syrie le massacre des innocents d’hier et...

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8 x MAI 2013 J. C. Antakli: J’ai publié dans mon dernier livre «Le Silence de Dieu!» une lettre de Religieuses évoquant ce qu’elles ont appelé «Le Mas- sacre des Innocents»: une tragédie qui s’est déroulée à Bagdad dans une Eglise de votre Communauté Syriaque dont elles ont été témoins et où cinquante chrétiens dont deux prêtres ont été assassinés par des Islamistes radicaux. En Syrie, la plupart des insurgés qui terrorisent la population sont des merce- naires étrangers à la solde de l’Arabie Saoudite ou du Qatar. Croyez-vous que l’on puisse avoir à Alep de telles tragédies, soit entre musul- mans, ou entre Musulmans et Chrétiens? Mgr AC: Je ne veux pas minimiser les risques qui nous guettent et les dangers d’insécurité que nous vivons au quotidien, mais la laïcité de l’Etat est ancrée dans notre Constitution. Chaque Musulman sait que nos ancêtres étaient là avant eux, que cette terre est la nôtre et que nous sommes des citoyens à part entière. Ce n’est pas comme dans cer- tains pays où les signes exté- rieurs religieux sont interdits. Nous sommes toujours en habits, en soutanes, où que nous allions avec nos croix pectorales et je dirais même que Musulmans et Chrétiens manifestent le même respect pour ce que nous représen- tons. Notre liberté de culte est totale et j’oserais dire que nous nous aimons et nous enrichissons les uns les autres. Quand le Saint-Père est venu en visite officielle en Syrie en 2002, savez-vous comment notre Président Bachar l’a accueilli? Comme un fils qui reçoit son père avec ces mots: «Saint-Père, vous êtes ici chez vous dans le Pays de saint Paul.» Tous ces acquis seraient compromis, en cas de victoire militaire des islamistes. On verrait aussitôt la résurgence de la «Dhimmitude», ce décret d’infériorité juridique inspiré du Coran, pour être appliqué aux Juifs et aux Chrétiens. Vous évoquez Bagdad, on assiste depuis quelques semaines au même scénario, à Homs et dans ses environs où plusieurs chrétiens ont été assassinés, dont un prêtre. Alep préservée jusqu’en juin 2012, a basculé dans l’horreur ces derniers mois, nombreuses sont les églises qui sont profanées et pillées tous les jours, les témoignages de viols, d’enlèvements et de rançons sont devenus quo- tidiens et insoutenables, ils rappellent les pires exactions de la Seconde Guerre mon- diale… le dernier attentat à l’Université d’Alep a fait 200 morts, une majorité de jeunes, dont une Carmélite étrangère rattachée à l’église latine… Tout cela ressemble à des crimes contre l’humanité, qui ne peuvent être justifiés au nom d’une révolution, dont le seul objectif serait la chute d’un dictateur pour la démocratisation de notre pays. Vous connaissez très bien Monseigneur Jeanbart, Evêque de l’église Melkite catholique, chez qui votre épouse a créé une école d’in- firmières à la française, voilà ce qu’il a déclaré sur une de vos chaînes de télévision fran- çaise (France 24) le 14 janvier 2012: «Je ne veux pas être un citoyen qui mendie ses droits, comme cela a été le cas pen- dant 14 siècles, il nous faut plus de liberté, d’égalité et de justice sociale… iI faut égale- ment éradiquer la corruption et il est important que l’Islam renonce à la confusion entre le pouvoir politique et reli- gieux au profit de la laïcité… Le système syrien actuel mérite d’être préservé sous réserve de corriger certaines de ses lacunes, mais dans tous les cas, la démocratie dans sa version occidentale ne pourra jamais être transpo- sable en Orient…» Cela vous donne un aperçu de la qualité de nos relations intercommu- nautaires. La violence des événe- ments actuels, ici orchestrée par le Qatar, la Turquie et l’Arabie Saoudite, tient à leur opposition farouche au carac- tère laïc de nos institutions et à leur désir obsessionnel de radicaliser et d’islamiser tout le Proche et Moyen-Orient. JCA: Monseigneur, durant mon séjour à Alep et à Damas, j’ai rencontré des jeunes mécontents d’écou- ter leur hiérarchie parler en leur nom. Ils s’opposaient au soutien sans faille que les Evêques apportaient au pou- voir, manifestant leur désir de réforme et de libéralisation de la société syrienne. Qu’en pensez-vous? Mgr AC: Nos hiérarchies pourtant se sont exprimées maintes fois en faveur des revendications populaires, mais une majorité d’évêques dont le Patriarche Maronite sa Béatitude Béchara Raï, ont exhorté les Occidentaux, et particulièrement l’ancien Président de la République Française Nicolas Sarkozy, à ne pas trop s’enthousiasmer pour le «Printemps arabe», les mettant en garde sur les conséquences que pourrait entraîner un encouragement aveugle à ces incidents mani- pulés en grande partie de l’étranger. JCA: Vous pensez donc que le régime actuel vous pro- tège du terrorisme aveugle de l’Irak ou même de l’Egypte? Mgr A.C: Je reste persuadé, à la lumière de ce que nous sommes en train de subir, que ce sont nos concitoyens musulmans qui sont nos meilleurs protecteurs, à Alep et en Syrie. Ils ne souhaitent pas notre départ, contraire- ment à ce que les insurgés qui nous envahissent tentent de faire croire en Europe et en Occident. Le peuple syrien jusqu’à ce jour est solidaire de son armée, mais il s’at- SYRIE Le massacre des innocents d’hier et d’aujourd’hui PAR JEAN CLAUDE ANTAKLI Suite de l’entretien avec Monseigneur Mardionosos Antoine Chahada, Archevêque de l’Eglise Syriaque Catholique d’Alep, alors que la Syrie est à feu et à sang. Mgr Chahada lors de l’entretien exclusif

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Page 1: Syrie Le massacre des innocents d’hier et d’aujourd’huigfol1.imagileonation.com/download/Interview_de_Mgr_Chahda_Eveque... · du Coran, pour être appliqué ... Combien connaissent

8 x Mai 2013

J. C. Antakli: J’ai publié dans mon dernier livre «Le Silence de Dieu!» une lettre de Religieuses évoquant ce qu’elles ont appelé «Le Mas-sacre des Innocents»: une tragédie qui s’est déroulée à Bagdad dans une Eglise de votre Communauté Syriaque dont elles ont été témoins et où cinquante chrétiens dont deux prêtres ont été assassinés par des Islamistes radicaux.

En Syrie, la plupart des insurgés qui terrorisent la population sont des merce-naires étrangers à la solde de l’Arabie Saoudite ou du Qatar. Croyez-vous que l’on puisse avoir à Alep de telles tragédies, soit entre musul-mans, ou entre Musulmans et Chrétiens?

Mgr AC: Je ne veux pas minimiser les risques qui nous guettent et les dangers d’insécurité que nous vivons au quotidien, mais la laïcité de l’Etat est ancrée dans notre Constitution.

Chaque Musulman sait que nos ancêtres étaient là avant eux, que cette terre est la nôtre et que nous sommes des citoyens à part entière. Ce n’est pas comme dans cer-tains pays où les signes exté-rieurs religieux sont interdits.

Nous sommes toujours en habits, en soutanes, où que nous allions avec nos croix pectorales et je dirais même que Musulmans et Chrétiens manifestent le même respect pour ce que nous représen-tons. Notre liberté de culte est totale et j’oserais dire que nous nous aimons et nous enrichissons les uns les autres.

Quand le Saint-Père est venu en visite officielle en Syrie en 2002, savez-vous comment notre Président Bachar l’a accueilli? Comme un fils qui reçoit son père avec ces mots: «Saint-Père, vous êtes ici chez vous dans le Pays de saint Paul.»

Tous ces acquis seraient compromis, en cas de victoire militaire des islamistes. On verrait aussitôt la résurgence de la «Dhimmitude», ce décret d’infériorité juridique inspiré du Coran, pour être appliqué aux Juifs et aux Chrétiens.

Vous évoquez Bagdad, on assiste depuis quelques semaines au même scénario, à Homs et dans ses environs où plusieurs chrétiens ont été assassinés, dont un prêtre.

Alep préservée jusqu’en juin 2012, a basculé dans l’horreur ces derniers mois, nombreuses sont les églises qui sont profanées et pillées tous les jours, les témoignages de viols, d’enlèvements et de rançons sont devenus quo-tidiens et insoutenables, ils rappellent les pires exactions de la Seconde Guerre mon-diale… le dernier attentat à l’Université d’Alep a fait 200 morts, une majorité de jeunes, dont une Carmélite étrangère rattachée à l’église latine… Tout cela ressemble à des crimes contre l’humanité, qui ne peuvent être justifiés au nom d’une révolution,

dont le seul objectif serait la chute d’un dictateur pour la démocratisation de notre pays. Vous connaissez très bien Monseigneur Jeanbart, Evêque de l’église Melkite catholique, chez qui votre épouse a créé une école d’in-firmières à la française, voilà ce qu’il a déclaré sur une de vos chaînes de télévision fran-çaise (France 24) le 14 janvier 2012: «Je ne veux pas être un citoyen qui mendie ses droits, comme cela a été le cas pen-dant 14 siècles, il nous faut plus de liberté, d’égalité et de justice sociale… iI faut égale-ment éradiquer la corruption et il est important que l’Islam renonce à la confusion entre le pouvoir politique et reli-gieux au profit de la laïcité… Le système syrien actuel mérite d’être préservé sous réserve de corriger certaines de ses lacunes, mais dans tous les cas, la démocratie dans sa version occidentale ne pourra jamais être transpo-sable en Orient…» Cela vous donne un aperçu de la qualité de nos relations intercommu-nautaires.

La violence des événe-ments actuels, ici orchestrée par le Qatar, la Turquie et l’Arabie Saoudite, tient à leur opposition farouche au carac-tère laïc de nos institutions et à leur désir obsessionnel de radicaliser et d’islamiser tout le Proche et Moyen-Orient.

JCA: Monseigneur, durant mon séjour à Alep et à Damas, j’ai rencontré des jeunes mécontents d’écou-ter leur hiérarchie parler en leur nom. Ils s’opposaient au soutien sans faille que les Evêques apportaient au pou-voir, manifestant leur désir de réforme et de libéralisation de la société syrienne. Qu’en pensez-vous?

Mgr AC: Nos hiérarchies pourtant se sont exprimées maintes fois en faveur des revendications populaires, mais une majorité d’évêques dont le Patriarche Maronite sa Béatitude Béchara Raï, ont exhorté les Occidentaux, et particulièrement l’ancien Président de la République Française Nicolas Sarkozy, à ne pas trop s’enthousiasmer pour le «Printemps arabe», les mettant en garde sur les conséquences que pourrait entraîner un encouragement aveugle à ces incidents mani-pulés en grande partie de l’étranger.

JCA: Vous pensez donc que le régime actuel vous pro-tège du terrorisme aveugle de l’Irak ou même de l’Egypte?

Mgr A.C: Je reste persuadé, à la lumière de ce que nous sommes en train de subir, que ce sont nos concitoyens musulmans qui sont nos meilleurs protecteurs, à Alep et en Syrie. Ils ne souhaitent pas notre départ, contraire-ment à ce que les insurgés qui nous envahissent tentent de faire croire en Europe et en Occident. Le peuple syrien jusqu’à ce jour est solidaire de son armée, mais il s’at-

Syrie

Le massacre des innocents d’hier et d’aujourd’hui

Par Jean Claude antakli

Suite de l’entretien avec Monseigneur Mardionosos Antoine Chahada, Archevêque de l’Eglise Syriaque Catholique d’Alep, alors que la Syrie est à feu et à sang.

Mgr Chahada lors de l’entretien exclusif

Page 2: Syrie Le massacre des innocents d’hier et d’aujourd’huigfol1.imagileonation.com/download/Interview_de_Mgr_Chahda_Eveque... · du Coran, pour être appliqué ... Combien connaissent

Stella MariS No 502 x 9

tendait, de la part de l’Occi-dent et particulièrement de la France, à une initiative diplo-matique respectueuse du contexte syrien, afin d’éviter un changement politique bru-tal à Damas, ce qui mettrait en péril non seulement toutes les minorités syriennes (chré-tiennes, alaouites, druzes, kurdes, chiites…), mais son voisin libanais. Savez-vous exactement ce qu’est la Com-munauté Syriaque Catholique du Proche-Orient?

JCA: Le mot «Syriaque» veut dire de «Syrie», cela évoque une langue ancienne aussi.

Mgr AC: Oui, c’est une langue sémitique ancienne, dérivée de l’Araméen implanté dans l’ancien Royaume d’Is-raël. Au retour de leur exil Babylonien en 539, les Judéens répandent l’Araméen; l’hébreu devient seulement une langue liturgique.

Mais avec Alexandre le Grand, toutes les régions côtières du Bassin Méditerra-néen se mettent à parler Grec. Déchu de son rang de langue officielle, l’Araméen se rami-fie en dialectes et notamment à l’ère chrétienne, l’Araméen d’Edesse devient la langue classique des Communautés chrétiennes de Mésopotamie et de Syrie.

La ville d’Edesse était située dans la grande boucle de l’Euphrate et les Chrétiens qui la peuplèrent furent appe-lés «Syriens» du nom de la Province romaine de Syrie où ils résidaient et leur langue fut appelée «Syriaque». La ville d’Edesse, aujourd’hui en Turquie, peut prétendre, comme Antioche, à la plus haute Antiquité apostolique.

Notre Patriarcat fut installé à Mardine dans le Kurdistan, puis à Alep où, en 1900, un conflit surgit avec les autorités turques qui emprisonnèrent notre Archevêque Monsei-gneur Chelhot lui refusant le droit d’exercer son sacerdoce.

Avec la complicité d’amis musulmans, il réussit à s’en-fuir à Harissa au Liban où, avec l’aide des Maronites, il s’installa et fonda le Sémi-naire «Charfé». Plus tard c’est à Beyrouth que s’installa défi-nitivement notre Patriarcat.

Vous voyez donc que nous sommes les premières Com-munautés chrétiennes de Terre Sainte.

Combien de médias ou de politiques occidentaux connaissent cela? Combien connaissent notre culture plu-rimillénaires?

Tous ceux qui nous visitent, repartent transfor-més par ce qu’ils découvrent auprès de nous.

Nous aimerions que les pères Evêques d’Occident, que nous recevons en Syrie, témoignent de ce qu’ils voient ici.

Pour des raisons géostra-tégiques et économiques les Occidentaux convoitent les richesses de notre sous-sol et sont prêts à tout pour se les approprier, quitte à instaurer une partition de la Syrie avec l’établissement d’un état isla-miste radical.

Alep est encerclée, assié-gée, étouffée par des bandes de pillards surarmés par l’OTAN, encouragés par la Turquie et financés par le Qatar et l’Arabie, sans que la Communauté Internationale ne puisse avoir un discerne-ment objectif et équitable.

Ces prétendus insurgés supposés démocratiser et libérer le pays, détruisent les usines et tout le tissu écono-mique de la région, ainsi que

les moyens de communica-tion, provoquant un exil et un chômage sans précédent. Nous manquons de tout, sauf de l’exemplaire solida-rité entre musulmans et chré-tiens.

Nous sommes face à des terroristes étrangers que la France détruit au Mali et qu’elle arme et encadre chez nous en Syrie!

Nous avons à la télévi-sion nationale organisé des débats très libres, pour rap-peler notre ancrage dans cette Terre. Avec le Gouverneur et le Préfet d’Alep, nous tentons d’éviter l’émigration massive des musulmans et des chré-tiens qui en ont les moyens.

Nous leur avons rappelé combien les chrétiens de Syrie étaient une partie intégrante de la vie nationale, qu’ils avaient, avec toutes les forces vives de la nation, contribué activement à l’indépendance de leur pays et qu’ils vou-laient garder leur dignité et continuer à exercer comme par le passé une influence

constructive et culturelle sur l’ensemble de la société.

Tout en étant conscients, que nous ne pouvons rien promettre à ceux qui restent, si vous le pouvez, Docteur Jean Claude, relayez notre cri de détresse auprès des Chré-tiens, auprès de tous ceux qui peuvent nous entendre ou nous comprendre en Occident et surtout en France.

JCA: Nous essayons, Mon-seigneur, de faire entendre notre voix qui est surtout la vôtre, au niveau des Eglises et des Chrétiens, par le men-suel Stella Maris, au niveau de l’Œuvre d’Orient, enfin au niveau du Conseil diploma-tique des Affaires Etrangères de la Présidence française, où j’ai été moi-même reçu le 2 janvier 2013.

Que le Seigneur nous aide à trouver les chemins pour sou-lager votre détresse, la vôtre et celle de toutes les Commu-nautés injustement broyées par cette guerre absurde, aveugle et criminelle.

Jean Claude Antakli

Cérémonie populaire à l’occasion de la Semaine Sainte à Alep, avant la guerre

L’église syriaque dévastée après l’attentat

Les prêtres Taher et Wassin avant d’être martyrs

Le silence de DieuL’auteur nous relate les rencontres faites au Liban et en Syrie. Jean-Claude Antakli a été «poussé» sur le chemin d’un homme qui a choisi de faire sienne la parole de saint Maron, dont saint Charbel a été le dis-ciple: «Aime tous les hommes, mais tiens-toi éloigné de tous.» L’amour du monde, dira Frère Toufic est in-compatible avec l’amour de Dieu… Il a choisi le désert et le silence!

J.-C. Antakli, 284 p., 14,5x21 cm E 24.– CHF 32.–

Itinéraire d’un chrétien d’Orient, J.-C. Antakli, 284 p., 14,5x21 cm E 24.– CHF 32.–