lesgénérauxquifontfaceàdeschoixnégatifs.Tout cela paraît plutôt évident, non ? On peut facilement imaginer que

Bernoulliauraitputrouverlui-mêmecegenred'exemple,cequiluiauraitpermis

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de développer une théorie plus complexe pour les intégrer. Pour une raisonquelconque, ilne l'apas fait.Onpeutaussi imaginerquedescollèguesdesonépoque auraient pu ne pas être d'accord avec lui, ou que des universitairesauraientparlasuitecritiquésestravaux.Làencore,pouruneraisonquelconque,celan'apasétélecas.Comment une conception de l'utilité des résultats vulnérable à des contre-

exemplessiévidentsa-t-ellepusurvivresilongtemps,c'estlàqu'estlemystère.Je ne peux l'expliquer que par une faiblesse de l'esprit universitaire que j'aisouventobservéechezmoi. Je l'appelle lacécité théorique :une foisquevousavezacceptéunethéorieetquevousvousenservezcommed'unoutildansvosréflexions,ilestextraordinairementdifficiled'enremarquerlesdéfauts.Sivoustombezsuruneobservationquinecorrespondapparemmentpasàvotremodèle,vousconsidérezqu'ildoityavoiruneexplicationparfaitementlogiqueàcôtédelaquellevousêtesen traindepasser.Vousaccordezà la théorie lebénéficedudoute, confiant dans la communauté de spécialistes qui l'a approuvée. À unmoment ou un autre, beaucoup d'universitaires ont dû penser à des histoirescommecelled'AnthonyetBetty,ouJacketJill,etontdûnoteravecdésinvolturequ'ellesnecollaientpasaveclathéoriedel'utilitéespérée.Maisilsnesontpasallésjusqu'àsedire:«Cettethéorieaungrosdéfaut,parcequ'elleignorelefaitquel'utilitédépenddel'histoiredelarichessed'unepersonne,passeulementdesarichesseactuelle248 .»Commel'asouligné lepsychologueDanielGilbert, ilestdifficiledenepascroire,etleSystème2sefatiguefacilement.

*

LeserreursdeBernoullienbref

«Ilaététrèsheureuxdetoucheruneprimede20000eurosilyatroisans,mais sonsalaireaaugmentéde20%depuis,donc il lui faudradésormaisuneprimeplusimportantepourobtenirlamêmeutilité.»«Lesdeuxcandidatssontprêtsàaccepterlesalairequenousleurproposons,

mais ils ne seront pas satisfaits de la même façon parce que leurs points deréférence sont différents. Actuellement, elle touche un salaire beaucoup plusélevé.»« Elle l'attaque en justice pour la pension alimentaire. En fait, elle serait

disposéeàunarrangement,maisluipréfèreallerdevantlestribunaux.Cen'est

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pasétonnant–ellenepeutquegagner,doncelle faitpreuved'uneaversionaurisque.Alorsque lui est confronté àdes choixqui sont tousmauvais, donc, ilpréfèreprendrelerisque.»

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26

Lathéoriedesperspectives

C'est grâce à unmélange heureux de talent et d'ignorance qu'Amos et moisommestombéssurledéfautcentraldelathéoriedeBernoulli.Surlesconseilsd'Amos, je lus un chapitre de son livre qui décrivait des expériences où deschercheurs distingués avaient mesuré l'utilité de l'argent en demandant à desgensdefairedeschoixsurdesparisquipouvaientrapporteroucoûterquelquescentsauxparticipants.Lesexpérimentateursmesuraientl'utilitédelarichesse,enmodifiant le montant de celle-ci sur une échelle inférieure à un euro. Ce quiamenaitàseposerdiversesquestions.Est-ilplausibledepartirduprincipequelesgensévaluentlesparispard'infimesdifférencesdanslarichesse?Commentpouvait-on espérer en apprendre plus sur la psychophysique de la richesse enétudiant les réactionsàdesgainsoudesperteschiffréesencents?De récentsdéveloppementsdansledomainedela théoriepsychophysiquesuggéraientquesi l'on souhaitait étudier la valeur subjective de la richesse, il fallait poser desquestions directes à son sujet, pas sur les changements dont elle pouvait fairel'objet249.Jen'ensavaispasassezsurlathéoriedel'utilitépourêtreaveugléparlerespectqu'ellem'inspirait,etj'étaisperplexe.QuandAmosetmoinoussommesretrouvéslelendemain,jeluiaifaitpartde

mesdifficultés sous la formed'une réflexionvague, non comme s'il s'était agid'une découverte. Je m'attendais évidemment à ce qu'il me corrige enm'expliquantpourquoicetteexpériencequim'avaitlaisséperplexeavaitmalgrétoutunsens.Maisiln'enfitrien–ilcompritimmédiatementtoutl'intérêtdelapsychophysiquemoderne. Il sesouvintque l'économisteHarryMarkowitz,quidécrocheraitplustardunprixNobelpoursestravauxsurlafinance,avaitavancéune théorie selon laquelle les utilités étaient attachées aux changements plutôt

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qu'aux états de la richesse. L'idée deMarkowitz circulait depuis un quart desiècleetn'avaitpasfaitbeaucoupdebruit,maisnousenconclûmesrapidementquec'étaitparlàqu'ilnousfaudraitcreuser,etquelathéoriequenouscomptionsdévelopper définirait les résultats en termes de pertes et de gains, non commedesétatsdelarichesse.Notreconnaissancedufonctionnementdelaperceptionet notre ignorance en théorie de la décision ont l'une et l'autre contribué à ungrandbondenavantdansnosrecherches.Nousn'avonspastardéàcomprendrequenousavionssurmontéungravecas

de cécité théorique, parce que l'idée que nous avions rejetée nous semblaitdésormais non seulement fausse, mais absurde. Nous avons saisi, non sansamusement, que nous étions incapables d'évaluer notre richesse actuelle endizaines de milliers de dollars. Il semblait donc impossible de défendre plusavantunethéoriequidéduitdel'utilitéactuelledelarichessel'attitudefaceàdeschangementsminimes.Voussavezquevousavezaccompliunprogrèsthéoriquequandvous ne pouvez plus retrouver pourquoi vous avezmis tant de temps àprendre conscience de l'évidence. Pourtant, il nous a fallu des années pourexplorerlesimplicationsd'uneréflexionsurlesrésultatsentermesdeprofitsetdepertes.Danslathéoriedel'utilité,l'utilitéd'ungainestévaluéeencomparantl'utilité

de deux états de richesse. Par exemple, l'utilité de gagner 500 euros de plusquandvotrerichesseestde1millionestladifférenceentrel'utilitéde1000500et celle de 1 million. Et si vous possédez la somme la plus importante, ladésutilitéde lapertede500euros est là encore ladifférenceentre l'utilitédesdeuxétatsde la richesse.Danscette théorie, l'utilitédesgainsetdespertesnediffèrequed'unsigne(+ou−).Iln'yapasdemoyendereprésenterlefaitqueladésutilité de perdre 500 euros pourrait être supérieure à l'utilité de gagner lamême somme – alors que c'est effectivement le cas. Comme on pouvait s'yattendredansunesituationdecécitéthéorique,lesdifférencespossiblesentrelesgainset lespertesn'avaientéténiescomptées,niétudiées.Ladistinctionentrelesgainsetlespertesétaitconsidéréecommesansimportance,etiln'étaitdoncpasnécessairedes'yattarder.Amos etmoi n'avons pas immédiatement compris qu'en nous recentrant sur

les changements de la richesse, nous ouvrions la voie à l'exploration d'unnouveau sujet.Nous ne nous préoccupions alors que des différences entre desparis avec de fortes ou de faibles probabilités de gains. Un jour, en passant,Amos glissa : « Et les pertes ? » Nous nous sommes vite aperçus que notre

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aversion familière au risque se muait en recherche du risque quand nouschangionsd'optique.Prenonscesdeuxproblèmes:

Problème1:quechoisissez-vous?Vousêtes sûrd'obtenir900euros,ou avez90%dechancesde toucher

1000euros.Problème2:quechoisissez-vous?Vous êtes sûr deperdre 900 euros, ou avez90%de chancesdeperdre

1000euros.

Face au problème 1, vous avez sans doute éprouvé une aversion au risque,commelagrandemajoritédesgens.Lavaleursubjectived'ungainde900eurosest certainement supérieure à 90%de la valeur d'un gain de 1 000 euros. Lechoixdel'aversionaurisquedansceproblèmen'auraitpassurprisBernoulli.Maintenant, intéressons-nousàvotrepréférencedans leproblème2.Sivous

êtescommelaplupartdesgens,vousavezchoisideparier.L'explicationdecechoix favorable au risque est l'image inversée de l'explication de l'aversion aurisque dans le problème 1 : la valeur (négative) de la perte de 900 euros estnettementsupérieureà90%delavaleur(négative)delapertede1000euros.Lacertitudedelaperteestunesourced'aversionmarquée,cequivouspousseàprendre le risque. Plus tard, nous verrons que les évaluations des probabilités(90 % contre 100 %) contribuent également tant à l'aversion au risque duproblème1qu'àlapréférencepourleparidansleproblème2.Nous n'avons pas été les premiers à remarquer que les gens semettaient à

rechercher le risque quand toutes leurs perspectives étaient négatives, mais lacécité théorique s'était jusqu'alors imposée. Comme la théorie dominante neprévoyaitpasdemoyenplausibled'intégrerdesattitudesdifférentesvis-à-visdurisque pour les gains et pour les pertes, il fallait ignorer que ces attitudesdifféraient.Au contraire, notre décision de considérer les résultats commedesprofits et des pertes nous a amenés à nous concentrer justement sur cettedivergence.Enobservantlesattitudesopposéesfaceaurisqueselonquel'issueenvisagée est favorable ou défavorable, nous avons bientôt franchi une étapesignificative:nousavonstrouvéunmoyendedémontrerl'erreurquisetrouveaucœurduchoixdeBernoulli.Voyezplutôt:

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Problème3:outrecequevouspossédezdéjà,onvousdonne1000euros.Onvousdemandemaintenantdechoisirunedecesoptions:50% de chances de gagner 1 000 euros OU certitude de toucher 500

euros.Problème4:outrecequevouspossédezdéjà,onvousdonne2000euros.Onvousdemandemaintenantdechoisirunedecesoptions:50%dechancesdeperdre1000eurosoucertitudedeperdre500euros.

Vous pouvez facilement confirmer qu'en termes d'état final de la richesse– toutcequi importepour la théoriedeBernoulli–, lesproblèmes3et4 sontidentiques.Danslesdeuxcas,vousavezlechoixentrelesmêmesoptions:vouspouvezavoirlacertituded'êtreplusrichequevousnel'êtesdéjàde1500euros,ouaccepterunparioùvousavezautantdechancesdevousenrichirde1000ou2000euros.Donc,selon la théoriedeBernoulli, lesdeuxproblèmesdevraientaboutir à des préférences similaires. Vérifiez vos propres intuitions, et vousdevinerezsansdoutecequ'ontfaitlesautres.

◆Danslepremierchoix,unegrandemajoritédegensapréférélacertitude.◆Danslesecondchoix,unegrandemajoritéapréférélepari.

La découverte de préférences différentes dans les problèmes 3 et 4 était unformidable contre-exemple à l'idée maîtresse de la théorie de Bernoulli. Sil'utilitéde larichesseest toutcequicompte,alors,desénoncésmanifestementsemblables du même problème devraient donner des choix identiques. Lacomparaison entre ces problèmesmet en lumière le rôle écrasant du point deréférence à partir duquel les options sont évaluées. Le point de référence estsupérieur à la richesse actuelle de 1 000 euros dans le problème 3, de 2 000eurosdansle4.Êtreplusrichede1500eurosreprésenteparconséquentungainde500eurosdansleproblème3,etunepertedansle4.D'autresexemplesdecetype sont évidemment faciles à trouver. On retrouve la même structure dansl'histoired'AnthonyetBetty.Quelleattentionavez-vousaccordéeaucadeaude1000ou2000eurosque

l'onvousa«offert»avantquevousnefassiezvotrechoix?Sivousêtescommelaplupartdesgens,vous l'avezàpeine remarqué.Eneffet, iln'yavaitaucuneraisonquevousvousensouciiez,parcequececadeauestinclusdanslepointderéférence,etquelespointsderéférencesontgénéralementignorés.Voussavez

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quelquechosesurvospréférencesquelesthéoriciensdel'utiliténesaventpas:votreattitudeenverslerisqueneseraitpasdifférentesivotrerichessenetteétaitsupérieureouinférieuredequelquesmilliersd'euros(àmoinsquevousneviviezdanslaplusextrêmepauvreté).Etvoussavezaussiquevotreattitudevis-à-visdes gains et des pertes ne découle pas d'une évaluation de votre richesse. Laraisonpourlaquellel'idéedegagner100eurosplaît,contrairementàcelledelesperdre, ce n'est pas que cela modifie votre richesse. Vous aimez simplementgagner,etvousdétestezperdre–etilestprobablequevousdétestiezplusperdrequevousn'aimezgagner.Ces quatre problèmes soulignent la faiblesse du modèle de Bernoulli. Sa

théorieesttropsimple,unélémentmobileluifaitdéfaut.Lavariablemanquanteest le point de référence, cet état antérieur par rapport auquel les gains et lespertessontévalués.DanslathéoriedeBernoulli,ilvoussuffitdeconnaîtrel'étatdelarichessepourendéterminerl'utilité,maisdanslathéoriedesperspectives,vous devez aussi connaître l'état de référence. Par conséquent, la théorie desperspectives est plus complexe que la théorie de l'utilité. En science, lacomplexité est considérée comme un coût, qui doit être justifié par une sérieassez étofféedenouvellesprédictions intéressantes surdes faitsque la théorieexistantenepeutpasexpliquer.C'étaitledéfiquenousdevionsrelever.SiAmosetmoinetravaillionspasencore,àl'époque,surlemodèledesdeux

systèmes de l'esprit, il est aujourd'hui évident que trois caractéristiquescognitivessetrouvaientdéjàaucœurdelathéoriedesperspectives.Ellesjouentunrôleessentieldansl'évaluationderésultatsfinanciersetsontcommunesàdenombreuxprocessusautomatiquesdelaperception,dujugementetdel'émotion.IlfautlesconsidérercommedescaractéristiquesfonctionnellesduSystème1.

◆L'évaluationserapporteàunpointderéférenceneutre,parfoisdit«niveaud'adaptation».Ilest facile de procéder à une démonstration convaincante de ce principe. Placez trois bols d'eaudevantvous.Versezde l'eauglacéedansceluidegaucheetde l'eauchaudedansceluidedroite.L'eaudansceluidumilieudevraitêtreàlatempératuredelapièce.Plongezvosmainsdansl'eaufroideetl'eauchaudependantenvironuneminute,puisplongez-lesdansleboldumilieu.Lamêmetempératurevousparaîtrachaudesurunemainetfroidesurl'autre.Pourdesrésultatsfinanciers,lepointderéférencehabituelestlestatuquo;maisilpeutêtreaussilerésultatquevousespérez,ouceluiauquelvousestimezavoirdroit,parexemple,l'augmentationoulaprimedontbénéficientvoscollègues.Lesrésultatssupérieursauxpointsderéférencessontdesgains;endessous,cesontdespertes.◆ Un principe de baisse de sensibilité s'applique à la fois aux phénomènes sensoriels et à

l'évaluationdemodificationsdelarichesse.Lefaitd'allumerunelumièrefaibleauneffetpuissantdansunepiècesombre.Lamêmeaugmentationde lumièrepeutêtre indétectabledansunepiècebrillamment éclairée. Demême, la différence subjective entre 900 et 1 000 euros est beaucoupmoinsimportantequ'entre100et200euros.

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◆Letroisièmeprincipeestl'aversionàlaperte.Quandonlescomparedirectementlesunesauxautres, les pertes sont plus impressionnantes que les gains.Cette asymétrie entre le pouvoir desattentesoudesexpériencespositivesetnégativesestliéeàl'évolution.Lesorganismesquitraitentlesmenacescommeétantplusurgentesquelesopportunitésontunemeilleurechancedesurvieetdereproduction.

Lestroisprincipesquidéterminentlavaleurdesrésultatssontillustrésparlafigure 10. Si la théorie des perspectives avait un drapeau, il porterait cetteimage250.Legraphiquemontrelavaleurpsychologiquedesgainsetdespertes,qui sont les « porteurs » de valeur dans la théorie des perspectives(contrairementaumodèledeBernoulli,oùlesporteursdevaleursontlesétatsdela richesse). Le graphique se compose de deux parties distinctes, à droite et àgauched'unpointderéférenceneutre.UnedesescaractéristiquesmarquantesestsaformeenS,quireprésenteladiminutiondesensibilitépourlesgainsetpourlespertes.Enfin,lesdeuxcourbesduSnesontpassymétriques.L'inclinaisondelafonctionchangebrutalementaupointderéférence:laréactionauxpertesestplusfortequelaréactionauxgainscorrespondants.C'estl'aversionàlaperte.

Figure10

L'aversionàlaperte

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Nombre des choix auxquels nous sommes confrontés dans la vie sont«mixtes»: ilyaunrisquedeperteetunepossibilitédegain,etnousdevonsdécider si nous acceptons ce pari ou si nous le rejetons. Les investisseurs quiévaluentdesstart-up, lesavocatsqui réfléchissentà l'éventualitéd'intenteruneactionenjustice,lesgénérauxquipréparentuneoffensive,etlespoliticiensquidoiventdéciderdeseprésenteràuneélectionfonttousfaceàlapossibilitéd'unevictoireoud'unedéfaite.Pourunexempleélémentaired'uneperspectivemixte,examinezvotreréactionàlaquestionsuivante.

Problème5:onvousproposedepariersurlelancerd'unepièce.Silapiècetombesurpile,vousperdez100euros.Silapiècetombesurface,vousgagnez150euros.Est-ceunpariattrayant?L'accepteriez-vous?

Pourfairecechoix,vousdevezcontrebalancer lebénéficepsychologiquedegagner150eurosetlecoûtpsychologiqued'enperdre100.Qu'éprouvez-vousàcette idée ? Bien que la valeur espérée du pari soit manifestement positive,puisquevousdevriezgagnerplusquevousnerisquezdeperdre,ilvousdéplaîtprobablement– c'est le cas de la plupart des gens.Le rejet de ce pari est uneactionduSystème2,maisilsefondesurdesinformationscritiquesquisontdesréactions émotionnelles provenant du Système 1. Pour la plupart des gens, lapeur de perdre 100 euros est plus intense que l'espoir d'en gagner 150. Nousavonsconcludetellesobservationsque«lespertesl'emportentsurlesgains»etquelesgenséprouventuneaversionàlaperte.Vouspouvezmesurerl'étenduedevotreaversionàlaperteenvousposantune

question:quelestlepluspetitgainqui,selonmoi,correspondraitàunechanceégale de perdre 100 euros ? Pour beaucoup de gens, la réponse est environ200euros,soitdeuxfoisplusquelaperte.Le«tauxd'aversionàlaperte»aétéestimédanslecadredeplusieursexpériencesetsesituegénéralemententre1,5et 2,5251 . C'est une moyenne, bien sûr : certaines personnes éprouvent uneaversion à la perte beaucoup plus importante que d'autres. Les preneurs derisquesprofessionnelssurlesmarchésfinancierssontplustolérantsvis-à-visdespertes,probablementparcequ'ilsne réagissentpas émotionnellement à chaquefluctuation.Quandonademandéauxparticipantsd'uneexpériencede«pensercomme un trader », leur aversion à la perte a diminué et leur réaction

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émotionnelleauxpertes (mesurée surun indiced'excitationémotionnelle) s'estnettementatténuée252.Afin d'analyser votre taux d'aversion à la perte en fonction de différents

enjeux, intéressez-vous aux questions suivantes. Ignorez toutes lesconsidérations d'ordre social, n'essayez pas de paraître audacieux ou prudent,concentrez-vousuniquementsurl'impactsubjectifdelapertepossibleetdugainlacontrebalançant.

◆Considérezunparià50-50oùvouspouvezperdre10euros.Quelestlegainleplusmodestesusceptibledevousdonnerenviedeparier?Sivousdites10euros,alorsvousêtesindifférentaurisque.Sivousdonnezunnombreinférieurà10euros,vousrecherchezlerisque.Sivousrépondezau-dessusde10euros,c'estlapreuvedevotreaversionàlaperte.◆ Et si vous risquiez de perdre 500 euros à pile ou face ? Quel gain serait possible de

contrebalancercetteperte?◆Etsivousperdiez2000euros?

En vous livrant à cet exercice, vous vous êtes sans doute aperçu que votrecoefficientd'aversionàlaperteavaittendanceàaugmenteraveclesenjeux,maispasdefaçondramatique.Touslesparissontévidemmentannulésquandlapertepossibleestpotentiellementruineuse,ousiellemenacevotremodedevie.Dansdetelscas,lecoefficientd'aversionàlaperteesttrèsimportant,peut-êtremêmeinfini–ilyadesrisquesquevousn'accepterezpas,peuimportelesmillionsquevouspourriezgagnersivousavezdelachance.Revenonsàlafigure10pouréviteruneconfusioncourante.Danscechapitre,

j'ai avancé deux affirmations qui peuvent paraître contradictoires à certainslecteurs:

◆Danslesparismixtes,oùtantungainqu'unepertesontpossibles,l'aversionàlaperteentraînedeschoixoùcetteaversionesttrèsnette.◆Dansleschoixnégatifs,quicomparentunepertesûreàuneautreencoreplusimportantemais

seulementprobable,labaissedelasensibilitépousseàrechercherlerisque.

Enréalité,iln'yapaslàdecontradiction.Danslecasmixte,lapertepossibleparaît deux fois plus importante que le gain éventuel, comme vous pouvez leconstaterencomparantlescourbesdelafonctiondesvaleurspourlespertesetles gains. Dans le cas négatif, l'orientation de la courbe des valeurs (ladiminution de sensibilité) aboutit à une recherche du risque. La douleur deperdre900euros représenteplusde90%de ladouleurcauséepar lapertede1000euros.Cesdeuxidéessontl'essencemêmedelathéoriedesperspectives.

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Lafigure10montreunchangementbrutaldanslacourbedesvaleurslàoùles

gains se transforment en pertes, parce qu'il y a une aversion au risqueconsidérable même quand la somme en jeu est minime par rapport à votrerichesse.Est-ilplausiblequ'uneattitudeliéeàl'étatdelarichesseexpliquecetteaversionextrêmeàdesrisquesréduits?Exemplefrappantdelacécitéthéorique,ce défaut évident dans la théorie de Bernoulli n'a pas attiré l'attention desspécialistes pendant plus de deux cent cinquante ans. En 2000, l'économistecomportemental Matthew Rabin a finalement prouvé mathématiquement qu'ilétaitabsurdedevouloirexpliquerl'aversionàlaperteparl'utilitédelarichesseet sa démonstration a fait du bruit. Le théorème de Rabin253 montre quequiconque rejette un pari favorable aux enjeux limités est mathématiquementprisonnierd'unniveauabsurded'aversionaurisquepourunpariplusimportant.Parexemple,ilremarquequelaplupartdesHumainsrejettentleparisuivant:

50%dechancesdeperdre100euroset50%dechancesdegagner200euros

Puis ilmontrequeselonla théoriedel'utilité,unindividuquirejetteceparirefuseraégalementlesuivant254:

50 % de chances de perdre 200 euros et 50 % de chances de gagner20000euros

Alorsqu'évidemment,aucunepersonnesenséenerejetteraituntelpari!Dansunarticleexubérant,MatthewRabinetRichardThalerontcommentéceparienexpliquantqu'il«offraitunretourespéréde9900euros–avecexactementzérochance de perdre plus de 200 euros.Même un avocat raté pourrait vous fairedéclarerfoupouravoirrefusécepari255».Peut-êtreemportésparleurenthousiasme,ilsconclurentleurarticleencitant

le célèbre sketch des Monty Python où un client furieux tente de se fairerembourser un perroquet mort. Le client a recours à une longue successiond'expressions pour décrire l'état de l'oiseau, culminant par : «Ceci est un ex-perroquet. »Rabin etThaler ajoutent alors que, « pour les économistes, il est

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tempsdereconnaîtreque l'utilitéespéréeestuneex-hypothèse».Pournombred'économistes,cettedéclarationcavalièrefrisaitleblasphème.Quoiqu'ilensoit,la cécité théorique qui pousse à accepter l'utilité de la richesse en guised'explication des attitudes face aux pertes réduitesmérite amplement d'être lacibledecommentaireshumoristiques.

Lesanglesmortsdelathéoriedesperspectives

Jusqu'àprésent,j'aivantélesvertusdelathéoriedesperspectivesetcritiquélemodèlerationneletlathéoriedel'utilitéespérée.Ilesttempsdefairepreuved'unpeud'équilibre.La plupart des étudiants en économie ont entendu parler de la théorie des

perspectivesetdel'aversionàlaperte,maisilestpeuprobablequevouscroisiezcestermesdansl'indexd'uneintroductionàl'économie.Parfois,cetteomissionmechagrine,maisenfait,ellesejustifietoutàfait,àcausedurôlecentraldelarationalité dans la théorie économique fondamentale. Les concepts et lesrésultatsclassiquesenseignésauxétudiants sontplus facilesàexpliquerquandon part du principe que les Econs ne commettent pas d'erreurs idiotes. Cetteassertion est vraiment nécessaire, et elle serait compromise si l'on y faisaitintervenir les Humains de la théorie des perspectives, dont l'évaluation desrésultatstrahitunecourtevuedesplusdéraisonnables.Il y a de bonnes raisons pour tenir la théorie des perspectives à l'écart des

manuels d'introduction. Les concepts fondamentaux de l'économie sontessentiellement des outils intellectuels, déjà difficiles à appréhendermême enpartantdeprincipessimplifiésetirréalistessurlanaturedesagentséconomiquesquiinteragissentaveclesmarchés.Lefaitderemettrecesprincipesenquestionau moment même où on les présente serait source de confusion, voire dedémoralisation. Il est raisonnable de considérer qu'il est prioritaire d'aider lesétudiants à acquérir les outils de base de la discipline. De plus, l'échec de larationalitéindissociabledelathéoriedesperspectivesn'asouventaucunrapportavec les prédictions de la théorie économique, qui travaille avec une grandeprécision dans certaines situations et fournit de bonnes approximations dansbeaucoup d'autres. Dans certains contextes, cependant, la différence devientsignificative:lesHumainsdécritsparlathéoriedesperspectivessontguidésparl'impactémotionnelimmédiatdesgainsetdespertes,nonpardesperspectivesàlongtermederichesseetd'utilitéglobale.

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Quandj'aiabordélesdéfautsdumodèledeBernoulliquin'ontpasétéremisencausependantplusdedeux siècles, j'aimis l'accent sur la cécité théorique.Mais bien sûr, la cécité théorique ne se cantonne pas à la théorie de l'utilitéespérée.Lathéoriedesperspectivesasespropresdéfauts,etlacécitéthéoriquevis-à-vis de ces défauts a fait qu'elle est considérée comme la principalealternativeàlathéoriedel'utilité.Considéronsleprincipeessentieldelathéoriedesperspectives,àsavoirquele

point de référence, généralement le statu quo, a une valeur de zéro. Cetteaffirmationsembleraisonnable,maisellepeutavoirdesconséquencesabsurdes.Étudiez de près les perspectives suivantes.Que penseriez-vous si vous y étiezconfronté?

A.unechancesurunmilliondegagner1milliond'eurosB.90%dechancesdegagner12euroset10%deneriengagnerC.90%dechancesdegagner1millionet10%deneriengagner

Lefaitdeneriengagnerestunepossibilitédanschacundestroisparis,etlathéoriedesperspectivesattribuelamêmevaleuràcerésultatdanslestroiscas.Neriengagnerest lepointderéférence,etsavaleurestzéro.Cesdéclarationscorrespondent-elles à votre expérience ? Non, évidemment. Dans les deuxpremierscas,neriengagnerestunnon-événement.Enrevanche,nepasgagnerdansletroisièmescénarioestextrêmementdécevant.Commeuneaugmentationdesalairequiaétépromiseofficieusement,laforteprobabilitéd'empochercettesommeénormeétablitunesortedenouveaupointderéférence.Parrapportàvosespérances, le fait de ne rien gagner sera vécu comme une grande perte. Lathéoriedesperspectivesnesaitpasgérercefait,parcequ'elleneprévoitpasquelavaleurd'unrésultat(danscecas,neriengagner)puissechangerquandilestfortement improbable, ou quand l'alternative est de grande valeur. En termessimples, la théorie des perspectives ne prend pas en compte la déception. Ladéception et l'anticipation de la déception sont pourtant bien réelles, etl'incapacitéà lesprendreencompteestundéfautaussiévidentque lescontre-exemplesquej'aicitéspourcritiquerlathéoriedeBernoulli.Lathéoriedesperspectivesetlathéoriedel'utiliténelaissentpasnonplusde

placeauregret.Toutesdeuxontencommunleprincipequiveutquelesoptionsdisponibles dans un choix soient évaluées séparément et indépendamment, et

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que c'est l'option ayant la plus forte valeur qui est sélectionnée. C'estcertainementfaux,commelemontrel'exemplesuivant.

Problème 6 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 milliond'eurosOU50eurosaveccertitude.Problème 7 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million

d'eurosOU150000aveccertitude.

Comparez,danschacundesdeuxcas,ladouleuranticipéesivousdécidezdepariermaisquevousnegagnezpas.Danslesdeuxcas,l'échecestunedéception,maisladouleurpotentielleestaggravéedansleproblème7parlefaitquevoussavez que si vous choisissez de parier et que vous perdez, vous regretterez la«cupidité»devotredécisionquivousacoûté150000euros.Avecleregret,laperceptiondurésultatdépendd'uneoptionquevousauriezpuchoisir,maisquevousavezfinalementrepoussée.Des économistes et des psychologues ont proposé desmodèles de prise de

décision fondés sur les émotions de regret et de déception256 . Il est juste dereconnaître que ces modèles ont eu moins d'influence que la théorie desperspectives,etilestinstructifdecomprendrepourquoi.Leregretetladéceptionsont des émotions réelles, que les décideurs anticipent sûrement quand ilseffectuent leurs choix. Le problème, c'est que les théories sur le regretdébouchentsurpeudeprédictionsfrappantesquilesdistingueraientdelathéoriedesperspectives,quial'avantaged'êtreplussimple.Lacomplexitédelathéoriedes perspectives était plus acceptable dans la compétition avec la théorie del'utilité espérée parce qu'elle prédisait effectivement des cas que la théorie del'utilitéespéréenepouvaitpasexpliquer.Deshypothèsesplusrichesetplusréalistesnesuffisentpasàassurerlesuccès

d'unethéorie.Lesscientifiquesutilisentlesthéoriescommeuneboîteàoutils,etilsn'irontpassechargerd'uneboîtepluslourdeàmoinsqu'ellenecontiennedenouveaux outils vraiment efficaces. La théorie des perspectives a été acceptéepardenombreuxspécialistesnonparcequ'elleest«vraie»,maisparcequelesconcepts qu'elle ajoutait à la théorie de l'utilité, en particulier le point deréférenceetl'aversionàlaperte,envalaientlapeine;cesconceptsfournissaientdenouvellesprédictionsquisesontvérifiées.Nousavonseudelachance.

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*

Lathéoriedesperspectivesenbref

« Il souffre d'une aversion extrême à la perte, qui le pousse à refuser desoccasionstrèsfavorables.»«Comptetenudesonimmenserichesse,saréactionémotionnelleàdesgains

etdespertesmineursn'aaucunsens.»« Il accorde deux fois plus de poids aux pertes qu'aux gains, ce qui est

normal.»

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27

L'effetdedotation

Vous avez probablement déjà rencontré la figure 11 ou l'un de ses prochesparents,mêmesivousn'avezjamaisétudiél'économie.Legraphiqueprésentela«carted'indifférence»d'unindividupourdeuxproduits.

Figure11

Dans leurs cours d'introduction à l'économie, les étudiants apprennent quechaquepointsurlacartecorrespondàunecombinaisonparticulièrederevenusetdejoursdevacances.Chaque«courbed'indifférence»relielescombinaisonsdesdeuxproduitsqui sontégalementdésirables–quiont lamêmeutilité.Lescourbessetransformentendroitesparallèlessilesgenssontprêtsà«vendre»

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desjoursdevacancespourdavantagederevenusaumêmeprixquelsquesoientleurs revenuset lenombrede leurs joursdecongé.La formeconvexe indiqueunediminutiondel'utilitémarginale:plusvousavezdeloisirs,moinsvousvoussouciezd'enobtenirunjourdeplus,etchaquejoursupplémentaireamoinsdevaleurqueleprécédent.Demême,plusvosrevenussontimportants,moinsvousvoussouciezd'empocheruneurodeplus,etlasommequevousêtesdisposéàdépenserpourunjourdecongésupplémentaireaugmente.Touslesemplacementssurunecourbed'indifférencesontégalementattirants.

C'estlittéralementcequesignifiel'indifférence:vousvousmoquezdesavoiroùvousvous trouvez sur la courbe.Donc, siAetB sontpourvous sur lamêmecourbe d'indifférence, il ne sera pas nécessaire de vous convaincre trèslongtempspourvousfairepasserdel'unàl'autre.Sousuneformeousousuneautre,cegraphiqueaétépubliédanstouslesmanuelsd'économieécritscescentdernières années, et desmillions d'étudiants l'ont contemplé. Bien peu ont vuqu'ilymanquaitquelquechose.Unefoisdeplus, lepouvoiret l'éléganced'unmodèle théoriqueontaveugléétudiantsetuniversitaires,quisontpassésàcôtéd'ungravedéfaut.Cequimanquedanslegraphiqueestuneindicationdesrevenusetdunombre

de jours de congés actuels de l'individu257 . Si vous êtes salarié, les termesdevotrecontratprécisentvotresalaireetlenombredevosjoursdecongé,soitunpointsurlacarte.C'estvotrepointderéférence,votrestatuquo,maislafigurene le montre pas. Ce faisant, les théoriciens qui l'ont conçue vous invitent àcroire que le point de référence importe peu, alors que vous savezmaintenantque c'est tout le contraire. Nous voici de nouveau en présence de l'erreur deBernoulli. La représentation des courbes d'indifférence part implicitement duprincipe que votre utilité, à tout moment, est entièrement fonction de votresituationactuelle,quelepasséestsansimportance,etquevotreévaluationd'unemploi possible ne dépend pas des termes de celui que vous occupez en cemoment. Ces principes de départ sont complètement irréalistes dans ce cascommedansbeaucoupd'autres.L'omission du point de référence sur la carte de l'indifférence est un cas

étonnantdecécité théorique, tantabondent lescasoù lepointde référenceestimportant.Danslesnégociationssalariales,lesdeuxcampssaventtrèsbienquelepointderéférenceestreprésentéparlecontratencours,etquelesdiscussionsvontporter sur les appelsmutuels àdes concessionspar rapport à cepoint deréférence. Le rôle de l'aversion à la perte dans les négociations est égalementbiencompris:ilestdouloureuxdefairedesconcessions.Vousavezsansdoute

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entêtenombred'exemplespersonnelsdesituationsillustrantlerôledupointderéférence. Si vous avez changé d'emploi ou de lieu d'habitation, ou mêmeseulementconsidéréuntelchangement,vousvoussouvenezpeut-êtrequevousévaluiezlescaractéristiquesdunouveaulieusouslaformedeplusetdemoinspar rapport à celui oùvousvous trouviez.Vous avezpeut-être aussi remarquéquelesdésavantagesparaissaientplusconséquentsquelesavantagesdanscetteévaluation–c'était l'œuvrede l'aversionà laperte. Ilestdifficiled'accepterdechangerpourmoinsbien.Parexemple,lesalaireminimumqu'accepteraientdeschômeurs pour un nouvel emploi représente enmoyenne 90%de leur anciensalaire,etilbaissedemoinsde10%surunepérioded'unan258.Pour apprécier le pouvoir que le point de référence exerce sur les choix,

considérez Albert et Ben, deux « jumeaux hédonistes », qui ont des goûtsidentiquesetviennentdedémarrerdansdesemploisidentiques,avecunsalairemodeste et peu de jours de congé.Leur situation actuelle correspond au pointmarquéd'un1surlafigure11.Lasociétéleurproposedemeilleurspostes,AetB,etleslaissechoisirquivaobteniruneaugmentationde10000(posteA)ouunjourdecongépayésupplémentaireparmois(posteB).Commeilssonttousles deux indifférents, ils tirent à pile ou face.Albert obtient l'augmentation etBen lesvacancesenplus.Le tempspasse tandisque les jumeauxs'habituentàleurspostes.Puislasociétéleurfaitsavoirqu'illeurestpossibled'échangerleurspostess'ilslesouhaitent.La théorie classique représentée dans la figure part du principe que les

préférences restent stables au fil du temps. Les postes A et B sont aussiattrayants l'un que l'autre pour les jumeaux, et il ne sera pas nécessaire dedéployerdegrandseffortspour les inciter à les échanger.Enopposition totaleaveccettevision,lathéoriedesperspectivesaffirmequelesjumeauxpréférerontcertainement ne pas bouger. Cette préférence pour le statu quo est uneconséquencedel'aversionàlaperte.Concentrons-nous sur Albert. Il se trouvait au départ au point 1 sur le

graphique et, à partir de ce point de référence, deux possibilités tout aussiséduisantesluiontétéoffertes:

AllerenA:uneaugmentationde10000eurosOUAllerenB:12joursdevacancessupplémentaires

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LefaitdeprendreleposteAmodifielepointderéférenced'Albert,etquandilenvisagedeprendreleposteB,sonchoixaunenouvellearticulation:

ResterenA:nigainniperteOUAllerenB:12joursdevacancessupplémentairesetunebaissedesalaire

de10000euros

Vousvenezdefairel'expériencesubjectivedel'aversionàlaperte.Vousavezpu le ressentir : une baisse de salaire de 10 000 euros est une très mauvaisenouvelle.Mêmesilegaindedouzejoursdevacancesétaitaussiimpressionnantque celui de 10 000 euros, cette amélioration du temps libre ne suffit pas àcompenserlapertede10000euros.AlbertresteraenAparcequeledésavantageduchangementpèseplusquel'avantage.LemêmeraisonnementvautpourBen,qui souhaitera luiaussigarder sonposteparceque lapertede joursdecongésdésormais précieux pèse plus pour lui que le bénéfice de revenussupplémentaires.Cet exemplemet en lumièredeuxaspectsduchoixque lemodèle classique

des courbes d'indifférence ne prédit pas. Tout d'abord, les goûts ne sont pasimmuables ; ils varient en fonction du point de référence. Ensuite, lesinconvénients d'un changement pèsent plus lourd que ses avantages, ce quientraîneunbiaisenfaveurdustatuquo.Biensûr,l'aversionàlapertenesignifiepas que vous ne serez jamais prêt à un changement dans votre situation ; lesbénéfices offerts par une occasion peuvent à unmoment surpasser des pertessurévaluées. L'aversion à la perte implique seulement que les choix sontfortement biaisés en faveur de la situation de référence (et généralement enfaveurdechoixmodestesplutôtqu'importants).Lescartesdel'indifférenceconventionnellesetlareprésentationparBernoulli

desrésultatscommedesétatsdelarichesseontencommununprincipeerroné:quevotreutilité,pourunesituationdonnée,nedépendquedecettesituationetqu'elle n'est pas affectée par votre histoire. L'un des succès de l'économiecomportementaleestd'avoirréussiàcorrigercetteerreur.

L'effetdedotation

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Il est souvent difficile de déterminer ce qui a lancé une approche ou unmouvement,maisilestpossibled'établiravecprécisionl'originedecequel'onappelle aujourd'hui l'économie comportementale. Au début des années 1970,RichardThaler, alors étudiant au très conservateur département d'économiedel'universitédeRochester,commençaàêtrehantépardespenséeshérétiques. Ilavait toujours eu un esprit incisif et une grande tendance à l'ironie, et en tantqu'étudiant, il n'aimait rien tant que de rassembler des observations que lemodèleducomportementéconomiquerationnelneparvenaitpasàexpliquer.Ilprenaitungrandplaisiràtrouverdesindicesd'irrationalitééconomiquechezsesprofesseurs,etendénichauntoutparticulièrementfrappant.Le professeur R (on sait maintenant qu'il s'agissait de Richard Rosett, qui

devintensuitedoyendel'écoledecommercedel'universitédeChicago)étaitunferventpartisandelathéorieéconomiqueclassiqueainsiqu'unœnologueraffiné.Thaler remarqua que le professeur R rechignait à vendre une bouteille de sacollection–mêmeauprixprohibitifde100dollars(de1975!).LeprofesseurRachetaitduvinauxenchères,maisjamaisilnepayaitplusde35dollarspourunebouteille.Àdesprixentre35et100dollars, iln'achetaitpasetnevendaitpasnonplus.Cettedifférenceimportantenecorrespondpasàlathéorieéconomique,selonlaquelleleprofesseurdevraitestimerquechaquebouteilleavaitunevaleurparticulière. Si une bouteille vaut 50 dollars à ses yeux, alors il devrait êtredisposéàlavendreàn'importequelprixau-dessusde50dollars.Silabouteillene luiappartientpas, ildevraitêtreprêtàpayern'importequelprix jusqu'à50dollarspourse laprocurer259 .Leprixdevente tout justeacceptableet leprixd'achat tout juste acceptable devraient être le même, mais en fait, le prixminimum de vente (100 dollars) était nettement supérieur au prix d'achatmaximum (35 dollars). Le fait de posséder le produit en augmentaitapparemmentlavaleur.Richard Thaler trouva beaucoup d'exemples de ce qu'il baptisa l'effet de

dotation, surtoutpourdesbiensquine sontpascommercialisés régulièrement.Vouspouvezfacilementvousimaginerdansunesituationcomparable.Supposezque vous déteniez un billet pour un concert d'un groupe populaire qui affichecomplet,quevousavezachetéau tarifnormalde200euros.Vousêtesunvraifan,etvousauriezétéprêtàpayerjusqu'à500eurospourcebillet.Vousvoicimaintenantensapossession,maisvousapprenezsurInternetquedesfansplusriches, ou encore plus passionnés, se disent prêts à verser 3 000 euros pouracquériruneentrée.Vendrez-vousvotrebillet?Sivousêtescomme laplupartdesgensquiassistentàdesconcertsquiaffichentcomplet,vousnevendrezpas.

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Votreprixdeventeleplusbasestsituéau-dessusde3000euros,etvotreprixd'achatmaximumest500euros.C'estunexempledel'effetdedotation,quinelaisseraitpasd'étonnerunfidèledelathéorieéconomiqueclassique260.Thalersemitenquêted'uneexplicationàcegenred'énigmes.Lachances'enmêla,etThalerrencontraundenosanciensétudiantslorsd'une

conférence, qui lui transmit une de nos premières ébauches de la théorie desperspectives. Ilditavoir lu lemanuscritenproieàunegrandeagitation,parcequ'ilnetardapasàcomprendrequelavaleurdel'aversionàlapertedelathéoriedesperspectivespouvaitexpliquerl'effetdedotationetquelquesautresénigmesde sa collection. La solution consistait à abandonner l'idée classique que leprofesseur R attribuait une utilité unique à l'état de posséder une bouteilledonnée.D'aprèslathéoriedesperspectives,ladispositionàacheterouvendrelabouteilledépenddupointderéférence–àsavoirque leprofesseurpossèdeounon la bouteille. Si elle lui appartient, il considère la douleur de devoir s'enséparer. Si elle n'est pas à lui, il considère le plaisir de l'acquérir.Les valeursétaient inégales à cause de l'aversion à la perte : le fait de se séparer d'unebouteille de bon vin est plus douloureux que le plaisir d'en acquérir une toutaussi bonne261 . Souvenez-vous du graphique sur les gains et les pertes auchapitre précédent.La courbe de la fonction est plus abrupte dans le domainenégatif. La réaction à une perte est plus vive que la réaction à un gaincorrespondant. C'était l'explication de l'effet de dotation que Thaler avaitcherchée. Et cette première application de la théorie des perspectives à uneénigme économique a constitué, semble-t-il, une étape importante dans ledéveloppementdel'économiecomportementale.Thaler se débrouilla pour pouvoir passer un an à Stanford, quand il sut

qu'Amos et moi y serions. Pendant cette période productive, nous apprîmesbeaucouplesunsdesautres,etcefutledébutdenotreamitié.Septansplustard,Thaleretmoi-mêmeeûmesdenouveaul'occasiondepasseruneannéeensembleet de poursuivre ce dialogue entre la psychologie et l'économie. La FondationRussell Sage, longtemps le principal sponsor de l'économie comportementale,offritunedesespremièresboursesàThalerafinqu'ilpuissepasserunanavecmoiàVancouver.NousenavonsprofitépourtravaillerenétroitecollaborationavecJackKnetsch,unéconomisteaveclequelnouspartagionsunintérêtferventpour l'effetdedotation, les règlesde la justiceéconomiqueet lesplatschinoisépicés.Nosrecherchessontpartiesdufaitquel'effetdedotationn'étaitpasuniversel.

Siquelqu'unvousdemanded'échangerunbilletdecinqeuroscontrecinqpièces

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de un euro, vous acceptez sans éprouver un sentiment de perte. De même,l'aversion à la perte est limitée quand vous achetez des chaussures. Lecommerçantquivouslescèdecontredel'argentnelaressentcertainementpas.À vrai dire, il a toujours considéré les chaussures qu'il vous cède comme unsubstitutencombrantàl'argentqu'ilespéraitrécolterauprèsd'unconsommateur.Deplus,vousnevivezsansdoutepaslefaitdelepayercommeuneperte,parcequepourvous,cetargentétaiteffectivementunsubstitutàlapairedechaussuresque vous aviez l'intention d'acheter. Ces cas de négoce classique ne sont pasfondamentalement différents de l'échange d'un billet de cinq euros contre despièces. Il n'y a pas d'aversion à la perte chez les deux parties d'un échangecommercialnormal.Qu'est-ce qui distingue ces transactions commerciales de la répugnance du

professeurR à vendre son vin, ou de celle d'un propriétaire de billets pour leSuper Bowl à les céder même à un prix très élevé262 ? La caractéristiquedistinctive,c'estqu'aussibienleschaussuresquelecommerçantvousvendquel'argentquevousavezl'intentiondedépenserpourellesconstituentlesélémentsd'un«échange».Ilssontdestinésàêtreéchangéscontreautrechose.D'autresproduits, comme le vin et les billets pour le Super Bowl, sont destinés à être«utilisés»,consommés,ouàêtresourcedeplaisir.Vosvacancesetleniveaudeviequevousassurentvosrevenusnesontpasnonplusconçuspourêtrevendusouéchangés.Knetsch, Thaler et moi avons entrepris de développer une expérience qui

identifieraitlecontrasteentrelesproduitsdestinésàêtreutilisésetceuxdestinésà être échangés. Nous avons emprunté un aspect de sa conception à VernonSmith, fondateur de l'économie expérimentale, avec qui je partagerai un prixNobelbiendesannéesplustard.Danscetteméthode,unnombrelimitédejetonsest distribué aux participants sur un «marché ».Tous les participants à qui ilresteunjetonàlafindel'expériencepeuventl'échangercontredel'argent.Lesvaleurs d'échange des jetons ne sont pas les mêmes selon les individus, pourreprésenter le faitque lesmarchandiseséchangées sur lesmarchésontplusdevaleur pour certaines personnes que pour d'autres. Lemême jeton peut valoir10eurospourvouset20pourmoi,etunéchangeàn'importequelprixentrecesdeuxvaleursseraavantageuxpourvouscommepourmoi.Smithamisaupointdesdémonstrationsvivantesdesmécanismesdel'offreet

delademande.Lesparticipantsdevaientfairedesoffressuccessivesd'achatoudevented'unjeton,etd'autresdevaientyrépondrepubliquement.Toutlemondeassisteàceséchangesetvoitàquelprixlesjetonss'échangent.Lesrésultatssont

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aussiréguliersqueceuxd'unedémonstrationdephysique.Aussiinévitablementque l'eaucoulevers lebas,ceuxquidétiennentun jetonquiapeudevaleuràleurs yeux (parce que leur valeur d'échange est faible) finissent par le vendreavecunbénéficeàquelqu'unpourquiilaplusdevaleur.Quandlesnégociationsprennentfin,lesjetonssetrouvententrelesmainsdeceuxquipeuventenretirerleplusd'argent.Nousvenonsd'assisteràlamagiedesmarchés!Parailleurs,lathéorieéconomiquepréditcorrectementàlafoisleprixdéfinitifqu'accepteralemarché et le nombre de jetons qui vont changer de mains. Si la moitié desparticipants se voient attribuer des jetons au hasard, la théorie prédit que lamoitiédesjetonschangerademains263.Pournotreexpérience,nousnoussommesservisd'unevariantedelaméthode

deSmith.Chaqueséancecommençaitparplusieurssériesd'échangesdejetons,qui reproduisaient à la perfection les conclusions deSmith.Lenombre estiméd'échangesétaitgénéralementtrèsprocheouidentiqueàlaquantitépréditeparlathéorieclassique.Lesjetonsn'avaientévidemmentdelavaleurqueparcequ'ilspouvaientêtreéchangéscontrede l'argentà la fin ; ilsn'avaientaucunevaleurutile. Puis nous avons procédé de la même façon pour un objet dont nouspensionsqu'ilauraitunevaleurutileauxyeuxdesgens:unebelletasseàcafé,ornéedublasondel'universitéoùnousréalisionsl'expérience.Latassecoûtaitàl'époque6dollars(elleencoûteraitdoncsansdouteledoubleaujourd'hui).Lestasses furent distribuées aléatoirement aux participants. Les Vendeurs avaientleur tasse devant eux, et les Acheteurs étaient invités à les regarder avantd'annoncerleprixqu'ilsétaientprêtsàpayer,enutilisantleurpropreargent.Lesrésultats sont étonnants : leprixmoyendevente était àpeuprès ledoubleduprixmoyend'achat,etlenombreestiméd'échangesaétéinférieuràlamoitiédunombrepréditparlathéorieclassique.Lamagiedumarchén'opéraitpaspourunproduitquelespropriétairesespéraientutiliser.Nousavonsprocédéàune séried'expériences surcemodèle,maisavecdes

variantesetavonstoujoursobtenulesmêmesrésultats.Dansmapréférée,nousavons ajouté un troisième groupe aux Vendeurs et aux Acheteurs, les« Choisisseurs ». Contrairement aux Acheteurs, qui devaient dépenser leurargentpouracquérirleproduit,lesChoisisseurspouvaientobtenirsoitunetasse,soitunesommed'argent;etilsindiquaientquellesommeéquivalaitpoureuxauplaisird'obtenirlatasse.Voicilesrésultats:

Vendeurs7,12dollarsChoisisseurs3,12dollars

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Acheteurs2,87dollars

La différence entre les Vendeurs et les Choisisseurs est remarquable, parcequ'enréalité,ilssontconfrontésaumêmechoix!SivousêtesunVendeur,vouspouvezrentrerchezvousaveclatasseouavecdel'argent,cequiestexactementlecasduChoisisseur.Leseffetsàlongtermedeladécisionsontidentiquespourlesdeuxgroupes.Laseuledifférencerésidedansl'émotiondumoment.LeprixélevéqueréclamentlesVendeursestlerefletdeleurrépugnanceàcéderunobjetquileurappartientdéjà,répugnancequel'onconstateparexemplechezlesbébésqui s'agrippent vigoureusement à un jouet et qui manifestent une grandeagitationsionleleurretire.L'aversionàlaperteestintégréedanslesopérationsautomatiquesduSystème1.LesAcheteurs et les Choisisseurs établissent des valeurs comparables, bien

que les Acheteurs soient obligés de payer pour la tasse, gratuite pour lesChoisisseurs. Ce qui est normal si les Acheteurs ne conçoivent pas le fait dedépenserdel'argentpourlatassecommeuneperte.Ladifférenceestconfirméepar l'imagerie cérébrale. La vente de biens que l'on peut utiliser active desrégions du cerveau associées au dégoût et à la douleur. L'achat les activeégalement,maisseulementsi lesprixsontconsidéréscommeétant tropélevés– quand vous avez le sentiment qu'un vendeur demande plus que la valeurd'échangeduproduit.L'imageriecérébrale indiqueaussique le faitd'acheteràdesprixparticulièrementbasestunesourcedeplaisir264.LavaleurattribuéeparlesVendeursàleurtasseestlégèrementsupérieureau

doublede lavaleurattribuéepar lesChoisisseurset lesAcheteurs.Ce tauxesttrèsprocheducoefficientd'aversionàlapertedansleschoixrisqués,commeilfaut s'y attendre si la même valeur pour les gains et les pertes d'argent estappliquéeàlafoisàdesdécisionsrisquéesetsansrisque265.Untauxde2pour1a été identifié dans des études sur différents domaines économiques, dont laréaction des ménages à des modifications de prix. Comme le prédiraient leséconomistes, les clients ont tendance à accroître leurs achats d'œufs, de jusd'orange ou de poisson quand les prix baissent et à les réduire quand les prixaugmentent.Toutefois,contrairementauxprédictionsdelathéorieéconomique,l'effetdeshaussesdeprix(despertesparrapportauprixderéférence)estàpeuprèsdeuxfoissupérieuràl'effetdesgains266.

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L'expériencedestassesestunedémonstrationclassiquedel'effetdedotation,toutcommeuneexpérienceplus simplemiseenavantpar JackKnetschàpeuprès à la même époque. Knetsch demanda à deux classes de remplir unquestionnaire en échange d'une récompense posée devant eux tout au long del'expérience. Lors de certaines séances, ce prix était un stylo luxueux ; dansd'autres, une barre de chocolat suisse. À la fin du cours, l'expérimentateur amontrél'autrecadeauetaautorisélesparticipantsàéchangerleurrécompense.10 % seulement d'entre eux ont procédé à l'échange. La plupart de ceux quiavaientobtenulestylol'ontgardé,etilenvademêmedeceuxquiavaientreçulechocolat.

Pensercommeuntrader

Les idées fondamentalesde la théoriedesperspectivessont l'importancedespoints de référence et le poids supérieur des pertes par rapport aux gainscorrespondants. Des observations effectuées sur les marchés au fil des ansillustrentlepouvoirdecesconcepts267.UneétudedumarchédesappartementsàBoston pendant une crise de l'immobilier a donné des résultats d'une grandeclarté268 . Les auteurs de cette étude ont comparé le comportement depropriétaires d'appartements de même type qui les avaient achetés à des prixdifférents. Pour un agent rationnel, le prix d'achat est un élément sansimportance–seulecomptelavaleuractuelledumarché.Iln'envapasdemêmepourdesHumainssurunmarchédel'immobilierbaissier.Lespropriétairesquiontunpointderéférenceélevéetquisontdecefaitconfrontésàdespertesplusimportantes fixent un prix plus haut pour leur appartement, passent plus detempsàessayerdelevendre,etfinissentpartoucherplusd'argent.La démonstration originale de l'asymétrie entre les prix de vente et les prix

d'achat(ou,defaçonplusconvaincante,entre laventeet lechoix)a largementcontribué à ce que les idées des points de référence et de l'aversion à la pertesoientacceptées.Cependant,ilesttoutàfaitcertainquelespointsderéférencesont instables, surtout dans des situations inhabituelles en laboratoire, et quel'effetdedotationpeutêtreéliminéparunchangementdupointderéférence.Onne s'attend à aucun effet de dotation quand les propriétaires considèrent

leurs biens comme de simples supports de valeur pour des échanges futurs,attitude courante dans le commerce et les marchés financiers. L'économisteexpérimental John List, qui a étudié les conventions d'échanges de cartes debaseball,s'estaperçuquelescollectionneursdébutantsrechignaientàseséparer

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de leurs cartes, mais que cette répugnance finissait par se dissiper avecl'expérience.Cequiestplusétonnant,c'estqueListadécouvertquel'expériencedu négoce avait un impact marquant sur l'effet de dotation pour les produitsneufs269.Durantuneconvention,Listaaffichéunenoteinvitantlesgensàprendrepart

à une rapide enquête, en échange d'une petite récompense : une tasse ou unebarredechocolatdevaleurcorrespondante.Lesrécompensesétaientdistribuéesauhasard.Alorsquelesvolontairesétaientsurlepointdepartir,Listleurdisait:« Nous vous avons donné une tasse [ou une barre de chocolat], mais vouspouvezl'échangercontreunebarredechocolat[ouunetasse],sivousvoulez.»Dansunereproductionexactedel'expérienceantérieuredeJackKnetsch,Listaconstatéque18%desparticipantsinexpérimentésétaientprêtsàéchangerleurcadeau.L'attitudedescollectionneursexpérimentésoffraituncontrastefrappant,quinemontraitaucunetracedel'effetdedotation:48%ontacceptél'échange!Ils n'ont manifesté aucune répugnance à échanger, du moins dans unenvironnementdemarchéoùl'échangeétaitlanorme.Jack Knetsch a également procédé à des expériences où de subtiles

manipulationscausaientunedisparitiondel'effetdedotation270.Lesparticipantsn'en faisaient preuve que s'ils étaient physiquement en possession du produitpendant un moment avant que soit évoquée la possibilité d'un échange. Leséconomistes classiques seront tentés de dire que Knetsch avait passé trop detemps avec les psychologues, parce que sa manipulation expérimentale tenaitcompte des variables que les psychologues sociaux considèrent commeimportantes. En effet, les préoccupations méthodologiques ne sont pas lesmêmes chez les économistes expérimentaux et chez les psychologues, et cettedifférencejoueunrôledepremierplandansledébatdontl'effetdedotationfaitaujourd'huil'objet271.Lestraderschevronnésontapparemmentapprisàposer labonnequestion,à

savoir : « À quel point est-ce que je souhaite avoir cette tasse, par rapport àd'autreschosesquejepourraismeprocureràlaplace?»C'estlaquestionqueseposentlesEcons,etellen'entraîneaucuneffetdedotation,parcequel'asymétrieentreleplaisird'obteniretladouleurdelacessionn'apasd'importance.Derécentesétudesenpsychologiedela«prisededécisiondanslamisère»

suggèrentquelespauvresconstituentunautregroupechezquionnes'attendpasà rencontrer l'effet de dotation. Dans la théorie des perspectives, être pauvre,c'est vivre en dessous de son point de référence. Il y a des produits dont lespauvres ont besoinmais qu'ils ne peuvent pas se payer, donc ils sont toujours

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« dans la perte ». Les petites sommes d'argent qu'ils touchent sont parconséquentperçuescommeunepertelimitée,noncommeungain.L'argentleurpermetdeprogresser légèrementvers leurpointderéférence,mais lespauvresrestenttoujourssurlapentearduedelacourbedesvaleurs.Lespauvrespensentcommelestraders,maisladynamiquen'estpasdutoutla

même272 .Contrairementauxcourtiers, lespauvresnesontpas insensiblesauxdifférences entre le gain et la perte. Leur problème, c'est qu'ils n'ont de choixqu'entredespertes.L'argentdépensépourunproduitimpliquelerenoncementàunautre.Pourlespauvres,lescoûtssontdespertes.Nousconnaissonstousdesgensquinesupportentpasdedépenser,mêmes'ils

sont objectivement aisés. Il peut également y avoir des différences culturellesdansl'attitudevis-à-visdel'argent,etsurtoutvis-à-visdufaitdeledépenserpourdescapricesetdesluxesmineurs,commel'achatd'unetassedécorée.Unetelledifférencepeutexpliquerl'hiatusconsidérableentrelesrésultatsde«l'étudesurles tasses»menéeauxÉtats-UnisetauRoyaume-Uni273 .Lesprixdeventeetd'achat divergent substantiellement dans les expériences menées sur deséchantillonsd'étudiantsauxÉtats-Unis,etcesdifférencessontmoinsmarquéesparmi les étudiants anglais. Il reste encorebeaucoup à apprendre sur l'effet dedotation.

*

L'effetdedotationenbref

«Peuluiimportaitquelseraitsonbureau,maislelendemaindel'attribution,ellen'aplusvouluéchanger.Effetdedotation!»«Cesnégociationsnemènentnullepartparcequelesdeuxpartiesontdumal

àfairedesconcessions,mêmesiellespeuventobtenirquelquechoseenretour.Lespertespèsentplusquelesgains.»«Quandilsontaugmentéleursprix,lademandes'esttarie.»«Ildétestetoutsimplementl'idéedevendresamaisonpourmoinsqu'ilnel'a

achetée.C'estl'œuvredel'aversionàlaperte.»«Ilestavare:pourlui,lemoindresoudépenséestuneperte.»

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28

Événementsnégatifs

Le concept de l'aversion à la perte est sans doute la contribution la plussignificativedelapsychologieàl'économiecomportementale.C'estcurieux,carl'idée que les gens évaluent de nombreux résultats en termes de gains et depertes, et que les pertes aient plus d'importance que les gains, ne surprendpersonne. Amos et moi avons souvent plaisanté sur le fait que nous étionsengagés dans l'étude d'un sujet sur lequel nos grands-mères savaient bien deschoses.Enréalité,nousensavonsplusquenosgrands-mères,etnoussommesaujourd'huienmesured'intégrerl'aversionàlaperteaumodèleplusgénéraldesdeuxsystèmes,plusprécisémentdansuncontextebiologiqueetpsychologiqueoù la négativité et la fuite dominent la positivité et l'approche.Nous pouvonsaussi retrouver les conséquences de l'aversion à la perte dans un nombreétonnant d'observations : seules lesmarchandises perdues pendant le transportdonnent lieu à compensation, et non le manque à gagner à la vente qu'ellesreprésentent;lestentativesderéformesàgrandeéchelleéchouenttrèssouvent;etlesgolfeursprofessionnelsputtentplusprécisémentpourunparquepourunbirdie. Aussi futée qu'elle fût, ma grand-mère aurait été surprise par lesprédictionsspécifiquesliéesàuneidéegénéralequiluisemblaitévidente.

Laprédominancedelanégativité

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Figure12

Votre rythme cardiaque a accéléré quand vous avez regardé l'image degauche274 . Ilaaccéléréavantmêmequevouspuissiezdéterminercequecetteillustrationadesiinquiétant.Auboutd'unmoment,vousavezpeut-êtrereconnulesyeuxd'unepersonneeffrayée.Lesyeuxdedroite,plisséspardes jouesquisourient,exprimentlebonheur–etilsnesuscitentpaslamêmeexcitation.Cesdeuximagesontétémontréesàdesgenscouchésdansunscanner.Chacuneleura été présentée pendant moins de deux centièmes de seconde, puis a étéimmédiatementmasquéepardu«bruitvisuel»,unaffichagealéatoiredecarréssombresetclairs.Aucundesobservateursn'ajamaissuconsciemmentqu'ilavaitvudesimagesd'yeux,maisunepartiedeleurcerveaulesavaitmanifestement.Les imagesducerveauonteneffet indiquéune réaction intensede l'amygdale(quijoueunrôlecentraldansle«centredelamenace»ducerveau)àuneimagemenaçante que l'observateur ne reconnaissait pas.L'information sur lamenaceestprobablementpasséeparuncanalneuralhyper-rapidedirectementraccordéàune partie du cerveau qui traite les émotions, contournant le cortex visuel quialimentel'expérienceconscientedela«vue»275 .Lemêmecircuitfaitquedesvisages en colère schématiques (une menace potentielle) sont traités plusrapidement et plus efficacement que des visages heureux schématiques276 .Certainsexpérimentateursontsignaléqu'unvisageencolère«sedétache»dansunefouledevisagesheureux,maisqu'unseulvisageheureuxnesedétachepasdans une foule en colère277 . Le cerveau de l'homme et d'autres animauxcomporte un mécanisme conçu pour accorder la priorité aux mauvaisesnouvelles. En gagnant quelques centièmes de seconde sur le temps nécessairepourdétecterunprédateur,cecircuitamélioreleschancesdesurvied'unanimal,assez longtemps pour qu'il se reproduise. Les opérations automatiques duSystème 1 reflètent cette histoire évolutionniste. Aucun mécanisme d'unerapidité comparable n'a été détecté qui soit capable de reconnaître les bonnesnouvelles.Bien sûr, nos cousins animaux et nous sommes très vite alertés pardes signes indiquant une possibilité de se reproduire ou de se nourrir, et lespublicitaires conçoivent leurs affiches en conséquence. Quoi qu'il en soit, lesmenacessontprioritairesparrapportauxopportunités,commeilsedoit.Le cerveau réagit rapidement même à des menaces purement symboliques.

Des mots chargés émotionnellement attirent très vite l'attention, et des motsnégatifs(guerre,crime)attirentl'attentionplusvitequedesmotsheureux(paix,amour). Il n'y a pas de menace réelle, mais le simple rappel d'un événement

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négatifesttraitédansleSystème1commeunemenace.Commenousl'avonsvuplus tôt avec le mot vomi, la représentation symbolique évoque de façonassociative, sous une forme atténuée, plusieurs des réactions à la chose elle-même,ycomprislamanifestationphysiologiqued'uneémotion,latendanceàlafuiteouàl'approche,àreculerouàs'avancer.Lasensibilitéàlamenaces'étendaux déclarations d'opinions avec lesquelles nous sommes fortement endésaccord. Par exemple, selon ce que vous pensez de l'euthanasie, il faudra àvotrecerveaumoinsd'unquartdesecondepourenregistrerla«menace»dansune phrase qui commence par : « Je pense que l'euthanasie estacceptable/inacceptable…278»LepsychologuePaulRozin,spécialistedudégoût,aobservéqu'unseulcafard

pouvait suffireà rendre toutunboldecerisesécœurant,maisqu'unecerisenepourrarienfairepourrendreattractifunboldecafards.Commeillesouligne,lenégatifsupplante lepositifdebiendesfaçons,et l'aversionà laperten'estquel'unedesnombreusesmanifestationsd'unevastedominationdelanégativité279.D'autresauteurs,dansunarticle intitulé«BadIsStrongerThanGood» («Lemal est plus fort que le bien»), ont résumé leurs résultats comme suit : «Demauvaises émotions, de mauvais parents, et une mauvaise critique ont plusd'impactque leurséquivalentspositifs ;unemauvaise informationestanalyséeplusexhaustivementqu'unebonne.Lemoiestdavantagemotivépouréviterlesmauvaises définitions de soi que pour rechercher les bonnes. Les mauvaisesimpressionset les stéréotypesnégatifs se formentplus rapidementet sontplusrésistants à la contradiction que leurs équivalents positifs280 . » Ils citent JohnGottman, célèbre expert en relations conjugales, qui faisait remarquer que laréussite à long terme d'une relation dépendait beaucoup plus de la capacité àéviter le négatif que de la recherche du positif.D'aprèsGottman, pour qu'unerelationsoitstable,ilfautquelesbonnesinteractionsdominentlesmauvaisesàaumoins5contre1.D'autresasymétriesdansledomainesocialsontencoreplusfrappantes.Noussavonstousqu'unseulgestesuffitàdétruireuneamitiéquiamisdesannéesàseconstruire.Certainesdistinctionsentrelebienetlemalsontancréesdansnotrebiologie.

Lesbébésviennentaumondeprêtsàréagiràladouleurcommeàquelquechosedenégatifetàladouceurcommeàquelquechosedepositif(jusqu'àuncertainpoint). Cependant, dans de nombreuses situations, la frontière entre bon etmauvais est un point de référence qui change avec le temps et dépend descirconstancesimmédiates.Imaginezquevoussoyezseulàlacampagneparunenuitfroide,malhabillépourfairefaceàlapluietorrentielle,etquevoussoyez

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trempé.Vosmalheurs sont encoreaggravésparunebiseglaciale.Aucoursdevotreerrance,voustrouvezungrandrocherquivousoffreunabrirelatifcontrela colère des éléments. Pour le biologisteMichel Cabanac, l'expérience de cemoment est intensément agréable parce qu'elle fonctionne, comme le faitnormalement le plaisir, comme le signal d'une amélioration des conditionssignificativesur leplanbiologique281 .Le soulagement serabien sûrdecourtedurée,etbientôt,vousrecommencerezàfrissonnersousvotrerocher,pousséparleregaind'inconfortàtrouverunmeilleurabri.

Lesobjectifscommepointsderéférence

L'aversion à la perte est liée à deux idées fortes : 1/ nous sommes plusfortement incités à éviter les pertes qu'à obtenir des gains ; 2/ le point deréférence est parfois représenté par le statu quo,mais il peut aussi s'agir d'unobjectiffutur:nepasatteindreunobjectifestuneperte,ledépasserestungain.Commel'onpourraits'yattendreaveclaprédominancedelanégativité,lesdeuxmotifsnesontpasdepuissanceégale282.L'aversionàl'échecestbeaucoupplusfortequeledésirdedépasserl'objectif.Les gens adoptent souvent des objectifs à court terme qu'ils s'efforcent

d'atteindre,maispasforcémentdedépasser.Ilssontsusceptiblesderéduireleursefforts quand ils ont atteint un objectif immédiat, avec des résultats quicontreviennent parfois à la logique économique. Les chauffeurs de taxis new-yorkais, par exemple, ont peut-être un revenu prévisionnel pour le mois oul'année,maisl'objectifauquelilsconsacrentleurseffortsestgénéralementceluide leurs revenus quotidiens. Bien sûr, l'objectif quotidien est beaucoup plusfacileàatteindre(etàdépasser)certainsjoursqued'autres.Lesjoursdepluie,untaxi deNewYork ne reste jamais libre bien longtemps, et le chauffeur atteintdonc rapidement sonobjectif ; cen'estpas lecasquand le tempsestagréable,jours où les taxis perdent souvent du temps à rôder dans les rues en quête declients.Lalogiqueéconomiqueimpliquequeleschauffeurstravaillentbeaucouppluslesjoursdepluie,etqu'ilss'offrentunpeudedétentequandilfaitbeauetqu'ilspeuvent«s'acheter»dutempslibreàunprixmoinsonéreux.Lalogiquede l'aversion à la perte suggère le contraire : les chauffeurs qui se fixent unobjectif quotidien travaillent beaucoup plus quand les courses sont rares etrentrerontplustôtalorsquedesclientstrempésjusqu'auxoslessupplientdelesprendre283.

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Les économistes Devin Pope et Maurice Schweitzer, de l'université dePennsylvanie, ont estimé que le golf offrait un exemple parfait de point deréférence:lepar.Chaquetrousurleparcoursestassociéàunnombredecoups:le par, qui est la base d'une bonne performance – pas d'une performanceexceptionnelle.Pourungolfeurprofessionnel,unbirdie(uncoupendessousdupar) est un gain, un bogey (un coup au-dessus du par) est une perte. Leséconomistes ont comparé deux situations auxquelles peut être confronté unjoueurprèsdutrou:

◆putterpouréviterunbogey◆putterpourréaliserunbirdie

Au golf, chaque coup compte, et dans le golf professionnel, chaque coupcoûtecher.Selonlathéoriedesperspectives,cependant,certainscoupscomptentplusqued'autres.Nepasatteindreleparestuneperte,maisraterunbirdieestungaingâchéparuneperte.PopeetSchweitzerontdéduitdel'aversionàlaperteque les joueurs sedonneraientplusdemalquand ilsputtentpour lepar (pouréviter un bogey) que quand ils puttent pour un birdie. Ils ont analysé plus de2,5 millions de putts avec un luxe de détails incroyable pour vérifier cetteprédiction.Ilsavaientraison.Queleputtsoitfacileounon,àtouteslesdistancesdutrou,

lesjoueursavaientplusdesuccèsquandilsputtaientpourleparplutôtquepourunbirdie.Ladifférencedansleurtauxdesuccèsquandilstentaientlepar(pouréviterunbogey)ouunbirdieétaitde3,6%.Cen'estpasrien.TigerWoodsafaitpartiedes«cobayes»decetteétude.Si,danssesmeilleuresannées,ilavaitétécapabledeputteraussibienpourunbirdiequepourlepar,sonrésultatmoyenentournoiseseraitamélioréd'uncoupainsiquesesgains,deprèsdeunmilliondedollars par saison. De redoutables compétiteurs dans son genre ne prennentévidemmentpasladécisionconscientedeserelâchersurlesputtspourunbirdie,mais leur intenseaversionpour lebogeycontribueapparemmentàcequ'ils seconcentrentdavantagepourlepar.L'étudedesputts illustrelaforcedesconceptsthéoriqueset leurintérêtpour

stimulerlaréflexion.Quiauraitcruutiledepasserdesmoisàanalyserdesputtspour les pars et les birdies ? L'idée de l'aversion à la perte, qui ne surprendpersonneàpart,peut-être,certainséconomistes,està l'origined'unehypothèsepréciseetnonintuitive,etaamenéleschercheursàfaireunedécouvertequiaétonnétoutlemonde,ycomprislesgolfeursprofessionnels.

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Ladéfensedustatuquo

Si vous commencez à y prêter attention, vous vous apercevrez que lamotivation inégale pour éviter les pertes et pour obtenir des gains se retrouvepresque partout. C'est une caractéristique omniprésente dans les négociations,surtout larenégociationdecontratsexistants,situation typiquedesconventionssalariales,ouencoredanslespourparlers internationauxsur lecommerceoulecontrôledel'armement.Lestermesexistantsdéfinissentlespointsderéférence,et tout changement envisagé sur tel ou tel aspect de la situation estimmanquablement perçu comme une concession faite par un camp à l'autre.L'aversion à la perte crée une asymétrie qui rend difficile la conclusion d'unaccord.Vos concessions sont un gain pourmoi et une perte pour vous ; ellesvousfontautantdemalqu'ellesmedonnentduplaisir.Inévitablement,vousleuraccorderez une plus grande valeur que je ne le fais. Il en va évidemment demêmedesconcessionsparticulièrementpéniblesquevousexigezdemoi,dontvousnesemblezpasêtrepleinementconscients!Lesnégociationspourrépartirungâteauquiseréduitsontparticulièrementdifficiles,parcequ'ellesnécessitentuneattributiondespertes.Lesgensont tendanceàêtrebeaucoupplus souplesquandilsnégocientàproposd'ungâteauenexpansion.Quand des négociateurs discutent, une bonne part des pourparlers vise à

déterminer un point de référence et fournir un ancrage à l'autre partie284 . Lemessage n'est pas toujours sincère. Les négociateurs prétendent souvent êtreintensément attachés à un élément (par exemple, des missiles d'un typeparticulierdansdesnégociationssuruneréductiondesarmements),alorsqu'enréalité, cet élémentn'estqu'un leurredestinéàêtrecédédansunéchange.Lesnégociateurs étant influencés par une logique de réciprocité, une concessionprésentée comme douloureuse implique une concession tout aussi pénible (etpeut-êtretoutaussifausse)del'autrecamp.Les animaux, dont nous sommes, se battent plus pour éviter les pertes que

pour obtenir des gains.Dès qu'il s'agit de délimiter des territoires, ce principeexpliquelaprimautédeladéfensesurl'attaque.Unbiologisteanotéque«quandceluiquitientunterritoireestdéfiéparunadversaire,c'estpresquetoujoursluiqui l'emporte – d'ordinaire en quelques secondes285 ». Dans les affaireshumaines,cettesimplerègleexpliqueengrandepartiecequisepassequanddesinstitutionstententdeseréformer,maisaussilorsdes«réorganisations»etdes« restructurations » des sociétés, dans les efforts visant à rationaliser unebureaucratie, à simplifier le code fiscal ou à réduire les frais médicaux. Tels

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qu'ilssontconçusaudépart, lesplansderéformeenvisagent toujoursplusieursgagnants et un petit nombre de perdants, prix à payer pour une améliorationd'ensemble. Si les parties affectées ont une quelconque influence politique,cependant, les perdants potentiels seront plus actifs et déterminés que lesgagnantspotentiels;lerésultatserabiaiséenleurfaveur,etinévitablementpluscoûteux et moins efficace qu'initialement prévu. Les réformes prévoientrégulièrementdesclausesd'antérioritéquiprotègentlesintérêtsdeceuxquisontenplace–parexemple,quandlamassesalarialeestréduiteparl'érosionplutôtque par des licenciements, ou quand des réductions dans les salaires et lesavantagesnes'appliquentqu'auxfutursembauchés.L'aversionàlaperteestunepuissante force conservatrice qui favorise des changements limités à partir dustatu quo dans la vie tant des institutions que des individus. C'est ceconservatisme qui nous aide à rester stable dans notre quartier, notre couple,notre emploi. Il est la force gravitationnelle qui garantit la cohésion de notreexistenceprèsdupointderéférence.

L'aversionàlapertedanslaloi

Durantl'annéequej'aipasséeàtravailleravecRichardThaleretJackKnetschà Vancouver, nous nous sommes retrouvés embarqués dans une étude sur lajustice dans les transactions économiques, en partie parce que le sujet nousintéressait,maisaussiparcequenousavonseul'occasionainsiquel'obligationd'inventerunnouveauquestionnairechaquesemaine.LeministèrecanadiendelaPêcheetdesOcéansdisposaitàTorontod'unprogrammepourlesspécialistesauchômage,payéspourréaliserdesenquêtes téléphoniques.Cettegigantesqueéquipe d'intervieweurs travaillait toutes les nuits et il fallait constamment luifournirdenouvellesquestionspourquel'opérationsepoursuive.Parl'entremisede Jack Knetsch, nous avons accepté de produire un questionnaire chaquesemaine, en quatre versions de couleur différente. Nous pouvions poser desquestionssurcequenousvoulions;laseulecontrainteétaitquelequestionnairedevait comporter aumoins une référence au poisson, pour qu'il ait un rapportavec lamission duministère.L'affaire dura desmois, et nous nous régalâmesd'uneorgied'informations.Nous avons étudié la perception qu'a le public de ce qui constitue un

comportement inique de la part des commerçants, des employeurs et despropriétaires286 . La question majeure était de savoir si l'opprobre attaché àl'iniquité pouvait freiner la recherche du profit.Ce qui est le cas.Nous avons

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égalementdécouvertquelesrèglesmoralesgrâceauxquelleslepublicévaluecequepeuventounonfairelesentreprisesétablissentunedistinctioncrucialeentrelespertesetlesgains.Leprincipefondamentalestquelesalaire,prixouloyerexistantconstitueunpointderéférence,considérécommeundroitsurlequelilnefautpasempiéter.Ilestconsidérécommeinjustedelapartd'uneentreprisederejeter ses pertes sur ses clients ou ses salariés par rapport à la transaction deréférence,àmoinsd'yêtreobligéepourdéfendresespropresdroits.Considérezcetexemple:

Une quincaillerie vend des pelles à neige pour 15 euros. Le lendemaind'unetempêtedeneige,elleaugmenteleprixà20euros.Attribuezunevaleuràcetteaction:ToutàfaitjusteAcceptableInjusteToutàfaitinjuste

Laquincailleriesecomportedefaçonappropriéeselonlemodèleéconomiqueclassique:elleréagitàunaccroissementdelademandeenaugmentantsonprix.Lespersonnesquenousavons interrogéesn'étaientpasde cet avis : 82%ontestiméquecettedécisionétaitinjusteoutoutàfaitinjuste.Ilsontclairementprisleprixavantlatempêtecommeunpointderéférenceetl'augmentationcommeuneperte que la boutique impose à ses clients, nonparcequ'elle le doit,maissimplementparcequ'elle le peut.Nousnous sommes aperçusque, d'aprèsunerègledebasedelajustice,l'exploitationdupouvoirdumarchépourimposerdespertes à autrui est inacceptable. L'exemple suivant illustre cette règle dans unautre contexte (les valeurs endollars devraient être ajustéespour tenir compted'uneinflationde100%depuisquecesdonnéesontétécollectéesen1984):

Une petite boutique de photocopies compte un employé qui y travailledepuis six mois et gagne 9 dollars de l'heure. Les affaires restentsatisfaisantes,maisuneusinedelarégionvientdefermeret lechômageaaugmenté. D'autres petites boutiques viennent d'engager des employésefficaces à 7 dollars de l'heure pour des emplois comparables à celui de

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l'employéde la boutiquedephotocopies.Lepropriétaire de cette dernièreréduitdonclesalairedesonemployéde2dollars.

Les participants n'ont pas approuvé : 83 % d'entre eux ont estimé que cecomportementétaitinjusteoutoutàfaitinjuste.Toutefois,uneinfimevariationdanslaquestionclarifielanaturedel'obligationdel'employeur.Lescénarioestlemême,maismaintenant:

L'employé s'en va, et le propriétaire décide de payer son remplaçant 7dollarsdel'heure.

Une grande majorité (73%) considère cette décision comme acceptable. Ilsemble que l'employeur n'ait pas l'obligation morale de payer 9 dollars del'heure.Ledroitestdoncpersonnel:l'employéactuelaledroitdeconserversonsalairemêmesi lesconditionsdumarchéautorisent l'employeurà imposeruneréductiondessalaires.Leremplaçantn'aaucundroitsurlesalairederéférencede son prédécesseur, et l'employeur est donc autorisé à réduire le salaire sansrisquerd'êtreconsidérécommeinique.Lasociétéasespropresdroits,dontceluidemaintenirsonniveaudeprofit.

Confrontéeàlamenaced'uneperte,illuiestpermisdetransférercettepertesurd'autres.Unemajorité substantielle departicipants pensequ'il n'est pas injustequ'uneentreprisebaisselesalairedesesemployésquandsaprofitabilitédécline.Nousavonsdéterminéquecesrèglesdéfinissaientdeuxtypesdedroits,ceuxdelasociété,etceuxdes individusavecquielleentreeninteraction.Menacée, lasociété a le droit de se montrer égoïste. On n'attend même pas d'elle qu'elleassumeunepartiedespertes,ellepeutlestransférer.Cenesontpaslesmêmesrèglesquiprésidentàcequel'entreprisepeutfaire

pour améliorer ses profits et pour limiter ses pertes. Quand une société estconfrontée à des coûts de productionmoins élevés, les règles de la justice nel'obligentpasàpartager lebonussoitavecsesclients, soitavecsesemployés.Biensûr,nosparticipantsontpréférélesentreprisesquisemontraientgénéreusesquand leurs bénéfices augmentaient, et les jugeaient justes.Mais ils n'ont pasestiméqu'unesociétéquinepartageaitpasétaitinjuste.Ilsn'ontmanifestéleurindignation que quand une société tirait parti de son pouvoir pour rompre des

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contrats informelsavec ses salariésou sesclients, etpour imposeruneperteàautruiafind'accroîtresesprofits.Lesspécialistesde la justiceéconomiqueontunemission importante. Il ne s'agit pas pour eux d'identifier le comportementidéal,maisdetrouvercequisépareuneconduiteacceptabled'uncomportementsuscitantl'opprobreetlechâtiment.Nousn'étionspastrèsoptimistesquandnousavonssoumisl'articletirédeces

recherchesàl'AmericanEconomicReview. Il remettaitenquestioncequiavaitalorsvaleurdeloichezbeaucoupd'économistes,àsavoirquelecomportementéconomiqueétaitgouvernéparl'égoïsmeetquelesquestionsdejusticen'avaientengénéralaucuneimportance.Nousnousappuyionsdeplussurlesrésultatsdesondages, pour lesquels les économistes n'ont d'ordinaire que peu de respect.Toutefois, le rédacteur en chef de la revue a soumis notre article à deuxéconomistesquinesesentaientpasliésparcesconventions(nousavonsapprisleur identitépar la suite ; c'étaient lesdeuxplusbienveillantsque le rédacteuraurait pu trouver).Le rédacteur en chef avait fait le bon choix.Cet article estsouventcité,etsesconclusionsontrésistéàl'épreuvedutemps.Desrecherchesplus récentes soutiennent lesobservations surune justicedépendantd'unpointderéférence,etmontrentenoutrequelesquestionsdejusticesontsignificativessurleplanéconomique,unfaitdontnousnousdoutionsmaisquenousn'avionspaspuprouver287.Lesemployeursquiviolentlesrèglesdelajusticesontpunispar une baisse de la productivité, et les commerçants qui appliquent unepolitiquedesprixiniquepeuvents'attendreàvoirleursventeschuter.Desgensqui avaient découvert, à la lecture d'un nouveau catalogue, qu'un commerçantavaitréduitleprixd'unproduitqu'ilsvenaientd'acheterpluscherontdiminuéde15 % leurs futurs achats dans cette boutique, soit une perte moyenne de90dollarsparclient.Poureux,leprixmoinsélevéétaitévidemmentlepointderéférence,etilsestimaientavoirsubiuneperteenpayantplusqu'ilneconvenait.Deplus,lesclientsquiontréagileplusvivementétaientceuxquiavaientachetéplus d'articles et à des prix plus élevés. Les pertes ont largement dépassé lesgainsréalisésgrâceàl'augmentationdesventesliéesàlabaissedesprixdanslenouveaucatalogue.Le fait d'imposer injustement des pertes auxgenspeut s'avérer risqué si les

victimes sont enpositionde riposter.Deplus,des expériencesontmontréquedesinconnusquisonttémoind'uncomportementiniquesejoignentsouventauxreprésailles.Lesneuro-économistes(desscientifiquesquiassocientl'économieàlarecherchesurlecerveau)sesontservisdescannerspourexaminerlecerveaudegensoccupésàchâtieruninconnuquiaeuuncomportementinjusteenvers

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un autre inconnu.On remarque que cette punition altruiste s'accompagne d'unaccroissement de l'activité dans les « centres du plaisir » du cerveau.Apparemment,lemaintiendel'ordresocialetladéfensedesrèglesdelajusticesonteneux-mêmesdesrécompenses.Lapunitionaltruistepourraitbienêtre lecimentde lacohésionsociale288 .Cependant,noscerveauxne sontpasconçuspourrécompenserlagénérositédefaçonaussisûrequ'ilschâtientlaméchanceté.Làencore,nousnousheurtonsàunenetteasymétrieentrelespertesetlesgains.L'influencedel'aversionàlaperteetdusentimentdedroitvabienau-delàdu

domainedes transactions financières.Les juristes ont rapidement compris leurimpactsur la loiet l'applicationde la justice.Dansuneétude,DavidCohenetJackKnetschonttrouvédenombreuxexemplesd'unenettedistinctionentrelespertes actuelles et les gains sacrifiés dans les décisions de justice289 . Parexemple, un commerçant dont les produits ont été perdus pendant le transportpourraêtreindemnisépourlespertesqu'ilaeffectivementsubies,maisilestpeuprobablequ'il soit indemnisépour lesprofitsperdus.La règlebienconnuequiveutquelapossessionvailletitreconfirmelestatutmoraldupointderéférence.Dans une discussion récente, Eyal Zamir avance l'idée révolutionnaire que ladistinction établie dans la loi entre le fait de compenser les pertes et decompenserundesgainsprévusseraitjustifiéeparleurseffetsasymétriquessurlebien-être individuel290 . Si les gens qui subissent une perte souffrent plus queceux qui ne parviennent simplement pas à enregistrer des gains, peut-êtreméritent-ilsd'êtredavantageprotégésparlaloi.

*

L'aversionàlaperteenbref

«Cetteréformenepasserapas.Ceuxquirisquentd'yperdresebattrontavecplusd'acharnementqueceuxquipourraiententirerparti.»« Chacun d'entre eux pense que les concessions de l'autre sont moins

douloureuses. Ils ont tort tous les deux, bien sûr. C'est juste l'asymétrie despertes.»« Ils auraientmoins demal à renégocier l'accord s'ils comprenaient que le

gâteauàpartagerestenréalitéenexpansion.Ilnes'agitpasderépartirlespertes,maislesgains.»

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« Le prix des loyers a récemment augmenté dans le quartier, mais noslocataires trouvent qu'il serait injuste que nous augmentions leur loyer. Ilsestimentavoirdroitauxtermesdeleurcontratactuel.»«Mesclientsnedésapprouventpaslahaussedesprixparcequ'ilssaventque

lescoûtsaussiontaugmenté.Ilsacceptentmondroitàgarantirmonprofit.»

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29

Le«Fourfoldpattern»

Chaquefoisquevousportezunjugementglobalsurunobjetcomplexe–unevoiturequevouspourriezacheter,votregendreouquelquesituationincertaine–,vousassignezunevaleuràcertainesdesescaractéristiques.Celarevientàdireque certaines caractéristiques ont davantage d'influence que d'autres sur votrejugement.CetteévaluationdecaractéristiquesestleproduitduSystème1etesteffectuéequevousensoyezconscientounon.Lorsquevousjugezunevoiture,sa consommation de carburant, son niveau de confort et son apparence sontautant de caractéristiques auxquelles vous attacherez plus oumoins de poids.L'opinionquevousavezdevotregendredépendplusoumoinsdesafortune,desonphysiqueoudesoncaractère.Ilenvademêmelorsquevousêtesconfrontéàune situation incertaine : vous imaginez différents scénarios possibles et yattachezplusoumoinsdepoids.Ainsi,50%dechancesdegagnerunmillionsont plus attrayantes que 1 % de chances de gagner la même somme. Cetteévaluationestparfoisuneopérationconscienteetdélibérée.Toutefois,laplupartdutemps,vousvouscontentezd'accepterlejugementglobalquevousprésentevotreSystème1.

Variationsdeprobabilités

Silamétaphoredujeuetdupariestparticulièrementpriséedansl'étudedelaprisededécision,c'estparcequ'elleoffreuncadrenatureld'évaluationdupoidsdetelleoutelleperspectivedansladécision:plusunrésultatestprobable,plusilauradepoidsdansvotrejugement.Danslecadred'unpari,lavaleurattendueest lamoyenne des résultats possibles pondérés par leur probabilité. Ainsi, la

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valeurattenduede«20%dechancesdegagner1000euroset75%dechancesdegagner100euros»estégaleà275euros.Avant les travaux de Bernoulli, l'estimation de ces paris et propositions se

fondaitsurleurvaleurattendue.Bernoulliaconservécetteméthoded'évaluationdes résultats possibles – ce que l'on appelle le principe d'anticipation – et l'aappliquée à la valeur psychologique des résultats possibles. Selon sa théorie,l'utilitéd'unpariestlamoyennedesutilitésdesesrésultatspossibles,pondérésparleurprobabilité.Le principe d'anticipation ne décrit toutefois pas demanière fidèle la façon

dont nous percevons les probabilités liées à des risques. Dans les quatreexemples suivants, vos chances de gagner un million d'euros augmentent àchaque fois de 5%.Votre réaction est-elle pour autant lamême dans chaquecas?

A.Voschancespassentde0à5%.B.Voschancespassentde5%à10%.C.Voschancespassentde60%à65%.D.Voschancespassentde95%à100%.

Selonleprinciped'anticipation,votreutilitéaugmentedanschaquecasde5%del'utilitédelaperspectivetotale(gagnerunmilliond'euros).Est-celàcequevousvousdites?Évidemmentnon.Toutlemondeestd'accordpourdirequelesaugmentationsde0à5%etde

95%à100%sontplusnotablesquecellesde5%à10%oude60%à65%.Le fait de passer de 0 à 5 % de chances correspond à un changement desituation : cela crée une possibilité qui n'existait pas auparavant, l'espoir degagnerquelquechose.Ils'agitd'unchangementqualitatif, làoùl'augmentationde5%à10%n'estqu'unchangementquantitatif.Certes, lepassagede5%à10% représentemathématiquement un doublement de vos chances de gagnermais il est généralement admis que la valeur psychologique associée à cetteaugmentationn'estpaspourautantdoublée.L'impactd'uneaugmentationde0à5%,enrevanche,estuneillustrationdel'effetdepossibilité,quinouspousseàattribuerunpoidsexcessifàdesrésultatstrèsimprobables.Lesgensquijouentrégulièrementàlaloterieensontlameilleureillustration:ilssontprêtsàpayer

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beaucoupplusquelavaleurattendueassociéeàcegenredesituations,oùilsontdetrèsfaibleschancesderemporterunesommeimportante.Le passage de 95% à 100% de chances est un autre changement d'ordre

qualitatif dont l'impact est considérable grâce à ce qu'on appelle l'effet decertitude. Des résultats presque certains de se produire sont sous-évalués parrapportàleurprobabilité.Pourmieuxcomprendrel'effetdecertitude,imaginezque vous avez hérité d'un million d'euros mais que votre belle-sœur cupideconteste le testament en justice. Le jugement est attendu pour demain. Votreavocatvousassurequevotredossierestsolideetquevousavez95%dechancesde gagner. Il prend toutefois le soin de vous rappeler qu'il est impossible deprévoiraveccertitudel'issued'unedécisiondejustice.Uncabinetdegestiondesrisques vous propose alors de racheter votre dossier en échange de 910 000euros,àprendreouàlaisser.Cettepropositionestmoinsintéressante(de40000euros!)quelavaleurattenduedujugementàvenir(950000euros),maisêtes-voussûrquevouslarefuseriez?Sivousêtesunjourconfrontéàcettesituation,sachezqu'ilexistedenombreuxcabinetsquiprofitentdeceteffetdecertitudeetsoulagentleursclientsdel'incertitudeàprixd'or.Lapossibilitéetlacertitudeontdeseffetstoutaussipuissantsquandils'agit

deperte.Lorsqu'unêtreaimédoitsubiruneinterventionchirurgicale,les5%derisqued'amputationnousparaissentbienpiresqueseulementlamoitiéde10%.L'effet de possibilité nous pousse à surévaluer des risques peu probables et àpayerdessommesbienplusélevéesquelavaleurattendueafind'éliminertouteperspectivenégative.Ladifférencepsychologiqueentre95%et100%derisquesembleencoreplusgrande:l'infimeespoirquetoutvabiensepasseraunpoidsconsidérablesurnotrejugement.Cettesurévaluationdesscénariospeuprobablesest la raisonpour laquellenoussommessiattirésà la foispar le jeuetpar lescontratsd'assurance.La conclusion est simple : la valeur (ou poids décisionnel) que les gens

attribuent à des scénarios possibles n'est pas identique à leur probabilité,contrairement à ce qu'affirme le principe d'anticipation. Les hypothèsesimprobablessontsurévaluées(c'estl'effetdepossibilité),tandisquelesrésultatspresquecertainssontsous-estimésparrapportàleurschancesdeseréaliser.Leprinciped'anticipation,selonlequellejugementestdéterminéparlaprobabilité,n'estdoncguèrepertinentdupointdevuedel'analysepsychologique.Làoù leschosessecorsent,c'estqu'ilestgénéralementadmisquepourêtre

rationnel, un décideur doit se conformer au principe d'anticipation. Cettequestion est au centre des travaux de von Neumann et Morgenstern et de la

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versionaxiomatiquedelathéoriedel'utilitéqu'ilsontprésentéeen1944.Ilsontmontréquetouteévaluationdesituationincertaineneseconformantpasaustrictrespect proportionnel des probabilités conduisait à des incohérences et audésastre291 . Leur dérivation du principe d'anticipation à partir d'axiomes dechoix rationnels a immédiatement été saluée comme une grande avancée desconnaissances, plaçant la théorie de l'utilité espérée au centre du modèle del'agent rationnel étudié dans les sciences sociales et économiques. Trente ansplus tard, Amos me présenta ces travaux comme un objet sacré. Il me fitégalementdécouvrirunecélèbreremiseenquestiondecettethéorie.

Leparadoxed'Allais

En1952,quelquesannéesaprèslapublicationdestravauxdevonNeumannetMorgenstern,unerencontrefutorganiséeàParispourdiscuterdel'économiedurisque.Laplupartdesmeilleurséconomistesdel'époqueétaientprésents.Parmiles invités américains figuraient les futurs lauréats du prix Nobel, PaulSamuelson, Kenneth Arrow, Milton Friedman ainsi que le célèbre statisticienJimmieSavage.L'undesorganisateursdecetévénements'appelaitMauriceAllaisetdevaitlui

aussirecevoirunprixNobelquelquesannéesplustard.Allaisréservaitunpetittouràsesinvitésdemarqueetlessoumitàuntest.Sonobjectifétaitdemontrerquesesinvitésétaientvictimesd'uneffetdecertitudelespoussantàenfreindrelathéorie de la valeur attendue et les axiomes du choix rationnel sur lesquelsrepose cette théorie. Les questions ci-dessous sont une version simplifiée duproblèmequ'Allaissoumitàsesinvités292.DanslessituationsAetBsuivantes,quelchoixferiez-vous?

A.61%dechancesdegagner520000eurosou63%degagner500000euros?B.98%de chancesdegagner520000 eurosou100%de chancesde

gagner500000?

Laplupartdesgenschoisissentlapremièreoptiondanslepremierproblèmeetla secondedans ledeuxième.Sivousaussiavez fait ceschoix,vousvenezdecommettreuncrimecontrelalogiqueetavezviolélesrèglesduchoixrationnel.

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ÀParis, lesgrands économistesont commis lesmêmes erreursquevousdansuneversionunpeuplussophistiquéeduparadoxed'Allais.Pour comprendre pourquoi ces choix sont problématiques, imaginez que le

résultatdoitêtredéterminépartirageausortdansuneurnecontenantexactement100billes:unebillerouge,vousgagnez;unebilleblanche,vousperdez.DansleproblèmeA, laplupartdesgenschoisissent lapremièreoptionmêmesielleprésente moins de chances de gagner car la différence de l'enjeu (l'argent àgagner)estplusimpressionnantequel'écartdeprobabilitéentrelesdeuxoptions.DansleproblèmeB,unevastemajoritédegensoptentpourl'urnequilesassuredegagner500000euros.Laplupartdesgensassumentparfaitementleurchoix,jusqu'àcequ'onattireleurattentionsurleurlogiqueinterne.Si vous comparez les deux problèmes, vous verrez que les deux urnes du

problèmeBnesontqu'uneversionplusfavorabledesurnesduproblèmeA,avecdanschaqueurne37billesblanches(perdantes)remplacéespardesbillesrouges(gagnantes). L'urne de gauche (première partie de l'énoncé) présente uneaméliorationnettementsupérieureàcellededroite(secondepartiedel'énoncé)puisque chaque bille rouge vous permet de gagner 520 000 euros à gauche,contre seulement 500 000 euros à droite. Vous avez donc au départ unepréférencepour l'urnedegauche,préférencequidevraitêtre renforcéepuisquecette urnevous est encoreplus favorable dans le scénarioB, sauf quedans leproblèmeB,vouspréférezdésormaiscellededroite!Ceschémadepenséen'estpas logique mais peut s'expliquer de manière psychologique : c'est l'effet decertitudequiestà l'œuvre.Les2%dedifférenceentre100%et98%dansleproblèmeBsontbeaucoupplusmarquantsquelemêmeécart(2%)de63%et61%dansleproblèmeA.Ainsi qu'Allais l'avait prévu, ses éminents invités ne remarquèrent pas que

leurspréférencesallaientàl'encontredelathéoriedel'utilitéjusqu'àcequ'illeurfasse remarquer. Allais pensait que cette démonstration aurait l'effet d'unebombe : les principaux théoriciens de la prise de décision faisaient des choixcontrairesàleurspropresassertionssurlarationalité!Ilpensaitvisiblementqueson assistance serait ainsi convaincuedes faiblesses de ce qu'il appelait– nonsans un certainmépris – « l'école américaine » et embrasserait la vision qu'ilavaitlui-mêmedéveloppée.Iln'enfutrien293.La plupart des économistes qui défendaient la théorie du choix rationnel se

contentèrent d'ignorer le paradoxe d'Allais.Comme souvent lorsqu'une théoriedominante et utile est remise en question, ils qualifièrent l'expérience d'Allaisd'anomalie et continuèrent d'utiliser la théorie de l'utilité espérée comme si de

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rienn'était.Enrevanche,lesthéoriciensdelaprisededécision–parmilesquelsdes statisticiens, des économistes, des philosophes et des psychologues –s'intéressèrentde trèsprèsà l'expérienced'Allais.LorsqueAmosetmoi-mêmeavonscommencénostravaux,l'undenosprincipauxobjectifsétaitdeparveniràuneexplicationpsychologiquesatisfaisantedecedernier.Laplupartdesthéoriciensdelaprisededécision,dontAllais,continuèrentà

croireenlarationalitédel'êtrehumainettentèrentdereformulerlesrèglespourexpliquer le problème d'Allais. Au fil des ans, de nombreux spécialistes ontessayédeprésenteruneexplicationplausiblede l'effetdecertitude,sansgrandsuccès. Amos n'était guère porté sur le sujet : pour lui, les théoriciens quiessayaientainsiderationalisercesinfractionsàlathéoriedel'utilitésefaisaientles«avocatsdecausesperdues».Nousavonsdoncprisuneautredirection.Touten conservant la théorie de l'utilité comme logique de choix rationnel, nousavons abandonné l'idée que les gens étaient toujours parfaitement rationnels.Nous nous sommes mis en devoir de développer une théorie psychologiquecapable de décrire les choix que les individus font, indépendamment de leurdegréderationalité.Danslathéoriedesperspectives,l'évaluationsubjectived'unrésultatneseraitpaségaleàsaprobabilité.

Poidsdécisionnels

Biendesannéesaprèsavoirpublié la théoriedesperspectives,Amosetmoiavonsmenéuneétudemesurantlespoidsdécisionnelspermettantdecomprendrepourquoi lesgenspréfèrentparierdepetitessommesd'argent.L'estimationdesgainsestprésentéedansletableaun°4294.

Tableau4

Onnoteraquelaprobabilitéetlepoidsdécisionnelaffichentlamêmevaleurauxextrêmes:0lorsquelerésultatestimpossible,100lorsqu'ilestcertain.Entreles deux, toutefois, poids décisionnels et probabilité révèlent des écartsimportants.Au début, nous sommes en présence de l'effet de possibilité : desévénements peu probables sont considérablement surévalués. Le poids

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décisionnel correspondant à une probabilité de 2% est de 8,1. Si les gens seconformaient aux axiomes du choix rationnel, ce chiffre devrait être 2. Cetévénementpeuprobableestdoncsurévaluéparunfacteur4.L'effetdecertitude,observableenfinde tableau,estencoreplusfrappant.Unrisquede2%denepasgagnerréduitl'utilitéduparide13points(lepoidsdécisionnelpassede100à87,1).Pour mieux comprendre l'asymétrie entre l'effet de possibilité et l'effet de

certitude,imaginezd'abordquevousavez1%dechancesdegagnerunmilliond'euros.Vousaurezlaréponsedemain.Puis,imaginezquevousêtesquasimentsûrdegagnerunmilliond'eurosmaisqu'ilya1%dechancespourquecelaneseproduisepas.Encoreunefois,vousaurezlaréponsedemain.L'angoissecrééedanslasecondehypothèseparaîtbienplusimportantequel'espoirsuscitédanslapremière.L'effetdecertitudeestégalementplusfrappantdanslecasd'unrisque(problèmemédical)qued'unévénementpositif (gaind'argent).Comparezavecquelledifférenced'intensitévouspercevez l'infimeespoirde réussitedansuneinterventionchirurgicalepresquecertained'échouer,parrapportàlacraintequesuscite1%derisque.La combinaison des effets de certitude et de possibilité aux extrêmes de

l'échelledesprobabilitéss'accompagneinévitablementdeperceptionsdéforméessur les valeurs intermédiaires. On observe que les probabilités s'échelonnantentre5%et95%sontassociéesàunspectredepoidsdécisionnelsbienmoinsétendu (de 13,2 à 79,3), soit deux tiers seulement de ce que l'on pourraitrationnellement attendre. Les spécialistes des neurosciences ont confirmé cesobservations et découvert que certaines aires du cerveau réagissaient auxvariations de probabilité. La réponse du cerveau face à ces variations deprobabilitésressembleétrangementàlacourbedespoidsdécisionnels295.Les probabilités très faibles ou très importantes (moins de 1% ou plus de

99 %) constituent un cas particulier. Il est difficile d'attribuer un poidsdécisionnel unique à des événements rarissimes car ils sont soit totalementignorés– et donc associés à une valeur zéro –, soit généralement surévalués.Raressontlesgensquipassentdesheuresàs'inquiéterdesrisquesnucléairesouàrêverd'unhéritagefantastiqueléguéparunparentinconnu.Toutefois,lorsquenous nous concentrons sur un événement improbable, nous lui attachons unpoids décisionnel bien supérieur à celui que son niveau de probabilité devraitnousautoriser.Lesgenssontenoutrepratiquementinsensiblesauxvariationsderisquesdanslecasdefaiblesprobabilités.Unrisquedecancerde0,001%n'estguère plus inquiétant qu'un risque de 0,0001 %, même si une autre façon

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d'exprimer lesmêmeschiffresconsisterait àdireque lepremiercas représente3000casdecancercontreseulement30danslesecond.Lorsquevouspensezàunrisque,vousvousinquiétezetlepoidsdécisionnel

reflète votre degréd'inquiétude.En raisonde l'effet depossibilité, l'inquiétuden'estpasproportionnelleàlaprobabilitéquelerisqueseréalise.Ilnesuffitpasderéduireoudelimiterlerisque:pouréliminerl'inquiétude,laprobabilitédoitêtreramenéeàzéro.La question ci-dessous est inspirée d'une étude sur la rationalité des

consommateurs face au risque sanitaire.Menée dans les années 1980 par uneéquiped'économistes,elles'adressaitàdesparentsdejeunesenfants296.

Imaginezquevousutilisezactuellementuninsecticidecoûtant10euroslabouteille. Cet insecticide est la cause de 15 cas d'empoisonnement parinhalationaffectant15enfantspour10000bouteillesvendues.Vous apprenez l'existence d'un autre insecticide, plus cher, qui réduit le

risqued'empoisonnementà5caspour10000bouteilles.Combienêtes-vousprêtàpayerpourcenouvelinsecticide?

Les parents étaient en moyenne prêts à débourser 2,38 euros de plus pourréduire le risque d'empoisonnement de deux tiers (de 15 à 5 cas pour 10 000bouteilles). Ilsétaient toutefoisdisposésàpayer8,09eurosdeplus– soit troisfoisplus–pouréliminercerisqueentièrement.D'autressériesdequestionsontmontré que les parents traitaient ces deux risques (risque d'inhalation etempoisonnement d'enfant) de manière séparée et étaient prêts à payer un« bonus » pour éliminer complètement l'un ou l'autre de ces risques. Ce«bonus»estcompatibleavecl'analysepsychologiquedel'inquiétudemaispasaveclemodèlerationnel297.

Fourfoldpattern

Lorsque Amos et moi avons commencé à travailler sur la théorie desperspectives, nous sommes rapidement arrivés à deux conclusions : les gensattribuentdesvaleursaugainouàlaperteplutôtqu'àunmontantfinancier,etlespoidsdécisionnelsqu'ilsassignentauxrésultatspossiblesnecorrespondentpasàla probabilité que ces résultats se réalisent. Aucune de ces deux idées n'était

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nouvelle mais ensemble, elles permettaient de comprendre un schéma depréférencequenousavonsbaptisélefourfoldpattern(littéralement,«schémaàquatreentrées»).Cenomluiestresté.Envoiciuneillustration:

Figure13

◆Lapremièrelignedechaquecaseindiqueuneperspective.◆Ladeuxièmelignedécritl'étatémotionnelsuscitéparcetteperspective.◆Latroisièmerésumelecomportementqu'adoptentlaplupartdesgenslorsqu'onleurpropose

soitdeparier,soitderemporter(oudeperdre)aveccertitudelemontantcorrespondantàlavaleurattendue(autrementdit,ilsontlechoixentre«95%dechancesdegagner10000euros»et«lacertitude de gagner 9 500 euros »). Leur comportement est qualifié d'« aversion au risque »lorsqu'ilschoisissentlacertitudeetde«prisederisque»lorsqu'ilsoptentpourlepari.◆Laquatrièmelignedécritlesattitudesprobablesdelapartd'unaccuséetd'unplaignantencas

depoursuitejudiciaire.

Lefourfoldpatternestconsidérécommeundesgrandsapportsde la théoriedesperspectives.Troisdecesscénariosétaientbienconnus,lequatrième(situéenhautàdroitedansletableau)étaitnouveauetinattendu.Le premier cas de figure (en haut à gauche) correspond aux travaux de

Bernoulli:lesgenspréfèrentéviterlesprisesderisquelorsqu'ilsestimentavoirde bonnes chances de réaliser des gains importants. Ils sont prêts à acceptermoins que la valeur attendue du pari en échange de l'assurance d'un gaindiminué.L'effet de possibilité présenté en dessous explique pourquoi les loteries

remportent un tel succès. S'ils peuvent gagner une somme très importante, lesgenssemblentassezindifférentsaufaitqueleurschancessontinfimes.Laloterie

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estl'exempleparexcellencedel'effetdepossibilité.Sansbilletdeloterie,ilestimpossibledegagner;avecunticket,celadevientpossibleetpeuvousimportequevoschancessoient réduitesoumêmeminuscules.Enachetantunbilletdeloto, lesgensn'acquièrentpas seulementune chancedegagner, ils s'offrent leplaisirderêverdegagner.Ladernièrecase(enbasàdroite)correspondàl'achatdelacertitude.Lesgens

sontprêtsàpayerbienplusque lavaleurattenduepourêtreassurésdegagnerquelque chose, c'est grâce à ce mécanisme que les compagnies d'assurancesparviennentàcouvrirdesrisquestoutenréalisantdesprofits.Iciencore,lesgensn'achètent pas seulementuneprotection contreune catastrophe improbable, ilséliminentuneinquiétudeets'offrentlatranquillitéd'esprit.

Les résultats de la deuxième case en haut à droite nous ont d'abord surpris.

Nousétionshabituésàraisonnerentermesd'aversionaurisque,àl'exceptiondelatroisièmecaseoùlesparissontpréférés.Enanalysantlesoccurrencesoùnousfaisions les mauvais choix, nous avons remarqué que nous étions aussitémérairesfaceàunepossibilitédepertequeprudentsfaceàunepossibilitédegain.Nousn'étionspas lespremiersàobservercescomportementsdeprisederisque face à des perspectives négatives : deux auteurs avaient déjà signalé cefait, mais sans en tirer grand-chose298 . Nous avions toutefois la chance deposséderuncadrenouspermettantd'interpréterfacilementlesattitudesdeprisede risque et cette découverte a été cruciale dans notre travail. Nous avons eneffetidentifiédeuxraisonsexpliquantceteffet.Lepremierestuneréductiondelasensibilité.Unepertecertainesusciteune

forteaversioncar la réactionà lapertede900eurosest supérieureà90%decelle suscitée par une perte de 1 000 euros. Le second facteur est peut-êtreencoreplusimportant:lepoidsdécisionnelassociéàuneprobabilitéde90%estde seulement 71, soit beaucoup moins que la probabilité afférente. Résultat :lorsque vous avez le choix entre une perte certaine et un pari avec une forteprobabilitédeperteencoreplusimportante,votresensibilitéréduiterendlapertecertaineplusdéplaisanteetl'effetdecertituderéduitvotreaversionpourlepari.Ces deuxmêmes facteurs sont aussi les raisons pour lesquelles nous sommesplusattiréspardescertitudesetmoinsparlepariencasd'issuefavorable.Les courbes de la fonction de valeur et des poids décisionnels permettent

d'expliquer les comportements de la première ligne de la figure 13. Dans lescasesdubas,toutefois,cesdeuxfacteursontdeseffetsopposés:laréductiondesensibilitécontinueàencouragerlaprudenceencasdegainetlaprisederisque

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en cas de perte, mais la surestimation des événements rares l'emporte sur ceteffet et produit des comportements de prise de risque en cas de gain et deprudenceencasdeperte.Combiendesituationstragiquesillustrentcettedeuxièmecase!C'estdansce

genre de situation que des gens, confrontés à des choix désavantageux, selancent dans des paris désespérés et acceptent une forte probabilité d'aggraverleursituationenéchanged'un faibleespoird'amélioration.Cescomportementsde prise de risque transforment généralement des erreurs réparables encatastrophes retentissantes. Il est trop difficile d'accepter une perte certaine ettroptentantdecroireenunsalutimprobable,pouragirdemanièrejudicieuseetlimiter les dégâts. C'est là par exemple que des entreprises dépassées par unenouvelle technologie supérieure dépensent leurs dernières ressources dans unetentativedésespéréederattraperleurretard.Ladéfaiteestunechosesidifficileàaccepterquelecampvaincucontinuesouventàsebattrealorsmêmequel'issuedelabatailleestdéjàcertaineetn'estplusunequestiondetemps.

Parierenmargedutribunal

LejuristeChrisGuthrieaproposéunebrillanteillustrationdufourfoldpatterndansdeuxsituationsoùleplaignantetl'accuséd'unprocèsaucivilenvisagentunarrangementàl'amiable.Seulelasoliditédudossierduplaignantvarie.Imaginez que vous portez plainte au civil et réclamez des dommages et

intérêts importants.Tout sepassebienetvotreavocatvousdonnesonopiniond'expert,àsavoirquevousavez95%dechancesdegagnerlasommequevousréclamezmaisilajouteàtitred'avertissementqu'«onnesaitjamaisà100%lateneur d'un verdict tant qu'il n'a pas été énoncé ». Il vous encourage donc àaccepterunarrangementparlequelvousn'obtiendrezque90%delasommequevous réclamez. Vous vous trouvez dans le premier cas de la figure 13 et laquestionquevousvousposezestlasuivante:«Suis-jeprêtàprendrelerisque–même infime– de ne rien obtenir du tout ?Après tout, 90% de la sommereprésentedéjàbeaucoupd'argentetjesuissûrdelesobtenir.»Deuxémotionssontà l'œuvreetvouspoussentdans lamêmedirection : lacertituded'ungain(déjàconsidérable)etlacrainted'unelourdedéceptionetdeprofondsregretssivous refusezcettepropositionetn'obtenezpasgaindecause.Vouscomprenezmaintenant la nature des pressions qui expliquent les comportements prudentsdanscegenredesituation.Unplaignantayantundossiersolidepréféreradoncéviterlerisque.

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À présent, mettez-vous dans la peau de l'accusé.Même si vous n'avez pasencore perdu tout espoir, vous voyez bien que le procès ne vous est pasfavorable.Les avocats du plaignant vous proposent un accord par lequel vousdevrezpayer90%desdommagesetintérêtsetilestcertainqu'ilsn'accepterontpasmoins.Allez-vousaccepterleuroffreoucontinuerlaprocédurejudiciaire?Vous êtes face àune forteprobabilité deperte, autrementdit le scénariode ladeuxième case enhaut à droite dans la figure13.La tentationde continuer leprocès est forte : l'accord proposé par le plaignant est presque aussidésavantageuxquelepiredesscénariosetvousavezencoreunfaibleespoirdel'emporterautribunal.Làencore,vousêtesenproieàdeuxémotionsdistinctes:vousêtesfortementrebutéparlaperspectived'unepertecertaineetséduitparlapossibilité–mêmeinfime–d'obtenirgaindecause.Unaccuséayantundossierfaible sera donc plus disposé à parier qu'à accepter un accord désavantageux.Danscetteconfrontationentreleplaignantprudentetl'accusétéméraire,c'estlesecondqui a la hautemain.Cette positionde force devrait apparaître lors desnégociations entre les deux parties, le plaignant finissant par accepter unesommemoindre que ce que l'issue du procès lui aurait selon toute probabilitépermis d'obtenir.Ces comportements ont été confirmés au cours d'expériencesmenéesavecdesétudiantsendroitetdesmagistratsainsiqueparl'analysedesnégociationsmenéesenmargedestribunaux299.Imaginons à présent le cas d'une « poursuite fantaisiste », où le plaignant

réclameunesomme importanteavecdesarguments très faiblesquiontpeudechancesd'aboutiràsavictoireautribunal.Lesdeuxpartiessontconscientesdesprobabilités et saventqu'unaccordnégociéne feragagner auplaignantqu'unepartie de la somme qu'il exige. La négociation décrite ici correspond à latroisième case du tableau 13 : faible probabilité de gains élevés ; la poursuitefantaisisten'estriend'autrequ'unbilletdelotooffrantlapossibilitéderapportergros300.Lasurestimationdesesfaibleschancesdesuccèspousseleplaignantàse montrer agressif dans les négociations. Pour l'accusé, ce procès est undésagrément comportant un risque faible de conséquences graves. Lasurestimationdesesfaibleschancesdedéfaiteincitel'accuséàlaprudence.Enacceptantdeverserunepartiedelasommeréclaméeparleplaignant,l'accuséseprotègecontre le faible risqued'unedécisionparticulièrementnéfastepour lui.Lescomportementssontinversés:leplaignantestprêtàtenterlediabletandisque l'accusé recherche la sécurité. Les plaignants auteurs de poursuitesfantaisistesgagnentgénéralementplusd'argent–grâceauxaccordsnégociés–quecequelesstatistiquesleurpermettraientd'espérer.

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Les décisions décrites dans la figure 13 ne sont pas complètementdéraisonnables. Il est possible de comprendre les sentiments tant du plaignantque de l'accusé qui les poussent à semontrer agressifs ou conciliants.À longtermetoutefois,cesdivergencesavec lavaleurattendues'avèrentgénéralementcoûteuses.Prenezlecasd'unegrandeorganisationcommelavilledeNewYorketimaginezqu'elleestviséechaqueannéepar200casdepoursuitesfantaisistes,chacune ayant 5 % de chances de coûter un million de dollars à la ville.Imaginezmaintenantquelavilleproposeunaccorddecompensationde100000dollarspourchaqueplaignant.Lavilledoitensuitechoisirlaquelledecesdeuxsolutionselleappliqueraparlasuiteàtouscescas:leprocèsoul'accordnégocié(pour des raisons de simplicité, nous ne tiendrons pas compte des fraisjudiciaires).

◆ Si la ville optepour le procès, elle enperdra10 sur 200, cequi lui coûtera10millionsdedollarsautotal.◆Sielledécidedeverser100000dollarsàchaqueplaignant, il luiencoûtera20millionsde

dollars.

Àlongterme,lefaitdepayerunbonuspouréviterunrisqueminimals'avèredonccoûteux.Celavautpourtouslesscénariosprésentésdanslafigure13:lesdivergences systématiques avec la valeur attendue finissent par êtredésavantageuses, que l'on s'efforce d'éviter le risqueouqu'on le recherche.Lasurestimationsystématiqued'événementsimprobables–unecaractéristiquedelaprisededécisionintuitive–conduitàtermeàdesrendementsinférieurs.

*

Le«fourfoldpattern»enbref

«Ilesttentéd'accepterunarrangementpourmettreuntermeàcettepoursuitefantaisisteetéviterunepertecatastrophiquebienqu'improbable.C'estcequ'onappellesurestimerunefaibleprobabilité.Sachantqu'iladeforteschancesd'êtreconfrontéàceproblèmedemanièrerécurrente,ilferaitmieuxdenepascéder.»« Pour nos vacances, nous ne comptons jamais sur une offre de dernière

minute.Noussommesprêtsàpayercherlacertitude.»«Ilsn'accepterontpasdereconnaîtreleurspertestantqu'ilsaurontunechance

deserefaire.C'estlaprisederisqueensituationdeperte.»

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«Ilssaventquelesrisquesd'explosionaugazsontminimesmaisilsveulentleséliminer.C'estl'effetdepossibilité,ilsveulentpouvoirêtretranquilles.»

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30

Lesévénementsrares

Je me suis rendu en Israël à plusieurs reprises pendant une période où lesattentats contre les bus étaient relativement communs (bien que naturellementraresd'unpointdevuepurementstatistique).Entredécembre2001etseptembre2004,Israëlaconnu23attentatsàlabombequiontfaituntotalde236victimes.À l'époque, près de 1,3million de personnes prenaient le bus chaque jour enIsraël.Chaque passager encourait donc un risque infimemais ce n'était pas lesentimentdel'opinionpublique.Lesgensévitaientlesbusautantquepossibleetde nombreux passagers effectuaient leur trajet dans l'angoisse, scrutant leurscompagnons,à la recherchede toutpaquet suspectouvêtement susceptiblededissimulerunebombe.Disposantd'unevoituredelocation, jen'avaisguèrel'occasiondeprendrele

bus,néanmoinsj'eusledéplaisirderemarquerquej'avaismoiaussimodifiémoncomportement.Jedécouvrisquejen'aimaispasm'arrêteràhauteurd'unbusaufeurougeetquejedémarraisplusvitequandlefeupassaitauvert.Évidemment,j'avais honte demoi. Je savais que le risque était véritablement infime et quetoutemodificationdemoncomportementcorrespondaità la surestimationd'unévénementhautementimprobable.Jesavaisquej'avaisenréalitéplusdechancesd'êtreblessédansunaccidentdelaroutequ'enm'arrêtantàcôtéd'unbus.Maismondésird'éviterlesbusn'étaitpasmotivéparuneinquiétuderationnellepourmasurvie.J'agissaisenfonctiondecequejeressentaissurlemoment:lefaitdemetrouveràcôtéd'unbusmefaisaitpenserauxbombesetcespenséesétaientdéplaisantes. Si j'évitais les bus, c'est parce que je ne voulais pas penser auxattentats.

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Cette expérience personnelle illustre parfaitement comment fonctionne leterrorismeetpourquoiilestunearmesiredoutable:leterrorismeprovoqueunecascade de disponibilité. Une image extrêmement précise de la mort et de ladestructionseconstruitdansl'esprit.Renforcéeparlesmédiasetlesnombreusesconversations qu'elle alimente, cette image devient de plus en plus accessible,surtoutlorsqu'elleestassociéeàuncontexteparticuliercommel'apparitiond'unbus. Les réactions émotionnelles fonctionnent par association, de manièreautomatique et incontrôlée, et suscitent ennousun réflexedeprotection.Si leSystème2«sait»quelerisqueestfaible,cetteconnaissancenesuffittoutefoispas à éliminer un sentiment d'inconfort et donc le désir de l'éviter301 . Il estimpossible « d'éteindre » le Système 1. L'émotion n'est pas seulementdisproportionnée par rapport à la probabilité de l'événement, elle en estcomplètement détachée. Imaginez deux villes menacées par des terroristeskamikazes. On informe les habitants de la première que deux terroristes sontprêtsàfrappertandisquelesrésidentsdelasecondenesontmenacésqueparunseul kamikaze. Le risque encouru par les seconds est moitiémoindre que lespremiers.Sesentent-ilsplusensécuritépourautant?

Il existe de nombreux vendeurs de billets de loterie à New York et leurs

affairesmarchentbien.Laloteriereposesurlesmêmesressortspsychologiquesque le terrorisme. L'enivrante possibilité de gagner un prix important estpartagéepartouteunecommunautéetrenforcéesousl'effetdesconversationsdebureau et à la maison. L'achat d'un billet de loterie nous gratifie de manièreimmédiateennouspermettantderêveràlafortune,demêmequelefaitd'éviterunbusm'offraitunegratificationimmédiateenmesoulageantdelapeur.Danslesdeuxcas,laprobabilitédegagneràlaloterieoud'êtrevictimed'unattentatest infime ; seul compte le fait que ce soit possible. Dans sa formulationoriginelle, la théorie des perspectives affirmait que « les événements trèsimprobablessontsoit ignorés, soit surestimés»maiselleneprécisaitpasdansquelles circonstances et ne proposait pas d'interprétation psychologique duphénomène.Dernièrement,maconceptiondespoidsdécisionnelsaétéfortementinfluencée par les récents travaux menés sur le rôle des émotions et de lapuissance d'évocation dans la prise de décision302 . La surévaluationd'événements improbables est ancrée dans certaines caractéristiques duSystème1quinoussontdésormaisbienconnues.L'émotionetl'intensitéontuneinfluence sur la facilité avec laquelle nous formons des jugements deprobabilités,cequiexpliquepourquoinousavonstendanceàréagirdemanière

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disproportionnée face aux événements rares, que nous ne saurions nouscontenterd'ignorer.

Surestimationetsurévaluation

Quelleestselonvous laprobabilitéque leprochainprésidentdesÉtats-Unisnesoitpasissud'undesdeuxgrandspartis,maisd'unpartitiers?Combien êtes-vous prêt à parier pour pouvoir gagner 1 000 euros si le

prochain président est issu d'un parti tiers, et rien du tout dans le cascontraire?

Cesdeuxquestions sont différentes,mais elles sont liées.Lapremièrevousdemande d'estimer les chances que se produise un événement improbable. Laseconde vous demande d'attribuer un poids décisionnel à cet événement enpariantdessus.Comment formule-t-on des jugements et comment assigne-t-on des poids

décisionnels?Pourrépondreàcesquestions,nousallonspartirdedeuxréponsessimples,avantdelesaffiner.Voicidoncdeuxréponsessimplifiéesauxquestionsprécédentes:

◆Lesgenssurestimentleschancesqueseproduiseunévénementimprobable.◆ Les gens accordent trop de valeur (poids décisionnel trop élevé) à des événements

improbablesdansleurprisededécision.

Bien que la surestimation des probabilités et la surévaluation (poidsdécisionnel) d'événements rares soient deux phénomènes distincts, tous deuxreposent sur lesmêmesmécanismespsychologiques : attention soutenue, biaisdeconfirmationetaisancecognitive.L'apportdedescriptionsspécifiquesmetenmarcheledispositifassociatifdu

Système 1. Lorsque vous pensez à la victoire improbable d'un candidat tiers,votresystèmeassociatiflancesonmodedeconfirmationhabituel:ilrecherchedemanière sélective des preuves, des exemples et des images susceptibles decorroborerlavraisemblancedel'événementenquestion.Certes,leprocessusestbiaisé,maiscen'est toutefoispasunpurexerciced'imagination.Votrecerveaurechercheunscénarioplausible,conformeauxlimitesdelaréalité:vousn'êtespasentraind'imaginerunepetiteféeinstallantuncandidatàlaMaisonblanche.

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Au final, votre jugement de probabilité est déterminé par le degré d'aisancecognitiveaveclequelvousparvenezàunscénarioplausible.Notonsquenousnenousfocalisonspastoujourssurl'événementportéànotre

attention. Si cet événement est très probable, nous nous concentrons alors sursoncontraire.Voiciunexemple:

Quelleest laprobabilitéqu'unbébénédans lamaternité localesortedel'établissementavecsamèredanslestroisjourssuivantsanaissance?

Ici, on vous demande d'estimer les chances qu'un nouveau-né quitte lamaternité, toutefois il est presque certain que vous allez plutôt penser auxcirconstances dans lesquelles un bébé ne sortirait pas de l'hôpital au bout dudélai habituel. Notre cerveau est capable de noter spontanément ce qui estétrange,différentouinhabituel.Vousavezrapidementréaliséqu'ilétaitnormaldansleshôpitaux(américainsdumoins)delaissersortirlesjeunesmamansavecleurbébétroisjoursaprèsl'accouchement.Votreattentions'estdonctournéesurles autres scénarios, les cas inhabituels. Vous vous êtes concentré surl'événementimprobable.L'heuristiquededisponibilitéestcertainemententréeenjeu:votrejugementaprobablementétédéterminéparlenombredeproblèmesmédicauxquevotrecerveauvousasoumisetpar la facilitéavec laquelle il l'afait.Commevousétiezalorsenmodedeconfirmation,ilestprobablequevousavezsurestimélafréquencedecesproblèmes.Laprobabilitéd'unévénementrareestencoreplussouventsurestiméelorsque

l'alternativeàl'événementn'estpasspécifiée.Monexemplepréféréestissud'uneétude menée par le psychologique Craig Fox quand il était encore étudiantd'Amos303.Foxrassemblaungroupedefansdebasket-balletleurdemandaleuropinionsurlesvainqueursdesplayoffs.Illeurdemandanotammentd'estimerlaprobabilitépourchacunedeshuitéquipesparticipantesderemporterletournoi.L'événementcentraldevintainsilapossibilitédevictoiredechaqueéquipepriseséparément.Vous avez certainement deviné ce qui s'est alors passé mais vous serez

probablement surpris par l'ampleur de l'effet observé par Fox. Imaginez unsupporter auquel on demande d'estimer les chances de victoire des ChicagoBulls.L'événementcentralestclairementdéterminé(lavictoiredesBulls)maislesscénariosalternatifs(lavictoired'unedesseptautreséquipes)sontimprécis

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etmoinsévocateurs.Lamémoireetl'imaginationdusupporterentrentenmodede confirmation et cherchent à élaborer un scénario de victoire des Bulls.Lorsqu'ondemandeensuiteàlamêmepersonned'estimerleschancesdevictoiredesLakers,lemêmeprocessusdesélection-confirmationsemetenmarche.Leshuit équipes participant à ce tournoi jouent à un très haut niveau et aucunscénariodevictoiren'estexclu,mêmepourl'équipelaplusfaible.Résultat:lesjugementsdeprobabilitéprésentéspour leshuitéquipesreprésentaientun totalde 240 % ! Ce chiffre est naturellement absurde puisque la somme desprobabilités de victoire de toutes les équipes doit impérativement être égale à100%.Cetteincohérencedisparaissaittoutefoislorsqu'ondemandaitauxsujetsde prédire si le vainqueur serait issu de la conférence est ou de la conférenceouest.Là, lessupportersétaientmisenfaced'unealternativedontlesbranchesétaient clairement spécifiées (est ou ouest) et l'addition de leurs jugements deprobabilitésétaitbienégaleà100%304.Pour mesurer les poids décisionnels attachés à ces estimations, Fox leur

demandaensuitedepariersurlerésultatdutournoi.Chaqueparifutassociéàunenjeu financier (une somme juste suffisante pour rendre le pari attractif). Legagnantremporterait160euros.Lasommemiseenjeupourleshuitéquipessemontait à 287 euros. En moyenne, celui qui essaierait de parier sur les huitéquipes était certain de perdre au moins 127 euros ! Les parieurs savaientparfaitement qu'il y avait huit équipes en jeu et que le bénéfice moyen pourpariersurchacuned'ellesnedépasseraitpasles160euros.Celanelesempêchapas d'attribuer des poids décisionnels disproportionnés par rapport à laprobabilité de chaque scénario. Les supporters ne se contentaient pas desurestimer la probabilité des possibilités portées à leur attention, ils semontraientaussitropenclinsàpariersurcesévénements.Cesdécouvertesjetèrentunéclairagenouveausurnoserreursdeplanification

oucertainesmanifestationsd'optimismeexcessif.Laréussited'unprojetestunobjetspécifique,facileàimaginerlorsqu'onseconcentresurlerésultatvisé.Enrevanche, l'alternative (la possibilité de l'échec) est une perspective diffuse enraisondunombrepresque infinideproblèmes susceptiblesde survenir.Quandles entrepreneurs et les investisseurs évaluent leurs chances de succès, ils onttendance à surévaluer la probabilité de leur réussite et à attacher des poidsdécisionnelstroplourdsàleursestimations.

Nettetédesperspectives

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Ainsiquenousl'avonsvu,lathéoriedesperspectivessedistinguedelathéoriede l'utilité de par la relation qu'elle imagine entre probabilités et poidsdécisionnels.Danslathéoriedel'utilité,lespoidsdécisionnelsetlesprobabilitéssontidentiques.Lepoidsdécisionneld'unechosecertainedeseproduireest100etlepoidsdécisionneld'unévénementayant90%dechancesdeseproduireest90,c'est-à-direqu'ilestaussineuf foisplus importantque lepoidsdécisionneld'un événement ayant 10 % de chances de se réaliser. Dans la théorie desperspectives,lesvariationsdeprobabilitésontuneinfluenceréduitesurlespoidsdécisionnels.Dansuneétudecitéeplushaut,nousavonsdécouvertquelepoidsdécisionnelattachéàunévénementayant90%dechancesdeseréaliserétaitde71,2 tandisque lepoidsdécisionnelassociéàuneprobabilitéde10%étaitde18,6. Ces deux valeurs de probabilités étaient séparées par un facteur de 9.Toutefois, le ratio entre leurs deux poids décisionnels associés n'était pas de9 mais de 3,83, signe d'une sensibilité diminuée. Dans les deux théories, lespoids décisionnels dépendent de la probabilité d'un événement et non de sonissue.Danslesdeuxthéories,lepoidsdécisionneld'unévénementayant90%dechancesdeseproduireestlemême,quellequesoitlanaturedecetévénement(recevoir un chèque de 100 euros, une douzaine de roses ou un chocélectrique)305.Enréalité,cettehypothèsethéoriqueesterronée.Uneéquipedepsychologuesdel'universitédeChicagoapubliéunarticleau

titre accrocheur : « Money, Kisses and Electric Shocks : On the AffectivePsychologyofRisk» (Argent, baisers et chocs électriques : de lapsychologieaffectivedurisque).Leurstravauxontmisenévidencequelejugementportésurunpari étaitbeaucoupmoins sensibleauxvariationsdeprobabilités lorsque lerésultat (hypothétique) était de nature émotionnelle (« rencontrer et embrasservotre star de cinémapréférée»ou« recevoir un choc électrique, sansdanger,mais douloureux ») que lorsqu'il impliquait un gain ou une perte d'argent. Cephénomèneaégalementétéobservépard'autreschercheursutilisantdesmesuresphysiologiquescommelesbattementsducœur.Ceschercheursavaientremarquéque la crainte d'un choc électrique était très largement indépendante de laprobabilitéobjectivede lerecevoir.Enréalité, lasimplepossibilitéderecevoirune décharge électrique provoquait chez les sujets une réaction de peur aussiforteques'ilsétaientpresquecertainsdelarecevoir.LeschercheursdeChicagosuggérèrent donc qu'une « imagerie puissante au plan de l'affect » pouvaitprévaloir sur la probabilité de l'événement. Dix ans plus tard, un groupe depsychologuesdePrincetonremitenquestioncetteconclusion.

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D'aprèsleschercheursdePrinceton,cetterelativeinvarianceauxprobabilitésquel'onobservedanslescasimpliquantdesémotionsestunphénomènetoutàfaitnormal.Enl'occurrence,cesontlesparisd'argentquiconstituentl'exception.La sensibilité aux variations de probabilités est relativement élevée lorsquel'enjeuestfinanciercarlesjoueursconnaissentlavaleurattendueexactedupari(lasommeàgagner).Quelle somme d'argent serait aussi attrayante que chacun des paris ci-

dessous?

A.84%dechancesdegagner59euros.B. 84% de chances de recevoir une douzaine de roses rouges dans un

vaseenverre.

On remarque immédiatement que la première question est beaucoup plussimple que la seconde. Vous n'avez pas besoin de réfléchir longtemps pourestimerlavaleurattenduedecetteproposition,vouscalculeztrèsrapidementquecela représente environ 50 euros (49,56 pour être précis), et cette estimationconstitueuneréférencesuffisantepourrépondreàlaquestion.LapropositionBne fournit pas ce genre de référent, il est donc beaucoup plus difficile d'yrépondre. On pose ensuite la même question en remplaçant dans les deuxénoncés la probabilité de 84 % par 21 %. Comme prévu, l'écart entre lesréponsesétaitbienplusprononcédanslecasdel'argentquedansceluidesroses.Pour corroborer l'hypothèse selon laquelle l'insensibilité aux variations de

probabilité n'est pas causée par l'émotion, les chercheurs de Princeton ontégalement mesuré la disposition de leurs sujets à payer pour se soustraire aurisquedupari:

21% (ou 84%) de chances de passer leweek-end à repeindre le troispiècesdequelqu'und'autre.21% (ou84%)de chancesdenettoyer trois cabinets dans les toilettes

d'undortoirutilisépendantunesemaine.

Ladeuxièmepropositionprovoquecertainementune réactionbeaucoupplusémotivequelapremièreetpourtantlespoidsdécisionnelssontidentiquesdans

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lesdeuxcas.Detouteévidence,l'intensitédel'émotionn'entrepasenjeu.Uneautreétudeparvintàdesconclusionsétonnantes.Lesparticipantsavaient

reçu des informations précises sur le prix de lots à gagner ainsi qu'unedescription.Parexemple:

84%dechancesdegagner:unedouzainederosesrougesdansunvaseenverre,d'unevaleurde59euros.21%dechancesdegagner:unedouzainederosesrougesdansunvase

enverre,d'unevaleurde59euros.

Ilestfaciledecalculerl'équivalentmonétairedecespropositions,etpourtantle fait de préciser le prix des objets n'avait pas d'impact sur les résultats : lesestimations des sujets restaient insensibles à la probabilité. Les gens quiconsidéraientceparicommeunechancedegagnerdesrosesneseservaientpasdu prix indiqué comme référent pour estimer la valeur de cette proposition.Quelsenseignementspeut-ontirerdecetteexpérience?Je pense que la représentation claire du résultat, que celui-ci implique des

émotions ou non, réduit l'influence de la probabilité dans notre évaluation deperspectives incertaines.Cettehypothèsereposesuruneallégationque jecroisraisonnable:lefaitd'ajouterdesdétailsnonpertinentsmaissaillantsàunenjeufinancierperturbelescalculsdudécideur.Comparezleséquivalentsmonétairesquevousattribuezauxpropositionssuivantes:

21%(ou84%)dechancesderecevoir59euroslundiprochain21 % (ou 84 %) de recevoir une grande enveloppe bleue en carton

contenant59euroslundiprochain.

Selonmonhypothèse,lasensibilitéauxprobabilitésseramoinsmarquéedansle second cas car lamention d'une enveloppe bleue suscite une représentationplus directe et plus frappante et que la notion abstraite d'une somme d'argent.Vous avez construit l'événement dansvotre esprit et vous avezune image trèsnette du résultat même si vous savez que vos chances sont faibles. Ladisponibilité cognitive contribue à l'effet de certitude : lorsque vous possédezune imageclaired'unévénement, lapossibilitéquecelui-cineseproduisepas

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estégalement trèsprésentedansvotreesprit,etsurévaluée.Lacombinaisondel'effetdepossibilitérenforcéetdel'effetdecertituderenforcélaissepeudeplaceauxpoidsdécisionnelspourchangerentre21%et84%deprobabilité.

Nettetédesprobabilités

L'idéequelaclartéetlafacilitéd'imaginationrenforcentlepoidsdécisionnels'appuie sur de nombreuses observations. Dans une expérience célèbre, lesparticipantsavaientlechoixentredeuxurnesdanslaquelletirerunebille.Pourgagner,ilfallaittirerunebillerouge.

L'urneAcontient10billesdont1rouge.L'urneBcontient100billesdont8rouges.

Quelle urne choisissez-vous ?Vos chances de gagner sont de 10%dans lapremièreurneetde8%dansl'urneB,cequidevraitfacilitervotrechoix.Saufquecen'estpascequ'onobserve:entre30et40%desétudiantschoisissaientl'urne contenant le plus de billes gagnantes plutôt que l'urne leur offrant lesmeilleureschancesdegagner.PourSeymourEpstein, ces résultats illustrent lecaractèresuperficielduSystème1(qu'ilappellelesystèmeexpérientiel)306.Comme on pouvait s'y attendre, le choix remarquablement absurde effectué

parlessujetsdecetteexpérienceaattirél'attentiondenombreuxchercheurs.Cebiais a reçu plusieurs dénominations ; suivant l'exemple de Paul Slovic, jel'appellerai la négligence du dénominateur. Lorsque votre attention estconcentrée sur les billes gagnantes, vous n'évaluez pas le nombre de billesperdantesavec lemêmesoin.Une imagerienettecontribueà lanégligencedudénominateur,dumoinsselonmonexpérience.Lorsque jepenseà lapremièreurne,jevoisuneseuleetuniquebillerougenoyéeaumilieud'uncertainnombredebillesblanches.Quandjepenseàlaseconde,lagrandeurne,jevoishuitbillesrougesaumilieud'uncertainnombredebillesblanchesetcettevisionmeparaîtplus prometteuse. La netteté avec laquelle j'imagine ces billes gagnantes mepousse à attacher un poids décisionnel plus lourd à la réalisation de cetévénement,cequirenforcel'effetdepossibilité.Celavautégalementpourl'effetdecertitude.Si j'ai90%dechancesdegagner, lapossibilitédenepasgagnermeparaîtraplusévidenteavec10billesperdantessur100qu'avec1sur10.

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Le concept de négligence du dénominateur permet d'expliquer pourquoi lacommunicationenmatièrede risquepeutproduiredeseffets trèsdifférents.Sivous lisez qu'un « vaccin protégeant les enfants contre une maladie mortellecomporteunrisquede0,001%deprovoquerunhandicappermanent»,lerisqueparaîtminime.Uneautrefaçondedécrirecemêmerisqueconsisteàdire:«Unenfantsur100000enfantsvaccinéssouffrirad'unhandicappermanent.»Cetteseconde formulation suscite une réaction très différente de la première : elleévoquel'imagespécifiqued'unenfanthandicapédemanièrepermanenteàcaused'un médicament. Les 999 999 autres enfants vaccinés et en bonne santé ontdisparu.Ainsi que le prévoit la négligencedudénominateur, les événements àfaible probabilité sont nettement plus surévalués lorsqu'ils sont présentés sousformedefréquenceplutôtqu'entermesabstraitsde«risques»,de«chances»ou de « probabilités ». Comme nous l'avons déjà dit, le Système 1 préfèrenettementtraiteravecdesindividusqu'avecdescatégories.L'expressionsousformedefréquencepeutavoirdepuissantseffets.Dansune

étude, les gens à qui l'on disait que « telle maladie tue 1 286 personnes sur10 000 » la jugeaient plus dangereuse qu'une maladie « tuant 24,14% de lapopulation ». La première formulation rend la maladie plus dangereuse alorsqu'elleexprimeunrisquedeuxfoismoinsélevéquelaseconde!Preuveencoreplusdirectedel'effetdenégligencedudénominateur,unemaladie«tuant1286personnessur10000»étaitjugéeplusdangereusequ'unemaladie«tuant24,4personnessur100»307.Ceteffetseraitprobablementréduit,voireéliminé,siondemandaitauxparticipantsdecomparerdirectementlesdeuxformulations,tâchepourlaquelleilssolliciteraientleSystème2.Danslavie,noussommestoutefoisplus souvent confrontés à un seul type de formulation à la fois. Il faudraitposséderunSystème2particulièrementactifpourreformulerchaquepropositionquel'onnoussoumetetdécouvrirquelanouvelleformulationsuscitealorsuneréactiondifférente.Lespsychologuesetlespsychiatreschevronnésnesontpasàl'abrideceteffet

deformat308.Danslecadred'uneexpérience,desprofessionnelsfurentchargésd'évaluer s'il était raisonnable de laisser un patient au comportement violentsortirdel'hôpitalpsychiatrique.Onleurfournitdesinformationscomprenantlesestimationsd'unspécialiste.Lesprobabilitésétaient identiquesmaisprésentéesdedeuxmanièresdifférentes.

Les cas similaires à celui deM. Jones présentent 10% de chances decommettreunacteviolentcontreuneautrepersonnedanslespremiersmois

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suivantleursortiedel'hôpital.Sur 100 cas similaires à celui deM. Jones, 10 commettent un acte de

violencecontreuneautrepersonneaucoursdespremiersmoissuivantleursortiedel'hôpital.

Lesprofessionnelsàqui l'on fournissait leschiffresexpriméssous formedefréquenceavaientdeux foisplusdechancesdes'opposerà la sortiedupatient(41 % contre 21 % chez ceux qui avaient reçu l'information sous forme depourcentage).Ladescriptionplusévocatricedurisquelesincitaitàattacherdespoidsdécisionnelspluslourdsàdesévénementsprésentantlamêmeprobabilité.Laformeutiliséepourcommuniqueruneinformationoffredespossibilitésde

manipulation que certaines personnes n'hésitent pas à exploiter. Slovic et sescollègues citent notamment l'exemple d'un article disant que « près de 1 000homicidessontcommischaqueannéeauxÉtats-Unispardes individusatteintsdesévèrestroublesmentauxnesuivantpasdetraitement».Uneautrefaçondedire la même chose consisterait à déclarer que « 1 000 Américains sur273000000meurentchaqueannéedecettemanière».Onpourraitégalementdireque«lerisqued'êtretuédecettemanièreestd'environ0,00036%paran».Ouencoreque«1000Américainsmeurentchaqueannéedecettemanière,cequiéquivautàmoinsd'untrentièmedunombredesuicidésetenvironunquartdunombredevictimesducancerdularynx».Slovicsoulignequecespersonnes« ne dissimulent pas leurs intentions : elles veulent que l'opinion publique aitpeur des malades mentaux dans l'espoir que cela se traduise par uneaugmentationdubudgetconsacréàcesmalades».ToutavocathabilecherchantàinstillerledoutequantàunepreuveADNne

dira pas que « le risque de fausse concordance est de 0,1% »mais que l'ondénombre«uncassur1000defausseconcordancedansdescrimespunisparlapeinedemort».Cetteformulationabeaucoupplusdechancesdel'aideràpasserle seuil du doute raisonnable309 . Les jurés qui entendent ces mots voient seformer l'image d'un homme assis en face d'eux et accusé à tort à cause d'uneerreur de laboratoire. Le procureur préférera naturellement les références plusabstraitesafindenoyerl'espritdesjuréssousdeschiffresetdesdécimales.

Décidersuruneimpressionglobale

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L'expérience nous suggère l'hypothèse suivante : l'attention soutenue et lasaillance d'un événement contribuent toutes les deux à une surestimation desévénementsraresetàlasurévaluationderésultatsimprobables.Lasaillanced'unévénementestrenforcéeparsasimplemention,lafacilitéquel'onaàl'imagineretlaformesouslaquelleilestprésenté.Ilexistenaturellementdesexceptionsoùlefaitdeseconcentrersurunévénementn'augmentepassaprobabilité:ils'agitdecasoùunethéorieerronéevousfaitcroireunévénementimpossiblemêmesivous y pensez, ou encore de cas où l'impossibilité d'imaginer le résultat vouslaisse convaincu que l'événement ne va pas se produire. Le biais consistant àsurestimeretàsurévaluerdesévénementssaillantsn'estpasuneloiabsoluemaisilsevérifiesouvent.Cesdernièresannées,leschercheurssesontbeaucoupintéressésauchoixissu

del'expérience,processusquinesuitpaslesmêmesrèglesquelechoixissudeladescription,quenousavonsanalysédans la théoriedesperspectives310 .Aucours d'une expérience, on a installé des participants face à deux boutons.Chaque fois qu'ils appuyaient sur l'un d'entre eux, ils recevaient une sommed'argentoubienriendutout.L'effetdesboutons(gaind'argentoueffetnul)étaitfixédemanièrealéatoireenfonctiond'uneperspectivespécifique(parexemple« 5 % de chances de gagner 12 euros » ou « 95 % de chances de gagner1 euro »). Le mécanisme est purement aléatoire, les choix proposés auxparticipants ne sont donc pas nécessairement conformes aux prédictionsstatistiques.Lesvaleursattenduesassociéesauxdeuxboutonssontàprèségalesmaisundesboutonsestplusrisqué(plusvariable)quel'autre.Parexemple,unboutonvousferagagner10eurossur5%desessaiscontre1eurosur50%detentatives avec l'autre. Le choix issu de l'expérience est créé en exposant lesparticipantsàdenombreusestentativesaucoursdesquellesilspeuventobserverles conséquences de leur choix pour tel ou tel bouton. Lors d'une tentativecritique, un participant choisit d'appuyer sur un des deux boutons et obtientl'effetcorrespondant.Lechoixpardescriptionseproduit lorsquelesujetreçoitunedescriptionverbaledelaperspectiveassociéeàteloutelbouton(«5%dechancesdegagner12euros»)avantd'enchoisirun.Ainsiqueleprévoitlathéoriedesperspectives,lechoixpardescriptioncrée

uneffetdepossibilité,lesévénementspeuprobablessontsurestimésparrapportà leur probabilité objective. Dans le cadre du choix issu de l'expérience, onn'observe jamais une telle surestimation et les cas de sous-évaluation sontnombreux.

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Le cadre expérimental du choix issu de l'expérience vise à représenter ungrand nombre de situations dans lesquelles nous observons des résultatsdifférentsprovenantdelamêmesource.Unrestaurantordinairementbonpourraà l'occasion vous servir un plat particulièrement réussi ou au contrairecomplètementraté.Votreamiestgénéralementdebonnecompagniemaisilluiarrived'êtredemauvaisehumeuretdesemontreragressif.LaCalifornieestunezonesismiqueàrisquemaislesséismessontrares.Lesrésultatsdenombreusesexpériencesmontrent que les événements rares ne sont pas surévalués lorsquenous prenons des décisions telles que choisir un restaurant ou attacher labouilloireélectriquepourlimiterlesdégâtsencasdeséisme.L'interprétation du choix issu de l'expérience fait encore l'objet de

discussions311 , mais il est communément admis qu'une des raisons majeuresexpliquant la sous-évaluation des événements rares, à la fois dans le cadred'expériencesetdanslavieréelle,estliéeaufaitquebonnombredeparticipantsn'ont jamais vécu cet événement rare ! La plupart des habitants deCalifornien'ontjamaisvécudetremblementdeterreimportant,eten2007,aucunbanquiern'avait fait l'expérience d'une crise financièremajeure. Pour RalphHertwig etIdoErev,« lesévénements rares (commel'éclatementde labulle immobilière)sont sous-estimés par rapport à leur probabilité objective312 ». Ils citentégalementl'exempledelafaibleréactiondel'opinionpubliquefaceauxmenacesenvironnementalesàlongterme.Ces exemples de négligence sont tous les deux importants et faciles à

expliquer, mais il existe également des cas où les gens sous-évaluent desévénements rares qu'ils ont pourtant vécus. Imaginez que vous êtes face à unproblème compliqué que deux de vos collègues pourraient probablementrésoudre. Vous les connaissez tous les deux depuis des années et avez eu denombreusesoccasionsd'observerleurcaractère.Adèleestgénéralementagréableet de bon conseil sans être exceptionnelle sur ce dernier point. Brian estgénéralementmoinssympathiqueetmoinsutilequ'Adèlemaisilluiestarrivédesemontrerextrêmementgénéreux,devousconsacrerparfoisbeaucoupdetempsetdevousdonnerdesconseils.Versquivoustournez-vous?Ilyadeuxfaçonsdeconsidérerceproblème:

◆Ils'agitd'unchoixentredeuxpropositions.Adèleestlaplussûre;lechoixdeBrianaplusdechancesd'êtrelégèrementmoinssatisfaisantetprésenteunefaibleprobabilitéd'êtretrèsutile.Cetévénementrareserasurestiméparl'effetdepossibilité,vousincitantàvousadresseràBrian.◆Ils'agitégalementd'unchoixentrevosimpressionsglobalesd'AdèleetdeBrian.Lesbonnes

et mauvaises expériences que vous avez eues avec ces personnes sont stockées dans votre

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représentationdeleurcomportementordinaire.Àmoinsquel'événementraresoittropextrêmeetdoncprésentéséparément(parexemple,Brianinsultantuncollèguequiluidemandaitdel'aide),larègle veut quevousvousdirigiezvers la personne à laquelle vous associez le plus de souvenirspositifsetlesplusrécents,àsavoirAdèle.

Dansunespritàdoublesystème, laseconde interprétationsemblede loin laplusplausible.LeSystème1génèredes représentationsglobalesd'AdèleetdeBrian impliquant des émotions et une tendance à rechercher ou à éviter lecontactaveccespersonnes.Ilsuffitdecomparercesdeuxtendances(rechercheou évitement) pour savoir à quelle porte vous allez frapper. À moins quel'événement rare ne vous vienne à l'esprit demanière explicite, il ne sera passurévalué.Ilesttrèssimpled'appliquercetteméthodeauxétudesduchoixissude l'expérience.Àmesure que les participants les voient générer des résultatsdifférents,ilsdotentchaqueboutond'une«personnalité»suscitantdesréactionsémotionnelles.Leschercheurscomprennentaujourd'huimieuxlesconditionsdanslesquelles

desévénementsraressontignorésousurestimésparrapportàl'époqueoùnousavonsformulélathéoriedesperspectives.Laprobabilitéd'unévénementrareest(souvent, pas toujours) surestimée en raison du biais de confirmation de lamémoire. En pensant à un événement, vous le réalisez dans votre esprit. Unévénementrareserasurestimés'ilattireparticulièrementl'attention.Pourgarantiruneattentionséparéedudécideur, ilsuffitdedécrire laperspectivedemanièreexplicite(«99%dechancesdegagner1000euroset1%dechancesdeneriengagnerdutout»).Lescraintesobsessionnelles(lebusàJérusalem),lesimagesnettes (unbouquet de roses), les représentations concrètes (1 sur 1000) et lesrappelsexplicites(commedanslechoixpardescription)sontautantdefacteurscontribuantà lasurévaluation.Lorsqu'iln'yapasdesurévaluation,onobserveune négligence. Notre esprit ne se prête pas à l'estimation objectived'événementsrares.Pourleshabitantsd'uneplanètesusceptibledeconnaîtredesévénementsauxquelspersonnen'ajamaisétéconfronté,cen'estpasunebonnenouvelle.

*

Lesévénementsraresenbref

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« Les tsunamis sont très rares au Japon, mais ils suscitent des imagestellement frappantes que les touristes sont obligés de surestimer leurprobabilité.»«C'est un cercle vicieuxbien connu. Il commence par l'exagération puis la

surévaluationavantdecéderlaplaceàlanégligence.»«Nousnedevrionspasnousfocalisersurunseulscénariocarnousrisquons

d'en surestimer la probabilité. Imaginons les autres solutions possibles demanièreàparveniràuntotaldeprobabilitésde100%.»«Ilsveulentquelesgensaientpeurdurisque.C'estpourçaqu'ilsparlentd'un

mortpour1000.Ilsjouentsurlanégligencedudénominateur.»

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31

Quellepolitiqueenmatièrederisque?

Imaginez : vous vous retrouvez face à ces deux solutions. Prenez le tempsd'étudierchacuned'elles,puisfaitesvotrechoix.

Décision(i):ChoisissezentreA.Ungainassuréde240dollarsB.25%dechancesdegagner1000dollarset75%dechancedenerien

gagnerDécision(ii):ChoisissezentreC.Uneperteassuréede750dollarsD.75%dechancesdeperdre1000dollarset25%dechancesdenerien

perdre

Cesdeuxproblèmesdechoixoccupentuneplaceimportantedansl'histoiredela théorie des perspectives et sont riches de nouveaux enseignements sur larationalité.Lorsquevous survolez les deuxproblèmes, votrepremière réactionface aux éléments certains (A et C) se caractérise par une attraction pour lepremier et une aversion pour le second. L'évaluation émotionnelle du « gainassuré»etdela«perteassurée»estuneréactionautomatiqueduSystème1,quiseproduitcertainementavantlecalculplusexigeant(etoptionnel)del'espérancemathématiquedesdeuxparis(respectivement,ungainde250$etunepertede750$).Chez laplupartdesgens, leschoixcorrespondentauxprédilectionsduSystème1etunegrandemajoritéd'entreeuxpréféreraAàBetDàC.Comme

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dansdenombreuxautreschoiximpliquantdesprobabilitésmodéréesouélevées,les personnes ont tendance à fuir le risque dans le domaine des gains et à lerechercherdansledomainedespertes.Danslapremièreexpériencequ'Amosetmoiavonsréalisée,73%despersonnesinterrogéesontchoisiAdansladécision(i)etDdansladécision(ii),alorsque3%seulementontpréférélacombinaisondeBetC.Ilvousétaitdemandéd'examinerlesdeuxoptionsavantdefairevotrepremier

choixetc'estprobablementcequevousavezfait.Maisilyaunechosequevousn'avezprobablementpasfaite :vousn'avezpasréfléchiauxéventuelsrésultatsdesquatrecombinaisonsdechoixpossibles(AetC,AetD,BetC,BetD)pourdéterminerlaquellevouspréfériez.Vospréférencesisoléesdanschacundesdeuxproblèmesétaient intuitivementconvaincantesetvousn'aviezaucuneraisondepenser qu'elles puissent vous tromper. Par ailleurs, la combinaison des deuxproblèmesdedécisionestunexercicelaborieuxpourlequelvousauriezbesoindepapieretd'uncrayon.Vousne l'avezdoncpas fait.Observezmaintenant leproblèmedechoixsuivant:

AD.25%dechancesdegagner240dollarset75%dechancesdeperdre760dollarsBC.25%dechancesdegagner250dollarset75%dechancesdeperdre

750dollars

Lechoixestsimple!L'optionBCdominedefait l'optionAD(c'est letermetechniquelorsqu'uneoptionestindubitablementmeilleurequel'autre).Vousavezdéjà compris ce qui va suivre.L'option dominanteBC est la combinaison desdeuxoptionsrejetéesdanslapremièrepairedeproblèmesdedécision,cellequeseules3%despersonnesinterrogéesontprivilégiéedansnotrepremièreétude.L'optioninférieureADaétépréféréepar73%despersonnesinterrogées313.

Grosplanougrandangle?

Cet ensemble de choix nous en apprend beaucoup sur les limites de larationalitéhumaine.Ilnouspermetdansunpremiertempsdevoirlacohérencelogique des préférences de l'être humain pour ce qu'elle est– unmirage sansespoir. Observez à nouveau le dernier problème, le plus facile. Auriez-vous

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imaginéqu'ilétaitpossiblededécomposerceproblèmedechoixévidentenunepairedeproblèmesquiconduiraituneimmensemajoritédepersonnesàchoisiruneoption inférieure ?C'est généralementvrai : tout choix simple formulé entermes de gains et de pertes peut être déconstruit demultiples façons pour enfaire une combinaison de choix, engendrant des préférences qui serontsusceptibles de ne pas être cohérentes. L'exemple montre également qu'ilestcoûteuxde fuir le risquepour lesgainsetde le rechercherpour lespertes.Ces attitudesvous rendent prêt à payeruneprimepourobtenir ungain assuréplutôt que d'affronter un pari, mais aussi à payer une prime (en espérancemathématique)pouréviteruneperteassurée.Lesdeuxpaiementsviennentdelamêmepocheetlorsquevousfaitesfaceauxdeuxtypesdeproblèmesenmêmetemps, des attitudes divergentes ne seront certainement pas optimales. Lesdécisionsietiipeuventseconstruirededeuxmanières:

Cadrage engrosplan : une suite dedeuxdécisions simples, envisagéesséparémentCadrageengrandangle:uneuniquedécisionglobale,avecquatreoptions

Lecadragegrandangleestsupérieurdefaçonévidentedans lecasquinousoccupe.Defait,ilserasupérieur(ouaumoinsneserapasinférieur)danstouslescasoùplusieursdécisionsdoiventêtreenvisagéessimultanément.Imaginezuneliste plus longue de cinq décisions simples (binaires) à considérer en mêmetemps. Le cadrage en grand angle (global) consiste en un choix unique parmitrente-deuxoptions.Lecadrageengrosplanengendreraunesuccessiondecinqchoixsimples.Lasuccessiondecinqchoixcorrespondraàl'unedestrente-deuxoptionsducadregrandangle.Maisest-cequecesera lameilleure?Peut-être,maisc'estpeuprobable.Unagentrationnelchoisirabienévidemmentungrandangle,maislesHumainscadrentparnatureengrosplan.L'idéald'unecohérencelogique,commelemontrecetexemple,estimpossibleàatteindreparnotreespritlimité. Parce que nous sommes sujets àCOVERA et que nous répugnons à touteffort mental, nous avons tendance à prendre des décisions à mesure que lesproblèmes se posent, même lorsque l'on nous demande spécifiquement de lesenvisager dans leur globalité. Nous n'avons ni les penchants ni les ressourcesmentales nous permettant d'assurer la cohérence de nos préférences, et nos

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préférencesnesontpasmagiquementconçuespourêtrecohérentes,commeelleslesontdanslemodèledel'agentrationnel.

LeproblèmedeSamuelson

Le grand Paul Samuelson – un monument parmi les économistes duXXesiècle–s'estrenducélèbreendemandantàunamis'ilaccepteraitunpariàpileoufacedanslequelilpourraitperdre100dollarsouengagner200.Sonamilui a répondu : « Je ne parierai pas, car je serai plus affecté par la perte de100dollars qu'enthousiasmépar le gain de 200.Mais je tiens le pari si tumeprometsdemelaisserfaire100foislemême.»Àmoinsquevousnesoyezunthéoricien de la décision, vous partagez probablement l'intuition de l'ami deSamuelson:entenantunparitrèsfavorablemaisrisquéplusieursfois,lerisquesubjectifseraitréduit.Samuelsonatrouvéintéressantelaréponsedesonamietl'aanalysée.Iladémontréque,danscertainesconditionstrèsparticulières,unepersonnerecherchantl'optimisationdel'utilitéquirejetteunpariuniquedevraitaussi rejeter la proposition d'en faire un grand nombre. Il faut remarquer queSamuelson n'a pas semblé s'inquiéter du fait que sa démonstration, qui estévidemmentvalide,conduitàuneconclusionquibousculelesenscommun,sicen'est la rationalité : l'offre d'une centaine de paris est si attractive qu'aucunepersonne saine d'esprit ne la refuserait.MatthewRabin et Richard Thaler ontindiqué que « globalement, cent paris à 50-50 de perdre 100 dollars/gagner200 dollars présentent une espérance mathématique de 5 000 dollars, avecseulement1chancesur2300deperdredel'argentetunetoutepetitechancesur62000deperdreplusde1000dollars».Leuridée,biensûr,estquesilathéoriedel'utilitépeutêtrecohérenteavecunepréférenceaussiabsurdedanstouteslescirconstances,alorsildoitêtrefauxdelaconsidérercommeunmodèledechoixrationnel. Samuelson ne connaissait pas la démonstration de Rabin surl'absurditédesconséquencesd'uneforteaversionauxpertesdanslespetitsparis,mais il n'en aurait probablement pas été surpris. Sa disposition à ne serait-cequ'envisagerlapossibilitédelarationalitéd'unrejetdel'ensembletémoignedela puissance de l'emprise du modèle rationnel. Supposons qu'une fonction devaleur très simple décrive la préférence de l'ami de Samuelson (appelons-leSam). Pour exprimer son aversion aux pertes, Sam commence par réécrire lepari,enmultipliantchaqueperteparunfacteur2.Ilcalculeensuitel'espérancemathématiquedupariréécrit.Voicilesrésultats,pourun,deuxoutroislancers.Ilssontsuffisammentinstructifspourmériterd'êtreobservésattentivement.

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Vousvoyezdansletableauquelepariauneespérancemathématiquede50.Toutefois, un lancer ne vaut rien pour Sam parce qu'il a le sentiment que ladouleurdeperdreuneuroestdeuxfoisplusintensequeleplaisird'engagnerun.Après réécrituredupari pour refléter son aversion auxpertes,Samdécouvriraquelavaleurdupariestde0.Prenonsmaintenantdeuxlancers.Laprobabilitédeperdredescendà25%.Lesdeux résultats extrêmes (perdre200ougagner400) s'annulent en valeur ; ils sont tout aussi probables l'un que l'autre et lespertes pèsent deux fois plus que les gains.Mais le résultat intermédiaire (uneperte,ungain)estpositif,toutcommeleparicomposédanssonensemble.Voussaisissez maintenant le coût du cadrage en gros plan et la magie duregroupementdesparis.Nousvoilà faceàdeuxparis favorables,quinevalentrien individuellement pour Sam. S'il rencontre l'offre en deux occasionsdistinctes, il la refusera par deux fois. Pourtant, s'il rassemble les deux offres,elles valent 50 dollars en tout ! Les choses s'améliorent encore plus lorsqu'onregroupe trois lancers. Les extrêmes s'annulent toujours, mais ils deviennentmoins importants. Le troisième lancer, bien que sans valeur s'il est envisagéindividuellement,ajoute62,50dollarsàl'espérancetotaledel'ensemble.SiSamse voit proposer cinq paris, l'espérance mathématique de l'offre sera de250dollars,saprobabilitédeperdredel'argentserade18,75%etsonéquivalentenespècesserade203,125dollars.Cequ'il faut remarquerdanscettehistoire,c'est que Sam n'évolue pas dans son aversion aux pertes. Toutefois, leregroupement de paris favorables réduit rapidement la probabilité de perdre etl'impactdel'aversionauxpertessursespréférencesdiminueenconséquence.J'aimaintenant un discours tout prêt pour Sam s'il rejette l'offre d'un unique pariextrêmementfavorablesejouantenunefois,etpourvoussivouspartagezsonaversiondéraisonnableauxpertes:

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Je comprends votre aversion à la perte d'un quelconque pari, mais elle vous coûtebeaucoupd'argent.Posez-vous laquestionsuivantesivous levoulezbien :êtes-voussurvotre litdemort?Est-ce ladernièrepropositiondepetitpari favorablequevousaurezàenvisager?Biensûr,ilestpeuprobablequel'onvousproposeexactementlemêmepariànouveau,maisvousrencontrerezdenombreusesoccasionsd'étudierdesparisattractifsdontlesenjeuxseronttrèsfaiblesparrapportàvotrerichesse.Vousvousaccorderiezunegrandefaveur financière si vous étiez capable de voir chacunde ces paris comme faisant partied'unensembledepetitsparisetdevousrépéterlemantraquivousferaapprocherdebienplus près la rationalité économique : vous gagnez peu, vous perdez peu. Le principalobjectifdecemantraestdecontrôlervotreréactionémotionnellefaceàuneperteréelle.Sivouspouvezcroireensonefficacité,vousdevezvousleremémorerlorsquevousdécidezd'accepter ou non un petit risque pour une espérancemathématique positive. Souvenez-vousdecescaractéristiqueslorsquevousutilisezlemantra:

–Ilfonctionnelorsquelesparissontvéritablementindépendantslesunsdesautres;ilnes'appliquepasauxmultiplesinvestissementsdanslemêmesecteur,quis'entraîneraientmutuellementdansleurchute.

– Il fonctionne uniquement lorsque la perte éventuelle ne remet pas en causel'ensemble de votre richesse. Si la perte devaitmettre gravement en danger votre aveniréconomique,faitesattention!

–Ilnedoitpass'appliquerauxparisàlongtermepourlesquelslaprobabilitédegagneresttrèsfaible.

Si vous disposez de la discipline émotionnelle que cette règle exige, vousn'envisagerez jamais un petit pari demanière isolée et nemanifesterez jamais d'aversionauxpertespourunpetitparijusqu'àcequevoussoyezvéritablementsurvotrelitdemort–etencore.

Ce conseil n'est pas impossible à suivre. Des traders expérimentés sur lesmarchésfinanciers lesuiventquotidiennement,seprotégeantde ladouleurdespertes en adoptant un cadragegrandangle. Comme nous l'avons dit plus tôt,noussavonsdésormaisqu'unsujetpeutpresqueêtreguéridesonaversionauxpertes (dans un contexte particulier) s'il est incité à « penser en trader », toutcomme les collectionneurs de cartes de baseball expérimentés sont moinssensibles à l'effet de dotation que les novices. Les étudiants ont pris desdécisionsrisquées(pouraccepterourejeterdesparisqu'ilspourraientperdre)ensuivantdifférentesinstructions.Danslesconditionsdecadrageengrosplan,onleur disait de « prendre chaque décision comme si elle était unique » etd'accepter leurs émotions. Les instructions pour le cadrage grand angle d'unedécisioncomprenaientlesexpressions«imaginez-vousentrader»,«vousfaitesçatoutletemps»et«traitez-lacommeunedécisionfinancièreparmibeaucoupd'autres,quis'additionnerontpourconstituerun“portefeuille”».Leschercheursontévaluélesréactionsémotionnellesdessujetsfaceauxgainsetauxpertesenprenant desmesures physiologiques, comme lamodification de la conductionélectrique de la peau, qui est utilisée par les détecteurs demensonge.Comme

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l'ons'yattendait,lecadragegrandangleaatténuélaréactionémotionnellefaceauxpertesetaccruladispositionàprendredesrisques.L'association de l'aversion aux pertes et du cadrage en gros plan est une

malédiction coûteuse. Les investisseurs particuliers peuvent éviter cettemalédiction, recueillir les bénéfices émotionnels du cadrage grand angle ets'économiserdutempsetdudésagrémentenréduisantlafréquenceàlaquelleilsvérifient l'évolution de leurs placements. Un suivi étroit des fluctuationsquotidiennes est une proposition perdante, car la peine causée par de petitespertesfréquentesestsupérieureauplaisirprocurépardepetitsgains toutaussifréquents.Unefréquencetrimestrielleestsuffisante,etpeut-êtremêmeplusquesuffisante, pour les investisseurs particuliers. En plus d'améliorer la qualité devieémotionnelle,lefaitd'éviterdemanièredélibéréedes'exposerauxrésultatsàcourttermeaméliorelaqualitédesdécisionsetdesrésultats.Eneffet,laréactiontypiqueàcourttermefaceàdemauvaisesnouvellesestuneaversionaccrueauxpertes. Les investisseurs qui utilisent des bilans globaux reçoivent desinformations moins fréquemment et sont donc susceptibles de moins fuir lerisque et de finir plus riches. Vous êtes également moins enclin à modifierinutilement votre portefeuille si vous ne connaissez pas le comportement dechacundestitresquilecomposentaujourlejour(ouàlasemaine,ouaumois).L'engagementdenepasmodifiersespositionssurunepériodeassezlongue(cequirevientà«bloquer»unplacement)améliorelesperformancesfinancières314.

Politiquesenmatièrederisque

Les décideurs qui sont enclins à cadrer en gros plan construisent unepréférence chaque fois qu'ils sont face à un choix risqué. Ils feraient pourtantmieuxd'avoirunepolitiqueenmatièrederisquequ'ilsappliqueraientdefaçonroutinièredèsqu'unproblèmepertinentapparaîtrait.Ainsi,«toujoursprendrelafranchiselaplusélevéepossiblelorsdel'achatd'uneassurance»et«nejamaisprendrelesgarantiessupplémentaires»sontdesexemplesfamiliersdepolitiquesenmatièrederisque.Unepolitiqueconstitueuncadragegrandangle.Danslesexemples d'assurances, vous vous attendez à la perte occasionnelle del'intégralitédelafranchiseouàlapanneoccasionnelled'unproduitnonassuré.Laquestionpertinenteestcelledevotrecapacitéàréduireouéliminerladouleurdelaperteoccasionnellegrâceàl'idéequelapolitiquequivousaexposéàcetteperteserapresqueàcoupsûrfinancièrementavantageuseàlongterme.

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Unepolitiqueenmatièrederisquequiregroupelesdécisionsestanalogueàlavisionexternedelaplanificationdesproblèmesdontj'aiparléplustôt.Lavisionexternedéplacelecentredegravitédesparticularitésd'unesituationactuelleauxstatistiquesconnuesdansdessituationssimilaires.Lavisionexterneestuncadredepenséegrandanglepourenvisagerdesprojets.Unepolitiqueenmatièrederisqueestuncadregrandanglequi intègreunchoix risquéparticulierdansunensembledechoixsimilaires.Lavisionexterneetlapolitiqueenmatièrederisquesontdesremèdescontre

deuxbiaisdistinctsquiaffectentdenombreusesdécisions:l'optimismeexagérédel'erreurdeprévisionetlaprudenceexagéréeinduiteparl'aversionauxpertes.Les deux biais s'opposent. L'optimisme exagéré protège les individus et lesorganisations des effets paralysants de l'aversion aux pertes ; l'aversion auxperteslesprotègedesfoliesd'unoptimismetropconfiant.Lerésultatestplutôtconfortable pour le décideur. Les optimistes pensent que les décisions qu'ilsprennentsontplusprudentesqu'ellesnelesontréellementetlesdécideursfuyantles pertes rejettent avec raison des propositions marginales qu'ils auraient puaccepter dans un autre. Rien ne garantit, bien évidemment, que les biaiss'annulent dans toutes les situations. Une organisation qui serait en mesured'élimineràlafoisl'optimismeexcessifetl'aversionexcessiveauxpertesdevraitle faire. L'objectif devrait en effet être d'associer la vision externe avec unepolitique en matière de risque. Richard Thaler rapporte une discussion sur laprise de décision qu'il a eue avec les cadres dirigeants des vingt-cinq servicesd'unegrandeentreprise.Il leurademandéd'étudieruneoptionrisquéequia lamême probabilité de leur faire perdre un montant important du capital qu'ilscontrôlentougagnerledoubledecemontant.Aucundescadresn'étaitdisposéàfaire un pari aussi dangereux. Thaler s'est ensuite tourné vers le PDG de lasociété, également présent, et lui a demandé son avis. Sans hésiter, le PDG arépondu:«Jevoudraisquechacund'euxprennelerisque.»Danslecontextedecetteconversation,ilétaitnaturelpourlePDGd'adopteruncadragegrandanglequi tenaitcomptede l'intégralitédesvingt-cinqparis.ToutcommeSamfaceàcent lancers pile ou face, il pourrait compter sur l'agrégation statistique pourlimiterlerisqueglobal.

*

Lespolitiquesenmatièrederisque,enbref

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«Dites-luidepenserentrader!Vousgagnezpeu,vousperdezpeu.»« J'ai décidé de n'évaluer mon portefeuille qu'une fois par trimestre. Je

répugnetropauxpertespourprendredesdécisionssenséesfaceauxfluctuationsquotidiennesdesprix.»«Ilsneprennentjamaislesgarantiessupplémentaires.C'estleurpolitiqueen

matièrederisque.»«Chacundenoscadres fuit lespertesdanssondomaine.C'estparfaitement

naturel,maislerésultat,c'estquel'entrepriseneprendpasassezderisques.»

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32

Àl'heuredescomptes…

Si l'on excepte les plus pauvres, dont la survie dépend du revenu, lesprincipales motivations de la recherche d'argent ne sont pas nécessairementéconomiques. Pour le milliardaire en quête d'un milliard supplémentaire et afortioripourlepetitinvestisseurenquêted'uneurosupplémentaire,l'argentestunmoyendemarquerdespointssurl'échelledel'estimedesoietdelaréussite.Nousavonsentêtetoutescesrécompensesetcespunitions,cespromessesetcesmenaces.Nouslescomptonssoigneusement.Ellesdéfinissentnospréférencesetmotiventnosactions,aumêmetitrequeles incitationsfourniespar lecontextesocial. Par conséquent, nous refusons parfois de limiter les pertes quand celaimplique d'admettre un échec, nous subissons un biais défavorable face auxactionsquenouspourrionsregretteretnoustraçonsunedistinctionillusoiremaisnette entre abstention et engagement, action et inaction, car le sentiment deresponsabilitéestplusgranddansuncasquedansl'autre.L'argentquivientenfindecompterécompenseroupunirestsouventémotionnellementchargé,d'oùune forme d'administration mentale personnelle, qui crée inévitablement desconflitsd'intérêtslorsqu'unindividuagitaunomd'uneorganisation.

Lacomptabilitémentale

RichardThalerestfascinédepuisdesannéesparlesanalogiesentrelemondedelacomptabilitéetles«comptesmentaux»quenousfaisonspourorganiseretgérer nos vies, avec des résultats parfois aberrants, parfois très utiles. Lescomptesmentauxseprésententsousdiversesformes.Nousconservonseneffetnotre argent sur des comptes différents, qui sont parfois physiques, parfois

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seulementmentaux.Nousavonsdel'argentdepoche,deséconomiesgénérales,des économies particulières pour l'éducation de nos enfants ou les urgencesmédicales.Ilexisteunehiérarchieclairedansnotredispositionàpuiserdanscesdifférents comptes pour couvrir nos besoins courants. Nous utilisons descomptesàdesfinsdemaîtrisepersonnelle,commelorsquenousdéfinissonsunbudget familial, limitons notre consommation quotidienne de café, ouaugmentons le tempspassé à faire du sport.Nouspayonsmême souvent pourcette maîtrise personnelle, par exemple en plaçant de l'argent sur un compted'épargnetoutengardantdesdettessurunecartedecrédit.LesEconsdumodèlede l'agent rationnel n'ont pas recours à la comptabilité mentale : ils ont unevisionglobaledesrésultatsetsontpousséspardesstimulationsextérieures.PourlesHumains, en revanche, lescomptesmentauxsontune formedecadrageengrosplan;ilsgardentlecontrôlesurlesévénementsetlesrendentgérablespourunespritfini.Les comptes mentaux sont abondamment utilisés pour compter les points.

Rappelez-vous que les golfeurs professionnels réussissent mieux leurs puttsquand ils essaient d'éviter un bogey plutôt que de réussir un birdie. Nouspouvonsentireruneconclusion:lesmeilleursgolfeurscréentuncompteséparépourchaque trou ; ilsne tiennentpasunseulcomptepour l'ensemblede leurscoups.UnexempleironiqueracontéparThalerdansundesesarticlesrestel'unedesmeilleures illustrations de la façon dont la comptabilitémentale affecte lecomportement:

Deux grands passionnés de sport prévoient de faire 70 kilomètres pourvoir unmatchde basket.L'und'eux a payé son ticket ; l'autre était sur lepointdel'acheterquandunamiluienaoffertun.Unetempêtedeneigeestannoncéepourlesoirdumatch.Lequeldesdeuxestleplussusceptibledebraverlatempêtepourvoirlematch?

La réponseest immédiate :noussavonsque le fanquiapayéson ticketestplus susceptible de prendre la route. La comptabilité mentale permet del'expliquer. Nous supposons que les deux fans ont ouvert un compte pour lematchqu'ils espéraient voir.Rater lematch clôturera les comptes sur unbilannégatif. Quelle que soit l'origine de leur ticket, ils seront donc tous les deuxdéçus, mais la clôture du bilan est clairement plus négative pour celui qui a

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acheté un ticket et qui est désormais à court d'argent en plus d'être privé dematch.Parcequ'ilestencorepirederesterchezluipourcetindividu,ilestplusmotivépourvoirlematchetdoncplussusceptibledetenterdeprendrelaroutedans la tempête315 .Cesontdescalculs tacitesd'équilibreémotionnel,deceuxqueleSystème1réalisesansréfléchir.Lesémotionsquelesgenslientàl'étatdeleurs comptes mentaux ne sont pas prises en compte dans les théorieséconomiquesclassiques.UnEconseraitconscientqueleticketadéjàétépayéetqu'il ne peut être remboursé. Le coût est « irrécupérable » et l'Econ ne sesoucieraitpasdesavoirs'ilaachetéleticketpourlematchous'il l'areçud'unami (dans l'hypothèse où les Econs ont des amis). Pour mettre en place cecomportementrationnel,leSystème2devraitavoirconsciencedelapossibilitéinverse:«Serais-jetoujoursdisposéàprendrelarouteenpleinetempêtesiunamim'avaitoffertleticket?»Seulunespritactifetdisciplinépeutsouleverunequestionsidifficile.Une erreur du même ordre affecte les investisseurs particuliers lorsqu'ils

vendentdestitresdeleurportefeuille:

Vousavezbesoind'argentpourcouvrirlesfraisdumariagedevotrefilleetvousdevrezdoncvousdéfairedequelquestitres.Vousvoussouvenezduprix auquel vous avez acheté chacun d'eux et pouvez donc repérer les«vainqueurs », qui valent actuellement plus que cequevousn'avezpayépoureuxetles«perdants».Parmilestitresquevouspossédez,BlueberryTilesestungagnant;sivouslevendezaujourd'hui,vousaurezréaliséuneplus-value de 5 000 dollars. Vous détenez un placement équivalent dansTiffanyMotors,quivautactuellement5000dollarsdemoinsquesonprixd'achat.La valeur des deux titres est restée stable ces dernières semaines.Lequelêtes-vousleplussusceptibledevendre?

Le choix peut vraisemblablement être formulé de la façon suivante : « Jepourrais clôturer le compteBlueberryTiles et enregistrer un succès dansmondossierd'investisseur.Àl'inverse,jepourraisclôturerlecompteTiffanyMotorset ajouter un échec à mon dossier. Qu'est-ce que je préfère faire ? » Si leproblèmeestposéentermesdechoixentrevousfaireplaisiretvousfairedelapeine,vousvendrezcertainementBlueberryTilesetprofiterezdevotreprouessed'investissement. Comme l'on pourrait s'y attendre, les études en finance ont

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montré une écrasante préférence pour la vente de gagnants plutôt que deperdants–unbiaisquiareçuunnomobscur:l'effetdedisposition316.L'effetdedispositionestunexempledecadrageengrosplan.L'investisseur

ouvreuncomptepourchaquetitreachetéetveutclôturerchaquecomptesuruneplus-value. Un agent rationnel aurait une vision globale du portefeuille etvendrait le titre qui est le moins susceptible d'enregistrer de bonnesperformances à l'avenir, sans tenir compte de son statut de gagnant ou deperdant.Amosm'aracontéuneconversationavecunconseillerfinancier,quiluidemandaitlalistecomplètedestitresdesonportefeuille,avecleprixd'achatdechacund'eux.QuandAmos a demandé en souriant : «Est-ceque cen'est pascensé n'avoir aucune importance ? », le conseiller a semblé étonné. Il avaitapparemmenttoujourspenséquel'étatducomptementalétaituneconsidérationvalide.La supposition d'Amos sur les convictions du conseiller financier était

probablementjuste,maisilaeutortdeconsidérerqueleprixd'achatn'avaitpasd'importance.Leprixd'achatauneimportanceetdoitêtreprisencompte,mêmepar les Econs. L'effet de disposition est un biais coûteux car la question devendre les gagnants ou les perdants appelle une réponse claire, autre quel'absencededifférence.Eneffet,sivousvoussouciezplusdevotrerichessequedevosémotions immédiates,vousvendrez leperdant,TiffanyMotors,etvousconserverezlegagnant,BlueberryTiles.Ilexiste,aumoinsauxÉtats-Unis,uneforteincitationfiscale:subirdespertesréduitvosimpôts,alorsquelaventedegagnantsvousexposeàdestaxes.Cefaitélémentairedelaviefinancièreestenréalitébienconnudesinvestisseursaméricainsetdéterminelesdécisionsqu'ilsprennent en fin d'année – les investisseurs vendent plus de perdants endécembre, lorsqu'ils pensent aux impôts. L'avantage fiscal est évidemmentvalabletoutel'année,maispendantonzemois,lacomptabilitémentaleannuelleprévautsurlebonsensfinancierimmédiat.Autrearguments'opposantàlaventedesgagnants:l'anomaliebienconnuesurlemarchéquiveutquelestitresayantrécemmentprisdelavaleursontsusceptiblesdecontinueràengagneraumoinspendant une courte période. L'effet net est important : le rendementsupplémentaire après impôts attendu de la vente de Tiffany plutôt que deBlueberryestde3,4%surl'annéesuivante.Parconséquent,clôtureruncomptementalsurungainestcertesunplaisir,maisc'estunplaisirquevouspayez.Cen'est pas une erreur que ferait un Econ, et les investisseurs chevronnés, quiutilisentleurSystème2,ysontmoinsexposésquelesnovices317.

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Undécideurrationneln'est intéresséqueparlesconséquencesfuturesdesesplacementsactuels.Laréparationd'erreursantérieuresnepréoccupepasl'Econ.Ladécisiondeplacerdenouvellesressourcesdansuncomptedéficitaire,alorsque de meilleurs placements sont disponibles, est connue sous le nom desophismedescoûtsirrécupérables,uneerreurcoûteusequel'onobservedanslesgrandescommedanslespetitesdécisions.Prendrelarouteenpleinetempêtedeneigeparcequ'onapayéunticketestunsophismedescoûtsirrécupérables.Imaginezunesociétéquiadéjàdépensé50millionsdedollarsdansunprojet.

Leprojetestmaintenantenretardet lesprévisionssursesderniersrendementssontmoinsfavorablesqu'audébut.Unnouvelinvestissementde60millionsdedollars est nécessaire pour lui redonner une chance.Une autre proposition estd'investir le même montant dans un nouveau projet qui semble actuellementsusceptible de générer unmeilleur rendement.Que fera la société ?Bien tropsouvent, une entreprise affectée par des coûts irrécupérables prendra la routedans la tempête, gaspillant son argent plutôt que d'accepter l'humiliation de laclôtured'uncomptesurunécheccoûteux.Lasituationrelèvedelacaseenhautàdroitedenotreschémaàquatreentrées,lorsquelechoixsefaitentreuneperteassuréeetunparidéfavorable,lequelestsouventimprudemmentpréféré.Cependant, l'escaladede l'engagementdansdesentreprisesenéchecestune

erreurdupointdevuedelasociété,maispasnécessairementdansl'optiqueducadrequi est« responsable»d'unprojetquipiétine.L'annulationdeceprojetlaisseraunetracepermanentedansledossierducadreetsesintérêtspersonnelssont peut-être mieux servis par un nouveau pari avec les ressources del'entreprise,dans l'espoirde récupérer l'investissementd'origine– ouaumoinsdetenterderepousserlejouroùlespertesserontcalculées.Enprésencedecoûtsirrécupérables,lesmotivationsduresponsablenes'alignentpassurlesobjectifsde la société et de ses actionnaires, manifestation courante d'un phénomèneconnu sous le nom de « problème principal-agent ». Les conseilsd'administration sont bien conscients de ces conflits et remplacent souvent unPDGencombrépardesdécisionsantérieuresetréticentàlimiterlespertes.Lesmembres du conseil d'administration ne pensent pas nécessairement que lenouveauPDGestpluscompétentqueceluiqu'ilremplace.Maisilssaventqu'ilnetientpaslesmêmescomptesmentauxetqu'ilestdoncenmesured'ignorerlescoûts irrécupérables d'investissements passés lorsqu'il évalue les opportunitésprésentes.Lesophismedescoûtsirrécupérablesconduitlesêtreshumainsàs'accrocherà

desemploisinintéressants,desmariagesmalheureuxetdesprojetsderecherche

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peuprometteurs.J'aisouventvudejeunesscientifiquessebattrepoursauverunprojet voué à l'échec alors qu'ils auraient mieux fait de l'abandonner et d'enentamer un nouveau. Heureusement, les études suggèrent que dans certainscontextes aumoins, le sophisme peut être dépassé318 . Le sophisme des coûtsirrécupérablesest repéréet enseignécommeuneerreurdans les formationsenéconomieetencommerce,avecuneffetapparemmentpositif:ilestprouvéqueles étudiants diplômés dans ces domaines sont plus enclins que les autres àabandonnerunprojetenéchec.

Lacrainteduregret

Leregretestuneémotion,maisaussiunepunitionquenousnousinfligeons.Lacrainteduregretestunfacteurimportantdansdenombreusesdécisionsprisesparlesgens(«Nefaispasça,tuleregretteras»estunemiseengardefréquente)et l'expérience effective du regret est courante. C'est un état émotionnel biendécrit par deux psychologues néerlandais, qui ont remarqué que le regret«s'accompagnedusentimentqu'onauraitdûseméfier,d'angoisse,deréflexionsautourdel'erreurcommiseetdesopportunitésmanquées,d'unetendanceàs'envouloiretàcorrigersonerreur,delavolontéd'annulerl'événementetdesevoiraccorderunesecondechance319».Leregretintense,c'estcequevousressentezquandvouspouvez très facilement imaginer faireautrechosequecequevousavezchoisidefaire.Leregretestl'unedesémotionsressentiesfaceàcequines'estpasproduit.Il

estsuscitéparl'existenced'alternativesàlaréalité.Aprèschaquecrashaérien,onentenddeshistoiresdepassagersquin'auraientpas«dû»êtredansl'avion–ilsont obtenu une place au dernier moment, ils ont été transférés d'une autrecompagnieaérienne,ilsdevaientprendrel'avionlaveillemaisontdûrepousserleur départ. Le point commun de ces histoires poignantes, c'est qu'ellesimpliquent des événements inhabituels – et il est plus facile d'imaginerl'annulation d'événements inhabituels que d'événements normaux. Lamémoireassociative intègre une représentation du monde normal et des règles qui lerégissent.Unévénementanormalattirel'attentionetactivel'idéedel'événementquiauraitéténormaldanslesmêmescirconstances.Pourapprécierlelienentreregretetnormalité320,étudiezlescénariosuivant:

M.Brownneprendjamaisd'autostoppeurs.Hier,ilaprisunhommeetaétévolé.

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M.Smithprendfréquemmentdesautostoppeurs.Hier,ilaprisunhommeetaétévolé.Lequeldesdeuxregretteralepluscetépisode?

Les résultats ne sont pas surprenants : 88 % des personnes interrogéeschoisissentM.Brown;12%M.Smith.Mais le regret est différent du reproche. La question suivante a été posée à

d'autresparticipantsàproposdumêmeincident:

Quiseralepluscritiquéparlesautres?

Résultats:M.Brownà23%;M.Smithà77%.Lesregretsetlesreprochessonttousdeuxévoquésparrapportàunenorme,

maislesnormesenquestionnesontpaslesmêmes.LesémotionsressentiesparM.BrownetparM.Smith sontdominéespar leur attitudehabituellevis-à-visdes autostoppeurs. Prendre quelqu'un en stop est un événement anormal pourM.Brownet laplupartdespersonnes interrogées s'attendentdoncà cequecesoitluiquiressenteleplusderegrets.Toutefois,unobservateurdansuneoptiquedejugementcompareraitlesdeuxhommesselonlesnormesconventionnellesdecomportement raisonnable et serait susceptible de reprocher à M. Smith deprendredesrisquesdéraisonnablesdefaçonhabituelle321 .Noussommestentésde dire queM.Smithmérite son sort et queM.Brownn'a pas eu de chance.MaisM.Brownestceluiquiestleplussusceptibledes'envouloir,caruneseulefois,ilaagid'unemanièrequineluiressemblaitpas.Les décideurs savent qu'ils sont enclins aux regrets et l'anticipationde cette

émotiondouloureusejoueunrôledansdenombreusesdécisions.Lesintuitionssurlesregretssontremarquablementuniformesetécrasantes,commelemontrel'exemplesuivant322.

PauldétientdesactionsdelasociétéA.L'annéedernière,ilaenvisagédesetournerverslestitresdelasociétéB,avantdedéciderdenepaslefaire.Ilapprendaujourd'huiqu'ilauraitgagné1200eurosdepluss'ilavaitprislesactionsdelasociétéB.

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George possède des actions de la société B. L'année dernière, il s'esttourné vers les actions de la sociétéA. Il apprend aujourd'hui qu'il auraitgagné1200eurosdepluss'ilavaitconservésesactionsdelasociétéB.Quiressentiraleplusderegrets?

Les résultats sont très tranchés : 8 % des personnes interrogées désignentPaul;92%désignentGeorge.C'est étrange, car les situations des deux investisseurs sont objectivement

identiques. Ils possèdent aujourd'hui tous deux des actions A et tous deuxauraientgagné lemêmemontantsupplémentaires'ilsavaienteudesactionsB.Laseuledifférence,c'estqueGeorgeestdanscettesituationenayantagi,alorsquePaulenestaumêmepointenn'ayantpasagi.Cecourtexempleillustreuncomportementpluslarge:lesgenss'attendentàdesréactionsémotionnellesplusfortes (regretscompris) faceàun résultatquiest leproduitd'uneactionplutôtquefaceàunrésultatproduitparl'inaction.Celasevérifiedanslecontextedesjeuxd'argent:lesgenss'attendentàêtreplusheureuxs'ilsparientetgagnentques'ilss'abstiennentdeparieretgagnentlamêmesomme.L'asymétrieestaumoinsaussifortepourlespertesets'appliqueauxreprochesaussibienqu'auxregrets323.Laclén'estpasdansladifférenceentreengagementetabstention,maisdansladistinction entre choix par défaut et actions s'écartant du choix par défaut324 .Lorsquevousvousécartezduchoixpardéfaut,vouspouvezfacilementimaginerla norme– et si votredécision entraînedes conséquencesdéfavorables, l'écartavec la norme peut être source d'émotions douloureuses. Le choix par défautquandvouspossédezun titreestdenepas lavendre,mais lechoixpardéfautlorsquevouscroisezvotrecollèguelematin,c'estdelesaluer.Vendreuntitreetnepassaluervotrecollèguesontdeuxécartsparrapportauchoixpardéfautetdescandidatsnaturelsauxregretsouauxreproches.Dans une démonstration convaincante de la puissance des choix par défaut,

desparticipantsont jouéàunesimulationdeblackjacksurordinateur.Certainsjoueurs ont répondu à la question : « Souhaitez-vous une carte ? » tandis qued'autresontréponduà:«Souhaitez-vousrester?»Quellequesoitlaquestion,uneréponsepositivegénéraitbienplusderegretsqu'uneréponsenégativesilerésultatétaitmauvais!Laquestionsuggèreévidemmentuneréponsepardéfaut,à savoir : « Je ne souhaite pas vraiment le faire. »C'est l'écart par rapport auchoixpardéfautqui entraînedes regrets.Autre situationdans laquelle l'actionest le choix par défaut : celle d'un entraîneur dont l'équipe a subi une lourde

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défaitelorsdesonderniermatch.Onattenddeluiqu'ilapportedeschangementsdejoueursoudestratégieets'ilnelefaitpas,ils'exposeàdesreprochesetdesregrets325.L'asymétrie face au risque de regretter favorise les choix conventionnels et

l'évitement des risques. Le biais apparaît dans de nombreux contextes. Lesconsommateursàquil'onrappellequ'ilspourraientregretterleurschoixaffichentunepréférence accrue pour des choix conventionnels, privilégiant lesmarquesplutôt que les produits génériques326 . Le comportement des gestionnaires defonds financiers lorsque l'année touche à sa fin illustre également l'effet del'évaluationanticipée:ilsonttendanceàdébarrasserleursportefeuillesdestitresinhabituelsetquelquepeudiscutables327.Mêmelesdécisionssurdesquestionsdevieoudemortpeuventêtreaffectées.Imaginezunmédecintraitantunpatientgravementmalade.Untraitementcorrespondàlanormedesoins;unautreestinhabituel. Le médecin a des raisons de penser que le traitement nonconventionnelaméliorerait leschancesdupatient,maislespreuvesnesontpasconcluantes.Lemédecinquiprescriraitletraitementinhabituels'exposeraitàunrisqueconsidérablederegrets,dereprochesetpeut-êtremêmedeprocès.Certes,unbonrésultatcontribueraàlaréputationdumédecinquiaosé,maislebénéficepotentielestpluslimitéquelecoûtpotentielcarlaréussiteestgénéralementunrésultatplusnormalquel'échec.

Responsabilité

Les pertes pèsent environ deux fois plus lourd que les gains dans diverscontextes : quand il s'agit de choisir entre plusieurs paris, quand l'effet dedotation entre en jeu, et quandnous sommes face àdesvariationsdeprix.Lecoefficient d'aversion aux pertes est bien plus élevé dans certaines situations.Vouspouveznotammentêtreplusréticentàsubirdespertesdansdesaspectsdevotreviequisontplusimportantsquel'argent,commevotresanté328 .Deplus,votre réticence à « vendre » des dotations importantes augmente fortement sicetteventepeutvousrendreresponsablederésultatscatastrophiques.Levieuxclassique de Richard Thaler sur le comportement des consommateurs329comprend un exemple convaincant, légèrement modifié dans la questionsuivante:

Vous avez été exposé à unemaladie qui, si vous la contractez, entraîneunemort rapide et sans douleur en l'espace d'une semaine. La probabilité

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quevousdéclariezlamaladieestde1/1000.Unvaccinexiste,maisiln'estefficace qu'avant l'apparition des premiers symptômes. Quel est le prixmaximumquevousseriezprêtàpayerpourlevaccin?

La plupart des gens sont disposés à payer un montant considérable, maislimité.Envisager lapossibilitéde lamortn'estpasagréable,mais le risqueestfaibleetilsembledéraisonnabledeseruinerpourl'éviter.Imaginezmaintenantunelégèrevariation:

Des volontaires sont nécessaires pour une étude sur la maladiesusmentionnée.Toutcequel'onvousdemande,c'estdevousexposeràunechancede1/1000decontracter lamaladie.Quelest lemontantminimumque vous demanderiez en paiement pour vous porter volontaire pour ceprogramme?(Vousneseriezpasautoriséàacheterlevaccin.)

Comme vous pouvez vous y attendre, le prix que les volontaires fixent estbien plus élevé que le prix qu'ils sont prêts à payer pour le vaccin. D'aprèsThaler,leratioclassiqueestde50pour1.Lasommeextrêmementélevéeexigéepar les volontaires reflète deux caractéristiques de ce problème. Tout d'abord,vous n'êtes pas censé vendre votre santé ; la transaction n'est pas considéréecomme légitime et la réticence à y procéder se traduit par un prix plus élevé.Plus important peut-être, vous serez responsable du résultat s'il est mauvais.Voussavezquesivousvousréveillezunmatinavecdessymptômes indiquantvotremort prochaine, vous ressentirez plus de regrets dans le second cas quedans le premier, car vous auriez pu rejeter l'idée de vendre votre santé sansmêmeréfléchirauprix.Vousauriezpuvousentenirauchoixpardéfautetnerienfaire,etcettepossibiliténonavenuevoushanterapourlerestedevotrevie.L'enquêtementionnéeplustôtsurlesréactionsdeparentsfaceàuninsecticide

potentiellement dangereux comprenait également une question sur leurdispositionàaccepterunrisqueaccru.Ondemandaitauxpersonnesinterrogéesd'imaginerqu'ellesutilisaientuninsecticideprésentantunrisqued'inhalationetd'empoisonnementinfantilede15pour10000bouteilles.Uninsecticidemoinscher était disponible, dans lequel le risque passait de 15 à 16 pour10 000 bouteilles. Les parents étaient interrogés sur la réduction qui les

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conduiraitàchoisirleproduitlemoinscher(etlemoinssûr).Plusdesdeuxtiersdesparentsdansl'enquêteontréponduqu'ilsn'achèteraientlenouveauproduitàaucun prix ! Ils étaient évidemment révoltés par l'idée même de négocier lasécuritédeleurenfantpourdel'argent.Laminoritéquiasufixeruneréductionacceptableàsesyeuxademandéunmontantconsidérablementplusélevéquelemontantqu'ilsétaientdisposésàpayerpouruneaméliorationbienplusgrandedelasécuritéduproduit.Chacun peut comprendre et partager la réticence des parents à négocier ne

serait-ce qu'une légère augmentation du risque que court leur enfant pour del'argent. Il convient toutefois de noter que cette attitude est incohérente etpotentiellement nuisible à la sécurité de ceux que nous souhaitons protéger.Mêmelesparentslesplusaimantsdisposentderessourcesfiniesentempsetenargent pour protéger leur enfant (le comptemental assurer-la-sécurité-de-mon-enfant dispose d'un budget limité) et il semble raisonnable d'optimiserl'utilisationdecesressources.L'argentquipourraitêtreéconomiséenacceptantunelégèrehaussedurisquedepréjudiceliéàunpesticidepourraitcertainementêtremieuxemployéenréduisantl'expositiondel'enfantàd'autresrisques,peut-êtreenachetantunsiègeautoplussûroudescachespourlesprisesélectriques.Lecompromistabou330,quiconduitàrefusertoutaccroissementdurisque,n'estpasunmoyenefficaced'exploiter lebudgetaccordéàlasécurité.Enréalité, larésistancepourraitêtredavantagemotivéeparunecrainteégoïstederegretsqueparunsouhaitd'optimiserlasécuritédel'enfant.L'idéedu«Etsi?»quivientàl'espritdetoutparentquifaitdélibérémentcechoixestunrefletdesregretsetdelahontequ'ilressentiraitsilepesticidedevaitcauserunpréjudice.L'aversion intense ressentie à l'idée de négocier un risque accru pour un

quelconque autre avantage se manifeste à grande échelle dans les lois et lesrèglementsqui régissent le risque.Cette tendance est particulièrement forte enEurope, où le principe de précaution, qui interdit toute action susceptible decauser un préjudice, est une doctrine largement acceptée. Dans le contexteréglementaire,leprincipedeprécautionchargequiconqueentreprenddesactionsqui pourraient nuire aux personnes ou à l'environnement de faire la preuvequ'elles ne sont pas dangereuses. De multiples organismes internationaux ontmêmepréciséque l'absencedepreuvesscientifiquesdedangerpotentieln'étaitpasuneraisonsuffisantepourprendredesrisques.Mais,commeleremarquelejuristeCassSunstein, leprincipedeprécautioncoûtecheretson interprétationstricte peut être paralysante331 . Il cite une liste impressionnante d'innovationsquin'auraientpaspupasserl'épreuve,comme«lesavions,l'airconditionné,les

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antibiotiques,lesautomobiles,lechlore,levaccincontrelarougeole,lachirurgieà cœur ouvert, la radio, la réfrigération, le vaccin contre la variole et lesrayonsX».Laversionforteduprincipedeprécautionestévidemmentintenable.Maisuneaversionaccrueauxpertesestintégréedansuneintuitionmoraleforteet largementpartagée ; elle trouve ses racinesdans leSystème1.Ledilemmeentrelesattitudesmoralesd'aversionextrêmeauxpertesetunegestionefficacedurisquen'apasdesolutionsimplequis'imposeraitd'elle-même.

Nous passons une bonne partie de notre journée à anticiper et à essayer

d'éviterlesdouleursémotionnellesquenousnousinfligeons.Dansquellemesuredevons-nousprendreausérieuxcesrésultatsintangibles,lesautopunitions(etlesrécompenses occasionnelles) que nous subissons lorsque nous évaluons nosvies ? Les Econs ne sont pas censés y être sensibles, et ils coûtent cher auxHumains.Ilsconduisentàdesactionsquinuisentàlarichessedesindividus,àlastabilitépolitiqueetaubien-êtredelasociété.Maisleregretetlaresponsabilitémorale sont des émotions réelles, peu importe que lesEcons ne les ressententpas.Est-il notamment raisonnable de laisser nos choix être influencés par

l'anticipation de regrets ? L'éventualité des regrets, comme l'éventualité d'unepertedeconnaissance,estunfaitdelavieauquelchacundoits'adapter.Sivousêtesun investisseur suffisamment riche et profondémentprudent, vouspouvezvous offrir le luxe d'un portefeuilleminimisant les regrets attendusmême s'iln'optimisepasl'accroissementdelarichesse.Vouspouvezégalementprendredesprécautionsquivousprotégerontcontre

lesregrets.Laplusutiled'entreellesestpeut-êtredelesanticiperexplicitement.Sivousêtescapablesdevousrappeler,lorsqueleschosestournentmal,quevousaviez soigneusement envisagé la possibilité de ressentir des regrets avant deprendrevotredécision,ilestpossiblequevousenressentiezmoins.Vousdevezaussisavoirqueregretsetbiaisrétrospectifvontdepairetquetoutcequevouspourrezfairepourévitercebiaisseradoncprobablementtrèsutile.Mapolitiquepersonnellepouréviterlebiaisrétrospectifconsisteàêtresoittrèsrigoureuxsoitcomplètementdésinvoltelorsquejeprendsunedécisionavecdesconséquencesàlongterme.Leretourenarrièreestplusdurlorsquevousavezunpeuréfléchi,justeassezpourvousdireplustard:«J'aifaillifaireunmeilleurchoix.»Daniel Gilbert et ses collègues affirment de façon provocante que les gens

anticipent en général plus de regrets qu'ils n'en ressentiront en réalité, car ilssous-estiment l'efficacité des défenses psychologiques qu'ilsmettront en place

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– ce qu'ils appellent le « système immunitaire psychologique332 ». Ilsrecommandentdoncdenepasaccordertropd'importanceauxregrets;mêmesivousenressentezunpeu,ilsvousferontmoinsdemalquecequevousimaginezaujourd'hui.

*

Latenuedecomptesenbref

«Iltientdescomptesmentauxséparéspourlesachatsenliquideetparcartedecrédit.Jeluirappelleconstammentquel'argent,c'estdel'argent.»«Nous nous accrochons à ce titre simplement pour éviter de clôturer notre

comptementalsuruneperte.C'estl'effetdedisposition.»«Nousavonsdécouvertunexcellentplatdanscerestaurantetnousn'essayons

jamaisriend'autre,pouréviterderegretter.»«Levendeurm'aprésentélesiègeautolepluscherenmedisantquec'étaitle

plus sûr et je n'ai pu me résoudre à acheter le modèle moins cher. Celaressemblaitàuncompromistabou.»

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33

Lesrenversementsdepréférence

Vousêteschargédedéterminerl'indemnisationdevictimesdecrimesviolents.Onvous soumet le cas d'unhommequi a perdu l'usagede sonbras droit à lasuite d'une blessure par balle. On lui a tiré dessus dans une épicerie de sonquartieroùilaététémoind'unvolàmainarmée.Deux épiceries se trouvaient à proximité du domicile de la victime, et elle

faisaitsesachatsplussouventàl'unequ'àl'autre.Envisagezmaintenantlesdeuxscénariossuivants:

Levolàmainarméeaeulieudanssaboutiquehabituelle.Sa boutique habituelle était fermée en raison d'un d'enterrement, la

victimeadoncfaitsesachatsàl'autreépicerie,oùonluiatirédessus.La boutique où on lui a tiré dessus doit-elle avoir une influence sur le

montantdesonindemnisation333?

Vous vous êtes fait un avis par le biais d'une évaluation conjointe : enenvisageantdeuxscénariosenmêmetempspuisenlescomparant.Vouspouvezappliquer une règle. Si vous pensez que le second scénario mérite uneindemnisation plus élevée, vous devriez normalement lui assigner unmontantplusélevé.La réponse sera à peu près unanime : l'indemnisation devrait être lamême

dans les deux cas.On indemnise une blessure handicapante, alors pourquoi lelieuoùelleaétéinfligéedevrait-ilfaireunedifférence?L'évaluationconjointe

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des deux scénarios vous a donné l'occasion d'examiner vos principes morauxpour ce qui est des facteurs à prendre en compte pour l'indemnisation desvictimes. Pour la plupart des gens, le lieu du sinistre n'est pas un facteur àprendre en compte. Comme pour d'autres situations qui demandent unecomparaisonexplicite,onsetrouvedansunprocessusdepenséelenteetc'estleSystème2quiestimpliqué.LespsychologuesDaleMilleretCathyMcFarland,quiontimaginécesdeux

scénarios, les ont soumis à plusieurs personnes dans le cadre d'une évaluationsimple. Dans leur expérience intra-sujets, chaque participant n'a vu qu'unscénario et lui a assignéunevaleurmonétaire.Le résultat, commevous l'avezcertainementdeviné,estquelavictimesevoyaitattribuerunesommenettementplus élevée si elle se faisait tirer dessus dans une épicerie où elle se rendaitrarement que si elle se faisait tirer dessus dans son épicerie habituelle. Lesentiment d'injustice (proche parent du regret) est un sentiment contrefactuel,quel'onéprouveparcequelapensée«siseulementcettepersonneavaitfaitsesachats dans son épicerie habituelle… » vient naturellement à l'esprit. Lesmécanismes familiersde substitutionetd'équivalenced'intensitéduSystème1projettent l'intensitéde la réactionémotionnelleàcettehistoiresuruneéchellemonétaire,avecàlacléunedifférenceimportantedanslessommesattribuées.Lacomparaisondecesdeuxexpériencesrévèleuncontrastemarqué.Presque

toutes lespersonnesquivoient lesdeuxscénariosenmême temps (inter-sujet)admettent en principe que le sentiment d'injustice n'est pas une considérationlégitime. Malheureusement, ce principe n'intervient que lorsque les deuxscénariossontvusensemble,cequin'estengénéralpaslecasdanslaviedetouslesjours.Nousappréhendonsnormalementlaviesurlemodeinter-sujets,modedans lequel lesalternativescontrastéesquipourraientnousfairechangerd'avisfont défaut, et bien sûr, sur lemodeCOVERA.En conséquence, les convictionsauxquellesonprendletempsderéfléchirnegouvernentpasnécessairementnosréactions émotionnelles, et les intuitions morales qui nous viennent à l'espritdansdifférentessituationsnesontpascohérentesd'unesituationàl'autre.L'écartentreuneévaluationsimpleetuneévaluationconjointeduscénariode

volàmainarméeappartientàunegrandefamillederenversementsdejugementetdechoix334.Lespremiersrenversementsdepréférenceontétédécouvertsaudébut des années 1970, et de nombreux renversements d'autres types ont étésignalésaufildesannées.

Lascienceéconomiqueenquestion

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Lesrenversementsdepréférenceoccupentuneplaceimportantedansl'histoiredu dialogue entre psychologues et économistes335 . Les renversements qui ontattiré l'attention de ces derniers ont été décrits par Sarah Lichtenstein et PaulSlovic,deuxpsychologuesquiontfaitleursétudessupérieuresàl'universitéduMichigan à la même époque qu'Amos. Ils ont mené une expérience sur lapréférence entre des paris, que je présente ici dans une version légèrementsimplifiée.

On vous demande de choisir entre deux paris, qui seront joués sur uneroulettecomportant36cases.PariA:11/36degagner160euros,25/36deperdre15eurosPariB:35/36degagner40euros,1/36deperdre10euros

Onvousdemandedechoisirentreunparisûretunpariplusrisqué:entrelegainquasimentassuréd'unesommemodeste,ouunepetitechancedegagnerunmontant nettement plus élevé mais avec une forte probabilité de perdre. Lasécuritél'emporte,etBestsanscontestelechoixlepluspopulaire.Maintenant, considérez chaque pari séparément : Si vous déteniez ce pari,

quelestleprixleplusbasauquelvouslevendriez?Gardezàl'espritqu'iln'yapasdenégociationavecuntiers–votre tâcheestdedéterminer leprix leplusbas auquel vous seriez effectivement prêt à vous séparer du pari. Faitesl'expérience. Vous verrez sans doute que le gain potentiel est un facteur nonnégligeable,etquevotreévaluationdelavaleurduparisefondesurcettevaleur.Lesrésultatsconfirmentcetteconjecture,etleprixdeventeestplusélevépourle pariAque pour le pariB. Il s'agit là d'un renversement de préférence : lesgens choisissent B plutôt que A,mais s'ils imaginent n'en posséder qu'un, ilsassignentunevaleurplusélevéeàAqu'àB.Commedans lescénarioduvolàmain armée, le renversement de préférence intervient parce que l'évaluationconjointeconcentrel'attentionsurunaspectdelasituation–lefaitquelepariAestbienmoinssûrquelepariB–quiétaitmoinsimportantlorsdel'évaluationsimple.Lesélémentsquiontentraînélesdifférencesdejugementsurlesoptionsdans le cadred'une évaluation simple– le sentiment d'injustice vis-à-vis de lavictimese trouvantdans lamauvaiseépicerieet l'importanceaccordéeaugainpotentiel–sontsupprimésousanspertinencelorsquelesoptionssontévaluéesdemanièreconjointe.LesréactionsémotionnellesduSystème1sontnettement

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plus susceptibles de déterminer le résultat d'une évaluation simple ; lacomparaisonquiintervientlorsd'uneévaluationconjointeentraînetoujoursuneévaluation plus prudente et demandant plus d'effort, qui fait intervenir leSystème 2. Le renversement de préférence peut être confirmé dans uneexpérience intra-sujet, dans laquelle des sujets donnent un prix aux deuxensembles qui sont présentés au sein d'une longue liste, et doivent égalementchoisir l'un plutôt que l'autre. Les participants n'ont pas conscience del'incohérencedeleursdécisions,etleursréactionslorsqu'onlesconfronteàcetteincohérence peuvent être amusantes. L'entretien avec un participant à cetteexpérience, mené par Sarah Lichtenstein en 1968, demeure un classique dugenre.L'intervieweurs'entretientlonguementavecunparticipantcomplètementdésorienté,quichoisitunpariplutôtqu'unautremaisestensuiteprêtàdébourserde l'argentpouréchangerceluiqu'ilvientdechoisir contreceluiqu'ilvientderejeter,etrépètelecycleàplusieursreprises336.Il est inconcevable qu'homo economicus soit sujet à des renversements de

préférence, et ce phénomène a donc remis en question le modèle de l'agentrationnelainsiquela théorieéconomiqueélaboréeàpartirdecemodèle.Cetteremiseenquestionauraitpuêtre ignorée,maisne le futpas.Quelquesannéesaprès lamise en évidence des renversements de préférence, deux économistesrespectés, David Grether et Charles Plott, ont publié un article dans laprestigieuse American Economic Review, dans lequel ils présentaient leurspropresréflexionssurlephénomènedécritparLichtensteinetSlovic337.C'étaitprobablement la première fois qu'une découverte faite par des psychologuesexpérimentaux attirait l'attention d'économistes. Dans leur paragraphed'introduction, ils adoptaient un ton solennel inhabituel pour un articlescientifique, et exprimaient clairement leur but : « Les économistes devraients'intéresser à un corpus de données et une théorie qui nous viennent de lapsychologie. Si on les prend pour argent comptant, ces données sont toutsimplementincompatiblesaveclathéoriedelapréférenceetpourraientavoirdelargesrépercussionssurlesprioritésenmatièrederechercheenéconomie…Cetarticle présente les résultats d'une série d'expériences menées dans le but dediscréditerlestravauxdespsychologuesappliquésàl'économie.»Grether etPlott ont dresséune liste de treize théories pouvant expliquer les

résultatsinitiauxavantdedécriredesexpériencesélaboréesavecsoinpourtesterces théories.Unede leurshypothèses,que lespsychologuesont–celavasansdire– trouvée condescendante, postulait que les résultats s'expliquaient par lefaitquel'expérienceavaitétémenéepardespsychologues!Auboutducompte,

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une seule hypothèse restait envisageable : les psychologues avaient raison.GretheretPlottreconnaissaientquecettehypothèseestlamoinssatisfaisantedupointdevuede la théoriede lapréférence« standard»,parcequ'elle« tolèrequ'un choix individuel dépende du contexte dans lequel les choix sont faits »–cequiconstitueuneviolationflagrantedeladoctrinedelacohérence338.Onauraitpus'attendreàcequecerésultatsurprenantsuscitebiendesremises

en cause chez les économistes, dans lamesure où l'hypothèse de base de leurthéorieavaitétécontredite.Maisleschosesnefonctionnentpasdecettemanièredanslessciencessociales,qu'ils'agissedelapsychologieoudel'économie.Lescertitudesthéoriquessontsolides,etilfautbienplusqu'unedécouvertegênantepour qu'une théorie établie soit sérieusement ébranlée339 .Dans la pratique, lerapport remarquablement francdeGretheretPlottn'aeuqu'uneffet limité surles convictions des économistes, y compris les auteurs selon toutevraisemblance.Ilaenrevancheconduit lacommunautédeséconomistesàêtreplus disposée à prendre au sérieux la recherche en psychologie et a de ce faitgrandementcontribuéàpromouvoirledialogueentrelesdeuxdisciplines.

Importancedescatégories

«Johnest-ilgrand?»SiJohnmesure1,50m,votreréponsedépendradesonâge : ilest trèsgrands'iln'aque6ans, trèspetit s'ilena16.VotreSystème1récupèreautomatiquementlanormeappropriée,etl'interprétationdel'échelledegrandeur est ajustée automatiquement. Vous êtes également capable d'associerl'intensité d'une catégorie à une autre et de répondre à la question suivante :«CombiencoûteunrepasaurestaurantquicorrespondàlatailledeJohn?»Laréponsedépendrade l'âgedeJohn : le repasserabienmoinschers'ila16ansques'ilena6.Considérezmaintenantcequisuit:

Johna6ans.Ilmesure1,50m.Jima16ans.Ilmesure1,52m.

Danslecasd'uneévaluationsimple,toutlemondeserad'accordpourdirequeJohnest trèsgrandetqueJimne l'estpas,car ils sontcomparésàdesnormesdifférentes. Si la question est formulée de manière directement comparative,

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«Johnest-ilaussigrandqueJim?»,vousrépondrezquenon.Iln'yaiciaucunesurprise et peu d'ambiguïté.Dans d'autres situations en revanche, le processuspar lequel des objets et des événements appellent leur propre contexte decomparaisonpeutconduireàdeschoixincohérentssurdessujetssérieux.Ilnefautpasconcluredetoutcelaquelesévaluationssimplesetconjointesne

sont jamais cohérentes entre elles, ou que nos jugements sont complètementchaotiques. Le monde dans lequel nous vivons est divisé en catégories pourlesquelles nous avons des normes, par exemple les garçons de six ans ou lestableaux.Les jugements et les préférences sont cohérents au sein d'unemêmecatégorie mais potentiellement incohérents lorsque les objets évaluésappartiennent à des catégories différentes. Prenons à titre d'exemple les troisquestionssuivantes:

Quepréférez-vous,lespommesoulespêches?Quepréférez-vous,lesteakouleragoût?Quepréférez-vous,lespommesoulesteak?

La première et la deuxième question font référence à des éléments quiappartiennentà lamêmecatégorie,et l'onsait immédiatementquelélémentonpréfère.Deplus,onauraitobtenulemêmeclassementparuneévaluationsimple(«Àquel point aimez-vous les pommes ? » et «Àquel point aimez-vous lespêches?»)carlapommeetlapêcheévoquenttoutesdeuxlacatégoriedefruits.Iln'yaurapasderenversementdepréférenceparcequedesfruitsdifférentssontcomparés à lamêmenormeet sont implicitement comparés lesunsauxautreslors d'une évaluation simple comme lors d'une évaluation conjointe. Enrevanche,contrairementauxquestionsquinefontintervenirqu'unecatégorie,iln'existepasderéponsestablepourlacomparaisonentrelespommesetlesteak.Contrairementauxpommesetauxpêches,lespommesetlesteaknepeuventpasêtre naturellement substitués l'un à l'autre et ils ne remplissent pas le mêmebesoin. On a parfois envie d'un steak, parfois d'une pomme, mais on peutrarementaffirmerquel'uncommel'autreferaientl'affaire.Imaginez que vous receviez un courriel d'une organisation à laquelle vous

faiteshabituellementconfiance,demandantunecontributionàunecause:

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Les dauphins sontmenacés par la pollution dans de nombreux sites dereproduction, ce qui devrait entraîner une baisse de leur population. Unfonds spécial alimenté par des contributions privées a été créé pourpréserverdessitesdereproductionnonpollués.

Quellessont lesassociationsd'idéesévoquéesparcettequestion?Quevousenayezpleinementconscienceounon,desidéesetdessouvenirsconcernantdescauses similaires vous viennent à l'esprit. Les projets destinés à préserver desespèces menacées sont particulièrement susceptibles d'être remémorés.L'évaluation sur un axe bon/mauvais est une opération automatique duSystème 1, et vous procédez à un premier classement du dauphin parmi lesautresespècesquivousviennentà l'esprit.Ledauphinestunanimalbienplusgracieuxque,parexemple, le furet, l'escargotou lacarpe– il aunclassementtrèsfavorabledanslaséried'espècesauxquellesilestspontanémentcomparé.Maisonnevousdemandepassivouspréférez lesdauphinsauxcarpes ;on

vous demande de déterminer une valeur monétaire. Certaines personnes vontbiensûrsavoirparexpériencequ'ellesnerépondentjamaisàdessollicitationsdece type,mais imaginez pendant quelquesminutes que vous soyez le genre depersonneàrépondrefavorablementàunetelledemande.Comme de nombreuses autres questions difficiles, la détermination d'une

valeur monétaire peut se faire par substitution et équivalence d'intensité. Laquestiondelavaleurmonétaireestcompliquée,maisunequestionplussimpleseprésente immédiatement. Parce que vous aimez les dauphins, vous vous direzque les sauver est une cause juste. L'étape suivante, qui est égalementautomatique,génèreunchiffreenconvertissantl'intensitédel'affectionquevousportezauxdauphinssuruneéchelledecontributions340.Vousavezuneidéedumontantrelatifdevosprécédentescontributionsàdesassociationsdedéfensedel'environnement, qui n'est pas nécessairement le même que pour voscontributions à des organisations politiques ou à l'équipe de football de votreancienneuniversité.Voussavezquelmontantcorrespondraitàunecontribution« très importante » pour vous et quels montants seraient respectivement«important»,«modeste»et«faible».Vousdisposezégalementd'échellespourvotreattitudevis-à-visdedifférentesespècesanimales(de«aimebeaucoup»à«pasdu tout»).Vousêtesdoncenmesuredeconvertirvotreattitude suruneéchelle monétaire, en passant automatiquement de « aime beaucoup » à«contributionrelativementimportante»etdelààunmontantréel.

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Imaginezmaintenantqu'onvouscontactepourunenouvellecause:

Lesagriculteurs,quisontexposésausoleilplusieursheuresparjour,ontun taux de cancer de la peau plus élevé que la population prise dans sonensemble.Des bilansmédicaux fréquents permettent de réduire ce risque.Unfondsseracréépourcouvrirunepartiedescoûtsdecesbilansmédicauxpourlesgroupesàrisque.

S'agit-ild'unproblèmeurgent?Quellecatégorienormativevousestvenueàl'espritlorsquevousenavezévaluél'urgence?Sivousl'avezautomatiquementrangédanslacatégoriedesproblèmesdesantépublique,vousvousapercevrezprobablementquevousnel'avezpasclasséparmilesplusimportants–parordredepriorité, il arrivepresquecertainementaprès le rangquevousavezattribuéauxdauphinsparmilesespècesmenacées.Lorsquevousavezconvertil'idéequevousvousfaitesdel'importanceduproblèmedecancerdelapeauenunevaleurmonétaire, il est tout à fait possible que vous soyez arrivé à une contributioninférieureàcellequevousétiezprêtàfairepourprotégerunanimalattachant.Lors d'expériences menées sur ce sujet, les dauphins ont suscité descontributionssensiblementplusimportantesquelesagriculteurs.Considérez maintenant ces deux causes dans le cadre d'une évaluation

conjointe. Laquelle des deux, les dauphins ou les agriculteurs, mérite lacontributionfinancièrelaplusélevée?L'évaluationconjointemetl'accentsurunpointquin'étaitpasdiscernablelorsdel'évaluationsimplemaisquiestconsidérécomme un facteur décisif lorsqu'il est détecté : les agriculteurs sont des êtreshumains, les dauphins non. Vous le saviez, évidemment, mais cela était sansimpact sur le jugement effectué lors de l'évaluation simple. Le fait que lesdauphinsnesoientpasdesêtreshumainsn'estpasentréenlignedecomptecarlesautrescausesquevotremémoirevousasuggéréesneconcernaientpasnonplusdesêtreshumains.Delamêmemanière,vousavezfaitabstractiondufaitquelesagriculteurssontdesêtreshumainscarlesproblèmesdesantépubliqueconcernent toujoursdesêtreshumains.Lecadrageétroitde l'évaluationsimplepermetauxdauphinsd'obtenirunmeilleur score suruneéchelled'intensité, cequi a conduit à des contributions élevées par équivalence d'intensité.L'évaluationconjointemodifielamanièredontonsereprésentelesproblèmes:lefacteur«êtrehumainparoppositionàanimal»devientimportantuniquement

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lorsque les deux sont envisagés ensemble. Lors d'une évaluation conjointe, lapréférence va nettement aux agriculteurs : les gens sont prêts à contribuernettement plus à leur bien-être qu'à la protection d'une espèce attachantemaisnonhumaine.Iciencore,commec'étaitdéjàlecaspourlesparisetlevolàmainarmée, les jugements auxquels on arrive lors d'une évaluation simple et lorsd'uneévaluationconjointenesontpascohérents.Christopher Hsee, de l'université de Chicago, donne l'exemple suivant de

renversement de préférence, parmi de nombreux autres du même type. Lesobjetsévaluéssontdesdictionnairesdelamusiqued'occasion.

Lorsquelesdictionnairessontprésentésdanslecadred'uneévaluationsimple,le dictionnaire A se voit attribuer une valeur plus élevée, mais l'ordre depréférence change évidemment lors d'une évaluation conjointe. Ce résultatillustrel'hypothèsed'évaluabilitédeHsee:aucunpoidsn'estattribuéaunombred'entréeslorsd'uneévaluationsimple,parcequecenombren'estpasévaluablelorsqu'il estpris isolément.Lorsd'uneévaluationconjointe, aucontraire, il estimmédiatementévidentqueledictionnaireBestsupérieursurcepoint,etilesttoutaussiévidentquelenombred'entréesestbienplusimportantquel'étatdelacouverture341.

Renversementsinjustes

Ilyadebonnesraisonsdecroirequelamanièredontlajusticeestrendueestcontaminée par des incohérences prévisibles dans plusieurs domaines. Lespreuvesde ce fait viennent enpartied'expériences,notamment l'étudede fauxjurys, et en partie de l'analyse de modèles récurrents dans les lois, lesréglementationsetlajurisprudence.Pour une expérience, on a demandé à de faux jurés sélectionnés à partir de

listes de jurés au Texas d'évaluer le montant des dommages et intérêts dansplusieursaffairesciviles.Lesaffairesvenaientpardeux, avecdanschaquecasune demande d'indemnisation pour préjudice corporel et une demanded'indemnisation pour perte financière. Dans un premier temps, les faux jurésprocédaient à l'évaluationde l'undes scénarios, après quoi on leurmontrait la

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seconde affaire et on leur demandait de comparer les deux.Voici les résuméscorrespondantàl'unedecespairesd'affaires:

Affairen°1:Unenfantasubidesbrûluresmoyennementgraveslorsquesonpyjamaaprisfeualorsqu'iljouaitavecdesallumettes.Lasociétéquiaproduitlepyjaman'apasassuréunerésistanceaufeusuffisante.Affaire n°2 : Les agissementsmalhonnêtes d'une banque ont causé une

pertede10millionsd'eurosàuneautrebanque.

La moitié des participants ont jugé l'affaire n° 1 en premier (lors d'uneévaluation simple) avant de comparer les deux affaires lors d'une évaluationconjointe. Cette séquence a été inversée pour les autres participants. Lors del'évaluationsimple,lesjurésontaccordédesdommagesetintérêtsplusélevésàla banque victime d'une escroquerie qu'à l'enfant victime de brûlures,vraisemblablementparceque lemontantde laperte financière fournitunpointd'ancrageélevé.En revanche, lorsque les deux affaires ont été traitées ensemble, la

commisérationéprouvéepour lavictime l'a emporté sur l'effetd'ancrageet lesjurés ont augmenté le montant accordé à l'enfant jusqu'à dépasser le montantaccordéàlabanque.Enfaisantlamoyennesurplusieurscouplesd'affairesdecetype, on constate que les sommes accordées aux victimes de dommagescorporels étaient plus de deux fois plus importantes lors d'une évaluationconjointequelorsd'uneévaluationsimple.Lesjurésquiontexaminél'affairedel'enfantvictimedebrûlurespriseisolémentontfaituneoffrequicorrespondaitàl'intensité de leurs sentiments. Ils ne pouvaient pas prévoir que le montantaccordéàl'enfantparaîtraitinsuffisantencomparaisond'unesommeimportanteattribuée à une institution financière. Lors de l'évaluation conjointe, lesdommagesetintérêtsaccordésàlabanquesontrestésancréssurlapertequ'elleavaitsubie,maislemontantaccordéàl'enfantvictimedebrûluresaaugmenté,reflétant ainsi l'indignation suscitée par une négligence ayant entraîné desblessuressurunenfant.Commenous l'avonsvu, plus le cadre est large et inclusif, plus il est facile

d'être rationnel, et l'évaluation conjointe offre à l'évidence un cadre plus largequel'évaluationsimple.Bienentendu,ilfautseméfierdel'évaluationconjointelorsqu'unepersonnequi contrôle ce que l'onvoit a un intérêt dans ceque l'on

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choisit.Lesvendeursapprennentrapidementqu'enmanipulantlecontextedanslequel un client voit un produit, ils peuvent profondément influencer sespréférences. Cela dit, à l'exception de tels cas de manipulation délibérée, onsupposequelejugementcomparatif,quiimpliquenécessairementleSystème2,aplusdechancesd'êtrestablequedesévaluationssimples,quireflètentsouventl'intensité des réponses émotionnelles duSystème1.On s'attendrait donc à cequ'une institution souhaitant susciter des jugements réfléchis fasse en sorte defournirauxjugesuncontexteétenduafind'évaluerchaqueaffaire.J'aiétésurprisquand Cass Sunstein m'a appris qu'on interdisait explicitement aux jurésauxquels on a demandé d'évaluer des dommages et intérêts de s'intéresser àd'autresaffaires.Lesystèmejuridique,contrairementaubonsenspsychologique,favorisel'évaluationsimple.Dans une autre étude consacrée à l'incohérence au sein du système légal,

Sunstein a comparé les sanctions administratives pouvant être imposées pardifférentes agences du gouvernement américain, notamment l'OccupationalSafetyandHealthAdministration(administrationaméricainedelasécuritéetdelasantéautravail)etl'EnvironmentalProtectionAgency(agenceaméricainedeprotectiondel'environnement).Ilenaconcluqu'«auseind'unemêmecatégorie,les sanctions paraissent parfaitement rationnelles, au moins en cela que lespréjudiceslesplusgravessontpunisavecleplusdesévérité.Pourcequiestdesmanquements à la sécurité et la santé au travail, les sanctions les plus lourdessontréservéesauxviolationsrépétées,avecensuitedessanctionsmoinslourdespourdesviolationsquisontàlafoisdélibéréesetgraves,etenfinlessanctionsles plus légères pour le non-respect des exigences en matière de tenue deregistres342 ». On apprendra cependant sans surprise que le montant dessanctionsvarieconsidérablementd'uneagenceàl'autre,d'unemanièrequiaplusàvoiravec lapolitiqueet l'histoirequ'avecunsouciglobald'équité.L'amendecorrespondant à une « violation grave » de la réglementation concernant lasécuritéautravailestplafonnéeà7000dollars, tandisquel'amendemaximaleencouruepouruneviolationduWildBirdConservationAct(loisurlaprotectiondes oiseaux sauvages) est de 25 000 dollars. Les amendes paraissentraisonnablesparrapportauxautresamendesfixéesparunemêmeagence,maisparaissent bizarres si on les compare d'une agence à l'autre. Comme pour lesautresexemplesdonnésdanscechapitre,l'absurditén'estmanifestequelorsquelesdeuxcassontenvisagésensembledansuncadreétendu.

*

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Lerenversementdepréférenceenbref

«LesBTU(BritishThermalUnit)nem'évoquaientrienjusqu'àcequejemerende compte à quel point les caractéristiques d'un climatiseur peuvent varierd'unmodèleàl'autre.L'évaluationconjointeétaitessentielle.»«Vousditesquec'étaitundiscoursexceptionnelparcequevouslecomparezà

ses autres discours. Mais comparée aux autres intervenants, elle restait à unniveauinférieur.»« Souvent, lorsque l'on élargit le cadre, on prend des décisions plus

raisonnables.»«Lorsquevousconsidérezdescas isolés, ilyadeschancesquevoussoyez

guidéparuneréactionémotionnelleduSystème1.»

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34

Lescadresetlaréalité

L'Italie et la France se sont affrontées en finale de la Coupe dumonde defootball en 2006. Les deux phrases qui suivent décrivent le résultat de cetteconfrontation:«L'Italieagagné»,«LaFranceaperdu».Cesdeuxaffirmationsont-elles le même sens ? La réponse dépend entièrement de ce que vousentendezparsens.Envisagéesdupointdevueduraisonnementlogique,cesdeuxdescriptionsdu

résultatdumatchsont interchangeablespuisqu'ellesdésignent lemêmeétatdumonde. Comme le dirait un philosophe, leurs conditions de vérité sontidentiques:sil'unedesaffirmationsestvraie,alorsl'autrel'estégalement.C'estainsi qu'homo economicus comprend les choses. Ses convictions et sespréférencessontenprisesurlaréalité.Enparticulier,lesobjetsdeseschoixsontdesétatsdumonde,quinesontpasaffectésparlesmotschoisispourlesdécrire.Ilexisteuneautreacceptiondutermesens,selonlaquelle«l'Italieagagné»

et«laFranceaperdu»n'ontpasdutoutlemêmesens.Danscetteacception,lesens d'une phrase est ce qui se produit au niveau de vos mécanismesd'associations d'idées lors de la phase de compréhension. Les deux phrasessuscitentdesassociationsd'idéesrésolumentdistinctes.«L'Italieagagné»faitpenseràl'équiped'Italieetàcequ'elleafaitpourgagner.«LaFranceaperdu»faitpenseràl'équipedeFranceetàcequ'elleafaitpourperdre,notammentlemémorablecoupde tête assénéparZidaneàun joueur italien.Sur leplandesassociations d'idées qu'elles déclenchent – soit la façon dont le Système 1 yréagit–,lesdeuxphrases«signifient»vraimentdeschosesdifférentes.Lefaitquedesaffirmationséquivalentesd'unpointdevuelogiquepuissentsusciterdes

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réactions différentes implique qu'il est impossible pour un être humain d'êtreaussirationnelqu'homoeconomicus.

Lecadrageémotionnel

Amos et moi avons regroupé sous l'étiquette d'effets de cadrage les casd'influenceinjustifiéedelaformulationsurlesconvictionsetlespréférences343.Voicil'undesexemplesquenousavonsutilisés:

Seriez-vousprêtàaccepterunpariquivousdonne10%dechancesdegagner95euroset90%dechancesd'enperdre5?Seriez-vous prêt à payer 5 euros pour participer à une loterie qui vous

donne 10% de chances d'en gagner 100 et 90% de chances de ne riengagner?

Commencezparprendrequelques instantspourvouspersuaderque lesdeuxproblèmes sont identiques.Dans lesdeuxcas,vousdevezdécider sivousêtesprêtàaccepteruneperspectiveincertainequivousferasoitgagner95euros,soitenperdre5.Quelqu'undontlespréférencessontenprisesurlaréalitédonneraitla même réponse aux deux questions, mais ces personnes sont rares. Dans lapratique, l'une des versions suscite beaucoup plus de réponses positives : laseconde. Un résultat négatif est beaucoup plus facilement acceptable s'il estprésentésouslaformed'unbilletdeloterienongagnantquesouslaformed'unpariperdu.Riendesurprenantàcela : lespertesappellentdessentimentsplusnégatifsquelescoûts.LeschoixnesontpasenprisesurlaréalitéparcequeleSystème1nel'estpas.Le problème que nous avons élaboré a été influencé par ce que nous a

expliqué Richard Thaler ; lorsqu'il était étudiant, il avait punaisé devant sonbureauunecartequidisait:«Lescoûtsnesontpasdespertes.»Dansunedesespremières études sur le comportement des consommateurs, Thaler a renducompte du débat suivant : les stations-service doivent-elles avoir le droit depratiquerdesprixdifférentsselonquel'achatestrégléenespècesouparcartedecrédit344 ? Le lobby des cartes de crédit a exercé de fortes pressions pourinterdirelesprixdifférenciés,maisilavaitunepositionderepli:ladifférence,sielleétaitautorisée,seraitprésentéecommeuneremisesurpaiementcomptantet

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non comme une majoration sur paiement à crédit. D'un point de vuepsychologique,c'étaitjudicieux:lesgensacceptentplusfacilementderenonceràuneremisequedepayerunemajoration.Lesdeuxsontéquivalentsd'unpointdevueéconomique,maispasd'unpointdevueémotionnel.Lorsd'uneexpérience ingénieuse,uneéquipedeneurologuesde l'University

College de Londres a combiné une étude des effets de cadrage à desenregistrementsde l'activité dansdifférentespartiesdu cerveau.Afind'obtenirdes mesures fiables de l'activité cérébrale, cette expérience comportait denombreuxessais.Lafigure14illustrelesdeuxétapesdel'undecesessais.

Figure14

Dans un premier temps, on demande au sujet d'imaginer qu'il a reçu unesommed'argent,danscetexemple50livressterling.Ondemandeensuiteausujetdechoisirentreunrésultatcertainetunparisur

une rouede lachance.Si la roues'arrête surunecaseblanche, il« reçoit» lasommedanssonintégralité;sielles'arrêtesurunecasenoire,ilnereçoitriendeplus.Lerésultatcertaincorrespondaiticiexactementàlavaleurattenduedupari,danscecasungainde20livres.Commeon levoit ici, lemêmerésultatcertainpeutêtreprésenté (cadré)de

deuxmanières différentes :GARDER 20 livres ou PERDRE 30 livres. Le résultatobjectifeststrictement identiquedans lesdeuxcadres,etunhomoeconomicusenprisesurlaréalitéréagiraitauxdeuxdelamêmemanière–enchoisissantsoitle résultat certain, soit le pari, indépendamment du cadre – mais nous savonsdéjà que la pensée humaine n'est pas en prise sur la réalité. Lesmots utilisésévoquentunetendanceàapprouverourejeter,etnousnousattendonsàcequeleSystème 1 favorise l'option certaine lorsqu'elle est présentée dans le cadre

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GARDERetqu'ilrejettecettemêmeoptionlorsqu'elleestprésentéedanslecadrePERDRE.Denombreuxessaisontétéeffectuéspourcetteexpérience,etonasoumisà

chaqueparticipantplusieursproblèmesdechoixdanslesdeuxcadres,GARDERetPERDRE.Commeprévu,lesvingtparticipantssesonttousrévéléssujetsàl'effetde cadrage : ils étaient plus susceptibles de choisir le résultat certain dans lecadre GARDER et plus susceptibles d'accepter l'option aléatoire dans le cadrePERDRE.Leursréactionsn'ontpaspourautantétéidentiques.Certainsétaienttrèsinfluencésparlecadrageduproblème.D'autresontessentiellementfaitlemêmechoix indépendammentducadre–commedevrait le faireun individuenprisesur la réalité. Les auteurs de l'étude ont classé les vingt participants enconséquenceetont trouvéuneformulepercutantepourceclassement : l'indicederationalité.L'activité cérébrale a été enregistrée lors de chaque prise de décision des

participants.Ensuite,lesessaisontétéclassésendeuxcatégories:

1.lesessaispourlesquelslechoixduparticipantétaitconformeaucadre:•préférencepourlerésultatcertaindanslaversionGARDER•préférencepourl'optionaléatoiredanslaversionPERDRE2.lesessaispourlesquelslechoixduparticipantn'étaitpasconformeaucadre

Ces résultats remarquables illustrent le potentiel de laneuroéconomie–unenouvelledisciplineconsacréeàl'étudedel'activitécérébraled'unepersonnelorsdelaprisededécision.Desmilliersd'expériencesdecetypeontétémenéespardes neurologues, qui observent les régions précises du cerveau qui«s'illuminent»– signed'unaccroissementdudébitd'oxygène,cequi suggèreune activité neuronale accrue – selon les tâches que le sujet accomplit. Lesrégionsactivesnesontpaslesmêmesselonquel'onexamineunobjet,quel'ons'imaginedonneruncoupdepieddansunballon,quel'onreconnaîtunvisageouquel'onpenseàunemaison.D'autresrégionssontactivéeslorsd'unestimulationémotionnelle, lors d'un conflit, ou lorsque l'on se concentre pour résoudre unproblème.Mêmesilesneurologuesévitentsoigneusementdedire«cettepartiedu cerveau fait ceci et cela … », ils ont beaucoup appris au sujet des« personnalités » de ces différentes régions, et l'analyse de l'activité cérébralecontribue désormais de manière nettement plus importante qu'avant àl'interprétation psychologique. Cette étude sur le cadrage a permis de dégagertroisrésultatsprincipaux:

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◆Unerégionquiestsouventassociéeàlastimulationémotionnelle(lecomplexeamygdalien)était très susceptible d'être activée lorsque le choix des participants se conformait au cadre. Cerésultat n'est pas surprenant si l'on considère que la charge émotionnelle des mots GARDER etPERDREentraîneunetendanceimmédiateàchoisirlerésultatcertain(lorsqu'ilestprésentécommeungain)ouàl'éviter(lorsqu'ilestprésentécommeuneperte).Lesstimuliémotionnelsatteignenttrèsrapidementlecomplexeamygdalien–ilyadeforteschancespourquecelui-cisoitimpliquédansleSystème1.◆Unerégionassociéeauconflitetàlamaîtrisedesoi(lecortexcingulaireantérieur)étaitplus

active lorsque les participants ne faisaient pas la chose qui vient naturellement – lorsqu'ilschoisissaientlerésultatcertainalorsmêmequ'ilétaitprésentédanslecadrePERDRE.RésisteràlatendancenaturelleduSystème1impliqueapparemmentuneformedeconflit.◆ Les participants les plus « rationnels »– ceux qui étaient lemoins sensibles aux effets de

cadrage–présentaientuneactivitéaccruedansunezonefrontaleducerveauquiassociel'émotionetleraisonnementpourguiderlaprisededécision.Faitremarquable,cesindividus«rationnels»n'étaient pas ceux chez lesquels l'activité neuronale révélait les conflits les plus marqués. Ilsembleraitquecesparticipantsd'exceptionsoient(souventmaispastoujours)enprisesurlaréalitésansquecelaentraînenécessairementdeconflit.

En joignant une cartographie de l'activité neuronale à l'étude des choixréalisés, cette étudedonneunebonne illustrationde lamanièredont l'émotionassociéeàunmotpeut intervenirsurlechoixfinal.UneexpériencemenéeparAmos et des collègues à la Harvard Medical School nous donne l'exempleclassique du cadrage émotionnel. On a donné aux médecins participant àl'expérience des statistiques concernant le résultat de deux types de traitementpourlecancerdupoumon: interventionchirurgicaleetradiothérapie.Lestauxde survie à cinq ans font clairement pencher la balance en faveur del'interventionchirurgicale,maisàcourtterme,cettedernièreestplusrisquéequela radiothérapie.Ona fournidesstatistiquesconcernant les tauxdesurvieà lamoitiédesparticipants;lesautresontreçulamêmeinformationmaisexpriméeen termes demortalité.Les deux descriptions données pour le résultat à courttermed'uneinterventionchirurgicaleétaient:

Letauxdesurvieàunmoisestde90%.Ilyauntauxdemortalitéde10%lepremiermois.

Vous connaissez déjà le résultat : l'intervention chirurgicale a remporténettement plus de suffrages dans le premier cadre (84 % des médecins l'ontretenue)quedanslesecond(où50%ontprivilégiélaradiothérapie).Cesdeuxdescriptions sont parfaitement équivalentes d'un point de vue logique, et un

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individu en prise sur la réalité appelé à prendre une décision ferait le mêmechoix quelle que soit la version qu'il a vue.Mais le Système 1, comme nouscommençons à le savoir, est rarement indifférent auxmots lestés d'une chargeémotionnelle:mourirn'estpasunebonnechose,survivreestunebonnechose,etuntauxdesurviede90%sembleencourageantalorsqu'untauxdemortalitéde10%est effrayant345 .Unedécouverte importante réaliséedans lecadredecetteétudeestquelesmédecinssonttoutaussisujetsàl'effetdecadragequedespersonnesn'ayantpasdeconnaissancesparticulièresenmédecine(despatientsàl'hôpital et des étudiants en second cycle dans une école de commerce). Uneformationmédicalen'offredetouteévidenceaucuneprotectioncontreleseffetsdecadrage.L'étudeGARDER-PERDREet l'expériencesurvie-mortalitédiffèrentsurunpoint

important.Lespersonnesquiontparticipéàl'étuded'imageriecérébraleontétésoumisesàdenombreuxessaisoùellesontétéconfrontéesauxdifférentscadres.Elles avaient la possibilité de déceler l'effet perturbateur des cadres et de sesimplifierlatâcheenadoptantuncadreunique,parexempleenconvertissantunmontantexprimédanslacatégoriePERDREparsonéquivalentdans lacatégorieGARDER. Il faut être intelligent (etdisposerd'unSystème2bienentraîné)pourapprendre à faire cela, et les rares participants qui y sont parvenus faisaientprobablement partie des agents « rationnels » identifiés par les chercheurs. Àl'inverse, lesmédecinsquiont lu les statistiques concernant lesdeux thérapiesprésentées en termes de taux de survie n'avaient aucune raison de soupçonnerqu'ils auraient fait un choix différent si on leur avait présenté les mêmesstatistiquesexpriméesentermesdemortalité.Lerecadragedemandeuneffortetle Système 2 est généralement paresseux. À moins qu'il n'y ait une raisonévidente de ne pas le faire, nous acceptons pour la plupart passivement lesproblèmesdedécisiontelsqu'ilssontcadréset,decefait,nousavonsrarementl'occasion de nous rendre compte jusqu'à quel point nos préférences sontdépendantesducadrageplutôtqu'enprisesurlaréalité.

Intuitionssansfondement

En introductiondenotreétudesur lecadrage,Amosetmoiavonsdonnéunexemple qui est resté célèbre sous le nom de « problème de la maladieasiatique346».Imaginez que les États-Unis se préparent à affronter une épidémie d'une

maladieasiatiquerare,quirisquedefairesixcentsmorts.Deuxprogrammesont

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étéproposéspourluttercontrel'épidémie.Lesestimationsscientifiqueslesplusprécisesdesconséquencesdecesprogrammessontlessuivantes:

SileprogrammeAestadopté,200personnesserontsauvées.Si le programme B est adopté, il y a une chance sur trois que 600

personnes soient sauvées et deux chances sur trois que personne ne soitsauvé.

Unenettemajoritédeparticipantsont choisi leprogrammeA : ilspréfèrentl'optioncertaineàl'optionaléatoire.Lesrésultatsdesdeuxprogrammesontétéprésentésdansuncadredifférent

dansunesecondeversion:

SileprogrammeA'estadopté,400personnesmourront.SileprogrammeB'estadopté,ilyaunechancesurtroisquepersonnene

mourraetdeuxchancessurtroisque600personnesmourront.

Regardezattentivementetcomparezlesdeuxversions:lesconséquencesdesprogrammesAetA'sontidentiques; ilenestdemêmepourlesconséquencesdesprogrammesBetB'.Pourtant,danslesecondcadre,unegrandemajoritédepersonnesontchoisil'optionaléatoire.Lefaitquelechoixnesoitpaslemêmepourlesdeuxcadresestconformeàla

théoriedesperspectives,selonlaquellelechoixentreuneoptionaléatoireetuneoption certaine ne se fait pas de lamêmemanière selon que les résultats sontbonsoumauvais.Lorsdelaprisededécision,ontendàpréférerl'optioncertaineà l'option aléatoire (aversion au risque) lorsque les résultats sont positifs. Ontendà rejeter l'optioncertaineetàaccepter l'optionaléatoire (attirancepour lerisque) lorsque les deux résultats sont négatifs. Ces conclusions étaient bienétabliespourleschoixentreoptionaléatoireetoptioncertainedansledomainemonétaire.Lecasdelamaladiemontrequelamêmerègles'appliquelorsquelesrésultatssemesurentennombredeviessauvéesouennombredemorts.Danscecontexte, l'expérience de cadrage révèle également que les préférences enmatièred'aversionaurisqueoud'attirancepourlerisquenesontpasenprisesur

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la réalité. Une formulation différente entraîne un renversement de préférencepourunmêmerésultatobjectif.Une anecdote dont m'a parlé Amos donne un tour sinistre à cette histoire.

Amos avait été invité à prononcer un discours devant un groupe deprofessionnels de santé publique– les décisionnaires enmatière de vaccins etpour d'autres programmes. Il en profita pour leur exposer le problème de lamaladieasiatique:ilprésentalaversion«viessauvées»àlamoitiéd'entreeuxet la version « nombre de morts » à l'autre moitié. Tout comme les autresparticipantsà l'expérience,cesprofessionnelsdesantépubliquesesontrévéléssujets aux effets de cadrage. Il est un peu inquiétant de se dire que lesresponsableschargésdeprendredesdécisionsquiaffectent lasantédetoute lapopulation peuvent changer d'avis suite à unemanipulation aussi superficielle– mais il faut s'habituer à l'idée que même les décisions importantes sontinfluencées,sinondictées,parleSystème1.Ilestencoreplus troublantdevoircequisepasse lorsque l'onmet lesgens

faceàleursincohérences:«Vousavezchoisidesauver200viesaveccertitudelorsqueleproblèmeétaitformuléd'unecertainemanière,puisvousavezchoiside parier plutôt que d'accepter 400morts avec l'autre formulation.Maintenantque vous savez que vos choix étaient incohérents, que décidez-vous ? » Laréponseestengénéralunsilencegêné.LesintuitionsquiontconduitaupremierchoixprovenaientduSystème1etn'avaientpasplusdefondementmoralquelapréférencepourgarder20livresoul'aversionàl'idéed'enperdre30.Sauverdesviesdemanièrecertaineestpositif,lesdécèssontnégatifs.Laplupartdesgenss'aperçoivent que leur Système 2 n'a pas d'intuitions morales propres pourrépondreàlaquestion.JedoisaugrandéconomisteThomasSchellingmonexemplepréféréd'effetde

cadrage,décritdanssonlivreChoiceandConsequence347.Cedernieraétéécritavantquenostravauxsurlecadragesoientpubliés,etcettenotionn'étaitpassonprincipalsujetd'étude.Sonexempleconcernelesréductionsd'impôtpourenfantàchargetellesquedéfiniesdanslecodedesimpôts,sujetqu'ilaabordéavecsesétudiantsàlaKennedySchooldeHarvard.Schellingaexpliquéàsesétudiantsqu'il existait une réduction d'impôt standard par enfant, et que le montant decetteréductionétaitindépendantdesrevenusducontribuable.Illeurademandéleuravisconcernantlapropositionsuivante:

Lemontant de la réduction d'impôt pour enfant à charge devrait-il êtreplusélevépourlesrichesquepourlespauvres?

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VotreréactionesttrèsvraisemblablementlamêmequecelledesétudiantsdeSchelling : ils ont trouvé l'idée de favoriser les riches en leur accordant uneréductiond'impôtplusimportantetotalementinacceptable.Schellingleuraensuitefaitremarquerquelecodedesimpôtsétaitarbitraire.

Il part du principe que le cas par défaut est celui d'une famille sans enfant etréduitlemontantdesimpôtsdumontantdelaréductionàlaquellechaqueenfantdonnedroit.Lecodedesimpôtspourraitévidemmentêtreréécritavecunautrecaspardéfaut:unefamillededeuxenfants.Danscecas, les famillesquiauraientmoinsdedeuxenfants (lenombrepar

défaut) devraient payer une majoration. Schelling a ensuite demandé à sesétudiantsdecommenterunenouvelleproposition:

Lespauvres sansenfantdevraient-ilspayer lamêmemajorationque lesrichessansenfant?

Làencore,vousréagissezsansdouteàcetteidéedelamêmemanièrequesesétudiants, qui l'ont rejetée de manière aussi catégorique que la première.Schelling a démontré à ses étudiants qu'ils ne pouvaient pourtant paslogiquement rejeter les deux propositions. Mettez ces deux propositions enregardl'unedel'autre.Ladifférenceentrel'impôtdûparunfoyersansenfantsetparunefamillededeuxenfantsestprésentéecommeuneréductiond'impôtdansla première version et comme une augmentation dans la seconde. Si, dans lapremièreversion,vousvoulezquelespauvresbénéficientdumêmeavantage(oud'unavantagesupérieur)que les richess'ilsontdesenfants,alorsvousdevriezvouloir que les pauvres paient aumoins lamême pénalité que les riches s'ilsn'ontpasd'enfants.OnreconnaîticileSystème1àl'œuvre.Ilnousfournituneréponseimmédiate

àn'importequellequestionconcernantlesrichesetlespauvres:dansledoute,ilfautfavoriserlespauvres.L'aspectsurprenantduproblèmesoulevéparSchellingest que cette règlemorale en apparence simple ne fonctionne pas demanièrefiable. Elle génère des réponses contradictoires au même problème selon lamanièredont leproblèmeestprésenté.Biensûr,vousavezdéjàuneidéedelaquestionsuivante.Maintenantquevousavezconsciencequevosréponsessontinfluencéesparlecadredanslequelleproblèmeestposé,querépondez-vousàla

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question:Commentlecodedesimpôtsdevrait-iltraiterlesenfantsdesrichesetdespauvres?Là encore, vous allez sans doute vous trouver déconcerté. Vous avez des

intuitionsmorales au sujetdesdifférences entre les riches et lespauvres,maiscesintuitionsdépendentd'unpointderéférencearbitraire,etellesneconcernentpas le problème réel.Le problème– la question portant sur des états réels dumonde–estdesavoirquelimpôtchaquefamilledoitpayer,commentremplirlescases dans la trame du code des impôts. Vous n'avez pas d'intuitionsmoralesimpérativespourvousaideràrésoudreceproblème.Vossentimentsmorauxsontrattachésàdescadres,àdesdescriptionsdelaréalitéplutôtqu'àlaréalitéelle-même.Lemessage concernant la naturedu cadrage est sans équivoque : il nefaut pas voir le cadrage comme une intervention quimasque ou déforme unepréférence sous-jacente. Dans ce cas précis au moins – mais c'est égalementvalablepourlesproblèmesdelamaladieasiatiqueetduchoixdel'interventionchirurgicaleoudelaradiothérapiepourlecancerdupoumon–, iln'yapasdepréférence sous-jacente qui serait masquée ou déformée par le cadre. Nospréférencessontrattachéesàdesproblèmescadrés,etnosintuitionsmoralessontliéesàdesdescriptions,pasàdesfaitsconcrets.

Bonsetmauvaiscadres

Tous les cadres ne se valent pas, et certains cadres sont indiscutablementpréférables à d'autres manières de décrire (ou de penser à) la même chose.Prenezlapairedeproblèmessuivants:

Unefemmeaachetédeuxbilletsdethéâtrecoûtant80euroschacun.Unefoisarrivéeauthéâtre,ellesortsonportefeuilleetconstatequelesbilletsn'ysontplus.Va-t-elleacheterdeuxbilletssupplémentairespourvoirlapièce?Une femme se rend au théâtre avec l'intention d'acheter deux billets

coûtant 80 euros chacun. Une fois arrivée au théâtre, elle sort sonportefeuilleet constateavecconsternationque les160eurosavec lesquelsellecomptaitréglersonachatn'ysontplus.Ellepourraitutilisersacartedecrédit.Va-t-elleacheterlesbillets?

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Les participants qui ne voient qu'une version de ce problème arrivent à desconclusions différentes, en fonction du cadre dans lequel le problème estprésenté. La plupart pensent que la femme dans le premier récit rentrera chezelle sans voir la pièce si elle a perdu les billets, et la plupart pensent qu'elleachèteradesbilletsavecsacartedecréditsielleaperdul'argent.L'explicationnedevraitpasnoussurprendre– ceproblème fait intervenir la

comptabilité mentale et le sophisme des coûts irrécupérables. Les différentscadres évoquent des comptes mentaux différents, et l'importance de la pertedépendducompteauquelelleaétéaffectée.Lorsquedesbilletspourunepiècedonnéesontperdus,ilestnormaldelesaffecteraucompteassociéàcettepièce.Lecoûtsembleavoirdoubléetpeutàprésentparaîtreexcessifparrapportàsonobjet. À l'inverse, une perte d'argent est affectée à un compte « recettesgénérales»–lafemmeserendantauthéâtreestlégèrementpluspauvrequ'ellenelepensait,etlaquestionqu'ellerisquedeseposerestdesavoirsicettelégèrebaissedesesressourcesdisponiblesl'amèneraàmodifiersadécisionconcernantl'achatdebillets.Laplupartdesparticipantsontestiméquenon.La version dans laquelle c'est de l'argent qui a été perdu débouche sur des

décisionsplus raisonnables.Elleconstitueuncadreplusadaptécarcetteperte,mêmesilesbilletsontégalementétéperdus,est«irrécupérable»,etilnefautpastenircomptedescoûtsirrécupérables.Lepassén'entrepasenconsidérationetseulescomptentlesoptionsquis'offrentmaintenantàcettefemme,ainsiqueleursconséquencesprobables.Qu'elleaitperdudel'argentoudesbillets,lefaitpertinentestqu'elleseretrouvemoinsrichequ'ellenel'étaitavantdesortirsonportefeuille.Silapersonnequiaperdulesbilletsmedemandaitmonavis,voicicequejeluirépondrais:«Auriez-vousachetécesbilletssivousaviezperduunesommed'argentéquivalente?Sioui,achetezdenouveauxbillets.»Descadresplus larges et des comptesplus englobants favorisent engénéral desdécisionsplusrationnelles.Dans l'exemple suivant, deux cadres possibles suscitent des intuitions

mathématiquesdifférentes,dontl'uneestnettementsupérieureàl'autre.Dansunarticle intitulé «TheMPG Illusion » (L'illusion desmilles par gallon), publiédanslarevueScienceen2008,lespsychologuesRichardLarricketJackSollontidentifiéuncasoùl'acceptationpassived'uncadretrompeurentraînedescoûtsnonnégligeables et des conséquencesgraves348 . La plupart des personnes quiachètent une voiture citent la consommation comme l'un des facteurs quiinfluencent leur choix ; ils savent que les voitures qui consommentmoins ontdes coûts d'exploitationmoins élevés.Mais le cadre traditionnellement utilisé

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auxÉtats-Unis–MPG,soitmillespargallon–serévèlebienpeuapteàguiderles décisions à la fois du consommateur et du législateur. Prenez deuxpropriétairesdevoiturequicherchentàfairedeséconomies:

Adampassed'unvéhiculeparticulièrementgourmandenessence,quiestenmesuredeparcourir 12millespargallon, àun autre légèrementmoinsgourmandquipeutenfaire14.Beth, soucieuse du respect de l'environnement, passe d'une voiture qui

parcourt30millespargallonàuneautrequipeutenparcourir40.

Supposez que les deux conducteurs parcourent la même distance en uneannée.Qui économisera le plus de carburant en changeant devéhicule ?Vouspartagezpresquecertainementl'idéerépandueselonlaquellel'actiondeBethestplussignificativequecelled'Adam:ellearéduitsonMPGde10millesplutôtque2,etd'untiers(de30à40)plutôtqued'unsixième(de12à14).Maintenant,faites travailler votre Système 2 pour y voir clair. Si les deux personnesparcourent toutes lesdeux10000milles, laconsommationd'Adampasseradescandaleuse (833 gallons) à choquante (714 gallons), soit une économie de119gallons.LaconsommationdeBethpasserade333gallonsà250, soituneéconomie de seulement 83 gallons. Le cadreMPG est erroné, et il faudrait leremplacer par un cadre en gallons parmille (ou en litres aux 100 kilomètres,comme dans la plupart des autres pays). Comme le font remarquer Larrick etSoll, les intuitions trompeuses induites par le cadre MPG sont susceptiblesd'induire en erreur les décideurs politiques aussi bien que les acheteurs devoiture.Au sein de l'administration du président Obama, Cass Sunstein fut

administrateur de l'Office of Information and Regulatory Affairs (Bureau del'informationetdesaffairesréglementaires).AvecRichardThaler,Sunsteinfutleco-auteurdeNudge, qui constitue la référencepourqui souhaite appliquerdesprincipesd'économiecomportementaleàunepolitiqueconcrète.Cen'estpasparhasard que l'autocollant « fuel economy and environment » (économies decarburant et environnement), qui sera affiché sur toutes les voitures neuves àpartirde2013,indiquerapourlapremièrefoisauxÉtats-Unisdesinformationsconcernant la consommation en gallons par mille. Malheureusement, cetteformulation,quiestlaplusappropriée,apparaîtraenpetitscaractères,àcôtéde

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l'information habituelle exprimée enMPGqui sera, elle, en gros caractères. Ils'agitnéanmoinsd'unpasdanslabonnedirection.Ledélaidecinqansentrelapublication de «L'illusion desmilles par gallon » et la correction partielle del'unité habituelle constitue probablement un record de vitesse pour lamise enœuvre, dans une mesure concrète, d'une notion issue de la recherche enpsychologie.Dansdenombreuxpays,desinstructionsconcernant ledond'organesencas

de mort accidentelle figurent sur le permis de conduire. La manière dont cechoix est exprimé nous donne un autre exemple dans lequel un cadre estclairementsupérieuràl'autre.Ilyapeudegenspoursoutenirqueladécisiondedonnerounonsesorganesestsansimportance;pourtant,toutporteàcroirequelaplupartdesgensprennent ladécisionsansy réfléchir.Unecomparaisondestauxdedond'organesdanslespayseuropéens,quimetaujourdesdifférencesétonnantes entre des pays voisins et culturellement proches, en apporte lapreuve349.Unarticlepubliéen2003indiquaitqueletauxdedond'organesétaitprochede100%enAutrichemaisdeseulement12%enAllemagne,de86%enSuèdemaisdeseulement4%auDanemark.Cesdifférencesénormesrésultentd'uneffetdecadrage,quiest induitpar la

formequeprendlaquestioncritique.Danslespaysàforttauxdedond'organes,les personnes qui ne souhaitent pas donner leurs organes doivent cocher unecase. S'ils ne le font pas, on les considère comme donneurs volontaires. Àl'inverse, dans les pays à faible tauxdedond'organes, il faut cocher une casepourdevenirdonneur.C'est aussi simplequeça.Pour savoir siouiounon lesgens serontmajoritairementprêts àdonner leursorganes, il suffit de connaîtrel'intituléduchoixpardéfautquiseraadoptésansavoiràcocherunecase.Contrairement aux autres effets de cadrage qui ont pu être rapportés à des

caractéristiquesduSystème1,l'effet«dond'organes»s'expliqueparlaparesseduSystème2.Lesgenscocherontlacases'ilsontdéjàdécidécequ'ilssouhaitentfaire. Si la question les prend par surprise, ils doivent faire l'effort de sedemanders'ilsveulentcocherlacase.J'imagineunformulairededond'organesdans lequel on demanderait aux gens de résoudre un problèmemathématiquedans la case correspondant à leur décision. L'une des cases contiendrait leproblème2+2=?Leproblèmedansl'autrecaseserait13×37=?Celaauraitcertainementuneffetdécisifsurletauxfinal.Si le rôle de la formulation est avéré, cela entraîne une question pour toute

mesureàmettreenœuvre:quelleformulationadopter?Danscecasprécis, laréponse est simple. Si vous pensez que l'existence d'une importante banque

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d'organesestunebonnechosepourlasociété,vousneresterezpasneutreentreune formulationquidonnequasiment100%dedons et une autre formulationquin'obtientque4%dedonschezlesconducteurs.Commenousl'avonsvuàdenombreuses reprises, un choix important se trouve déterminé par un aspectparfaitementanodinde lasituation.Voilàquiest fâcheux– celan'estpasainsique nous voudrions prendre des décisions importantes.De plus, cela n'est pasainsi que nous appréhendons la manière dont fonctionne notre pensée, etpourtant les preuves attestant l'existence de ces illusions cognitives sontincontestables.Onpeutconsidérerqu'ils'agitlàd'unpointmarquécontrelathéoriedesagents

rationnels.Toutethéoriedignedecenomaffirmequecertainsévénementssontimpossibles – ils ne se produiront pas si la théorie est exacte. Lorsqu'unévénement « impossible » est constaté, la théorie est réfutée. Les théoriespeuvent survivre pendant une longue période après avoir été réfutées par despreuvesconcluantes,etlemodèledel'agentrationnelaindubitablementsurvécuauxpreuvesquenousavonsexaminées,etàbiend'autresencore.Lecasdudond'organesmontrequeledébatautourdelarationalitédel'être

humainpeutavoiruneffetimportantdanslemonderéel.Unedifférencedetailleentreceuxquicroientaumodèledel'agentrationneletceuxquileremettentenquestionestquelespremiersprésupposentque,faceàdesproblèmesimportants,nospréférencesnepeuventpasêtredéterminéespar la formulationd'unchoix.Çanelesintéresseramêmepasdesepenchersurlaquestion–c'estpourquoionseretrouvesouventavecdesrésultatsdequalitémédiocre.Lesgensquifontpreuvedescepticismeausujetdelarationaliténesontpas

surpris.Ilsontétéformésàêtresensiblesaurôlequedesfacteursapparemmentanodinspeuventjouerdansladéterminationdespréférences– j'espèrepourmapartquemeslecteursaurontacquiscettesensibilité.

*

Lescadresetlaréalitéenbref

« Ils accepteront mieux ce qui s'est passé s'ils parviennent à envisager lerésultat sous un angle différent : ce qu'il leur reste plutôt que ce qu'ils ontperdu.»

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« Maintenant reformulons le problème en modifiant le point de référence.Imaginez que cela ne nous appartenait pas ; à combien l'estimerions-nousdésormais?»«Assignezcetteperteàvotrecomptementaldes“recettesgénérales”–vous

voussentirezmieux!»«Ilsvousdemandentdecocherunecasepourvousdésabonnerdeleurlistede

diffusion.Cettelisteseraitbienpluscourtes'ilsvousdemandaientdecocherunecasepours'abonner!»

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Cinquièmepartie

Lesdeuxfacettesdumoi

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35

Lesdeuxfacettesdumoi

Le terme « utilité » a eu deux sens distincts au fil de sa longue histoire.JeremyBenthamentame son Introduction aux principes de lamorale et de lalégislation par cette phrase célèbre : « La Nature a soumis l'humanité augouvernement de deuxmaîtres souverains, la douleur et le plaisir.C'est à euxseuls qu'il revient de nous indiquer ce que nous devrions faire, ainsi que dedéterminer ce que nous allons faire. » Dans une note maladroite, Benthams'excused'avoirappliqué lemotutilité àcesexpériences,précisantqu'iln'étaitpas parvenu à trouver de meilleur terme. Pour distinguer l'interprétationbenthamienneduterme,jel'appellerail'utilitéexpérimentée.Au cours des cent dernières années, les économistes ont employé lemême

mot pour parler d'autre chose. Tel que l'appliquent les économistes et lesthéoriciensde la décision, il signifie«désirabilité »– et c'est ceque j'appellel'utilité de décision350. La théorie de l'utilité espérée, par exemple, estentièrement consacrée aux règles de la rationalité qui devraient présider auxutilités de décision ; elle n'a absolument rien à dire sur les expérienceshédonistes.Biensûr,lesdeuxconceptsd'utilitécoïnciderontsilesgensdésirentcedontilsveulentjouir,etjouissentdecequ'ilschoisissentpoureux-mêmes–etcettesuppositiondecoïncidenceest implicitedans l'idéegénéralequiveutqueles agents économiques soient rationnels. On attend d'agents rationnels qu'ilsconnaissent leurs goûts, tant présents que futurs, et ils sont censés prendre debonnesdécisions,quimaximiserontcesintérêts.

L'utilitéexpérimentée

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Il y a longtemps déjà que les divergences éventuelles entre l'utilitéexpérimentée et l'utilité de décision me fascinent. Alors qu'Amos et moitravaillions encore sur la théorie des perspectives, j'ai inventé une énigme,formulée comme suit : imaginezun individuqui subit unepiqûredouloureusepar jour.Iln'yapasd'adaptation; jouraprès jour, ladouleurest lamême.Lesgens attacheront-ils la même valeur à une réduction du nombre de piqûresprévuesde20à18etde6à4?Unedistinctionsejustifie-t-elle?Je n'ai pas eu besoin de rassembler des données, parce que le résultat était

évident.Vous pouvez vérifier par vous-mêmes : vous seriez prêt à payer pluspourréduirelenombred'injectionsd'untiers(6à4)plutôtqued'undixième(20à18).L'utilitédedécisiondelasuppressiondedeuxpiqûresestplusimportantedans le premier cas que dans le second, et tout lemonde paiera plus pour lapremièreréductionquepourlaseconde.Maiscettedifférenceestabsurde.Si,dejourenjour,ladouleurnechangepas,qu'est-cequijustifiequel'onattribuedesutilités différentes à une réduction de deux du nombre total d'expériencesdouloureuses,enfonctiondunombred'injectionsprécédentes?Danslestermesque nous emploierions aujourd'hui, cette énigme introduisait l'idée que l'utilitéexpérimentée pouvait être mesurée par le nombre de piqûres. Elle suggéraitégalement que, dumoins dans certains cas, l'utilité expérimentée est le critèrepermettantd'évaluerunedécision.Undécideurquipaiedessommesdifférentespouratteindrelemêmegaind'utilitéexpérimentée(oupours'épargnerlamêmeperte)commetuneerreur.Celapeutvousparaîtreévident,maisdanslathéoriede la décision, la seule base pour juger qu'une décision est erronée est sonincohérence par rapport à d'autres préférences.Amos etmoi avons discuté duproblème,sansallerplusloin.Jen'ysuisrevenuquedesannéesplustard.

Expérienceetmémoire

Comment peut-on mesurer l'utilité expérimentée ? Comment devrions-nousrépondreàdesquestionscomme«QuelledouleurHelena-t-elleressentiedurantl'intervention médicale ? » ou « Quel plaisir a-t-elle retiré des vingt minutesqu'elle apassées à laplage ?»L'économistebritanniqueFrancisEdgeworth aspéculé sur ce sujet auXIXe siècle et proposé l'idée d'un « hédonimètre », uninstrument imaginaire analogue aux appareils utilisés dans les stationsmétéorologiques, qui mesurerait le niveau de plaisir ou de souffrancequ'expérimenteàtoutmomentunindividu351.

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L'utilité expérimentée varierait donc, un peu comme la températurequotidienne ou la pression barométrique, et les résultats seraient consignéscommeunefonctiondutemps.Laquestiondeladouleurouduplaisirressentipar Helen durant son intervention médicale ou ses vacances se situerait dans« l'aire sous la courbe ». Le temps joue un rôle crucial dans la conceptiond'Edgeworth.SiHelenresteàlaplagependantquaranteminutesaulieudevingt,et que son plaisir reste aussi intense, alors l'utilité expérimentée totale de cetépisode est multipliée par deux, tout comme le fait de doubler le nombre depiqûres double la souffrance d'une série d'injections. Telle était la théoried'Edgeworth,etnouscomprenonsaujourd'huiavecprécisionlesconditionsdanslesquelleselleestvalide352.Les graphiques de la figure 15 illustrent l'expérience de deux patients qui

subissentunecoloscopiedouloureuse,àpartird'uneétudequeDonRedelmeieretmoiavonsconçueensemble.Redelmeier,médecinetchercheurdel'universitédeToronto, l'a réaliséeaudébutdesannées1990353 . Ilestaujourd'huicourantd'administrer un anesthésiant et un médicament provoquant l'amnésie dans lecadredecette intervention,maiscesproduitsn'étaientpas répandusà l'époqueoùnousavonscollecténosdonnées.Toutesles60secondes,ondemandaitauxpatients d'indiquer le niveau de douleur dont ils faisaient l'expérience à cetinstant. Les données sont indiquées sur une échelle allant de zéro, « aucunedouleur du tout », à 10, « douleur intolérable ».Commevous pouvez le voir,l'expériencedechaquepatientvarieconsidérablementpendantl'intervention,quiaduré8minutespour le patientAet 24minutespour le patientB (ledernierrésultatdezérodouleuraétéenregistréaprèslafindel'intervention).Untotalde154 patients ont participé à l'expérience ; l'intervention la plus courte a duré4minutes,lapluslongue69minutes.Ensuite, considérez une question facile : partant du principe que les deux

patientssesontservisdel'échellededouleurdelamêmefaçon,lequeldesdeuxaleplussouffert?Aucunehésitation.Toutlemondes'accordeàreconnaîtrequelesortdupatientBaétépire.LepatientBapasséaumoinsautantdetempsquele patientA à n'importe quel degrédedouleur, et « l'aire sous la courbe» estclairementplusimportantechezBquechezA.Lefacteurclé,biensûr,c'estquela procédure de B a duré beaucoup plus longtemps. J'appellerai les mesuresbaséessurlesindicationsdedouleurmomentanéeletotalhédonimétrique.

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Figure15

Une fois la procédure terminée, il a été demandé à tous les participantsd'évaluerla«sommetotalededouleur»qu'ilsvenaientdevivre.Laformulationétaitfaitepourlesencourageràpenseràl'intégraledeladouleurqu'ilsavaientindiquée, reproduisant le total hédonimétrique.Étonnamment, les patients n'enontrienfait.L'analysestatistiqueaaboutiàdeuxdécouvertes,quiillustrentunschémaquenousavonsobservédansd'autresexpériences:

◆Lapeak-endrule (« règle pic-fin ») : l'évaluation globale rétrospective pouvait être préditeavecprécisionparlamoyenneduniveaudedouleurindiquéaupiremomentdel'expérienceetàsafin.◆ La négligence de la durée : la durée de la procédure n'a eu absolument aucun effet sur

l'évaluationdeladouleurtotale.

VouspouvezmaintenantappliquercesrèglesauxprofilsdespatientsAetB.La pire des valeurs (8 sur une échelle de 10) a été la même pour les deuxpatients,maisladernièreévaluationavantlafindel'interventionaétéde7pourlepatientAetde seulement1pour lepatientB.Lamoyenne«pic-fin»étaitdonc de 7,5 pour le patient A et de seulement 4,5 pour le patient B. Commeprévu, le patient A avait gardé un souvenir bien pire de l'épisode que lepatient B. Le patient A a eu la malchance que l'intervention prenne fin à unmauvaismoment,luilaissantunsouvenirdéplaisant.Nous disposons maintenant de données à foison : deux mesures d'utilité

expérimentée– le totalhédonimétriqueet l'évaluation rétrospective–, qui sontsystématiquement différentes.Les totauxhédonimétriques sont calculés par unobservateuràpartirdesindicationsfourniesparunindividusuruneexpériencevécueàunmomentdonné.Cesjugementssontditspondérésparladurée,parceque le calcul de « l'aire sous la courbe » attribue un poids égal à tous lesmoments : deux minutes de douleur au niveau 9 sont deux fois pires qu'uneminuteaumêmeniveau.Toutefois,lesdécouvertesliéesàcetteexpérienceetà

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d'autresmontrentquelesévaluationsrétrospectivessontinsensiblesàladuréeetpondèrentdeuxmomentsdistincts, lepicet la fin,beaucoupplusqued'autres.Laquelle de ces deux mesures est la plus importante ? Que devrait faire lemédecin ?Cechoix ades implicationspour lapratiquemédicale.Nous avonsremarquéque:

◆ si l'objectif est de réduire le souvenir qu'ont les patients de la douleur, il pourrait être plusimportantdediminuerl'intensitédupicdedouleurquedeminimiserladuréedel'intervention.Ensuivantlemêmeraisonnement,unsoulagementprogressifestpeut-êtrepréférableàunsoulagementbrutal si les patients gardent unmeilleur souvenir quand la douleur à la fin de l'intervention estrelativementfaible;◆si l'objectifestdelimiter leniveaudedouleureffectivementressentie, ilpeutêtreapproprié

d'effectuerrapidementl'interventionmêmesi,cefaisant,onaugmentel'intensitédupicdedouleur,dontlespatientsgarderontunsouvenirterrible.

Lequel de ces objectifs vous paraît le plus convaincant ? Je n'ai pas menéd'enquête approfondie à ce sujet,mais j'ai l'impression qu'une grandemajoritépencheraenfaveurd'uneréductiondusouvenirdeladouleur.Personnellement,il m'est plus facile d'envisager ce dilemme comme un conflit d'intérêts entredeuxmoi (quinecorrespondentpas à nosdeux systèmes familiers 1 et 2).Lemoiexpérimentantestceluiqui répondà laquestion :«Est-cequeçafaitmalmaintenant ? »Lemoimémoriel est celui qui répond à la question : «C'étaitcomment,dansl'ensemble?»Lessouvenirssonttoutcequinousrestedenotreexpérience de la vie, et la seule perspective que nous pouvons adopter quandnouspensonsànotreexistenceestdonccelledumoimémoriel.À l'issue d'une de mes conférences, un auditeur a eu un commentaire qui

illustreladifficultéqu'ilyaàfaireladistinctionentresouvenirsetexpériences.Il a raconté comment, en extase, il avait écouté une longue symphonie sur undisque qui était rayé vers la fin, ce qui avait produit un son choquant, lequelavait«saccagélemorceau».Enréalité,cen'étaitpaslemorceauquiavaitétésaccagé, seulement lesouvenirqu'ilenavait.Lemoiexpérimentantavaitvécuune expérience qui était presque entièrement plaisante, et la fin négative n'ychangeait rien, parce que cela avait déjà eu lieu. La personne avait accordé àl'ensemble de l'épisode unemauvaise note parce qu'il s'était trèsmal terminé,mais sa note ignorait purement et simplement quarante minutes d'extasemusicale.Lavéritableexpériencen'a-t-elledoncaucuneimportance?Le fait de confondre l'expérience avec le souvenir que l'on en a est une

puissante illusion cognitive – et c'est la substitution qui nous pousse à croirequ'uneexpériencepasséepeutêtresaccagée.Lemoiexpérimentantnepeutpas

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s'exprimer.Lemoimémoriel se trompeparfois,maisc'est luiquienregistreetgouvernecequenousapprenonsdelavie,c'estluiquiprendlesdécisions.Lesleçonsquenous tironsdupasséontpourbutdemaximiser lesqualitésdenossouvenirsfuturs,pasnécessairementnotreexpériencefuture.C'estlatyranniedumoimémoriel.

Quelestlemoiquidécide?

Pourdémontrer lepouvoirdumoimémorieldans ledomainede laprisededécision,mes collègues etmoi avonsmis aupointune expérience recourant àune formede torturebénigneque j'appellerai la situationde lamain froide (letermetechnique,hideux,est«épreuvedufroid»).Ondemandeauxparticipantsde plonger leur main jusqu'au poignet dans de l'eau douloureusement froidejusqu'àcequ'onleurdisedelaretireretqu'onleurproposeuneserviettechaude.De leur main libre, nos sujets contrôlaient des flèches sur un clavier pourindiquerencontinuladouleurqu'ilsressentaient,encommunicationdirecteavecleur moi expérimentant. Nous avions choisi une température qui causait unedouleur modérée mais tolérable : les participants, des volontaires, étaientévidemmentlibresderetirerleurmainàtoutmoment,maisaucunnel'afait.Chaqueparticipantasubideuxépisodesdemainfroide:

L'épisode court consistait en 60 secondes d'immersion dans une eau à14 °C, soit une expérience de froid douloureux,mais pas intolérable. Aubout des 60 secondes, l'expérimentateur disait au participant de retirer samainetluitendaituneserviettechaude.L'épisode long durait 90 secondes. Les 60 premières secondes étaient

identiques à l'épisode court. L'expérimentateur ne disait rien à la fin des60secondes.Aucontraire,ilouvraitunevalvequifaisaitcoulerdel'eauunpeupluschaudedanslerécipient.Pendantles30secondesadditionnelles,latempérature de l'eau augmentait d'environ 1 °C, juste assez pour que lessujetsdétectentunelégèrediminutiondansl'intensitédeladouleur.

Nous avions dit aux participants qu'ils passeraient trois épreuves du froid,mais en fait, ils n'ont fait l'expérience que des épisodes court et long, chacunavecunemaindifférente.Septminutess'écoulaiententrechaqueépreuve.Sept

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minutesaprès ladeuxième,ondonnaitauxparticipants lechoixd'ensubirunetroisième. On leur expliquait qu'il s'agirait d'une répétition d'une des deuxexpériencesprécédentes,etilsétaientlibresdedires'ilsvoulaientlapasseravecleurmaingaucheouavecleurmaindroite354.Biensûr,lamoitiédesparticipantsavait passé l'épreuve courte avec lamain gauche, lamoitié avec la droite ; lamoitiéavaitcommencépar lacourte, lamoitiépar la longue,etc.L'expériencefaisaitl'objetd'unsuiviméticuleux.Elle était conçue pour déclencher un conflit entre les intérêts du moi

expérimentant et du moi mémoriel, mais aussi entre l'utilité expérimentée etl'utilité de décision. Du point de vue du moi expérimentant, l'épreuve longueétaitévidemmentpire.Nousnousattendionsàceque lemoimémorielaituneautreopinion.Larègle«pic-fin»préditquelesouvenirdel'épreuvecourteserapirequeceluidelalongue,etlanégligencedeladuréepréditqueladifférenceentre90et60secondesdedouleurseraignorée.Nousavionsdoncprévuquelesparticipants auraient un souvenir plus favorable (ou moins défavorable) del'épreuvelongueetqu'ilschoisiraientdelarépéter.Cequ'ilsontfait.80%desparticipants qui avaient signalé que leur douleur avait diminué dans la phasefinalede l'épisode longont choisi de le répéter, sedisant ainsi prêts à souffrir30secondesinutilementdanslatroisièmeépreuveannoncée.Lessujetsquiontpréférél'épisodelongn'étaientpasdesmasochistesetn'ont

pas délibérément choisi de s'exposer à la pire des deux expériences ; ils ontsimplementcommisuneerreur.Sinousleuravionsdemandé:«Préféreriez-vousuneimmersionde90secondesouseulementlapremièrepartie?»,ilsauraientsans doute opté pour l'épreuve courte. Mais nous n'avons pas formulé notrequestionencestermes,etlessujetsontfaitcequileurestvenunaturellement:ils ont choisi de répéter l'épisode qui leur avait laissé le souvenir le moinsrebutant. Les sujets savaient très bien laquelle des deux épreuves était la pluslongue– nous le leur avions demandé–,mais ils ne se sont pas servis de cesavoir. Leur décision a été gouvernée par une règle simple du choix intuitif :choisissezl'optionquevouspréférez,ouquevousdétestezlemoins.Lesrèglesdelamémoireontdéterminéleurdegrédedétestationdesdeuxoptions,cequiaalors déterminé leur choix. L'expérience de lamain froide, commema vieilleénigme sur les piqûres, révélait l'existence d'une divergence entre l'utilité dedécisionetl'utilitéexpérimentée.Lespréférencesquenousavonsobservéesdanscetteexpériencesontunautre

exemple de l'effet « moins, c'est plus », que nous avons déjà rencontré àplusieurs reprises. Par exemple, dans l'étude de Christopher Hsee où le fait

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d'ajouterde lavaisselleàunensembledevingt-quatrepiècesbaissait lavaleurtotaleparcequecertainesdespiècesajoutéesétaientcassées.Ouencoredanslecas de Linda, l'activiste dont on pense qu'elle est plus susceptible d'être uneemployée de banque féministe qu'une employée de banque tout court. Cettesimilitude n'est pas un hasard. C'est la même caractéristique fonctionnelle duSystème1quiestàl'œuvredanslestroissituations:leSystème1représentelesensemblespardesmoyennes,desnormesetdesprototypes,paspardessommes.Chaque épisode de main froide est un ensemble de moments, que le moimémoriel classe comme unmoment prototypique. Ce qui entraîne un conflit.Pourunobservateurobjectifquiévaluel'épisodeàpartirdesrapportsfournisparlemoiexpérimentant,cequicompte,c'est«l'airesouslacourbe»quiintègreladouleurdansletemps;ellealanatured'unesomme.Lesouvenirquegardelemoimémorielest,quantàlui,unmomentreprésentatif,fortementinfluencéparlepicetparlafindel'épisode.Bien sûr, l'évolutionauraitpu rendre lamémoiredesanimauxsensiblesaux

intégrales– c'est d'ailleurs parfois le cas.Pour un écureuil, il est important de«connaître»letotaldelanourriturequ'ilastockée,etunereprésentationdelataillemoyennedesnoisettesseraitunbonsubstitut.Cependant,l'intégraledeladouleurouduplaisirdansletempsapeut-êtremoinsdesignificationentermesbiologiques.Noussavonsparexemplequelesratsnégligentladuréetantpourleplaisir que pour la souffrance. Dans une expérience, des rats ont étésystématiquement exposésàune séquenceoùune lumière signale l'imminenced'un choc électrique. Les rats ont rapidement appris à redouter la lumière, etl'intensité de leur peur pouvait être mesurée à l'aide de plusieurs réactionsphysiologiques. La découverte la plus importante a été que la durée du chocavait peu ou pas d'effet sur la peur – tout ce qui compte, c'est l'intensitédouloureusedustimulus355.D'autres études classiques ont montré que la stimulation électrique de

certaines régions du cerveau du rat (et des régions correspondantes chezl'homme) produit une sensation de plaisir intense, si intense que dans certainscas,lesratsquipeuventstimulerleurcerveauenactionnantleurlevierrisquentdemourirdefaimcar ilsenoublierontdefaireunepausepours'alimenter.Làencore, seule l'intensité compte. Jusqu'à un certain point, l'accroissement de ladurée d'une stimulation n'augmente apparemment pas le désir d'un animal del'obtenir356.Larèglequicommandelemoimémorieldel'hommeaunelonguehistoiredansl'évolution.

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Biologiecontrerationalité

L'idéelaplusintéressante,dansl'énigmedespiqûresquim'avaitpréoccupéeily a des années, était que l'utilité expérimentée d'une série d'injections toutesaussidouloureusespeutêtremesuréesimplementencomptantlesinjections.Sitoutes lespiqûres suscitentuneaversionégale,alors20d'entreelles sontdeuxfoispiresque10,etuneréductionde20à18alamêmevaleurqu'uneréductionde6à4.Sil'utilitédedécisionnecorrespondpasàl'utilitéexpérimentée,alors,quelque chose ne va pas dans le processus de décision.On retrouve lamêmelogiqueàl'œuvredansl'expériencedelamainfroide:unépisodededouleurquidure90secondesestpireque les60premièressecondesdecetépisode.Si lesgenschoisissentvolontairementdesubirl'épisodelepluslong,quelquechoseneva pas dans leur décision. Dans ma première énigme, la divergence entre ladécisionetl'expériencetrouvaitsonoriginedansunebaissedelasensibilité:ladifférence entre 18 et 20 est moins impressionnante, et semble de moindrevaleur,quecelleentre6et4piqûres.Dansl'expériencedelamainfroide,l'erreurest le reflet de deux principes de lamémoire : la négligence de la durée et larèglepic-fin.Lesmécanismessontdifférents,maislerésultatestlemême:unedécisionquin'estpasenphaseavecl'expérience.Desdécisionsquinenousmènentpasverslameilleureexpériencepossibleet

des prédictions erronées de sentiments futurs– autant demauvaises nouvellespourlespartisansdelarationalitéduchoix.L'étudedelamainfroideamontréquenousnepouvonspasfaire totalementconfianceànospréférencesquandils'agit de refléter nos intérêts, même quand elles se fondent sur l'expériencepersonnelle,etmêmesilesouvenirdecetteexpérienceneremontequ'àunquartd'heure ! Les goûts et les décisions sont façonnés par les souvenirs, et cesderniers peuvent être faux. C'est une profonde remise en cause de l'idée quel'hommeadespréférencescohérentesetqu'ilsaitcommentlesmaximiser,pierreangulaire du modèle de l'agent rationnel. Notre esprit a été conçu avec uneincohérence.Nousavonsdenettespréférencesquantàladuréedesexpériencesdedouleuretdeplaisir:nousvoulonsqueladouleursoitbrèveetqueleplaisirdure. Mais notre mémoire, une fonction du Système 1, a évolué pour nousreprésenter lemoment leplus intensed'unépisodededouleuroudeplaisir (lepic)etlessentimentséprouvésquandl'épisodeestarrivéàsafin.Unemémoirequinégligeladuréenepeutpasservirnotrepréférencepourlesplaisirslongsetlesdouleursbrèves.

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*

Lesdeuxfacettesdumoienbref

«Vouspensezàl'échecdevotremariageuniquementdupointdevuedumoimémoriel. Un divorce est comme une symphonie se terminant par un sondiscordant–lefaitqu'ils'estmalterminénesignifiepasqu'ilaétéentièrementnégatif.»«C'estuncasgravedenégligencedeladurée.Vousaccordezunpoidségalà

labonneetàlamauvaisepartiedevotreexpérience,alorsquelabonnepartieadurédixfoisplusquel'autre.»

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Lavieestunehistoire

Autoutdébutdemestravauxsurlamesuredel'expérience,jesuisallévoirLaTraviatadeVerdi.Cetopéra,réputépoursamusiquemagnifique,estaussiuneformidable histoire d'amour entre un jeune aristocrate et Violetta, une demi-mondaine.LepèredujeunehommerencontreViolettaetlaconvaincdequittersonamant,pourprotégerl'honneurdelafamilleet lesperspectivesdemariagede la sœur du jeune homme. Dans un acte de sacrifice suprême, Violetta faitsemblantderejeterl'hommequ'elleadore.Peuaprès,ellefinitparsuccomberàlatuberculose.Dansledernieracte,Violettagît,mourante,entouréedequelquesamis ; son aimé a été prévenu et il se précipite à Paris pour la voir. À cettenouvelle,elleesttransportéed'espoiretdejoie,maissasantésedétérioremalgrétoutrapidement.Peuimportelenombredefoisquevousl'avezvu,vousêtestoujoursemporté

parlatensionetlapeurdecetinstant:lejeuneamantarrivera-t-ilàtemps?Onalesentimentqu'ilestextrêmementimportantpourluidelarejoindreavantsamort. Ilyparvient,biensûr,ets'ensuiventquelquesmerveilleuxduosd'amour.Puis,auboutdedixminutesd'unemusiquesomptueuse,Violettas'éteint.Surlecheminduretour,jem'interrogeai:pourquoicesdixdernièresminutes

sont-ellessiimportantespournous?JecomprisbienvitequejenemesouciaispasdutoutdeladuréedelaviedeVioletta.Sil'onm'avaitditqu'elleétaitmorteà 27 ans, pas à 28 comme je le pensais, l'idée qu'elle ait perdu un an de vieheureusenem'auraitpasémulemoinsdumonde,maislapossibilitéderatercesdix dernières minutes me paraissait essentielle. De plus, l'émotion quej'éprouvais à propos des retrouvailles des deux amants n'aurait pas changé sij'avais appris qu'ils avaient en fait pupasserune semaine ensembleplutôt que

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dixminutes.Enrevanche,sil'amantétaitarrivétroptard,LaTraviataauraitétéunehistoirecomplètementdifférente.Unehistoireserésumeàdesévénementssignificatifsetdesmomentsmémorables,pasautempsquipasse.Lanégligencedeladuréeestnormaledansunehistoire,etlafinendéfinitsouventlecaractère.On retrouve les mêmes éléments clés dans les règles du récit et dans lessouvenirs que l'on peut avoir de coloscopies, de vacances ou de films. Voilàcomment fonctionne lemoimémoriel : il compose des histoires et lesmet decôtépourqu'ellesserventderéférencesfutures.Il n'y a pas qu'à l'opéra que nous pensons à la vie comme à une histoire et

souhaitonsqu'elleseterminebien.Quandnousentendonsparlerdelamortd'unefemmequin'avaitplusvusafilledepuisdesannées,nousvoulonssavoirsiellessesontréconciliéesàl'approchedelamort.Peunousimportentlessentimentsdela fille – c'est le récit de la vie de la mère que nous souhaitons améliorer.L'attention que nous accordons aux gens prend souvent la forme d'uneinquiétudepour laqualitéde leurhistoire, paspour leurs sentiments.En effet,nous pouvons parfois être profondément touchés par des événements quimodifientl'histoiredepersonnesdéjàmortes.Nouséprouvonsdelapitiépourunhommequiestmortencroyantêtreaimédesa femme,quandnousapprenonsqu'enréalité,elleavaitunamantdepuis longtempsetqu'ellen'étaitrestéeavecsonmariquepourl'argent357.Nousprenonssonépouxenpitiébienqu'ilaitétéheureuxdanslavie.Nousressentonsl'humiliationd'unscientifiquequiaréaliséunedécouverteimportantedontl'invaliditéaétédémontréeaprèssamort,mêmesi lui-même n'a pas vécu cette humiliation.Mais surtout, nous nous soucionsintensémentdurécitdenotreproprevieettenonsvraimentàcequecesoitunebellehistoire,avecunbonhéros.LepsychologueEdDieneretsesétudiantssesontdemandési lanégligence

de la durée et la règle du pic-fin pouvaient gouverner l'évaluation de viesentières. Ils se sont servis de la courte description d'une personne fictive, Jen,une femmequi ne s'est jamaismariée, n'a jamais eu d'enfants, etmeurt sur lecoup,sansdouleur,dansunaccidentdevoiture.Dansuneversiondel'histoiredeJen, elle a été très heureuse toute sa vie (qui avait duré soit trente, soitsoixanteans),elleaaimésontravail,estpartieenvacances,aconsacrédutempsàsesamisetsesloisirs.Dansuneautreversion,laviedeJenavaitdurécinqansdeplus,etelleétaitmortesoità35,soità65ans.Cesannéessupplémentairesétaientdécritescommeagréables,maismoinsque lesprécédentes.Aprèsavoirluunebiographie sommairede Jen, chaqueparticipantdevait répondreàdeuxquestions : « Si l'on considère sa vie dans son ensemble, dans quellemesure

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l'existence de Jen a-t-elle été enviable ? » et « Quel degré de bonheur ou demalheurtotaldiriez-vousqueJenaconnudurantsavie?».Lesrésultatsontdonnéunepreuveclaireàlafoisdelanégligencedeladurée

etd'uneffetdepic-fin.Dansuneexpérienceinter-sujets(différentsparticipantsavaientdroitàdesversionsdifférentes),lefaitdedoublerladuréedelaviedeJen n'a eu absolument aucun effet sur la désirabilité de sa vie, ou sur lesévaluationsdubonheurtotalqu'elleavaitconnu.Visiblement,savieétaitperçuecomme une tranche prototypique de temps, non une succession de tranchestemporelles.Parconséquent,son«bonheurtotal»étaitlebonheurd'unepériodetypiquedesavie,nonlasomme(oul'intégrale)dubonheursurtouteladuréedesavie.Commeprévu,Dieneretsesétudiantssontégalementtombéssuruneffetde

«moins,c'estplus», indicationévidentequ'unemoyenne(prototype)avaitétésubstituéeàunesomme.Lefaitd'ajoutercinqannées«unpeuheureuses»àunevie très heureuse avait causé une baisse substantielle dans l'évaluation dubonheurtotaldecetteexistence.Surmoninsistance,ilsontégalementcollectédesdonnéessurl'effetdescinq

années supplémentaires dans le cadre d'une expérience intra-sujets : chaqueparticipant devait effectuer ses deux évaluations immédiatement l'une aprèsl'autre.Endépitdemagrandeexpériencedeserreursdejugement,jenecroyaispas que des gens raisonnables pourraient dire que l'ajout de cinq annéesmoyennement heureuses suffirait à rendre substantiellement pire l'ensembled'unevie.J'avaistort.L'intuitionquecescinqannéesdécevantesavaientaggravétouteuneexistenceétaitécrasante.La logiquedeces jugementsparaissait siabsurdequ'audébut,Dieneret ses

étudiants se sont dit qu'elle était la preuvede la sottise des jeunesqui avaientparticipé à leurs expériences.Mais ils retrouvèrent lemême schémaquand lesparents et des amis plus âgés des étudiants répondirent auxmêmes questions.Dansl'évaluationintuitivedeviesentièrescommedebrefsépisodes,lespicsetlesfinsontuneimportance,pasladurée358.Les douleurs de l'enfantement et les bénéfices des vacances sont toujours

évoqués commedes contre-exemples à l'idéedenégligencede ladurée : nouspartageons tous l'intuition qu'il est bien pire que le travail de l'accouchementdurevingt-quatreheuresplutôtquesix,etqu'ilvautmieuxpassersixjoursdansunendroit charmantque trois.Ladurée, apparemment, aune importancedanscessituations,maiscen'estqueparcequelaqualitédelafinchangeenfonctiondelalongueurdel'épisode.Lamèreseraplusépuiséeetdésemparéeauboutde

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vingt-quatre heures qu'au bout de six, et le vacancier sera plus requinqué etreposé après six jours qu'après trois. Ce qui compte vraiment, quand nousévaluons intuitivement des épisodes de ce genre, c'est la détérioration oul'améliorationprogressivede l'expérienceencours, et comment lapersonne sesentàlafin.

Vacancesamnésiques

Vousdevezchoisirvotreprochainlieudevacances.Préférez-vouspasserunesemainereposanteenborddemerlàoùvousêtesallél'andernier?Ouespérez-vousenrichirvossouvenirs?Diverssecteurscommerciauxsesontdéveloppéspour répondre à ces besoins différents : les stations balnéaires proposent unerelaxationréparatrice;letourisme,lui,apourbutd'aiderlesgensàsebâtirdeshistoires et à collectionner des souvenirs. À en juger par la frénésiephotographique qui s'empare de bien des touristes, la récolte de souvenirs estsouventunobjectifimportant,quiinflueàlafoissurlapréparationdesvacanceset sur l'expérience que l'on en a. Le photographe ne voit pas la scène qu'ilimmortalise comme un moment à savourer, mais comme un futur souvenir àclasser.Lesclichéspeuventêtreutilespourlemoimémoriel–mêmesinousnepassonsquerarementdutempsàlesregarder–,mais laphotographien'estpasforcémentlameilleurefaçonpourlemoiexpérimentantdutouristedejouirdelavue.Dans bien des cas, nous évaluons les séjours touristiques en fonction de

l'histoire et des souvenirs que nous espérons récolter. Le motmémorable estsouventutilisépourdécrirelestempsfortsdesvacances,révélantexplicitementlebutdel'expérience.Dansd'autressituations–amoureuses,parexemple–, lefaitdedéclarerque l'instantprésentnesera jamaisoublié,bienquen'étantpastoujours exact, modifie le caractère du moment. Une expérience renduesciemmentmémorableacquiertunpoidsetunesignificationqu'ellen'auraitpaseussinon.EdDieneretsonéquipeontmontréquec'estlemoimémorielquichoisitles

vacances.Ilsontdemandéàdesétudiantsdetenirdesjournauxquotidiensetdeconsignerchaquejouruneévaluationdeleursexpériencespendantlescongésdeprintemps.Les étudiants devaient aussi donner une note globale aux vacancesaprès leur fin. Ils devaient enoutre indiquer s'ils avaient ounon l'intentionderepartiraumêmeendroit.L'analysestatistiqueaétabliquelesintentionspourlesvacancesfuturesétaiententièrementdéterminéesparl'évaluationfinale–même

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quandlanotenereprésentaitpasavecprécisionlaqualitédel'expériencedécritedans les journaux. Comme lors de l'expérience de lamain froide, à tort ou àraison,lesgenschoisissentparlamémoirederépéterounonuneexpérience.Lorsdevosprochainesvacances,livrez-vousàcetteexpériencepourobserver

votreattitudevis-à-visdevotremoiexpérimentant.

Imaginezqu'à la findesvacances, toutes lesvidéoset toutes lesphotosseront détruites. De plus, vous avalerez une potion qui effacera tous vossouvenirsdecesvacances.Enquoicetteperspectiveaffecteraitvosprojetsdevacances?Combien

seriez-vous prêt à payer pour ces vacances, par rapport à des vacancesnormalementmémorables?

Jen'aipasétudiédefaçonsystématiquelesréactionsàcescénario,maispourenavoirdiscutéavec lesgens, j'ai lesentimentque l'éliminationdessouvenirsréduitfortementlavaleurdel'expérience.Danscertainscas,lesgenssetraitentcomme ils traiteraient un amnésique, choisissant de maximiser le plaisird'ensemble en revenant à un endroit où ils ont été heureux par le passé.Toutefois,certainsaffirmentqu'ilsnesedonneraientmêmepaslapeinedepartir,preuvequ'ilsnesesoucientquedeleurmoimémoriel,ets'inquiètentmoinsdeleur moi expérimentant amnésique que d'un inconnu amnésique. Beaucoupsoulignent qu'ils ne s'enverraient pas, ni un autre amnésique, escalader desmontagnesoufairedutrekkingdanslajungle–parcequecesexpériencessontessentiellementdouloureusesdanslaréalitéetqu'ellesn'ontdevaleurqueparceque l'on espère que tant les souffrances que la joie d'atteindre l'objectif serontmémorables.Imaginez maintenant que vous deviez subir une opération douloureuse

pendant laquellevous resterezconscient.Onvousditquevousallezhurlerdedouleuretsupplierlechirurgiend'arrêter.Cependant,onprometdevousinjecterunedrogueprovoquantl'amnésiequieffaceracomplètementtoutsouvenirdecetépisode. Qu'éprouvez-vous à cette idée ? Là encore, selon mes observationsinformelles, la plupart des gens sont remarquablement indifférents à lasouffrance de leur moi expérimentant. Certains affirment qu'ils s'en moquentcomplètement.D'autrespartagentmessentiments,c'est-à-direquejeressensdelapitiépourmonmoisouffrant,maispasplusquejen'enéprouveraispourun

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inconnu.Aussiétrangequecelapuisseparaître,jesuismonmoimémoriel,etlemoiexpérimentant,àtraverslequeljevis,estpourmoicommeunétranger.

*

Lavieestunehistoireenbref

«Iltentedésespérémentdeprotégerlerécitd'unevied'intégrité,menacéparledernierépisodeendate.»« Ce qu'il était prêt à faire pour une rencontre d'un soir est un signe de

négligencetotaledeladurée.»« Vous avez l'air de consacrer toutes vos vacances à la fabrication de

souvenirs. Peut-être devriez-vous poser votre appareil photo et profiter del'instant,mêmes'iln'ariendetrèsmémorable?»«Elleestatteinted'Alzheimer.Elleneparvientplusàfairelerécitdesavie,

maissonmoiexpérimentantesttoujourssensibleàlabeautéetàladouceur.»

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Lebien-êtreexpérimenté

Quand j'ai commencé à m'intéresser à l'étude du bien-être, il y a environquinzeans,jemesuisrapidementaperçuquepresquetoutcequel'onsavaitsurle sujet reposait sur les réponses de millions de personnes à des enquêtes, àtravers des questions plus oumoins variées, généralement considérées commedes moyens de mesurer le bonheur. C'est une question clairement adressée àvotremoimémoriel,quiestinvitéàréfléchiràvotrevie:

Toutbienconsidéré,àquelpointêtes-voussatisfaitdevotreviedanssonensemblecestemps-ci359?

Étant venu à la question du bien-être en partant de l'étude des souvenirserronés de coloscopies et de mains froides douloureuses, je me méfiaisnaturellement de la satisfaction globale de toute une vie en tant que mesurevalide du bien-être. Lemoimémoriel avait prouvé qu'il n'était pas un témoinfiable dans mes expériences. Aussi me concentrai-je sur le bien-être du moiexpérimentant.Jesuggéraisqu'ilétaitlogiquededireque«Helenétaitheureuseaumoisdemars»si

elleavaitpassél'essentieldesontempsengagéedansdesactivitésqu'elleaurait préféré continuer plutôt que d'interrompre, peu de temps dans dessituations auxquelles elle aurait préféré échapper, et – ce qui était très

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important–encoremoinsdetempsdansunétatneutreoùellenepenchaitnidansunsens,nidansl'autre.

Il y a bien des expériences que nous préférerions poursuivre plutôt que d'ymettreunterme,ycomprislesplaisirsàlafoispsychiquesetphysiques.Undesexemplesquej'avaisàl'esprit,pourunesituationdontHelenn'auraitpasvoulusortir, était l'absorption totale dansune tâche, ce queMihalyCsikszentmihalyiappelle le flow– cet état que connaissent certains artistes dans leursmomentscréatifs,etquebeaucoupd'autresgensatteignentquandilssontprisparunfilm,un livre ou des mots croisés : les interruptions, dans ces situations, sontmalvenues. J'avais également en tête des souvenirs demon enfance heureuse,quand,chaquefoisquemamèrevenaitm'arracheràmesjouetspourm'emmenerauparc,jememettaisàpleurer,etquejerecommençaisquandilfallaitrentreretqu'elle m'éloignait alors des balançoires et du toboggan. La résistance àl'interruptionétaitunsignequej'étaisentraindepasserunbonmoment,quecesoitavecmesjouetsousurlesbalançoires.J'aiproposédemesurerlebonheurobjectifd'Helenexactementcommenous

avions évalué l'expérience des deux patients en coloscopie, en établissant unprofil du bien-être qu'elle avait connu à des moments successifs de sa vie.J'appliquaisainsilaméthodedel'hédonimètreinventéeparEdgeworthunsiècleplustôt.Emportéparmonenthousiasmeinitial,j'aieutendanceàécarterlemoimémorield'Helencommeétantuntémoinenclinàl'erreurfaceauvéritablebien-être de son moi expérimentant. Je me doutais que cette position étaitdéséquilibrée,cequiétaiteffectivementlecas,maisc'étaitunbondébut.

Bien-êtreexpérimenté

J'ai réuni unedream team360 , une équipe de rêve composée de trois autrespsychologues issus de différentes spécialités, et un économiste, et nous noussommes attelés au développement d'unmoyen demesurer le bien-être dumoiexpérimentant.Ilétaitmalheureusementimpossibled'enregistrerl'expérienceencontinu – une personne ne peut pas vivre normalement en rapportantconstamment ses expériences. Ce qui s'en rapprochait le plus étaitl'échantillonnagedes expériences, uneméthode inventée parCsikszentmihalyi.Depuissespremièresapplications,latechnologieaprogressé.L'échantillonnage

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des expériences est aujourd'hui mis en œuvre en programmant le téléphoneportable d'un individu pour qu'il bipe ou vibre à des intervalles aléatoirespendantlajournée.Letéléphoneaffichealorsunbrefmenudequestionssurcequelapersonneétaitentraindefaireetavecquiquandelleaétéinterrompue.On montre également au participant des échelles de notation pour indiquerl'intensité de divers sentiments : le bonheur, la tension, la colère, l'inquiétude,l'engagement,ladouleurphysique,etc.361.L'échantillonnagedesexpériencesestuneméthodecoûteuseetpesante(même

sielleestmoinsgênantequenelepensentlesgensaudépart;ilfauttrèspeudetemps pour répondre chaque fois aux questions). Il nous fallait une autresolution,pluspratique.NousavonsdoncdéveloppéuneméthodediteMéthodedereconstructiondelajournée(ouDRM,enanglais).Nousespérionsqu'elleserapprocheraitdesrésultatsdel'échantillonnagedesexpériencesetnousfourniraitdes informations complémentaires sur la façon dont les gens passaient leurtemps362 . Les participantes (dans les premières études, il n'y avait que desfemmes) étaient invitées à une séance de deux heures.Nous leur demandionsd'abordderevivrelajournéedelaveilleendétail,deladécomposerenépisodescommelesscènesd'unfilm.Ensuite,ellesrépondaientàdeslistesdequestionssur chaque épisode, listes basées sur la méthode de l'échantillonnage desexpériences. Elles sélectionnaient des activités dans lesquelles elles s'étaientengagéesàpartird'unelisteetindiquaientcellesauxquellesellesavaientaccordéle plus d'attention. Elles dressaient également la liste des gens avec qui elless'étaient trouvées,etnotaient l'intensitédeplusieurssentimentssuruneéchellede 0 à 6 (0 = absence de sentiment ; 6 = sentiment le plus intense). Notreméthodepartaitduprincipeavéréquelesgensquisontcapablesdesesouvenirendétaild'unesituationpasséesontaussicapablesderevivrelessentimentsquil'ontaccompagnée,avecleursmanifestationsphysiologiques363.Nous sommes partis du principe que nos participantes retrouveraient, avec

assez de précision, le sentiment d'un moment prototypique de l'épisode.Plusieurs comparaisons avec l'échantillonnage des expériences confirmaient lavalidité de laDRM. Les participantes signalant également quand les épisodescommençaientetprenaientfin,nousavonspucalculerunemesurepondéréeparladuréede leur sentimentpendant toute la journéeéveillée.Lesépisodespluslongs comptaient plus que les épisodes courts dans notre mesure résumantl'affect quotidien. Notre questionnaire comprenait également des mesures desatisfactionparrapportàlavieengénéral,quenousavonsinterprétéescommelasatisfaction du moi mémoriel. Nous avons utilisé la DRM pour étudier les

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facteursdéterminantsà la foisdubien-êtreémotionneletde lasatisfactionparrapportàlaviedeplusieursmilliersdefemmesauxÉtats-Unis,enFranceetauDanemark.L'expérienced'unmoment oud'un épisoden'est pas facile à représenter par

une unique mesure du bonheur. Il y a beaucoup de variantes des sentimentspositifs, comme l'amour, la joie, l'engagement, l'espoir, l'amusement, etc. Lesémotions négatives existent elles aussi en de nombreuses variantes, comme lacolère, la honte, la dépression ou la solitude. Nous avons pu identifier lesépisodes déplaisants en comparant les classements des adjectifs positifs etnégatifs.Pournous,unépisodeétaitdéplaisantsiunsentimentnégatifobtenaitpour ce moment un classement supérieur à tous les sentiments positifs. Nousavons découvert que les Américaines passaient 19 % du temps dans un étatdéplaisant,soitunpeuplusquelesFrançaises(16%)oulesDanoises(14%).Nous avons baptisé Indice U (pour Unpleasant) le pourcentage du temps

passéparunindividudansunétatdéplaisant364.Parexemple,unindividuquiapasséquatreheuressurseizedesajournéeéveilléedansunétatdéplaisantauraitun IndiceUde25%.L'intérêt de l'IndiceU, c'est qu'il ne reposepas sur uneéchelledenotation,maissurunemesureobjectivedutemps.Sil'IndiceUd'unepopulation baisse de 20 à 18%, vous pouvez en déduire que le temps que lapopulation a passé dans un état d'inconfort émotionnel ou de souffrance adiminuéd'undixième.Ce qui nous a surpris, c'est à quel point la répartition de la souffrance

émotionnelleestinégale365.Environlamoitiédenosparticipantesontditpasserdes journées entières sans vivre un seul épisode déplaisant. En revanche, uneminorité significative de la population connaissait une détresse émotionnelleconsidérable pendant une grande partie de la journée. Il semble qu'une petitefractiondelapopulationsubissel'essentieldessouffrances–quecesoitdufaitde maux physiques ou psychologiques, d'un tempérament malheureux ou desinfortunesdeleurviepersonnelle.OnpeutégalementcalculerunIndiceUpourlesactivités.Parexemple,nous

pouvons mesurer la proportion de temps que les gens passent dans un étatémotionnelnégatifquandilssontdansuntraindebanlieue,quandilstravaillentouinteragissentavecleursparents,leursconjointsouleursenfants.Pour1000Américaines d'une ville du Midwest, l'Indice U était de 29 % pour ledéplacementdumatin,27%pourletravail,24%pourlesenfants,18%pourleménage,12%pourlessorties,12%pourlatélévisionet5%pourlesrapportssexuels.L'indiceUétaitplusélevéde6%lesjoursdesemainequeleweek-end,

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essentiellementparcequeleweek-end,lesgensconsacrentmoinsdetempsàdesactivitésqu'ilsn'aimentpasetnesubissentpaslatensionetlestressassociésautravail. La plus grosse surprise était l'expérience émotionnelle du temps passéavecsesenfantsqui,pour lesAméricaines,étaitunpeumoinsagréableque leménage.NousavonstrouvélàundesrarescontrastesentrelesFrançaisesetlesAméricaines : les Françaises passentmoins de temps avec leurs enfants,maisl'apprécientplus,peut-êtreparcequ'ellesontunmeilleuraccèsàdesgarderiesetpassent moins de temps l'après-midi à conduire les enfants d'une activité àl'autre.L'humeurd'unindividuàn'importequelmomentdépenddesontempérament

et de son bonheur général, mais le bien-être émotionnel fluctue aussiconsidérablement au fil de la journée et de la semaine. L'humeur dumomentdépend essentiellement de la situation actuelle. L'humeur au travail, parexemple, est en gros imperméable aux facteurs qui influencent la satisfactionprofessionnelle d'ensemble, comme le salaire et le statut. Les facteurssituationnelssontplusimportants,commelapossibilitéd'entrerenrelationavecles collègues, l'exposition à des bruits intenses, la pressiondes plannings (unesource significative d'affect négatif), et la présence immédiate d'un chef (dansnotre première étude, la seule chose qui était pire était de se retrouver seul).L'attentionestlaclédetout.Notreétatémotionnelestlargementdéterminéparcedontnousnousoccupons,etnoussommesnormalementconcentréssurnotreactivité du moment et notre environnement immédiat. Il y a des exceptions,quand la qualité de l'expérience subjective est dominée par des penséesrécurrentes plutôt que par les événements du moment. Quand nous sommesheureuxenamour,nouspouvonséprouverdelajoiemêmequandnoussommescoincés dans un bouchon, et quand nous sommes en deuil, même un filmcomiquepeutnousdéprimer.Dansdescirconstancesnormales,cependant,nousretironsduplaisiretdelasouffrancedecequisepassesurlemoment,sinousnousenpréoccupons.Pouréprouverduplaisirenmangeant,parexemple,vousdevez prêter attention au fait que vous êtes en train de manger. Nous avonsdécouvertquelesFrançaisesetlesAméricainesconsacraientàpeuprèslemêmetemps à leur alimentation, mais pour les Françaises, cette activité étaitsusceptible d'être deux fois plus importante que pour les Américaines. Cesdernières avaient beaucoup plus tendance à l'associer à d'autres activités, et leplaisirqu'ellesenretiraientétaitparconséquentdilué.Cesobservationsontdesimplicationsaussibienpourlesindividusquepourla

société.Lagestiondesontempsestundesdomainesdelaviesurlequellesgens

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exercentunvaguecontrôle.Raressont lesgensquipeuvents'obligeràêtredenatureenjouée,maiscertainspourrontenrevancheorganiserleurviedefaçonàpassermoinsdetempsdanslestransports,etdavantageàfairecequ'ilsaimentavecdesgensqu'ilsapprécient.Comptetenudessentimentsassociésàdiversesactivités,uneautrefaçond'améliorersonexpérienceestdeconsacrermoinsdetempsàdesloisirspassifs,commelefaitderegarderlatélévision,auprofitdeformesdeloisirsplusactives,commelessortiesetl'exercicephysique.Dupointde vue social, l'amélioration des transports pour les salariés, l'accès à desgarderies pour les enfants des femmes actives, et demeilleures possibilités derencontres pour les personnes âgées peuvent être des façons relativementefficaces de réduire l'Indice U de la société – même une réduction de 1 %représenterait un succès significatif, correspondant à des millions d'heures desouffranceévitée.Menerdesenquêtesnationalessurl'utilisationdutempsetlebien-être expérimenté serait ainsi utile de bien des manières à la politiquesociale. Alan Krueger, l'économiste de notre équipe, s'est depuis employé àintroduiredesélémentsdecetteméthodedanslesstatistiquesnationales.

Desmesuresdubien-êtreexpérimentésontaujourd'huicourammentutilisées

dans les sondages à grande échelle menés aux États-Unis, au Canada et enEurope.LesondagemondialdeGallupaétenducesmesuresàdesmillionsdepersonnes interrogées dans plus de 150 pays. Les sondages s'intéressent auxémotions ressenties la veille, quoique moins en détail que la DRM. Cesgigantesques échantillons permettent des analyses extrêmement fines, qui ontconfirmé l'importance de facteurs situationnels, de la santé physique et ducontact social dans le bien-être expérimenté. Comme il fallait s'y attendre, unmaldetêtepeutrendreunepersonnemalheureuse,etlefaitquequelqu'unaiteuounondescontactsavecdesamisoudesprochesestunmoyensûrd'évaluerleressentid'unejournée.Quandonditquelebonheur,c'estpasserdutempsaveclesgensqu'onaimeetquivousaiment,onexagèreàpeine.LesdonnéesdeGalluppermettentdecomparerdeuxaspectsdubien-être:le

bien-êtredontlesgensfontl'expérienceenvivantleurvieetlejugementauquelilsselivrentquandilsévaluentleurvie.L'évaluation de la vie par Gallup a pour indice une question reposant sur

l'«échelledeCantril»:

Voiciuneéchellequireprésentelecoursdelavie.

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Supposonsquelesommetdel'échellereprésentelavielameilleurepourvous, et le bas de l'échelle la vie la pire pour vous. Où vous situez-vouspersonnellementsurcetteéchelleencemoment?

Certainsaspectsdelavieontplusd'effetsurl'évaluationquel'onenfaitquesur l'expérience que l'on en a. La réussite scolaire en est un. Une meilleureéducationcorrespondàunemeilleureévaluationdesapropreexistence,maispasàunmeilleurbien-êtreexpérimenté.Enfait,dumoinsauxÉtats-Unis,ceuxquiont fait plus d'études ont tendance à se sentir plus stressés. Par ailleurs, unemauvaisesantéauneffetaucontraireplusmarquésurlebien-êtreexpérimentéquesurl'évaluationdelavie.Vivreavecdesenfantsimposeégalementuncoûtsignificatif aux sentiments quotidiens – les parents font régulièrement état detensionsetdecolère.Une implication religieuseaun impact relativementplusfavorable sur l'affectpositif et la réductiondu stressque sur l'évaluationde lavie. Curieusement, pourtant, la religion n'entraîne pas une réduction dessentimentsdedépressionoud'inquiétude.Une analyse de plus de 450 000 réponses à l'Indice de bien-être Gallup-

Healthways,sondagequotidienréaliséauprèsde1000Américains,aboutitàuneréponse surprenante à la question la plus souvent posée dans ce genre derecherches:l'argentfait-illebonheur366?Laconclusionestquelapauvretérendmalheureux,etquelarichessepeutrenforcerlasatisfactionquel'onressentdansl'existence,maisqu'enmoyenne,ellen'améliorepaslebien-êtreexpérimenté.La misère grave amplifie les effets expérimentés d'autres malheurs. En

particulier,lamaladieestbienpirepourlestrèspauvresquepourceuxquisontplus à l'aise367 . Unmal de tête accroît la proportion de gens qui font état detristesseetd'inquiétudede19%à38%chezlesindividusquisesituentdanslesdeuxtierssupérieursdel'échelledesrevenus.Pourles10%lespluspauvres,leschiffres correspondants sont 38 et 70% – une ligne de départ beaucoup plusélevée, et un accroissement nettement plus important. On trouve aussi desdifférencessignificativesentrelestrèspauvreset lesautrespourcequiestdeseffetsdudivorceetdelasolitude.Deplus,leseffetspositifsduweek-endsurlebien-êtreexpérimentésontclairementmoindreschezlestrèspauvres.Leniveaudesaturationau-delàduquellebien-êtreexpérimenténeprogresse

plus était un revenu de 75 000 dollars dans les régions chères (il pouvait êtreinférieur dans des régions où le coût de la vie est moins élevé)368 .L'augmentationmoyennedubien-êtreexpérimentéassociéaurevenuau-delàde

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ce niveau était précisément de zéro. C'est étonnant, parce que des revenussupérieurspermettentévidemmentl'accèsàbiendessourcesdeplaisirs,dontdesvacances dans des endroits intéressants ou des billets d'opéra, ainsi qu'uneamélioration de l'environnement immédiat dans lequel on vit. Pourquoi cesplaisirs supplémentaires n'apparaissent-ils pas dans les études sur l'expérienceémotionnelle?Uneinterprétationplausibleseraitquelesrevenussupérieurssontassociés à une diminution de la capacité à jouir des petits plaisirs de la vie.Certainsélémentsconvaincantsviennentétayercettehypothèse:enamorçantlesétudiantsavecl'idéederichesse,onréduit l'expressiondeplaisirqu'arboreleurvisagequandilsmangentunebarredechocolat369!Ilyauncontrastenetentreleseffetsdurevenusurlebien-êtreexpérimentéet

sur la satisfaction à l'égard de l'existence. Des revenus supérieurss'accompagnent d'une plus grande satisfaction, bien au-delà du point où ilscessent d'avoir un effet positif sur l'expérience. La conclusion d'ensemble estaussilimpidepourlebien-êtrequepourlescoloscopies:l'évaluationdeleurvieàlaquellelesgensselivrentestpeut-êtreliéeàleurexpérienceréelle,maiselleest en tout état de cause différente de celle-ci. La satisfaction à l'égard del'existencen'estpasunemesureimparfaitedeleurbien-êtreexpérimenté,commeje le croyais il y aquelques annéesde cela.C'est quelquechosede tout à faitautre.

*

Lebien-êtreexpérimentéenbref

« Cette politique devrait avoir pour objectif de limiter les souffranceshumaines. Nous tendons vers un Indice U plus faible dans la société. Nousdevrionsavoirpourprioritédeluttercontreladépressionetlagrandepauvreté.»«Lafaçonlaplusfaciled'accroîtrevotrebonheurestdecontrôlerl'utilisation

quevousfaitesdevotretemps.Pouvez-vousconsacrerplusdetempsauxchosesquevousaimezfaire?»«Au-delàd'uncertainniveauderevenus,vouspouvezvouspayerdavantage

d'expériencesagréables,maisvousperdrezunepartiedevotrecapacitéà jouirdesmoinschères.»

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38

Penseràlavie

Lafigure16est tiréed'uneanalyseréaliséeparAndrewClark,EdDieneretYannisGeorgellis,duPanelsocio-économiqueallemand(SOEP),danslecadreduquel les mêmes participants, chaque année, ont été interrogés sur leursatisfactionàl'égarddeleurexistence.Ilsdevaientégalementsignalerlesgrandschangementsqu'ilsavaientéventuellementconnusdurantl'annéeprécédente.Legraphiquemontreleniveaudesatisfactiondesgensavantetaprèsleurmariage.

Figure16

Cegraphiquenemanquejamaisdesusciterdesriresnerveuxdansl'assistance,etcettenervositésecomprendaisément:aprèstout,lesgensquidécidentdesemarier le font soit parce qu'ils espèrent être plus heureux, soit parce qu'ils sedisent qu'en inscrivant leur relation dans la durée, ils préserveront l'état de

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félicitéqu'ilsconnaissent.PourDanielGilbertetTimothyWilson,ladécisiondesemarierestlereflet,chezbeaucoupdegens,d'uneerreurmassivedeprévisionaffective. Le jour dumariage, le jeune couple sait que le taux de divorces estélevéetquel'incidencededéceptionconjugaleestencoreplusélevée,maisilnecroitpasquecesstatistiquess'appliquentàlui.Leplusfrappant,danslafigure16,estledéclinabruptdelasatisfaction.Ilest

courant d'interpréter ce graphique comme le suivi d'un processus d'adaptation,qui voit les premières joies du mariage s'estomper rapidement alors que lesexpériences se transforment en routine. Toutefois, une autre approche estenvisageable, en se focalisant sur l'heuristique du jugement. Il faut alors sedemandercequisepassedansl'espritdesgensquandonleurdemanded'évaluerleur vie. Les questions « À quel point être-vous satisfait de votre vie dansl'ensemble?»et«Àquelpointêtes-vousheureuxcestemps-ci?»nesontpasaussi simples que « Quel est votre numéro de téléphone ? » Comment lesparticipants aux enquêtes parviennent-ils à répondre à de telles questions enquelquessecondes,commeilslefonttous?Ilpeutêtreutiledeconsidérercelacomme un élément de plus.Comme c'est aussi le cas pour d'autres questions,certaines personnes disposent peut-être d'une réponse toute faite, qu'ils ontutilisée à une autre occasion où on les a interrogées sur leur vie. D'autres,probablement lamajorité,ne trouventpas rapidementde réponseà laquestionexacte qu'on leur a posée, et se facilitent automatiquement la tâche en ysubstituant la réponse à une autre question. Le Système 1 est alors à l'œuvre.Quandnousconsidéronslafigure16souscetangle,elleprendunautresens.Onpeutsubstitueràuneévaluationglobaledelavielesréponsesàbeaucoup

dequestionssimples.Vousvoussouvenezdel'étudeoùdesétudiantsavaientétéinterrogés sur le nombre de rendez-vous galants qu'ils avaient eus le moisprécédent,etcommentilsavaientestiméleur«bonheurcestemps-ci»commesices rendez-vous amoureux étaient le seul fait important de leur vie.Dans uneautre célèbre expérience dumême type,Norbert Schwarz et ses collègues ontinvitédessujetsdans leur laboratoireafinde remplirunquestionnairesur leursatisfaction à l'égard de leur existence. Mais avant de commencer, il leur ademandé de photocopier une feuille de papier pour lui. La moitié desparticipantsonttrouvéunepiècedemonnaiesurlaphotocopieuse,laisséelàparl'expérimentateur. Cet incident heureux, mais mineur, a entraîné une netteaméliorationdansl'évaluationparlessujetsdeleursatisfactionàl'égarddetouteleur vie ! Une heuristique de l'humeur est une des façons de répondre à desquestionssurlebonheurdansl'existence.

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L'enquête sur les rendez-vous galants et l'expérience de la pièce sur lamachine ont démontré comme prévu que les réponses à des questions sur lebien-êtreglobaldoivent être considérées avecuncertain recul.Mais, bien sûr,votrehumeuractuellen'estpaslaseulechosequivousvientàl'espritquandonvous demande d'évaluer votre vie. Vous êtes susceptible de vous souvenird'événements importants de votre passé récent ou de votre avenir proche ; desoucis récurrents, comme la santé de votre conjoint ou les mauvaisesfréquentations de votre enfant adolescent ; de grandes réussites et d'échecsdouloureux.Certainesidéesenrapportaveclaquestionvousviendrontàl'esprit,beaucoupd'autres ne le feront pas.Mêmequand il n'est pas influencé par desincidentsabsolumentsansrapportcommelapiècesurlamachine,lescorequevous attribuez à votre vie est déterminé par un petit échantillon d'idées trèsaccessibles, non à l'issued'une évaluationméticuleusedesdifférents domainesdevotreexistence.Lesgensquisesontmariésrécemmentouquiprévoientdesemarierbientôt

sont susceptibles de se souvenir de songer à cela quand on leur pose unequestiongénéralesurleurvie.Commelemariageestpresquetoujoursconsentidans les sociétés occidentales, presque tous ceux qui pensent à leur mariage,récentouprochain,serontheureuxàcetteidée.L'attentionestlaclédel'énigme.La figure16peutêtre luecommeungraphiquesur laprobabilitéque lesgenspensent à leur mariage récent ou prochain quand on les interroge sur leurexistence. Le caractère saillant de cette pensée est voué à s'atténuer avec letemps,commetoutenouveauté.Lafigureindiqueunniveaudesatisfactionextraordinairementélevéquidure

deuxou trois ans autourde l'événementdumariage.Toutefois, si cettehausseapparentereflèteladuréed'uneheuristiquepourrépondreàlaquestion,ellen'apas grand-chose à nous apprendre ni sur le bonheur, ni sur le processusd'adaptationaumariage.Nousnepouvonsendéduirequ'unechose:unevaguedebonheurcommenceplusieursannéesavantlemariageavantdediminuerpeuàpeu.Mêmelesgensheureuxdesesouvenirdeleurmariagequandonleurposeunequestionsurleurvienesontpasforcémentplusheureuxlerestedutemps.Àmoinsd'avoirdespenséesheureusessurleurmariagetoutaulongdelajournée,cederniern'influencerapasdirectement leurbonheur.Même les jeunesmariésquiont la chancede jouird'unétatde joyeusepréoccupationàproposde leuramourfinirontparredescendresurterre,etleurbien-êtreexpérimentédépendrade nouveau, comme c'est le cas pour nous tous, de l'environnement et desactivitésdumomentprésent.

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DanslesétudesdeDRM,iln'yapaseudedifférenceglobaledanslebien-êtreexpérimenté entre les femmes vivant en couple et les femmes célibataires.L'explicationrésidedanslafaçonqu'ontlesdeuxgroupesdepasserleurtemps.Les femmes en couple passent moins de temps seules, mais aussi moins detemps avec des amis. Elles passent plus de temps à faire l'amour, ce qui estmerveilleux,maisaussiplusdetempsàfaireleménage,àpréparerlesrepas,às'occuperdesenfants,autantd'activitésrelativementpeupopulaires.Etbiensûr,lagrandequantitédetempspasséeparlesfemmesmariéesavecleursépouxestbeaucoupplusplaisantepourcertainesquepourd'autres.Enmoyenne,lebien-être expérimentén'estpasaffectépar lemariage,nonparceque lemariagenefait aucune différence pour le bonheur, mais parce qu'il bouleverse certainsaspectsdelaviepourlemeilleur,etd'autrespourlepire.

Unedes raisonsde la faiblecorrélationentre la situationd'un individuet sa

satisfaction dans la vie tient au fait que tant le bonheur expérimenté quel'évaluation de la satisfaction dépendent essentiellement de la génétique dutempérament.Unedispositionaubien-êtreesttoutaussihéréditairequelatailleou l'intelligence, comme le démontrent des études réalisées sur des jumeauxséparés à la naissance. Les gens qui semblent avoir de la chance ne sont pasnécessairement tous heureux de la même façon. Dans certains cas, comme lemariage,lacorrélationaveclebien-êtreestfaibleàcausedeseffetsd'équilibrageque nous venons de voir. Lamême situation peut être bonne pour certains etmauvaise pour d'autres, et des changements sont à la fois synonymes debénéficesetdecoûts.Dansd'autrescas,commeceluideshautsrevenus, l'effetsurlasatisfactionestgénéralementpositif,maisletableauestcompliquéparlefaitquecertainespersonnessesoucientplusdel'argentqued'autres.Une étude à grande échelle de l'impact d'une éducation supérieure, menée

dans un autre but, a révélé des indices frappants des effets à long terme desobjectifs que se fixent les jeunes. Les données proviennent de questionnairesrassemblésen1995-1997auprèsd'environ12000personnesquiavaiententaméleursétudessupérieuresdansdesgrandesécolesen1976.Quandilsavaient17ou18ans,lesparticipantsavaientrempliunquestionnaireoùilsdevaientnoterlebutd'être«trèsàl'aisefinancièrement»suruneéchelledequatrepointsallantde«sansimportant»à«essentiel».Lequestionnairequ'ilsontremplivingtansplus tard leur demandait de mesurer leurs revenus en 1995, ainsi que leursatisfactionàl'égarddel'existence.

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Les objectifs jouent un rôle crucial. Dix-neuf ans après avoir déclaré leursaspirationsfinancières,beaucoupdeceuxquisouhaitaientdehautsrevenus lesavaientobtenus.Parmiles597médecinsetautresprofessionnelsdelasantédel'échantillon, par exemple, chaque point supplémentaire sur l'échelled'importance de l'argent se traduisait par un supplément de 14 000 dollars derevenus annuels endollars de1995 !Les femmesmariées sans travail avaientelles aussi en général réalisé leurs ambitions financières. Chaque point surl'échellesetraduisaitparplusde12000dollarsderevenussupplémentairesduménagepourcesfemmes,évidemmentgrâceausalairedeleursconjoints.L'importance que les gens accordaient aux revenus à 18 ans anticipait donc

leursatisfactionvis-à-visdeleursrevenusunefoisadultes.Nousavonscomparéla satisfaction dans un groupe à hauts revenus (plus de 200 000 dollars parménage) à un groupe à revenus faibles oumoyens (moins de 50 000 dollars).L'effetdesrevenussurlasatisfactionàl'égarddelavieétaitplusmarquéchezceux qui avaient classé le fait d'être très à l'aise financièrement comme unobjectif essentiel : 0,57 sur une échelle à cinq points. La différencecorrespondantepourceuxquiavaient indiquéque l'argentn'étaitpas importantn'étaitquede0,12.Lesgensquiavaientvouludel'argentetquil'avaientobtenuétaient nettement plus satisfaits que lamoyenne ; ceux qui en voulaient et nel'avaient pas obtenu étaient nettement plus insatisfaits. Le même principes'applique à d'autres objectifs – ainsi la recette garantie pour une vie adulteinsatisfaiteconsisteàsefixerdesobjectifsparticulièrementdifficilesàatteindre.Mesuré en fonction de la satisfaction à l'égard de la vie vingt ans plus tard,l'objectiflemoinsprometteurquepouvaitavoirunjeuneétaitde«réussirdanslesartsduspectacle».Lesobjectifsquesefixentlesadolescentsinfluencentcequileurarrive,ceàquoiilsaboutissentetlasatisfactionqu'ilsenretirent.C'est en partie à cause de ces découvertes que j'ai changé d'avis quant à la

définition du bien-être. Les objectifs que se fixent les gens sont si importantspourcequ'ilsfontetcequ'ilsressententàcesujetqu'ilestimpossibledenesefocaliser que sur le bien-être expérimenté. Nous ne pouvons pas défendre unconceptdubien-êtrequiignoreraitcequeveulentlesgens.D'unautrecôté,ilestégalement vrai qu'un concept du bien-être qui ignorerait ce que ressentent lesgensquandilsviventetneseconcentreraitquesurcequ'ilsressententquandilspensent à leur vie est tout aussi indéfendable. Nous devons accepter lacomplexitéd'unevisionhybride,oùl'onconsidèrelebien-êtredesdeuxfacettesdumoi.

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L'illusiondeconcentration

Nous pouvons déduire, de la rapidité avec laquelle les gens répondent auxquestions sur leur vie, et des effets de l'humeur dumoment sur leur réponse,qu'ils ne s'engagent pas dans une analyse minutieuse lorsqu'ils évaluent leurexistence.Ilsontcertainementrecoursàl'heuristique,fournissantdesexemplesàlafoisdesubstitutionetdeCOVERA.Sileurvisiondelavieaétéinfluencéeparunequestionsurlesrendez-vousgalantsouparunepiècesurunephotocopieuse,lessujetsdecesétudesn'ontpasoubliépourautantquelavieneserésumaitpasà des rendez-vous amoureux ou à un coup de chance.Le concept du bonheurn'estpassubitementmodifiéparlefaitdetrouverunepièce,maisleSystème1substitue volontiers un élément à l'ensemble. L'aspect de la vie sur lequell'attentionseraconcentréeoccuperauneplaceprépondérantedansuneévaluationglobale.C'est l'essence de l'illusion de concentration, que l'on peut décrire enunephrase:

Riendanslavien'estaussiimportantquevouslepensezaumomentoùvousypensez.

Cette idée remonte à une discussion familiale sur notre déménagement deCalifornie,àPrinceton,aucoursduquelmonépouseaffirmaquelesgensétaientplusheureuxenCaliforniequesur lacôteest.Je luirétorquaiquel'onpouvaitdémontrer que le climat n'était pas un élément déterminant du bien-être – lespaysscandinavessontprobablementlesplusheureuxdumonde.J'observaiquelescirconstancespermanentesdel'existenceavaientpeud'effetsurlebien-être,ettentai,envain,deconvaincremonépousequesesintuitionsquantaubonheurdesCaliforniensétaientuneerreurdeprévisionaffective.Peu après, ayant encore ce débat à l'esprit, j'ai pris part à un atelier sur les

sciences sociales du réchauffement planétaire. Un collègue est intervenu pourdépeindrecequ'ilpensaitêtrelebien-êtredelapopulationdelaplanèteausiècleprochain. J'ai soutenuqu'il était absurdedeprédire à quoi ressemblerait la viesousunclimatpluschaudalorsquenousne savionsmêmepascequevoulaitdirevivreenCalifornie.Aprèscetéchange,moncollègueDavidSchkadeetmoiavonsobtenudesfondspourétudierdeuxquestions:«Lesgensquiviventen

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Californiesont-ilsplusheureuxquelesautres?»Et :«Quellessont les idéesreçuessurlebonheurrelatifdesCaliforniens?»Nous avons recruté d'importants échantillons d'étudiants des grandes

universités deCalifornie, de l'Ohio et duMichigan.Nous avons demandé auxunsdedécrireendétailleursatisfactionàl'égarddediversaspectsdeleurvie,àd'autresdeprédirecommentquelqu'un«ayantvosintérêtsetvosvaleurs»maisquivivraitailleursrempliraitlemêmequestionnaire.Aufildel'analysedecesdonnées,ilestdevenuévidentquej'avaisremporté

mondébatfamilial.Commeprévu,lesétudiantsdesdeuxrégionsn'avaientpasdutoutlamêmeattitudevis-à-visduclimat:lesCaliforniensadoraientleleur,les gens du Midwest le détestaient. Mais le climat n'était pas un élémentdéterminantdubien-être.Enfait,iln'yavaitabsolumentaucunedifférenceentrela satisfaction des étudiants de Californie et de ceux duMidwest. Nous noussommes aussi aperçus que ma femme n'était pas la seule à croire que lesCaliforniens sont plus heureux que les autres. Les étudiants des deux régionspartageaientcemêmepointdevueerroné,et ilnousaétépossibled'identifierl'origine de cette erreur, une foi exagérée dans l'importance du climat. Nousavonsdécritcetteerreurcommeétantuneillusiondeconcentration.L'essencedel'illusiondeconcentrationestCOVERA, lefaitd'accorder tropde

poidsauclimat,troppeuauxautresdéterminantsdubien-être.Pourapprécierlapuissancedecetteillusion,prenezquelquessecondespourconsidérerlaquestionsuivante:

Quelplaisirvousapportevotrevoiture?

Uneréponsevousestimmédiatementvenueàl'esprit;voussavezàquelpointvousaimezetprofitezdevotrevoiture.Maintenant,intéressons-nousàuneautrequestion:«Quandtirez-vousduplaisirdevotrevoiture?»Laréponseàcettequestion risquedevous surprendre,mais elle est simple :vous tirezduplaisir(ou du déplaisir) de votre voiture quand vous y pensez, ce qui est sans douteplutôt rare.Dansdes circonstancesnormales, vousnepassezpasbeaucoupdetempsàpenseràvotrevoiturequandvousêtesauvolant.Vouspensezàd'autreschosesquandvousconduisez,etvotrehumeurestdéterminéeparceàquoivouspensez.Làencore,quandvousavezessayéd'évalueràquelpointvotrevoiturevousdonnaitduplaisir,vousavezen réalité réponduàunequestionbeaucoup

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plusétroite:«Quelplaisirtirez-vousdevotrevoiturequandvousypensez?»Lasubstitutionvousapousséàignorerlefaitquevouspensezrarementàvotrevoiture, une forme de négligence de la durée. Le résultat est une illusion deconcentration.Sivousaimezvotrevoiture,vousserezsusceptibled'exagérerleplaisirqu'ellevousdonne,cequivousinduiraenerreurquandvouspenserezauxvertus de votre véhicule actuel et quand vous envisagerez d'en acheter unnouveau.C'estunbiaisdumêmeordrequidéforme les jugements sur lebonheurdes

Californiens.Quandonvous interrogeàce sujet,vous invoquezprobablementl'image de quelqu'un vivant l'un des aspects distinctifs de l'expériencecalifornienne,commeunerandonnéeestivaleouladouceurdel'hiver.L'illusiondeconcentrationsurvientparceque lesCalifornienspassentenfait fortpeudetemps à sepréoccuperde ces aspects de leurvie.Deplus, lesCaliforniensdelongue date ne se souviendront sans doute pas du climat quand on leurdemanderad'évaluerleurexistence.Sivousyavezvécutoutevotrevie,etquevous ne voyagez pas beaucoup, le fait de vivre en Californie, c'est commed'avoirdixorteils:c'estbien,maisonn'ypensepastoutletemps.Lesréflexionssurn'importequelaspectdelavieserontbeaucoupplusmarquantessionpeutleuropposerfacilementunealternativetrèscontrastée.Les gens qui viennent de s'installer en Californie réagiront différemment.

Prenons le cas d'un esprit entreprenant qui a quitté l'Ohio pour trouver lebonheur sous un climat plus clément. Pendant quelques années après sondéménagement, toute question liée à sa satisfaction dans la vie lui rappelleraprobablement sa décision et l'amènera à se souvenir du contraste entre lesclimatsdesdeuxÉtats.LacomparaisonserasûrementfavorableàlaCalifornie,et l'attentionaccordéeàcetaspectde laviepeutdéformersonpoids réeldansl'expérience. Cependant, l'illusion de concentration peut aussi être source deréconfort.Quelapersonnesoitounonplusheureuseaprèsavoirdéménagé,ellesediraplusheureuse,parcequelespensées liéesauclimat le luiferontcroire.L'illusion de concentration peut amener les gens à se tromper sur leur état debien-êtreactuelainsiquesur lebonheurdesautres,et sur leurproprebonheurfutur.

Combien de temps par jour les paraplégiques sont-ils de mauvaisehumeur?

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Cette question vous a sûrement évoqué un paraplégique réfléchissant à sacondition.Votre estimationde l'humeurd'unparaplégique est donc susceptibled'êtrejustepourlesjoursquisuiventunaccidenthandicapant;pendantquelquetempsaprèsl'événement,lesvictimesnepensentpasàgrand-chosed'autre.Maisavecletemps,àquelquesexceptionsprès,l'attentionsedétourned'unesituationquand elle perd sa nouveauté. Les principales exceptions sont la douleurchronique,uneexpositionconstanteàunbruitintenseetladépressionaiguë.Ladouleur et le bruit sont programmés biologiquement pour être des signauxdestinés à attirer l'attention, et la dépression implique un cycle de penséesnégativesquis'auto-alimente. Iln'yadoncaucuneadaptationàcesconditions.Laparaplégiene fait paspartiede ces exceptions : desobservationsdétailléesmontrentquelesparaplégiquessontplutôtdebonnehumeurplusdelamoitiédutempsdèsledébutdudeuxièmemoisaprèsleuraccident–mêmesileurhumeurestévidemmentplussombrequandilspensentà leursituation.Mais laplupartdu temps, les paraplégiques travaillent, lisent, plaisantent et retrouvent leursamis,etilss'énerventquandilsentendentparlerdepolitiquedanslesjournaux.Quand ils sont impliqués dans l'une ou l'autre de ces activités, ils ne sont pastellement différents des autres, et nous pouvons supposer que le bien-êtreexpérimenté des paraplégiques est quasi normal la plupart du temps.L'adaptationàunenouvellesituation,qu'ellesoitbonneoumauvaise,consisteengrande partie à y penser de moins en moins. En ce sens, la plupart descirconstancesà long termede lavie,dont laparaplégieet lemariage,sontdesétatspartielsquinenouspréoccupentquequandnousypensons.L'undesprivilègesd'enseigneràPrincetonestquel'onpeutaccompagnerdes

étudiantsbrillantsdans leur thèse.Etdanscetteveine,unedemesexpériencespréféréesaétéunprojetoùBeruriaCohnavaitrassembléetanalysédesdonnéesd'un institut de sondagequi avait justement posé cette question auxpersonnesinterrogées:combiendetempspar jour lesparaplégiquessont-ilsdemauvaisehumeur?Elleavaitrépartilesparticipantsendeuxgroupes:onaditàcertainsquel'accidenthandicapantavaiteulieuunmoisplustôt,etàd'autresunanplustôt. De plus, ils devaient indiquer s'ils connaissaient personnellement unparaplégique.Lesdeuxgroupesétaient trèsprochesdans leur jugementsur lesparaplégiques récents : ceux qui en connaissaient un évaluaient la mauvaisehumeur à 75% ; les autres à 70%. En revanche, ils n'étaient pas du tout dumême avis dans leur évaluation de l'humeur du paraplégique un an aprèsl'accident : ceux qui en connaissaient un estimaient qu'il était de mauvaisehumeur41%dutemps,lesautressituaientcechiffreenmoyenneà68%.Ilétait

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manifeste que ceux qui connaissaient un paraplégique avaient été témoins dudétournementprogressif de l'attention accordée à la condition,mais les autres,eux, ne prévoyaient pas cette adaptation. Des évaluations de l'humeur degagnantsàlaloterieunmoisetunanaprèsl'événementontdonnéexactementlemêmerésultat.Nouspouvonssupposerquelasatisfactiondanslaviedesparaplégiquesetde

ceuxquisontaffligésd'autrescontraintespesantesestrelativementfaiblecomptetenudeleurbien-êtreexpérimenté,parceque,enleurdemandantd'évaluerleurexistence, on les confrontera immanquablement à la vie des autres et à la viequ'ilsmenaientautrefois.Enrelationaveccetteidée,desétudessurdespatientsayant subi une colostomie ont abouti à des incohérences frappantes entre leurbien-être expérimenté et l'évaluation de leur vie. L'échantillonnage desexpériencesnemontreaucunedifférencedanslebonheurexpérimentéentrecespatientsetunepopulationenbonnesanté.Pourtant,cespatientsseraientprêtsàsacrifierdesannéesenéchanged'uneviepluscourtemaissanscolostomie.Deplus,lespatientsayantrecouvrélepleinusagedeleurintestinsesouviennentdeleurconditionpréalablecommed'unepériodeabominable,etilsseraientprêtsàsacrifier encore plus d'années de leur vie pour ne pas renouer avec cetteexpérience.Danscecas,ilsemblequelemoimémorielsoitsujetàuneillusionde concentration massive sur la vie que le moi expérimentant supporte sansgrandmal.DanielGilbert etTimothyWilsonont inventé lemotmiswanting,ou«mal-

voulus»,pourdécrirelesmauvaischoixquidécoulentdeserreursdeprévisionaffective.Unmotquimériteraitdepasserdanslelangagecourant.L'illusiondeconcentration(ou«focalisme»pourGilbertetWilson)estunepuissantesourcede miswanting. En particulier, elle nous rend prompts à exagérer l'effetd'acquisitionssignificativesoudechangementsdecirconstancessurnotrebien-êtrefutur.Comparez deux décisions qui vont changer certains aspects de votre vie :

l'achatd'unenouvellevoitureconfortableetlefaitdevousjoindreàungroupequiseréunitchaquesemaine,peut-êtreunclubdelectureoudepoker.Cesdeuxexpériences seront nouvelles et enthousiasmantes au début. La différencecruciale, c'est que vous finirez par accorder peu d'attention à la voiture quandvous la conduirez, mais que vous vous intéresserez toujours à l'interactionsocialedanslaquellevousvousêtesengagé.ParCOVERA,vousêtessusceptibled'exagérer les avantages à long terme de la voiture,mais vous ne commettrezsans doute pas la même erreur pour une activité sociale ou qui nécessite

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intrinsèquementdel'attention,commelefaitdejouerautennisoud'apprendrelevioloncelle. L'illusion de concentration crée un biais en faveur de produits etd'expériencesquisontenthousiasmantsaudépart,mêmes'ilsfinirontparperdrede leur attrait. La durée est négligée, ce qui fait que les expériences quicontinueront de focaliser l'attention sur le long terme sont moins appréciéesqu'ellesneledevraient.

Encoreetencore

Lerôledutempsestundesrefrainsdecelivre.Ilestlogiquededécrirelaviedu moi expérimentant comme une succession de moments, ayant chacun unevaleur.Lavaleurd'unépisode–cequej'aiappeléletotalhédonimétrique–estsimplement la somme des valeurs desmoments dont il est composé.Mais cen'estpascommecelaque l'esprit se représente lesépisodes.Lemoimémoriel,nousl'avonsvu,raconteaussideshistoiresetfaitdeschoix,etniceshistoiresniceschoixnereprésententcorrectementletemps.Enmodenarration,unépisodeestreprésentéparquelquesmomentscritiques,surtoutledébut, lepicetlafin.La durée est négligée. Nous avons été témoins de cette focalisation sur desmomentsdistinctsà la foisdans l'affairede lamain froideetdans l'histoiredeVioletta.Nousavonsassistéàuneautreformedenégligencedeladuréedanslathéorie

desperspectives,oùunétatestreprésentéparlatransitionverscelui-ci.Lefaitdegagneràlaloterieaboutitàunnouvelétatderichessequidurerauncertaintemps,maisl'utilitédedécisioncorrespondàl'intensitéanticipéedelaréactionàla nouvelle que l'on a gagné. Le détournement de l'attention et d'autresadaptationsaunouvel état sontnégligés,puisque seulecette infime tranchedetemps est prise en considération. On retrouve la même concentration sur latransitionverslenouvelétatetlamêmenégligencedeladuréeetdel'adaptationdanslesprédictionssurlesréactionsauxmaladieschroniques,etbiensûrdansl'illusion de concentration.L'erreur que commettent les gens dans l'illusion deconcentrationimpliqueuneattentionaccordéeàdesmomentsparticuliersetunenégligence de ce qui se passe à d'autres moments. L'esprit est doué pour leshistoires, mais manifestement, il n'est pas idéalement conçu pour traiter lepassagedutemps.Ces dix dernières années, nous avons beaucoup appris sur le bonheur. À

commencerparlefaitquelemot«bonheur»n'apasqu'unseulsens,etqu'ilne

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devaitpasêtreutilisécommesitelétaitlecas.Parfois,lesprogrèsscientifiquesnouslaissentplusperplexesquenousnel'étionsauparavant.

*

penseràlavie,enbref

«Ellepensaitqu'acheterunebellevoiture larendraitplusheureuse,maisenfait,c'étaituneerreurdeprévisionaffective.»«Savoitureesttombéeenpannecematinsurlechemindutravail,etilestde

mauvaisehumeur.Cen'estpaslemomentdeluidemanders'ilestsatisfaitdesonemploi!»«Laplupart du temps, elle a l'air de très bonnehumeur,mais quandon lui

demande,ellerépondqu'elleesttrèsmalheureuse.Laquestiondoitluirappelersonrécentdivorce.»«Cen'est pas parce quenous achèterons unemaisonplus grandequenous

serons plus heureux à long terme. Nous pourrions souffrir d'une illusion deconcentration.»« Il a choisi de répartir son temps entre deux villes. Probablement un cas

gravedemiswanting.»

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Conclusion

J'ai commencéce livreenprésentantdeuxpersonnages fictifs, j'aipoursuiviendécrivantdeuxespèces,et j'ai terminéavecdeuxfacettesdumoi.LesdeuxpersonnagesétaientleSystème1intuitif,quisechargedelapenséerapide,etleSystème2,pluslentetlaborieux,quigèrelapenséelente,surveilleleSystème1et s'efforce autant que possible de garder le contrôle en fonction de sesressourceslimitées.LesdeuxespècesétaientlesEconsfictifs,quiviventdanslemondedelathéorie,etlesHumains,quiagissentdanslemonderéel.Lesdeuxmoi sont lemoiexpérimentant,qui s'occupedevivre, et lemoimémoriel,quitientlescomptesetfaitleschoix.Danscedernierchapitre,j'évoqueenguisedeconclusion quelques applications de ces trois distinctions, prises dans l'ordreinverse.

Moiexpérimentantetmoimémoriel

La possibilité de conflits entre le moi mémoriel et les intérêts du moiexpérimentant s'est révélée un problème plus ardu que je ne l'avais pensé audépart.Dansunepremièreexpérience,l'étudedelamainfroide,lacombinaisondelanégligencedeladuréeetdelarègledupic-finavaiententraînédeschoixqui, manifestement, étaient absurdes. Pourquoi les gens s'exposeraient-ilsdélibérémentàunesouffranceinutile?Nossujetslaissaientlechoixàleurmoimémoriel, préférant répéter le test qui laissait unmeilleur souvenir,même s'ilimpliquaitdavantagededouleur.Ilpeutêtrejustifié,dansdescasextrêmes,dechoisirenfonctiondelaqualitédusouvenir,parexemplefaceàunepossibilitéde stress post-traumatique, mais l'expérience de la main froide n'était pastraumatique.Unobservateur objectif effectuant ce choix pour un tiers opteraitsansaucundoutepourletempsd'expositionlepluscourt,favorisantainsilemoi

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expérimentant du sujet.Dans ce genre de cas, il est assez juste de décrire leschoixfaitsparlesgenspoureux-mêmescommedeserreurs.Lanégligencedeladuréeetlarègledupic-findansl'évaluationdeshistoires,quecesoitàl'opéraouquand il s'agit de juger l'histoire de Jen, sont tout aussi indéfendables. Il estabsurde d'évaluer toute une vie en fonction de ces derniers instants, ou den'accorder aucun poids à la durée quand on décide quelle vie est la plusdésirable.Le moi mémoriel est une construction du Système 2. Cependant, sa façon

d'évaluer lesépisodeset lesvies relèvedenotremémoire.Lanégligencede ladurée et la règle du pic-fin trouvent leur origine dans le Système 1 et necorrespondent pas forcément aux valeurs du Système 2. Nous pensons que ladurée est importante,mais notremémoire nousdit le contraire.Les règles quiprésidentàl'évaluationdupassésontdepiètresguidespourcequiestdeprendredesdécisions,parcequeletempsaeffectivementsonimportance.Aucentredenosexistencessetrouvelefaitqueletempsestlaressourcefinieparexcellence,maislemoimémorielignorecetteréalité.Lanégligencedeladuréeassociéeàlarègledepic-finprovoqueunbiaisquifavoriseunecourtepériodedejoieintenseau détriment d'une longue période de bonheur modéré. L'image inversée dumême biais nous fait redouter une période courte d'une douleur intense maistolérableplusqu'unepériodebeaucouppluslonguededouleurmodérée.Àcausedelanégligencedeladurée,noussommesenclinsàaccepterunelonguepériodede léger inconfortparceque la finserameilleure,etnoussommescapablesderenonceràlapossibilitéd'unelonguephasedebonheurquirisquecependantdemalseterminer.D'oùl'avertissement,aussicourantquedéplaisant:«Nefaispasça,tuvasleregretter.»Cetavisnoussemblesageparcequeleregretanticipéestleverdictdumoimémoriel,etquenousavonstendanceàaccepterlesjugementsde ce genre comme étant définitifs et concluants. Or, nous ne devrions pasoublier que le point de vue du moi mémoriel n'est pas toujours le bon. Unobservateurobjectifduprofilhédonimétrique,ayantàl'espritlesintérêtsdumoiexpérimentant,seraitprobablementd'unautreavis.Lanégligencedeladuréedumoimémoriel,l'accentoutrancierqu'ilmetsurlespicsetlesfins,etsatendanceàl'illusionrétrospectiveseconjuguentpourdonnerdesrefletsdéformésdenotrevéritableexpérience.En revanche, la conception,pondéréepar ladurée,dubien-être, traited'une

même façon tous les moments de la vie, mémorables ou non. Certains seretrouvent plus valorisés que d'autres, soit parce qu'ils sont mémorables, soitparce qu'ils sont importants. Le temps que les gens passent à repenser à un

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momentmémorabledevraitêtreinclusdanssadurée,accroissantdumêmecoupson poids. Un moment peut aussi gagner en importance en modifiantl'expériencedesmomentssuivants.Parexemple,uneheurepasséeàpratiquerleviolonpeutaccroîtrel'expériencedenombreusesheurespasséesdesannéesplustard à jouer ou à écouter de lamusique.Un événement brefmais terrible quicauseuntroubledetypestresspost-traumatiquedevraitêtrepondéréparladuréetotaledemalheursàlongtermequ'ilengendre.Danslaperspectivepondéréeparla durée, nous ne pouvons déterminer qu'après les faits qu'un moment estmémorable ou lourd de sens. Les déclarations comme « je m'en souviendraitoujours … » ou « c'est un moment important » devraient être considéréescommedespromessesoudesprédictions,quipeuventêtre fausses– et le sontsouvent–,mêmequandellessontprononcéesavecunesincérité incontestable.On peut parier sans grand risque que bien des choses que l'on promet de nejamaisoublierontdisparudenotremémoiredixansplustard.Lalogiquedelapondérationdeladuréeestconvaincante,maisellenesaurait

êtreconsidéréecommeunethéoriecomplètedubien-êtreparcequelesindividuss'identifientàleurmoimémorieletqu'ilss'intéressentàleurproprehistoire.Unethéoriedubien-êtrequiignorecequeveulentlesgensestimpossibleàdéfendre.D'unautrecôté,unethéoriequiignorecequisepassevraimentdanslaviedesgensetseconcentreexclusivementsurcequ'ilspensentdeleurvieesttoutaussiindéfendable.Lemoimémorielet lemoiexpérimentantdoiventêtre tousdeuxpris en compte, parce que leurs intérêts ne coïncident pas toujours. Lesphilosophespourraientlongtempsdébattredecesquestions.Mais la question de savoir lequel des deux moi importe le plus n'est pas

réservée aux philosophes. Elle a des implications politiques dans bien desdomaines, en particulier la médecine et la sécurité sociale. Prenons lesinvestissementsnécessairesautraitementdediversespathologies,dontlacécité,la surdité ou les maladies rénales. Les investissements devraient-ils êtredéterminésparlenombredegensquicraignentdesouffrirdecesaffections?parla véritable souffrance dont les patients font l'expérience ?Oudevraient-ils secalquersurl'intensitédudésirdespatientsd'êtrelibérésdeleurconditionetlessacrificesqu'ilsseraientprêtsàfairepouryparvenir?Leclassementdelacécitéetdelasurdité,oudelacolostomieetdeladialyse,pourraitêtredifférentselonla mesure de la douleur que l'on utilise. Il n'y a pas de solution simple auproblème,maiscettequestionesttropimportantepourquel'onpuissel'ignorer.Lapossibilitéd'avoir recours àdesmesuresdubien-être comme indicateurs

pourguiderlespolitiquesgouvernementalessuscitedepuispeuungrandintérêt,

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tantchezlesuniversitairesqu'auprèsdeplusieursgouvernementseuropéens.Onpeut désormais concevoir, ce qui n'était pas le cas il y a seulement quelquesannées,qu'unindicedelasouffrancedanslasociétésoitunjourinclusdanslesstatistiques nationales, aux côtés de chiffres sur le chômage, le handicapphysiqueetlesrevenus.Ceprojetafaitduchemin.

EconsetHumains

Dans le langagecourant,unepersonneraisonnableestquelqu'unavecqui ilestpossiblederaisonner,dumomentquesesconvictionssontdansl'ensembleenphaseavec la réalité, etque sespréférencescorrespondentà ses intérêtset sesvaleurs.Lemotrationnel transmetuneimagedeplusgranderéflexion,deplusgrand calcul, et de moins de chaleur, mais dans le langage commun, unepersonne rationnelle est assurément raisonnable. Pour les économistes et lesthéoriciens de la décision, cet adjectif a un tout autre sens. Pour tester larationalité, il ne suffit pas de savoir si les convictions et les préférences d'unepersonne sont raisonnables, mais si elles sont cohérentes. Une personnerationnelle peut croire aux fantômes du moment que toutes ses autresconvictions sont en accord avec l'existence des fantômes. Une personnerationnelle peut préférer susciter la haine que l'amour, du moment que sespréférences sont cohérentes.La rationalité est une cohérence logique– qu'ellesoit raisonnable ou non. Conformément à cette définition, les Econs sontrationnels,mais tout tend àprouverque lesHumainsne le sont pas.UnEconserait insensible à l'amorçage, àCOVERA, au cadrage en gros plan, à la visioninterne,ouauxrenversementsdepréférence,cequelesHumainsnepeuventpastoutletempséviter.Ladéfinitionde la rationalitéen tantquecohérenceestpar trop restrictive ;

elleréclamequel'onadhèreàdesrèglesdelogiquequ'unespritfinin'estpasàmême d'appliquer. Les gens raisonnables ne peuvent pas être rationnels seloncette définition, mais ce n'est pas une raison pour les considérer commeirrationnels.Irrationnelestunmotfort,quiconnotel'impulsivité, l'émotivitéetlarésistanceopiniâtreauxargumentsraisonnables.Jesuissouventhérisséquandj'entends que l'on nous crédite, Amos et moi, d'avoir démontré que les choixhumainssontirrationnels,alorsqu'enfait,nosrecherchesontseulementmontréquelemodèledel'agentrationnelestmaladaptéàl'homme.Si l'homme n'est pas irrationnel, il a souvent besoin d'aide pour rendre des

jugementsplusjustesetprendredemeilleuresdécisions,etdanscertainscas,des

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politiquesetdesinstitutionspeuventapportercetteaide.Cettethèsepeutparaîtreinoffensive, mais en fait, elle va très loin. Telle qu'elle est interprétée parl'importanteÉcoled'économiedeChicago,lafoidanslarationalitéhumaineestétroitement liée à une idéologie selon laquelle il est inutile, voire immoral, deprotégerlesgenscontreleurschoix.Desgensrationnelsdevraientêtrelibres,etresponsables d'eux-mêmes.Milton Friedman, le chef de file de cette école, aexprimécetteopiniondansletitredel'undesesouvragespopulaires:LaLibertéduchoix370.Le présupposé qui veut que les agents soient rationnels sert de fondement

intellectuelàl'approchelibertarienneenmatièredepolitiquepublique:quenulgouvernement n'interfère avec le droit d'un individu à choisir, àmoins que cechoix constitue une menace pour autrui. La politique libertarienne admire enoutrel'efficacitédesmarchés,quiattribuentlesbiensauxgensquisontprêtsàpayer lepluscher.Unexemplecélèbrede l'approchedeChicagoestunarticleintitulé « A Theory of Rational Addiction » (Une théorie de l'addictionrationnelle). Il explique comment un agent rationnel ayant une préférencemarquée pour la gratification intense et immédiate peut tout à fait prendre ladécisionrationnelled'accepterenconséquencedecauseuneaddictionfuture.Ilm'estarrivéd'entendreGrayBecker,undesauteursdecetarticle,égalementprixNobeldel'écoledeChicago,soutenirsuruntonléger,maissansplaisanter,quelaprétendueépidémied'obésitépourraitbiens'expliquerparlefaitquelesgenscroient en la découverte imminente d'un remède contre le diabète. Il soulevaitainsiunpoint important :quandnousvoyonsdesgensagirde façonquinoussemblecurieuse,nousdevrions,selonlui,d'abordexaminer lapossibilitéqu'ilsaient une bonne raison de faire ce qu'ils font. Il ne faudrait invoquer desinterprétations psychologiques que quand les raisons deviennent peuplausibles–cequi,soitditenpassant,estprobablement lecasde l'explicationquedonneBeckerdel'obésité.Dans un monde d'Econs, les gouvernements seraient invités à ne pas

interférer,laissantlesgensagircommebonleursembletantqu'ilsneportentpastortàautrui.Siunmotardchoisitderoulersanscasque,unlibertariendéfendrasondroitàlefaire.Lescitoyenssaventcequ'ilsfont,mêmequandilschoisissentdenepasmettred''argentdecôtépourleursvieuxjours,ouquandilss'exposentà des substances addictives. C'est une position qui peut parfois se montrerimplacable:lespersonnesâgéesquin'ontpasassezéconomisépourleurretraiten'ont guère droit à plus de compassion que quelqu'un qui se plaint de la noteaprèsavoirengloutiunrepaspantagruéliquedansunrestaurant.Lesenjeuxdu

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débat entre l'école deChicago et les économistes comportementaux sont doncénormes. Ces derniers, quant à eux, rejettent la forme extrême du modèle del'agentrationnel.Lalibertén'estpasunevaleurcontestée;touslesparticipantsau débat la soutiennent. Mais la vie est plus complexe pour les économistescomportementaux que pour les partisans de la rationalité humaine. Aucunéconomistecomportementaln'estpartisand'unÉtatquicontraindraitsescitoyensàsuivreun régimealimentaireéquilibréetàne regarderquedesémissionsdetélévisionsusceptiblesdefaireprogresserl'esprit.Toutefois,seloneux,lalibertéaunprix,quepaientlesindividusquifontdemauvaischoix,etlasociétéquisesentobligéedelesaider.Pourleséconomistescomportementaux,ledilemmeestdesavoirs'ilfautounonprotégerlesgensdeleurserreurs.Leséconomistesdel'écoledeChicagonesontpasconfrontésàceproblème,carlesagentsrationnelsnecommettentpasd'erreur.Poureux,lalibertéestgratuite.En 2008, l'économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein se sont

associés pour écrire un livre intitulé Nudge371 , vite devenu un best-sellerinternational et la bible de l'économie comportementale. Leur livre a crééplusieursnéologismes,dontceluide«Econs».Ilprésenteégalementunesériedesolutionsaudilemmedesavoircommentaiderlesgensàprendredebonnesdécisions sans empiéter sur leurs libertés. Thaler et Sunstein préconisent uneposition de paternalisme libertarien, où l'État et d'autres institutions sontautorisés à pousser les gens du coude (to nudge) afin qu'ils prennent desdécisionsservantleursintérêtsàlongterme.Ilestdifficiledeprétendrequecelacomprometlalibertédequiquecesoit.Commeonl'avuplustôt,lecadragedeladécisionde l'individu– cequeThaleretSunsteinappellent l'architectureduchoix–auneffetconsidérablesurlerésultat.Lecoupdecoudereposesurunepsychologie intelligente, que j'ai déjà décrite. L'option par défaut estnaturellementvuecommelechoixnormal.Dévierduchoixnormalestunactedélibéré,quinécessitedavantagederéflexion,deprisederesponsabilité,etestplus susceptibled'entraînerdes regrets que le statuquo.Des forces puissantespeuventcontribueràguider ladécisiondequelqu'unqui, sinon,nesauraitquefaire.PlusquelesEcons,lesHumainsontbesoind'êtreprotégésd'autrespersonnes

quiexploitentdélibérémentleursfaiblesses–surtoutlestraversduSystème1etlaparesseduSystème2.Lesagentsrationnelssontcensésprendredesdécisionsimportantes avec soin, et se servir de toutes les informations qui leur sonttransmises. Un Econ lira et comprendra les petits caractères dans un contratavant de le signer, unHumainnon.Une société sans scrupulequi préparedes

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contratsquesesclientssignentgénéralementsanslesliredisposed'unemargedemanœuvrejuridiqueimportanteendissimulantdesinformationscruciales.Soussaformeextrême,lemodèledel'agentrationnelauneimplicationpernicieuse:lesclientssontsupposésnepasavoirbesoindeprotectionautrequelagarantiequelesinformationsnécessairessontcommuniquées.Latailledelapoliceetlacomplexitédulangageutilisédanscettecommunicationnesontpasconsidéréescomme importantes – un Econ sait comment faire face aux petits caractèresquand il le faut. En revanche, dans ses recommandations,Nudge suggère auxentreprisesdeproposerdescontratsassez simplespourêtre luset comprispardes clients humains. Ces recommandations se sont heurtées à une vigoureuseoppositiondesociétésdontlesprofitspourraientfléchirsileursclientsvenaientàêtremieux informés– cequiestunbonsigne.Mieuxvautunmondeoù lesentreprisesseconcurrencentenproposantdemeilleursproduitsqu'unmondeoùlegagnantestceluiquiestleplusdouépourladissimulation.Undesélémentsremarquablesdupaternalismelibertarienestqu'ilséduitdes

représentants de tout le spectre politique. Le plus bel exemple de politiquecomportementale,l'initiative«SaveMoreTomorrow»(Épargnezplusdemain),a été défendu au Congrès américain par une coalition sortant de l'ordinaire,rassemblant des conservateurs extrémistes aussi bien que des gens de gauche.«SaveMoreTomorrow» est un produit financier que les entreprises peuventoffrir à leurs salariés. Ceux qui y souscrivent autorisent leur employeur àaugmenter leurcontributionà leurpland'épargne sur labased'unpourcentagefixe chaque fois qu'ils sont augmentés. L'augmentation du taux d'épargne estactivée automatiquement jusqu'à ce que l'employé annonce qu'il souhaiterécupérersonépargne.Cetteinnovationgéniale,proposéeparRichardThaleretShlomoBenartzi,adésormaisamélioréletauxd'épargneetoffertdemeilleuresperspectivesàdesmillionsdesalariés.Ellereposesolidementsurlesprincipespsychologiques que les lecteurs de ce livre reconnaîtront. Elle contourne larésistanceàuneperteimmédiateennenécessitantpasdechangementimmédiat;en rattachant l'accroissement de l'épargne aux augmentations de salaires, elletransforme des pertes en gains reportés, qui sont beaucoup plus faciles àaccepter.EtsanatureautomatiquealignelaparesseduSystème2surlesintérêtsàlongtermedessalariés.Toutcela,biensûr,sansobligerquiquecesoitàfairequoiquecesoitqu'ilnesouhaiteraitpas,etsansconfusionniartifice.L'attraitdupaternalisme libertarienaété reconnudansdenombreuxpays,y

comprisauRoyaume-UnietenCoréeduSud,etpardespoliticiensdetouteslestendances, qu'il s'agisse des conservateurs britanniques ou du gouvernement

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démocrateduprésidentObama.Enfait,legouvernementbritanniqueacrééunenouvelle petite unité chargée d'appliquer les principes de la sciencecomportementaleafindel'aideràmieuxatteindresesobjectifs.Lenomofficielde ce groupe est la Behavioural Insight Team (Équipe de perspectivecomportementale), mais elle est connue, tant au sein du gouvernement qu'àl'extérieur,souslesurnomdeNudgeUnit(Unitéducoupdecoude).Thalerenestleconseiller.LarédactiondeNudgeaeudessuitesdignesd'unroman.Sunsteinaétéinvité

par le président Obama à travailler comme administrateur du bureau del'Information et des Affaires de réglementation, position qui lui donne toutelatitude pour encourager la mise en œuvre des leçons de psychologie etd'économiecomportementaledanslesinstitutionsgouvernementales.Lamissionest décrite dans le Rapport 2010 du bureau de la Gestion et du Budget. Leslecteursdece livreapprécieront la logiquequi sous-tendses recommandationsspécifiques, à commencer par celle de procéder à des « présentations claires,simples, marquantes et importantes ». Ils reconnaîtront également desdéclarationsde fondscomme :«La formulationaunegrande importance ; si,par exemple, un résultat potentiel est présenté comme une perte, il aura sansdouteplusd'impactques'ilestprésentécommeungain.»Nousavonsdéjàévoquél'exempleducadragedesdéclarationsàproposdela

consommationdecarburant.Parmilesautresapplicationsmisesenœuvre,citonsl'inscription automatique à une assurance santé, une nouvelle version desdirectivesdiététiquesquiremplacel'incompréhensiblePyramidealimentaireparl'image convaincante d'uneAssiette garnie d'un régime équilibré, et une règleformuléeparledépartementdel'Agriculture(USDA),quipermetl'inclusiondemessagescomme«garantià90%sansmatièresgrasses»surlesproduitsàbasede viande, pourvu qu'une étiquette mentionne également « 10 % de matièresgrasses»dans«descaractèresdelamêmecouleur,delamêmetaille,dumêmetype et sur le même fond que l'étiquette indiquant l'absence de matièresgrasses».Contrairement aux Econs, les Humains ont besoin d'aide pour prendre les

bonnes décisions, et il existe des moyens informés et non intrusifs de leurapportercetteaide.

Deuxsystèmes

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Celivreadécritlefonctionnementdel'espritcommeuneinteractiondifficileentre deux personnages fictifs : le Système 1 automatique et le Système 2délibéré.Vousconnaissezmaintenantbienlapersonnalitésdecesdeuxsystèmes,et vous êtes capable de prédire comment ils pourraient réagir dans différentessituations.Etbiensûr,vousn'avezpasoubliéque lesdeuxsystèmesn'existentpasvraiment,quecesoitdanslecerveauouailleurs.«LeSystème1faitX»estun raccourci pour « X se produit automatiquement ». Et « le Système 2 estmobilisé pour faire Y » est un raccourci pour « l'excitation augmente, lespupilles se dilatent, l'attention se concentre, et l'activité Y est accomplie ».J'espère que vous trouvez le langage des systèmes aussi utile quemoi, et quevous avez acquis un sens intuitif de leur fonctionnement sans vous être laissédétournerparlaquestiondeleurexistencesupposée.LeSystème2,attentif,estquinouspensonsêtre.Ilarticulelesjugementset

faitdeschoix,maisilapprouveourationalisesouventlesidéesetlessentimentsengendrésparleSystème1.Vousnesavezpeut-êtrepasquevousêtesfavorableà un projet parce que quelque chose, chez la fille qui le dirige, vous rappellevotresœurquevousaimeztant,oubienquevousdétesteztelleautrepersonneparce qu'elle ressemble vaguement à votre dentiste. Cependant, si on vousdemande de vous expliquer, vous fouillerez dans votre mémoire en quête deraisonsprésentablesetentrouverezcertainement.Deplus,vouscroirezl'histoireque vous aurez inventée. Mais le Système 2 n'est pas qu'un apologiste duSystème 1. Il évite aussi que bien des pensées idiotes et des impulsionsdéplacées se concrétisent. L'investissement de l'attention améliore laperformance dans de nombreuses activités – pensez aux risques qu'il y a àconduiresurunerouteétroite tandisquevotreespritvagabonde–et il joueunrôle essentiel dans certaines tâches, comme la comparaison, le choix, et leraisonnement ordonné. Cependant, le Système 2 n'est pas un parangon derationalité. Ses capacités sont limitées, de même que les connaissancesauxquellesilaaccès.Nousnepensonspastoujoursenlignedroitequandnousraisonnons,etleserreursnesontpastoujoursduesàdesintuitionsintrusivesetincorrectes. Souvent, nous commettons des erreurs parce que nous (notreSystème2)nesavonspasquoifaired'autre.J'aipasséplusdetempsàdécrireleSystème1,etaiconsacrédenombreuses

pagesauxerreursdejugementintuitifetdechoixquejeluiattribue.Pourtant,lenombre relatif de pages est un mauvais indicateur de l'équilibre entre lesmerveillesetlesfaillesdelapenséeintuitive.LeSystème1estcertesàl'originede beaucoup de nos manquements, mais aussi de la plupart de ce que nous

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faisonsbien–autrementdit,l'essentieldenosactivités.NospenséesetnosactessontcourammentguidésparleSystème1et,engénéral,ilstouchentjuste.Unedesmerveillesenestlemodèlericheetdétaillédenotremondeentretenudanslamémoireassociative : il fait ladistinctionentre lesévénementsnormauxet lesévénements surprenants en une fraction de seconde, engendre immédiatementune idée de ce qui était attendu plutôt qu'une surprise, et rechercheautomatiquementune interprétationcausaledessurprisesetdesévénementsaufuretàmesurequ'ilsseproduisent.Lamémoire contient en outre le vaste répertoire de compétences que nous

avonsacquisesaufild'uneviedepratique,quiproduisentautomatiquementdessolutionsappropriéesauxdéfisquandilssurviennent,qu'ils'agissedecontournerun gros rocher à pied sur un chemin ou d'éviter la colère d'un client.L'acquisitiondecompétencesnécessiteunenvironnementrégulier,lapossibilitéde s'entraîner, et un retour sans équivoque sur l'adéquation des pensées et desactions. Quand ces conditions sont remplies, la compétence finit par sedévelopper, et les jugements intuitifs et les choix qui viennent rapidement àl'espritserontpourlaplupartadaptés.Toutcelaestl'œuvreduSystème1,etseproduitdoncautomatiquementetvite.Quandonseheurteàundéfi,uneréactioncompétenteestévoquée,sielleest

disponible.Quesepasse-t-ilenl'absencedecompétences?Parfois,commedansle problème 17 x 24 = ?, qui réclame une réponse spécifique, il estimmédiatementévidentqu'ilfautfaireappelauSystème2.MaisilestrarequeleSystème1soitprisaudépourvu.Ilnes'encombrepasdeslimitesàsescapacitéset se montre prodigue dans ses calculs. Quand il est occupé à chercher uneréponse à une question, dans le même temps, il produit les réponses à desquestionsquisontliées,etpeutsubstitueruneréponsequivientplusfacilementà l'esprit à celle qui était requise. Dans cette conception de l'heuristique, laréponse heuristique n'est pas forcément plus simple ou plus dépouillée que laquestiondedépart–elleestseulementplusaccessible,calculéeplusfacilementetplusrapidement.Lesréponsesheuristiquesnesontpasaléatoires,etellessontsouventapproximativementcorrectes.Maisparfois,ellestombentcomplètementàcôté.Le Système 1 enregistre l'aisance cognitive avec laquelle il traite

l'information,mais il n'émet pas de signal d'avertissement quand il perd de safiabilité.Les réponses intuitivesviennent rapidementà l'esprit,avecassurance,qu'ellessoientlefruitdecompétencesréellesoudel'heuristique.Iln'yaaucunmoyensimplepourleSystème2dedistinguerentreuneréponsecompétenteet

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uneréponseheuristique.Iln'ad'autrerecoursquederalentiretdetenterdebâtiruneréponseparlui-même,cequ'iln'aimeguèrecarilestparesseux.IlapprouveainsiavecdésinvolturedenombreusessuggestionsduSystème1,enlesvérifiantaumieuxsuperficiellement,commedansleproblèmedelabatteetdelaballe.C'estainsiqueleSystème1acquiertsamauvaiseréputationentantquesourced'erreurs et de biais. Ses caractéristiques fonctionnelles, dont COVERA,l'équivalenced'intensité,etlacohérenceassociative,entreautres,débouchentsurdesbiaisprévisiblesetdesillusionscognitivescommel'ancrage,lesprédictionsnonrégressives,l'excèsdeconfiance,etbiend'autres.Quepeut-onfairepouréviterlesbiais?Commentaméliorerlesjugementset

les décisions, tant les nôtresque ceuxdes institutionsquenous servons et quinousservent?Pourfairecourt,disonsquel'onnepeutespérerfairegrand-chosesansyconsacrerdeformidablesefforts.D'expérience, jesaisqueleSystème1n'est pas facile à éduquer. À l'exception de quelques effets que j'attribueprincipalementà l'âge,mapensée intuitiveest toujoursaussiprompteà l'excèsdeconfiance,auxprédictionsextrêmesetàl'erreurdeprévisionqu'avantquejene m'intéresse à ces questions. Je n'ai progressé que dans ma capacité àreconnaîtredessituationsoùleserreurssontprobables:«cechiffrevadeveniruneancre…»,«ladécisionpourraitchangersileproblèmeétaitrecadré…».Etj'ai fait bien plus de progrès pour reconnaître les erreurs des autres que lesmiennes.Enprincipe,ilexisteunmoyensimpledebloquerleserreursquiproviennent

du Système 1 : identifiez les signes prouvant que vous vous trouvez dans unchampdeminescognitif, ralentissez,etappelez leSystème2en renfort.Voilàcommentvousprocéderez laprochaine foisquevous rencontrerez l'illusiondeMüller-Lyer.Quandvousverrezdeslignesdotéesd'appendicespointantdansdesdirectionsdifférentes,voussaurezquevousêtesdansunesituationoùvousnepouvez pas avoir confiance en votre impression de la longueur des lignes.Malheureusement, il est souvent peuprobable que cette procédure raisonnablesoitappliquéequandillefaudraitleplus.Nousaimerionstousêtreéquipésd'unesonnetted'alarmequitinteraitfurieusementchaquefoisquenoussommessurlepoint de commettre une grave erreur, mais cela n'existe pas, et les illusionscognitives sont dans l'ensemble plus difficiles à reconnaître que les illusionsperceptives.Lavoixde laraisonestbeaucoupplusdiscrètequecelle,claireettonitruante,del'intuitionerronée.Or,quandvousêtesconfrontéaustressd'unedécisionimportante,ilestdéplaisantderemettreendoutevosintuitions.Quandvousavezunproblème,s'ilyabienunechosequevousnevoulezpas,c'estvoir

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vosdoutess'accroître.Lerésultatenestqu'ilestbeaucoupplusfacilederepérerunchampdeminesquandvousvoyezlesautress'yégarerquequandc'estvous-mêmes qui êtes sur le point d'ymettre les pieds.Les observateurs sontmoinsoccupés sur le plan cognitif, et plus ouverts aux informations que les acteurs.C'estpourcelaquej'aiécritunlivreadresséauxcritiquesetauxbavardsplutôtqu'auxdécideurs.Les organisations, institutions et entreprises sont mieux armées que les

individusquandils'agitd'éviterleserreurs,parcequ'ellespensentnaturellementmoinsviteetontlepouvoird'imposerdesprocéduresstructurées.Ellespeuventinstituer et faire appliquerdes listesde contrôleutiles, ainsi quedes exercicespluscomplexes,commelaprévisionparcatégoriederéférenceetlepre-mortem.Elles peuvent aussi encourager une culture où les gens veillent les uns sur lesautres à l'approche des champs de mines, du moins en partie, à l'aide d'unlexiqueprécis.Quellequesoitsonactivitéparailleurs,uneorganisationestuneusineàproduiredesjugementsetdesdécisions.Touteslesusinesontbesoindemoyensdegarantirlaqualitédeleursproduitsaustadedelaconception,àceluidelafabricationetlorsdesinspectionsfinales.Lesétapescorrespondantes,danslaproductiondedécisions, sont lecadrageduproblèmeà résoudre, lacollectedesinformationsappropriéesquidoiventaboutiràladécision,enfinlaréflexionet l'analyse.Une organisation qui espère améliorer sa production de décisionsdevraitsystématiquements'efforcerdes'amélioreràchacunedecesétapes.Rienlàquedetrèsclassique.Lecontrôleconstantdelaqualitéestunealternativeàl'analyseglobaledesprocès,quelesorganisationsontcoutumed'entreprendreaulendemain de catastrophes. Il y a beaucoup à faire pour améliorer la prise dedécision.L'absenceremarquabledeformationsystématiqueàcettecompétenceessentiellequiconsisteàsavoirgérerdesréunionsefficacesenestunexempleparmitantd'autres.Auboutducompte,unlangageplusricheestcrucialaudéveloppementdela

critiqueconstructive.Toutàfaitcommeenmédecine,l'identificationdeserreursdejugementestunetâchediagnostique,quinécessiteunvocabulaireprécis.Lenomd'unemaladieestuncrochetauquelonsuspendtoutcequel'onsaitsurlamaladieenquestion,ycompris les facteursenvironnementaux, lessymptômes,le diagnostic et les soins. De même, des noms comme « effets d'ancrage »,«cadrageengrosplan»ou«cohérenceexcessive»évoquentdanslamémoiretoutcequel'onsaitd'unbiais,sescauses,seseffets,etcequel'onpeutfairepourlerésoudre.

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Il y a un lien direct entre les ragots éclairés à la machine à café et desdécisionsplusefficaces.Lesdécideurssontparfoismieuxàmêmed'imaginerlescomméragesdumomentetlescritiquesàvenirqued'entendrelavoixhésitantede leurspropresdoutes. Ils ferontdemeilleurschoixquand ils serontsûrsqueleurs critiques sont informéeset justes, etquand ils s'attendront à ceque leursdécisionssoientjugéesenfonctiondelafaçondontellesontétéprises,nonenfonctiondeleursconséquences.

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Remerciements

J'ailachanced'avoirbeaucoupd'amis,àquijen'hésitejamaisàdemanderdel'aide. J'ai approché chacun d'entre eux, dont certains plusieurs fois, pour leurdemanderdesinformationsoudessuggestionséditoriales.Jenepeuxdresserlaliste complètede leurs noms, et je les prie dem'en excuser.Quelques-unsontjouéunrôleessentieldanslagenèsedecetouvrage.TousmesremerciementsàJasonZweig,quim'apousséàentreprendreceprojetets'estefforcépatiemmentd'ytravailleravecmoijusqu'àcequ'ildevienneclairpourluicommepourmoiqu'ilestimpossibledetravailleravecmoi.Toutaulongdenotrecollaboration,ilaétéprodiguedeconseilsetm'aappuyédesaformidableérudition.Celivreesttruffédephrasesquiluisontdues.RogerLewinatransformédestranscriptionsde conférences en brouillons de chapitres.MaryHimmelsteinm'a apporté uneaideprécieuse.JohnBrockman,d'abordmonagent,estdevenuunamicher.RanHassin m'a donné des conseils et m'a encouragé quand il le fallait. Dans lesdernières étapes de ce long parcours, j'ai pu compter sur l'aide indispensabled'EricChinski,monrelecteurchezFarrar,StrausetGiroux.Ilconnaissaitmieuxmon livre quemoi, et notre travail est devenu une sympathique collaboration–jamaisjen'auraiscruqu'unrelecteurpouvaitenfaireautantqu'Eric.Mafille,LenoreShoham,asuvoleràmonsecoursdanslafoliedesderniersmois.Avecsa sagesse et son regard critique, elle est à l'origine de bien des phrases desparties«enbref».Monépouse,AnneTreismann,aapportébeaucoup,plusqueje ne saurais le dire– sans son soutien indéfectible, sa sagesse et sa patienceinépuisable,j'auraisabandonnédepuislongtemps.

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Notes

Introduction

1. Certains reprochent aux psychologues d'utiliser des petits échantillons sans expliquer leur choix. VoirJacobCohen,StatisticalPowerAnalysisfortheBehavioralSciences,Hillsdale,NJ:Erlbaum,1969.2.L'auteurdéfinitprécisémentcetermeetsonemploidanslelivreauchapitre9(NdE).3.J'ailégèrementmodifiéletexteoriginal,quifaisaitréférenceàdifférenteslettresenpremièreettroisièmepositiondanslesmots.4. C'est un psychologue allemand réputé qui a été notre critique le plus acharné. Voir Gerd Gigerenzer,«HowtoMakeCognitiveIllusionsDisappear»,EuropeanReviewofSocialPsychology2,1991,p.83-115;Gerd Gigerenzer, « Personal Reflections on Theory and Psychology », Theory & Psychology 20, 2010,p.733-743;DanielKahnemanetAmosTversky,«OntheRealityofCognitiveIllusions»,PsychologicalReview103,1996,p.582-591.5.Plusieursexemplesparmitantd'autres:ValerieF.ReynaetFarrellJ.Lloyd,«PhysicianDecision-MakingandCardiacRisk:EffectsofKnowledge,RiskPerception,RiskToleranceandFuzzy-Processing»,JournalofExperimentalPsychology :Applied12,2006,p. 179-195 ;NicholasEpley etThomasGilovich, «TheAnchoring-and-AdjustmentHeuristic»,PsychologicalScience17,2006,p.311-318;NorbertSchwarzetal.,«EaseofRetrievalofInformation:AnotherLookattheAvailabilityHeuristic»,JournalofPersonalityand Social Psychology 61, 1991, p. 195-202 ; Elke U. Weber et al., « Asymmetric Discounting inIntertemporalChoice»,PsychologicalScience18,2007,p.516-523;GeorgeF.Loewensteinetal.,«RiskasFeelings»,PsychologicalBulletin127,2001,p.267-286.6. Le prix décerné en économie a pour nom Prix des sciences économiques de la Banque de Suède enmémoire d'AlfredNobel. Il a été attribué pour la première fois en 1969.Certains physiciens n'ont guèreappréciél'ajoutd'unprixNobelensciencessociales;aussil'étiquettede«Nobeld'économie»fit-ellel'objetd'uncompromis.7.Dans lesannées1980,HerbertSimonet sesétudiantsdeCarnegieMellonontposé les jalonsdenotrecompréhensiondel'expertise.Pouruneexcellenteintroductionausujet,voirJoshuaFoer,MoonwalkingwithEinstein:TheArtandScienceofRemembering,NewYork,PenguinPress,2011.IlyprésentedestravauxanalysésplusendétaildansK.AndersEricssonet al. (eds.),TheCambridgeHandbookofExpertiseandExpertPerformance,NewYork,CambridgeUniversityPress,2006.8.GaryA.Klein,SourcesofPower,Cambridge,MA,MITPress,1999.9. Herbert Simon fut un des grands universitaires du XXe siècle, dont les découvertes et les inventionsallaientdessciencespolitiques(oùilavaitdémarrésacarrière)àl'économie(oùilaremportéunprixNobel)enpassantparl'informatique(dontilfutunpionnier)etlapsychologie.10.HerbertA.Simon,«WhatIsanExplanationofBehavior?»,PsychologicalScience3,1992,p.150-161.11.Leconceptd'heuristiquedel'affectaétédéveloppéparPaulSlovic,camaradedeclasseetamid'Amos.12.Voirchapitre9.13.LeCygnenoir:lapuissancedel'imprévisible,NassimTaleb,LesBellesLettres,2008.

1.Lespersonnagesdel'histoire

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14.VoirJonathanSt.B.T.EvansetKeithFrankish(éd.),InTwoMinds:DualProcessesandBeyond,NewYork,OxfordUniversityPress,2009;JonathanSt.B.T.Evans,«Dual-ProcessingAccountsofReasoning,Judgment,andSocialCognition»,AnnualReviewofPsychology59,2008,p.255-278.Parmilespionniers,citonsSeymourEpstein,JonathanEvans,StevenSloman,KeithStanovich,etRichardWest.J'empruntelestermesSystème1etSystème2auxpremierstravauxdeStanovichetWestquionteuunegrandeinfluencesur mes réflexions : Keith E. Stanovich et Richard F. West, « Individual Differences in Reasoning :ImplicationsfortheRationalityDebate»,BehavioralandBrainSciences23,2000,p.645-665.15.Cesentimentdelibrearbitreestparfoisillusoire,commelemontreDanielM.Wegner,TheIllusionofConsciousWill,Cambridge,MA,BradfordBooks,2003.16. Nilli Lavie, « Attention, Distraction and Cognitive Control Under Load », Current Directions inPsychologicalScience19,2010,p.143-148.17.Dansl'expérienceclassiquedeStroop,onvousmontreunesériedetachesdediversescouleurs,oudesmotsimprimésdansdescouleursdifférentes.Vousdevezdonnerlenomdescouleurs,etignorerlesmots.Cettetâchedevientextrêmementdifficilequandlesmotsencouleursonteux-mêmesdesnomsdecouleurs(parexemple,VERTimpriméenrouge,suivideJAUNEimpriméenvert,etc.).18.LeprofesseurHarem'aécritpourmedire,«Votreprofesseuravait raison», le16mars2011.RobertD.Hare,WithoutConscience :TheDisturbingWorldof thePsychopathsAmongUs,NewYork,GuilfordPress,1999.VoiraussiPaulBabiaketRobertD.Hare,SnakesinSuits:WhenPsychopathsGotoWork,NewYork,Harper,2007.19.Lesagentsàl'intérieurdel'espritsontappelésdeshomoncules,etsont(àjustetitre)unobjetdedérisionpourlesspécialistes.20.VoirAlanD.Baddeley,«WorkingMemory:LookingBackandLookingForward»,NatureReviews:Neuroscience4,2003,p.829-838.AlanD.Baddeley,YourMemory :AUser'sGuide,NewYork,FireflyBooks,2004.

2.L'attentionetl'effort

21.Unegrandepartiede ce chapitre est tiréedeAttention andEffort (1973).Vous pouvez le téléchargergratuitement sur mon site (www.prince ton.edu/~kahneman/29–30docs/attention_and_effort/Attention_hi_quality.pdf).Lethèmeprincipaldecelivreestl'idéequenousavonsune capacité limitée d'attention et d'effort mental. L'attention et l'effort y sont considérés comme desressources générales dans lesquelles puiser pour accomplir des tâches mentales. L'idée d'une capacitégénéraleestcontroversée,maiselleaétédéveloppéepard'autrespsychologuesetneuroscientifiques,quionttrouvédescorrespondancesàcesujetdanslesrecherchessurlecerveau.VoirMarcelA.JustetPatriciaA.Carpenter, « A Capacity Theory of Comprehension : Individual Differences in Working Memory »,PsychologicalReview99,1992,p.122-149;MarcelA.Justetal.,«NeuroindicesofCognitiveWorkload:Neuroimaging, Pupillometric andEvent-Related Potential Studies ofBrainWork »,Theoretical Issues inErgonomics Science4, 2003, p. 56-88.On dispose également de preuves expérimentales de plus en plussolidesdes ressourcesgénéralesde l'attention,commedansEvieVergauweet al.,«DoMentalProcessesShareaDomain-GeneralResource?»,PsychologicalScience21,2010,p.384-390.L'imagerieaprouvéquelasimpleanticipationd'unetâchenécessitantdegrandseffortsmobilisaitplusieursrégionsducerveaupar rapportàune tâchedemême typenécessitantmoinsd'effort.CarstenN.Boehleret al.,«Task-Load-Dependent Activation of Dopaminergic Midbrain Areas in the Absence of Reward », Journal ofNeuroscience31,2011,p.4955-4961.22.EckhardH.Hess,«AttitudeandPupilSize»,ScientificAmerican212,1965,p.46-54.23. Le mot sujet évoque pour certains la soumission et l'esclavage, et l'Association des psychologuesaméricains préconise le recours au terme plus démocratique de participant. Malheureusement, cetteappellation politiquement correcte est des plusmaladroites ; elle occupe de l'espace dans lamémoire et

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ralentitlapensée.Jeferaidemonmieuxpourutiliserparticipantautantquepossible,maisrecourraiàsujetsibesoinest.24.DanielKahnemanetal.,«Pupillary,HeartRate,andSkinResistanceChangesDuringaMentalTask»,JournalofExperimentalPsychology79,1969,p.164-167.25. Daniel Kahneman, Jackson Beatty, et Irwin Pollack, « Perceptual Deficit During a Mental Task »,Science15,1967,p.218-219.Nousavonsutiliséunmiroirsanstain,sibienquelesobservateursvoyaientles lettres directement devant eux en faisant face à la caméra. Dans des conditions de contrôle, lesparticipants voyaient la lettre par une ouverture étroite, pour éviter l'effet du changement de taille de lapupillesurleuracuitévisuelle.LeursrésultatsprésententlemêmeschémaenVquelesautressujets.26. Quand on tente d'accomplir plusieurs tâches en même temps, on peut se heurter à de nombreusesdifficultés. Par exemple, il est physiquement impossible de dire deux choses différentes exactement enmêmetemps,etilpeutêtreplusfaciledecombinerunetâcheauditiveetunetâchevisuellequedecombinerdeux tâches visuelles ou auditives. D'importantes théories psychologiques ont tenté d'attribuer toutes lesinterférencesmutuellesentrelestâchesàlaconcurrencepouraccéderàdesmécanismesdistincts.VoirAlanD.Baddeley,WorkingMemory,NewYork,OxfordUniversityPress,1986.Aveclapratique,lacapacitédesgens à être multitâches peut s'améliorer. Toutefois, à en juger par la grande diversité des tâches quiinterfèrent les unes avec les autres, il semblerait qu'il existe une réserve générale d'attention ou d'effort,nécessairedansbiendestâches.27. Michael E. Smith, Linda K. McEvoy, et Alan Gevins, « Neurophysiological Indices of StrategyDevelopmentandSkillAcquisition»,CognitiveBrainResearch7,1999,p.389-404.AlanGevinsetal.,« High-Resolution EEGMapping of Cortical Activation Related toWorkingMemory : Effects of TaskDifficulty,TypeofProcessingandPractice»,CerebralCortex7,1997,p.374-385.28. Par exemple, SylviaK.Ahern et JacksonBeatty ontmontré que des individus obtenant demeilleursrésultatsauSATprésentaientdesdilatationsmoinsimportantesdelapupillequedesgensaccomplissantlamêmetâchemaisayanteudemoinsbonsrésultats.«PhysiologicalSignsof InformationProcessingVarywithIntelligence»,Science205,1979,p.1289-1292.29. Wouter Kool et al., « Decision Making and the Avoidance of Cognitive Demand », Journal ofExperimentalPsychology–General139,2010,p.6656682.JosephT.Mc-GuireetMatthewM.Botvinick,«TheImpactofAnticipatedDemandonAttentionandBehavioralChoice»,inBrianBruya(éd.),EffortlessAttention,Cambridge,MA,BradfordBooks,2010,p.103-120.30.Lesneuroscientifiquesontidentifiéunerégionducerveauquiestimelavaleurd'ensembled'uneactionquand elle est accomplie. L'effort investi est considéré comme un coût dans ce calcul neural. Joseph T.McGuire and Matthew M. Botvinick, « Prefrontal Cortex, Cognitive Control, and the Registration ofDecisionCosts»,PNAS107,2010,p.7922-7926.31.BrunoLaengetal.,«PupillaryStroopEffects»,CognitiveProcessing12,2011,p.13-21.32.MichaelI.PosneretMaryK.Rothbart,«ResearchonAttentionNetworksasaModelfortheIntegrationof Psychological Science »,Annual Review of Psychology58, 2007, p. 1- 23 ; JohnDuncan et al., «ANeuralBasisforGeneralIntelligence»,Science289,2000,p.457-460.33.StephenMonsell,«TaskSwitching»,TrendsinCognitiveSciences7,2003,p.134-140.34.Baddeley,WorkingMemory.35. Andrew A. Conway, Michael J. Kane, et Randall W. Engle, « Working Memory Capacity and ItsRelationtoGeneralIntelligence»,TrendsinCognitiveSciences7,2003,p.547-552.36. Daniel Kahneman, Rachel Ben-Ishai, et Michael Lotan, « Relation of a Test of Attention to RoadAccidents»,JournalofAppliedPsychology58,1973,p.113-115;DanielGopher,«ASelectiveAttentionTestasaPredictorofSuccessinFlightTraining»,HumanFactors24,1982,p.173-183.

4.Lamachineassociative

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37.CareyK.MorewedgeetDanielKahneman,«AssociativeProcessesinIntuitiveJudgment»,TrendsinCognitiveSciences14,2010,p.435-440.38.Pouréviterlaconfusion,jen'aipasmentionnédansletextequelapupillesedilataitaussi.Ellesedilatetantlorsd'uneexcitationémotionnellequequandcetteexcitationaccompagneuneffortintellectuel.39.PaulaM.Niedenthal,«EmbodyingEmotion»,Science316,2007,p.1002-1005.40.DavidHume,Enquêtesurl'entendementhumain,GF-Flammarion,2006.41.L'imagedel'amorçagevientdufonctionnementd'unepompe.Lespremièrestractionssurunepompeneproduisentaucunliquide,maisellespermettentauxtractionssuivantesd'êtreefficaces.42.JohnA.Bargh,MarkChen,etLaraBurrows,«AutomaticityofSocialBehavior:DirectEffectsofTraitConstructandStereotypeActivationonAction»,JournalofPersonalityandSocialPsychology71, 1996,p.230-244.43. ThomasMussweiler, « Doing Is for Thinking ! Stereotype Activation by StereotypicMovements »,PsychologicalScience17,2006,p.17-21.44.FritzStrack,LeonardL.Martin,etSabineStepper,«InhibitingandFacilitatingConditionsoftheHumanSmile : A Nonobtrusive Test of the Facial Feedback Hypothesis », Journal of Personality and SocialPsychology54,1988,p.768-777.45. Ulf Dimberg, Monika Thunberg, et Sara Grunedal, « Facial Reactions to Emotional Stimuli :AutomaticallyControlledEmotionalResponses»,CognitionandEmotion16,2002,p.449-471.46. Gary L. Wells et Richard E. Petty, « The Effects of Overt Head Movements on Persuasion :Compatibilityand IncompatibilityofResponses»,BasicandAppliedSocialPsychology1,1980,p.219-230.47. Jonah Berger, Marc Meredith, et S. Christian Wheeler, « Contextual Priming : Where People VoteAffectsHowTheyVote»,PNAS105,2008,p.8846-8849.48.KathleenD.Vohs,«ThePsychologicalConsequencesofMoney»,Science314,2006,p.1154-1156.49.JeffGreenbergetal.,«EvidenceforTerrorManagementTheoryII:TheEffectofMortalitySalienceonReactionstoThoseWhoThreatenorBolstertheCulturalWorldview»,JournalofPersonalityandSocialPsychology58,1990,p.308-318.50.Chen-BoZhong etKatieLiljenquist, «WashingAwayYourSins :ThreatenedMorality andPhysicalCleansing»,Science313,2006,p.1451-1452.51. Spike Lee et Norbert Schwarz, « Dirty Hands andDirtyMouths : Embodiment of theMoral-PurityMetaphorIsSpecifictotheMotorModalityInvolvedinMoralTransgression»,PsychologicalScience21,2010,1423-1425.52.MelissaBateson,DanielNettle,etGilbertRoberts,«CuesofBeingWatchedEnhanceCooperationinaReal-WorldSetting»,BiologyLetters2,2006,412-414.53.TimothyWilson,dansStrangerstoOurselves(Cambridge,MA,BelknapPress,2002),avanceleconceptd'un«inconscientadaptatif»semblableauSystème1.

5.L'aisancecognitive

54.Letermetechniquepourl'aisancecognitiveestfluency(lafacilité).55.AdamL.Alter etDanielM.Oppenheimer, «Uniting theTribesofFluency toFormaMetacognitiveNation»,PersonalityandSocialPsychologyReview13,2009,p.219-235.56.LarryL.Jacoby,ColleenKelley,JudithBrown,etJenniferJasechko,«BecomingFamousOvernight:Limits on theAbility toAvoidUnconscious Influences of the Past », Journal of Personality and SocialPsychology56,1989,p.326-338.57.BruceW.A.Whittlesea,LarryL.Jacoby,etKristaGirard,«IllusionsofImmediateMemory:Evidenceof an Attributional Basis for Feelings of Familiarity and Perceptual Quality », Journal of Memory andLanguage29,1990,p.7166732.

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58.Normalement,quandvousrencontrezunami,vouspouvezimmédiatementlesitueretlenommer;voussavezsouventoùvousl'avezrencontrépourladernièrefois,cequ'ilportait,etcequevousvousêtesdit.Lesentimentdefamiliaritéprenddel'importanceseulementquanddessouvenirsprécisdecegenrenesontpasdisponibles.Bienquelafiabilitésoitimparfaite,l'informationqu'ellefournitvauttoujoursmieuxquerien.C'est ce sentiment de familiarité qui vous empêchedevous couvrir de ridicule enmanifestant une (trop)grandesurprisequandquelqu'unquivousparaîtvaguementfamiliervoussaluecommesivousétiezunvieilami.59.IanBegg,VictoriaArmour,etThérèseKerr,«OnBelievingWhatWeRemember»,CanadianJournalofBehaviouralScience17,1985,p.199-214.60. Daniel M. Oppenheimer, « Consequences of Erudite Vernacular Utilized Irrespective of Necessity :ProblemswithUsingLongWordsNeedlessly»,AppliedCognitivePsychology20,2006,p.139-156.61.MatthewS.McGloneet JessicaTofighbakhsh,«BirdsofaFeatherFlockConjointly (?) :RhymeasReasoninAphorisms»,PsychologicalScience11,2000,p.424-428.62.AnujK.ShahetDanielM.Oppenheimer,«EasyDoesIt :TheRoleofFluency inCueWeighting»,JudgmentandDecisionMakingJournal2,2007,p.371-379.63.AdamL.Alter,DanielM.Oppenheimer,NicholasEpley, etRebeccaEyre, «Overcoming Intuition :MetacognitiveDifficultyActivatesAnalyticReasoning»,JournalofExperimentalPsychology–General136,2007,p.569-576.64.PiotrWinkielmanetJohnT.Cacioppo,«MindatEasePutsaSmileontheFace:PsychophysiologicalEvidence That Processing Facilitation Increases Positive Affect », Journal of Personality and SocialPsychology81,2001,p.989-1000.65. Adam L. Alter et Daniel M. Oppenheimer, « Predicting Short-Term Stock Fluctuations by UsingProcessingFluency»,PNAS103, 2006.Michael J.Cooper,OrlinDimitrov, et P.RaghavendraRau, «ARose.combyAnyOtherName»,JournalofFinance56,2001,p.2371-2388.66.PascalPensa,«NomenEstOmen:HowCompanyNamesInfluenceShortandLong-RunStockMarketPerformance»,SocialScienceResearchNetworkWorkingPaper,September2006.67. Robert B. Zajonc, « Attitudinal Effects of Mere Exposure », Journal of Personality and SocialPsychology9,1968,p.1-27.68.RobertB.ZajoncetD.W.Rajecki,«ExposureandAffect:AFieldExperiment»,PsychonomicScience17,1969,p.216-217.69.JenniferL.Monahan,SheilaT.Murphy,etRobertB.Zajonc,«SubliminalMereExposure :Specific,General,andDiffuseEffects»,PsychologicalScience11,2000,p.462-466.70.D.W.Rajecki,«EffectsofPrenatalExposure toAuditoryorVisualStimulationonPostnatalDistressVocalizationsinChicks»,BehavioralBiology11,1974,p.525-536.71. Robert B. Zajonc, « Mere Exposure : A Gateway to the Subliminal », Current Directions inPsychologicalScience10,2001,p.227.72. Annette Bolte, Thomas Goschke, et Julius Kuhl, « Emotion and Intuition : Effects of Positive andNegativeMoodonImplicitJudgmentsofSemanticCoherence»,PsychologicalScience14,2003,p.416-421.73.Cetteanalyseexclut touslescasoùlesujetaeffectivementtrouvélabonnesolution.Ellemontrequemêmelessujetsquifinirontparnepastrouverd'associationcommunesaventconfusémentqu'ilyenaune.74. Sascha Topolinski et Fritz Strack, « The Architecture of Intuition : Fluency and Affect DetermineIntuitive Judgments of Semantic and Visual Coherence and Judgments of Grammaticality in ArtificialGrammarLearning»,JournalofExperimentalPsychology–General138,2009,p.39-63.75.Bolte,Goschke,etKuhl,«EmotionandIntuition»,art.cit.76. Barbara Fredrickson, Positivity : Groundbreaking Research Reveals How to Embrace the HiddenStrengthofPositiveEmotions,OvercomeNegativity,andThrive,NewYork,RandomHouse,2009.JosephP.ForgasetRebekahEast,«OnBeingHappyandGullible:MoodEffectsonSkepticismandtheDetectionofDeception»,JournalofExperimentalSocialPsychology44,2008,p.1362-1367.77.SaschaTopolinskietal.,«TheFaceofFluency:SemanticCoherenceAutomaticallyElicitsaSpecific

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PatternofFacialMuscleReactions»,CognitionandEmotion23,2009,p.260-271.78. Sascha Topolinski et Fritz Strack, « TheAnalysis of Intuition : Processing Fluency and Affect inJudgmentsofSemanticCoherence»,CognitionandEmotion23,2009,1465-1503.

6.Normes,surprisesetcauses

79. Daniel Kahneman et Dale T. Miller, « Norm Theory : Comparing Reality to Its Alternatives »,PsychologicalReview93,1986,p.136-153.80.JosJ.A.VanBerkum,«UnderstandingSentencesinContext:WhatBrainWavesCanTellUs»,CurrentDirectionsinPsychologicalScience17,2008,p.376-380.81. RanR.Hassin, JohnA. Bargh, et James S.Uleman, « SpontaneousCausal Inferences », Journal ofExperimentalSocialPsychology38,2002,p.515-522.82. Albert Michotte, The Perception of Causality, Andover, MA, Methuen, 1963. Alan M. Leslie etStephanieKeeble,«DoSix-Month-OldInfantsPerceiveCausality?»,Cognition25,1987,p.265-288.83.FritzHeideretMary-AnnSimmel,«AnExperimentalStudyofApparentBehavior»,AmericanJournalofPsychology13,1944,p.243-259.84.LeslieetKeeble,«DoSix-Month-OldInfantsPerceiveCausality?»85.PaulBloom,«IsGodanAccident?»,Atlantic,December2005.

7.Lamachineàtirerdesconclusionshâtives

86.DanielToddGilbert,Etsilebonheurvoustombaitdessus,RobertLaffont,2007.87.DanielToddGilbert,DouglasS.Krull, etPatrickS.Malone,«Unbelieving theUnbelievable :SomeProblemsintheRejectionofFalseInformation»,JournalofPersonalityandSocialPsychology59,1990,p.601-613.88.SolomonE.Asch,«FormingImpressionsofPersonality»,JournalofAbnormalandSocialPsychology41,1946,p.258-290.89.Ibid.90.JamesSurowiecki,TheWisdomofCrowds,NewYork,AnchorBooks, 2005, trad. fr.LaSagesse desfoules,J.-C.Lattès,2008.91.LyleA.Brenner,Derek J.Koehler, etAmosTversky,«On theEvaluationofOne-SidedEvidence»,JournalofBehavioralDecisionMaking9,1996,p.59-70.

8.Lamécaniquedesjugements

92.AlexanderTodorov,SeanG.Baron,etNikolaasN.Oosterhof,«EvaluatingFaceTrustworthiness :AModel-BasedApproach»,SocialCognitiveandAffectiveNeuroscience3,2008,p.119-127.93. Alexander Todorov, Chris P. Said, Andrew D. Engell, et Nikolaas N. Oosterhof, « UnderstandingEvaluationofFacesonSocialDimensions»,TrendsinCognitiveSciences12,2008,p.455-460.94.AlexanderTodorov,ManishPakrashi,etNikolaasN.Oosterhof,«EvaluatingFacesonTrustworthinessAfterMinimalTimeExposure»,SocialCognition27,2009,p.813-833.95.AlexanderTodorovetal.,«InferenceofCompetencefromFacesPredictElectionOutcomes»,Science308, 2005, p. 1623-1626.CharlesC.Ballew etAlexanderTodorov, « Predicting Political Elections fromRapid and Unreflective Face Judgments », PNAS 104, 2007, p. 17948-53. Christopher Y. Olivola et

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Alexander Todorov, « Elected in 100 Milliseconds : Appearance-Based Trait Inferences and Voting »,JournalofNonverbalBehavior34,2010,p.83-110.96.GabrielLenzetChappellLawson,«LookingthePart:TelevisionLeadsLessInformedCitizenstoVoteBasedonCandidates'Appearance»,AmericanJournalofPoliticalScience55,2011,p.574-589.97.AmosTverskyetDanielKahneman,«ExtensionalVersusIntuitiveReasoning:TheConjunctionFallacyinProbabilityJudgment»,PsychologicalReview90,1983,p.293-315.98.WilliamH.Desvousgesetal.,«MeasuringNaturalResourceDamageswithContingentValuation:Testsof Validity and Reliability », in Jerry A. Hausman (ed.), Contingent Valuation : A Critical Assessment,Amsterdam:North-Holland,1993,p.91-159.99.StanleyS.Stevens,Psychophysics : Introduction to ItsPerceptual,Neural,andSocialProspect,NewYork,Wiley,1975.100.MarkS.SeidenbergetMichaelK.Tanenhaus,«OrthographicEffectsonRhymeMonitoring»,JournalofExperimentalPsychology–HumanLearningandMemory5,1979,p.546-554.101.SamGlucksberg,PatriciaGildea,etHowardG.Bookin,«OnUnderstandingNonliteralSpeech:CanPeopleIgnoreMetaphors?»,JournalofVerbalLearningandVerbalBehavior21,1982,p.85-98.

9.Répondreàunequestionfacile

102.GeorgePólya,Commentposeretrésoudreunproblème,ÉditionsJacquesGabay,2000.103.Uneautreapprochedel'heuristiquedujugementaétéavancéeparGerdGigerenzer,PeterM.ToddetleABCResearchGroupdansSimpleHeuristics ThatMakeUs Smart,NewYork,OxfordUniversity Press,1999.Ilsdécriventdesprocédures«rapidesetfrugales»commecellequiconsisteà«allerverlemeilleur[indice] » qui, dans certaines circonstances, produit des jugements très précis sur la base de très peud'informations. Comme l'a souligné Gigerenzer, cette heuristique est différente de celle qu'Amos et moiavons étudiée, et il a mis l'accent sur sa précision plutôt que sur les biais auxquels elle aboutitinévitablement. L'essentiel des recherches qui soutiennent l'heuristique rapide et frugale s'appuient sur lasimulation statistique pourmontrer qu'ellepourrait fonctionner dans certaines situations réelles,mais lespreuvesdelaréalitépsychologiquedecetteheuristiquerestentmincesetsontcontestées.Ladécouvertelaplusmémorable associée à cette approche est l'heuristiquede la reconnaissance, illustréepar un exempledevenu célèbre depuis : un sujet à qui l'on demande laquelle de deux villes est la plus grande et qui enreconnaîtunesurlesdeuxdevraitestimerquecellequ'ilidentifieestgrande.Enrevanche,s'ilsaitqu'elleestpetite, il peut fort raisonnablement supposer que la ville inconnue est plus grande. Contrairement à lathéorie,lessujetsfontappelàautrechosequ'àl'indicedereconnaissance:DanielM.Oppenheimer,«NotSoFast!(andNotSoFrugal!):RethinkingtheRecognitionHeuristic»,Cognition90,2003,B1–B9.Unedesfaiblessesdecettethéorie,c'estque,pourcequel'onsaitdel'esprit, l'heuristiquen'apasbesoind'êtrefrugale.Lecerveautraited'énormesquantitésd'informationsenparallèle,etl'espritpeutêtrerapideetprécissans ignorer de l'information.De plus, on sait depuis les premiers temps de la recherche sur lesmaîtresd'échecs que la compétence ne consiste pas seulement à apprendre à utiliser moins d'information. Aucontraire, la compétence est plus souvent une capacité à gérer rapidement et efficacement de grandesquantitésd'informations.104. Fritz Strack, Leonard L. Martin, et Norbert Schwarz, « Priming and Communication : SocialDeterminants of Information Use in Judgments of Life Satisfaction », European Journal of SocialPsychology18,1988,p.429-442.105.Lacorrélationétaitde0,66.106.Parmilesautressujetsdesubstitution,citonslasatisfactionconjugale,lasatisfactionprofessionnelleetla satisfaction à l'égard du temps libre. Voir Norbert Schwarz, Fritz Strack, et Hans-PeterMai, « Assimilation and Contrast Effects in Part-Whole Question Sequences : A Conversational LogicAnalysis»,PublicOpinionQuarterly55,1991,p.3-23.

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107.UneenquêtetéléphoniqueréaliséeenAllemagnecomportaitunequestionsurlebonheurglobal.Quandlesdéclarationssurlebonheurpersonnelontétécomparéesautempsqu'ilfaisaitaumomentdel'interview,onanotéunefortecorrélation.Onsaitquel'humeurvarieavecletemps,etlasubstitutionexpliqueceteffetsurlebonheurdéclaré.Cependant,uneautreversiondel'enquêtetéléphoniqueadonnéunrésultatunpeudifférent. On a interrogé les personnes sur le temps qu'il faisait avant de leur parler de leur bonheurpersonnel.Pourcespersonnes,letempsn'aeuabsolumentaucuneffetsurleurévaluationdeleurbonheur!L'amorçageexplicitedutempsleurafourniuneexplicationdeleurhumeur,compromettantlaconnexionquiauraitnormalementétéétablieentrel'humeurdumomentetlebonheurglobal.108.MelissaL.Finucane et al., «TheAffectHeuristic in Judgments ofRisks andBenefits »,Journal ofBehavioralDecisionMaking13,2000,p.1-17.

10.Laloidespetitsnombres

109. HowardWainer et Harris L. Zwerling, « Evidence That Smaller Schools Do Not Improve StudentAchievement»,PhiDeltaKappan88,2006,p.300-303.CetexempleaétéabordéparAndrewGelmanetDeborahNolan,TeachingStatistics:ABagofTricks,NewYork,OxfordUniversityPress,2002.110. Jacob Cohen, « The Statistical Power of Abnormal-Social Psychological Research : A Review »,JournalofAbnormalandSocialPsychology65,1962,p.145-153.111.AmosTverskyetDanielKahneman,«BeliefintheLawofSmallNumbers»,PsychologicalBulletin76,1971,p.105-110.112.Lecontrastequenousavonsétablientrel'intuitionetlecalculsembleannoncerladistinctionentrelesSystèmes1et2,maisnousétionsencoreloindelaperspectivedecelivre.L'intuition,pournous,recouvraitalorstoutsauflecalcul,toutefaçoninformelledeparveniràuneconclusion.113.WilliamFeller,IntroductiontoProbabilityTheoryandItsApplications,NewYork,Wiley,1950.114. Thomas Gilovich, Robert Vallone, et Amos Tversky, « The Hot Hand in Basketball : On theMisperceptionofRandomSequences»,CognitivePsychology17,1985,p.295-314.

11.Lesancres

115.RobynLeBœufetEldarShafir,«TheLongandShortofIt:PhysicalAnchoringEffects»,JournalofBehavioralDecisionMaking19,2006,p.393-406.116. Nicholas Epley et Thomas Gilovich, « Putting Adjustment Back in the Anchoring and AdjustmentHeuristic:DifferentialProcessingofSelf-GeneratedandExperimenter-ProvidedAnchors»,PsychologicalScience12,2001,p.391-396.117.EpleyetGilovich,«TheAnchoring-and-AdjustmentHeuristic».118.ThomasMussweiler,«TheUseofCategoryandExemplarKnowledge in theSolutionofAnchoringTasks»,JournalofPersonalityandSocialPsychology78,2000,p.1038-1052.119.KarenE.JacowitzetDanielKahneman,«MeasuresofAnchoringinEstimationTasks»,PersonalityandSocialPsychologyBulletin21,1995,p.1161-1166.120.GregoryB.NorthcraftetMargaretA.Neale,«Experts,Amateurs,andRealEstate:AnAnchoring-and-Adjustment Perspective on Property Pricing Decisions »,Organizational Behavior and HumanDecisionProcesses39,1987,p.84-97.L'ancrehautesesituait12%au-dessusduprixaffiché,l'ancrebasse12%endessous.121. Birte Englich, ThomasMussweiler, et Fritz Strack, « Playing Dice with Criminal Sentences : TheInfluenceofIrrelevantAnchorsonExperts'JudicialDecisionMaking»,PersonalityandSocialPsychologyBulletin32,2006,p.188-200.

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122. Brian Wansink, Robert J. Kent, et Stephen J. Hoch, « An Anchoring and Adjustment Model ofPurchaseQuantityDecisions»,JournalofMarketingResearch35,1998,p.71-81.123.AdamD.GalinskyetThomasMussweiler,«FirstOffersasAnchors:TheRoleofPerspective-TakingandNegotiatorFocus»,JournalofPersonalityandSocialPsychology81,2001,p.657-669.124.GregPogarskyetLindaBabcock,«DamageCaps,MotivatedAnchoring,andBargainingImpasse»,JournalofLegalStudies30,2001,p.143-159.125. Sur l'expérience correspondante, voir Chris Guthrie, Jeffrey J. Rachlinski, et Andrew J. Wistrich,«JudgingbyHeuristic-CognitiveIllusionsinJudicialDecisionMaking»,Judicature86,2002,p.44-50.

12.Lasciencedeladisponibilité

126. Amos Tversky et Daniel Kahneman, « Availability : A Heuristic for Judging Frequency andProbability»,CognitivePsychology5,1973,p.207-232.127. Michael Ross et Fiore Sicoly, « Egocentric Biases in Availability and Attribution », Journal ofPersonalityandSocialPsychology37,1979,p.322-336.128.Schwarzetal.,«EaseofRetrievalasInformation».129. Sabine Stepper et Fritz Strack, « Proprioceptive Determinants of Emotional and NonemotionalFeelings»,JournalofPersonalityandSocialPsychology64,1993,p.211-220.130.Pouruncompterendusurcedomainederecherche,voirRainerGreifeneder,HerbertBless,etMichelT. Pham, « When Do People Rely on Affective and Cognitive Feelings in Judgment ? A Review »,PersonalityandSocialPsychologyReview15,2011,p.107-141.131. Alexander Rotliman et Norbert Schwarz, « Constructing Perceptions of Vulnerability : PersonalRelevance and the Use of Experimental Information in Health Judgments », Personality and SocialPsychologyBulletin24,1998,p.1053-1064.132. Rainer Greifeneder et Herbert Bless, « Relying on Accessible Content Versus AccessibilityExperiences:TheCaseofProcessingCapacity»,SocialCognition25,2007,p.853-881.133.MarkusRuderetHerbertBless,«MoodandtheRelianceontheEaseofRetrievalHeuristic»,JournalofPersonalityandSocialPsychology85,2003,p.20-32.134.RainerGreifenederetHerbertBless,«DepressionandRelianceonEase-of-RetrievalExperiences»,EuropeanJournalofSocialPsychology38,2008,p.213-230.135.ChezyOfir et al., «Memory-BasedStorePrice Judgments :TheRole ofKnowledge andShoppingExperience », Journal of Retailing 84, 2008, p. 414-423 ; Eugene M. Caruso, « Use of ExperiencedRetrievalEaseinSelfandSocialJudgments»,JournalofExperimentalSocialPsychology44,2008,p.148-155.136. JohannesKeller etHerbertBless, «PredictingFutureAffectiveStates :HowEase ofRetrieval andFaithinIntuitionModeratetheImpactofActivatedContent»,EuropeanJournalofSocialPsychology38,2008,p.1-10.137.MarioWeicketAnaGuinote,«WhenSubjectiveExperiencesMatter:PowerIncreasesRelianceontheEaseofRetrieval»,JournalofPersonalityandSocialPsychology94,2008,p.956-970.

13.Disponibilité,émotionetrisque

138.L'idéedeDamasioestconnuesouslenomd'«hypothèsedumarqueursomatique»etelleaacquisunegrandepopularité.VoirAntonioR.Damasio,Descartes'Error :Emotion,Reason,and theHumanBrain,NewYork,Putnam,1994;trad.fr.L'ErreurdeDescartes,OdileJacob,1995.AntonioR.Damasio,«The

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Somatic Marker Hypothesis and the Possible Functions of the Prefrontal Cortex », PhilosophicalTransactions:BiologicalSciences351,1996,p.141-120.139. Finucane et al., « TheAffect Heuristic in Judgments of Risks and Benefits ». Paul Slovic,MelissaFinucane, Ellen Peters, et Donald G. MacGregor, « The Affect Heuristic », in Thomas Gilovich, DaleGriffin,etDanielKahneman,(eds.),HeuristicsandBiases,NewYork,CambridgeUniversityPress,2002,p.397-420.PaulSlovic,MelissaFinucane,EllenPeters,etDonaldG.MacGregor,«RiskasAnalysisandRiskasFeelings:SomeThoughtsAboutAffect,Reason,Risk,andRationality»,RiskAnalysis24,2004,p. 1-12. Paul Slovic, « Trust, Emotion, Sex, Politics, and Science : Surveying the Risk-AssessmentBattlefield»,RiskAnalysis19,1999,p.689-701.140.Slovic,«Trust,Emotion,Sex,Politics,andScience».Lestechnologiesetlessubstancesutiliséesdanscesétudesnesontpasdessolutionsalternativesaumêmeproblème.Dans lesproblèmesréalistes,où l'onconsidèredessolutionsconcurrentes, lacorrélationentre lescoûtset lesavantagesdoitêtrenégative : lessolutionsquiproposentlesmeilleursavantagessontaussilespluschères.Ilestintéressantdesedemandersitantlesprofanesquelesexpertssontsusceptiblesdepasseràcôtédelarelationadéquatedanscescas.141.JonathanHaidt,«TheEmotionalDogandItsRationalTail:ASocialInstitutionistApproachtoMoralJudgment»,PsychologicalReview108,2001,p.814-834.142.PaulSlovic,ThePerceptionofRisk,Sterling,VA,EarthScan,2000.143.TimurKuranetCassR.Sunstein,«AvailabilityCascadesandRiskRegulation»,StanfordLawReview51,1999,p.683-768.144.ComprehensiveEnvironmentalResponse,Compensation,andLiabilityAct,votéen1980.145.PaulSlovic,quiatémoignépourlesproducteursdepommesdansl'affaired'ALAR,estd'unavistrèsdifférent :«Lapaniqueaétédéclenchéepar l'émission60MinutesdeCBS,quidisaitque4000enfantsallaientmourird'uncancer(sansciteraucuneprobabilité),diffusantdesimagesterrifiantesd'enfantschauvesdans un hôpital – sans compter beaucoup d'autres déclarations infondées. De plus, l'affaire a exposé lemanque de compétence de l'EPA, incapable d'évaluer correctement la sécurité de l'ALAR, fragilisant laconfiancedans le contrôle des réglementations.Tout compte fait, j'estimeque la réactiondupublic a étérationnelle.»(Communicationpersonnelle,11mai2011.)

14.LaspécialitédeTomW

146.J'aiempruntécetexempleàMaxH.BazermanetDonA.Moore,Judgment inManagerialDecisionMaking,NewYork,Wiley,2008.147. Jonathan St. B. T. Evans, « Heuristic and Analytic Processes in Reasoning », British Journal ofPsychology75,1984,p.451-468.148. Norbert Schwarz et al., « Base Rates, Representativeness, and the Logic of Conversation : TheContextualRelevanceof“Irrelevant”Information»,SocialCognition9,1991,p.67-84.149.Alter,Oppenheimer,Epley,etEyre,«OvercomingIntuition».150.LaformelaplussimpledelarègledeBayesestlasuivante:rapportdeschancespostérieur=rapportdeschancesantérieurxtauxdeprobabilité,oùlerapportdeschancespostérieurestletauxdeprobabilitédedeuxhypothèsescontradictoires.Prenonsunproblèmedediagnostic.Votreamivientd'êtredéclarépositifpourunemaladiegrave.C'estunemaladierare:seule1personnesur600testéesesteffectivementaffectée.Le test est assez exact. Sa fiabilité est de 25 pour 1, ce qui veut dire que la probabilité qu'une personneatteinteobtienneuntestpositifest25foissupérieureàlaprobabilitéd'unfauxpositif.Ilesteffrayantd'êtredéclarépositif,maisenfait,lerapportdeschancesquevotreamiaitcontractécettemaladieestseulementpasséde1/600à25/600,soit4%.Pourl'hypothèsequeTomWsoitinformaticien,lerapportdeschancesantérieur qui correspond à une probabilité de 3% est (0,03/0,97 = 0,31). Partant d'une fiabilité de 4 (ladescriptionest4foisplusprobablesiTomWestinformaticienques'ilnel'estpas),lerapportdeschances

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postérieur est 4 x 0,31 = 12,4. À partir de ce rapport des chances, on peut calculer que la probabilitépostérieurequeTomWsoitinformaticienestmaintenantde11%(parceque12,4/112,4=0,11).

15.Linda:moins,c'estplus

151. Amos Tversky et Daniel Kahneman, « Extensional Versus Intuitive Reasoning : The ConjunctionFallacyinProbabilityJudgment»,PsychologicalReview90,1983,p.293-315.152.StephenJayGould,BullyforBrontosaurus,NewYork,Norton,1991.153.Voir, entreautres,RalphHertwigetGerdGigerenzer,«The“ConjunctionFallacy”Revisited :HowIntelligent Inferences Look Like Reasoning Errors », Journal of Behavioral DecisionMaking 12, 1999,p. 275-305 ; Ralph Hertwig, Bjoern Benz, et Stefan Krauss, « The Conjunction Fallacy and the ManyMeaningsofAnd»,Cognition108,2008,p.740-753.154. Barbara Mellers, Ralph Hertwig, et Daniel Kahneman, « Do Frequency Representations EliminateConjunctionEffects?AnExerciseinAdversarialCollaboration»,PsychologicalScience12,2001,p.269-275.

16.Quandlescausesécrasentlesstatistiques

155. Si l'on veut appliquer la règle de Bayes, le rapport des chances antérieur est calculé à partir de larépartitiondestaxisbleusetvertsdelaville,etlafiabilitédutémoinestlaprobabilitéqu'ildéclarequeletaxiestbleus'ill'est,diviséeparlaprobabilitéqu'ildisequeletaxiestbleualorsqu'ilestvert.Ainsi,rapportdeschancespostérieur=(0,15/0,85)x(0,80/0,20)=0,706.Lerapportdeschancespostérieurestletauxdeprobabilitéqueletaxisoitbleu,diviséparlaprobabilitéqu'ilsoitvert.Pourobtenirlaprobabilitéqueletaxisoitbleu,nouscalculons:Probabilité(Bleu)=0,706/1,706=0,41.Laprobabilitéqueletaxisoitbleuestde41%.156.AmosTverskyetDanielKahneman,«CausalSchemasinJudgmentsUnderUncertainty»,inMorrisFishbein(ed.),ProgressinSocialPsychology,Hillsdale,NJ,Erlbaum,1980,p.49-72.157.RichardE.Nisbett etEugeneBorgida, «Attribution and thePsychologyofPrediction»,JournalofPersonalityandSocialPsychology32,1975,p.932-943.158. John M. Darley et Bibb Latane, « Bystander Intervention in Emergencies : Diffusion ofResponsibility»,JournalofPersonalityandSocialPsychology8,1968,p.377-383.

17.Régressionverslamoyenne

159. Michael Bulmer, Francis Galton : Pioneer of Heredity and Biometry, Baltimore, Johns HopkinsUniversityPress,2003.160.Leschercheurstransformentchaquerésultatoriginalenunrésultatstandardensoustrayantlamoyenneetendivisant lerésultatpar l'écart-type.Lesrésultatsstandardsontunemoyennedezéroetunécart-typede 1, peuvent être comparés sur des variables (surtout quand les distributions statistiques des résultatsoriginauxsontsemblables),etprésententplusieurspropriétésmathématiquesutiles,queGaltondutélaborerpourcomprendrelanaturedelacorrélationetdelarégression.161.Celan'estpasvraidansunenvironnementoùcertainsenfantssouffrentdemalnutrition.Lesdifférencesdans la nutrition deviendront importantes, la proportion de facteurs communs diminuera, et avec elle lacorrélationentrelatailledesparentsetcelledesenfants(àmoinsquelesparentsd'enfantsmalnourrisaientégalementsouffertdemalnutritionpendantl'enfance).

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162.LacorrélationaétécalculéepouruntrèsgrandéchantillondelapopulationdesÉtats-Unis(l'Indicedebien-êtreGallup-Healthways).163.Cettecorrélationsembleimpressionnante,maisj'aieulasurprised'apprendre,ilyadesannées,grâceausociologueChristopherJencksque,sitoutlemonderecevaitlamêmeéducation,l'inégalitédesrevenus(mesurée selon l'écart-type) ne serait réduite que de 9%.La formule appropriée est√(1– r2), où r est lacorrélation.164.Celaestvraiquandlesdeuxvariablessontmesuréespardesrésultatsstandards–autrementdit,quandchaquerésultatesttransforméenretranchantlamoyenneetenledivisantparl'écart-type.165.HowardWainer,«TheMostDangerousEquation»,AmericanScientist95,2007,p.249-256.

18.Apprivoiserlesprédictionsintuitives

166.Ladémonstrationdelarégressionstandardentantquesolutionoptimaleauproblèmedeprédictionpartduprincipequeleserreurssontpondéréesparladéviationaucarrédelavaleurcorrecte.C'estlecritèredescarréspartiels,communémentaccepté.D'autresfonctionsdepertesdonnentdessolutionsdifférentes.

19.L'illusiondelacompréhension

167.NassimNicholasTaleb,TheBlackSwan:TheImpactof theHighlyImprobable,NewYork,RandomHouse,2007;trad.fr.LeCygnenoir.Lapuissancedel'imprévisible,LesBellesLettres,2008.168.Voirchapitre7.169.MichaelLewis,Moneyball:TheArtofWinninganUnfairGame,NewYork,Norton,2003.170.SethWeintraub,«ExcitePassedUpBuyingGooglefor$750,000in1999»,Fortune,September29,2011.171.RichardE.Nisbett etTimothyD.Wilson, «TellingMoreThanWeCanKnow :VerbalReports onMentalProcesses»,PsychologicalReview84,1977,p.231-259.172. Baruch Fischhoff et Ruth Beyth, « I Knew ItWould Happen : Remembered Probabilities of OnceFutureThings»,OrganizationalBehaviorandHumanPerformance13,1975,p.1-16.173.JonathanBaronetJohnC.Hershey,«OutcomeBiasinDecisionEvaluation»,JournalofPersonalityandSocialPsychology54,1988,p.569-579.174.KimA.KaminetJeffreyRachlinski,«ExPost≠ExAnte:DeterminingLiabilityinHindsight»,Lawand Human Behavior 19, 1995, p. 89-104. Jeffrey J. Rachlinski, « A Positive Psychological Theory ofJudginginHindsight»,UniversityofChicagoLawReview65,1998,p.571-625.175.JeffreyGoldberg,«LetterfromWashington:Woodwardvs.Tenet»,NewYorker,May21,2007,p.35-38. Voir aussi TimWeiner, Legacy of Ashes : The History of the CIA,New York, Doubleday, 2007 ;«Espionage:InventingtheDots»,Economist,November3,2007,p.100.176. Philip E. Tetlock, « Accountability : The Neglected Social Context of Judgment and Choice »,ResearchinOrganizationalBehavior7,1985,p.297-332.177.MarianneBertrand etAntoinette Schoar, «Managingwith Style : TheEffect ofManagers on FirmPolicies »,Quarterly Journal of Economic 118, 2003, p. 1169-1208. Nick Bloom et John Van Reenen,«Measuring andExplainingManagement PracticesAcross Firms andCountries »,Quarterly Journal ofEconomics122,2007,p.1351-1408.178. Je dois beaucoup au professeur James H. Steiger de l'université Vanderbilt, qui a développé unalgorithmequirépondàcettequestion.L'analysedeSteigermontrequelescorrélationsde0,20et0,40sontassociées,respectivement,auxtauxd'inversionde43%et37%.

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179.The Halo Effect a été salué comme un des meilleurs livres d'économie de l'année à la fois par leFinancialTimesetleWallStreetJournal.PhilRosenzweig,TheHaloEffectandtheEightOtherBusinessDelusionsThatDeceiveManagers,NewYork, Simon&Schuster, 2007.Voir également PaulOlk et PhilRosenzweig, « The Halo Effect and the Challenge of Management Inquiry : A Dialog Between PhilRosenzweigandPaulOlk»,JournalofManagementInquiry19,2010,p.48-54.180.JamesC.CollinsetJerryIPorras,BuilttoLast:SuccessfulHabitsofVisionaryCompanies,NewYork,Harper,2002.181. En fait, même si vous étiez vous-même le PDG, vos prédictions ne seraient pas d'une fiabilitéimpressionnante;lesrecherchesmenéessurledélitd'initiémontrentqueleschefsd'entrepriseparviennenteffectivementàbattrelemarchéquandilsvendentleurspropresactions,maisquelamargedeleurréussitesuffit à peine à couvrir les coûts de l'échange. Voir H. Nejat Seyhun, « The Information Content ofAggregateInsiderTrading»,JournalofBusiness61,1988,p.1-24;JosefLakonishoketInmooLee,«AreInsiderTrades Informative ? »,ReviewofFinancial Studies14, 2001, p. 79-111 ; Zahid Iqbal et ShekarShetty,«AnInvestigationofCausalityBetweenInsiderTransactionsandStockReturns»,QuarterlyReviewofEconomicsandFinance42,2002,p.41-57.182.DenizAnginer,KennethL.Fisher, etMeirStatman, «Stocks ofAdmiredCompanies andDespisedOnes»,SocialScienceResearchNetwork,février2007.183.JasonZweigsoulignequelemanqued'appréciationdelarégressionadesimplicationsnégativessurlerecrutementdePDG.Lessociétésendifficultéonttendanceàsetournerversdesgensvenusdel'extérieur,des PDG d'entreprises qui ont récemment enregistré des bénéfices. Le nouveau PDG se voit accorder lecrédit,dumoinstemporairement,del'améliorationconséquentequeconnaîtsanouvelleentreprise.(Pendantcetemps,sonremplaçantdanssonanciennesociétéestàlapeine,cequipousselesdécideursàconsidérerqu'ils ont vraiment recruté « le type qu'il fallait ».)Chaque fois qu'unPDGchange de boîte, la nouvellesociétédoitrachetersapart(enactionsetenparticipations)danssonancienneentreprise,cequiprépareleterrainàunefutureprimequin'aurarienàvoiravecsesaccomplissementsauseindesanouvellesociété.Des dizaines de millions de dollars de primes sont ainsi accordés pour des réussites « personnelles »seulementduesàlarégressionetàdeseffetsdehalo(communicationpersonnelle,29décembre2009).

20.L'illusiondevalidité

184.BurtonG.Malkiel,UnemarcheauhasardàtraverslaBourse,Valor,2005.185. BradM. Barber et Terrance Odean, « Trading Is Hazardous to YourWealth : The Common StockInvestmentPerformanceofIndividualInvestors»,JournalofFinance55,2002,p.773-806.186.BradM.Barber et TerranceOdean, «BoysWillBeBoys :Gender,Overconfidence, andCommonStockInvestment»,QuarterlyJournalofEconomics116,2006,p.261-292.187.Cet«effetdedisposition»estabordéauchapitre32.188. BradM.Barber et TerranceOdean, «All ThatGlitters : The Effect ofAttention andNews on theBuyingBehaviorofIndividualandInstitutionalInvestors»,ReviewofFinancialStudies21,2008,p.785-818.189.DesrecherchessurleséchangesboursiersàTaiwanontconcluqueletransfertderichessedesindividusverslesinstitutionsfinancièresatteignaitlasommeépoustouflantede2,2%duPIB.VoirBradM.Barber,Yi-Tsung Lee, Yu-Jane Liu, et Terrance Odean, « Just How Much Do Individual Investors Lose byTrading?»,ReviewofFinancialStudies22,2009,p.609-632.190.JohnC.Bogle,CommonSenseonMutualFunds:NewImperativesfortheIntelligentInvestor,NewYork,Wiley,2000,p.213.191. Mark Grinblatt et Sheridan Titman, « The Persistence of Mutual Fund Performance », Journal ofFinance42, 1992, p. 1977-1984.Edwin J.Elton et al., «ThePersistence ofRisk-AdjustedMutualFundPerformance », Journal of Business 52, 1997, p. 1-33. Edwin Elton et al., « Efficiency With Costly

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Information :ARe-interpretationofEvidencefromManagedPortfolios»,ReviewofFinancialStudies6,1993,p.1-21.192. Philip E. Tetlock,Expert Political Judgment : HowGood is It ?HowCanWeKnow ?, Princeton,PrincetonUniversityPress,2005,p.233.193.IsaiahBerlin,LeHérissonetleRenard,dansLesPenseursrusses,AlbinMichel,1984.

21.Lesintuitionscontrelesformules

194.PaulMeehl,«CausesandEffectsofMyDisturbingLittleBook»,JournalofPersonalityAssessment50,1986,p.370-375.195.Pendant lasaisondesenchères1990-1991,parexemple, leprix,àLondres,d'unecaissedeChâteau-Latour1960étaitenmoyennede464dollars;unecaissedelacuvée1961(unedesmeilleuresdel'histoire)atteignaitenmoyenne5432dollars.196. Paul J. Hoffman, Paul Slovic, et Leonard G. Rorer, « An Analysis-of-Variance Model for theAssessmentofConfiguralCueUtilizationinClinicalJudgment»,PsychologicalBulletin69,1968,p.338-339.197. Paul R. Brown, « Independent Auditor Judgment in the Evaluation of Internal Audit Functions »,JournalofAccountingResearch21,1983,p.444-455.198. James Shanteau, « Psychological Characteristics and Strategies of Expert DecisionMakers »,ActaPsychologica68,1988,p.203-215.199.Danziger,Levav,etAvnaim-Pesso,«ExtraneousFactors in JudicialDecisions»,Proceedings of theNationalAcademyofSciencesoftheUnitedStatesofAmerica,février2011.200.RichardA.DeVauletal.,«Medical-SchoolPerformanceofInitiallyRejectedStudents»,JAMA257,1987,p.47-51.JasonDanaetRobynM.Dawes,«BeliefintheUnstructuredInterview:ThePersistenceofanIllusion»,projet,DepartmentofPsychology,UniversityofPennsylvania,2011.WilliamM.Groveetal.,«ClinicalVersusMechanicalPrediction:AMeta-Analysis»,PsychologicalAssessment12,2000,p.19-30.201.RobynM.Dawes,«TheRobustBeautyofImproperLinearModelsinDecisionMaking»,AmericanPsychologist34,1979,p.571-582.202. JasonDana etRobynM.Dawes, «TheSuperiority ofSimpleAlternatives toRegression forSocialSciencePredictions»,JournalofEducationalandBehavioralStatistics29,2004,p.317-331.203. Virginia Apgar, « A Proposal for a NewMethod of Evaluation of the Newborn Infant »,CurrentResearchesinAnesthesiaandAnalgesia32,1953,p.260-267.MieczyslawFinsteretMargaretWood,«TheApgarScoreHasSurvivedtheTestofTime»,Anesthesiology102,2005,p.855-857.204.AtulGawande,TheChecklistManifesto:HowtoGetThingsRight,NewYork,MetropolitanBooks,2009.205. Paul Rozin, « TheMeaning of “Natural” : ProcessMore Important than Content »,PsychologicalScience16,2005,p.652-658.

22.L'intuitiondesexperts:quandluifaireconfiance?

206.Mellers,Hertwig,etKahneman,«DoFrequencyRepresentationsEliminateConjunctionEffects?».207.Klein,SourcesofPower.208.MalcolmGladwell,LaForcedel'intuition:prendrelabonnedécisionendeuxsecondes,Pocket,2007.209. Le musée Getty de Los Angeles fait venir les plus grands experts de la sculpture grecque pourconsidérerunkouros,unestatuedemarbrereprésentantunjeunequel'institutionestsurlepointd'acheter.L'unaprèsl'autre,lesexpertsréagissentparcequel'onappellela«répulsionintuitive»–uneforteintuition

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quecekourosn'apas2500ans,maisqu'ils'agitd'unfauxmoderne.Aucundesexpertsnepeutdiresurlemoment pourquoi il pense qu'il s'agit d'un faux. Tout au plus peuvent-ils s'accrocher, en guise deraisonnement,àcequ'aditunhistoriendel'artitaliensanssavoirexactementpourquoi,àsavoirquequelquechose«n'allaitpas»aveclesonglesdelastatue.Uncélèbreexpertaméricainditquelapremièreidéequiluiestvenueàl'espritaétélemot«neuf».Etunexpertgrecdéclarefroidement:«Quiajamaisvuunestatue extraite du sol peut dire que cette chose ne s'est jamais trouvée sous la terre. » Leur incapacité às'entendresurlesraisonsdeleurconclusioncommuneestfrappante,etplutôtsuspecte.210. Simon a été l'une des personnalités dominantes de la vie intellectuelle du XXe siècle. Il avait unevingtained'annéesquandilaécritunclassiquesurlaprisededécisiondanslesorganisations,etilaensuiteété l'un des fondateurs du domaine de l'intelligence artificielle, un des géants de la science cognitive, unspécialisteinfluentduprocessusdeladécouvertescientifique,unprécurseurdel'économiecomportementaleet,soitditenpassant,unprixNobeld'économie.211.Simon,«WhatIsanExplanationofBehavior?»;DavidG.Myers,Intuition:ItsPowersandPerils,NewHaven,YaleUniversityPress,2002,p.56.212.SeymourEpstein,«DemystifyingIntuition:WhatItIs,WhatItDoes,HowItDoesIt»,PsychologicalInquiry21,2010,p.295-312.213. Joshua Foer,Moonwalking with Einstein. The Art and Science of Remembering Everything, ThePenguinPress,2011.214.Traductiond'HenriParisot,1946.

23.Lavisionexterne

215.Cesnotionssontsouventmalcomprises.Beaucoupd'auteurspensaientquelestermescorrectsétaient«vuedel'intérieur»et«vuedel'extérieur»–cequiestfortloindecequenousavionsàl'esprit.216.DanLovalloetDanielKahneman,«TimidChoicesandBoldForecasts:ACognitivePerspectiveonRiskTaking»,ManagementScience39,1993,p.17-31.DanielKahnemanetDanLovallo,«DelusionsofSuccess:HowOptimismUnderminesExecutives'Decisions»,HarvardBusinessReview81,2003,p.56-63.217.RichardE.NisbettetLeeD.Ross,HumanInference:StrategiesandShortcomingsofSocialJudgmentEnglewoodCliffs,NJ,Prentice-Hall,1980.218.Pourunexempledesdoutes sur lamédecine factuelle, voir JeromeGroopman,HowDoctorsThink,NewYork,MarinerBooks,2008,p.6.219. Daniel Kahneman et Amos Tversky, « Intuitive Prediction : Biases and Corrective Procedures »,ManagementScience12,1979,p.313-327.220.Rt.Hon.TheLordFraserofCarmyllie,«TheHolyroodInquiry,FinalReport»,September8,2004,http://www.scottish.parliament.uk/SPICeResources/HolyroodInquiry.pdf221.BrentFlyvbjerg,MetteK.SkamrisHolm,etSørenL.Buhl,«How(In)accurateAreDemandForecastsinPublicWorksProjects?»,JournaloftheAmericanPlanningAssociation71,2005,p.131-146.222.«2002Costvs.ValueReport»,Remodeling,November20,2002.223. Brent Flyvbjerg, « From Nobel Prize to Project Management : Getting Risks Right », ProjectManagementJournal37,2006,p.5-15.224.HalR.Arkes etCatherineBlumer, «ThePsychology of SunkCost »,OrganizationaBehavior andHuman Decision Processes 35, 1985, p. 124-140. Hal R. Arkes et Peter Ayton, « The Sunk Cost andConcordeEffects:AreHumansLessRationalThanLowerAnimals?»,PsychologicalBulletin125,1998,p.591-600.

24.Lemoteurducapitalisme

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225.MiriamA.Mosingetal.,«GeneticandEnvironmentalInfluencesonOptimismandItsRelationshiptoMentalandSelf-RatedHealth:AStudyofAgingTwins»,BehaviorGenetics39,2009,p.597-604.DavidSnowdon,AgingwithGrace:WhattheNunStudyTeachesUsAboutLeadingLonger,Healthier,andMoreMeaningfulLives,NewYork,BantamBooks,2001.226.ElaineFox,AnnaRidgewell,etChrisAshwin,«LookingontheBrightSide:BiasedAttentionandtheHumanSerotoninTransporterGene»,ProceedingsoftheRoyalSocietyB276,2009,p.1747-1751.227. Manju Puri et David T. Robinson, « Optimism and Economic Choice », Journal of FinancialEconomics86,2007,p.71-99.228.LowellW.Busenitz et JayB.Barney, «DifferencesBetweenEntrepreneurs andManagers inLargeOrganizations :Biases andHeuristics in StrategicDecision-Making »,Journal ofBusinessVenturing12,1997,p.9-30.229.Lesentrepreneursquisesonttrompéssontconfortésdansleurconfianceeneuxparlaconviction,sansdoute erronée, que cette expérience leur a beaucoup appris. Gavin Cassar and Justin Craig, « AnInvestigation of Hindsight Bias in Nascent Venture Activity », Journal of Business Venturing 24, 2009,p.149-164.230.KeithM.HmieleskietRobertA.Baron,«Entrepreneurs'OptimismandNewVenturePerformance:ASocial Cognitive Perspective », Academy of Management Journal 52, 2009, p. 473-488. Matthew L.A.Hayward, Dean A. Shepherd, et Dale Griffin, « A Hubris Theory of Entrepreneurship »,ManagementScience52,2006,p.160-172.231.ArnoldC.Cooper,CarolynY.Woo,etWilliamC.Dunkelberg,«Entrepreneurs'PerceivedChancesforSuccess»,JournalofBusinessVenturing3,1988,p.97-108.232.ThomasÅstebroetSamirElhedhli,«TheEffectivenessofSimpleDecisionHeuristics :ForecastingCommercialSuccessforEarly-StageVentures»,ManagementScience52,2006,p.395-409.233. ThomasÅstebro, « TheReturn to Independent Invention : Evidence ofUnrealisticOptimism,RiskSeekingorSkewnessLoving?»,EconomicJournal113,2003,p.226-239.234.EleanorF.WilliamsetThomasGilovich,«DoPeopleReallyBelieveTheyAreAboveAverage?»,JournalofExperimentalSocialPsychology4,2008,p.1121-1128.235.RichardRoll,«TheHubrisHypothesisofCorporateTakeovers»,JournalofBusiness59,1986,p.197-216,partie1.Cetarticleremarquableestparmilespremiersàavoirproposéuneanalysecomportementaledesfusionsetdesacquisitionsquirenonçaitàl'idéederationalité,bienavantquelesanalysesdecegenredeviennentpopulaires.236. Ulrike Malmendier et Geoffrey Tate, « Who Makes Acquisitions ? CEO Overconfidence and theMarket'sReaction»,JournalofFinancialEconomics89,2008,p.20-43.237.UlrikeMalmendieretGeoffreyTate,«SuperstarCEOs»,QuarterlyJournalofEconomics24, 2009,1593-1638.238.PaulD.Windschitl,JasonP.Rose,MichaelT.Stalkfleet,etAndrewR.Smith,«ArePeopleExcessiveorJudiciousinTheirEgocentrism?AModelingApproachtoUnderstandingBiasandAccuracyinPeople'sOptimism»,JournalofPersonalityandSocialPsychology95,2008,p.252-273.239. Une forme de négligence de la concurrence a également été constatée dans l'heure de la journée àlaquelle les vendeurs choisissent de mettre fin à leurs enchères sur eBay. La question, simple, est lasuivante : à quelle heure de la journée (aux États-Unis) compte-t-on le plus grand nombre d'acquéreurspotentiels?Réponse:vers19heures(heuredelacôteEst).Laquestionàlaquellelesvendeursdevraientrépondre est plus difficile : sachant combien d'autres vendeurs mettent fin à leurs enchères aux heuresd'affluence,àquelleheureyaura-t-illeplusd'acheteurspourmesenchères?Laréponse:versmidi,quandlenombred'acheteursenligneestimportantparrapportaunombredevendeurs.Lesvendeursquin'ontpasoublié la concurrence et ont évité les heures d'affluence obtiennent de meilleurs prix. Uri Simonsohn,«eBay'sCrowdedEvenings:CompetitionNeglectinMarketEntryDecisions»,ManagementScience56,2010,p.1060-1073.240. Eta S.Berner etMarkL.Graber, «Overconfidence as aCause ofDiagnostic Error inMedicine »,AmericanJournalofMedicine121,2008,S2-S23.

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241.PatCroskerryetGeoffNorman,«OverconfidenceinClinicalDecisionMaking»,AmericanJournalofMedicine121,2008,p.S24-S29.242.KahnemanetLovallo,«TimidChoicesandBoldForecasts».243.J.EdwardRussoetPaulJ.H.Schoemaker,«ManagingOverconfidence»,SloanManagementReview33,1992,p.7-17.

25.LeserreursdeBernoulli

244.ClydeH.Coombs,RobynM.Dawes, etAmosTversky,MathematicalPsychology :AnElementaryIntroduction,EnglewoodCliffs,NJ,Prentice-Hall,1970.245. Cette règle s'applique approximativement aux nombreuses dimensions de la sensation et de laperception.On l'appelle la loideWeber,dunomduphysiologisteallemandErnstHeinrichWeber,qui l'adécouverte. Fechner s'est inspiré de la loi de Weber pour en déduire la fonction psychophysiquelogarithmique.246.L'intuitiondeBernoulliétaitlabonne,etleséconomistescontinuentdeseréférerauxrevenusouàlarichesse dans bien des contextes. Par exemple, quandAngusDeaton a calculé la satisfactionmoyenne àl'égard de l'existence des habitants de plusieurs pays par rapport au PIB de ces pays, il s'est servi dulogarithme du PIB comme d'unemesure pour les revenus. Il s'avère que la relation est très proche : leshabitantsdepaysaffichantunPIBfortsontbeaucoupplussatisfaitsdelaqualitédeleurviequeleshabitantsdepayspauvres,etlefaitdemultiplierlesrevenuspardeuxdonneàpeuprèslamêmeaugmentationdelasatisfactiondanslespaysrichesquedanslespayspauvres.247.NicholasBernoulli,uncousindeDanielBernoulli,posaunequestionquel'onpeutparaphrasercommesuit :«Vousêtesinvitéàparticiperàunjeuoùilfautlancerunepièceàplusieursreprises.Vousrecevezdeuxdollarssielletombesurface,etlarécompenseestdoubléechaquefoisquelapièceretombesurface.Lejeuprendfindèsqu'elle tombesurpile.Combienseriez-vousprêtàpayerpouravoir lapossibilitéd'yjouer?»Lesgensnepensentpasqueceparivailleplusdequelquesdollars,alorsquesavaleurespéréeestinfinie–puisquelarécompensenecessedecroître,lavaleurespéréeestde1dollarparlanceretaugmenteàl'infini.Cependant,l'utilitédesrécompensesprogressebeaucouppluslentement,cequiexpliquepourquoileparin'estpasséduisant.248.D'autresfacteursontcontribuéàlalongévitédelathéoriedeBernoulli,àcommencerparlefaitqu'ilestnatureldeformulerdeschoixentredesparisentermesdegains,oudemélangedegainsetdepertes.Raressontlesgensquiontpenséàdeschoixoùtouteslesoptionsétaientmauvaises,mêmesinousnesommescertespaslespremiersàavoirobservélarecherchederisque.AutrefaitenfaveurdelathéoriedeBernoulli,il est souvent très raisonnable de penser en termes d'état final de richesse et d'ignorer le passé.Traditionnellement,leséconomistessesonttoujoursintéressésauchoixrationnel,etlemodèledeBernoullileurconvenaitdonc.

26.Lathéoriedesperspectives

249.StanleyS.Stevens,«ToHonorFechnerandRepealHisLaw»,Science133,1961,p.80-86.Stevens,Psychophysics.250.Enécrivantcettephrase,ilmerevientenmémoirequelegraphiquedelafonctiondevaleuradéjàétéutilisécommeemblème.TousleslauréatsduprixNobelreçoiventuncertificatindividuelornéd'undessinpersonnalisé,apriorichoisiparlecomité.Monillustrationétaituneversionstyliséedelafigure10.251.NathanNovemskyetDanielKahneman,«TheBoundariesofLossAversion»,JournalofMarketingResearch42,2005,p.119-128.

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252.PeterSokol-Hessneretal.,«ThinkingLikeaTraderSelectivelyReducesIndividuals'LossAversion»,PNAS106,2009,p.5035-5040.253.Plusieursannéesdesuite,j'aienseignédanslecoursd'introductionàlafinancedemoncollègueBurtonMalkiel. J'y débattais chaque année des défauts de la théorie de Bernoulli. La première fois que j'aimentionné ladémonstrationdeRabin, j'ai remarquéunnetchangementd'attitudechezmoncollègue.Lesarguments mathématiques sont indéniablement plus convaincantes que les appels au sens commun. Unavantageauquelleséconomistessontparticulièrementsensibles.254.L'intuitiondelapreuvepeutêtreillustréeparunexemple.Supposezquelarichessed'unindividusoitW,etqu'ilrefuseunpariauxprobabilitéséquivalentesdegagner11eurosoud'enperdre10.Silafonctiond'utilitépourlarichesseestconcave,lapréférenceimpliquequelavaleurde1dollarabaissédeplusde9%sur un intervalle de 21 dollars ! C'est une chute incroyablement abrupte et plus les paris deviennentextrêmes,plusl'effets'accroîtsystématiquement.255. Matthew Rabin, « Risk Aversion and Expected-Utility Theory : A Calibration Theorem »,Econometrica68,2000,p.1281-1292.MatthewRabinetRichardH.Thaler,«Anomalies:RiskAversion»,JournalofEconomicPerspectives15,2001,p.219-232.256.Plusieursthéoriciensontproposédesversionsdesthéoriesduregretbâtiessurl'idéequelesgenssontcapablesd'anticipercomment leursexpériences futures serontaffectéespar lesoptionsquine se sontpasmatérialiséeset/ouparleschoixqu'ilsn'ontpasfaits:DavidE.Bell,«RegretinDecisionMakingUnderUncertainty »,Operations Research 30, 1982, p. 961-981. Graham Loomes et Robert Sugden, « RegretTheory:AnAlternativetoRationalChoiceUnderUncertainty»,EconomicJournal92,1982,p.805-825.BarbaraA.Mellers, «Choice and theRelative Pleasure ofConsequences »,Psychological Bulletin 126,2000,p.910-924.BarbaraA.Mellers,AlanSchwartz,etIlanaRitov,«Emotion-BasedChoice»,JournalofExperimentalPsychology–General128,1999,p. 332-345.Les choixdesdécideurs entreplusieursparisdépendentdes'ilss'attendentàconnaîtrelerésultatdupariqu'ilsn'ontpaschoisi.IlanaRitov,«Probabilityof Regret : Anticipation of Uncertainty Resolution in Choice », Organizational Behavior and HumanDecisionProcesses66,1966,p.228-236.

27.L'effetdedotation

257.Uneanalysethéoriquequipartduprinciped'uneaversionaurisquepréditunebizarreriemarquéedansla courbe d'indifférence au point de référence :AmosTversky etDanielKahneman, « LossAversion inRisklessChoice :AReference-DependentModel»,Quarterly JournalofEconomics106,1991,p.1039-1061. Jack Knetsch a observé ces bizarreries dans une étude expérimentale : « Preferences andNonreversibilityofIndifferenceCurves»,JournalofEconomicBehavior&Organization17,1992,p.131-139.258. Alan B. Krueger et Andreas Mueller, « Job Search and Job Finding in a Period of MassUnemployment : Evidence from High-Frequency Longitudinal Data », projet, Princeton UniversityIndustrialRelationsSection,January2011.259.Techniquement,lathéorieautoriseleprixd'achatàêtrelégèrementinférieurauprixdeventeàcausedecequeleséconomistesappellentun«effetderevenu»:l'acheteuretlevendeurn'ontpaslamêmerichesse,parcequelevendeurdisposed'unebouteilleensus.Toutefois,l'effet,danscecas,estnégligeable,puisque50dollarsestunefractioninfimedelarichesseduprofesseur.Lathéorieprédiraitqueceteffetderevenunemodifiepassadispositionàpayer,mêmed'uncent.260.L'économisteAlanKrueger a signaléuneétudequ'il a réalisée enemmenant sonpèrevoir leSuperBowl:«Nousavonsdemandéàdesfansquiavaientgagnéàlaloterieledroitd'acheterdeuxbilletsà325ou400dollarss'ilsauraientétéprêtsàpayer3000dollarss'ilsavaientperduà la loterie,et s'ilsauraientvenduleursbilletssiquelqu'unleuravaitoffert3000dollarsl'unité.94%ontréponduqu'ilsn'auraientpaspayé3000dollars,et92%ontditqu'ilsnelesauraientpasvendusàceprix.»Ilenconclutque«leSuper

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Bowlaétélethéâtred'unepénuriederationalité».AlanB.Krueger,«SupplyandDemand:AnEconomistGoestotheSuperBowl»,MilkenInstituteReview:AJournalofEconomicPolicy3,2001,p.22-29.261. Au sens étroit du terme, l'aversion à la perte se rapporte au plaisir et à la douleur anticipés, quidéterminentleschoix.Cesanticipationspeuventêtreerronéesdanscertainscas.DeborahA.Kermeretal.,«LossAversionIsanAffectiveForecastingError»,PsychologicalScience17,2006,p.649-653.262.NovemskyetKahneman,«TheBoundariesofLossAversion».263. Imaginez que tous les participants soient alignés en fonction de la valeur d'échange qui leur a étéattribuée.Maintenant,allouezdesjetonsauhasardàlamoitiéd'entreeux.Lamoitiédeceuxquisontentêtedefilen'enaurontpas,l'autremoitiéenrecevraun.Ceux-cisontcensésalorssedéplacerentêtedefile,sibienqu'àlafin,tousceuxquisontentêteontunjeton,ettousceuxquisontderrièren'enontpas.264.BrianKnutsonetal.,«NeuralAntecedentsoftheEndowmentEffect»,Neuron58,2008,p.814-822.Brian Knutson et Stephanie M. Greer, « Anticipatory Affect : Neural Correlates and Consequences forChoice»,PhilosophicalTransactionsoftheRoyalSocietyB363,2008,p.3771-3786.265.Uneétudeduprixdurisque,baséesurdes«donnéesinternationalesprovenantde16payssurplusde100 ans », a donné une estimation de 2,3, « parfaitement en accord avec les estimations obtenues par laméthodologietrèsdifférentedesexpériencesenlaboratoiresurlaprisededécisionindividuelle»:MosheLevy,«LossAversionandthePriceofRisk»,QuantitativeFinance10,2010,p.1009-1022.266.MilesO.Bidwel,BruceX.Wang,etJ.DouglasZona,«AnAnalysisofAsymmetricDemandResponsetoPriceChanges:TheCaseofLocalTelephoneCalls»,JournalofRegulatoryEconomics8,1995,p.285-298. Bruce G. S. Hardie, Eric J. Johnson, et Peter S. Fader, « Modeling Loss Aversion and ReferenceDependenceEffectsonBrandChoice»,MarketingScience12,1993,p.378-394.267.ColinCamerer,«ThreeCheers–Psychological,Theoretical,Empirical–forLossAversion»,JournalofMarketingResearch42,2005,p.129-133.ColinF.Camerer,«ProspectTheoryintheWild:Evidencefrom theField », inDanielKahneman etAmosTversky (éd.),Choices,Values, andFrames,NewYork,RussellSageFoundation,2000,p.288-300.268. David Genesove et Christopher Mayer, « Loss Aversion and Seller Behavior : Evidence from theHousingMarket»,QuarterlyJournalofEconomics116,2001,p.1233-1260.269. John A. List, « Does Market Experience Eliminate Market Anomalies ? », Quarterly Journal ofEconomics118,2003,p.47-71.270. Jack L. Knetsch, « The Endowment Effect and Evidence of Nonreversible Indifference Curves »,AmericanEconomicReview79,1989,p.1277-1284.271. Charles R. Plott et Kathryn Zeiler, « The Willingness to Pay – Willingness to Accept Gap, the“Endowment Effect”, Subject Misconceptions, and Experimental Procedures for Eliciting Valuations »,American Economic Review 95, 2005, p. 530-545. Charles Plott, économiste expérimental de renom, semontre très sceptique à l'égard de l'effet de dotation, et a tenté de montrer qu'il n'est pas un « aspectfondamental de la préférence humaine »mais plutôt le résultat d'une technique inférieure. Plott etZeilerpensentquelesparticipantsquidémontrentuneffetdedotationsetrompentquantàcequesontleursvraiesvaleurs,etilsontmodifiélesprocéduresdesexpériencesd'originepouréliminerceserreurs.Ilsontconçuune procédure d'entraînement sophistiquée où les participants jouent tour à tour le rôle du vendeur et del'acheteur,etoùilsapprennentexplicitementàévaluerleursvraiesvaleurs.Commeprévu,l'effetdedotationdisparaît. Plott et Zeiler considèrent leur méthode comme une nette amélioration de la technique. Lespsychologuesconsidéreraientqueleurméthodeestextrêmementdéficiente,parcequ'ellecommuniqueauxparticipants unmessage sur ce que les expérimentateurs estiment être le comportement approprié, lequelcoïncide avec la théorie des expérimentateurs. Voir Charles R. Plott et Kathryn Zeiler, « ExchangeAsymmetries Incorrectly Interpreted asEvidence ofEndowmentEffectTheory andProspectTheory ? »,AmericanEconomicReview97,2007,p.1449-1466.Noussommespeut-être làdansuneimpasse,chaquecamprejetantlesméthodesrequisesparl'autre.272.Dansleursétudessurlaprisededécisiondanslapauvreté,EldarShafir,SendhilMullainathanetleurscollègues ont observé d'autres cas où la pauvreté induit un comportement économique qui, sous certainsaspects,estplusréalisteetplusrationnelqueceluidesgensplusàl'aise.Lspauvressontplussusceptiblesde

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réagir aux résultats réels plutôt qu'à leur description.Marianne Bertrand, SendhilMullainathan, et EldarShafir,«BehavioralEconomicsandMarketinginAidofDecisionMakingAmongthePoor»,JournalofPublicPolicy&Marketing25,2006,p.8-23.273.Laconclusionquel'argentdépensépourdesachatsn'estpasvécucommeuneperteestplussusceptibled'êtrevérifiéepourdesgensrelativementaisés.Lacléestpeut-êtredesavoirsivousêtesconscients,quandvous achetez un produit, que vous ne pourrez vous en offrir un autre. Novemsky et Kahneman, « TheBoundaries ofLossAversion ». IanBateman et al., «TestingCompetingModels ofLossAversion :AnAdversarialCollaboration»,JournalofPublicEconomics89,2005,p.1561-1580.

28.Événementsnégatifs

274.PaulJ.Whalenetal.,«HumanAmygdalaResponsivitytoMaskedFearfulEyeWhites»,Science306,2004, p. 2061. Les individus présentant des lésions focales de l'amygdale ont fait preuve de peu ou pasd'aversionàlapertedansleurschoixrisques:BenedettoDeMartino,ColinF.Camerer,etRalphAdolphs,«AmygdalaDamageEliminatesMonetaryLossAversion»,PNAS107,2010,p.3788-3792.275.JosephLeDoux,TheEmotionalBrain:TheMysteriousUnderpinningsofEmotionalLife,NewYork,Touchstone,1996.276.ElaineFoxetal.,«FacialExpressionsofEmotion:AreAngryFacesDetectedMoreEfficiently?»,Cognition&Emotion14,2000,p.61-92.277.ChristineHansenetRanaldHansen,«FindingtheFaceintheCrowd:AnAngerSuperiorityEffect»,JournalofPersonalityandSocialPsychology54,1988,p.917-924.278.JosJ.A.VanBerkumetal.,«RightorWrong?TheBrain'sFastResponsetoMorallyObjectionableStatements»,PsychologicalScience20,2009,p.1092-1099.279. Paul Rozin et Edward B. Royzman, « Negativity Bias, Negativity Dominance, and Contagion »,PersonalityandSocialPsychologyReview5,2001,p.296-320.280.RoyF.Baumeister,EllenBratslavsky,CatrinFinkenauer,etKathleenD.Vohs,«BadIsStrongerThanGood»,ReviewofGeneralPsychology5,2001,p.323.281.MichelCabanac, « Pleasure : TheCommonCurrency », Journal of TheoreticalBiology155, 1992,p.173-200.282.ChipHeath,RichardP.Larrick,etGeorgeWu,«GoalsasReferencePoints»,CognitivePsychology38,1999,p.79-109.283.ColinCamerer,LindaBabcock,GeorgeLoewenstein,etRichardThaler,«LaborSupplyofNewYorkCity Cabdrivers : One Day at a Time »,Quarterly Journal of Economics 112, 1997, p. 407-441. Lesconclusionsdecesrecherchesontétéremisesenquestion:HenryS.Farber,«IsTomorrowAnotherDay?TheLaborSupplyofNewYorkCabDrivers»,NBERWorkingPaper9706,2003.Uneséried'étudessurlescoursiers à vélo de Zurich semble prouver l'effet d'objectifs, en accord avec l'ancienne étude sur leschauffeursdetaxi:ErnstFehretLorenzGoette,«DoWorkersWorkMoreifWagesAreHigh?EvidencefromaRandomizedFieldExperiment»,AmericanEconomicReview97,2007,p.298-317.284. Daniel Kahneman, « Reference Points, Anchors, Norms, and Mixed Feelings », OrganizationalBehaviorandHumanDecisionProcesses51,1992,p.296-312.285. John Alcock,Animal Behavior : An Evolutionary Approach, Sunderland, MA, Sinauer Associates,2009,p.278-284,citéparEyalZamir,«LawandPsychology:TheCrucialRoleofReferencePointsandLossAversion»,projet,HebrewUniversity,2011.286.DanielKahneman,JackL.Knetsch,etRichardH.Thaler,«FairnessasaConstraintonProfitSeeking:EntitlementsintheMarket»,TheAmericanEconomicReview76,1986,p.728-741.287.ErnstFehr,LorenzGoette,andChristianZehnder,«ABehavioralAccountoftheLaborMarket:TheRoleofFairnessConcerns»,AnnualReviewofEconomics1,2009,p.355-384.EricT.AndersonetDuncan

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I. Simester, « Price Stickiness andCustomerAntagonism »,Quarterly Journal of Economics 125, 2010,p.729-765.288. Dominique de Quervain et al., « The Neural Basis of Altruistic Punishment », Science305, 2004,p.1254-1258.289.DavidCohenet JackL.Knetsch,« JudicialChoiceandDisparitiesBetweenMeasuresofEconomicValue»,OsgoodeHallLawReview30,1992,p.737-770.RussellKorobkin,«TheEndowmentEffectandLegalAnalysis»,NorthwesternUniversityLawReview97,2003,p.1227-1293.290.EyalZamir,«LawandPsychology».

29.Le«Fourfoldpattern»

291.Ycomprisuneexpositionàun«argumentduparihollandais»,unesériedeparisquevospréférencesincorrectesvouspoussentàaccepteretquinepeuventseterminerqueparuneperte.292.Leslecteursfamiliersdesparadoxesd'Allaisverront toutdesuitequecetteversionestnouvelle,à lafois beaucoup plus simple et impliquant une rupture beaucoup plus marquée que le paradoxe d'origine.L'option de gauche est préférée dans le premier problème.Le second problème s'obtient en ajoutant uneperspectivedeplusgrandevaleuràgaucheplutôtqu'àdroite,maisc'estmaintenantl'optiondedroitequialapréférence.293. Pour reprendre les termes du remarquable économisteKennethArrow, les participants à la réunionn'ontprêtéquepeud'attentionàla«petiteexpérienced'Allais».Conversationpersonnelle,16mars2001.294. Le tableau montre des poids de décision pour des gains. Les estimations pour des pertes sontstrictementsemblables.295.MingHsu,IanKrajbich,ChenZhao,etColinF.Camerer,«NeuralResponsetoRewardAnticipationunderRiskIsNonlinearinProbabilities»,JournalofNeuroscience29,2009,p.2231-2237.296.W.KipViscusi,WesleyA.Magat,etJoelHuber,«AnInvestigationof theRationalityofConsumerValuationsofMultipleHealthRisks»,RANDJournalofEconomics18,1987,p.465-479.297.Dansunmodèlerationnelavecuneutilitémarginaledécroissante, lesgensdevraientpayeraumoinsdeuxtiersdepluspourréduirelafréquencedesaccidentsde15à5unitéspuisqu'ilssontprêtsàpayerpouréliminerlerisque.Lespréférencesobservéescontredisaientcetteprédiction.298.C.ArthurWilliams,«AttitudesTowardSpeculativeRisks as an IndicatorofAttitudesTowardPureRisks », Journal of Risk and Insurance 33, 1966, p. 577-586. Howard Raiffa, Decision Analysis :IntroductoryLecturesonChoicesunderUncertainty,Reading,MA,Addison-Wesley,1968.299. Chris Guthrie, « Prospect Theory, Risk Preference, and the Law », Northwestern University LawReview97,2003,p.1115-1163.JeffreyJ.Rachlinski,«Gains,LossesandthePsychologyofLitigation»,SouthernCaliforniaLawReview70,1996,p.113-185.SamuelR.GrossetKentD.Syverud,«GettingtoNo:AStudyofSettlementNegotiationsandtheSelectionofCasesforTrial»,MichiganLawReview90,1991,p.319-393.300.ChrisGuthrie,«FramingFrivolousLitigation:APsychologicalTheory»,UniversityofChicagoLawReview67,2000,p.163–216.

30.Lesévénementsrares

301.George F. Loewenstein, ElkeU.Weber, ChristopherK.Hsee, etNedWelch, « Risk as Feelings »,PsychologicalBulletin127,2001,p.267-286.302.Ibid.CassR.Sunstein,«ProbabilityNeglect:Emotions,WorstCases,andLaw»,YaleLawJournal112, 2002, p. 61-107.Voir chapitre 13, note 1 : Damasio,Descartes' Error. Slovic, Finucane, Peters, et

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MacGregor,«TheAffectHeuristic».303.CraigR.Fox,«StrengthofEvidence,JudgedProbability,andChoiceUnderUncertainty»,CognitivePsychology38,1999,p.167-189.304.Lesjugementsdeprobabilitéd'unévénementetdesoncomplémentnetotalisentpastoujours100%.Quand on interroge les gens sur un sujet dont ils savent très peu de chose (« Selon vous, quelle est laprobabilitéquelatempératureàBangkokdépasseles37°Cdemainàmidi?»),lesprobabilitésestiméesdel'événementetsoncomplémentfontuntotalinférieurà100%.305.Danslathéoriedesperspectivescumulatives,lespoidsdedécisionpourlesgainsetlespertesnesontpasconsidéréscommeégaux,commec'était lecasdanslaversionoriginaledelathéoriedesperspectivesquejedécris.306.LaquestiondesdeuxurnesaétéinventéeparDaleT.Miller,WilliamTurnbull,etCathyMcFarland,«WhenaCoincidenceIsSuspicious:TheRoleofMentalSimulation»,JournalofPersonalityandSocialPsychology57, 1989, p. 581-589.SeymourEpstein et ses collègues en défendent une interprétation avecdeux systèmes : Lee A. Kirkpatrick et Seymour Epstein, « Cognitive-Experiential Self-Theory andSubjective Probability : Evidence for Two Conceptual Systems », Journal of Personality and SocialPsychology63,1992,p.534-544.307.KimihikoYamagishi,«Whena12,86%MortalityIsMoreDangerousThan24,14%:ImplicationsforRiskCommunication»,AppliedCognitivePsychology11,1997,p.495-506.308.Slovic,Monahan,etMacGregor,«ViolenceRiskAssessmentandRiskCommunication».309. Jonathan J.Koehler, «WhenArePeoplePersuadedbyDNAMatchStatistics ? »,LawandHumanBehavior25,2001,p.493-513.310. Ralph Hertwig, Greg Barron, Elke U. Weber, et Ido Erev, « Decisions from Experience and theEffectofRareEventsinRiskyChoice»,PsychologicalScience15,2004,p.534-539.RalphHertwigetIdoErev,«TheDescription-ExperienceGapinRiskyChoice»,TrendsinCognitiveSciences13,2009,p.517-523.311.LiatHadaretCraigR.Fox,«InformationAsymmetryinDecisionfromDescriptionVersusDecisionfromExperience»,JudgmentandDecisionMaking4,2009,p.317-325.312.HertwigandErev,«TheDescription-ExperienceGap».

31.Quellepolitiqueenmatièrederisque?

313.Lecalculestsimple.Chacunedesdeuxcombinaisonssecomposed'unecertitudeetd'unpari.AjoutezlacertitudeauxdeuxoptionsduparietvousobtiendrezADetBC.314.ThomasLangeretMartinWeber,«MyopicProspectTheoryvs.MyopicLossAversion:HowGeneralIsthePhenomenon?»,JournalofEconomicBehavior&Organization56,2005,p.25-38.

32.Àl'heuredescomptes…

315.L'intuitionaétéconfirméelorsd'uneexpériencesur le terrain,oùungroupealéatoired'étudiantsquiavaientachetédesbilletspourlethéâtredel'universitélesontobtenusàunprixnettementinférieur.Lesuiviamontréqueceuxquiavaientpayéleprixtotalétaientplussusceptiblesd'allerauthéâtre,surtoutpendantlapremière moitié de la saison. Le fait de rater un spectacle pour lequel on a payé est une expériencedéplaisante,comparableà la fermetured'uncomptesuruneperte.ArkesetBlumer,«ThePsychologyofSunkCosts».316.Hersh Shefrin etMeir Statman, « TheDisposition to SellWinners TooEarly andRide Losers TooLong:TheoryandEvidence»,JournalofFinance40,1985,p.777-790.TerranceOdean,«AreInvestors

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ReluctanttoRealizeTheirLosses?»,JournalofFinance53,1998,p.1775-1798.317.RaviDharetNingZhu,«UpCloseandPersonal:InvestorSophisticationandtheDispositionEffect»,ManagementScience52,2006,p.726-740.318.DarrinR.Lehman,RichardO.Lempert,etRichardE.Nisbett,«TheEffectsofGraduateTrainingonReasoning : Formal Discipline and Thinking about Everyday-Life Events », American Psychologist 43,1988,p.431-442.319. Marcel Zeelenberg et Rik Pieters, « A Theory of Regret Regulation 1.0 », Journal of ConsumerPsychology17,2007,p.3-18.320.KahnemanetMiller,«NormTheory».321.Laquestiondel'autostoppeuraétéinspiréeparunexemplecélèbre,discutéparlesphilosophesdudroitHart et Honoré : « Une femme mariée à un homme qui souffre d'ulcère à l'estomac peut identifier laconsommationdepanais commeétant la causede son indigestion.Lemédecin, lui, verradans l'ulcère lacauseet le repasne seraà sesyeuxqu'une simpleoccasion.»Desévénements inhabituels réclamentdesexplicationscausalesetévoquentégalementdespenséescontrairesauxfaits,lesdeuxétantétroitementliées.Lemêmeévénementpeut être comparé soit àunenormepersonnelle, soit à lanormed'autrespersonnes,entraînantdifférentesirréalités,différentesattributionscausalesetdifférentesémotions(regretoureproche):HerbertL.A.HartetTonyHonoré,CausationintheLaw,NewYork,OxfordUniversityPress,1985,p.33.322.DanielKahnemanetAmosTversky,«TheSimulationHeuristic»,inDanielKahneman,PaulSlovicetAmos Tversky (éd.), Judgment Under Uncertainty : Heuristics and Biases, New York, CambridgeUniversityPress,1982,p.160-173.323.JanetLandman,«RegretandElationFollowingActionandInaction:AffectiveResponsestoPositiveVersus Negative Outcomes », Personality and Social Psychology Bulletin 13, 1987, p. 524-536. FaithGleicher et al., « TheRole of Counterfactual Thinking in Judgment ofAffect »,Personality and SocialPsychologyBulletin16,1990,p.284-295.324.DaleT.MilleretBrianR.Taylor,«CounterfactualThought,Regret,andSuperstition:HowtoAvoidKicking Yourself », in Neal J. Roese et James M. Olson (éd.),What Might Have Been : The SocialPsychologyofCounterfactualThinking,Hillsdale,NJ,Erlbaum,1995,p.305-331.325.Marcel Zeelenberg, Kees van den Bos, Eric van Dijk, et Rik Pieters, « The Inaction Effect in thePsychologyofRegret»,JournalofPersonalityandSocialPsychology82,2002,p.314-327.326.ItamarSimonson,«TheInfluenceofAnticipatingRegretandResponsibilityonPurchaseDecisions»,JournalofConsumerResearch19,1992,p.105-118.327. Lilian Ng et Qinghai Wang, « Institutional Trading and the Turn-of-the-Year Effect », Journal ofFinancialEconomics74,2004,p.343-366.328. Tversky et Kahneman, « Loss Aversion in Riskless Choice ». Eric J. Johnson, Simon Gächter, etAndreas Herrmann, « Exploring the Nature of Loss Aversion », Center for Decision Research andExperimentalEconomics,UniversityofNottingham,DiscussionPaperSeries,2006.EdwardJ.McCaffery,Daniel Kahneman, et Matthew L. Spitzer, « Framing the Jury : Cognitive Perspectives on Pain andSuffering»,VirginiaLawReview81,1995,p.1341-1420.329.RichardH.Thaler,«TowardaPositiveTheoryofConsumerChoice»,JournalofEconomicBehaviorandOrganization39,1980,p.36-90.330. Philip E. Tetlock et al., « The Psychology of theUnthinkable : Taboo Trade-Offs, ForbiddenBaseRates,andHereticalCounterfactuals»,JournalofPersonalityandSocialPsychology78,2000,p.853-870.331. Cass R. Sunstein,The Laws of Fear : Beyond the Precautionary Principle, New York, CambridgeUniversityPress,2005.332.DanielT.Gilbert et al., «LookingForward toLookingBackward :TheMisprediction ofRegret »,PsychologicalScience15,2004,p.346-350.

33.Lesrenversementsdepréférence

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333.DaleT.MilleretCathyMcFarland,«CounterfactualThinkingandVictimCompensation:ATestofNormTheory»,PersonalityandSocialPsychologyBulletin12,1986,p.513-519.334.Lapremièreétapesurlavoiedel'interprétationactuelleaétéfranchieparMaxH.Bazerman,GeorgeF. Loewenstein, and Sally B. White, « Reversals of Preference in Allocation Decisions : JudgingAlternativesVersusJudgingAmongAlternatives»,AdministrativeScienceQuarterly37,1992,p.220-240.ChristopherHsee a introduit la terminologie de l'évaluation conjointe et séparée, et formulé l'importantehypothèse de l'évaluabilité, qui explique les renversements par l'idée que certains attributs ne deviennentévaluables que dans l'évaluation conjointe : « Attribute Evaluability : Its Implications for Joint-SeparateEvaluationReversalsandBeyond»,inKahnemanetTversky,Choices,Values,andFrames.335.SarahLichtensteinetPaulSlovic,«ReversalsofPreferenceBetweenBidsandChoicesinGamblingDecisions»,JournalofExperimentalPsychology89,1971,p.46-55.UnrésultatsimilaireaétéobtenuparHaroldR.Lindman,«InconsistentPreferencesAmongGambles»,JournalofExperimentalPsychology89,1971,p.390-397.336. Pour une transcription du célèbre entretien, voir Sarah Lichtenstein et Paul Slovic (éd.), TheConstructionofPreference,NewYork,CambridgeUniversityPress,2006.337.DavidM.Grether et Charles R. Plott, « Economic Theory of Choice and the Preference ReversalsPhenomenon»,AmericanEconomicReview69,1979,p.623-628.338.LichtensteinetSlovic,TheConstructionofPreference,p.96.339.Kuhnestcélèbrepouravoiraffirméqu'ilenallaitdemêmedelaphysique:ThomasS.Kuhn,«TheFunctionofMeasurementinModernPhysicalScience»,Isis52,1961,p.161-193.340. Il semblerait que lesquestions sur l'attrait émotionnel des espèces et la volontéde contribuer à leurprotection donnent les mêmes classements : Daniel Kahneman et Ilana Ritov, « Determinants of StatedWillingnesstoPayforPublicGoods:AStudyintheHeadlineMethod»,JournalofRiskandUncertainty9,1994,p.5-38.341.Hsee,«AttributeEvaluability».342. Cass R. Sunstein, Daniel Kahneman, David Schkade, et Ilana Ritov, « Predictably IncoherentJudgments»,StanfordLawReview54,2002,p.1190.

34.Lescadresetlaréalité

343.AmosTversky etDanielKahneman, « The Framing ofDecisions and the Psychology ofChoice »,Science211,1981,p.453-458.344.Thaler,«TowardaPositiveTheoryofConsumerChoice».345. BarbaraMcNeil, Stephen G. Pauker, Harold C. Sox Jr., et Amos Tversky, « On the Elicitation ofPreferencesforAlternativeTherapies»,NewEnglandJournalofMedicine306,1982,p.1259-1262.346.Certainespersonnesontestiméquelemot«asiatique»étaiticiinutileetpéjoratif.Nousnel'aurionsprobablementpasutiliséaujourd'hui,maisl'exempleaétérédigédanslesannées1970,quandlasensibilitéauxdénominationscommunautairesétaitmoinsmarquéequedenosjours.Nousavionsajoutécemotpourquel'exemplesoitplusconcret,enrappelantauxparticipantsl'épidémiedegrippeasiatiquede1957.347.ThomasSchelling,ChoiceandConsequence,Cambridge,MA,HarvardUniversityPress,1985.348.RichardP.LarricketJackB.Soll,«TheMPGIllusion»,Science320,2008,p.1593-1594.349.EricJ.JohnsonetDanielGoldstein,«DoDefaultsSaveLives?»,Science302,2003,p.1338-1339.

35.Lesdeuxfacettesdumoi

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350.IrvingFisher,«Is“Utility”theMostSuitableTermfortheConceptItIsUsedtoDenote?»,AmericanEconomicReview8,1918,p.335.351.FrancisEdgeworth,MathematicalPsychics,NewYork,Kelley,1881.352.DanielKahneman,PeterP.Wakker,etRakeshSarin,«BacktoBentham?ExplorationsofExperiencedUtility»,QuarterlyJournalofEconomics112,1997,p.375-405.DanielKahneman,«ExperiencedUtilityandObjectiveHappiness:AMoment-BasedApproach»and«EvaluationbyMoments:PastandFuture»,inKahnemanetTversky,Choices,Values,andFrames,p.673-692,693-708.353. DonaldA. Redelmeier et Daniel Kahneman, « Patients'Memories of PainfulMedical Treatments :Real-timeandRetrospectiveEvaluationsofTwoMinimallyInvasiveProcedures»,Pain66,1996,p.3-8.354.DanielKahneman,BarbaraL.Frederickson,CharlesA.Schreiber,etDonaldA.Redelmeier,«WhenMorePainIsPreferredtoLess:AddingaBetterEnd»,PsychologicalScience4,1993,p.401-405.355. Orval H. Mowrer et L. N. Solomon, « Contiguity vs. Drive-Reduction in Conditioned Fear : TheProximityandAbruptnessofDriveReduction»,AmericanJournalofPsychology67,1954,p.15-25.356.PeterShizgal,«OntheNeuralComputationofUtility:ImplicationsfromStudiesofBrainStimulationReward»,inDanielKahneman,EdwardDiener,etNorbertSchwarz(éd.),Well-Being:TheFoundationsofHedonicPsychology,NewYork,RussellSageFoundation,1999,p.500-524.

36.Lavieestunehistoire

357.PaulRozinetJenniferStellar,«PosthumousEventsAffectRatedQualityandHappinessofLives»,JudgmentandDecisionMaking4,2009,p.273-279.358.EdDiener,DerrickWirtz,etShigehiroOishi,«EndEffectsofRatedLifeQuality:TheJamesDeanEffect»,PsychologicalScience12,2001,p.124-128.Lamêmeséried'expériencesaégalementvérifié larègledu«pic-fin»dansuneviemalheureuseetaaboutiàdesrésultatscomparables:Jenn'étaitpasjugéedeuxfoisplusmalheureusesielleavaitmalvécupendant60ansplutôtque30,maiselleétaitconsidéréecommenettementplusheureusesionajoutaitcinqannéesmoinsmalheureusesjusteavantsamort.

37.Lebien-êtreexpérimenté

359.Uneautrequestionasouventétéutilisée:«Commentévalueriez-vousvotrevieaujourd'hui?Diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux, ou pas trop heureux ? » Cette question fait partie del'EnquêtesocialegénéraleauxÉtats-Unis,etsacorrélationavecd'autresvariablesrendcompted'unmélangedesatisfactionetdebonheurexpérimenté.L'échelledeCantrilestunemesurepuredel'évaluationdelavie,quel'ontrouvedanslessondagesGallup,etoùleparticipantdoitnotersavieactuellesuruneéchelleoùle0correspondà«lapireviepossiblepourvous»et10à«lameilleureviepossiblepourvous».Celangagesuggère que les gens devraient s'ancrer sur ce qu'ils considèrent comme étant possible pour eux, maisl'expériencemontrequedanslemondeentier,lesgensontunevisioncommunedecequ'estunebonnevie,d'oùlacorrélationincroyablementélevée(r=0,84)entrelePIBdespaysetlescoremoyendeleurscitoyenssurl'échelledeCantril.AngusDeaton,«Income,Health,andWell-BeingAroundtheWorld:EvidencefromtheGallupWorldPoll»,JournalofEconomicPerspectives22,2008,p.53-72.360. L'économiste était Alan Krueger de Princeton, remarqué pour ses analyses innovantes de donnéesinhabituelles.LespsychologuesétaientDavidSchkade,dotéd'uneexpertiseméthodologique;ArthurStone,expert enpsychologiede la santé, enéchantillonnagedes expériences et enEMA(ecologicalmomentaryassessment, voir note suivante) ; Norbert Schwartz, sociopsychologue également expert en méthoded'enquêtes,auteurdeplusieurscritiquesexpérimentalesde la recherchesur lebien-être,dontcelleoùunepiècelaisséesurunephotocopieuseinfluençaitl'évluationdelasatisfactionàl'égarddel'existence.

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361.Danscertainesapplications, l'individufournitégalementdes informationsphysiologiques,commeunenregistrement en continu du rythme cardiaque, un suivi de la tension artérielle, ou des échantillons desalive.Cetteméthodeestdite«EcologicalMomentaryAssessment»:ArthurA.Stone,SaulS.Shiffman,etMarten W. DeVries, « Ecological Momentary Assessment Well-Being : The Foundations of HedonicPsychology»,inKahneman,Diener,etSchwarz,Well-Being,p.26-39.362. Daniel Kahneman et al., « A SurveyMethod for Characterizing Daily Life Experience : The DayReconstruction Method », Science 306, 2004, p. 1776-1780. Daniel Kahneman et Alan B. Krueger,«Developments in theMeasurement of SubjectiveWell-Being », Journal of Economic Perspectives 20,2006,p.3-24.363.Desrecherchesprécédentesavaientmontréquelesgensétaientcapablesde«revivre»defaçonassezdétailléeetvivantedessentimentsqu'ilsavaientéprouvésdansdessituationspassées.MichaelD.RobinsonetGeraldL.Clore,«BeliefandFeeling:EvidenceforanAccessibilityModelofEmotionalSelf-Report»,PsychologicalBulletin128,2002,p.934-960.364.AlanB.Krueger(éd.),MeasuringtheSubjectiveWell-BeingofNations:NationalAccountsofTimeUseandWell-Being,Chicago,UniversityofChicagoPress,2009.365.EdDiener,«MostPeopleAreHappy»,PsychologicalScience7,1996,p.181-185.366.DanielKahnemanetAngusDeaton,«High IncomeImprovesEvaluationofLifebutNotEmotionalWell-Being»,ProceedingsoftheNationalAcademyofSciences107,2010,p.16489-16493.367. DylanM. Smith, KennethM. Langa,MohammedU. Kabeto, et Peter Ubel, « Health,Wealth, andHappiness : Financial Resources Buffer Subjective Well-Being After the Onset of a Disability »,PsychologicalScience16,2005,p.663-666.368. Lors d'une conférence TED (Technology, Entertainment andDesign, àMonterey, en Californie) enfévrier2010,j'avaisévoquéuneestimationpréliminairede60000dollars,quiaétécorrigéeparlasuite.369. JordiQuoidbach,ElizabethW.Dunn,K.V.Petrides, etMoïraMikolajczak,«MoneyGiveth,MoneyTakethAway:TheDualEffectofWealthonHappiness»,PsychologicalScience21,2010,p.759-763.

Conclusion

370.MiltonFriedman,LaLibertéduchoix,Belfond,1980.371.Nudge,Vuibert,2010.

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Index

accidentsd'avion:416Add-1:41-45ADN(preuve):397affaires(consultants):260-262aisancecognitive,76-90;danslesévaluationsprimaires,113;etlesillusions

dusouvenir,77-79 ;et les illusionsdevérité,79-80 ;humeuret, 85-89 ;et larédactiondemessagespersuasifs,80-82;COVERAet,110Ajzen,Icek:207ajustement,149,151,232,300;insuffisant,150,152,156Alar(paniquedel'),176-177algorithmes, 268-274 ; scores Apgar, 273-274 ; hostilité à, 274-277 ;

régressionmultiple,272Allais,Maurice,375-377al-Qaïda,247ambiguïté(suppressiondel'),100-102,104,141AmericanEconomicReview,369,427amorçage,67-75;réciproque,69amygdale,361ancres, ancrage, 148-159, 190, 502 ; en tant qu'ajustement, 149-151 ;

cohérenceassociative,152;mémoireassociativeet,158-159;mesurede,153-156;entantqu'effetd'amorce,149,151-153;puissancealéatoirede,156;usetabus,156-158anesthésistes,273,292anomalies,94-95anticipation(principed'),373-375Apgar,Virginia,273Apgar(test),274aphorismes,81apprentissageémotionnel,286Arrow,Kenneth,375art(experts),284artefacts(danslarecherche),137,139Asch,Solomon,104

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Ashenfelter,Orley,269,270,275,276associations,66-67 ; idéesactivéespar, 107 ;causalitéet, 95-96,142-147 ;

amorçageet,67-75assurance,169,192,195,318,329,374,381,409,499Åstebro,Thomas,310Atlantic,The,98attentes,92attention,31-32,41-50,60-61;danslecontrôledesoi,53AttentionandEffort(Kahneman),46,160Auerbach,Red,145autocritique,129autostoppeur(questiondel'),417

banques,192-194,197-199,269,433,449,460Barber,Brad,259Bargh,John,68-69baseball,197,241;cartes,357,408basket,33,59,144,145,160,287,300,390,412batteetlaballe(problèmedela),57-58,60,62,63,83,129,501Baumeister,Roy,54,55,56Bayes,Thomas,189-190,203bayésiennes(statistiques),204,206,207,210Bazerman,Max,224Beane,Billy,185Beatty,Jackson,42Becker,Gray,495,496BehavioralInsightTeam,498Benartzi,Shlomo,498Bentham,Jeremy,453Berlin,Isaiah,266Bernoulli,Daniel,327-333,334,336-339,342,344-345,350,373,381Beyth,Ruth,245biaisoptimiste,304,305,308,309;négligencedelaconcurrence,313-315;

excèsdeconfiance,315-318;erreurdeprévision,301-303;pre-mortemet,318-320;prisederisqueet,304-305bien-être,470-478,480-484,489,494 ;climatet, 484-485 ;définition, 483-

484;dispositionau,482

Page 505: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

boîteàhonnêteté,73-74bonetmauvais(distinctionentre),360-363bonheur,23,117,127-128,466,470,471,473;desCaliforniens,484-485 ;

question sur les rendez-vous et, 480, 481, 484 ; revenu et, 330-331, 475-476,482-483 ; récit de vie et, 465-466 ; mariage et, 479-482 ; heuristique del'humeur,127-128;voirégalementBien-êtreBorg,Björn,198Borgida,Eugene,208,210-212,256-257,301Bourse,84,252,257,258,259,263,292,311«BoysWillBeBoys»(BarberetOdean),259Bradlee,Ben,247Brockman,John,216,505BuilttoLast(CollinsetPorras),250,251Bush,GeorgeW.,94,168,247

Cabanac,Michel,363cadre,cadrage,110-111,326,431-432,436-450Californiens,169,246,485,486Camerer,Colin,314cancer, 135-137, 145, 269, 379, 397, 431, 440, 445 ; chirurgie ou

radiothérapie,440-441,445Cantril(échellede),476capital-risque,235-236.Carroll,Lewis,288catégories,428-432causesetstatistiques,203-213ce qu'on voit et rien d'autre (COVERA), 107-111, 128, 141, 158, 188, 190,

243,253,299,404,425,484,489,494,501 ;confianceet,289 ;problème deJulieet,227;biaisoptimisteet,313-317;pre-mortemet,319-320;problèmeducandidatprofessoralet,236;performancedessoldatset,256cerveau,39,42,46,58,76,389,390,438,439;amygdale,361 ;cingulaire

antérieur,440;achat,venteet,355;zonefrontale,440;plaisiret,370,461 ;zone préfrontale du, 48 ; punition et, 370 ; sucre, 56 ;menaces et, 362 ; etvariationsdeprobabilité,379Chabris,Christopher,32chanceethasard,22,136,142-147,227changerd'avis,189,210,245

Page 506: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

chauffeursdetaxis(NewYork),363-364chauffeursdetaxi(problème),203-206ChecklistManifesto,A(Gawande),274chevrotinementale,112,119-121,123-125,185Chine,161chirurgiens,291,307,469ChoiceandConsequence(Schelling),444choix(architecturedu),497choix, issude ladescription,398,400 ; issude l'experience, 398-399 ;voir

égalementDécision,Risque(évaluationdu)CIA,247cingulaireantérieur(cortex),440Clark,Andrew,479climat,484-487Clinton,Bill,246Clinton,Hillary,78Coelho,Marta,312Cohen,David,370cohérence associative, 66, 82, 88-89, 94-96, 195-196, 237, 263, 289, 501 ;

dans l'ancrage, 152 ;effetdehaloet, 241-242 ;COVERA (ce que l'on voit etriend'autre)et,110,190cohérenceémotionnelle,voirEffetdehaloCohn,Beruria,487coïncidence,92Collins,Jim,250coloscopie,455,465,470,477colostomie,488,494compétence(jugementde),114-115compétences,500-501;acquisitionde,286-288;environnementde,288-291;

retouretpratique,291-293;illusionsde,262-263;àlaBourse,257-262,267,288,290,294,358compréhension(illusionde),241-252concentration(illusionde),484-489conclusionshâtives,100-111,142,146,253concurrence(négligencede),313-315«Conditionsfor IntuitiveExpertise :AFailure toDisagree»(Kahneman&

Klein),283

Page 507: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

confiance,253,257,288-289,293,309confirmation(biaisde),102-103,389,401conjonction(erreurde),194,198-202connaissance,95;reconstitutiond'étatsantérieursdela,245contiguïté(entempsetenlieu),67contrôledesoi,53-55,60-63contrôleexécutif,48convictions(biaisenfaveurde),102-103;passées,reconstitutionde,244-245corrélation,97,232;causationet,223;régressionet,220-223 ; facteurset,

220,232,248-249Coupedumondedefootball,436coûts,437COVERA,voirCequ'onvoitetriend'autrecréativité,77,88;mémoireassociativeet,86-87crédibilité,81crisefinancièrede2008,243Csikszentmihalyi,Mihaly,53,471cuisine,18,19,73,302,304Cygnenoir,Le(Taleb),22,96,241,263

Damasio,Antonio,171dauphins,124,430-432Dawes,Robyn,183,272,280DayReconstructionMethod(DRM,méthodedereconstitutiondelajournée),

472,473,475,482décision,323-327,décorrélées(erreurs),106-107défaut(choixpar),418dégoût,29,65,355,362dénominateur(négligencedu),395-396dépression,223,308,473,487Detroit,Michigan(problème),59-60Diener,Ed,465,466,468,479directeursfinanciers,315,316directionetpratiquesprofessionnelles,248-251;chezGoogle,242-243,250disponibilité,160-168;affectet,170-173;etconsciencedesespropresbiais,

162 ; attentes au sujet de, 163-164 ;médias et, 170-171, 175-176, 387-388 ;

Page 508: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

psychologiede,163-168;etévaluationdurisque,voirRisque(évaluationdu)disponibilité(cascadesde),175-179,388disposition(effetde),413-414Dosi,Giovanni,315douleur,453,454-458,462,492doute,102;biaisdeconfianceparrapportau,140-142;pre-mortemet,319-

320;suppressiondu,100-101DukeUniversity,315Duluth,Minnesota,246,247durée(négligencedela),456,459,462,465,466,467,489-492;évaluation,

492

échantillons,échantillonnage,145-146,273;etbiaisdeconfianceparrapportaudoute,140-142; loidesgrandsnombres,137 ; loidespetitsnombres,135-147;tailledes,138-140;foiexagéréedanslespetits,146,desexpériences,471-472échecs(jeu),19,20,30,53,226,275,285,287,288,289,290,291,293école(tailledes),145-146Econometrica,326économie,22,265,269,323,343,375 ;comportementale, 18,23,351-353,

360, 448, 496, 498 ; école de Chicago, 495-496 ; neuro-économie, 439 ;inversions de préférence et, 426-428 ;modèle de l'agent rationnel dans, 324,375,405,412,414,427,449,462,495-497;équitédanslestransactions,366-371;EconsetHumains,323-325,344,358,412-414,422,491,494-499Edge,216Edgeworth,Francis,455,471éducation,145-146,482effetdecertitude,374-378,380,382,395-396effetdedotation,347-359,408,419;pensercommeuntrader,356-359effetdehalo,10,103-111,142,241-243,250,278effetdesimpleexposition,84-85,88effort,41-50,54,58,82-84;loidumoindre,46,49,52,58ego(épuisementde),54-56électricité,84,88,393,461employéedebanque(problèmedel'),192-194,197-199employeurs(règlesd'équitéet),367-370énergiementale,45,51,54,55

Page 509: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

enfants(soin),473-476;dépressifs,223engagement,60,63entrepreneurs,309-313,391entretiens,279;dansl'arméeisraélienne,230-231,277-280Epley,Nick,151Epstein,Seymour,395Erev,Ido,399espècesmenacées,430,431espérée(théoriedel'utilité),voirUtilitéEtsilebonheurvoustombaitdessus(Gilbert),102évaluabilité(hypothèsed'),432évaluationsprimaires,112,113,115événementsimprobables,103,186,298,300,385,388,389événementsrares,234,237,382,387-401expériencedu«bonSamaritain»,208-211,256expériencedugâteau,53-54expérimentant (moi),457-459,460,467,468,469,470,471,488,489,491,

492,493;bien-êtredu,470-478,481-482,488experts (intuition des), 19 ; évaluation, 293 ; illusions de validité des, 263-

266 ; excès de confiance des, 317 ; vs prédictions statistiques, 268-277 ;confiancedanslesexpertises,282-295ExpertPoliticalJudgment:HowGoodIsIt?HowCanWeKnow?(Tetlock),

264exploratorium(deSanFrancisco),153,154ExxonValdez(maréenoire),117

faim,57,461familiarité,78-80,84-85,113fatigue,57,103Fechner,Gustav,326,327,328,Feller,William,143financiers(conseillersetprévisionnistes),226,246,260,264,315,316Fischhoff,Baruch,170fleurs(syllogisme),58,60Floride(effet),69flux,53Flyvbjerg,Bent,303,304

Page 510: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

«Foidanslaloidespetitsnombres»(TverskyetKahneman),140football,244,269,430,436Forcedel'intuition,La(Gladwell),283-284Ford(actions),20-21formules,268-281;algorithmes,268-274;scoresApgar,273-274 ;hostilité

aux,274-277;pourlesentretiens,277-280;régressionmultiple,272Fortune,251fourfoldpattern,372-385Fox,Craig,390Fox,Seymour,296-301,305,306Frederick,Shane,57,59,62,83Freedman,David,222FreetoChoose(Friedman),495fréquence(représentationde),200Frey,Bruno,323-324Friedman,Milton,375,495

gains,380,402Galinsky,Adam,157Gallup-Healthways(indicedubien-être),475-476Galton,Francis,219-222,224,237Gates,fondation,145-146Gawande,Atul,274Georgellis,Yannis,479gestes,70,247Gibbs,Lois,176Gilbert,Daniel,102,423,480,488,489Gilovich,Tom,144,145,150,151Gladwell,Malcolm,283,284glucose,56golf,216-218,222,231,232,360,364,365,412Google,235,238,242,243,250Gorille(expériencedu),32,33,44,45Gorilleinvisible,Le(ChabrisetSimons),32Gottman,John,362Gould,StephenJay,194gratificationimmédiate,388,465

Page 511: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

Grether,David,427,428guerres,143,253,265,266,305Guthrie,Chris,383

Haidt,Jonathan,172halo(effetde),10,103-111,142,241-243,250,278HaloEffect,The(Rosenzweig),249Harding,WarrenG.,284HarvardMedicalSchool,440HarvardUniversity,46,58,187,188,444Hébraïque,universitédeJérusalem,11,296hédonimètre,455Heider,Fritz,97,99Hertwig,Ralph,202,399HérissonetleRenard,Le(Berlin),266Hess,Eckhard,42heuristique(définition),123heuristiquedel'affect,20,128-130,171,172,206;disponibilitéet,170-173historiques(événements),264Hitler,Adolf,80,81,242,264Hogarth,Robin,290honnêteté(boîteà)73-74«HowMentalSystemsBelieve»(Gilbert),102HowtoSolveIt(Pólya),123Hsee,Christopher,196-198,200,432,460HumainsetEcons,323-325,344,358,412-414,422,491,494-499Hume,David,67,97hypothèsedel'orgueil,311

idéomoteur(effet),69impressions(premières),104-105,278incongruité,94inconnuesinconnues,299,304inconnus(évaluationdes),113-114,122indépendancedesjugements,107indiced'ancrage,153-156indifférence(carted'),347-348

Page 512: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

injection(énigmedunombred'),454-455InSearchofExcellence(PetersandWaterman),251interne(vision),298,299-301instructeursdevol,214,215,237intelligence,60-63;danslemariage,221-222;langageprétentieuxet,81intensité (équivalence d'), 117-119, 124, 125, 154, 228, 231, 425, 430, 432,

501intention,76-77interprétationscausales,67,95-99,142-146;corrélationet,223Introductionauxprincipesdelamoraleetdelalégislation(Bentham),453intuition(acquisitiond'),286-288inventeurs(programmed'assistanceaux),310investissements (portefeuilles d'actions), 407-408, 413-414, 418, 421-422 ;

sophismedescoûtsirrécupérableset,306,415-416,446irrationalité,495Israël(attentatsen),387israélien/-ne(armée),143,214,230,253,27; instructeursdevol,214-215 ;

entretiens,230-231,277-280;testdugroupesanschef,254-255israélien,ministèredel'Éducation,296-298

Jabberwocky(LewisCarroll),288Jacoby,Larry,78JeuxOlympiquesd'hiver,218Jugementdanslesprisesdedécisionmanagériales,Le(Bazerman),224« Judgment Under Uncertainty : Heuristics and Biases » (Tversky et

Kahneman),15Julie(problèmede),118,119,227,228,230,231,232

Kaye,Danny,100KillingGround,The,176Kippour,guerredu,143Klein,Gary,18,226,282-285,288,289,293,294,319Knetsch,Jack,353,356,358,366,367,370kouros,284Krueger,Alan,475Kunreuther,Howard,169Kuran,Timur,175-177

Page 513: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

LadyMacbeth(effet),72lancerdedé(problèmedu),198-199langage,simplevscompliqué,81Larrick,Richard,447Larson,Gary,70LeBœuf,Robyn,150Lewis,Michael,185libertarienne(politique),495-498liberté,495-496Lichtenstein,Sarah,170,426-427Linda(problèmede),191-202,460List,John,197,357logarithmiques(fonctions),327-328loidesgrandsnombres,138,140loi des petits nombres, 135-146, 158, 236 ; et biais de la confiance par

rapportaudoute,141-142loteries,373,381,388,437,488,490Lovallo,Dan,305,314,315,318LoveCanal,176,178

mainfroide(expériencedela),458-462,468,470,489,491,492maladieasiatique(problèmedela),442-445Malkiel,Burton,258Malmendier,Ulrike,311manger,474MaoZedong,245,264marchedel'histoire,264,266marcher,51-52Markowitz,Harry,334,335mariage,416,464;satisfactiondanslavieet,479-482,487MathematicalPsychology(Dawes,Tversky,etCoombs),324Matière(relationdel'espritàla),326McFarland,Cathy,425Mednick,Sarnoff,86Meehl,Paul,268-270,272,274-280,283,285,290,294

Page 514: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

mémoire,500-501;etnégligencedeladurée,456,459,462,465,466,467,489-492 ;utilité expérimentée et, 454-458 ; illusionsdu souvenir, 77-79 ;moimémoriel,458-461,470,471,489,491-493;desvacances,467-469mémoireassociative,21,67,86,102,103,135,158,171,222,227,228,285,

293,500mensonges,80,141,291,408mental(effort),voirEffortmentale(chevrotine),112,119-121,123-125,185messagespersuasifs,80-82métaphores,72,99Michotte,Albert,97Miller,Dale,93,425Mischel,Walter,60MIT,58moi expérimentant, 457-459, 460, 467, 468, 469, 470, 471, 488, 489, 491,

492,493;bien-êtredu,470-478,481-482,488«moins,c'estplus»,191-202,460,466Moneyball(Lewis),185Morgenstern,Oskar,325,375mort (causes de), 170-171, 173 ; récitdevie et, 464-467 ;dond'organe et,

448-449motivation,55,60,365,411motsheureux,362«MPGIllusion,The»(LarricketSoll),447Müller-Lyer(illusionde),37,38,194,256,262,502Multiple,régression,226Mussweiler,Thomas,152,157Mutuels(fonds),260

narration(erreurde),251négativité(prédominancedela),360-363négociations,157,159,348,349,354,359,365,366,384neuroéconomie,370,439NewYorkTimes,The,141,186265,276NewYorkUniversity,68Nisbett,Richard,208,210,211,212,256,257,301Nixon,Richard,245

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Nobel(prix),18,279,334,353,375,495noms(compliqués),81-82,84;degenscélèbres,77-78normes,91-99norme(théoriedes),93-94nouveauté,85Nudge(ThaleretSunstein),448,496,497,498

Oakland,A's,185Obama,Barack,448,498obésité,495-496occupationcognitive,55Odean,Terry,258,259OfficeofInformationandRegulatoryAffairs,448Oppenheimer,Danny,81optimale(expérience),53optimisme,308-309;chezlesPDG,309-313;résilienceet,318 ;voiraussi

BiaisoptimisteOregon(Institutderecherchedel'),160organe(donsd'),448-449orgueil(hypothèsedel'),311

Panelsocio-économiqueallemand,479paraplégiques,487-488paresseduSystème2,41,57-60,62,82,108,188,200,442,449,497,498,

501Paris(capitaledelaFrance),30Parlementécossais,302pauvreté,136,338,476Pavlov,Ivan,287peak-end(règledu),456,459,462,465,466,491,492,538penséelenteetpenséerapide,21perspectives(théoriedes),17,22,326,334-346,352,356,364,377,380,381,

388,392,398,399,400,402,454,489perte (aversion à la), 340-343, 347-356, 360-371 ; chez les animaux, 366 ;

accrue,422;objectifsentantquepointsderéférencedansl',363-365;danslesdécisionsdejustice,370-371;statuquoet,365-366;tauxd',341«pervers»(environnements),290

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peur,286,393piècesurlamachine(expériencedela),480-481plaisir,453,455,461-462,468,470,474,475,477,486plausibilité,195-196,201Plott,Charles,427,428poidsetpiano(mesure),220,231police(typographie),76,82,83,87,89,497politiques(experts),264-265Pólya,George,123Pope,Devin,364Porras,JerryI.,250positif(stratégiedetest),103possibilité(effetde),373,374,378,379,381,395,396,399,400post-traumatique(stress),492-493prédictionsdebase,233,234,300,301,304,306préférences(renversementde),424-435prémonition(utilisationdumot),244pre-mortem,318-320,503PrincetonUniversity,58,81,83,93,113,114,235,393,487principedeprécaution,421-422probabilité(négligencedela),177problèmedelamaladieasiatique,442-445problèmedelavaisselle,196-197,200-201,460problèmedel'employéedebanque,192-194,197-199problèmedulancerdedé,198-199« Prospect Theory : An Analysis of Decision Under Risk » (Kahneman et

Tversky),326prototypes,116-117,197,205,460psychiatrie(patients),397psychologique(systèmeimmunitaire),423psychologie(enseignement),208-212psychopathologique(charme),37psychophysique,326-328,334psychothérapeutes,292punitions,altruistes,370;récompenseset,214-215;auto-administrées,411,

422pupille(dilatationdela),28,39,42,43,45,46,58,135,499

Page 517: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

questionnaireetcadeau(expérience),354-355questions(répondreàune),122;substitutionde,voirSubstitution

Rabin,Matthew,342,343,405radiologistes,292rationalité,63,494-495RationalityandtheReflectiveMind(Stanovich),63rats,177,214,268,461rayonsX,422Reagan,Ronald,266réchauffementplanétaire,270,485recherche (artefacts dans la), 137-139 ; hypothèses testées, 102-103 ;

optimismedansla,318réciproque(amorçage),69reconnaissance,19-20,284-286Redelmeier,Don,455référence(prévisionparcatégoriede),303règledelajambecassée,271régressionverslamoyenne,214-225;237,251regret,345,346,383,416-419,420-423,497religion,98,268,476rendez-vous(question),127-128,480,481,484réorganisationdanslessociétés,366représentativité,180-190reproche,417-419ressemblance,67;danslesprédictions,13-14,16,111responsabilité,419-422réunions,107Rice,Condoleezza,247richesse, différence culturelle dans l'attitude par rapport à la, 358-359 ;

bonheuret,330,476-477,482-483 ;revenusetcongés,347-351 ;comptabilitémentaleet,411-416,446;pauvreté,136,338,476risque, évaluation du, 169-179 ; aversion au, 329-331, 334-338, 340-341,

380-382,402-403,419,443« Robust Beauty of Improper Linear Models in Decision Making, The »

(Dawes),272

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Rosett,Richard,351Rosenzweig,Philip,249rouedelafortune,148,149,155,438RoyalDutchShell,319RoyalInstitution,219Rozin,Paul,362Rumsfeld,Donald,299RussellSage(fondation),353Russie,21,245

SaddamHussein,96Saint-Pétersbourg(paradoxede),329Samuelson,Paul,375,405,406Savage,Jimmie,375SaveMoreTomorrow(Économisezplusdemain),497,498Schelling,Thomas,444,445Schkade,David,485Schwarz,Norbert,163-167,187,480Schweitzer,Maurice,364Science,15,149,326,447ScientificAmerican,42scientifiques(controverses),202,282SecondeGuerremondiale,253Seligman,Martin,318Shafir,Eldar,150Simmel,Mary-Ann,97Simon,Herbert,19,285,286Simons,Daniel,32Simpson,O.J.,246ski(sautà),218Slovic,Paul,128,160,170,171,173,174,175,178,395,397,426,427Slovic,Roz,160Smith,Vernon,353sociales(sciences),17,182,188,194,202,269,272,324,326,375,428,485Sociétébritanniquedetoxicologie,172Soll,Jack,447Somme(variabledetype),117

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SourcesofPower(Klein),226,283sourire, 70, 76, 83, 84, 88, 89 ; heuristique de la disponibilité et, 164 ;

interprétationdesexpressions,113-114Spinoza,Baruch,102Sportsillustrated,218Staline,Joseph,264Standard&Poor's(S&P),315StanfordUniversity,109,194,242,352Stanovich,Keith,29,60,63statuquo(défensedu),365-366stéréotype(causal),204-206;surlesmétiers,13,181-184,195Stevelebibliothécaire,13,16,111Strack,Fritz,152StrangerstoOurselves(Wilson),74Streep,Meryl,177substitution, 21, 122-125, 171, 184, 195, 228, 230-231, 237, 245, 256, 293,

315,425,458,484,486;ethumeur,127-128;etheuristiqueen3D,125-127Sunstein,Cass,174-178,422,434,448,496-498SuperBowl,353Surowiecki,James,106survie-mortalité(expérience),441symboles,72

Taleb,Nassim,22,96,241,263,317talent,216-219tassesàcafé(expériencedes),354-355Tate,Geoffrey,311taux de base, 111, 180, 184-185, 233, 298, 300 ; dans le problème des

chauffeurs de taxis, 203-206 ; causal, 206-208 ; dans l'expérience du bonSamaritain,208-212;faible,186;statistique,205;dansleproblèmedeTomW,181-190;dansleproblèmedel'examendeYale,207-208tempérament,473,474,482temps,489-490,gestiondu,475;pression,49Tenet,George,247terrorisme,96,178,388testderéflexioncognitive(CRT),62Tetlock,Philip,264-266,317

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Thaler,Richard,257,261,262,323,343,351,352,353,366,405,410-412,419,420,437,448,496-498Thomas,Lewis,290Todorov,Alex,113-115TomW(problèmede),180-189,192,195,232,233,300«TradingIsHazardoustoYourWealth»(BarberetOdean),259Traviata,La(Verdi),464-465tremblementdeterre,169,399tristesse,88,476Truman,Harry,316Tversky,Amos,7,11,100

UniversimpitoyabledeGaryLarson,L',70universitédeCalifornie,Berkeley,51,191,194,258universitédeChicago,196,351,392,432,495universitéduMichigan,11,42,84,85,138,208,426,485universitéduMinnesota,246universitédel'Oregon,61,148UniversityCollege,London,438utilité, 326 ; définition, 453 ; etdécision, 453, 454, 458-461, 490 ;

expérimentée,454-458;cartedel'indifférenceet,347-351;théoriede,323-333,334-338,375,377,405

vaccins,162,396,420,422,443vaisselle(problèmedela),196-197,200-201,460Vallone,Robert,144Vancouver,312,353,366Venn(diagrammesde),192,200vérité(illusionde),79-80victime(dédommagementdela),424,426vie,commeunehistoire, 464-469, 492 ; satisfactiondans la, 470-478, 479-

484,488-489;penseràla,479-490vin,270,272,275,351,352,353visage(déchiffrer),113-114;encolère,27-28,361;heureux,361vocabulairedesfillesvsdesgarçons,139;simplevscompliqué,81Vohs,Kathleen,72

Page 521: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

voitureetconduite,19,29,31,32,46,51;accident,93,162,465;économied'essence,447,448;plaisir,485,486vomi(effetdumot),65,362VonNeumann,John,325,374,375vote,71,73,114,115

Wainer,Howard,135,145,146,223WashingtonPost,The,247West,Richard,29,62Wilson,Timothy,74,480,488Wimbledon(tournoi),198WisdomofCrowds,The(Surowiecki),106Woods,Tiger,364

Yale(problèmedel'examen),207,209yeux(dilatationdespupilles),28,39,42,43,45,46,58,135,499

Zajonc,Robert,84Zamir,Eyal,370Zweig,Jason,505Zwerling,Harris,135,145,146

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Table

IntroductionPremièrepartie-Deuxsystèmesdepensée1-Lespersonnagesdel'histoire2-L'attentionetl'effort213-Lecontrôleurparesseux4-Lamachineassociative375-L'aisancecognitive6-Normes,surprisesetcauses7-Lamachineàtirerdesconclusionshâtives8-Lamécaniquedesjugements9-Répondreàunequestionfacile

Deuxièmepartie-Lesgrandsbiaiscognitifs10-Laloidespetitsnombres11-Lesancres12-Lasciencedeladisponibilité13-Disponibilité,émotionetrisque14-LaspécialitédeTomW15-Linda:moins,c'estplus16-Quandlescausesécrasentlesstatistiques17-Régressionverslamoyenne18-Apprivoiserlesprédictionsintuitives

Troisièmepartie-L'excèsdeconfianceensoi19-L'illusiondecompréhension20-L'illusiondevalidité21-Lesintuitionscontrelesformules22-L'intuitiondesexperts:quandluifaireconfiance?23-Lavisionexterne24-Lemoteurducapitalisme

Quatrièmepartie-Fairelebonchoix25-LeserreursdeBernoulli26-Lathéoriedesperspectives

Page 523: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

27-L'effetdedotation28-Événementsnégatifs29-Le«Fourfoldpattern»30-Lesévénementsrares31-Quellepolitiqueenmatièrederisque?32-Àl'heuredescomptes…33-Lesrenversementsdepréférence34-Lescadresetlaréalité

Cinquièmepartie-Lesdeuxfacettesdumoi35-Lesdeuxfacettesdumoi36-Lavieestunehistoire37-Lebien-êtreexpérimenté38-Penseràlavie-Conclusion

RemerciementsNotesIndex

Flammarion

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1. Le lecteur trouvera la version originale de cet article sur le site des éditions Flammarion(http://editions.flammarion.com),rubriqueScienceshumaines.

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2.5,47.

Page 526: Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée

3.UnebanlieuedeNiagaraFalls,dansl'ÉtatdeNewYork(NdT).

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4. Food and Drug Administration, administration fédérale américaine chargée du contrôle des produitsalimentairesetmédicamenteux(NdT).

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5. Warren G. Harding (1865-1923), élu en 1920. Son mandat, écourté par sa mort des suites d'unempoisonnement,futlethéâtred'unesuccessiondescandales(NdT).