imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

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1 Imagerie publicitaire et narcissisme primaire : une affaire de pouvoir sur les subjectivités « Notre société se pense et se parle comme société de consommation. Au moins autant qu'elle consomme, elle se consomme en tant que société de consommation, en idée. La publicité est le péan triomphal de cette idée. » 1 « Tout producteur d’images qui souhaite obtenir une réponse incontrôlable à une stimulation du désir utilise des images qui maintiennent le spectateur dans une inaptitude symbolique. Telle est la violence du visible aussi longtemps qu’il participe de dispositifs identificatoires et fusionnels. Voilà pourquoi mieux vaut distinguer au cœur du visuel les images des visibilités en fonction des stratégies qui assignent ou non le spectateur à une place dont il peut bouger. Hors de tout mouvement, l’image se donne alors à consommer sur un mode communiel. La propagande et la publicité qui s’offrent à la consommation sans écart sont des machines à produire de la violence même lorsqu’elles vendent du bonheur ou de la vertu. La violence du visible n’a d’autre fondement que l’abolition intentionnelle ou non de la pensée et du jugement. » 2 1 Baudrillard, J., La Société de consommation, op. cit., p. 312. C’est l’auteur qui souligne. 2 Mondzain, M. J., L’image peut-elle-tuer ?, op. cit., pp. 53-54.

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Page 1: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

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Imagerie  publicitaire  et  narcissisme  primaire  :  une  affaire  de  

pouvoir  sur  les  subjectivités      

« Notre société se pense et se parle comme société de consommation. Au moins

autant qu'elle consomme, elle se consomme en tant que société de consommation,

en idée. La publicité est le péan triomphal de cette idée. »1

« Tout producteur d’images qui souhaite obtenir une réponse incontrôlable à une

stimulation du désir utilise des images qui maintiennent le spectateur dans une

inaptitude symbolique. Telle est la violence du visible aussi longtemps qu’il

participe de dispositifs identificatoires et fusionnels. Voilà pourquoi mieux vaut

distinguer au cœur du visuel les images des visibilités en fonction des stratégies qui

assignent ou non le spectateur à une place dont il peut bouger. Hors de tout

mouvement, l’image se donne alors à consommer sur un mode communiel. La

propagande et la publicité qui s’offrent à la consommation sans écart sont des

machines à produire de la violence même lorsqu’elles vendent du bonheur ou de la

vertu. La violence du visible n’a d’autre fondement que l’abolition intentionnelle ou

non de la pensée et du jugement. »2

1 Baudrillard, J., La Société de consommation, op. cit., p. 312. C’est l’auteur qui souligne. 2 Mondzain, M. J., L’image peut-elle-tuer ?, op. cit., pp. 53-54.

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Dans cette succincte analyse de l’imagerie3 publicitaire, troisième volet de cette partie

portant sur le malaise dans la culture, nos deux principaux interlocuteurs, disons plutôt les

deux pensées sur lesquelles nous nous appuierons seront celles de Marie-José Mondzain et de

Jean Baudrillard.

Nous avons choisi d’analyser l’imagerie publicitaire car s’il y a, comme nous avons tenté de

le montrer dans la partie précédente, une coalescence entre visibilité et capital, la publicité

nous apparaît comme le principal lieu de cette coalescence.

La publicité est omniprésente, on ne le sait que trop : affichage, magazine, télévision, internet,

prospectus. Elle s’infiltre dans les films, dans les séries télévisées, dans les événementiels,

dans les manifestations sportives, sans parler du marketing. Vouloir y échapper est chose

impossible, qu’on le veuille ou non elle nous impacte.

L’imagerie publicitaire est ainsi probablement la principale émanation visible du discours du

capitalisme, ne serait-ce que par son hyper-visibilité et la force de frappe qu’on peut lui

supposer.

Cette imagerie est tout entière habitée par le discours capitaliste. Elle est la nouvelle « Bible

des illettrés » qui ne propage plus la foi chrétienne mais le ”désir consumériste”. Ce que

permettent ces images, ce que permet leur pouvoir passionnel et émotionnel, c’est de toucher

plus vite, plus fort et de manière plus convaincante que ce que nous lisons ou écoutons.

Comme le rappelle Marie-José Mondzain, il y a dans les signes visuels un pouvoir émotionnel

qui emporte la conviction.

Cette coalescence permet de vendre, mais elle permet également de masquer le visage du

capitalisme autant que d’habiller d’imaginaire son discours.

Ces imageries cachent, « la publicité étant le moyen par lequel non seulement le capitalisme a

besoin de la visibilité mais aussi de cette visibilité pour cacher qu’il est le capitalisme. C’est-

à-dire qu’il a besoin de son propre spectacle pour masquer ce qu’il est, et donc de cette

hypertrophie, de cet exhibitionnisme iconique, publicitaire et de propagande qui sont en

même temps là pour soutenir l’immatérialité croissante de la puissance financière, c’est-à-dire

le fait qu’on ne vend plus des objets, on vend des images et du coup il y a une spiritualisation

qui va soutenir les industries de la communication. »4

La publicité ne se donne jamais à voir pour ce qu’elle est.

Elle vend des choses mais en faisant oublier que ce sont des choses, en vendant des promesses

3 Si j’utilise le mot d’imagerie c’est pour ne pas faire d’amalgame avec l’image, au singulier, qui est pour Marie-José Mondzain subjectivante. Je reviendrais sur ce point un peu plus loin. 4 Marie-José Mondzain, lors d’un entretien qui s’est tenu le 22/01/2010.

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soutenues par le pouvoir émotionnel des images ; en vendant des promesses imaginaires et

mystificatrices. Cette « spiritualisation », dont nous avons déjà fait quelque peu état dans le

chapitre précédent, il faut l’entendre également, comme nous le verrons, dans la déclinaison

de ses synonymes : dématérialisation, désincarnation, essentialisation ou encore idéalisation.

Que l’on puisse douter - c’était déjà le cas dans les années soixante-dix comme le notait

Baudrillard - de la véritable efficacité de telle ou telle annonce publicitaire à vendre tel ou tel

produit ciblé est en dehors de la problématique. On doute, certaines études à l’appui, de cette

efficacité-là, très probablement à raison. Ce qui importe, dans notre propos, c’est la dimension

structurale qui habite ces visibilités. Ce qui importe ce n’est pas de savoir si une ou dix ou

cent images ou films publicitaires aient été efficaces à vendre leurs produits ciblés. Ce qui

importe n’est pas non plus que le dispositif en son ensemble fasse consommer.

Ce qui importe c’est que le discours qui habite ces visibilités omniprésentes, inondant

l’environnement et la culture, promeut, voire génère, un certain rapport autant aux objets

qu’aux sujets. Ce qui importe c’est que ces imageries, habitées du discours capitaliste, sont les

principales pourvoyeuses d’idéologies contemporaines dominantes que nous considérons

comme pathogènes, qu’elles sont également des sources massives d’identification, et qu’ainsi

elles réfléchissent une dimension du malaise dans la culture ainsi qu’une ”subjectivité

contemporaine”.

Les analyser c’est une manière de prendre le pouls du malaise dans la culture.

Cette imagerie est un réfléchissement du façonnage des subjectivités.

Notre hypothèse est de considérer que cette imagerie, en sollicitant outrancièrement le

pulsionnel et le narcissisme primaire, assoit un pouvoir sur les subjectivités qui favorise les

rapports de pouvoir entre les individus.

L’imagerie publicitaire commerciale5 tend à captiver pour vendre. Cette captation

s’opère toujours en sollicitant le pulsionnel, le sexuel, l’identification et le narcissisme.

Il ne s’agira pas de faire une analyse exhaustive et taxinomique de l’imagerie publicitaire.

Non seulement parce que cela nous porterait à faire une thèse dans la thèse qui deviendrait

fleuve mais surtout parce que cela ne me semble pas nécessaire. Cela n’est pas nécessaire

d’une part parce qu’il s’agit de cibler notre propos sur les imageries publicitaires qui touchent

le narcissisme au plus près. D’autre part nous verrons que du fait de la dimension

tautologique de la publicité et du fait, corrélatif, que ces imageries sont habitées du même 5 Nous ne parlons et ne parlerons que de celle là. La publicité à titre informatif, éducatif, préventif, humanitaire etc. ne fait par partie de notre propos.

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discours et d’une structure commune, nous serons en mesure de réfracter l’analyse d’une

catégorie de ces imageries sur toutes les autres.

« En ce sens, la publicité est peut-être le mass medium le plus remarquable de notre

époque. De même que, parlant de tel objet, elle les glorifie virtuellement tous, de même qu'à

travers tel objet et telle marque elle parle en fait de la totalité des objets et d'un univers

totalisé par les objets et les marques, - de même elle vise à travers chacun des consommateurs

tous les autres, et chacun à travers tous les autres, simulant ainsi une totalité consommatrice,

retribalisant les consommateurs […] c'est-à-dire à travers une complicité, une collusion

immanente, immédiate au niveau du message, mais surtout au niveau du medium lui-même et

du code. »6

Omniprésence  du  moi-­‐idéal,  de  la  toute-­‐puissance  et  de  l’objet  phallique  :  

l’usage  de  l’image  du  corps  féminin  comme  paradigme.  

Si l’usage de l’imagerie publicitaire nous semble être paradigmatique des moyens qui

permettent l’assise d’une iconocratie contemporaine, au sein de ces imageries l’usage du

corps féminin nous apparaît tout aussi paradigmatique. Notre prisme d’entrée dans cette

analyse de l’imagerie publicitaire passera ainsi par celle de l’image et de la mise en scène du

corps féminin.

L’image du corps, tout d’abord, en tant qu’elle est ce qui touche, dans l’imagerie publicitaire

commerciale, au plus près le narcissisme. Baudrillard soulignait déjà cette utilisation du corps

comme corps-objet paradigmatique des objets de la consommation.

« Dans la panoplie de la consommation, il est un objet plus beau, plus précieux, plus éclatant

que tous – plus lourd de connotations encore que l'automobile qui pourtant les résume tous :

c'est le CORPS. Sa « redécouverte », après une ère millénaire de puritanisme, sous le signe de

la libération physique et sexuelle, sa toute-présence (et spécifiquement du corps féminin […])

dans la publicité, la mode, la culture de masse - le culte hygiénique, diététique, thérapeutique

dont on l'entoure, l'obsession de jeunesse, d’élégance, de virilité/féminité, les soins, les

régimes, les pratiques sacrificielles qui s'y rattachent, le Mythe du Plaisir qui l'enveloppe […]

Il s'est littéralement substitué à l'âme dans cette fonction morale et idéologique. Une

propagande sans relâche nous rappelle, selon les termes du cantique, que nous n'avons qu'un

corps et qu'il faut le sauver. Pendant des siècles, on s'est acharné à convaincre les gens qu'ils 6 Baudrillard, J., op. cit., p. 192.

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n'en avaient pas (ils n'en ont d'ailleurs jamais été vraiment convaincus), on s'obstine

aujourd'hui systématiquement à les convaincre de leur corps. […] le statut du corps est un fait

de culture. Or, dans quelque culture que ce soit, le mode d'organisation de la relation au corps

reflète le mode d'organisation de la relation aux choses et celui des relations sociales. »7

Corrélativement, et peut être plus fondamentalement, le narcissisme est également « un fait de

culture ». Le narcissisme a une dimension structurale - et nous avons tenté de déconstruire sa

structure primaire dans la première partie de cette thèse - mais il est également, éminemment,

lié dans son expressivité au social-historique, à la culture de l’époque. Le narcissisme

primaire se nourrit d’images. Le narcissisme primaire est absolument tributaire de l’autre et

de son regard. Nous pourrions, presque mot pour mot, paraphraser Baudrillard : dans quelque

culture que ce soit, le mode d’organisation de la relation au narcissisme reflète le mode

d’organisation de la relation aux choses, à soi et à l’autre.

Mais nous pourrions le formuler d’une manière plus radicale : la manière dont l’oikonomia

appréhende le narcissisme, directement et indirectement, engage toute la question du

politique, du vivre ensemble.

Le régime de gestion des biens et des visibilités engage le rapport à soi qui est inextricable du

rapport à l’autre.

« Dans une société capitaliste, le statut général de la propriété privée s'applique

également au corps, à la pratique sociale et à la représentation mentale qu'on en a. Dans

l'ordre traditionnel, chez le paysan par exemple, pas d'investissement narcissique8, pas de

perception spectaculaire de son corps, mais une vision instrumentale/magique, induite par le

procès de travail et le rapport à la nature. Ce que nous voulons montrer, c'est que les

structures actuelles de la production/consommation induisent chez le sujet une pratique

double, liée à une représentation désunie (mais profondément solidaire) de son propre corps :

celle du corps comme CAPITAL, celle du corps comme FÉTICHE (ou objet de

consommation). »9

« Quand nous disons que cette société d' « abondance» est à elle-même son propre mythe,

7 Ibid., pp. 199-200. C’est l’auteur qui souligne. 8 À notre sens, Baudrillard, en cette occurrence, se trompe ou demeure imprécis. Nous avons déterminé, lors de la première partie de la thèse le caractère vital du narcissisme. Ne pas avoir « d’investissement narcissique » de son corps, fut-il un narcissisme de mort, serait comme un corps sans système respiratoire. Le paysan, comme figure, dont Baudrillard parle ne privilégie pas la forme esthétique de son corps, ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’investit pas narcissiquement. Ainsi Baudrillard se contredit aussitôt : que serait « une vision instrumentale/magique » du corps si ce n’est un investissement narcissique sous une modalité autre ? 9 Ibid., p. 200. C’est l’auteur qui souligne.

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nous entendons qu'elle reprend à son compte, à un niveau global, cet admirable slogan

publicitaire qui pourrait lui servir d'exergue: « LE CORPS DONT VOUS REVEZ, C'EST LE

VÔTRE. » Une sorte d'immense narcissisme collectif porte la société à se confondre et à

s'absoudre dans l'image qu'elle se donne d'elle-même »10.

« Dans ce sens, le corps, devenu le plus bel objet de sollicitude, monopolise à son profit toute

l'affectivité dite normale (envers d'autres personnes réelles), sans pour autant prendre de

valeur propre, puisque, dans ce procès de détournement affectif, n'importe quel autre objet

peut, selon la même logique fétichiste, jouer ce rôle. Le corps n'est que le plus beau de ces

objets psychiquement possédés, manipulés, consommés. »11 C’est le plus beau des objets,

mais, en tant qu’objet, il est substituable. Comme Tom passait, dans le prologue, d’une

femme interchangeable à une autre.

Ainsi « il faut que l’individu puisse redécouvrir son corps et l’investir narcissiquement […]

pour que la force du désir puisse se muer en demande d’objets/signes manipulables

rationnellement. »12

« On voit combien le corps est étroitement mêlé aux finalités de la production comme support

(économique) comme principe d’intégration (psychologique) dirigée de l’individu, et comme

stratégie (politique) de contrôle social. »13

Nous avons dit que la captation publicitaire s’opère toujours en sollicitant le

pulsionnel, le sexuel, l’identification et le narcissisme. Le corps - réifié - est l’objet avec

lequel sont sollicitées au mieux ces quatre dimensions, souvent synchroniquement. Or le

corps-objet demeure, avant tout, celui de la femme ; « si la femme se consomme, c’est que sa

relation à elle-même est objectivée et alimentée par des signes, signes qui constituent le

Modèle Féminin, lequel constitue le véritable objet de la consommation. »14

Ce qu’en disait Baudrillard en 1970, reste pleinement valable aujourd’hui. Davantage, nous

verrons que le ”curseur” a été poussé plus loin.

« Ce à quoi on assiste très généralement d'ailleurs aujourd'hui, c'est à l'extension dans tout le

champ de la consommation du modèle féminin. Ce que nous avons dit de la Femme [comme

mythe, objet de prestige et d’investissement narcissique par procuration] vaut virtuellement et

absolument de l' « homo consumans » en général - hommes et femmes sans distinction. Cela

vaut pour toutes les catégories vouées plus ou moins (mais de plus en plus, selon la stratégie

10 Ibid., p. 313. C’est l’auteur qui souligne. 11 Ibid., pp. 203-204. Je souligne. 12 Ibid., p. 211. 13 Ibid., p. 213. 14 Ibid., pp. 138-139.

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politique) aux « paraphernalia », aux biens domestiques et aux jouissances « par

procuration ». Des classes entières sont ainsi vouées, à l'image de la Femme (qui reste,

comme Femme-Objet, emblématique de la consommation), à fonctionner comme

consommatrices. »15

Ce rapport à la consommation et au fait d’être consommée passe, évidemment, par l’impératif

devenu presque absolu de beauté plastique.

« La beauté est devenue, pour la femme, un impératif absolu, religieux. Être belle n'est plus

un effet de nature, ni un surcroît aux qualités morales. C'est LA qualité fondamentale,

impérative, de celles qui soignent leur visage et leur ligne comme leur âme. »16

À la beauté se lie ce que Baudrillard nomme « L'érotisme fonctionnel. Avec la beauté […]

c'est la sexualité qui partout aujourd'hui oriente la « redécouverte » et la consommation du

corps. L’impératif de beauté, qui est impératif de FAIRE –VALOIR le corps par le détour du

réinvestissement narcissique, implique l’érotique, comme faire-valoir sexuel. »17

D’un point de vue plus ancré psychanalytiquement, qu’est-ce qui fait de l’image du corps de

la femme le paradigme des produits à vendre ? Baudrillard le laisse entendre, mais soyons

plus clair. C’est là toute l’ingéniosité des publicitaires et communicants, dont Bernays nous a

donné un avant-goût inaugural. Tout produit – ou quasiment - est vendu, et cela est un point

de structure aisément compréhensible, comme un phallus imaginaire. Tout produit est vendu

comme objet du désir absolu, comme objet de complétude, comme ce qui est la partie qui

donne accès au tout. Or le corps féminin comme corps-objet représente par excellence la

brillance phallique. On touche ici un point de structure de l’ontogénèse humaine : nous avons

tous pris vie en désirant une femme et en étant désiré par une femme.

Ainsi l’image du corps féminin est vendue comme objet phallique du désir total, comme objet

phallique de complétude. Nous verrons qu’il est également vendu comme corps-image-objet-

phallique du pouvoir. Mais ce qui change aujourd’hui c’est qu’il n’est plus seulement vendu

comme le corps féminin qui, appartenant à l’homme, serait l’un des apparats de son pouvoir ;

il est également vendu, ostensiblement, comme l’image du corps phallique qui permet à la

femme de prendre le pouvoir.

On retrouve ici, ce geste inaugural de Bernays, d’un détournement de l’émancipation. Ce

détournement s’opère par ce que nous appellerons une ”fausse révolution”18 : la femme, objet

15 Ibid., p. 143. C’est l’auteur qui souligne. 16 Ibid., p. 206. C’est l’auteur qui souligne. 17 Ibid., pp. 207-208. C’est l’auteur qui souligne. 18 Nous développerons ce point dans la partie suivante, lorsqu’il sera question d’une dialectique du maître et de l’esclave.

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de domination séculaire, prend aujourd’hui dans la publicité ostensiblement l’image de celle

qui prend le pouvoir grâce à son corps, comme si ce retournement était propre à une véritable

émancipation et à un quelconque changement. Et c’est cela, également, qui fait de l’usage de

l’image du corps féminin l’objet de consommation paradigmatique de l’imagerie publicitaire.

L’un des traits de génie du dispositif publicitaire réside dans cette capacité d’absorption de

tout mouvement d’émancipation pour les détourner à des fins de ventes.

La publicité commerciale très largement critiquée sait également rire d’elle-même, parfois

avec brio. Qu’elle rie d’elle-même, jusqu’à en faire oublier le produit, montre bien d’ailleurs

qu’elle est à elle-même son propre objet en tant qu’habillement du discours capitaliste. Je

veux dire par là qu’il est frappant de constater, que lorsqu’une publicité est bonne, on oublie,

bien souvent, le produit qu’elle était censée vendre. L’objet structural de la publicité n’est pas

de vendre un objet. Son objet structural c’est de faire désirer consommer. Son objet principal

c’est de faire briller les objets, incluant les corps, et d’encenser, de glorifier leur

consommation en promettant que la jouissance totale est là : dans ce qui apparaît.

L’objet-image-phallique de la femme est utilisé pour faire désirer consommer. C’est, avec cet

usage, le détournement de l’émancipation féminine et de l’émancipation sexuelle qui opère, et

cela ne peut être sans écho sur les ”subjectivités contemporaines”.

Avant d’en venir à l’analyse de ces imageries telles qu’elles sont aujourd’hui, je

voudrais m’arrêter sur une courte anecdote à propos de ce détournement des mouvements

d’émancipation ainsi que des figures de l’émancipation. On a ainsi fait de Che Guevara une

effigie pour tee-shirt et affiche, par millions. Je recevais il y a quelques temps un adolescent

dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance qui arborait l’un de ces tee-shirts. J’en avais croisé

d’autres qui portaient ces tee-shirts, hors contexte professionnel, qui savaient très vaguement

qui avait été Che Guevara. Celui-ci n’en savait strictement rien. Il pensait qu’il s’agissait soit

d’une star de cinéma, soit d’une star de la chanson. L’image de ce visage lui semblait belle,

aussi l’avait-il choisie. Cette histoire est effectivement, pour partie, anecdotique : il n’y a rien

là de très surprenant et on peut penser que pour cet adolescent il n’y a, dans ce fait, rien de

bien inquiétant. Mais cette histoire est surtout, dans sa symbolique, symptomatique.

A la paideia se substitue une captation par l’imagerie.

A une époque où la plupart de ceux qui sont nés à compter des années soixante-dix

peuvent difficilement ne pas être, un tant soit peu, « Enfants de la pub », comme titrait une

émission à succès des années quatre-vingt-dix, ce discours qu’habillent d’imagerie la publicité

et le marketing peut peut-être être considéré, chez certains, comme l’un des principaux pans

du discours de l’Autre. Trop souvent, on le sait, juste après le discours de l’Autre primordial

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beaucoup d’enfants ont été et sont livrés au principal hypnotiseur, garde-chiourme : la

télévision. Ce constat de l’influence parfois majeure du discours capitaliste et de ses imageries

ne se fonde pas tant sur l’omniprésence de celui-ci que sur la clinique, d’adolescents et de

jeunes adultes, ainsi que sur une ”observation au quotidien” ; le chercheur, comme le souligne

Deleuze, étant toujours aux aguets. Ce qui frappe, à tendre l’oreille sous ce prisme, c’est

l’influence insidieuse de ce discours. Bien sûr il n’a pas le même poids en fonction des sujets

et des milieux socioculturels. Pourtant il a toujours un tant soit peu de poids. Dans quel milieu

n’entend-on pas scandées, un jour ou l’autre, des formules publicitaires, comme un

automatisme ? Pour autant, bien sûr, ceci ne témoigne pas nécessairement et

systématiquement d’une influence profonde, à plus forte raison lorsqu’un discours

émancipateur et une éducation, une paideia, viennent contrebalancer la puissance hypnotique

de ces imageries en permettant que se forme envers elle un regard critique, comme c’est le

cas et l’une des fonctions de l’art - qui est paradigmatique de ce contre-pouvoir. Certes, mais

que dire de ceux qui ne disposent pas, ou très peu, d’éducation propre à former un regard ?

Que dire de ceux pour qui cette imagerie publicitaire est de l’ordre de l’air ambiant qu’on

absorbe sans questionnement ? Plus encore : que dire de ceux qui sont enfants des

précédents ? Ou encore de ceux pour qui le discours parental est inconsistant, entre autres face

à la force de ce que l’on ne peut appeler autrement qu’une propagande de masse ?

Ce que je pose c’est que ce discours capitaliste est chez certains l’un des principaux

pans du discours de l’Autre et qu’il est au minimum un tant soit peu marquant chez tout un

chacun.

Ainsi c’est en examinant des journaux féminins de grande distribution, type Elle et

Marie-Claire, que l’omniprésence d’une représentation de la toute-puissance et du moi-idéal

m’a particulièrement frappé. Ici elle touche donc la représentation du corps et sa mise en

scène. Ce qui y prédomine de manière écrasante c’est l’usage du narcissisme primaire à des

fins de captation, s’illustrant dans des représentations de moi idéal, en l’occurrence d’image

de perfection imaginaire du corps, et de toute-puissance sexuelle. Ce moi-idéal tout-puissant

est représenté illusoirement à deux niveaux. Le premier niveau est celui de la représentation

du corps en lui-même et pour lui-même, le second porte sur la mise en scène et le langage

corporel.

Si j’ai choisi ces journaux féminins c’est parce qu’ils sont parmi les plus lus et les plus

connus, ce sont ceux qui ont le plus de visibilité et qui s’inscrivent dans un consensus qui les

rend représentatifs d’un fait massifiant. Lorsque l’on parle de « journaux féminins » c’est la

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plupart du temps ceux-là qui viennent à l’esprit. Je les ai choisis également en tant qu’ils sont

des journaux de « mode ». C’est-à-dire des journaux qui concernent le commerce, l’industrie

du vêtement, et qui ”décrivent” ou qui prescrivent, à ce titre, comment l’on doit paraître

aujourd’hui. La mode, et ainsi les journaux de mode, désignent également la « manière

collective de vivre, de penser, propre à une époque, à un pays, à un milieu. Goûts collectifs,

manières de vivre, de sentir qui paraissent de bon ton à un moment donné dans une société

déterminée. » (Petit Robert 2008).

Précisons que par souci de représentativité je n’ai pas cherché d’images qui soient

particulièrement sensationnalistes pour notre propos. Ç’eût, de toute façon, été vain. De fait

elles sont toutes ”sensationnalistes”, et le type d’images choisis est incessamment répété.

Les corps, images de moi-idéal, qui y

sont représentés sont ”parfaits”. Mais que

faut-il entendre par ”parfait” ? Deux choses,

au moins, à mon sens : tout d’abord que cette

perfection est en rupture radicale avec la

réalité, il n’y a plus rien de naturel, ce sont

des êtres déshumanisés. Ce qui s’en dégage

est profondément formaté, systématisé, et donc

finalement ces représentations donnent à voir

des êtres tout à la fois divinisés et réifiés.

Ensuite, et cela est complémentaire, cette

perfection donne à voir une ”hyper-maîtrise” -

rien n’est ouvert, tout est fermé - « hyper-anal-

ysé » pourrait-on dire, hyper contrôlé.

Donc au premier niveau non seulement les jeunes

femmes qu’on y voit ont une beauté, à quelques petites

exception près, stéréotypée, mais elles sont maquillées,

éclairées, photographiées un nombre considérable de

fois avant de pouvoir extraire un cliché qui sera

retouché numériquement pour enfin atteindre cette

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11

image de ”perfection”.

L’apparence qui en résulte sur papier glacé est, l’immense majorité du

temps, plastique – au sens de la matière : sans

chair et sans respiration.

On n’y voit plus grand chose d’humain, rien de

touchant, rien d’émouvant, rien de vivant. Mais

plutôt une image qui a pour visée de sidérer, de

captiver, de couper le souffle, précisément car elle

est hors de toute réalité et du même coup devient une réalité psychique

inatteignable.

Cette toute-puissance ne s’exprime donc pas seulement par cette image de perfection

glacée, elle est redoublée par la mise en scène et le langage des postures corporelles.

La mise en scène très largement prédominante, aujourd’hui, est celle de

corps détenteurs d’une toute-puissance sexuelle, entendu ici comme

figurant le corps-objet d’attraction sexuelle

irrépressible. Ce corps-objet offre ainsi à ”La

Femme” la place du pouvoir. Ce que ces mises

en scènes donnent à voir, sans l’ombre d’une

ambiguïté, c’est une image de corps féminin

dont la détentrice jouit non en tant qu’elle

jouit de son corps mais en tant que l’image de

ce corps permet de disposer de l’autre. Toutes

ces images, à quelques très rares exceptions

près, sont des images de domination sexuelle.

Les postures corporelles et expressions du

visage sont provocatrices et de domination : le

regard toise ou fuit, usant de l’objet a.

Les prises de vue en contre-plongée

accentuent l’ascendance : ces femmes se

doivent d’être inatteignables.

Page 12: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

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Les mises en scènes sont calquées sur

”l’esthétique” du porno ou du sado-

masochisme.

Les postures corporelles sont on ne

peut plus suggestives.

Si le regard n’est pas fuyant et fixe l’objectif, il

est alors nécessairement dur, dominant,

provocant.

Le port de tête est soit hautain, le menton haut,

ou alors le front est incliné et le regard défie de

manière animale.

On y trouve les thèmes de l’hypnose, du

toxique, de l’addiction, de l’objet d’addiction.

Le régime est strictement passionnel : elles sont

celles qui, par l’objet qu’elles possèdent, se font

l’objet de la passion. On retrouve cette logique

maniaque, qui fuit le manque pour trouver

l’objet qui comble, ou être l’objet qui comble.

Elles sont celles qui hypnotisent, celles qui

captivent, comblent, emplissent jusqu’à occuper

tout l’espace. Elles sont l’objet d’addiction par excellence, celui

qui provoque un régime d’incorporation et de fusion - l’objet-

toxico-maniaque.

À déshabiller ces imageries on trouve ce qui les habite,

structuralement. Le régime discursif pointé par Lacan se décline

ici par tous les sens et dans tous les sens. C’est le produit qui fait

jouir sans limites, mais c’est également le produit qui fait « de

nous celles qui feront jouir sans limites ». « Le produit est l’objet

de la jouissance et fait de nous l’objet de la jouissance. »

Page 13: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

13

Ce qui est édifiant dans le monde de l’imagerie publicitaire, c’est que

la ritournelle reste la même quel que soit le produit. Qu’il s’agisse

d’un parfum, d’un sac, de feuilles de papiers à rouler, de café ou

d’abonnement à internet – la liste pourrait s’allonger indéfiniment - le

sexe, la jouissance et le pouvoir sont toujours au programme. Quel

que soit le produit, c’est presque systématiquement le même registre

et la même mécanique pulsionnelle qui sont sollicités.

À l’instar du mathème de Lacan, formalisant ce discours du capitalisme, dans lequel le

sujet peut accéder à toutes les positions, à travers ces imageries la promesse est faite de

pouvoir occuper toutes les places de la jouissance. La structure de ce discours est, comme le

signifiait Lacan, « follement ingénieux ». Ce discours est fou, car sans limites, la grammaire

n’y régit plus rien : le sujet est l’objet et inversement. Voilà comment nous pourrions décliner

cette structure discursive qui tourne sur elle-même : « l’objet qui apparaît est celui qui vous

fera jouir, totalement. Il est aussi celui qui fera de vous l’objet de la jouissance totale ; le

phallus qui fera de vous le phallus. Etant, à votre tour, l’objet de la jouissance vous serez

l’objet d’attraction irrépressible des autres et pourrez ainsi en disposer, comme on dispose

d’un objet. »

La structure de ce discours est telle une sphère de jouissance. La sphère en ce qu’on y fait le

tour de toutes les positions de la jouissance. La sphère comme la figure de complétude,

parfaite et totalisante. La sphère comme figure fermée par la clôture narcissique.

C’est thanatos masqué qui semble circuler : ce qu’on n’y trouve pas c’est une figure de l’Eros.

Page 14: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

14

Trouver une figure de l’Eros, de la liaison, dont Les Vénus pourraient-être un paradigme, qui

donnerait à voir, par exemple, une jeune femme affable, bienveillante, gracieuse, simple et

souriante, qui afficherait un visage avenant, pacifiant et une posture corporelle reflétant un

positionnement d’ouverture, naturel et spontané est chose rarissime.

On tombe alors le plus souvent dans la mièvrerie, et le ridicule.

Quand, très rarement, une telle exception se donne à voir : c’est

l’image d’une mère qui est représentée, renforçant le clivage

femme/mère. En outre, dans ces très rares

exceptions, c’est un visage de comédienne

qui nous est ”offert”. Visage soudainement

plus singulier, nous renvoyant à l’art

cinématographique, dans lequel, par ailleurs la publicité puise nombre

de ses idées, de ses inspirations visuelles, pour n’en reproduire que la

forme dépourvue de tout fond.

Freud écrivait, dans Introduction à la psychanalyse, que l’art est un chemin qui permet par

l’imagination un retour vers la réalité. Il s’agit de l’imaginaire que nous nommions poïétique.

Ici il n’est nul retour possible vers la réalité, nul éclaircissement du réel par le détour d’une

élaboration artistique, bien au contraire il y a rupture radicale avec la réalité au profit de la

captation du sujet par une image idéale, absolue, désubjectivée et désubjectivante pour qui s’y

identifie de trop près.

Finalement face à cette quasi exclusion d’une figure de l’Eros au profit d’images ”hyper-

sexualisées-pulsionnalisées” et de domination, on pourrait se demander si ce qui demeure

aujourd’hui subversif n’est pas précisément une véritable figure de l’Eros ? N’est-on pas

passé d’une forme de contrôle à une autre ? N’est-on pas passé du règne de l’ordre moral, de

la pudibonderie, où la sexualité devait être cachée, à une formation réactionnaire dans laquelle

Page 15: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

15

règne l’hypersexualité, comme cache-misère – hypersexualité dont l’Eros reste exclu ? Dans

notre société dite libérale qui reste pourtant largement une société de contrôle, une

représentation de l’Eros n’est-elle pas de facto exclue par les outils de propagande,

irreprésentable précisément parce qu’elle échappe en elle-même au contrôle ?

« L’amour est irréductible à toute loi. Il n’y a pas de loi de l’amour. Très souvent, l’art a

représenté, d’ailleurs, le caractère [possiblement] asocial de l’amour ».19

L’amour est pour grande partie indéfinissable, incontrôlable, on ne peut en tracer les contours

et il demeure effrayant pour qui veut contrôler car on ne peut pas l’enfermer pour le garder et

l’utiliser : il reste immatériel.

La sexualité qui nous est donnée à voir sur un mode répétitif a pour seul but la

consommation et fait de la sexualité elle-même un objet de consommation.

« Partout il est question de l'«explosion sexuelle », de l’«escalade de l'érotisme ». La sexualité

est « à la une » de la société de consommation, surdéterminant spectaculairement tout le

domaine signifiant des communications de masse. Tout ce qui est donné à voir et à entendre

prend ostensiblement le vibrato sexuel. Tout ce qui est donné à consommer est affecté de

l'exposant sexuel. En même temps bien sûr, c'est la sexualité elle-même qui est donnée à

consommer. »20

« Le conditionnement véritable auquel nous sommes soumis par le dispositif érotique

publicitaire, ce n'est pas la persuasion « abyssale », la suggestion inconsciente, c'est au

contraire la censure du sens profond, de la fonction symbolique, de l'expression

phantasmatique dans une syntaxe articulée, bref de l'émanation vivante des signifiants

sexuels. C'est tout cela qui est rayé, censuré, aboli dans un jeu de signes sexuels codifié, dans

l'évidence opaque du sexuel partout déployé, mais où la déstructuration subtile de la syntaxe

ne laisse place qu'à une manipulation fermée et tautologique. C'est dans ce terrorisme

systématique qui joue au niveau même de la signification que toute sexualité vient se vider de

sa substance et devient matériel de consommation. »21

Autrement dit ces mises en scènes systématiques d’une sexualité ne sont rien d’autre qu’un

détournement de l’Eros ; c’est une sexualité narcissique.

19 Badiou A., Eloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009, p. 68. 20 Baudrillard J., op. cit., p. 226. C’est l’auteur qui souligne. 21 Ibid., p. 235. C’est l’auteur qui souligne.

Page 16: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

16

On pense à cette image caricaturale, comble du narcissisme

de clôture, où ce yuppie ayant convoqué deux putes de

luxes, se regarde dans la glace et filme sa prouesse sportive

de pure consommation.22

A contrario donc, la grande majorité de ces figures représente la déliaison, la

domination, l’emprise, la violence, le conflit et suggère une dialectique du maître et de

l’esclave propre au rapport de pouvoir. On retrouve ainsi, dans ces imageries, une mise en

scène ou s’illustrent tous les ferments, tous les composants de la pulsion de pouvoir :

narcissisme primaire, pulsion d’emprise, pulsion de destruction, phallus imaginaire et forçage

de la castration.

Quelques fois ces mises en scènes se font, bien que rarement, avec beaucoup d’humour.

Nous le disions, l’une des forces de cette imagerie

publicitaire est, en apparence, de rire d’elle-même. En

apparence bien sûr, car c’est l’imagerie qui se donne à voir

comme riant de la publicité… tout en la perpétuant. Ce

n’est pas un rire critique qui toucherait au dispositif et au

discours qui l’alimente, bien entendu. C’est un rire qui

relance, implacablement, la machine. Le dispositif et son discours demeurent inchangés.

Ce que révèle plus profondément cette apparente capacité à rire d’elle-même, comme ces

récupérations et détournements de l’émancipation féminine et de la sexualité c’est l’immense

capacité d’absorption du dispositif publicitaire. L’imagerie publicitaire absorbe autant

qu’elle génère tout un pan de l’ère du temps. Elle absorbe aussi bien les critiques, que les

22 Extrait du film de Mary Haron, American psycho (2000) adapté du roman du même nom de Bret Easton Ellis (1991).

Page 17: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

17

mouvements d’émancipation en les vidant de leur fond, pour n’en retenir qu’une forme qui

habillera toujours le même discours.

La publicité avec l’imagerie publicitaire est une machine à pomper. Elle pompe de l’argent,

du temps, de l’espace, du « temps de cerveau disponible », du pulsionnel, de la libido, du

”désir”, du narcissisme. Elle pompe et appauvrit psychiquement, fondamentalement.

Ainsi, dans les journaux comme Elle et Marie Claire,

si ces images-objets de corps féminins, sont à ce point

répétitives, avec un champ d’expression des plus réduits,

qu’elles finissent par former une seule et unique figure,

réifiée – cela aussi l’imagerie publicitaire sait l’absorber et

l’utiliser.

C’est une image de l’Un démultiplié car elle sert une volonté d’unification massive,

d’uniformisation. C’est l’Un de l’uniformisation. Or ces figures qui se réduisent à une seule

sont bien souvent un support identificatoire majeur pour les adolescents : support

identificatoire qui est par essence réifiant.

Remarquons, comme nous l’annoncions avec Baudrillard, que ce qui vient d’être

énoncé vaut également

pour l’utilisation du corps

masculin et se retrouve

dans les journaux

masculins équivalents

(journaux ”hétéro”

comme ”homo”).

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D’une  reprise  de  la  fonction  de  l’idole    

Pour Marie-José Mondzain, ces imageries rejoignent la problématique de l’idole qui, selon

elle, est une des problématiques les plus vives aujourd’hui.

« L’idole promet tout et donne tout, elle tient le discours de l’Un et du Tout, elle est d’essence

totalitaire. »23

Pour en entendre toute la portée il nous faut préalablement tenter de préciser

succinctement toute la complexité qu’il y a derrière ce que l’on nomme communément

l’image.

Si j’ai utilisé, la plupart du temps, pour qualifier ”l’image” publicitaire le mot

d’imagerie ou encore dans le chapitre précédant celui de visibilité c’est en tenant compte du

lexique formé par Marie-José Mondzain. Le mot image en français de par sa polysémie rend

difficilement compte des nuances et des contradictions qu’il recouvre en nommant du même

mot ce qui parfois s’oppose. Le mot d’imagerie a une fonction critique pour venir signifier

que ce n’est pas une image bien qu’elle en ait l’apparence. L’image dans le lexique de Marie-

José Mondzain est ce qui constitue le sujet. Il n’y a pas de sujet sans image de soi. C’est donc

une image qui incarne. Dans ces imageries publicitaires les ”images” dont j’ai fait état sont

désincarnées, sans chair ni respiration : des images de perfection, totalisantes et univoques.

L’image, elle, est plurivoque, c’est un lieu d’indétermination. Cette plurivocité laisse ainsi

une liberté au spectateur, elle ne l’assigne à aucune place, elle laisse la place à l’altérité, elle

laisse la place à la rencontre avec un regard singulier. Cette rencontre appelle ainsi le regard

qui par définition est subjectif, ou la formation d’un regard, rencontre qui permet le

mouvement, un mouvement subjectivant. L’image est ainsi subjectivante.

Le mot visibilité a un sens moins critique que l’imagerie : ce qui est visible déborde les

23 « Quelques réflexions autour de l’icône et de l’idole », texte inédit, op. cit. C’est moi qui souligne.

Page 19: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

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images, mais une visibilité peut devenir une image, en fonction de sa nature et du regard

qu’on lui porte.

« J’appelle « visibilités » le mode sur lequel apparaissent dans le champ du visible des objets

qui attendent encore leur qualification par un regard. Je vais appeler « image » le mode

d’apparition fragile d’une semblance constituante pour des regards subjectifs, dans une

subjectivation du regard. L' « image » c’est effectivement dans mon lexique ce qui constitue

le sujet. L’eikon [icône] c’est le mode d’apparition des signes qui leur permet de se constituer

pour permettre le partage du symbolique. L'« idole » est le mode sur lequel peut totalement

s’engouffrer, et s’anéantir, la question du désir quand le désir de voir se donne l’objet de sa

complète satisfaction, disons de sa jouissance. Et donc, quand les Anciens critiquent l’idole, il

ne faut jamais oublier qu’il y a ce soupçon tout à fait légitime par rapport à des objets qui se

consomment et qui consument le sujet. L’idole est alors ce qui menace la subjectivité lorsque

ce rapport est de consommation passionnelle, fusionnelle et fantasmatique. Le désir de

destruction est inséparable en ce sens du destin des idoles. Finalement, quand je mets

« images » au pluriel, je désigne l’ensemble des productions du visible auxquelles je n’ai pas

encore donné de qualification, ne sachant pas encore à quelles opérations du regard elles vont

donner lieu. »24

La question du regard est ainsi centrale ; la question de la place laissée au regard et à sa

formation dans sa dimension subjective, singulière. Cette formation du regard ne se fait pas

sans parole, sans écrit, sans paideia.

L’image est ainsi une semblance, un lieu d’indétermination, qui n’est pas un objet. Alors que

l’eidolon, l’idole, désigne un objet. L’idole est ce qui doit faire l’objet de l’adoration, de la

”latrie”. Ainsi entendu l’image et l’idole s’opposent. Là où l’image de par son

indétermination, sa polysémie, sa plurivocité, permet de laisser sa liberté au spectateur, l’idole

est univoque et totalisante, elle « promet tout et donne tout, elle tient le discours de l’Un et du

Tout, elle est d’essence totalitaire », sa finalité est de captiver le regard et de confisquer la

parole et ainsi la pensée. La politique de l’idolâtrie est celle de la capture du regard, du

suspens de la parole, afin de générer un régime de conviction, de croyance sans écart. L’idole

fonctionne comme un « entonnoir du regard ». Cela rejoint ce que l’on appela « la Bible des

illettrés qui est une révocation de la lettre et une révocation de la voix, celle de la parole »25.

Ainsi on a souvent parlé d’un ”règne de l’image”, ce qui génère un amalgame qui peut être

tout fait dommageable. Au même titre qu’on entend souvent dans le milieu psychanalytique, 24 « Image, sujet, pouvoir » in Sens public, op. cit., pp. 6-7. 25 Entretien avec Marie-José Mondzain du 29/06/11.

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il me semble, le mot d’imaginaire comme renvoyant exclusivement à l’illusion ou à la

mystification, alors que l’imaginaire que nous avons nommé poïétique regarde ce qu’il y a de

plus créatif en l’homme. Ce que Marie-José Mondzain nomme image relève, précisément, du

poïétique26. C’est pourquoi parler d’un ”règne de l’image”, ainsi définie, relève du contresens.

« L’image ne fonde aucun royaume « en ce monde », seules règnent les idoles dans un monde

réduit à la vie des choses, celles des objets et des corps devenu eux aussi objets. »27

Pour Marie-José Mondzain, la question de l’idolâtrie rejoint pleinement la question de la

consommation, car l’idole est un opérateur de fascination et d’incorporation28 qui tend ainsi à

générer un rapport d’identification fusionnelle avec ces imageries.

« Pour le judaïsme l’idolâtrie se trouve du côté de la tentation fusionnelle qui met en péril

l’humanité elle-même en tant que productrice du champ symbolique. Le fantasme incestueux

est le premier modèle de la consommation de l’objet du désir. Toute idole est par nature

incestueuse et du côté du féminin maternel. »29

La réflexion de Marie-José Mondzain sur l’idole entre en profonde résonance et enrichit ce

que nous avons tenté d’analyser de l’usage du corps féminin comme corps-objet-phallique

paradigmatique des objets de la consommation.

« Jouissance et pouvoir sont les nouveaux mots d’ordre dans un monde où la toute-puissance

accordée aux désirs privés s’appuie sur l’érotisation de toute consommation d’objets. L’idole

qui fut toujours offre faite à la jouissance d’une possession substantielle est désormais un

opérateur commercial où l’idolâtre est un agent économique, un client et plus jamais un

citoyen. En d’autres termes l’idole reprend du service sous le signe de la consolation et de la

consommation. »30

« Dans le marché de la consommation et de la consolation, l’idole produit ce que Jean

Toussaint Desanti désignait du nom d’excarnation. Exil de la chair au profit des corps

consommables, la circulation mercantile des objets de la jouissance transforme les corps

idolâtres en marchandises à leur tour. Choses parmi les choses nous voyons s’effondrer le site

subjectif de notre dignité et de notre liberté. Cet effondrement est imperceptible car il a lieu

dans le vacarme et l’ivresse des flux qui font danser devant nous non plus les choses, mais

26 Cf. notre chapitre sur l’analyse de film. 27 « Quelques réflexions autour de l’icône et de l’idole », op. cit., p. 7. 28 Marie-José Mondzain a ainsi établit un lien entre l’eucharistie, l’incorporation au Christ, et la consommation. Dans le christianisme seul l’eucharistie a droit à la latrie, à l’adoration. 29 « Quelques réflexions autour de l’icône et de l’idole », op. cit. p. 9. 30 Ibid., p. 1. C’est l’auteur qui souligne.

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l’image des choses que nous consommons et qui nous consomment. »31

« La question de l’excarnation dont le terme dit bien qu’il expulse le sujet de l’incarnation est

indissociable de la question de l’incorporation mot dans lequel on entend tous les

harmoniques de la dissolution subjective et de l’intégration identificatoire par absorption et

consubstantialité. »32

« Une souffrance générale semble sourdre de la désensibilisation subjective, de la

disqualification sensorielle, de l’indifférence croissante à la magie ou à la poésie des choses et

des signes au profit d’une réification de tous les objets et enjeux du désir. L’idole peut ainsi

devenir l’objet des emportements du désir, susciter la fascination et promettre un

réenchantement du monde. Fascinus nous le savons est l’équivalent du Phallos grec, objet

phallique de la toute-puissance qui met l’idolâtre à l’abri fantasmé de tout manque. Le retour

à la magie de ce fascinus redonne quelque jeunesse artificieuse au discours spiritualiste et au

goût des talismans et de tout divertissement féerique. La toute-puissance du désir va avec le

retour en force de la faveur de l’enfance, faveur poussée jusqu’à l’éloge de l’infantilisme et de

la puérilité. L’enfant n’est plus le sujet de la promesse et du respect, il n’est plus qu’un

fantasme. C’est ainsi que l’infantilisme des adultes transforme le désir de l’enfant en objet du

désir des adultes.33 La violence érotique faite à l’enfant est un visage de l’idolâtrie qui ne voit

plus en tout autre que l’objet du pouvoir et de l’assouvissement. Les relations addictives sont

aussi à l’honneur qui poussent les sujets en détresse à entretenir avec des choses et des

substances des rapports d’attente de dépendance qui leur donnent fantasmatiquement un

sentiment de toute-puissance face à un réel qui ne résisterait plus. » 34

« Le régime de la consommation est inséparable de celui de la consolation et non sans

paradoxe ou disons plutôt sans une liaison perverse puisque c’est la consommation qu’on

accuse qui fait sur le marché l’offre des objets et des substances de la consolation. On se ruine

pour désavouer et oublier un monde où tout s’achète, y compris les moyens les plus onéreux

proposés pour obtenir cet oubli.

Monde paradoxal donc où les plaisirs de la consommation amplifient la demande de

consolation et répondent à cette demande par un accroissement de la consommation. C’est

dans ce paysage aussi cyclique qu’infernal que la requalification de l’idole s’amplifie par la

31 Ibid. p. 2. 32 Ibid. p. 7. 33 Je reviendrai plus tard sur cette question de l’infantilisation, qui renvoie ici, il me semble assez clairement, à un certain nombre de points que nous avions formalisés sur le narcissisme primaire dans la première partie de la thèse. Cette question engage, bien évidemment et une nouvelle fois celle de la païdeia. 34 Ibid., pp. 2-3

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22

voie des offres et des systèmes que la consolation croyait conjurer. »35

Ce cercle « infernal » est des plus opératoires. On y retrouve toute l’articulation, que nous

relevions plus haut, entre toxique, manie et phallus. Ce qui est promis par l’image de l’objet

est la complétude. Complétude, dans son vécu atemporel, irrémédiablement perdue mais

néanmoins vécue dans cet état que Castoriadis nommait « l’état monadique ».36 L’une des

analogies les plus fortes qui me vient à l’esprit est celle de l’héroïne. L’héroïnomane

m’apparaît fortement comme paradigmatique d’une logique de l’arrimage au premier objet de

complétude. Ce qui fait toute la violence de l’addiction psychique à ce produit c’est que la

première prise - ce que les héroïnomanes nomment le flash - est d’une force

incommensurable. Les héroïnomanes parlent de ce moment inaugural comme étant un état qui

dépasse toute les jouissances qu’ils ont pu vivre, y compris sexuelle. Seulement cet état n’a

lieu qu’une fois : lors de la première prise. Si le sevrage somatique demande une semaine

d’abstention, nombreux sont ceux qui replongent car ils sont irrépressiblement attirés par cet

état, bien qu’ils sachent qu’ils ne le retrouveront pas ; « je sais bien mais quand même ».

C’est le cercle vicieux du pharmakon (φάρµακον) qui désigne à la fois le poison et le remède

mais également le bouc émissaire : on se plaint de la consommation et on y revient pour s’en

consoler.

Ce que fait massivement miroiter l’imagerie publicitaire c’est une jouissance continue, qui ne

peut que frustrer mais ce faisant relance la consommation qui console de la frustration.

Il faut ici que le désir n’ait plus à proprement parler de place pour se déployer car il

s’engloutit dans un désir de jouissance. Non seulement parce que le manque devient

insupportable et qu’il est fui mais également, et corrélativement, parce que le désir de

jouissance prend tout l’espace et le temps psychique ne laissant plus place à la construction

désirante. Comme le développe, à mon sens, très justement Deleuze, le désir est un

agencement, une construction : « le désir c’est du constructivisme »37. Ce qui fige et entrave

le devenir, corrélatif de la construction, c’est une jonction entre désir et jouissance, jouissance

et désir se confondant jusqu’à ne faire plus qu’un.

« Provoquer programmer des passions d’objets, des engouements incontrôlés, offrir à la

dévoration visuelle, sexuelle et digestive des objets de jouissance sans limites et surtout de

satisfaction absolue de tous les désirs, est une rhétorique, telle est la stratégie commerciale qui

répond au mal-être subjectif et surtout aux effondrements intersubjectifs, en termes d’objets

35 Ibid., p. 3. 36 Cf. dans la première partie de ce travail le chapitre sur le narcissisme primaire. 37 L’Anti-oedipe, op. cit. - Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980. Abécédaire, op. cit

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23

consommables qui consument en retour leurs consommateurs. Le nom des idolâtres est

aujourd’hui clientèle sur le marché des corps et des esprits.

Pour que la consommation serve au mieux la consolation, pour que la consolation pousse à

consommer, il faut que le sujet désirant et le sujet jouissant ne composent plus qu’un seul

sujet substantiel et unifié. Un tel sujet ne constitue plus sa subjectivité dans un rapport

d’altérité donc de parole, nécessairement en écart avec un autre sujet, mais il faut qu’il fasse

corps avec l’objet de son désir. L’idole est donc un opérateur de désubjectivation. La

perspective consubstantialiste sacralise les relations d’objets pour un sujet fantasmé qui

devient à son tour consubstantiel à ce qu’il consomme. Ce sujet fantasmé est désormais idole

de soi pour soi et site d’une passion narcissique désubjectivante. Narcisse est idolâtre, il meurt

de sa passion altericide. »38

Nous le disions en première partie, l’issue du mythe de Narcisse illustre un narcissisme de

mort, qui n’est à notre sens rien d’autre qu’un narcissisme primaire exacerbé, c’est-à-dire non

compensé, sans possibilité de métabolisation, avec un idéal du moi mort dans l’œuf, consumé

par une hypertrophie du moi-idéal. On aura probablement saisi que la problématique de

l’idole et de l’idolâtrie renvoie très fortement au narcissisme primaire exacerbé. On y retrouve

les points structuraux que nous avions déconstruits : l’Un et le moi-idéal, le spéculaire strict,

renvoyant à un rapport d’identification fusionnel ou confusionnel et ce rapport à la totalité, à

la toute-puissance du désir.

Narcisse prend l’image de lui-même pour l’objet de sa complétude, de sa jouissance infinie.

Ce que vendent ces imageries ce ne sont pas des objets mais des objets imaginaires et pour

vendre ces objets imaginaires on vend, avant tout, des images d’objets.

« La question de l’idole n’est donc pas une question d’objet mais une question d’image

d’objet pour un sujet qui est pris dans le double vertige de n’être plus un sujet pour un autre et

d’avoir avec des objets des relations d’identification réifiante. La chose qu’est l’idole offre à

la croyance la promesse de jouissance. Jouir des pouvoirs de la substance tel est le programme

commercial et séculaire des dictatures fondées sur les passions désubjectivantes et

altéricides. »39

« L’idole devient d’autant plus, dans son processus de réification, le mode sur lequel le visible

produit non pas le sujet mais réduit le sujet à l’état d’objet : l’idole est ce qui réifie le sujet, en

étant une réification de l’image. C’est en ce sens que je dis qu’il y a une véritable pathologie

de l’image, qui fait que ceux qui n’ont d’image d’eux-mêmes qu’à travers les objets sont 38 « Quelques réflexions autour de l’icône et de l’idole », op. cit. p. 4. 39 Ibid.

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24

réduits à l’état d’objet et sont persuadés que c’est l’appropriation des objets et la

consommation des objets qui va leur permettre de construire une image d’eux-mêmes. Du

point de vue initial de la souffrance sociale aujourd’hui, demander la reconnaissance de son

identité à la consommation des objets produit des violences. C’est-à-dire que quelqu’un qui

n’a aucun moyen de se faire reconnaître dans un champ social par un autre regard cherche à

attirer ce regard par la consommation d’objets qui lui donnent une identité pour le regard de

l’autre. Il va lui falloir des Nike, des Lacoste, etc. La consommation des marques devient un

marqueur identitaire. On va tout d’un coup devenir qualifié, identifié par les objets qu’on est

en mesure de consommer. On veut s’identifier. On se fait soi-même objet – et on pense que

c’est ce devenir objet qui est le seul moyen d’obtenir le regard d’autrui et un processus de

reconnaissance, donc de dignité. On est dans une histoire de fous : les gens deviennent

criminels parce qu’ils n’ont aucune image d’eux-mêmes. Ils sont dans une telle

disqualification interne que c’est une douleur absolue, qui engendre une violence absolue, qui

donne envie de tuer, de mourir.»40

Si Marie-José Mondzain parle de pathologie de l’image, au sens où elle la définit, c’est en

tenant pleinement compte et en intégrant à sa théorisation ce que la psychanalyse a pu

apporter concernant l’ontogénèse et les processus de subjectivation. C’est en tant que l’image

est aussi bien constituante du sujet lui-même que de la relation à l’autre. Je dirais que c’est en

tant que l’image de soi se constitue avec l’image de l’autre, à commencer par l’Autre

primordial comme surface omniréfléchissante, mais également avec l’environnement

d’images que la culture d’une époque propose. Rappelons-le, intrapsychiquement la naissance

du moi est synchronique de celle de l’autre. L’imagerie dominante va plus ou moins affecter

la subjectivation du sujet en devenir en fonction de la manière dont l’Autre primordial et

l’environnement familial intègrent ces images. Qu’ils soient dans un rapport d’incorporation à

ces images ou bien de rejet sans sens critique, ou alors qu’ils s’inscrivent dans la constitution

d’un regard critique, en écart, n’influera pas de la même manière sur le sujet en devenir.

Comme nous l’avons montré - avec entre autres Lacan, Dolto, Winnicott et Aulagnier - la

constitution d’une première ébauche d’unification de l’image de soi est corrélative de

l’avènement du narcissisme primaire. Autrement dit toute pathologie de l’image de soi engage

la question du narcissisme primaire qui est inextricable du lien à l’autre.

Lorsque Marie-José Mondzain effectue son travail d’archéologie et de généalogie, entre

autres en convoquant la pensée des Pères de l’Eglise, la démarche patristique, c’est en la

40 « Image, sujet, pouvoir » in Sens public, op. cit., p. 9.

Page 25: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

25

confrontant à la pensée psychanalytique.

« Afin de rendre compte de la démarche patristique et des effets tout à fait modernes qu’elle

pouvait avoir pour nous et de l’intérêt que nous pouvions y trouver pour nourrir notre pensée

de l’image, le problème mentionné m’a obligé de m’adresser à l’anthropologie et à la

psychanalyse. Les deux m’ont fait voir comment, généalogiquement – du point de vue

phylogénétique (la constitution de l’humanité) d’un côté, ou ontogénétique (la constitution du

sujet humain dans son individualité et sa singularité) de l’autre – la question de l’image était

partie prenante dans la genèse du sujet. Et c’est comme ça que je comprenais, qu’un sujet qui

était privé d’image, qui ne pouvait pas construire déjà une image de soi, avait produit dans

notre société, si pleine d’images, une véritable pathologie de l'image. C’est-à-dire qu’il y avait

une souffrance, une pathologie, une maltraitance du regard, qui faisait qu’il y avait une

destitution de l’image, une maltraitance du narcissisme primaire : comment on se constitue

soi-même dans l’image que l’on a de soi par rapport à un autre sujet, par rapport au regard

d’un autre sujet ? »41

Or si cette constitution d’une image de soi commence avec le narcissisme primaire elle

se prolonge dans le narcissisme secondaire, qui engage le symbolique, l’élaboration de la

castration et la constitution d’un idéal du moi.

C’est pourquoi toute « pathologie de l’image », toute mise à mal du narcissisme et fixation au

narcissisme primaire entraîne une pathologie ou une déficience de l’idéal du moi, qui est à

mon sens courante aujourd’hui.42 Il ne faudrait ainsi pas amalgamer tous les registres de

l’idéal. Il ne faudrait pas confondre l’idéal et l’idéalisation, cette dernière renvoyant au moi-

idéal.43 L’idéalisation coupe le mouvement. L’idéal du moi est une instance de la tension et

potentiellement du mouvement, en ce qu’il permet à la fois un éloignement du narcissisme

primaire en formant des substitutions aux satisfactions narcissiques primaires – c’est-à-dire

qu’il régule, comme le dit Lacan, la structure imaginaire du moi – tout en ayant à composer

avec l’altérité d’autres subjectivités.44 À l’instar de Tom, c’est particulièrement dans et par

cette confrontation à l’autre, dans la puissance de la rencontre, que l’idéal du moi est

susceptible de s’altérer, c’est-à-dire dans le mouvement perpétuel que nécessite l’Eros, qui est

toujours une confrontation à l’altérité de l’autre et à sa propre altérité. C’est également dans la

rencontre d’images poïétiques, appelant la formation d’un regard, que l’idéal du moi peut

41 Ibid., p. 8. 42 Cf. infra. Conclusion du premier chapitre de cette troisième partie. 43 Idem. 44 Cf. infra. Première partie, conclusion du chapitre portant sur le narcissisme primaire.

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26

trouver des sources de déploiement et d’altération. Autrement dit l’idéal du moi a une

puissance de singularisation45 qui est considérablement mise à mal par tout processus

d’identification avec ces imageries univoques. Ces imageries flattent, convoquent, le moi-

idéal qui est à rapprocher d’une problématique de l’idole. Autrement dit, elles convoquent les

satisfactions narcissiques primaires et infantiles dans une univocité qui ampute toute une

potentialité identificatoire diversifiée susceptible de nourrir la formation et le déploiement de

l’idéal du moi. L’encensement du moi idéal et de la toute-puissance du désir entrave le

déploiement de l’idéal du moi. L’idéal du moi est une instance du devenir, là où le moi idéal

est irrémédiablement arrimé à un passé idéalisé et illusoire.

Si la « violence absolue » dont parle Marie-José Mondzain est une émanation maximale de

ces « disqualifications internes », de ce dispositif omniprésent qui disqualifie tout processus

de reconnaissance et porte à se considérer et à considérer l’autre comme un objet, ou comme

un déchet, c’est plus couramment et en premier lieu vers les rapports de pouvoir que nous

renvoie cette problématique de l’idole, à mon sens inhérente à la question du narcissisme

primaire.

« Tout pouvoir a ses images et refuse au contre-pouvoir d’avoir sa visibilité […] : celui qui

prend le pouvoir a le monopole de l’image et de sa signification. Et donc, il coupe la

ressource iconique de l’autre, ou il censure. »46

Ainsi la politique de l’idole par son pouvoir de fascination, de disqualification du symbolique,

d’entonnoir des regards et des indentifications, d’entrave à un processus singulier et

hétérogène d’identification, par son univocité, est un opérateur particulièrement puissant de

l’assise du pouvoir. Elle est, selon la logique propre à un narcissisme primaire exacerbé que

nous avons développée, une négation de l’altérité - par un rapport strictement spéculaire et/ou

de fascination - qui permet d’asseoir la toute-puissance du désir sur les corps et les esprits.

Aussi, en dernière analyse « l’idole n’est pas à saisir dans une histoire des objets mais dans

une histoire des pouvoirs entre des sujets, histoire au cours de laquelle les passions d’objets

sont inséparables de la destruction des liens entre les sujets parlants par la voie des

manifestations visibles. »47 « Or c’est bien en ces termes que s’est posée, il y a des siècles

l’opposition de l’icône à l’idole dont la problématique a permis de comprendre que l’enjeu

fondamental n’était pas l’idole en tant qu’objet mais l’idolâtrie en tant que relation

45 Nous y reviendrons lorsque nous aborderons la fin de cette thèse autour d’un mouvement d’émancipation des rapports de pouvoir. 46 « Image, sujet, pouvoir » in Sens public, op. cit., p. 11. 47 « Quelques réflexions autour de l’icône et de l’idole », op. cit. p. 4.

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27

d’objet. »48 L’essentiel réside en ceci que ce pouvoir de captation de l’idole génère un rapport

à l’autre du registre passionnel : de jouissance et de pouvoir.

Ainsi, pour Marie-José Mondzain, « tout pouvoir s’appuie sur les mécanismes de

l’idolâtrie »49. Et cela ne se circonscrit, aujourd’hui, évidemment pas à la seule imagerie

publicitaire. Cette imagerie est pour nous paradigmatique de La société du spectacle et cette

politique de l’idolâtrie nous apparaît comme l’un des tenants, essentiel, de cette société du

spectacle. Rappelons-le brièvement. Cette politique de l’idolâtrie on la retrouve aussi bien

dans ce que l’on a nommé le ”star-system”, dont le système fut repris et s’est étendu aux

politiques, aux grand hommes d’affaires, aux mannequins, aux ”stars de la télé” ou encore,

par exemple, dans les émissions qui n’ont cessé de proliférer en Occident depuis une

quinzaine d’années, émissions nommées – par un merveilleux oxymore –« télé réalité ». Le

plus souvent on fait appel, via le spectaculaire, à des processus d’identification sans écart qui

peuvent se déployer dans une dialectique passionnelle où alterne mouvement d’idolâtrie et de

rejet, voire de destruction.

L’idole, telle qu’on l’entend aujourd’hui communément est précisément donnée à voir comme

celui ou celle qui, en apparence, a su reconquérir le narcissisme primaire : il est l’Un, le moi-

idéal au centre, adulé, et au désir que rien ne saurait limiter.

Les magazines dit ”people” sont ainsi pris dans cette dialectique perpétuelle d’adulation,

d’incorporation, où ces ”idoles” sont prises comme le modèle paradigmatique de la réussite

sociale à qui rien ne résiste, offre de vie fantasmatique par procuration comme le notait

Baudrillard, et des mouvements de rejet, de destruction de l’idole, fondé très essentiellement

sur l’apparence. Un exemple, d’apparence anecdotique, me revient à l’esprit. Il est récurrent

dans ce type de magazine ou d’émission « people » (encore un beau retournement jouant sur

le spéculaire puisque « people » désigne « le peuple » ou les « gens », alors qu’il désigne ici

les « célébrités »). À partir d’une photo prise par un paparazzi, on fait un zoom sur les fesses

de telle star sur lesquelles apparaît un peu de cellulite, ces fesses se révèlent humaines. Ainsi

peut-on la faire tomber de son socle, la pointer du doigt de la honte, de la honte de ne pas être

une véritable idole que dès lors on veut détruire. On oscille entre l’adulation et la destruction.

Ainsi en fut-il avec nombre de ”stars-objets-déchets” de la télé réalité, que l’on recycle en tant

qu’objets interchangeables et qui captivent des millions de spectateurs, tout particulièrement

des adolescents et jeunes adultes.

Cet exemple de la photo peut paraître des plus anecdotiques et sans intérêt véritable. Il est 48 Ibid. p. 7. C’est moi qui souligne. 49 Ibid., p. 6.

Page 28: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

28

pourtant à mon sens symptomatique d’un mouvement cyclique et structural d’un rapport

idolâtrique. Dialectique de l’adoration et de la destruction qui parcourt l’histoire du pouvoir.

« L’idole est tyrannique et les tyrans qui se veulent idolâtrés finissent toujours par subir la

destruction qu’induit le processus passionnel. La destruction des idoles fait partie intrinsèque

de la jouissance des idolâtres qui substituent une idole à une autre comme on abat un pouvoir

pour le remplacer par un autre. On a vu combien de statues remplacer celles qu’on venait

d’abattre ? »50 Cela, comme nous le verrons plus amplement dans le dernier chapitre de cette

partie, relève de la ”fausse révolution”. C’est la révolution qui fait un mouvement à 360°, et

remplace une idole par une autre. Ce n’est rien d’autre qu’un rapport de pouvoir qui soit

s’inverse (de l’esclave au maître) soit se perpétue sous une autre forme (de la royauté à

l’empire). Ou encore, à suivre Marie-José Mondzain et Debord : du pouvoir ecclésiastique

perpétué par l’idolâtrie des saintes imageries, au pouvoir plus épars de l’industrie, de l’argent,

des communicants etc. Pouvoirs plus épars mais qui s’unifient, par convergence d’intérêt et

par les visibilités, grâce à cette mécanique de la société du spectacle qui perpétue une

politique de l’idolâtrie sous d’autres formes, tout aussi éparses, mais structurellement unies

dans leur mécanisme et leur finalité : générer de la croyance, de l’adhérence, de la docilité, de

la distraction, de l’infantilisme, de la consommation ; propager massivement des idéologies

qui servent, de facto, l’intérêt d’un petit nombre.

Ce que l’on pointe comme pathogène, ici, ne se circonscrit pas à la seule sphère

privée. Ce qu’engage cette politique de l’idolâtrie, ce qu’engage cette hyper-sollicitation du

narcissisme primaire c’est autant des rapports pathogènes privés que publics ; ce que cela

engage c’est le vivre ensemble, c’est le politique, c’est le délitement du lien social. En outre,

la dimension pathogène est redoublée en ce que cette politique du spectacle est

monopolistique. Elle est volonté d’unification massive et donc de désubjectivation

massifiante. Si cela n’est que partiellement vrai, et de l’ordre de la généralité qu’il faut

dialectiser avec le singulier – nous nous sommes longuement expliqué dans le début de cette

troisième partie à ce propos – on pourrait dire que cette massification est de l’ordre de la

confiscation d’une folie singulière. « Après tout on pourrait dire que chacun a droit à ses

idoles comme on est libre de ses fantasmes. À partir du moment où c’est la société elle-même

et non le désir privé qui organise la consommation, qui promeut le marché des relations de

désir, la question se pose de savoir quel type de communauté sociale, quel destin se prépare

pour la circulation du sens.

50 Ibid., p. 5.

Page 29: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

29

La question de l’idolâtrie est donc inévitablement une question politique au sens grec du

terme. Peut-on constituer une communauté, peut-on élaborer un sens commun dans un espace

partagé, si chacun des membres de la communauté ne se définit que par la jouissance qu’il

obtient par la seule consommation des objets de sa jouissance ? Le zôon politikon peut-il être

idolâtre sans menacer la nature du partage dans un monde commun ? Nous avons en mémoire

le modèle effrayant du nazisme qui suffirait à l’analyse pour démontrer comment

l’effondrement symbolique s’est appuyé sur une liturgie communielle et un paganisme

meurtrier de la jouissance dans la consommation des corps. Le corps, idolâtré d’un sujet racial

fantasmé, idéalisé a fait basculer une population entière dans un délire aussi suicidaire que

meurtrier. »51

Comme nous le développions en première partie de cette thèse en l’articulant à la

toute-puissance de la pensée, il faut considérer cette politique comme d’autant plus opératoire

que le zôon politikon, l’animal politique selon Aristote, n’est pas en première instance un

animal qui veut savoir ; il est avant tout un animal qui désire la croyance, d’où l’emprise des

religions, d’où l’emprise des idéologies politiques.

Socrate avait saisi que le registre de la croyance est le fondement de la communauté.

C’est en l’occurrence à la fois la nature de ces croyances et sa dimension monopolistique qui

sont, puissamment, pathogènes.

Totalité  ou  identité  :  on  n’échappe  pas  à  la  ritournelle  narcissique  

A parcourir l’ensemble de la publicité commerciale – film, photo, prospectus, slogan,

sur toute forme de support (télévision, internet, affichage incursion dans les films, dans les

évènements divers etc.) - il se détache en dernière analyse deux grandes catégories très

largement majoritaires52 : celle qui fait appel essentiellement à la toute-puissance et celle qui

fait essentiellement appel au spéculaire. Les deux catégories, non exclusives l’une de l’autre,

se déclinent sous une multitude de formes.

La première catégorie embrasse toute forme de produit. Selon le modèle paradigmatique de la

femme-image-objet-phallique, la toute-puissance prend corps via des mises en scènes d’objet

phallique imaginaire et/ou de moi-idéal. Que l’on parte de films publicitaires sur les voitures,

sur les banques, sur la Française des jeux, sur les téléphones, les ordinateurs, l’alimentation, 51 Ibid., p. 6. 52 D’autres catégories, beaucoup plus minoritaires, pourraient être isolées. Elles concernent cependant nettement moins notre propos. Notons cependant que quelques messages publicitaires sont beaucoup moins tautologiques que celles qui nous intéressent. Bien qu’elles puissent être plus créatives elles ne manquent jamais d’entourer le produit d’une aura spectaculaire, magique ou sensationnaliste.

Page 30: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

30

les produits ménagers ou encore d’hygiène il ressort une négation du temps et de l’espace,

suivant le leitmotiv « I want it all and i want it now ! », un domaine du possible illimité « cet

objet peut tout faire, il n’a pas de limite », un narcissisme primaire exacerbé « si vous avez cet

objet alors vous aurez tout et serez le centre de toutes les attentions » et évidemment des

promesses de jouissance sans limite et de toute-puissance sexuelle à l’exemple ce SPAM53

que je recevais en écrivant la première mouture de ce chapitre : « If you have the car, money

and house, now you need a big cock ».

Cette rhétorique de la totalité renvoie toujours en dernière instance à la promesse d’acquérir

la toute-puissance du désir. Soit l’objet est une totalité par lui-même, soit il vous rend tout-

puissant, soit – comme dans ce dernier exemple du spam – il est la dernière chose qui vous

manque pour enfin atteindre la totalité, la complétude, le moi-idéal. Chacune de ces

rhétoriques pouvant également se combiner, s’entremêler.

Dans cette catégorie un autre objet de croyance est fortement sollicité : celui de la

science. Ce n’est plus tant la caution scientifique, proférée par un homme mature en blouse

blanche, que l’on voit aujourd’hui mais une mise en scène, par moult effets spéciaux, d’une

”science magique”.

Rares sont les campagnes publicité commerciales qui ne sollicitent pas le narcissisme. Même

là où on ne l’attend pas - dans les produits ménagers que les publicitaires qualifieraient de non

« sexy » : un produit nettoyant pour cabinet de toilette - il demeure présent, certes de manière

moins ostensible et moins directe, ou disons dans un autre registre que ceux que nous avons

parcourus : plus magique que ”glamour”. La magie de la science concentrée dans le produit

tout-puissant transforme la ménagère en une sorte de Shiva (dont l’emblème est d’ailleurs le

phallus54), non plus dotée de quatre mais de dix bras.

Cette dernière publicité, de par le physique moins ostentatoire

de cette jeune femme, touche également à la seconde catégorie.

Cette catégorie concerne des produits généralement moins

53 Ce que l’on appelle désormais SPAM est une communication électronique non sollicitée, effectuée en grande quantité à des fins publicitaires. 54 Appelé également Lingam.

Page 31: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

31

”glamour”, avec lesquels il est plus difficile de jouer sur les rapports de séduction, ou encore

des produits qui concernent davantage l’univers familial, l’imagerie doit y être désexualisée.

Le consommateur qui est mis en scène dans la publicité doit ressembler au plus grand

nombre, le consommateur spectateur doit s’y reconnaître dans un rapport d’identité, de

mêmeté. On y met en scène ”monsieur et madame tout le monde” ou alors, lorsque la

population doit être plus ciblée, un personnage qui doit représenter la cible – le but étant

évidemment de toucher le plus grand monde, et si le produit le permet, tout le monde. On ne

joue donc plus ici tant sur le rapport de fascination que sur celui d’identité et donc de

normalisation.

L’un des films publcitaires paradigmatiques de cette catégorie est celle de « l’ami Ricoré »

qui depuis 1982 a décliné le même film publicitaire en une vingtaine de versions. Ces films

sont devenus presque institutionnels. Ils sont ainsi aisément visibles sur Internet dans des sites

tels Dailymotion et YouTube. On peut les regarder comme on regarderait un souvenir familial

ou un souvenir d’enfance par procuration. Si la captation du spectateur joue sur un rapport

spéculaire, il va sans dire que l’idéalisation est bien présente. Le principe est donc chaque fois

le même : les membres d’une ”famille banale ”, sans luxe particulier et au physique plus

”commun”, se rassemblent pour le petit déjeuner, dans un cadre champêtre et bucolique, pour

se faire ”famille idéale” autour de « l’ami du petit déjeuner, l’ami Ricoré ». Le produit ne

manque pas de venir combler toute la famille. Il est mis en scène comme l’objet sacré et

unificateur autour duquel tout le monde se réunit.

Dans On connaît la chanson d’Alain Resnais, scénarisé par Agnès Jaoui et Jean Pierre Bacri,

ce rapport spéculaire qu’appelle cette catégorie publicitaire très largement répandue est saisi

avec humour. Le personnage incarné par Bacri souffre de troubles hypocondriaques tout en

masquant ses problèmes personnels et familiaux, il veut apparaître idéal et sans le moindre

problème. Alors qu’il visite une amie de longue date, incarnée par Sabine Azéma, ils

échangent sur leurs familles respectives. Le personnage montre à son amie sa photo de

famille. Elle s’esclaffe, attendrie, « mais comme vous êtes mignons tous les quatre », puis

s’arrête pensive, « mais à quoi elle me fait penser cette photo ? … mais je sais ! à la publicité

pour « l’ami Ricoré » ! ». Le personnage incarné par Bacri apparaît saisi par cette remarque,

comme dans un moment d’insight.

L’immense majorité de l’imagerie publicitaire me semble donc solliciter massivement

tous les éléments que nous avons identifiés comme constituant le narcissisme primaire - ou

comme y étant intrinsèquement liée - : le moi-idéal, la toute-puissance du désir, le spéculaire

et l’objet phallique imaginaire.

Page 32: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

32

C’est une évidence que nous avons finalement déconstruite pour en mesurer, avec les

concepts psychanalytiques, l’impact pathogène potentiel. Car que peut faire d’autre un

publicitaire que solliciter ce narcissisme pour faire vendre au plus grand nombre ?

Qu’est-ce qu’un publicitaire au service du marché peut vouloir dire d’autre que ces trois

ritournelles ?

- La ritournelle de l’Un et du moi idéal :

En achetant ce produit vous serez le seul, l’unique, celui qui sera au centre, le plus beau, le

plus désirable et le plus comblé.

- La ritournelle spéculaire de l’envie :

Ces gens qui jouissent de ce produit ou qui sont comblés par ce produit, sont comme vous,

c’est vous.

- La ritournelle phallique :

En achetant cet objet vous aurez le tout !

Ce fond, cette structure - dont Bernays construisit la première charpente - faisant appel

incessamment au pulsionnel et à cette forme de narcissisme est en place depuis plusieurs

décennies. La forme, elle, a été en s’exacerbant. Trois aspects se sont développés, en France,

depuis que Debord théorisait La société du Spectacle.

- Cette imagerie s’est considérablement massifiée, elle est devenue, littéralement

omniprésente, hégémonique.

- La technique a permis de rendre le spectaculaire encore plus spectaculaire et ainsi de

renouveler les formes qui répètent inlassablement la même structure discursive. La technique

en permettant d’autres habillements spectaculaires a en partie permis d’éviter que ce fond

discursif ne risque trop de s’épuiser, elle a, par l’apparence, renouvelé ce qui n’a pas changé.

- Le discours qui habite ces imageries ainsi que son caractère sexuel et narcissique sont

devenus de plus en plus explicites et transparents.

Ce caractère extrêmement explicite nous l’avons vu à l’œuvre dans notre analyse des

imageries que donnent à voir les magazines féminins et de mode.

Pour terminer cette analyse de l’imagerie publicitaire arrêtons-nous sur deux derniers

exemples récents qui sont parmi les plus explicites. Un film publicitaire mettant en scène un

homme et une image publicitaire pour ordinateur qui jouent sur l’Un et le Tout, dont Marie-

José Mondzain nous disait que c’est là le discours de l’idole. La rhétorique ici n’a plus rien de

subliminal.

Page 33: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

33

Un homme, au physique androgyne, avec, comme il se doit, le front incliné soulignant

le défi du regard, claque des doigts et abolit le hasard. Il claque de nouveau des doigts. Alors

une voiture - qui a pour nom Déesse- s’allume et le rejoint. Il claque et les bras d’une femme,

gantée de noir, l’enserrent lascivement. En dansant il claque ; tombe alors un sac rempli à ras

bord d’argent. Deux fois il claque. Le premier claquement transforme l’argent en jetons de

jeux, le second arrête la roue du hasard.

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34

Toujours, il claque et fait jaillir un feu d’artifice dans lequel apparaît l’objet qui le fait tout

puissant : un lingot d’or, d’Un million. Bien sûr, un parterre de photographes fait crépiter son

visage sous les flashes. Il claque et une nouvelle voiture vrombit. La voiture annonce encore

une fois la femme (où est-ce la même chose ?). Il claque elle se retourne, le visage fasciné.

Dans son dos, il claque et la robe légère de la dame tombe à ses pieds, sa bouche

s’entrouvre…

La seconde publicité

laisse peu de place au

commentaire.

Elle me donne cependant

l’occasion de dire un mot sur

”l’éco-techné”, selon une

formule de Fethi Benslama.

Page 35: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

35

Il y aurait ici un travail à effectuer sur l’éco-techné et la toute-puissance. De quelle manière

l’éco-techné - qui constitue notre environnement courant et fait de nous des « hommes

machines » - non seulement favorise l’illusion de toute-puissance mais la rend parfois presque

réelle. De quelle manière il nous est possible aujourd’hui, d’un claquement de doigt,

d’allumer des lumières, de démarrer une voiture à distance, de jouer à des jeux de hasard sur

ordinateurs que l’on pipe, de constituer une page Face Book des plus populaires en ayant des

milliers ”d’amis”, ou, d’un clic, d’avoir accès à toutes les images pornographiques possibles

et imaginables (c’est-à-dire on ne peut plus répétitives). L’illusion d’une ”toute-puissance

pauvre” est à portée de main du quidam. Mais cette question de l’éco-techné est beaucoup

plus dialectique que celle de l’imagerie publicitaire. C’est également, spécialement avec

internet, tout un espace de liberté, d’échange, de savoir, de liens qui s’ouvrent. Bref un espace

de potentielle émancipation et de résistance comme l’ont montré les événements historiques

de ces derniers mois.

Conclusion  et  ouverture    

« Le contrôle industriel, commercial des images est entièrement centré sur l’idée qu’il faut

qu’elles soient totalement coextensibles au discours qui les habite – c’est comme ça qu’on

vend des idées, des personnes, des choses. »55

Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, les images sont massivement

devenues solidaires d’une nouvelle industrie qui n’est pas uniquement celle des visibilités, qui

est avant tout cette industrie qu’on appelle l’industrie de communication. La violence qui

opère est d’abord celle de ce dispositif industriel et de communication, lui-même s’inscrivant

dans cette machine devenue acéphale qu’est le capitalisme qualifié d’ultra libéral. C’est en

cela que cette imagerie publicitaire prend tout son caractère paradigmatique et que son

analyse se réfracte sur l’utilisation dominante des images dans la société contemporaine, qui

est inséparable de la question du narcissisme.

Pour peu dialectique que soit la question de l’imagerie publicitaire commerciale, elle

l’est cependant suffisamment pour que nous nous y arrêtions. Il s’agit plus exactement de

préciser un certain nombre de choses que nous avons semées, sans les souligner.

Ces imageries que nous avons analysées sont indissociables du dispositif dans lequel

elles sont inscrites et coextensives du discours qui les habite et qu’elles habillent. Détachées

55 « Image, sujet, pouvoir », op. cit., p. 2.

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36

de ce dispositif et libres de ce discours elles n’auraient plus leur raison d’être. Elles sont

surdéterminées par ce dispositif et ce discours capitaliste. Aussi toute analyse de leur contenu

n’a de sens qu’articulé à leur fonction : servir ce dispositif en habillant ce discours pour faire

consommer.

Ainsi ce n’est pas en tant qu’images qu’elles sont violentes et qu’elles peuvent provoquer de

la violence.

Il est difficile d’imaginer, à quelques exceptions près, que de telles images puissent exister en

dehors de ce dispositif. Imaginons néanmoins que cela soit le cas : alors toute notre analyse

n’aurait plus lieu d’être. Revenons vers ces images de femmes pour éclaircir mon propos. Ce

n’est pas en tant que ces images mettent en scène la sexualité, ce n’est pas en tant qu’elles

mettent en scène de la violence, ce n’est pas davantage en tant qu’elles sont ”parfaites” etc.

qu’elles sont pathogènes. On pourrait imaginer une de ces images, sortie de ce contexte, sans

plus le moindre signe de marque, libre de ce dispositif et de ce discours, elle serait alors

susceptible de générer tout autre chose, d’appeler une parole et un regard. Penser que ce

serait le seul contenu de l’image qui est pathogène est un leurre qui ouvrirait une logique de

la censure et donc une autre forme de pouvoir. Nombre d’images libres de tout dispositif,

nombre d’images artistiques sont infiniment plus violentes. « C’est le regard du sujet qui

donne à l’image son statut […] c’est la façon de construire le regard qui réifie ou non son

objet. Je peux prendre les plus grands lieux du regard et de l’apparition fragile de l’histoire

de l’art et en faire des objets idolâtriques. »56 Il est des ”fondamentalistes de l’art”.

« Autrement dit, la nature d’une vision dépend-elle de la qualité du regard des sujets qui

regardent ou de la qualité de l’objet qui fut donné à voir ? »57 Comme le soutient Marie-José

Mondzain il n’y a pas de réponse univoque à cette question. Cependant, dans le cas de cette

imagerie publicitaire, sa dimension monopolistique, hégémonique, son omniprésence la porte

à occuper un espace considérable qui entrave la formation des regards ; puis sa dimension

univoque et tautologique, à captiver la faiblesse de ces regards. Les dernières générations

sont nées dans l’omniprésence de cette imagerie qui prend, majoritairement, la place de la

paideia, la place d’une éducation du regard, et génère ainsi une faiblesse du regard sur

laquelle cette imagerie assoie le pouvoir de ce discours et de ce dispositif.

Ces imageries sont une destitution de l’image, et donc du regard, en tant qu’elle montre un

désir d’objet, et corrélativement en tant qu’elle personnifie le discours du maître.

56 Ibid., p. 7. 57 L’image peut-elle tuer, op. cit, p. 57.

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37

« L’image est un mauvais objet du désir aussi longtemps que c’est un désir d’objet. »58 De

plus « Si elle [l’image] montre délibérément quelque chose, elle communique et ne manifeste

plus sa nature d’image, c’est-à-dire son attente du regard. »59 Le propre de l’image, digne de

ce nom, c’est qu’elle ne dit rien du tout.

« Il y a des visibilités qui personnifient un discours, c’est toujours le discours du maître. Dès

lors, le visible endoctrine et incorpore le spectateur à la visibilité du corps personnifiant qui

n’est autre que le corps du discours qui le sous-tend. Le discours du maître soumet le regard

au visible et l’engloutit dans l’assentiment. Tout autres sont les visibilités dont la forme ne

personnifie rien, et qui sont habitées par la parole. »60

Nous l’aurons compris ce discours du maître, personnifié par ces imageries, qui a pris la place

du discours religieux - celui du salut, de la rédemption, de la dette infinie et de la culpabilité –

est aujourd’hui le discours du capitaliste. Marie-José Mondzain en donne, à son tour, une

interprétation qui rejoint pleinement celles que nous avons données jusqu’alors en

l’enrichissant de cette question centrale - car intrinsèque à tout processus de subjectivation –

de l’image.

« Le capitalisme désormais prend en haine toute privation. Tous, nous avons accès à tout, tout

ce qui manque peut se gagner, tout désir trouve sa satisfaction et il revient à ceux qui ont le

pouvoir de montrer la charge d’offrir l’image d’un monde où rien ne laisse à désirer. Le

travail perd ses droits, la chance vient le remplacer pour faire régner le simulacre de l’égalité

dans les caprices du hasard. La condition du spectateur n’est plus la condition d’un sujet, mais

celle d’un corps intégré au spectacle qu’on lui donne et au sein duquel on lui donne la chance

de s’exhiber et de jouir. C’est donc en termes de pouvoir pris sur la vision pour anéantir le

regard désirant qu’il faut traiter la légitimité des images et non en termes de contenu figuré ou

figurable. »61

Ainsi « La rhétorique de la promesse de jouissance a pris la place du discours du salut. Nous

sommes possédés. »62

Ce qui fait la violence de ces imageries c’est qu’elles se substituent à l’éducation des

regards. Ce qui fait leur violence c’est leur dimension hégémonique, monopolistique,

univoque, infiniment répétitive, de matraquage. Ce qui fait leur violence c’est leur dimension

communielle qui sollicite l’adhésion ou le rejet. Ce qui fait leur violence c’est que cette

58 Homo Spectator, op. cit., p. 74. 59 L’Image peut-elle tuer ?, op. cit., p. 42. 60 Ibid., pp. 68-69. 61 Homo Spectator, op. cit., p. 206. 62 Le Commerce des regards, op. cit., p. 246.

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hégémonie et cette univocité coupent la parole, coupent le regard, coupent la subjectivation,

coupent la plurivocité des identifications pour faire de ces imageries l’objet massif et

massifiant d’identifications univoques. Ce qui fait leur violence c’est le dispositif dans lequel

elles s’inscrivent et qu’elles servent. Ce qui fait leur violence c’est le discours mystificateur

qui les habite et la nature de cette mystification.

Ce qui fait leur violence c’est leur hyper sollicitation du pulsionnel au service d’une

logique capitaliste qui fournit à la pulsion le désir d’objet.63

La pulsion est une énergie puissante, donc potentiellement riche, mais pauvre en ce qu’elle

n’est pas une construction. Le discours capitaliste appauvrit les promesses de la pulsion et du

désir, en y répondant en termes d’objet - et non d’agencement, de construction. Ce n’est donc

pas la pulsion d’un sujet parlant qui est sollicitée mais la pulsion brute, dans une équation

simple : à l’énergie pulsionnelle on ”donne” un objet qui comble et qui coupe la parole.

L’adresse au sujet parlant, reconnu comme tel, suppose plutôt de mettre l’énergie pulsionnelle

au service de la relance d’un désir singulier, d’une construction désirante. C’est là ce que l’on

appelle un processus de subjectivation, c’est cela, entre autres, que peut offrir le processus

psychanalytique. Ces images d’objets relancent le désir, comme des objets a, mais avec la

prétention, dans chaque séquence de combler, de satisfaire. Or évidemment le marché, pas

plus qu’autre chose, ne peut combler le désir de façon définitive à moins de tuer le sujet – la

jouissance sans limite rejoignant la pulsion de mort. La raison qu’il a de lui donner l’illusion

de le combler tout en le frustrant c’est de lui donner un objet consommable donc qui

”comble” et qui en même temps exige son renouvellement perpétuel, son interchangeabilité.

La publicité consiste à utiliser l’énergie pulsionnelle, à la détourner de son destin

potentiellement singulier, pour la mettre au service d’un désir d’objet. Donc de constituer

l’objet qu’elle lui propose par des images comme un objet qui est au-delà de l’objet. Un objet

qui tient des promesses qui déborde très largement ce que peut faire un objet.

Il y aurait un rapprochement à faire entre l’image et l’objet a. En l’occurrence

l’appauvrissement de cette cause du désir réside en ceci que ces imageries sont des objet a qui

promettent un phallus imaginaire sempiternellement : un phallus imaginaire prêt-à-porter,

livré, clef mystificatrice en main.

Ce qui fait la violence de ces imageries c’est que pour servir le discours qui les habite

elles sollicitent, presque systématiquement, un narcissisme infantile exacerbé, un narcissisme

du leurre, un narcissisme qui clôture, un narcissisme de l’Un, du Tout, et de l’identique.

63 Il s’agit bien sûr de l’objet en tant que chose.

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39

Ce qui fait la violence de ces imageries, c’est qu’il y est dit qu’en consommant tel objet on

ressemblera à ces images de perfection, jouissant sans limites. Ce qui fait la violence de ces

imageries, que l’on trouve bien au-delà de la publicité, c’est qu’il y est dit que pour jouir et

pour être l’objet de la jouissance il faut ressembler à ces moi-idéaux. Ce qui fait la violence de

ces imageries, c’est que ces images de perfection auxquels il faudrait ressembler sont données

à voir comme des objets.

Combien d’adolescents et de jeunes adultes, souffrent, vivent comme un drame de ne pouvoir

ressembler à ces imageries - excédant très largement l’espace de la publicité - données à voir

comme des idoles ?

Combien les vivent, soit dans le registre de la fascination, soit dans celui du rejet réactionnel ?

Combien les vivent par procuration, se coupant de leurs propres ressources iconiques ?

Ce qui fait la violence de ces imageries c’est qu’elles sollicitent un narcissisme qui rejette

l’altérité.

Pour autant, ce qui frappe à analyser nombre de ces imageries produites ces dernières

années, c’est à quel point elles épousent ce discours sans plus le masquer. Elles l’habillent à

ce point à la lettre qu’elles donnent à voir toute la dimension mortifère de celui-ci. Dans ces

imageries publicitaires que l’on trouve dans les magazines féminins, ou encore dans ce

dernier film publicitaire que nous avons analysé, le contenu est devenu à ce point l’expression

transparente de ce discours qu’on y trouve, mis en scène, tous les éléments que nous avions

déconstruits, avec Paul Laurent Assoun, comme constituant la pulsion de pouvoir. C’est

pourquoi, dans ces occurrences devenues nombreuses, l’analyse presque superficielle du

contenu en lui-même porte immanquablement et directement à énoncer le discours capitaliste

épinglé par Lacan.

Cette imagerie participe d’un dispositif plus large, elle s’inscrit dans une

multifactorialité que nous n’avons, dans le contexte de notre propos, que peu abordée. Il y

aurait ainsi un travail de rapprochement plus approfondi à faire avec la question de la

reconnaissance, notamment avec le travail d’Axel Honneth.64 Celui-ci fait de la question de la

réification et corrélativement du déni de reconnaissance, de l’absence de reconnaissance

mutuelle, une question centrale du malaise dans la culture contemporain. Si ces imageries

peuvent avoir un impact considérable c’est également parce que la reconnaissance des

subjectivités est en souffrance. Rappelons que ce qui fait toute la différence entre une relation

64 Voir sur ces sujets les trois ouvrages d’Axel Honneth : La Lutte pour la reconnaissance, 1992, Paris, Cerf, 2000 - La Société du mépris, Paris, La découverte, 2006- La Réification, Paris, Gallimard, 2007.

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d’autorité et un rapport de pouvoir se fonde précisément sur la reconnaissance.65 Tout rapport

de pouvoir implique un déni de reconnaissance, soit un déni de l’altérité. La reconnaissance

est essentielle à tout processus de subjectivation, à toute possibilité d’affirmation singulière, à

toute ”solidité narcissique”. Qu’elle soit en souffrance, collectivement, ne fait que renforcer le

potentiel de pouvoir de ces imageries qui offrent massivement des figures réifiantes

d’identification à ceux qui sont privés d’image de soi construite sur un fond solide, à ceux qui

sont privés de reconnaissance. Aujourd’hui la reconnaissance est appréhendée comme un

synonyme de visibilité : être reconnu c’est avant tout être le plus visible possible. Le propre

de la reconnaissance pleine, profonde, subjectivante, c’est qu’elle passe par la parole et plus

particulièrement par une parole vraie, par la parrhésia, et non, avant tout, par la visibilité et

encore moins par la flatterie.66 Rappelons enfin que le propre de la relation d’autorité est

qu’elle se déploie dans l’invisible, l’invisible de la parole, contrairement au rapport de

pouvoir.67

« Si le visible est le seul modèle de la reconnaissance, on comprend que la télévision et tous

les outils produisant du visible offrent le seul recours au spectaculaire pour ceux qui sont

privés d’image. Le spectacle de la violence des dépossédés de l’image est la réponse

inévitable d’un effondrement des opérations symboliques sans lesquelles il n’existe plus

d’autorité. Tant et si bien que les opérations d’exclusion, qui consistent à bâtir des murs réels

ou symboliques pour effacer la visibilité de l’autre, ne peuvent qu’augmenter la détresse,

amplifier la haine et dispenser la mort. La haine est une figure de la peur dans l’effondrement

de toute reconnaissance. »68

___________

Les rapports de pouvoir se dessinent, dans cette problématique du malaise dans la

culture, sur deux plans. Le premier plan est celui du pouvoir que cette imagerie permet

d’asseoir sur le sujet. Sur le second plan, cette imagerie, de par le narcissisme qu’elle sollicite

et de par le discours qui l’habite, favorise, voire génère, des rapports de pouvoir entre les

sujets.

La propagation du discours capitaliste gagne une puissance considérable en habitant cette

imagerie. Elle permet de toucher plus fortement - par son pouvoir émotionnel et

65 Cf. infra., Prolégomènes. 66 Sur cette question de la parrhêsia, sur laquelle nous reviendrons quelque peu, voir Foucault, M. L’Herméneutique du sujet : Cours au Collège de France, (1981-1982), Paris, Gallimard, 2001, pp. 348 à 418. 67 Cf. infra, Idem. 68 Homo Spectator, op. cit., p. 221.

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identificatoire - l’inconscient. Aussi on comprend davantage pourquoi ce discours habite

autant de problématiques singulières dans la clinique. Ce discours du capitaliste apparaît

comme ayant pris la place d’un discours du maître, très largement répandu. C’est pourquoi je

posais, au début de ce chapitre, que ce discours constitue un pan du discours de l’Autre chez

nombre de sujets contemporains et plus particulièrement encore, il me semble, chez les

générations nées à compter des années soixante-dix.

L’inconscient c’est le discours de l’Autre, nous disait Lacan. Je reprends ici la lecture qu’en

fait Castoriadis : « c’est pour une part décisive, le dépôt des visées, des désirs, des

investissements, des exigences, des attentes – des significations dont l’individu a été l’objet,

dès sa conception et même avant, de la part de ceux qui l’ont engendré et élevé. »69 Ce grand

Autre s’il est en premier lieu l’Autre primordial, ne s’y circonscrit pas. Il peut être Dieu ou le

parti, ou encore être constitué par les rouages et le discours de cette machine acéphale qu’est

le capitalisme et dont la publicité, le marketing, les stratégies de communication colportent

largement le discours, scandé incessamment et en tout lieu. Il n’y a donc nul lieu de s’étonner

que dans la clinique d’adolescents et de jeunes adultes on puisse avoir le vif sentiment que ce

discours les meut et les agit en des proportions qui apparaissent parfois comme très

significatives. Il n’en demeure pas moins que ce discours se mêle et s’intrique, toujours, à une

complexité singulière et dans des mesures diverses.

Que le narcissisme primaire puisse avoir partie liée avec ce discours capitaliste n’est

pas davantage un sujet d’étonnement. L’imagerie qui propage ce discours ne saurait mieux

toucher et captiver les sujets en les saisissant par le sexuel et le narcissisme. Jouir sans limite,

en continu, c’est là la trace de l’éprouvé de « l’état monadique » que le narcissisme primaire

tente de maintenir illusoirement corrélativement à une première ébauche d’unification du moi,

corrélativement à la première formation d’une image de soi. Le narcissisme primaire œuvre

illusoirement, fantasmatiquement, à recomposer cet état de jouissance autour de l’Un.

Rappelons que le narcissisme primaire se constitue en déniant que la jouissance éprouvée

dans l’état monadique est ponctuelle et dépendante d’un autre sujet. C’est pourquoi il tend à

dénier l’altérité et à considérer l’autre soit dans la mêmeté, soit comme un objet de

jouissance.70

Ce discours qui promeut une complétude par l’objet, une jouissance sans limite, inclut donc,

de facto, la promesse d’une reconquête de l’illusion narcissique primaire : un règne de l’Un,

sans entrave, au centre de l’environnement, et pouvant actualiser la toute-puissance de son 69 L’institution imaginaire de la société, op. cit., pp. 151-152. 70 Cf. infra, première partie, chapitre sur le narcissisme primaire.

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désir.

Rappelons enfin que l’une des définitions que nous donnions du rapport de pouvoir est celle

de jouir de l’autre comme on jouit d’un objet.71 Le rapport de pouvoir est donc une

potentialité inscrite dans le discours du capitaliste.

Dans ce premier plan d’un pouvoir qui s’assoit sur les sujets - par ce discours et cette

imagerie, par cette mystification - on retrouve chacun des points que nous définissions

comme étant le propre d’une telle assise : celui de la désubjectivation, de la négation de

l’altérité, soit de la réification du ou des sujets sur lesquels s’établit ce pouvoir. Celui de la

jouissance que l’on tire aux dépens de l’autre. La faiblesse, ou l’affaiblissement, du site sur

lequel s’assoit le pouvoir. La mise en scène, mystificatrice, spectaculaire de ce pouvoir afin

d’assurer son règne en générant de la croyance. L’entrave portée au déploiement d’un désir

propre, au déploiement des puissances de ceux qui sont soumis à ce pouvoir ; le frein mis à

l’autonomie de ces sujets. Enfin la docilité, la ”servitude inconsciente” de ceux qui sont

captifs de cette croyance.

Ce discours, cette hyper sollicitation du pulsionnel et du narcissisme primaire ne

sauraient être sans effet sur les rapports que les sujets entretiennent entre eux. Ce ”pouvoir

vertical” par les ”normes”, les males normes, qu’il induit favorise, voire génère, des rapports

de pouvoir ”horizontaux”. Le pouvoir de ce discours et de ces imageries sur les sujets

participe, pris dans une multifactorialité, aux rapports de pouvoir entre les sujets, dans la

sphère privée comme dans le politique.

Les principales idéologies, pathogènes, qui sont largement véhiculées par ce discours

et ces imageries nous insinuent que la complétude est possible, qu’elle est à portée de main,

que la toute-puissance du désir peut s’actualiser dans la réalité, enfin que le modèle

paradigmatique d’une ”réussite sociale” passe nécessairement par la visibilité, voire l’hyper-

visibilité. Les modèles de réussite sociale encensés, hyper-visibles, sont tous des modèles qui

71 Cf. infra, première partie, prolégomènes. En outre, précisons un point dialectique sur lequel nous reviendrons. Point qu’il est essentiel de préciser afin de ne pas faire un amalgame qui porterait nos propos du côté de la prêtrise. Dans la sexualité prendre l’autre pour un objet de jouissance ne peut en aucune mesure être considéré comme pathogène. C’est en tant que ce positionnement se systématise qu’il peut prendre une potentialité pathogène car, à l’image de la pornographie, il laisse de côté l’Eros. La sexualité est également l’exutoire par excellence du pouvoir sur. D’autant plus cathartique et salvateur que ce jeu de pouvoir est précisément un jeu entre deux adultes consentants. Au même titre que l’on ne pourrait considérer des jeux sexuels sadomasochistes comme entraînants, de facto, un comportement pervers envers l’autre en dehors de la sexualité. La publicité joue sur cette dimension de la sexualité - du lien entre pulsion sexuelle, objet partiel et pulsion scopique – qui fait la dimension systématique de la pornographie. Notre propos est de considérer comme pathogène la systématisation ou la dominance d’un rapport à l’autre qui tend à en jouir comme on jouit d’un objet, dans la vie courante. C’est-à-dire un rapport pervers à l’autre.

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donnent à voir un narcissisme primaire exacerbé. Ce que l’on met en scène, massivement,

comme figure de la ”réussite” sont des objets d’idolâtrie, qui ne peuvent qu’engendrer de la

fascination ou des mouvements violents de rejet, beaucoup plus rarement de l’indifférence. La

problématique de l’idole rejoint pleinement, d’un point de vue psychanalytique, d’un point de

vue intrapsychique, celle du narcissisme primaire. Ce qui rend la politique de l’idole à ce

point opérante c’est qu’elle touche cette dimension structurale et universelle du narcissisme.

Il y aurait certainement un travail d’approfondissement à faire entre ce qu’est devenu

le capitalisme dit néolibéral, appelé également par d’autre ultra ou hyper-libéral, et la toute-

puissance tant celle-ci semble habiter le système économique, les croyances qui le régissent

et, de manière peut-être encore plus flagrante, ses principaux acteurs – les grands acteurs du

« marché ».

Il y a à l’origine cette lecture d’Adam Smith, considéré comme le père des sciences

économiques modernes, concernant ce qu’il nomma, à trois reprises seulement et de manière

énigmatique, « la main invisible du marché ».72 Cette main invisible signifierait que le marché

fonctionne selon une loi automatique et spontanée : il suffit de laisser faire les choses, sans

régulation. « La main invisible » suppose que des actions guidées par le seul intérêt personnel

puissent contribuer à la richesse et au bien-être commun.73

Pour qui connaît, un tant soit peu, ”la nature humaine”, disons plutôt les lois qui régissent la

psyché, cela relève de la pensée magique. Une pensée magique qui justifierait l’expansion

d’une toute-puissance du désir.

Bourdieu écrivait en 1998, - dans un article intitulé « Cette utopie, en voie de réalisation,

d’une exploitation sans limite – l’essence du néolibéralisme »74 - : « On voit ainsi comment

l’utopie néolibérale tend à s’incarner dans la réalité d’une sorte de machine infernale, dont la 72 On trouve ces occurrences dans trois ouvrages différents : History of Astronomy (1755), qui n’a, à ma connaissance, jamais été traduit en français. Théorie des sentiments moraux (1759), Léviathan, Paris, PUF, 1999, p. 257 et Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Paris, Flammarion, 1991, tome II p. 42-43. 73 Je dois cette définition de la main invisible, qui est la plus répandue, à un économiste, Christian Biales, qui enseigne les sciences économiques en classe préparatoire. On trouve cette définition, dans des termes plus ou moins similaires, dans la plupart des ouvrages économiques d’enseignement classique. On trouve également cette même première définition sur la grande majorité des sites traitant de la question. Précisons pour autant deux choses. La première est que Adam Smith prônait l’intervention de l’Etat. Ensuite, sans rentrer dans les détails, pour Noam Chomsky s’arrêter à cette interprétation de la notion de « main invisible » sur laquelle se fonde le néolibéralisme est une lecture des plus parcellaires. Chomsky précise qu’Adam Smith fondait sa théorie en pensant qu’il fallait organiser la société de façon à satisfaire et à promouvoir la sympathie. Toujours pour Chomsky, Smith avait compris que sa théorie ne pourrait fonctionner s’il y avait une libre circulation et un libre investissement des capitaux. In La Doctrine des bonnes intentions (2005), éd. Éditions 10/18, Paris, 2006, p. 160. 74 In Le Monde diplomatique, mars 1998.

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nécessité s’impose aux dominants eux-mêmes. Comme le marxisme en d’autres temps, avec

lequel, sous ce rapport, elle a beaucoup de points communs, cette utopie suscite une

formidable croyance, la free trade faith (la foi dans le libre-échange), non seulement chez

ceux qui en vivent matériellement, comme les financiers, les patrons de grandes entreprises,

etc., mais aussi chez ceux qui en tirent leur justification d’exister, comme les hauts

fonctionnaires et les politiciens, qui sacralisent le pouvoir des marchés au nom de l’efficacité

économique, qui exigent la levée des barrières administratives ou politiques capables de gêner

les détenteurs de capitaux dans la recherche purement individuelle de la maximisation du

profit individuel, instituée en modèle de rationalité, qui veulent des banques centrales

indépendantes, qui prêchent la subordination des Etats nationaux aux exigences de la liberté

économique pour les maîtres de l’économie, avec la suppression de toutes les réglementations

sur tous les marchés, à commencer par le marché du travail, l’interdiction des déficits et de

l’inflation, la privatisation généralisée des services publics, la réduction des dépenses

publiques et sociales. »

La croyance a également souvent pour nom « croissance ». Une croissance qui serait

sans limites possibles ? On a le sentiment que les tenants du marché et économistes les plus

radicaux croient (ou tentent de faire croire ?) que ce que l’on nomme la croissance peut-être

infini, que celle-ci peut suivre une courbe exponentielle et que sa perpétuelle expansion finira

par rayonner, en termes quantitatifs, sur l’ensemble de la population du globe. C’est un

argument que l’on entend souvent proféré à l’encontre de l’instauration possible de nouvelles

régulations. Ainsi, entend-on également, que les Trusts sont ”condamnés” à ne cesser de

croître pour continuer à exister.

Je n’ai évidemment aucune compétence en matière économique mais je ne manque pas d’être

frappé par ces discours en ce qu’ils apparaissent comme habités de toute part par une toute

puissance du désir au service du seul intérêt de ceux qui les profèrent.

Comment ne pas reconnaître également que les gestes de certains traders - qui furent pour

partie à l’origine de la crise récente que nombre d’économistes considèrent comme

systémique - ne furent pas emportés par une ”flambée de toute-puissance” ?

Nous sommes passés par un prisme, celui de l’imagerie publicitaire, pour tenter de

montrer que l’Oikonomia contemporaine promeut largement le narcissisme primaire et les

rapports de pouvoir. Si ce prisme, en tant qu’il nous apparaît paradigmatique, nous semble

permettre de toucher une problématique qui engage de nombreux autres facteurs, il n’en

demeure pas moins qu’il s’agit d’un facteur parmi d’autres. Nous avons, par exemple,

insuffisamment traité de la question de la reconnaissance qui pourtant engage directement la

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question du narcissisme comme celle du malaise dans la culture. Nous disions qu’il y aurait

en ce sens un travail à poursuivre et à articuler avec le travail d’Axel Honneth. Honneth

qualifie notre société de Société du Mépris en considérant que la reconnaissance est

profondément en souffrance alors que, sans elle, « l’individu ne peut se penser en sujet de sa

propre vie »75. Nous reviendrons cependant, quelque peu, sur cette question de la

reconnaissance dans la dernière partie tant elle est essentielle à toute possibilité

d’émancipation suffisante des rapports de pouvoir. Notons simplement ici que cette Société

du Mépris engage également profondément la mise en souffrance des narcissismes. Et que

cette absence de reconnaissance, cette réification, passe autant par l’exclusion matérielle - qui

n’en est pas moins symbolique -, par les petites humiliations quotidiennes de ceux qui ne

peuvent avoir suffisamment accès aux richesses économiques alors que les imageries

publicitaires ne cessent de les appâter, que par ces discours qui soutiennent que ce système

économique est ”naturel”. Ces discours qui naturalisent des lois instaurées culturellement et

qui sont fondées sur l’arbitraire de ceux qui n’ont pour objet principal que l’intérêt privé. Il

n’y a pas plus de « main invisible » qui à partir de l’intérêt privé permettrait le bien commun,

qu’il n’y a d’enfant à qui l’on accorderait tous ses désirs sans les réguler qui serait en mesure

de « savoir aimer et travailler », selon la formule de Freud.

Concernant ce rapport à la croyance la question pourrait être également davantage abordée

par le biais de la rhétorique, ce que nous n’avons fait qu’effleurer. Nous ne nous y sommes

que peu arrêté car elle n’engage pas, ou en tout cas pas dans la même mesure, la question du

narcissisme. Notons simplement un exemple de communication radiophonique récurrente qui

témoigne de cette utilisation de la langue qui n’est pas très éloignée de ce qu’Orwell avait

nommé la « novlangue ». Un rétrécissement du langage qui par euphémisme et détournement

sémantique participe autant au rétrécissement de la pensée qu’à la propagation de croyances.

C’est sur Fip, radio sans publicité et aux flashes d’information extrêmement courts, que

j’entendis à plusieurs reprises cette phrase qui ne manqua pas de me frapper : « Le moral des

ménages a encore baissé ». Que faut-il entendre dans cette phrase qui est devenue de l’ordre

du leitmotiv ? Qu’il y a de plus en plus de dépression au sein des couples et des familles ; au

sein des « ménages » ? Dans ce cas comment mesure-t-on une telle chose ?

Cette phrase est toujours introductive. Elle est suivie du constat que la consommation, et par

voie de conséquence la croissance, est en baisse. Autrement dit cette phrase qui est devenue

75 Voir plus particulièrement La Lutte pour la reconnaissance, op. cit. et La Société du mépris, op. cit.

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d’usage courant chez les communicants, cette rhétorique qui passe la plupart du temps

inaperçue, pose comme synonymes « moral » et « consommation ». On peut même se

demander si elle n’agit pas comme phrase culpabilisatrice : « vous n’avez pas assez

consommé », ou mieux : « vous déprimez car vous n’avez pas assez consommé ». Faut-il y

voir une volonté perverse de la part des communicants ? Je ne crois pas, ou je n’ai pas les

moyens de le savoir ; mais l’expression de la propagation d’une croyance instituée, sans nul

doute. C’est sur la base d’étude de l’INSEE que « le morale des ménages » est évalué.

Notre critique ne porte pas tant sur le capitalisme comme système économique, et sur

ses effets matériels bien que l’on ne saurait les ignorer. Je ne suis en aucune mesure

compétent pour appréhender ce problème en tant que praticien freudien et chercheur en

psychopathologie et psychanalyse. Notre analyse ne peut que s’immiscer dans ce qui

constitue les points aveugles des autres disciplines. Les points aveugles d’autres disciplines

qui engagent l’ontogenèse humaine, l’inconscient, le pulsionnel, les vicissitudes de la

construction désirante, de la croyance, du sexuel et du narcissisme.

Que la croyance dominante en Occident soit passée de celle du salut dans un autre monde fait

d’une vie éternelle, à celle d’une possible réalisation, en ce monde, de la toute-puissance du

désir n’a fait que déplacer une promesse illusoire pour une autre ; d’un futur suspendu comme

récompense à un ici et maintenant à portée de main, à portée de bourse et d’objet.

Un pouvoir ne peut mieux s’instaurer qu’en générant une croyance massive. Chacune de ces

deux croyances massivement répandue et unificatrice, se fonde sur la promesse de recouvrer

la toute-puissance du désir. Nous avons tenté de montrer que l’illusion d’une toute-puissance

du désir est l’objet de la croyance par excellence.76 Il n’y a pas d’objet de croyance plus

opérant que celui qui promet la réalisation de tous les désirs. Tout rapport de séduction

perverse, dans la sphère privée comme dans l’Histoire, captive par une telle promesse.

Ce que peut révéler la psychanalyse c’est que si la toute-puissance du désir est un des

ressorts essentiels du néolibéralisme ce n’est pas en tant que « construction rationnelle » mais

en tant que penchant humain universel, et que l’adhésion, sans écart, à cette croyance peut

être des plus pathogènes.

Aujourd’hui ce rapport à la toute-puissance a pris des proportions considérables notamment

dans le lien qu’elle noue avec la virtualité. Lorsqu’un trader se croit tout-puissant il n’est

finalement plus très éloigné d’une perception réelle. Les clics qu’il effectue sur son

ordinateur, galvanisé par ce dispositif hyper-excitant, ne font pas circuler réellement, c’est-à-

76 Cf. infra, première partie, chapitre sur le narcissisme primaire.

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dire matériellement, des sommes colossales ; mais ces clics font effectivement circuler ces

sommes colossales qui ont des implications réelles sur une population absolument

considérable.

L’ivresse que provoque tout éprouvé de toute-puissance, rendu largement possible à qui tient

les manettes de dispositifs hypersophistiqués et surpuissants, est de l’ordre de la plus grande

des addictions qui ne peut que se perpétuer dans un cercle vicieux, dont ceux qui sont aux

commandes sont rarement les premiers touchés.

Reprocher à un trader d’être ivre de toute-puissance, comme à n’importe quel ”grand patron”

qui s’octroie un parachute dorée astronomique, équivaut à reprocher à un prêtre de jouer sur la

dette infinie et sur la culpabilité.

Comment pourrait-il en être autrement ?

N’y a-t-il pas un rapport structural entre néo, ultra ou hyper-libéralisme et toute-puissance ?

L’hyper-libéralisme est peut-être le dispositif de pouvoir le plus sophistiqué que l’humanité

n’ait jamais connu.

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Marie-José Mondzain nous apporte un regard précieux en démontrant qu’il n’y a pas

de « règne de l’image » mais qu’au contraire les images sont de plus en plus rares alors que

les visibilités ont connu, depuis plus d’un siècle, une inflation constante ; « pour la première

fois peut-être l’image court un grave danger et menace de disparaître sous l’empire des

visibilités. Il y a de moins en moins d’images. »77 Cela participe à la mise en souffrance des

regards et du narcissisme. L’imagerie publicitaire cible les consommateurs massivement dès

l’enfance et l’adolescence. Elle participe de cette infantilisation des sujets, de cette inflation

d’un narcissisme infantile, de cette destitution des citoyens, qui rendent les parents et les

éducateurs tout aussi inaptes à transmettre par la parole, à trouver les mots qui permettent la

construction d’un regard singulier. La construction du regard est solidaire du processus de

subjectivation et de la construction narcissique. Ces imageries, paradigmatiques de l’imagerie

dominante, participent de la déchéance de ce qui est au fondement du vivre ensemble : la

paideia, c’est-à-dire l’éducation qui permet de former un citoyen autonome et respectueux de

l’autre, à même d’avoir un regard et une pensée propres. « Vivre en commun n’est pas vivre

comme un. »78

Ainsi l’art - ou toute création poïétique - étant paradigmatique d’un contre-pouvoir à

ces imageries et à ce discours, il apparaît, lorsque nous avons à nous positionner sur un plan 77 Le commerce des regards, op. cit., p. 17. 78 L’image peut-elle tuer ?, op.cit., p. 41.

Page 48: Imagerie publicitaire et narcissisme primaire - une affaire de pouvoir sur les subjectivités

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pédagogique, particulièrement avec un public fragilisé - au narcissisme et au regard fragile -

comme tout à fait nécessaire de ne pas céder sur l’importance de travailler à l’accessibilité

sensible de la pensée et de l’artistique.

En ce sens je laisse la parole à l’un de ces artistes, Godard, qui n’est également pas le moindre

des penseurs :

« Car il y a la règle et il y a l'exception. Il y a la culture qui est la règle, et il y a l'exception,

qui est de l'art. Tous disent la règle, ordinateur, T-shirts, télévision, personne ne dit

l'exception, cela ne se dit pas. Cela s'écrit, Flaubert, Dostoïevski, cela se compose, Gershwin,

Mozart, cela se peint, Cézanne, Vermeer, cela s'enregistre, Antonioni, Vigo. Ou cela se vit, et

c'est alors l'art de vivre, Srebrenica, Mostar, Sarajevo. Il est de la règle de vouloir la mort de

l'exception, il sera donc de la règle de l'Europe de la culture d'organiser la mort de l'art de

vivre qui fleurit encore à nos pieds. »79

La Boétie nous a appris qu’il ne peut y avoir de pouvoir sans la construction d’une servitude

volontaire. Ce discours capitaliste produit donc une servitude volontaire moderne silencieuse

et feutrée qui revêt une forme particulière, car il s’avance masqué : il promet le pouvoir par

les objets, la jouissance constante, et ne livre que servitude et désir pauvre.

Pierre Clastres, dans son commentaire de La Boétie, écrit : « si je suis capable de m’étonner

que la servitude volontaire soit l’invariant commun à toutes les sociétés, la mienne mais aussi

celle dont m’informent les livres, c’est parce que j’imagine la possibilité logique d’une société

qui ignorerait la servitude volontaire. »80 Autrement dit c’est parce que La Boétie imagine

préalablement une utopie qu’il peut prendre un peu de hauteur sur le monde dans lequel il vit

et décrypter avec autant d’acuité les mécanismes de la servitude volontaire. C’est pourquoi je

voudrais conclure avec une fiction, purement utopique, afin, peut-être, de donner à sentir, par

cette prise de distance imaginaire et logique, le poids parfois écrasant de cette imagerie

publicitaire.

Imaginons une forme inversée où tous les espaces publicitaires seraient utilisés pour y inscrire

des pensées, des citations d’auteurs, qui n’auraient dès lors pas un discours convergent, et des

œuvres d’art – imaginons et demandons-nous alors quel pourrait être l’impact de ces espaces

de pensée, de ressenti, d’émotion sur le regard du citoyen, sur les processus de subjectivation,

et ainsi sur le politique ?

79 Ce texte est extrait d’un court métrage, Je vous salue Sarajevo (1993), que l’on peut visionner à cette adresse : http://www.dailymotion.com/video/x8vk3j_jean-luc-godard-je-vous-salue-saraj_shortfilms 80 Clastres P., « Liberté, Malencontre, Innommable » (1976), in Le Discours de la servitude volontaire, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1993, p. 248.