subjectivités hors sujet

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Subjectivités hors sujet

RENÉ SCHÉRER

René Schérer,philosophe.Dernier livre paruZeus hospitalier,éloge de l’hospitalité,Colin, Paris, 1993.

AVEC CE RECUL QUE LA MORT PERMET et qui favorise unregard d’ensemble sur une œuvre, sinon achevée, du

moins irrémédiablement close, il m’apparaît aujourd’hui quela pensée de Félix a été dominée par une constante : celle duprocessus, des processus plutôt, de subjectivation. Là est sonpropos, son propre, son apport obstiné à notre siècle, qui aemprunté les détours de la scission avec une psychanalyseorthodoxe et normative, de la révolution dite par lui molécu-laire, en opposition avec celle, massive, de l’idéologiemarxiste et des appareils de parti, de l’adoption d’une tripleécologie s’étendant, en plus du naturel, au social et au men-tal, une écosophie conçue comme la pensée des subjectivitésmutantes de ce temps.

La subjectivation n’a pas de point fixe, de centre. Si la moder-nité en général peut être conçue comme une décentration dumonde et une multiplication des points de vue, elle s’est sub-jectivée à tort, à l’origine, autour de l’illusion d’un uniquesujet. Or, sa logique est, au contraire, celle du devenir et de lamultiplicité. C’est cette logique d’une modemité conséquenteque Félix a développée autour de processus de subjectivationqui sont des devenirs de multiplicités.

Subjectivation et multiplicité vont de pair. Les subjectivités,les modes de subjectivation, sont multiples. L’erreur a été dereplier le processus sur l’instance unique de subjectivité, sur

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l’unicité du sujet. Du même ordre est son repliement sur descomplexes individuels intrapsychiques, sur des significationstranscendantes et constituées, celles qui accaparent, réduisent,annihilent la riche prolifération des subjectivités éparses, desmarginalités de la vie.Contre ces significations transcendantes, affirmer l’a-signi-fiant. Là où était le replié, provoquer le déploiement.

A la manière des membres épars à la surface de la terrequ’imagina la cosmologie d’Empédocle, multiplicités errantesà la naissance du monde, la machine guattarienne, cesfameuses machines qu’il découvrait et mettait en marche unpeu partout, combine des fragments inorganiques de subjec-tivités errantes. Elles forment, comme il l’a écrit, reprenantun mot de R. Laing, des « nœuds » qui peuvent être défaitspour se retrouver ailleurs, en des agencements nouveaux, sus-citant de nouvelles « micropolitiques du désir ».

La grande erreur, la « bévue » dirais-je en langage fouriéristequi me paraît fort pertinent en la circonstance, de la philoso-phie classique – celle que connote le mot de cartésianisme –et de ses prolongements contemporains est d’avoir enferméla subjectivité et son processus dans le sujet et sa substance– le sujet qui est aussi l’illustre ego, le moi pensant.

« Le sujet ne va pas de soi, écrit Guattari dans Les trois éco-logies (p. 23) ; il ne suffit pas de penser pour être, comme leproclamait Descartes, puisque toutes sortes d’autres façonsd’exister s’instaurent hors de la conscience. »

Une subjectivité hors du sujet-substance, certes cela n’est pasinconnu de la pensée contemporaine prenant ses distances parrapport au cartésianisme scolaire, ni déjà de Nietzsche, ni deKierkegaard, dans la dimension existentielle, non intellec-tuelle, du sujet. Le nouveau, le spécifique guattarien, c’est larupture avec toute référence figée à un moi comme centre oupôle, la substitution à cette instance de la subjectivation entant que procès. Le nouveau, c’est, si l’on prend cette fois ladoctrine freudienne avec ses prolongements, le refus d’uneproblématique qui reste celle du sujet, même (et surtout)

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lorsqu’il est compris comme place vide ou « béance ». Pasd’appel au fixe, mais des processus qui courent comme desondes, vont, viennent, culminent, disparaissent.Concevoir des devenirs, non le stable, des multiplicités, nonl’unicité, des consciences comme transitivités, non une ori-gine ; non le sujet, unique, en fin de compte, de quelquemanière qu’on le traite, même et y compris existentiellement,avec sa transcendance qui le sort du monde, mais des subjec-tivations sans transcendance, pures rides du champ d’imma-nence où elles viennent à se manifester. Plis de ce champ dontl’appellation subjectivée est « l’expression ».

La philosophie de Félix Guattari est une philosophie del’expression, entendue au sens deleuzien, au sens que GillesDeleuze accorde à celles de Spinoza et de Leibniz-: c’est-à-dire une philosophie où au rapport de cause à effet se substi-tue une relation « entre égaux », une réversibilité entrel’exprimant et l’exprimé. Le rapport expressif récuse le sujettout comme la causalité et la substance. Il n’admet que desmouvements plus ou moins vifs, des intensités plus ou moinsfortes, des dispersions ou des concentrations, dans un espacecontinu, un continuum qui mène de l’âme au corps, et inver-sement. Un espace de pensée qui n’a rien de métaphorique,mais qui est, au contraire, le nom même de ce qu’il s’agit decerner dans le devenir subjectif des multiplicités dites maté-rielles ou objectives. Cet espace lisse admet diverses cour-bures, avec leurs géodésiques, lignes dont les convergencesou entrecroisements peuvent former des points de concentra-tion dynamiques, qui seront autant de points de vue. Maisjamais des identités substantielles et fixes.

Il y a du Valéry, curieusement, dans cette manière de conce-voir, et la transitivité de la conscience, ce « point pur », et lesgéodésiques dans l’espace de la pensée, et les machines abs-traites de l’intellect et du désir. Le Valéry commentantLéonard de Vinci, le Valéry du Cimetière marin, celui, sur-tout, des Cahiers.

Toute subjectivité est d’abord éparse hors de moi, laconscience est événement fugitif dans l’être. Mais, sur ce

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point encore, le spécifique de Félix est que les façons d’exis-ter hors de la conscience qu’il oppose au sujet pensant sontdes expressions non encore répertoriées ni répertoriables, nonencore élevées au rang de modes de subjectivation, dans lacécité générale ambiante à ce qui ne ressortit pas à la toutepuissante appropriation cartésienne du sujet. A ce qui n’a pasla dignité du sujet. Ce ne sont pas des modes de subjectiva-tion, parce que ne relevant que d’une classification objective,en catégories, stratifications, ne méritant que l’inventaire des« cas sociaux » fait par l’autre, le seul « sujet » ayant titre etdroit pour les interpréter.

A ce dominateur, Félix oppose les expressions, ou mieux « lesexpressions-expérimentations » non inventoriées, non encoresubjectivées, celles « d’enfants, de schizophrènes, d’homo-sexuels, de prisonniers, d’aliénés de toutes sortes » (La révo-lution moléculaire, p. 244). Il ne s’agit pas, il ne s’est jamaisagi pour lui de favoriser un « devenir-sujet » à la manièred’une dialectique hégélienne qui est aussi celle d’une certainepsychanalyse, mais de porter à la subjectivation, au droit, à lareconnaissance subjective, pourrait-on dire, tant de singulari-tés expressives réduites, par la loi commune, par la normali-sation et ses disciplines, à une signification uniforme,envahissante.

La philosophie de l’expression passe donc par une réformesémiotique qui prend en compte le « non-signifiant » ou « asi-gnifiant » dans le système réducteur des signes, qui favorisela libération de ces multiplicités riches de virtualités subjec-tives traversant le tissu social. Non intrapsychiques, mais pré-personnelles, anonymes, et, dans cette mesure, collectivesbien que toujours singulières. Fourier avait conçu de façonanalogue, à mon sens, le rapport, le va-et-vient, la tension,entre l’individu et le groupe qui lui permettent une pleinesubjectivation : le rapport entre l’ego, « foyer inverse » et« subversif » de la civilisation, et le « foyer direct », « l’uni-téisme », nœud de rayons passionnels venant de toutes parts.

Tracés, dans un espace devenu lisse, de réseaux jusqu’alorsinconnus, le long desquels les processus de subjectivation

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peuvent se produire. Selon, encore, une belle et claire formu-lation de La révolution moléculaire, ce sont les expressionsaberrantes qui « concourent à entamer, à ronger la sémiolo-gie de l’ordre dominant et à émettre de nouvelles lignes defuite et des constellations inédites de signes-particulesa-signifiants » (ibid.).

Ainsi, au sujet, centré sur sa castration, de la psychanalyse(lacanienne), Félix opposera la subjectivité dispersée selon lesflux du désir. A l’œil vide de la visagéité capitalistique, lesdivers modes de subjectivation et de « manières de regarderet de nous regarder provenant du cosmos avec sa multituded’yeux et de devenirs » (« Visagéité », L’inconscientmachinique, p. 88).

Certains ont cru innover en intégrant à la psychanalyse desingrédients phénoménologiques. Il ne s’agit pas de cela pourFélix, pas plus que d’une complémentarité du social avec lepsychanalytique subjectif. Pas de fusion ni de perte dans lagrande machine sociale du marxisme (vers les années 60 oùcela fut de mode). Mais l’invention d’une sémiotique propreà un processus de subjectivation inscrit dans les agencementsd’énonciation qui étaient mis en œuvre par les « minorités dudésir ». Car c’est sur leur base, à partir de leur singularité,que l’évidence des subjectivations, dans leur processus oudevenir et leur multiplicité, est devenue le pivot de la théo-rie guattarienne. Privilège du « mineur », se faisant jourautour des années 68, coextensivité du mineur, comme lemontre l’étude sur Kafka écrite en compagnie de GillesDeleuze, avec les devenirs d’une subjectivité qui n’a rien àvoir avec l’avènement d’un sujet majeur selon la norme. Ilfallait que ce sujet s’efface pour que la subjectivité advienne.« La », un singulier qui est un pluriel. La révolution, l’appelà la subjectivité passent par les minorités expressives, inven-trices de leurs lignes, de leurs géodésiques dans l’espace depensée et l’espace social. Découvreuses de formes de vies,de cultures nouvelles. La philosophie de ces lignes et de leursagencements conduit à l’idée de l’écologie mentale et socialedes Trois écologies, à la dernière vision esthétique deChaosmose.

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Puisqu’il s’agit, dans tout le processus de subjectivation,d’expressions encore et toujours, on ne peut s’empêcher derelier une telle analyse (schizoanalyse) à la philosophie, jus-tement, de l’expressionnisme artistique. Non seulement entant qu’école transitoire de la peinture contemporaine, commecaractéristique d’ensemble de l’art moderne. L’expression-nisme comme mode de subjectivation de l’esthétiquemoderne dans son ensemble, depuis le romantisme, depuis lebaroque, et, plus près de nous, depuis Cézanne, Van Gogh,Matisse, engage la subjectivité, subjectivant le monde par ladistorsion des lignes et des formes, l’usage intensif descouleurs.

La philosophie de l’expressionnisme ? Une philosophie dudevenir, non de l’être, une philosophie perspectiviste, sanssubstance et aussi sans sujet. Une émergence de la subjecti-vité sans sujet, pour un monde traversé de subjectivationséparses.

A propos de l’espace et de ses géodésiques je rappelais– « curieusement » Paul Valéry. Très curieusement encore ilparaît, en effet, bien oublié –je penserai, parmi les théoriciensou références théoriques de cet expressionnisme, moins àSpinoza ou à Leibniz, qu’à Ernst Mach, le physicien et philo-sophe viennois, lorsqu’il parle de la décomposition de l’unitédu moi en multiplicités sensorielles, affirmant que « le moi estinsaisissable » (Lettre à Hermann Bahr, 1908, citée par Kobry,dans Vienne, l’apocalypse joyeuse, CCI, 1986, p. 124).

Pour l’expressionnisme pictural, celui d’Erich Heckel, d’ErnstLudwig Kirchner, de Franz Marc, d’Emil Nolde… de leurthéoricien Gottfried Benn, le sujet multiple, dans sa créativité,est le contraire de l’individu, de ce moi mesquin et frigide quidonne prétexte à l’ironie, alors que la subjectivité créatrice estpermutable, interchangeable, anonyme. Idée d’un art, d’unehistoire de l’art anonyme que revendiquait déjà le romantiqueClemens Brentano (1).

Quant à l’empiriocriticisme de Mach – cet « isme » n’est-ilpas la formule qui a permis de trop facilement le classer et de

1. On lira sur ce pointla belle étude deGeorges Bloess, danssa thèse de doctorat :« Puissance de lasubjectivité dans lacréation artistique etpoétique depuisl’expressionnisme enAllemagne »,Paris VIII, 1993.

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l’éluder, Lénine aidant ? –, il n’est pas seulement par hasarden résonance avec le machinisme guattarien. Ils ont en com-mun une même référence à l’empirisme des multiplicités sen-sibles de Hume, à une même philosophie de la vie, à un mêmepragmatisme moderne opposé au substantialisme métaphy-sique classique.

Par des voies qu’il n’est pas dans mon propos d’analyser, cesphilosophies, sans oublier, bien sûr, l’utopisme d’Ernst Bloch– toutes présentes également dans l’œil et le style du Musilde L’homme sans qualités – assurent le continuum entrel’intérieur et l’extérieur, leur réversibilité, au même sens quele faisaient Spinoza et Leibniz que l’on se plait pourtant à leuropposer, mais qui communiquent avec elles par le biais del’expressionnisme.

Leur plan de consistance est le même, où se développe une pro-duction machinique sans limitation ni hiérarchie. Corps sansorganes (concept guattaro-deleuzien) d’une subjectivité sanssubstance (expression de Mach), d’une subjectivité hors sujet.

Toutefois, la philosophie de l’expressionnisme ne paraît trou-ver sa formulation définitive qu’avec le chapitre 7 de Qu’est-ce que la philosophie ? (« Percept, affect et concept »)– mieux qu’avec E. Bloch qui absorbe la subjectivationexpressionniste dans l’utopie a-temporelle d’un Moi-Nousprimordial (L’esprit de l’utopie), ou qu’avec Mach dont lethème essentiellement épistémologique gravite autour de lasimple dissolution du sujet de la connaissance.Car ce qui vient à la place soit du moi, soit de sa négation,affirmativement, chez Guattari comme chez Deleuze, c’est laconsistance propre d’un « percept », devenir de la perception,et d’un « affect », devenir de l’affection. Ce sont eux quel’artiste imprègne d’expression dans une opération de sub-jectivation à la fois individuelle et collective. Non seulement,alors, certaines formes élues se mettent à exprimer, mais« toute la matière devient expression » (op. cit., p. 157).

L’affect, le percept, arrachés à la simple dispersion des sens,fragments déterritorialisés doués d’un dynamisme autonome,

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sont les inducteurs d’une subjectivité nouvelle ; ils se font, dumême coup, apport nouveau et fondamental d’une philoso-phie de l’art qui décèle la subjectivation dans son processus,en deçà et au-delà du sujet : à partir du chaos, de l’informe,du pré-individuel, et avec eux, nourrir, par le biais de l’œuvre,une subjectivation transindividuelle, collective.

Chaosmose surtout donnera toute son ampleur à cette idéed’une production de subjectivité par l’œuvre, dotée d’une« prise de parole quasi animique », qui « a pour conséquencede remanier la subjectivité, et de l’artiste, et de son “consom-mateur” » (p. 181).

Aussi, lorsque Félix consacre dans ce livre – qui, avec l’article« Pour une fondation des pratiques sociales » (Le Mondediplomatique, octobre 1992), présente le dernier état de sapensée – de superbes développements au « paradigme esthé-tique », à sa « position clé de transversalité par rapport auxdivers univers de valeur » (p. 147), lorsqu’il accorde auxartistes la fonction – la mission ? – de « constituer les ultimeslignes de repli des questions existentielles primordiales »(p. 184), se trouve-t-il naturellement en résonance avec lesplus hautes aspirations des manifestes de l’art expressionniste,comme de la correspondance, déjà, de Van Gogh. Pas plus,d’ailleurs, que pour ces artistes révolutionnaires, pour Félix,repli ne signifie retrait, isolement, mais résistance à l’inhu-manité du monde en cours.

L’esthétisation générale opère une coupe transversale, inten-sifiante ; elle n’isole pas la subjectivation de ses autres dimen-sions techniques et éthiques. La rencontre, coïncidence entrel’en-soi cosmique et le pour-soi subjectif, le « réenchante-ment » qui la colore esthétiquement, ne se trouvent pas enarrière de nous, du côté du mythe, mais toujours en avant, làoù les sciences et les techniques nouvelles accroissent les pou-voirs, renouvellent les matières d’expression.

Cette rencontre définit une tâche pour les pensées présenteset à venir : former cette subjectivité encore à naîÎtre qui, loinde céder au désarroi ou à la morosité, sera à la dimension de

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la richesse d’une expérience momentanément non dominée etdes inventions inouïes de la technologie contemporaine. Làse trouve une des constantes de Félix, ce qui le distingue debien d’autres (y compris de moi-même, je l’avoue sans hési-tation) : l’adhésion enthousiaste aux technologies récentes, àl’informatisation, aux possibilités offertes, dont l’universactuel, dominé par l’économie capitalistique, est incapable decomprendre l’usage.

Loin d’être à rejeter, ou d’être responsable de l’inhumanisa-tion en cours, loin de devoir être utilisée avec défiance, cettetechnologie développe son utopie propre, elle indique la voiepour une subjectivation nouvelle dont elle est partie inté-grante. C’est elle qui détient le virtuel, la puissance de cette« écologie du virtuel » qui se tient du côté du « jamais vu,jamais senti » (Chaosmose, p. 128-129).

Une telle utopie – mot toutefois que Félix n’utilise jamaisqu’avec réticence, estimant, avec Gilles Deleuze, que « l’uto-pie n’est pas un bon concept » – me paraît très voisine de cellede Fourier qui, lui aussi, argumente sa critique des sciencessociales et économiques, « les sciences incertaines », en lesconfrontant aux sciences « fixes » de la nature, à leur avan-cement, aux virtualités des promesses techniques. Résolumentmodeme, sans nostalgie.

Cette foi scientifique, rationnelle et pratique, justifie la récu-sation par Félix, en son temps, de la vogue d’un post-moder-nisme qui, sous prétexte d’innovation radicale, a représentésurtout la soumission idéologique aveugle aux diktats del’impérialisme capitalistique envahissant.

S’il y a effectivement crise dans la modernité – et non sa finproclamée –, elle se trouve dans l’incapacité du mondecontemporain à assumer « une extraordinaire mutation tech-nologique » d’une façon qui soit « compatible avec les inté-rêts de l’humanité ». Crise de subjectivation donc, blocaged’un processus, d’un mouvement à remettre en marche surdes bases nouvelles. Le seul contenu réel de ladite « post-modernité », son seul sens, serait alors qu’elle connote le

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manque d’une subjectivité capable de comprendre et d’assu-mer cette crise. « L’écologie du virtuel », « l’écologie géné-ralisée », « l’écosophie » encore à naître, sont les indicateursd’un processus de subjectivation en puissance « comme enjeude régénération politique, mais aussi comme engagementéthique, esthétique, analytique » (dans Chaosmose, toujours).

La musique orchestrale sur laquelle se conclut Chaosmose estgrandiose. Elle organise des univers, mêle « la chair de la sen-sation et la matière du sublime » dans un « aller-retour inces-sant entre complexité et chaos ».

Mais pour apprécier pleinement cette « synthèse finale »(expression que j’emprunte de nouveau à Fourier) qui prendle parti de la déterritorialisation absolue où la modernité s’estengagée depuis la Renaissance, il me paraît nécessaire de lafaire marcher ensemble avec un autre aspect du processus desubjectivation qu’appelle de toutes ses forces notre présentplongé dans la fuite éperdue, inhumaine, vers un progrès quitend finalement à une forme de destruction.

La subjectivation guattarienne comporte, simultanément avecl’apologie de la technique et ses déterritorialisations mon-diales, un mouvement, tout aussi fondamental, de reterrito-rialisation existentielle. Aspiration à l’intimité retrouvée, à lasingularité détruite par le capitalisme brutal ; recherche, maissans nostalgie, car constamment inventive, de ce qui, enmarge du sujet froid de ce que fut l’humanisme, est la marquemême de l’humain. L’humain qui voltige, papillonne toutautour de nous, comme les atomes de Lucrèce, poussières desubjectivité qu’il s’agit de discerner et de capter. Voilà le pro-cessus guattarien où, comme dans l’exécution de l’œuvrepour Valéry, tout ne saurait être que détail car « il n’y a pasde détail dans l’exécution ».

Ces détails combien sensibles et vivants composent toute lapoésie d’un texte que, pour conclure, j’emprunte àCartographies et qu’il faut intégralement retranscrire, petitemusique du cœur, ritournelle insistante au cœur de la grandesymphonie : « C’est le même mouvement de territorialisation

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2. Ce gamin-là, filmde Fernand Deligny etRenaud Victor (1975).

existentielle et de prise de consistance synchronique qui fera“travailler” ensemble des choses aussi différentes qu’uneboîte à chaussures et à trésor sous le lit d’un enfant hospita-lisé dans un internat médico-psychologique, la ritournelle-motde passe qu’il partage peut-être avec quelques camarades, laplace au sein de la constellation particulière qu’il occupe auréfectoire, un arbre-totem dans la cour de récréation etdécoupe du ciel seule comme lui. A l’architecte, sinon decomposer une harmonique à partir de toutes ces composantesfragmentaires de subjectivation, à tout le moins de ne pas enmutiler par avance l’essentiel des virtualités » (« L’énoncia-tion architecturale », Cartographies, p. 301).

Alliance de la sensibilité la plus fine au moindre détail duquotidien et de l’impératif pratique. Le processus de subjec-tivation y trouve sa fin qui est d’« œuvrer à la recompositionde territoires existentiels dans le contexte de nos sociétésdévastées par les flux capitalistiques ».

Œuvrer pour ce gamin-là (2), Félix n’a jamais cessé d’y penser.

Juillet 1993❏